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b. ...par les libéralismes

d’un autre côté, on peut comprendre aussi que d’autres soient tentés par le libéralisme puisque, comme nous le verrons, l’Église reconnaît la valeur de la propriété et de l’initiative privées en même temps qu’elle condamne l’étatisme et toutes les velléités totalitaires du pouvoir.

De plus, le triomphe du libéralisme au XIXe siècle et la proclamation des fameuses lois économiques ont emporté l’adhésion spontanée, pourrait-on dire, de toute une bourgeoisie chrétienne.

Rappelons-nous ce fait déjà rapporté dans la première partie : en 1873, l’Assemblée nationale française, en majorité chrétienne, vote, par 398 voix contre 146, l’érection de la Basilique de Montmartre et repousse, par 292 voix contre 281, un projet de loi sur le repos obligatoire du dimanche⁠[1].

En 1899, huit ans après Rerum novarum, le Frère Ch. Maignen de Saint Vincent de Paul écrit : « La question sociale ne peut être résolue que si l’on amène la classe ouvrière à prendre en patience sa condition, c’est-à-dire à supporter la part de travail et de souffrance que le péché d’Adam a léguée à ses descendants »[2].

Toujours en cette fin de XIXe siècle, A. Piettre cite l’exemple d’ »un grand industriel du Nord qui, célibataire, vécut une vie personnelle de sainteté dans une extrême austérité, distribuant tout son revenu aux pauvres et à l’Église, au point de voyager en troisième classe (véritable scandale à l’époque pour son milieu !) Mais dont la cause de béatification a été rejetée par Rome, pour la raison que, suivant la pratique de ses concurrents, il n’allouait pas à ses ouvriers et à ses ouvrières ce que Léon XIII venait d’appeler le « juste salaire »«⁠[3].

En Belgique, en 1842, à l’ouverture de la session parlementaire 1842-1843, le Roi Léopold Ier annonça que le parlement serait saisi de propositions concernant « le perfectionnement de la législation et la protection de l’enfance dans les manufactures ». En 1843, Edouard Ducpétiaux⁠[4] publie un rapport sur le travail des enfants : « De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l’améliorer ». La même année, une commission du Ministère de l’Intérieur publie en 3 volumes une Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants. Aucune suite législative ne fut donnée à l’époque. Pourquoi ? Chlepner explique : « Les milieux catholiques étaient alors hostiles à la réglementation du travail, y compris celle des enfants, par laquelle il fallait bien commencer, si on s’engageait dans cette voie. En effet, à leurs yeux la réglementation du travail des enfants aurait conduit inévitablement à l’instruction obligatoire et celle-ci au développement de l’enseignement officiel ». En fin de compte, « les milieux dirigeants, catholiques ou libéraux, étaient d’avis que l’amélioration de la position des masses ouvrières devait être obtenue exclusivement par leur moralisation et le développement de l’esprit de prévoyance. Dès qu’il était question de la situation ouvrière, au Parlement ou dans la presse, au Parlement encore plus que dans la presse peut-être, catholiques comme libéraux insistaient avant tout sur la réhabilitation et le développement des principes moraux et religieux et sur la création de caisses d’épargne. » Et Chlepner précise bien que « les libéraux ne manquaient pas, eux non plus, d’évoquer la nécessité de développer les principes religieux ».⁠[5]

En 1878, le leader catholique Charles Woeste⁠[6], toujours à propos du travail des enfants, déclare devant la Chambre :  » Nous, membres de la droite et vous, membres de la gauche qui pour la plupart n’admettez pas plus que nous qu’il y ait une question sociale à résoudre, nous ne pouvons pas admettre la réglementation du travail, parce que nous serions sans défense contre le langage que nous tiendrait l’ouvrier demandant, en s’appuyant sur la détresse des siens, du travail ou du pain. (…) Dans l’ordre des intérêts matériels, on réclame la réglementation du travail. Dans l’ordre des intérêts intellectuels, l’instruction obligatoire et l’école obligatoire pour les pauvres. Dans l’ordre des intérêts politiques (quelques représentants) se rangent du côté du suffrage universel, c’est-à-dire de la tyrannie du nombre. Dans l’ordre des intérêts militaires, on se déclare partisan du service obligatoire. Eh bien, Messieurs, quand vous aurez créé toutes ces servitudes, croyez-le bien, le pays sera mûr pour le césarisme ».⁠[7]

On sait que même dans les milieux ecclésiastique, l’engagement en faveur des ouvriers, provoqua parfois le scandale. Ainsi, l’abbé Antoine Pottier⁠[8], professeur de théologie morale au Grand Séminaire de Liège, qui fut l’organisateur des Congrès de Liège et le chef de file de ce qu’on appela l’Ecole de Liège, se vit imposer le silence après la mort de Mgr Doutreloux, évêque du lieu, qui l’avait toujours encouragé. Léon XIII l’appela à Rome et en fit un prélat⁠[9]. L’encyclique Rerum novarum elle-même fut boycottée en maints endroits par des clercs et, en d’autres, elle suscita l’indignation de bien des fidèles nantis.

Un siècle plus tard, le libéralisme attire encore les chrétiens, patrons, cadres ou hommes politiques. En 1984, Koen Raes notait qu’au sein du CVP (parti des sociaux-chrétiens flamands), « ce sont les Léo-libéraux-appelés ainsi en référence à Léo Tindemans[10] - groupés à l’Université de Louvain (KUL) autour de Paul de Grauwe[11], de Vic et Eric Van Rompuy[12], qui défendent des thèses semblables aux thèses du radicalisme libéral, bien qu’avec des accents nettement moins libertariens »[13].

On peut rappeler aussi la pensée de Michael Novak⁠[14] que nous avons déjà rencontré. Cet auteur estime que la démocratie politique n’est compatible qu’avec une économie de marché et que celle-ci, à son tour, ne peut se passer d’un idéal moral. Il développe une « théologie du capitalisme démocratique » qui prend quelque distance vis-à-vis de la doctrine sociale de l’Église catholique qui, estime-t-il, « en ce moment, ne semble pas s’enraciner dans un sain empirisme et une saine réflexion théorique sur ces problèmes d’avenir, même si Jean-Paul II a commencé à les aborder différemment. (…) Tout comme la tradition catholique a quelque chose à apprendre à l’Amérique, le capitalisme démocratique américain a quelques nouveautés à ajouter à la tradition catholique »[15]. En effet, pour Novak, « de tous les systèmes politico-économiques qui ont façonné notre histoire, aucun n’a aussi totalement révolutionné les attentes de la vie de l’homme que ne l’a fait le capitalisme démocratique : il a prolongé la durée de la vie, a rendu concevable l’élimination de la pauvreté et de la famine et élargi la gamme des options offertes à l’homme »[16]. « Le capitalisme démocratique n’est ni le Royaume de Dieu ni exempt de péché. Cependant tous les autres systèmes connus d’économie politique sont pires. Tout espoir que nous puissions nourrir de porter remède à la pauvreté et de supprimer la tyrannie oppressive - c’est là peut-être notre ultime et plus cher espoir - réside dans ce système tant décrié. Un flot incessant d’immigrants et de réfugiés recherche ce système. Ceux qui l’imitent dans des contrées lointaines semblent mieux s’en tirer que ceux qui ne le font pas. Pourquoi sommes-nous incapables de formuler ce qui attire et ce qui marche ? »[17]. En fonction de toutes ces vertus même relatives, Novak ne comprend pas les critiques formulées par l’Église d’autant moins que les dysfonctionnements du système capitaliste sont, en réalité, dus à des manquements de la part des institutions qui ont la responsabilité de la formation éthique et donc, notamment, de l’Église.

En France, deux auteurs ont repris les thèses de Novak et confirment: « Ce n’est pas à l’État de fournir les valeurs transcendantes, effectivement indispensables à la survie d’une société humaine. Ce n’est pas aux entreprises économiques de fabriquer, à côté de leurs produits, des valeurs spirituelles. Les responsables et les professionnels de la vie morale ont été singulièrement inférieurs à leur mission »[18]. Et d’interpeller sèchement Jean-Paul II : « Très Saint Père, l’Église aimerait-elle à ce point les pauvres qu’elle cherche à en faire davantage, par crainte d’en manquer ? »[19]. Pour ces auteurs, « les efforts de notre pape sont minés, neutralisés par une grave lacune dans sa vision du monde. Elle ne lui est certes pas personnelle. L’Église entière a subi d’immenses dommages et, pire encore, elle en provoque involontairement parce qu’elle ne comprend rien à l’économie. Les causes et les mécanismes, les conditions et les effets du développement économico-social, qui sont maintenant connus, lui ont toujours échappé »[20].

A la même époque, Louis Duquesne de la Vinelle⁠[21] regrette les « reproches très souvent mal fondés ou excessifs que les Encycliques adressent à l’économie de marché…​ »⁠[22]

Mieux encore, selon Guy Sorman, Mgr Poupard, pro-président du Secrétariat pour les non-croyants, verrait, dans le libéralisme, un allié objectif : « …​le cap est mis sur le libéralisme, comme en témoigne, raconte-t-il, la nouvelle exégèse de Populorum progressio que me propose Paul Poupard. Cette encyclique publiée en 1967 par Paul VI apparut alors comme le texte fondamental de la doctrine sociale de l’Église anticapitaliste, voire antilibérale. C’est à tort, me dit aujourd’hui Mgr Poupard, que l’on a cru que l’Église condamnait le capitalisme libéral. En vérité , on nous a mal lus ! Le pape d’alors mettait seulement le monde en garde contre un « libéralisme sans frein ». Il n’y avait donc pas condamnation du libéralisme, mais de ses excès ; il convenait de prêter la plus grande attention au qualificatif, non au substantif. (…) Il ne faudrait pas conclure de cette relecture par Mgr Poupard que l’Église soit pour autant prête à se rallier au libéralisme. Le prélat ne fait que constater une alliance objective dans la lutte contre le totalitarisme, la bureaucratisation de nos sociétés, les atteintes à la personne humaine. Les chemins sont ici parallèles, sans toutefois devoir se rencontrer. Il s’inquiète même de ce que les progrès du libéralisme ne viennent consolider une morale de l’homme sans foi, épris du seul bien-être matériel d’un homme tellement libre qu’il n’aurait plus aucun goût de Dieu. Pourtant, comment ne pas voir dans cette relecture de Populorum progressio un affadissement des théories sociales de l’Église, et dans la reconnaissance de l’alliance nouvelle entre libéraux et chrétiens, au cœur même du Vatican, le signe manifeste d’un chavirement des modes de pensée dans tout le monde occidental ? »[23]

En 1992, Jean-Marie Domenach⁠[24] qui, comme on le sait, fut anarchiste puis communiste avant de devenir directeur de la revue Esprit, se révèle un chrétien sincèrement interpellé par les inégalités mais singulièrement marqué par la pensée d’Hayek : « A la différence de la « justice commutative » qui préside à l’échange entre individus, écrit-il, la « justice distributive » suppose une répartition faite par l’État ou par des autorités qui tiennent de lui leur légitimité. Cette répartition n’est pas faite au nom de norme établies ; à la différence de la justice qui rend ses arrêts dans le cadre des codes civil et pénal, elle se réfère à un idéal informulé, dont les exigences varient selon les besoins, les désirs et les modes. Quel est l’écart tolérable entre les plus riches et les plus pauvres ? Le seuil de tolérance n’est fixé nulle part, et il ne peut l’être. Certains États totalitaires comme la Chine « populaire » s’y sont essayés, mais n’y sont pas parvenus. Cette norme est donc remplacée par un consensus flottant qui est fonction de l’opinion dominante et de l’interprétation qu’en donnent ceux qui gouvernent et ceux qui aspirent à les remplacer, ce qui ouvre le champ à la démagogie pour alléguer des « droits » inconsistants (« droit au travail », « droit à la santé », « droit à l’enfant »), dont la liste est indéfinie…​ Du fait que ces droits restent indéterminés, les partis qui se réclament de la « justice sociale » sont poussés à concevoir et à installer des régimes volontaristes (appelés constructivistes par Hayek), qui sont censés assurer une « juste » redistribution et des possibilités ».⁠[25] Pour Domenach, « il est incontestable qu’une conception libérale et dynamique de la société est nécessaire pour assurer les bases d’une redistribution équitable »[26]. Toutefois, « la garantie d’un traitement équitable en matière juridique et sociale ne suffit pas à combattre les inégalités qui se développent à l’intérieur d’un « ordre spontané », d’un marché. Mais les constructivistes, qui veulent sincèrement mettre fin aux inégalités aboutissent aussi à des résultats pervers. Leur passion de normaliser et réglementer a pour conséquence de multiplier les détournements, les passe-droits et, par conséquence, les privilèges d’une nomenklatura »[27]. « Si l’on veut réellement annuler les avantages hérités de la nature et de la tradition, ajoute-t-il, si l’on veut réellement établir des chances égales pour tous, il faudra détruire la famille et déraciner la tradition »[28]. Mais sans en arriver à de telles extrémités, pour cet auteur, la lutte contre les inégalités doit s’articuler autour de deux principes simples : « Le premier principe d’une authentique justice sociale est celui que formulait Péguy : ne laisser personne à la porte de la cité. Le second est que les inégalités profitent à la croissance, et que la croissance serve à la réduire »[29].


1. Cf. PIETTRE A., Les chrétiens et le libéralisme, op. cit., pp. 105-106. En 1888, une proposition de loi semblable (présentée par le catholique Albert de Mun) fut rejetée. Il faudra attendre 1906 et une majorité de gauche pour que soit votée l’obligation du repos hebdomadaire « de préférence le dimanche ».
2. Id., p. 107.
3. Id., p. 108. A la même époque, on raconte que le budget consacré par l’épouse d’un industriel pour venir en aide aux pauvres était trois fois supérieur à la masse salariale octroyée par son mari. A la décharge de ces patrons, il faut dire que celui qui aurait rémunéré « justement » ses ouvriers aurait été sans doute balayé par la concurrence.
4. 1804-1868. Il fut un des pionniers du catholicisme social en Belgique. Notons dans sa longue bibliographie : La paupérisme en Belgique (1842), Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants en Belgique (1845), Mémoire sur le paupérisme dans les Flandres (1850), Budgets économiques des classes ouvrières en Belgique (1855), La question de la charité et des associations religieuses en Belgique (1858), De l’association dans ses rapports avec l’amélioration du sort de la classe ouvrière (1860), La question ouvrière (1867).
5. CHLEPNER B.-S., op. cit., pp. 38-41.
6. 1837-1922. A noter cet homme politique qui fut ministre et député, changea d’avis quelques années plus tard.
7. 20 février 1878, cité in CHLEPNER, op. cit., p. 65.
8. 1849-1923.
9. Cf. KOTHEN Robert, La pensée et l’action sociales des catholiques, 1789-1944, Warny, 1945, pp. 295 et 301-302.
10. Né en 1922, ancien premier ministre.
11. Professeur d’économie à la KUL, député VLD (libéral).
12. Vic Van Rompuy est économiste ; il a publié notamment De economische crisis van het Westen, Davidsfonds, 1979 et en collaboration avec Wim Mesen, Handbook openbare financiën, Acco, 1991. Eric Van Rompuy, son fils, fut député européen puis député régional flamand CVP (social-chrétien).
13. Le libéralisme radical en Flandre ; l’évolution du PVV, in Revue nouvelle, n°3, mars 1984, p 317.
14. Né en 1933, M. Novak est issu d’une famille catholique d’origine Slovaque. A propos de ses grands-parents émigrés aux États-Unis vers 1887, il écrit qu’ils ont été « libérés par l’Amérique de la tyrannie, de la pauvreté et de l’oppression de pensée et de parole ». Il étudia notamment à l’Université grégorienne de Rome et enseigna à Harvard, Stanford, Syracuse et Washington (Cf. http://sociodroit.ifrance.com).
15. Cf. Une éthique économique, Les valeurs de l’économie de marché, Cerf, 1987, p. 299.
16. Id., p. 7.
17. Id., p. 27.
18. PATERNOT J. et VERALDI G., Dieu est-il contre l’économie ?, Ed. De Fallois, 1989, p. 194.
19. Id., p. 7.
20. Id., p. 24. Cette ignorance « est d’autant plus tragique, ajoutent-ils, que l’économie devient une discipline scientifique, reconnue comme telle depuis 1969 par le prix Nobel » (id., p. 31).
21. Il fut professeur d’économie à l’UCL, à la Faculté universitaire catholique de Mons et à l’Institut universitaire européen de Florence.
22. Le marché et la justice, A partir d’une lecture critique des Encycliques, Duculot-Perspectives, 1987, p. 144.
23. La solution libérale, Pluriel, 1984, pp. 21-22.
24. 1922-1997.
25. La morale sans moralisme, Flammarion, 1992, pp. 251-252.
26. Id., p. 254.
27. Id., p. 256.
28. Id., p. 259.
29. Id., p. 260.