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On a coutume d’opposer libéralisme et socialisme. Le socialisme s’est effectivement présenté au XIXe siècle comme une réponse aux désordres introduits par le système libéral dans la vie économique et sociale. De son côté, le libéralisme est apparu, au XXe siècle comme la voie de salut pour les sociétés qui croupissaient sous le joug totalitaire du communisme.
C’est vrai mais à y regarder de plus près, on découvre une parenté entre ces deux conceptions. Parenté qui n’a pas échappé aux Souverains Pontifes.
A la racine de ces deux idéologies, Paul VI perçoit un dynamisme économique qui « prétendant se constituer comme centre d’intégration des personnes et de la société, devient en réalité une force aveugle qui divise l’homme et divise la société en classes ennemies. Ce n’est certes pas en radicalisant ce double matérialisme pratique au moyen d’une théorie matérialiste de l’histoire, même ouverte à une évolution dialectique, qu’il est possible de libérer tant d’énergies admirables pour le progrès de l’humanité, tant d’efforts pour la justice, parce que le matérialisme en détourne les intentions généreuses et finalement en stérilise l’efficacité. Donc, ce dont nous avons besoin, c’est de changer et de repartir résolument, de subordonner et de coordonner le développement économique aux exigences de l’authentique progrès de l’homme et de la solidarité sociale (…) »[2].
Développant cette idée, Jean-Paul II dénonce ce qu’il appelle l’« erreur de l’ »économisme » (…) qui consiste à considérer le travail humain exclusivement sous le rapport de sa finalité économique. On peut et on doit appeler cette erreur fondamentale de la pensée l’erreur du matérialisme en ce sens que l’ »économisme » comporte, directement ou indirectement, la conviction du primat et de la supériorité de ce qui est matériel, tandis qu’il place, directement ou indirectement, ce qui est spirituel et personnel (l’agir de l’homme, les valeurs morales et similaires) dans une position subordonnée à la réalité matérielle. Cela ne constitue pas encore le matérialisme théorique au sens plénier du mot ; mais c’est déjà certainement un matérialisme pratique qui, moins en vertu des prémisses dérivant de la théorie matérialiste qu’en raison d’un mode déterminé de porter des jugements de valeur - et donc en vertu d’une certaine hiérarchie des biens, fondée sur l’attraction forte et immédiate de ce qui est matériel -, est jugé capable de satisfaire les besoins de l’homme.
L’erreur de penser selon les catégories de l’ »économisme » est allée de pair avec l’apparition de la philosophie matérialiste et avec le développement de cette philosophie depuis sa phase la plus élémentaire et la plus commune (encore appelée matérialisme vulgaire parce qu’il prétend réduire la réalité spirituelle à un phénomène superflu) jusqu’à celle que l’on nomme matérialisme dialectique ». Il semble que « l’ »économisme ait eu une importance décisive et ait influé sur cette manière non humaniste de poser le problème (des relations entre travail et capital), avant le système philosophique matérialiste. (…) Même dans le matérialisme dialectique, l’homme (…) reste traité et compris en dépendance de ce qui est matériel, comme une sorte de « résultante » des rapports économiques et des rapports de production qui prédominent à une époque donnée »[3].
Ce texte est très intéressant car il conceptualise la description historique esquissée dans le premier chapitre : la conjugaison d’une pratique économique et sociale qui s’installe surtout au XIXe siècle par l’industrialisation et les théories philosophiques et économiques qui s’élaborent dès le XVIIIe siècle. Rappelons-nous l’éloge du matérialisme pratique ou « vulgaire » par Voltaire, le succès des « économistes », l’élaboration du matérialisme théorique avec Diderot[4], par exemple, avant celle du matérialisme dialectique de Marx.
Matérialisme, économisme, productivisme sont des caractères communs au communisme comme au capitalisme libéral.
Au XXe siècle, l’Union soviétique a inventé le stakhanovisme pour stimuler la productivité par l’émulation mais aussi par la menace. Le stakhanovisme provient du nom d’un mineur « de choc », Alekseï Stakhanov qui, dans la nuit du 30 au 31 août 1935, aurait extrait 102 tonnes de charbon en six heures, soit environ quatorze fois le quota demandé à chaque mineur. Ce record avait été décidé par le gouvernement soviétique sous Joseph Staline pour servir de modèle aux autres salariés, afin qu’ils travaillent plus et si possible qu’ils dépassent les cadences et les quotas de travail imposés. Le stakhanovisme s’inscrit dans une politique tentant d’accroître la productivité par un contrôle plus sévère des travailleurs. En 1932, le pouvoir instaure successivement la peine de mort pour vol de la propriété collective, le licenciement immédiat en cas d’absence et in fine le passeport intérieur. Le régime lie la productivité des ouvriers à leur paie et leur alimentation. C’est dans ce contexte que les Soviétiques publient les exploits du mineur Stakhanov. Ces exploits reposaient en réalité sur le travail de préparation d’une équipe de soutien.[5]
Aux USA, on a parlé de fordisme, du nom d’Henry Ford. Le but est d’accroître la productivité et la production de l’entreprise grâce à plusieurs principes. Le travail est divisé verticalement et horizontalement : verticalement par une séparation entre la conception et la réalisation, horizontalement par la parcellisation des tâches sur des lignes de montage qui consacrent le travail à la chaîne. En même temps, la standardisation permet de produire en grandes séries des pièces interchangeables. En ce qui concerne le salaire, au lieu des 2 ou 3 dollars que les ouvriers touchaient par jour, ils vont en recevoir 5. L’objectif est de stimuler la demande de biens et donc d’augmenter la consommation. Mais cette augmentation des salaires vise aussi et surtout à lutter contre la démission des ouvriers de plus en plus fréquente avec l’apparition du travail à la chaîne, qui rendait les conditions de vie des ouvriers encore plus difficiles qu’auparavant. Enfin, mieux payés, les ouvriers seraient, dans l’esprit des concepteurs, « exempts de préoccupation étrangère au travail, et donc plus industrieux, par conséquent, plus productifs »[6].
Comme on le voit, l’objectif est ici aussi d’améliorer la production et la productivité. Même l’augmentation de salaire est consentie dans ce but.
d’un côté comme de l’autre, la personne au travail n’est pas la prmière préoccupation.
Jean-Paul II va plus loin encore et définit la cause de cet « économisme » en ces termes : « Si l’économie devient un absolu, si la production et la consommation des marchandises finissent par occuper le centre de la vie sociale et deviennent la seule valeur de la société, soumise à aucune autre, il faut en chercher la cause non seulement et non tant dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s’est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services »[7].
On en revient donc au relativisme et à l’athéisme considérés depuis les derniers papes du XVIIIe siècle comme les maux fondamentaux du monde moderne.
Nous sommes, avec le libéralisme, comme avec le socialisme, mis en présence d’une anthropologie tout à fait incomplète qui conduit à deux conceptions mutilantes : « Les deux systèmes portent atteinte à la dignité de la personne humaine, étant donné que l’un présuppose le primat du capital, de son pouvoir et de son utilisation discriminatoire en fonction du gain ; et que l’autre, bien qu’il soutienne idéologiquement un certain humanisme, vise plutôt l’homme collectif et se traduit en pratique par une conception totalitaire du pouvoir de l’État »[8]
La filiation entre libéralisme et socialisme n’est pas une accusation catholique mais une réalité constatée par de nombreux auteurs d’orientations diverses. Marx, en tête du Manifeste du parti communiste[9], affirme que « la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire ». Marx décrit longuement les transformations économiques, sociales, politiques engendrées par la bourgeoisie : création de richesses extraordinaires[10] par le renouvellement constant des instruments de production, par la mondialisation du commerce[11] ; bouleversement des rapports sociaux, destruction de « toutes les relations féodales, patriarcales, idylliques »[12] et augmentation de la population des villes ; centralisation des moyens de production, concentration de la propriété, centralisation politique. Mais toute cette puissance devient incontrôlable et le régime bourgeois connaît régulièrement des crises de plus en plus puissantes. La bourgeoisie crée ainsi non seulement « les armes qui la tueront » mais aussi « les hommes qui les manieront : les ouvriers modernes, les prolétaires »[13].
L’arme essentielle fournie par le capitalisme est la concentration car elle facilite le passage au collectivisme : « Supprimer les classes, explique Lénine, ce n’est pas seulement chasser les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, ce qui nous a été relativement facile, c’est aussi supprimer les petits producteurs de marchandises ; or, ceux-ci, on ne peut pas les chasser, on ne peut pas les écraser, il faut faire bon ménage avec eux. On peut (et on doit) les transformer, les rééduquer (…). Il est mille fois plus facile de vaincre la grande bourgeoisie centralisée que de « vaincre » les millions de petits patrons »[14].
De plus, le régime capitaliste engendre la force révolutionnaire qui le transformera en régime communiste. Lénine l’a bien compris quand il évoque la pensée des fondateurs : « Presque tous les socialistes d’alors et en général les amis de la classe ouvrière ne voyaient dans le prolétariat qu’une plaie ; ils voyaient avec effroi cette plaie s’agrandir à mesure que se développait l’industrie. Aussi cherchaient-ils tous les moyens d’arrêter le développement de l’industrie et du prolétariat. Marx et Engels mettaient, au contraire, tout leur espoir dans la croissance continue de ce dernier. Plus il y a de prolétaires, plus grande est leur force en tant que classe révolutionnaire, plus le socialisme est proche et possible »[15].
C’est cette analyse de la concentration capitaliste et du prolétariat qui permettra à Lénine encore d’affirmer que « le communisme procède du capitalisme, se développe historiquement du capitalisme, est le résultat de l’action d’une force engendrée par le capitalisme »[16]. Il écrira encore que « l’idée de chercher le salut de la classe ouvrière ailleurs que dans le développement du capitalisme est réactionnaire. Dans des pays tels que la Russie, la classe ouvrière souffre moins du capitalisme que de l’insuffisance du développement du capitalisme. (…) La révolution bourgeoise est absolument indispensable au prolétariat. Plus elle sera complète, décisive et conséquente, et plus le succès du prolétariat dans sa lutte pour le socialisme, contre la bourgeoisie, sera assuré »[17].
Les socialistes réformistes reprennent parfois presque telles quelles ces vieilles affirmations. « Le socialisme, a écrit jadis Jacques Attali, n’a aucun intérêt à ce que le capitalisme soit freiné ou bloqué. Il est le point d’aboutissement du capitalisme et non pas une façon de freiner son évolution »[18]. A la même époque, une revue socialiste expliquait, dans le même esprit, qu’un « aspect de l’évolution du capitalisme est la concentration des entreprises, et donc des travailleurs, dans tous les secteurs de l’économie. Elle permet le développement de la réflexion et de l’action collective. Elle fait sentir aux salariés que leur union est l’élément important de leurs victoires lors des luttes sociales »[19].
Cette proximité du libéralisme et du marxisme explique aussi sans doute pourquoi « parmi les économistes néo-libéraux (…) un bon nombre sont souvent d’anciens « socialistes » ou même d’anciens marxistes bon teint, convertis à l’économie de marché et au capitalisme par la seule pratique de la réflexion scientifique. (…) C’est aussi le cas du philosophe de Harvard, Robert Nozick, que l’utilisation du raisonnement économique a conduit à écrire un best-seller libertarien, Anarchy, State and Utopia, alors qu’au point de départ, ce livre se voulait une réflexion socialiste sur l’État »[20]. A ce propos, il faut rappeler que marxistes et libertariens partagent le même rêve de société sans État. Marx voyait surgir « à la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes, (…) une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »[21]. Dans son livre au titre significatif Le socialisme contre l’État, Emile Vandervelde précise que, dans la perspective marxiste, l’État en tant qu’organe d’autorité verra ses fonctions réduites au minimum mais non en tant qu’organe de gestion car il continuera « à être le représentant des intérêt généraux de la communauté » dans le cadre de la socialisation des moyens de production[22]. Car, pour Marx, le collectivisme est la voie royale menant au dépérissement de l’État. « Bien au contraire, pour certains libertariens, le dépérissement de l’État, et avec lui la fin de l’exploitation et le début de la liberté ainsi que d’une prospérité économique inouïe, impliquent l’avènement d’une société de pure propriété privée sans autre régulation que celle du droit privé »[23]. Un même rêve par des voies différentes mais d’autres libertariens vont plus loin encore, comme Walter Block, qui rejette « totalement et catégoriquement l’idée que les droits de propriété impliquent logiquement un système capitaliste. Au contraire, dit-il, nous affirmons que la pensée libertarienne est tout à fait compatible avec le socialisme, comme elle l’est avec le capitalisme. (…) Les adversaires principaux en présence ne sont (…) pas socialisme vs capitalisme, mais plutôt socialisme volontaire allié au capitalisme volontaire d’un côté, dressés contre les forces maléfiques réunies du socialisme et du capitalisme coercitifs, d’un autre côté »[24].
S’étonner de cette parenté serait oublier ce que Marx doit à Ricardo. Celui-ci a ouvert la voie à Marx en réduisant la valeur d’échange d’une marchandise à la quantité de travail qu’elle nécessite[25] et en prônant la suppression de la propriété si elle est source d’injustices[26]. Les historiens des doctrines économiques ont maintes fois souligné la filiation : « Le système économique de Marx (…) relève au fond de la même méthode et aboutit à peu près aux mêmes conclusions que celui de Ricardo (…). Marx est le plus grand théoricien du régime capitaliste, dont il a inventé la notion, analysé les rouages, prédit la fin tragique, mais il n’a décrit aucune société socialiste »[27]. Marx lui-même reconnaît sa dette puisque dans sa propre Histoire des doctrines économiques [28], il consacre trois volumes sur huit à Ricardo.
Tout ceci doit nous faire réfléchir. Si la condamnation du communisme, à travers différentes critiques selon les époques, reste constante et sans concession, le traitement plus nuancé du capitalisme ne peut nous amener à considérer le système économique libéral comme le seul système possible étant donné les dérives que nous avons relevées et la possibilité toujours présente d’une marxisation.
Mais la question maintenant est de savoir si la vérité- la vérité chrétienne en particulier- n’est pas dans un juste milieu ?