Nous examinerons par la suite cette question de la cohérence
chrétienne mais disons, dès à présent, qu’à
première vue, on peut comprendre que certains s’allient aux mouvements
socialistes puisque l’Église affirme avec force son « option
préférentielle pour les pauvres », dénonce l’appétit du gain et les
inégalités scandaleuses.
Certes, il y a, au sein de la mouvance socialiste, une vieille tradition
chrétienne ou du moins religieuse que certains font remonter aux sectes
gnostiques ou aux communautés primitives dont parlent les
Actes des Apôtres. Pour nous en tenir à l’époque
contemporaine, on se souvient du témoignage d’Etienne
Cabet qui écrivait que « les communistes sont les
disciples, les imitateurs et les continuateurs de Jésus-Christ.
Respectez donc, demandait-il, une doctrine prêchée par Jésus-Christ ».
Les rédacteurs de l’Atelier affirmaient aussi que
« l’Évangile est le véritable et le seul code de la Liberté, de la
Fraternité et de l’Unité. Il contient tout l’enseignement des grandes
choses que la notion révolutionnaire a commencé et finira par
réaliser ».
En Belgique, il est arrivé que des socialistes saluent Philippe Coenen
(1842-1892) « catholique pratiquant, croyant fervent et membre d’une
société bien-pensante (…) un des plus anciens socialistes de notre
pays ». H. De Man substituera une interprétation psychologique de l’histoire à
son interprétation marxiste. Pour lui, le socialisme, « c’est la
condamnation de la moralité régnante au nom de la morale générale ou
encore, si l’on n’a pas peur des mots, la condamnation du capitalisme au
nom du christianisme ». Plus largement, il écrira:
« Le socialisme apparaît comme la forme contemporaine d’un mouvement
idéologique continu dont les origines sont celles de notre civilisation:
la philosophie antique, la morale chrétienne, l’humanisme
bourgeois ».
Ce sont des cas particuliers, sauf dans les pays
anglo-saxons, car
il faut tout de même reconnaître que majoritairement, les socialistes se
lièrent plutôt à la libre-pensée. En 1902, au Congrès de Tours, le parti
socialiste français déclare qu’il « a besoin d’esprits libres, il oppose
à toutes les religions, à tous les dogmes, le droit illimité de la
pensée libre et un système d’éducation exclusivement fondé sur la
science et la raison ». Les Belges reconnaissent que « tous ceux
qui furent socialistes au XIXe siècle furent militants de la
libre-pensée. C’est lç, ajoutent-ils, en 1974, un élément qui ne doit
pas être perdu par ceux qui cherchent dans l’histoire des points d’appui
pour l’action future ». La
même année, après le Congrès doctrinal du parti qui s’était déroulé à
l’Université libre de Bruxelles, Victor Larock, ancien ministre,
déclarera : « Que ce congrès ait eu lieu à l’université du libre-examen
(…), c’était à la fois une chance et un symbole ».
Il n’empêche que c’est précisément dans les années septante que l’on vit
nombre de chrétiens céder à la tentation socialiste et même s’allier aux
communistes.
C’est l’époque où apparaissent les Chrétiens pour le socialisme ainsi
que des théologies de la libération imprégnées de marxisme. C’est l’époque où, plus radicaux que les
communistes, les évêques et supérieurs religieux de la région
Centre-Ouest du Brésil, déclarent : « Il faut vaincre le capitalisme:
c’est le plus grand mal, le péché accumulé, la racine pourrie, l’arbre
qui produit tous les fruits que nous connaissons si bien : la pauvreté,
la faim, la maladie, la mort. Pour cela, il faut que la propriété privée
des moyens de production (usines, terre, commerce, banque) soit
dépassée ».
En 1964 déjà, en France, la CFTC, Confédération française des
travailleurs chrétiens, qui « se réclamait de
la doctrine sociale de l’Église », attirée par le socialisme que
réclament ses militants, devient la Confédération française
démocratique du travail (CFDT) et, en 1970, « se prononce pour le
socialisme démocratique, caractérisé par l’autogestion, la propriété
sociale des moyens de production et d’échange, la planification
démocratique ». En 1981, elle appellera à voter pour le candidat de la
gauche (Fr. Mitterand).
Toujours à cette époque , en France, Georges Hourdin,
président-directeur général des publications de la Vie catholique,
publie coup sur coup deux ouvrages où
il s’interroge sur cet engagement de nombre de chrétiens en faisant remarquer que « tout en refusant de canoniser
l’option socialiste et en reconnaissant les déviations de certaines
réalisations, bien des militants chrétiens pensent
qu’il y a une cohérence profonde entre la vision de l’homme selon les
béatitudes évangéliques, et celle qui inspire leur projet
politique ».
L’auteur propose un modèle de démocratie économique « conforme, pour
les pays de l’Europe occidentale, aux principes donnés, depuis quinze
ans, par l’Église catholique. Il peut donc être proposé aux militants chrétiens
et peut être soutenu par eux. Il rejoint le socialisme et peut-être,
nous semble-t-il, accepté par les partisans de ce courant
politique ».
Il s’agit d’un « régime mixte et de transition » parce que « la société
socialiste authentique, la véritable démocratie économique ne sont pas
pour demain ». En attendant, « il est
nécessaire de dominer, de moraliser, d’orienter, de régler la production
anarchique et abondante que l’emploi des techniques nouvelles et
l’accumulation, déjà faits du capital, permettent de réaliser. Il faut
aussi assurer à chacun la satisfaction de ses besoins essentiels et par
ce dernier mot il faut entendre non seulement les besoins nécessaires à
l’entretien de la vie mais encore ceux qui correspondent à un standing
de vie moyen qui doit être défini collectivement ». Pour ce faire, Hourdin propose « l’établissement et le vote d’un
plan (…) à partir de la base, c’est-à-dire du pouvoir régional » qui
serait institué.
Tout en prenant ses distances par rapport au marxisme, à cause, en
particulier, de son matérialisme athée, G. Hourdin se défend de juger
les catholiques qui adhèrent au Parti communiste. Ils s’y inscrivent,
d’après lui, forts du pluralisme politique reconnu par l’Église et sûrs
d’être en accord avec leur lecture de l’Évangile. L’auteur souligne le
fait que l’exploitation ne distingue pas les chrétiens et les non
chrétiens. Or c’est le sentiment d’être exploités qui poussent les
chrétiens vers le parti communiste. Ils sont peu sensibles à la
philosophie qui le sous-tend mais bien à la justice sociale. A preuve,
les témoignages que l’auteur reproduit.
En Belgique, malgré les relations étroites, voire passionnées, que de
nombreux socialistes, surtout au niveau des cadres, entretiennent avec
la libre-pensée, on assiste, depuis 30 ou 40 ans, à un effort officiel
d’ouverture aux chrétiens. En 1972, Léo Collard qui fut président du
PSB, se voulait rassurant : « Il ne suffit pas, écrivait-il, que le
croyant ait la certitude qu’il pourra librement exercer le culte de son
choix. Une société progressiste et humaniste doit non seulement
accepter, mais assurer à chacun la possibilité d’organiser sa vie
spirituelle, dans tous ses aspects, selon sa foi ou la conviction
philosophique qui lui est propre ». Dans cet
esprit, la Charte doctrinale de 1974 déclarait : « Partisan d’une société
réellement pluraliste, le Parti socialiste accepte et encourage le
pluralisme des conceptions philosophiques ou religieuses de ses membres,
car il estime que toute conception fondée sur la dignité de l’homme peut
conduire à un engagement socialiste ».
En 1980, l’Institut Vandervelde organisait un colloque sur le thème
« Des chrétiens au PS ? ». Le ministre Philippe Moureaux concluait les
travaux en affirmant « qu’il importe aujourd’hui que nous nous montrions
capables d’une ouverture à « l’autre » et, en ce sens le dialogue avec les
chrétiens doit être un débat exemplaire. Si nous voulons préparer des
majorités progressistes, il nous faut d’autre part un grand projet
économique et social autour duquel tous les progressistes, quels qu’ils
soient et d’où qu’ils viennent, puissent se retrouver ».
En 1982, le président Guy Spitaels, partisan de l’ouverture du PS, lance
un appel au consensus : « Il est temps que toutes les énergies se soudent
en Wallonie, que chacun, patrons, syndicats, formations politiques, se
serre les coudes pour reconstruire notre économie ».
En 1987, un rédacteur de la revue Socialisme, devant la menace du
grand marché européen, insistait : « La recherche d’une société davantage
préoccupée d’affirmer sa dignité humaine, de promouvoir la solidarité et
d’encourager la générosité devrait pouvoir regrouper les efforts de
militants aux conceptions philosophiques très différentes. Il devrait
être possible de faire cohabiter tous ceux qui ne veulent pas vivre dans
une société axée sur le profit, l’égoïsme forcené, l’indifférence à ce
qui se passe dans le monde.
Une condition préalable cependant : le strict respect des croyances des
uns et des autres. »
Malgré cela, un observateur notait, en 1985, que « le pôle chrétien du
« rassemblement des progressistes » apparaît aujourd’hui toujours aussi
fantomatique ».
De fait, l’adhésion de chrétiens au PS reste marginale sans doute, en
grande partie à cause de l’existence à l’époque d’un parti d’inspiration
sociale-chrétienne et du laïcisme affiché par nombre de dirigeants
socialistes. Par contre, il fut un temps où un rêve révolutionnaire
marxiste dur et pur hantait certains milieux chrétiens. Toujours dans
ces fameuses années 70, la revue La foi et le Temps publiait cette
déclaration : « Pour les socialistes et les démocrates chrétiens, le
point de départ de l’action de démocratisation réside surtout dans
l’appropriation collective des grands moyens de production. Pour changer
le pouvoir, il faut, en d’autres mots, changer d’abord la
propriété ».
« La solution n’interviendra d’ailleurs pas du jour au lendemain (…).
Il ne faut pas être grand prophète pour affirmer que tôt ou tard, par
des moyens pacifiques ou par la violence, la situation actuelle
changera, chez nous aussi ».
« Dans ces désirs, ces recherches, ce combat, ce long mouvement cahotant
mais toujours orienté vers la « terre promise » ou le « Grand Soir », n’y
a-t-il pas un signe, une protestation et, qui s’en étonnera, l’attente
de la VRAIE REVOLUTION ».
Mieux encore, en 1975, la Jeunesse rurale catholique (JRC) choisissait,
explicitement et officiellement, la ligne marxiste-léniniste, célébrait
les vertus du modèle albanais et proclamait « la nécessité de briser
l’État capitaliste par la Révolution socialiste et d’instaurer la
dictature du prolétariat ».
« Les chefs syndicaux, précisait la JRC, les dirigeants réformistes,
le PCB prétendent arriver à la société socialiste sans user de violence,
par la voie pacifique électorale. Mais ils trompent ainsi lourdement la
classe ouvrière, la petite paysannerie (…). Il n’est pas d’autre
passage pour arriver (au socialisme) que celui de la révolution
socialiste violente (…) ».