[1]
A l’époque où le libéralisme s’empare de la vie économique, c’est le « communisme » qui va être la cible privilégiée de l’Église. De plus, très longtemps, celle-ci ne fera aucune distinction entre communisme et socialisme réformiste, pas plus qu’entre les différents courants[2], peut-être parce que leurs caractères distinctifs ne sont pas encore nettement affirmés ou encore parce que « ces mouvements ne constituaient pas encore, pour l’Église, une menace spécifique imminente ni bien distincte de l’ensemble des forces qui lui étaient adverses »[3].
En tout cas, dès 1846, Pie IX dénonce « le plus terrible ennemi du genre humain », cette « doctrine exécrable, destructive même du droit naturel, qu’on appelle communisme, laquelle, une fois admise, ferait bientôt disparaître entièrement les droits, les gouvernements, les propriétés et jusqu’à la société humaine » ; doctrine dont le but est de « fouler au pied les droits de la puissance sacrée et de l’autorité civile »[4] et qui dénature la famille[5].
Plus amplement, Léon XIII, dans sa critique du « socialisme », épinglera le rationalisme[6] qui sépare l’économie de la morale et de la religion, le souci prioritaire voire exclusif du bien-être terrestre, l’égalitarisme « contraire à la nature », le collectivisme qui dénature les fonctions de l’État et la lutte des classes qui trouble la tranquillité publique en opposant des classes complémentaires[7]. Toute la première partie de Rerum novarum est ainsi consacrée à l’examen de la « solution socialiste » aux malheurs économiques et sociaux du temps. Comme quoi il semble que ce soit le socialisme qui ait contribué à éveiller l’attention de l’Église à ces questions.
Quarante ans plus tard, la perspective se renverse, Pie XI actualise l’enseignement de Léon XIII avant d’aborder la question du socialisme.
Pie XI est le premier[8] à introduire une distinction entre le socialisme révolutionnaire et le socialisme réformiste. La révolution d’octobre 1917 a divisé les « socialistes » et permet au Saint Père de nuancer son analyse. Nous reviendrons plus loin sur la description du socialisme réformiste et sur l’appréciation que porte sur lui Pie XI. Nous continuerons ici à nous intéresser seulement au communisme maintenant clairement identifié.
Les reproches qui lui sont adressés ne sont pas nouveaux : lutte des classes, collectivisme, hostilité à l’Église et à la religion, méthodes brutales.
En 1937, Pie XI consacre toute une encyclique au communisme le présentant comme une entreprise diabolique[9]. A partir de 1930, en effet, le Pape est témoin de l’expansion du communisme, en Russie, en Espagne[10] et au Mexique[11], et de sa politique de « la main tendue », en France notamment. Le communisme séduit parce qu’il prétend « supprimer les abus réels provoqués provoqués par l’économie libérale », profite de l’abandon religieux et moral où l’économie libérale a laissés les masses ouvrières, se répand grâce à une « propagande vraiment diabolique » et à la « conjuration du silence dans une grande partie de la presse mondiale non catholique »[12].
Dans cette encyclique[13], Pie XI va s’attarder au caractère athée du communisme et analyser le marxisme dans ses racines philosophiques : son matérialisme historique et dialectique. Il s’ensuit : la négation de la liberté et de la dignité de l’homme subordonné à la collectivité, la destruction du lien sacré du mariage et de la famille puisque l’éducation est confiée à la collectivité. Sur le plan social, la priorité est donnée au système économique : tous les citoyens sont astreints au travail collectif pour une production sans cesse croissante et la morale comme le droit sont des émanation du système économique. Quant à l’État s’il est actuellement le moyen principal de l’établissement de la nouvelle société, il finira par disparaître. Le jugement de Pie XI est sans appel : c’est un amoncellement d’ »erreurs et de sophismes », « un système scientifiquement dépassé depuis longtemps et réfuté par la pratique ».
Pie XI dénonce aussi son aspect « mystique », sa « fausse rédemption », « son pseudo-idéal de justice et d’égalité dans le travail » qui séduisent tant de déshérités à l’aide d’une propagande « diabolique ». Pour séduire les chrétiens, il les invite « à collaborer sur le terrain dit « humanitaire et charitable », faisant même parfois des propositions tout à fait conformes à l’esprit chrétien et à la doctrine de l’Église ». Or, « le communisme est, de par sa nature même, anti-religieux et considère la religion comme l’opium du peuple, parce que les principes religieux de la vie d’outre-tombe empêchent le prolétariat de tendre à l’obtention du paradis soviétique qui est de cette terre ». En fait, « le communisme est intrinsèquement pervers et l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui (…) ». Pie XI évoque la pratique du terrorisme et de l’élimination « des anciens alliés et compagnons de lutte ». Le communisme est donc pervers dans sa doctrine comme dans sa praxis.
Dans de nombreux textes, Pie XII rappellera brièvement les condamnations prononcées par ses prédécesseurs et celles de Pie XI en particulier mais sans toujours nommer l’idéologie visée. En effet, l’objectif de Pie XII sera surtout d’indiquer les voies de reconstruction d’un ordre social pacifique et humain. d’autre part, certaines tares imputables au communisme le sont aussi au fascisme et au nazisme[14] ; enfin, certaines allusions indirectes s’expliquent par le fait des coalitions anti-fascistes qui se sont formées au cours de la guerre et qui ont mobilisé en maints endroits socialistes et communistes aux côtés des chrétiens[15].
Il n’empêche, Pie XII aura eu l’occasion de déclarer que « toujours guidée par des motifs religieux, l’Église a condamné les divers systèmes du socialisme marxiste et les condamne encore aujourd’hui, conformément à son devoir et à son droit permanent de mettre les hommes à l’abri de courants et d’influences qui mettent en péril leur salut éternel ». Il faut empêcher, ajoutera-t-il, « que l’ouvrier (…)soit condamné à une dépendance et à une servitude économique, inconciliable avec ses droits de personne humaine.
Que cette servitude dérive de l’omnipotence du capital privé ou du pouvoir de l’État, l’effet est le même »[16] .
Il demandera aux travailleurs d’Italie « de ne pas se laisser illusionner par le mirage de théories spécieuses et folles, des visions de bien-être futur et par les séductions trompeuses et les incitations de faux maîtres de prospérité sociale qui appellent bien ce qui est mal et mal ce qui est bien, qui, se vantant d’être les amis du peuple, n’acceptent pas entre le capital et le travail, entre les patrons et les ouvriers, ces ententes mutuelles qui maintiennent et favorisent la concorde sociale pour le progrès et l’utilité commune. (…)
La révolution sociale se vante de hisser au pouvoir la classe ouvrière: parole vaine, pur mirage d’une impossible réalité ! Vous voyez bien, du reste, que le peuple ouvrier demeure lié, asservi, rivé à la force du capitalisme d’État, qui opprime et assujettit tout le monde, la famille aussi bien que les consciences, et transforme les ouvriers en une gigantesque machine de travail »[17].
Plus tard, Pie XII se demandera si certains ne voudront pas « maintenir l’économie de guerre suivant laquelle en certains pays les pouvoirs publics concentrent dans leurs mains tous les moyens de production et, armés du fouet d’une rigoureuse discipline, se chargent de pourvoir à tous et en tout ? Ou bien encore préférera-t-on se courber sous la dictature d’un groupe politique qui, en tant que classe prépondérante, disposera des moyens de production, donc aussi du pain et, en fin de compte, de la volonté de travail des individus ? »[18]
La même année, il fustigera « l’absolutisme d’État (qui) consiste en effet dans le principe erroné que l’autorité de l’État est illimitée, et qu’en face d’elle, même quand elle donne libre cours à ses vues despotiques en dépassant les frontières du bien et du mal, on n’admet aucun appel à une loi supérieure qui oblige moralement »[19].
Il recommandera aussi aux travailleurs de faire prévaloir « l’amour et la charité sur la haine de classe »[20].
Après la guerre, va se poser le problème de la poursuite des coalitions ou des collaborations entre chrétiens et communistes.
Inquiet des poussées communistes à Rome même, Pie XII va dénoncer « les messagers d’une conception du monde et de la société humaine fondée sur l’incrédulité et la violence » et mobiliser les chrétiens dans un langage musclé:
« Aux jours de lutte, votre place est au premier rang, au front de combat. Les timides et les embusqués sont bien près de devenir des déserteurs et des traîtres.
Déserteur serait quiconque voudrait prêter sa collaboration matérielle, ses services, ses ressources, son aide, son vote à des partis et à des pouvoirs qui nient Dieu, qui substituent la force au droit, la menace et la terreur à la liberté, qui font du mensonge, de l’opposition, du soulèvement des masses, autant d’armes de leur politique qui rendent impossible la paix intérieure et extérieure »[21].
Bientôt, le Saint-Office[22] reviendra sur le problème en répondant à 4 questions précises:
« 1. Est-il permis de s’inscrire comme membre à un parti communiste[23] ou de le favoriser en quelque manière ?
2. Est-il permis de publier, répandre ou de lire, revues, journaux ou feuilles volantes qui soutiennent la doctrine ou l’action des communistes, ou d’y écrire ?
3. Peut-on admettre aux Sacrements les fidèles qui, sciemment et librement, posent les actes envisagés dont parlent les numéros 1 et 2 ?
4. Les fidèles qui professent la doctrine matérialiste et antichrétienne des communistes et surtout ceux qui la défendent ou la propagent encourent-ils de plein droit, comme apostats de la foi catholique, l’excommunication spécialement réservée au Saint-Siège ? »
Aux trois premières questions, la réponse sera : non ; à la quatrième, la réponse sera affirmative. Décisions approuvées par le Pape.
Ainsi est tracée clairement « une ligne de séparation obligatoire a été tirée entre la foi catholique et le communisme athée, (…) pour élever une digue et sauver, non seulement la classe ouvrière, mais la collectivité entière, du marxisme, qui renie Dieu et le respect dû à son Nom.
Cette décision n’a rien à voir avec l’opposition entre pauvres et riches, entre capitalisme et prolétariat, entre possédant et dépourvu. Il s’agit seulement du salut, du culte de Dieu et de la foi chrétienne, pour préserver le libre épanouissement, et par conséquent, pour assurer le bonheur, la dignité, le droit et la liberté du travailleur. Celui qui a vécu l’histoire récente, et se refuse à comprendre cette vérité, est certainement aveugle »[24].
Régulièrement, Pie XII reviendra sur ces mises en garde, dénonçant athéisme[25], mensonge[26], destruction du droit naturel[27], laïcisme[28], violence[29] et, bien sûr, toute coexistence[30].
Sans préciser les idéologies, les lieux et les personnes, Jean XXIII, dès son élection, va dénoncer les persécutions et « la gravité de la situation athée et matérialiste à laquelle certains pays ont été et sont encore assujettis (…), l’esclavage des individus et des masses, l’esclavage de la pensée et celui de l’action »[31].
La tendance du nouveau pape sera, comme Pie XII, de mettre d’abord en évidence les principe suivant lesquels, on pourrait construire la paix à l’intérieur des nations et entre elles[32].
Il n’empêche, le Saint-Office, confirmera, en avril 1959, le décret de juillet 1949, en déclarant qu’il est illicite pour les catholiques « de donner leurs suffrages à ces partis ou à ces candidats qui, bien que ne professant pas de principes contraires à la doctrine ou même s’attribuant le nom de chrétiens, s’unissent cependant de fait aux communistes et les favorisent par leur action »[33].
Dans la première partie de l’encyclique Mater et Magistra[34] rappelle l’enseignement de Pie XI, notamment à propos du communisme et du socialisme modéré[35]. Puis, dans la quatrième partie, il évoquera, sans les nommer, les idéologies qui « ont été de nos jours élaborées et diffusées ; quelques-unes se sont déjà dissoutes, comme brume au soleil ; d’autres ont subi et subissent des retouches substantielles ; d’autres enfin ont perdu beaucoup et perdent chaque jour davantage leur attirance sur les esprits. La raison en est que ces idéologies ne considèrent de l’homme que certains aspects, et, souvent, les moins profonds. De plus, elles ne tiennent pas compte des inévitables imperfections de l’homme, comme la maladie et la souffrance, imperfections que les systèmes sociaux et économiques même les plus poussés ne réussissent pas à éliminer. Il y a enfin l’exigence spirituelle, profonde et insatiable, qui s’exprime partout et toujours, même quand elle est écrasée avec violence ou habilement étouffée.
L’erreur la plus radicale de l’époque moderne est bien celle de juger l’exigence religieuse de l’esprit humain comme une expression du sentiment ou de l’imagination, ou bien comme un produit de contingences historiques, qu’il faut éliminer comme un élément anachronique et un obstacle au progrès humain (…).
Quel que soit donc le progrès technique et économique, il n’y a donc dans le monde ni justice ni paix tant que les hommes ne retrouveront pas le sens de leur dignité de créatures et de fils de Dieu, première et dernière raison d’être de toute la création. L’homme séparé de Dieu devient inhumain envers lui-même et envers les autres, car des rapports bien ordonnés entre les hommes supposent des rapports bien ordonnés de la conscience personnelle avec Dieu, source de vérité, de justice et d’amour.
Il est vrai que la persécution qui, depuis des dizaines d’années, sévit sur de nombreux pays, même d’antique civilisation chrétienne (…) met toujours mieux en évidence la digne supériorité des persécutés et la barbarie raffinée des persécuteurs ; ce qui ne donne peut-être pas encore des fruits visibles de repentir, mais induit beaucoup d’hommes à réfléchir.
Il n’en reste pas moins que l’aspect plus sinistrement typique de l’époque moderne se trouve dans la tentative absurde de vouloir bâtir un ordre temporel solide et fécond en dehors de Dieu, unique fondement sur lequel il puisse subsister, et de vouloir proclamer la grandeur de l’homme en le coupant de la source dont cette grandeur jaillit et où elle s’alimente ; en réprimant, et si possible en éteignant ses aspirations vers Dieu. Mais l’expérience de tous les jours continue à attester, au milieu des désillusions les plus amères, et souvent en langage de sang, ce qu’affirme le Livre inspiré : « Si ce n’est pas Dieu qui bâtit la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent » (Ps CXXVI, 1) »[36].
On le voit, comme Pie XI, comme Pie XII, Jean XXIII dénonce la racine du mal que véhiculent les « idéologies » parmi lesquelles évidemment le communisme, c’est l’athéisme.
qu’en est-il de la collaboration avec les « autres » ? Le Pape répond: « Les catholiques qui s’adonnent à des activités économiques et sociales se trouvent fréquemment en rapport avec des hommes qui n’ont pas la même conception de la vie. Que dans ces rapports Nos fils soient vigilants pour rester cohérents avec eux-mêmes, pour n’admettre aucun compromis en matière de religion et de morale ; mais qu’en même temps ils soient animés d’esprit de compréhension, désintéressés, disposés à collaborer loyalement en des matières qui, en soi, sont bonnes ou dont on peut tirer le bien »[37].
Pour Don Miano, cette prise de position , à la lumière des textes précédemment cités, exclut la collaboration avec les communistes, avec les socialistes, « dans la mesure où ceux-ci restent liés aux communistes et collaborent avec eux » mais non avec des partis sociaux démocrates.[38]
Dans Pacem in terris, Jean XXIII rappelle ce qu’il a dit de la collaboration avec d’ »autres » dans Mater et Magistra[39] puis ajoute, à la distinction classique qu’il faut faire entre l’erreur et les errants[40], une autre distinction entre les théories philosophiques et les mouvements historiques:
« ...on ne peut identifier des théories philosophiques sur la nature, l’origine et la finalité du monde et de l’homme, avec des mouvements historiques fondés dans un but économique, social, culturel ou politique, même si ces derniers ont dû leur origine et puisent encore leur inspiration dans ces théories. Une doctrine une fois fixée et formulée, ne change plus, tandis que des mouvements ayant pour objet les conditions concrètes et changeantes de la vie ne peuvent pas ne pas être largement influencées par cette évolution. Du reste, dans la mesure où ces mouvements sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine, qui refuserait d’y reconnaître des éléments positifs et dignes d’approbation ?
Il peut arriver, par conséquent, que certaines rencontres au plan des réalisations pratiques qui jusqu’ici avaient paru inopportunes ou stériles, puissent maintenant présenter des avantages réels ou en promettre pour l’avenir »[41].
On sait que ces textes ont été utilisés pour justifier le ralliement de nombreux catholiques aux partis communistes et socialistes. Or, quand on lit attentivement ces passages, il est clair qu’il ne s’agit que de collaboration dans le cadre sans cesse rappelé de la morale naturelle, des « sains principes de la raison », des « justes aspirations de la personne humaine » et, plus largement, de la doctrine sociale de l’Église dont l’exposé occupe la majeure place des deux encycliques.
Vu tout ce qui précède, le lecteur ne sera pas étonné de ne trouver nulle part, dans les textes du Concile Vatican II, de référence nominative au marxisme ou au communisme. L’essentiel est de présenter les richesses du message chrétien. Toutefois, dans l’analyse générale du phénomène de l’athéisme, on peut lire : « Parmi les formes de l’athéisme contemporain, on ne doit pas passer sous silence celle qui attend la libération de l’homme surtout de sa libération économique et sociale. A cette libération s’opposerait, par sa nature même, la religion, dans la mesure où, érigeant l’espérance de l’homme sur le mirage d’une vie future, elle le détournerait d’édifier la cité terrestre. C’est pourquoi les tenants d’une telle doctrine, là où ils deviennent les maîtres du pouvoir, attaquent la religion avec violence, utilisant pour la diffusion de l’athéisme, surtout en ce qui regarde l’éducation de la jeunesse, tous les moyens de pression, dont le pouvoir public dispose »[42].
Il est clair que la condamnation du communisme subsiste et subsistera. Paul VI demandera qu’on ne croie pas que la « sollicitude pastorale que l’Église aujourd’hui inscrit à la tête de son programme, qui absorbe son attention et réclame ses soins, signifie un changement d’attitude à l’égard des erreurs répandues dans notre société et déjà condamnées par l’Église, le marxisme athée par exemple ; chercher à appliquer des remèdes salutaires et urgents à une maladie contagieuse et mortelle ne signifie pas changer d’avis à son sujet, mais bien chercher à le combattre, non seulement en théorie mais en pratique. C’est, après le diagnostic, appliquer le remède, c’est-à-dire, après la condamnation doctrinale, appliquer la charité qui sauve »[43].
Comme Pie XII et Jean XXIII, comme le concile Vatican II, Paul VI s’attache à guérir plutôt qu’à dénoncer le mal qui reste néanmoins bien identifié.
Ainsi, dans Ecclesiam Suam[44] qui développe « les voies par lesquelles l’Église catholique doit exercer sa mission à l’heure présente » et en particulier l’art du « dialogue », Paul VI met en garde contre le naturalisme[45], le relativisme et surtout « les systèmes de pensée négateurs de Dieu et persécuteurs de l’Église, systèmes souvent identifiés à des régimes économiques, sociaux et politiques, et, parmi eux, tout spécialement le communisme athée »[46].
Plus précisément encore, Paul VI rappellera que « L’Église n’a pas adhéré et ne peut adhérer aux mouvements sociaux idéologiques et politiques qui, tirant leur origine et leur force du marxisme, en ont conservé les principes et les méthodes négatives, en raison de la conception incomplète, et donc fausse, que le marxisme radical se fait de l’homme, de l’histoire et du monde. L’athéisme qu’il professe et promet n’est pas en faveur de la conception scientifique du cosmos et de la civilisation, mais c’est un aveuglement qui finira par entraîner pour l’homme et la société les conséquences les plus graves. Le matérialisme qui en découle expose l’homme à des expériences et à des tentations extrêmement nocives ; il étouffe sa spiritualité authentique et son espérance transcendante. La lutte des classes, érigée en système, porte atteinte et fait obstacle à la paix sociale. Elle débouche fatalement sur la violence et l’oppression, puis elle tend à abolir la liberté. Elle conduit ensuite à l’instauration d’un système lourdement autoritaire et à tendance totalitaire »[47].
Vu le succès du marxisme à travers le monde, l’Église demandera que les candidats au sacerdoce reçoivent la plus large information sur le marxisme, ses fondateurs, son évolution, ses dérivés et ses prolongements, aussi bien sur le plan philosophique que social et politique[48].
Il est très important de bien savoir tout cela car la lettre apostolique Octogesima adveniens[49], écrite, comme son nom l’indique, à l’occasion du 80e anniversaire de Rerum novarum, fut souvent interprétée comme une sorte de changement de cap dans la pensée de l’Église alors qu’il s’agit surtout d’une invitation au discernement, comme celle de Pie XI en son temps, étant donné bien sûr qu’idéologies et mouvements historiques peuvent être distincts, étant donné aussi les différentes sortes de socialismes et de marxismes apparues après la guerre. Paul VI cite d’ailleurs le passage bien connu de Pacem in terris où Jean XXIII disait « dans la mesure où ces mouvements sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine, qui refuserait d’y reconnaître des éléments positifs et dignes d’approbation ? »[50]
Il faut lire très attentivement l’analyse de Paul VI, en n’oubliant pas qu’il a rappelé, au début de sa lettre, que les chrétiens sont invités à éclairer leur situation « à la lumière des paroles inaltérables de l’Évangile » et à « puiser des principes de réflexion, des normes de jugement et des directives d’action dans l’enseignement social de l’Église tel qu’il s’est élaboré au cours de l’histoire (…) »[51].
Voici, in extenso, les 3 paragraphes[52] consacrés au marxisme:
Des chrétiens se demandent « si une évolution historique du marxisme n’autoriserait pas certains rapprochements concrets. Ils constatent en effet un certain éclatement du marxisme qui, jusqu’ici, se présentait comme une idéologie unitaire, explicative de la totalité de l’homme et du monde dans son processus de développement, et donc athée. En dehors de l’affrontement idéologique qui sépare officiellement les divers tenants du marxisme-léninisme dans leur interprétation respective de la pensée des fondateurs, et des oppositions ouvertes entre les systèmes politiques qui se réclament aujourd’hui d’elle, certains établissent les distinctions entre divers niveaux d’expression du marxisme ». Paul VI va décrire 4 niveaux d’expression du marxisme, quatre manières de le concevoir, chacune privilégiant un aspect de l’idéologie appliquée:
« Pour les uns, le marxisme demeure essentiellement une pratique active de la lutte des classes. Expérimentant la vigueur toujours présente et sans cesse renaissante des rapports de domination et d’exploitation entre les hommes, ils réduisent le marxisme à n’être que lutte, parfois sans autre projet, lutte qu’il faut poursuivre et même susciter de façon permanente. Pour d’autres, il sera d’abord l’exercice collectif d’un pouvoir politique et économique sous la direction d’un parti unique, qui se veut être - et lui seul - expression et garant du bien de tous, enlevant aux individus et aux autres groupes toute possibilité d’initiative et de choix. A un troisième niveau, le marxisme - qu’il soit au pouvoir ou non - se réfère à une idéologie socialiste à base de matérialisme historique et de négation de tout transcendant. Ailleurs enfin, il se présente sous une forme plus atténuée, plus séduisante aussi pour l’esprit moderne : comme une activité scientifique, comme une méthode rigoureuse d’examen de la réalité sociale et politique, comme le lien rationnel et expérimenté par l’histoire entre la connaissance théorique et la pratique de la transformation révolutionnaire. Bien que ce type d’analyse privilégie certains aspects de la réalité au détriment des autres et les interprète en fonction de l’idéologie, il fournit pourtant à certains, avec un instrument de travail, une certitude préalable à l’action, avec la prétention de déchiffrer, sous un mode scientifique, les ressorts de l’évolution de la société ».
Ces tendances une fois décrites, Paul VI fait une mise en garde importante:
« Si, à travers le marxisme, tel qu’il est concrètement vécu, on peut distinguer ces divers aspects et les questions qu’ils posent aux chrétiens pour la réflexion et pour l’action, il serait illusoire et dangereux d’en arriver à oublier le lien intime qui les unit radicalement, d’accepter les éléments de l’analyse marxiste sans reconnaître leurs rapports avec l’idéologie, d’entrer dans la pratique de la lutte des classes et de son interprétation marxiste en négligeant de percevoir le type de société totalitaire et violente à laquelle conduit ce processus ». Et Paul VI répétera ce qu’il disait en commençant : que le chrétien puise « aux sources de sa foi et dans l’enseignement de l’Église les principes et les critères opportuns pour éviter de se laisser séduire, puis enfermer (…) »[53]. Et comme pour conclure et résumer tout son enseignement sur la tentation révolutionnaire, Paul VI déclarait encore : « Aussi féconde, indispensable et inépuisable que soit et doive être l’impulsion que le christianisme donne à la promotion humaine, celui-ci ne peut pas être intentionnellement utilisé au service d’une conception de la vie - aujourd’hui, par exemple : on parle de « christianisme pour le socialisme » - qui serait idéologiquement et pratiquement en contradiction avec le christianisme »[54].
Dans ses trois grandes encycliques sociales, Jean-Paul II va reprendre et compléter l’enseignement de ses prédécesseurs.
Dans Laborem exercens[55], évoquant le conflit historique entre le capital et le travail, Jean-Paul II décrit, sans porter de jugement, le « programme marxiste »[56], avant de mettre en question le matérialisme dialectique[57] et de souligner les méfaits du collectivisme et du centralisme bureaucratique[58]. Jean-Paul II ne revient pas ici sur l’athéisme qui a focalisé, depuis Divini Redemptoris, la critique du Magistère. Il privilégie l’analyse anthropologique et sociologique.
Dans Sollicitudo rei socialis, il adopte le même point de vue. Après avoir constaté l’opposition politique, idéologique et militaire des deux « blocs », libéral et marxiste, le Pape les déclare imparfaits et incapables, sans corrections radicales, d’assurer le développement des peuples.
Le 100e anniversaire de Rerum novarum, deux ans après la chute hautement symbolique du Mur de Berlin, sera l’occasion d’une analyse approfondie des erreurs du marxisme.
Dans Centesimus annus[59], Jean-Paul II salue tout d’abord la lucidité surprenante de Léon XIII qui, en 1891, « prévoyait les conséquences négatives - sous tous les aspects: politique, social et économique - d’une organisation de la société telle que la proposait le « socialisme », qui en était alors au stade d’une philosophie sociale et d’un mouvement plus ou moins structuré ». Or, à ce moment-là, « le socialisme ne se présentait pas encore, comme cela se produisit ensuite, sous la forme d’un État fort et puissant, avec toutes les ressources à sa disposition ». Léon XIII a bien mesuré « le danger que représentait pour les masses la présentation séduisante d’une solution aussi simple que radicale de la « question ouvrière » d’alors ». Il a vu clairement « ce qu’il y a de mauvais dans une solution qui, sous l’apparence d’un renversement des situations des pauvres et des riches, portait en réalité préjudice à ceux-là mêmes qu’on se promettait d’aider ». Le remède proposé, « pire que le mal » était la suppression de la propriété privée, mesure injuste, disait Léon XIII, qui « dénature les fonctions de l’État et bouleverse de fond en comble l’édifice social »[60].
Partant de là, Jean-Paul II va montrer que « l’erreur fondamentale du « socialisme » est de caractère anthropologique », comme il l’a déjà évoqué brièvement dans ses encycliques précédentes.
En effet, le « socialisme » « considère l’individu comme un simple élément, une molécule de l’organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l’individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien ou le mal. L’homme est ainsi réduit à un ensemble de relations sociales, et c’est alors que disparaît le concept de personne comme sujet autonome de décision morale qui construit l’ordre social par cette décision. De cette conception erronée de la personne découlent la déformation du droit qui définit la sphère d’exercice de la liberté, ainsi que le refus de la propriété privée. En effet, l’homme dépossédé de ce qu’il pourrait dire « sien » et de la possibilité de gagner sa vie par ses initiatives en vient à dépendre de la machine sociale et de ceux qui la contrôlent ; cela lui rend beaucoup plus difficile la reconnaissance de sa propre dignité de personne et entrave la progression vers la constitution d’une authentique communauté humaine ».
Allant plus profond encore, Jean-Paul II pose la question de savoir « d’où naît cette conception erronée de la nature de la personne humaine et de la personnalité de la société » ?
Sa réponse rejoint la critique de Pie XI : la cause première de cette erreur est l’athéisme : « C’est par sa réponse à l’appel de Dieu contenu dans l’être des choses que l’homme prend conscience de sa dignité transcendante. Tout homme doit donner cette réponse, car en elle il atteint le sommet de son humanité, et aucun mécanisme social ou sujet collectif ne peut se substituer à lui. La négation de Dieu prive la personne de ses racines et, en conséquence, incite à réorganiser l’ordre social sans tenir compte de la dignité et de la responsabilité de la personne.
L’athéisme dont on parle est, du reste, étroitement lié au rationalisme de la philosophie des lumières, qui conçoit la réalité humaine et sociale d’une manière mécaniste. On nie ainsi l’intuition ultime d’une vraie grandeur de l’homme, sa transcendance par rapport au monde des choses, la contradiction qu’il ressent dans son coeur entre le désir d’une plénitude de bien et son impuissance à l’obtenir et, surtout, le besoin de salut qui en dérive »[61].
Cet athéisme fondamental explique le rôle prépondérant de la lutte des classes, la dictature et la fausse conception que le marxisme se fait de l’aliénation.
Tout d’abord, « ce qui est condamné dans la lutte des classes, c’est plutôt l’idée d’un conflit dans lequel n’interviennent pas de considérations de caractère éthique ou juridique, qui se refuse à respecter la dignité de la personne chez autrui (et, par voie de conséquence, en soi-même), qui exclut pour cela un accommodement raisonnable et recherche non pas le bien général de la société, mais plutôt un intérêt de parti qui se substitue au bien commun et veut détruire ce qui s’oppose à lui »[62].
d’autre part, en ignorant ou voulant ignorer que l’homme « porte en lui la blessure du péché originel », la politique prétend rendre l’homme bon et désintéressé. Mais, « là où l’intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé par un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l’initiative et de la créativité. Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence et le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière » qui croit bâtir le paradis en ce monde »[63]. Ce fut la tentation du marxisme-léninisme qui « considère que quelques hommes, en vertu d’une connaissance plus approfondie des lois du développement de la société, ou à cause de leur appartenance particulière de classe et de leur proximité des sources les plus vives de la conscience collective, sont exempts d’erreur et peuvent donc s’arroger l’exercice d’un pouvoir absolu »[64].
Enfin, les marxistes ont cru que l’aliénation dépendait « uniquement de la sphère des rapports de production et de propriété » c’est-à-dire qu’elle n’avait qu’un « fondement matérialiste » et donc qu’elle ne pouvait « être éliminée que dans une société de type collectiviste ». Or, nous y reviendrons, l’aliénation découle du refus « de se transcender et de vivre l’expérience du don de soi et de la formation d’une communauté humaine authentique orientée vers sa fin dernière qui est Dieu ». L’aliénation vient d’une »inversion entre les moyens et les fins ». Quand l’homme « ne reconnaît pas la valeur et la grandeur de la personne en lui-même et dans l’autre, (il) se prive de la possibilité de jouir convenablement de son humanité et d’entrer dans les relations de solidarité et de communion avec les autres hommes pour lesquelles Dieu l’a créé »[65].
L’athéisme explique le totalitarisme qui « naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe (…) »[66].
Mais l’athéisme explique aussi la chute du communisme. Certes, le système s’est enlisé dans l’inefficacité économique qui est « une conséquence de la violation des droits humains » et notamment des droits du travail, droits « à l’initiative, à la propriété et à la liberté dans le domaine économique ». Mais, par-dessus tout, l’athéisme organisé a créé un « vide spirituel (…) qui a laissé les jeunes générations démunies d’orientations et les a amenées bien souvent, dans la recherche irrésistible de leur identité et du sens de la vie, à redécouvrir les racines religieuses de la culture de leurs nations et la personne même du Christ, comme réponse existentiellement adaptée à la soif de vérité et de vie qui est au cœur de tout homme »[67].
Vu la « chute du marxisme », était-il encore nécessaire de le mettre à l’examen ?
Oui, estime Jean-Paul II, « parce que les anciennes formes de totalitarisme et d’autoritarisme ne sont pas encore complètement anéanties et qu’il existe même un risque qu’elles reprennent vigueur (…) »[68]. Il y a encore, en effet, en Asie, quelques pays sous régime communiste et des tendances néo-marxistes subsistent dans les pays où le communisme s’est effondré. Par ailleurs, l’Église reste confrontée, dans le Tiers Monde et en Amérique latine, en particulier, à des théologies qui tentent d’intégrer une analyse marxiste des réalités ou qui s’appuient sur une lecture marxiste de la Parole de Dieu[69].
Ce long parcours à travers les écrits officiels de l’Église n’était pas inutile non plus parce qu’il nous montre combien est injuste la critique d’Armando Valladares, ancien prisonnier politique cubain, catholique, ancien ambassadeur des USA auprès de la Commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève.
Armando Valladares dénonce[70] « l’appui public donné à Castro en 1971 par le cardinal Silva Henriquez et les « chrétiens pour le socialisme » au Chili, alors que le dictateur cubain parcourait ce pays sous le régime du socialiste Salvador Allende ; les déclarations faites à Cuba, en 1974, par Mgr Agostino Casaroli, artisan de « l’ostpolitik » du Vatican, alors Secrétaire du Conseil des affaires publiques du Saint-Siège et ensuite Secrétaire d’État, déclarations selon lesquelles : « les catholiques qui vivent sur l’île sont heureux dans le système socialiste », et que « en général, le peuple cubain n’a pas la moindre difficulté avec le gouvernement socialiste », niant ainsi les évidences historiques ; les déclarations faites à Cuba en 1989 par le cardinal Roger Etchegaray - alors président de la Commission pontificale Justice et Paix et aujourd’hui président du Comité central du Jubilé de l’an 2000 - selon lesquelles « l’Église du silence » n’existait plus dans l’Ile-prison ; également en 1989, la lettre du cardinal Paulo Evaristo Arns, de Sao Paulo (Brésil) qui s’adressait à son « très cher Fidel » et dans laquelle il affirmait que les conquêtes de la révolution » ne représentaient rien moins que « les signes du Royaume de Dieu » ; enfin les déclarations, si souvent répétées au long des dernières décennies, du cardinal Ortega y Alamino, archevêque de La Havane, en faveur d’un dialogue et d’une collaboration avec le régime communiste ». L’auteur épingle aussi, sur un plan plus général « le refus du Concile Vatican II de condamner le communisme malgré la demande solennelle signée par 456 Pères conciliaires de 86 pays ».
Ce fait a troublé beaucoup de chrétiens. Mais, comme nous l’avons vu, les condamnations prononcées, l’Église a privilégié une action plus positive qui rendrait caducs les faux remèdes des idéologies ou qui ouvrirait, dans la patience et la miséricorde, les yeux des hommes sur leurs égarements .
Déjà Pie XII invitait les chrétiens « à ne pas se contenter d’un anti-communisme basé sur le slogan et sur la défense d’une liberté vide de contenu » mais plutôt à se consacrer « à édifier une société dans laquelle la sécurité de l’homme repose sur cet ordre moral (…) qui reflète la vraie nature humaine »[71].
C’est dans cet esprit que le Pape Jean XIII, dans son discours d’ouverture du Concile Vatican II[72] invitait à exposer la vraie doctrine plutôt que de revenir sur les erreurs maintes fois dénoncées et de donner ainsi « une réponse constructive au communisme »[73].
A plusieurs reprises, Paul VI s’expliquera à ce sujet : « Le Saint-Siège, dira-t-il, s’abstient d’élever souvent et véhémentement de légitimes protestations et des plaintes, non parce qu’il ignore ou oublie la réalité des choses, mais dans un esprit de patience chrétienne, et pour ne pas provoquer des max plus graves »[74]
Et durant le Concile, il répétera : « Ce Concile devra être certes ferme et net en ce qui concerne la fidélité à la doctrine. Mais envers ceux qui, par suite d’aveugles préjugés antireligieux ou d’injustifiables partis-pris contre l’Église, lui infligent encore tant de souffrances, ce Concile, au lieu de porter des condamnations contre quiconque, n’aura que des sentiments de bonté et de paix »[75]
La Constitution Gaudium et spes est le fruit de cette pédagogie. Et l’on sait quel rôle déterminant a joué le futur Jean-Paul II dans la définition du style et de l’esprit de ce document. Le cardinal Wojtyla, en effet, fut très critique vis-à-vis du « schéma 13 » qui préparait la constitution sur « l’Église dans le monde de ce temps ». Le 21 octobre 1964, il déclara, au nom de tout l’épiscopat polonais : « Dans le schéma 13, nous devrions parler de telle sorte que le monde voie que, pour nous, il ne s’agit pas tant d’enseigner au monde d’une manière autoritaire que de chercher la juste et vraie solution des problèmes difficiles de la vie humaine et du monde lui-même. Ce n’est pas le fait que la vérité nous soit déjà connue qui est en question ; mais il s’agit plutôt de la manière selon laquelle le monde la trouvera par lui-même et la fera sienne »[76].
Notons que Gaudium et spes, sans trahir en rien les principes développés par l’enseignement social de l’Église depuis Léon XIII, s’abstint de citer non seulement le marxisme ou le communisme mais aussi le libéralisme.
Plus tard, et prudemment, le Pape invita de nouveau au discernement et interpella la théologie de la libération en demandant : « Libération de quoi ? De tous ses maux, en ayant toujours présent à l’esprit le plus grave et le plus fatal : le péché, avec toute la discipline religieuse et morale qui se rattache à cette libération. Et puis la libération de nombreux maux, souffrances et besoins immenses qui affligent une grande partie de l’humanité pour tant de causes, spécialement la pauvreté, la misère et les déplorables conditions sociales. Nous sommes d’accord. Mais parfois, cette théologie devient discutable, dans ses analyses des causes et dans les accusations catégoriques qu’elle porte à leur sujet, ou dans les remèdes qu’elle propose d’une façon impulsive et qui pourraient s’avérer inadéquats, voire même nocifs. Et pour nous cette théologie frise des méthodes et des domaines étrangers à notre compétence. C’est un thème grave et délicat » (Audience générale, 16-8-1972).
En 1975, dans l’exhortation Evangelii nuntiandi, Paul VI mettra en garde contre l’utilisation ambigüe du mot « libération » par les idéologies : »(…) beaucoup de chrétiens généreux, sensibles aux questions dramatiques que recouvre le problème de la libération, en voulant engager l’Église dans l’effort de libération, ont fréquemment la tentation de réduire sa mission aux dimensions d’un projet temporel ; ses buts à une visée anthropocentrique ; le salut dont elle est messagère et sacrement, à un bien-être matériel ; son activité, oubliant toute préoccupation spirituelle et religieuse, à des initiatives d’ordre politique ou social. Mais s’il en était ainsi, l’Église perdrait sa signification foncière. Son message de libération n’aurait plus aucune originalité et finirait par être facilement accaparé et manipulé par des systèmes idéologiques et des partis politiques. Elle n’aurait plus d’autorité pour annoncer, comme de la part de Dieu, la libération » (n° 32).
Vu la complexité du phénomène précisément et son extension, Rome publia deux instructions claires et précises : l’Instruction sur quelques aspects de la « théologie de la libération » (1984) montrait les subversions de sens que l’analyse marxiste introduisait dans le discours chrétien ; puis, en 1986, l’Instruction sur la liberté chrétienne et la libération rappelait clairement et simplement la juste compréhension de ces concepts et présentait la doctrine sociale de l’Église comme mise en œuvre du commandement de l’amour.