Dans le premier chapitre, nous avons vu que socialisme et libéralisme, sur le terrain de la gestion politique, avaient, en maints endroits, rapprochés leurs points de vue. Dès lors, on peut se demander, une fois encore, si la mission des chrétiens n’est pas, simplement, d’empêcher les libéraux d’être trop libéraux et les socialistes d’être trop socialistes en vertu des principes que nous étudierons de plus près dans les chapitres suivants.
Cette question se pose d’autant plus que les enseignements pontificaux sont très nuancés quant aux formes modernes et atténuées de socialisme et de libéralisme.
Maciej Zieba va plus loin et note que « la différence est de taille entre l’approbation, à quelques réserves près, du capitalisme par Léon XIII et Pie XI et leur réprobation du socialisme, alors qu’elle s’estompe chez Jean XXIII, et que la critique du socialisme par Paul VI s’avère plus modérée que son jugement sur le capitalisme. La situation change de nouveau avec les encycliques de Jean-Paul II qui démontrent que la mise en application du socialisme réel et du marxisme est nettement moins conforme à la doctrine sociale de l’Église que le capitalisme »[1]. Globalement donc, les papes, mis à part Paul VI, seraient plutôt favorables au capitalisme[2].
Hugues Portelli, de son côté, trouve que « l’Église a jugé avec une sévérité différente le socialisme et le communisme, trouvant des points communs croissants entre le premier - au fur et à mesure de son évolution - et le discours social catholique, tandis que la condamnation du communisme n’a pas varié depuis un siècle »[3].
Devant de tels jugements et si l’on en reste là, le chrétien se sentira conforté dans l’idée qu’en fait, à condition d’éviter les extrêmes, il peut souscrire indifféremment à l’un ou l’autre des deux courants ou à un « entre-deux » plus ou moins identifiable[4].
Nous avons parlé de doctrines économiques mais celles-ci s’inscrivent toujours dans des projets politiques. Elles subissent les adaptations réclamées par les conditions historiques et culturelles où elles doivent s’incarner et sont nécessairement enrobées, voire pétries de mesures politiques et culturelles. Ainsi donc la théorie économique nuancée transportée par un parti socialiste ou libéral pourrait être éventuellement acceptable pour un chrétien et, comme nous l’avons vu, le discours officiel de l’Église se fait nuancé (Paul VI) ou la plupart du temps muet devant des formes concrètes de socialisme modéré ou de libéralisme social. Un relatif silence ne peut pas automatiquement s’interpréter comme une approbation ou du moins une indifférence.
En effet, il ne faut pas oublier que l’Église parle pour l’univers entier et ne peut donc entrer dans le détail des formes multiples de socialismes ou de libéralismes répartis à travers le monde[5]. Dans ces conditions, il appartient aux différents épiscopats, en cohérence avec l’enseignement universel de l’Église, de prendre position si nécessaire.
S’il faut, comme l’Église nous y invite dans divers documents, distinguer le domaine de la théorie et celui de l’action (que nous étudierons spécialement dans la dernière partie de cet ouvrage) et ne pas confondre collaboration et engagement (étant bien entendu qu’aucun compromis ne peut être admis en ce qui concerne la religion et la morale[6]), il ne faut pas oublier non plus que les socialismes ou libéralismes acceptables sur le plan économique véhiculent en même temps un « réformisme moral »[7], une permissivité incompatible avec la vie chrétienne. En fait, comme l’écrit H. Portelli, « la participation à des partis socialistes (ou libéraux) ne pose (…) plus de problème global comme jadis, mais une difficulté non moins considérable, celle de la privatisation de la foi, y compris dans des domaines où l’Église dispose traditionnellement d’une autorité morale (…) ». Et l’auteur ajoute, en ne prenant plus en considération que les deux grands courants socialistes : « Face aux deux courants traditionnels du socialisme, la situation de l’Église est (…) aujourd’hui profondément différente : le marxisme, lorsqu’il n’est pas l’idéologie officielle d’un régime totalitaire, peut devenir l’élément moteur de syncrétismes idéologico-religieux qui peuvent s’avérer contradictoires avec la doctrine chrétienne, tandis que le socialisme démocratique, tout en ouvrant largement ses portes aux chrétiens, les contraint à une privatisation de la foi qui la coupe de ses prolongements culturels et sociaux traditionnels, réduisant à terme toute possibilité d’intervention autonome de l’Église catholique en tant que telle. Dans les deux cas, c’est le problème de l’autonomie de la doctrine catholique, de son discours social, qui est posé, et au-delà, celui de son identité spécifique, sur le plan non seulement religieux mais aussi culturel »[8].
Cette dernière phrase est capitale et introduit le chapitre suivant.
L’engagement chrétien, à proprement parler, a ses propres repères. Ainsi, Paul VI, après avoir décrit les idéologies marxiste et libérale dans leur version contemporaine, précise que « dans cette approche renouvelée des diverses idéologies, le chrétien puisera aux sources de sa foi et dans l’enseignement de l’Église les principes et les critères opportuns pour éviter de se laisser séduire, puis enfermer, dans un système dont les limites et le totalitarisme risquent de lui apparaître trop tard s’il ne les perçoit pas dans leurs racines. Dépassant tout système, sans pour autant omettre l’engagement concret au service de ses frères, il affirmera, au sein même de ses options, la spécificité de l’apport chrétien pour une transformation de la société »[9]. La vision chrétienne dépasse donc tout système, libéral ou socialiste. Mais en quoi très exactement est-elle au-delà de tout système. En d’autres termes, en quoi consiste son originalité irréductible ?
L’enseignement social de l’Église peut-il, comme l’affirmait Paul VI, « assumer, dans la continuité de ses préoccupations permanentes, l’innovation hardie et créatrice que requiert la situation présente du monde »[10] ?
En tout cas, Jean-Paul II, quelques années plus tard, affirmait qu’il faut avoir le courage d’aller dans une direction que personne n’a prise jusqu’à présent. (…) Nos temps exigent de nous que nous ne nous renfermions pas dans les frontières rigides des systèmes » et le Saint Père ajoutait immédiatement la direction à suivre en demandant « que nous recherchions tout ce qui est nécessaire au bien de l’homme »[11]. Formule apparemment banale mais qui, comprise dans toute sa richesse et sa complexité, nous situe au-delà de tout système et réorganise de manière originale et cohérente, entre autres, certains moyens économiques dispersés dans les idéologies soumises à une vision partielle et souvent matérialiste de l’homme[12].