Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.

Retour à la vue standard.

Chapitre 1 : Le poids des idéologies

Pour bien comprendre la position de l’Église face aux problèmes liés à la vie économique, il est indispensable de se rappeler les grandes théories qui ont marqué en profondeur, à l’époque contemporaine, le monde du travail, la société et la politique.

En Europe, avant le XVIIIe siècle, a régné ce qu’on appelle le mercantilisme[1].

En gros, depuis la fin du XVe siècle, les sociétés, suite aux grandes découvertes maritimes qui ont fait affluer les métaux précieux, se sont attachées démesurément à l’idée que la richesse d’une nation dépendait de ses richesses matérielles et, plus précisément, de la quantité de métaux précieux qu’elle pouvait posséder. Les États furent prompts à la guerre économique et menèrent une politique interventionniste, encourageant l’exportation et se protégeant contre l’importation. Cette économie protectionniste fut une « économie dirigée »⁠[2] qui favorisa les produits manufacturés au détriment de l’agriculture qui occupait la majeure partie de la population.

A la longue, l’économie fut bridée par ses propres principes, soumise non seulement aux réglementations parfois tatillonnes des pouvoirs urbain et royal mais aussi à celle des corporations qui, là où elles existaient et en bien des cas, devinrent souvent un frein à l’innovation et même à la production. Il faut noter toutefois, à propos de ces divers règlements, qu’ils témoignent en maints endroits d’un souci des hommes au travail au détriment de l’efficacité économique.

Que penser, par exemple, de ce règlement de travail promulgué en 1578 par Philippe II dans les mines de « Bourgogne »⁠[3] ?

« 1° Nous voulons et ordonnons que les ouvriers des mines travaillent huit heures par jour, à deux entrées de quatre heure chacune.

2° Si l’ouvrage requiert accélération, il sera fait par quatre ouvriers qui travailleront chacun six heures sans discontinuation, chaque ouvrier ayant ainsi besogné ses six heures remettant ses outils en mains d’un autre et ayant ainsi ses dix-huit heures de repos sur vingt-quatre.

3° Mineurs ouvriers sont salariés ; soit suivant conventions avec le personnier (concessionnaire de la mine), soit suivant l’ouvrage fait, à leur choix.

4° Nous voulons et ordonnons qu’aux fêtes de commandement, les ouvriers soient payés comme s’ils avaient besogné. Item aux fêtes de Pâques, Noël et Pentecôte, il ne sera besogné que demi-semaine, sauf pour les garçons tirant l’eau (pour empêcher l’inondation de la mine). Item aux quatre fêtes de Notre-Dame et aux douze fêtes d’Apôtres, les ouvriers sont quittes d’une demi-journée la veille de chaque fête.

5° Mineurs ouvriers peuvent choisir chazal (terrain) pour faire maison et jardin sur les communaux des lieux où ils travaillent, en payant un sol de cense (loyer) par an, et moyennant ce ont droit aux bois morts et aux morts bois (bois de peu de valeur) sur les dits communaux.

6° Mineurs ont un marechef (marché) aux mines et ont ce droit qu’il n’est pas permis aux étrangers de distraire vivres de leur marechef.

7° Au marechef qui commence à dix heurs du matin, il n’est pas permis aux officiers (les « cadres »), personniers et hosteliers d’acheter provisions avant que les ouvriers soient fournis »[4]

Même si un tel règlement est unique ou relativement rare, il est intéressant de le méditer. Il a l’immense mérite d’avoir existé, ne fût-ce qu’un temps.

En l’examinant, on y découvre tout d’abord une limitation du temps de travail à huit heures par jour alors qu’on pense habituellement qu’il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que cette mesure soit prise. Le temps de travail est même raccourci si, pour des raisons techniques, impératives sans doute, il n’est pas possible d’accorder un temps de repos et de diviser les huit heures de travail. On constate aussi que le salaire peut se déterminer, au choix de l’ouvrier selon l’ouvrage accompli ou suite à une négociation avec le « personnier ». Ce mot possède plusieurs significations. Le plus souvent, en Bourgogne, il désigne un « associé », un « co-possesseur ». Sans doute ici celui qui est « associé » avec le propriétaire de la mine et qui s’occupe du personnel. On dirait peut-être dans le langage d’aujourd’hui : le responsable des ressources humaines. Des congés payés sont prévus essentiellement à l’occasion de fêtes religieuses et de leur préparation. Si l’on fait le compte on découvrira que le nombre de jours de congés payés excède leur nombre actuel ! Si certains, les « garçons tirant l’eau », n’ont pas autant de congés, c’est évidemment pour une raison technique : la nécessité de ne pas laisser la mine s’inonder en l’absence de tous les appareillages que nous connaissons actuellement. d’autres avantages matériels sont prévus : les ouvriers peuvent construire une maison sur les terrains (chazals) appartenant à la mine pour un loyer (cense) très modéré⁠[5] qui, en plus , inclut le chauffage puisque les ouvriers ont droit de recueillir le bois mort et le « mort bois » c’est-à-dire le bois de peu de valeur, impossible à travailler. Les deux derniers points de ce règlement nous révèlent l’existence sur place d’un marché (marechef) privé auquel les ouvriers ont accès avant les « cadres »⁠[6]

Il est clair, par ce texte, que c’est d’abord le bien-être du travailleur qui est pris en compte dans le contexte ici d’une société profondément marquée par la foi chrétienne. Ce n’est certes pas la rentabilité à tout prix qui est recherchée. On peut objecter que ce règlement s’inscrit dans un contexte socio-économique qui n’a rien à voir avec le nôtre. Nous sommes dans une société préindustrielle qui vivait « une existence au rythme lent, compassé, rural. Celle d’un mode de production précapitaliste (ou encore non soumis au capitalisme). […] C’était un moment où le temps ne courait pas après lui-même. Où le temps avait le temps. Où l’on prenait son temps. »[7] Il n’empêche que le texte met en évidence un principe fondamental : la priorité de la personne sur toute autre considération, une personne considérée dans toute sa complexité et qui n’est pas réduite à sa capacité de travail alors que souvent dans l’organisation contemporaine, l’homme est « unidimensionnel » cantonné strictement dans son rôle de producteur et de consommateur⁠[8] alors que le bien de la personne « multidimensionnelle », dépasse largement ce cadre dans lequel les sociétés capitalistes libérales comme les sociétés marxistes tentent d’enfermer les individus.

On constate donc ici que l’État (le prince) veille aux conditions de travail, soucieux du bien-être matériel et spirituel des ouvriers et en prêtant attention d’abord à ceux qui gagnent le moins. On sent dans ce règlement comme celui de nombreuses corporations, un forte imprégnation morale et religieuse.

La situation va changer radicalement au XVIIIe siècle.


1. On peut trouver des réflexions théoriques sur cette pratique dans les écrits, entre autres, de Richelieu (1585-1642) ou de Colbert (1619-1683), en France.
2. Cf. COORNAERT Emile, Les corporations en France avant 1789, Editions ouvrières, 1968, p. 237 ou LECLERCQ Jacques, Leçons de droit naturel, IV, IIe partie, Travail, Propriété, Wesmael-Charlier, 1946, p. 216.
3. Il ne s’agit pas du duché de Bourgogne démantelé en 1477, à la mort de Charles le Téméraire, ni de la Bourgogne française actuelle. On se souvient que Philippe II, roi d’Espagne, a reçu de son père Charles Quint, lors de son abdication en 1556, les territoires rassemblés par les ducs de Bourgogne, ses ancêtres. cet « héritage bourguignon » s’étendait de la Frise à la Bourgogne actuelle et avait comme capitale Bruxelles. On continua encore longtemps, par habitude, à appeler les Pays-Bas espagnols « Bourgogne ».
4. Cf. Revue Nouvelle, 15 mai 1948, p. 495 et PIRNAY P., Notions d’histoire du travail, Ephec, 1977-1978, p. 13.
5. Un sol de cense par an semble très bon marché, presque dérisoire. Evidemment il est difficile voire impossible de déterminer exactement la valeur d’un sol étant donné que cette valeur a évolué dans le temps mais aussi dans l’espace. A la même époque, le sol dans telle région n’a pas la même valeur que dans telle autre (http://www.histoirepassion.eu/?Conversion-des-monnaies-d-avant-la-Revolution-en-valeur-actuelle).
   Jean Gimpel note que le salaire quotidien du maçon oscille entre 6 et 10 deniers au XVIe siècle. Le salaire le plus humble est celui du manœuvre qui reçoit 1,5 à 2 deniers. Même si le mineur, ce qui paraît peu vraisemblable, ne gagnait qu’un denier par jour, le sol valant douze deniers, le loyer était facile à payer. (Cf. GIMPEL Jean, La révolution industrielle au Moyen-Age, Seuil-Points, 1975, pp. 109-110).
6. Au sens large, l’« officier » est celui qui remplit un office, exerce un commandement, est titulaire d’une fonction. L’« hostellier » désigne, comme aujourd’hui, celui qui héberge, nourrit : les responsables du marché ? Hostellier peut même signifier patron.
7. CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Problèmes/Editions sociales, 1981, p. 102.
8. Cf. MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Editions de Minuit, 1968.

⁢i. Le libéralisme

[1]

Ce mouvement de pensée que l’on baptisera plus tard « libéralisme »⁠[2] et qui triomphe au XVIIIe siècle trouve sa source dans l’esprit critique qui caractérise la pensée européenne. Esprit qui vient « du fond des âges », comme l’a expliqué Paul Hazard⁠[3] : « De l’antiquité grecque ; de tel ou tel docteur d’un Moyen Age hérétique ; de telle ou telle autre source lointaine ; mais à n’en pas douter, de la Renaissance. » P. Hazard voit entre la Renaissance⁠[4] et les XVIIe et XVIIIe siècle une « parenté indéniable. Même refus, de la part des plus hardis, de subordonner l’humain au divin. Même confiance faite à l’humain, à l’humain seulement, qui limite toutes les réalités, résout tous les problèmes ou tient pour non avenus ceux qu’il est incapable de résoudre, et renferme tous les espoirs. Même intervention d’une nature, mal définie et toute-puissante, qui n’est plus l’œuvre du créateur mais l’élan vital de tous les êtres en général et de l’homme en particulier. » Mais c’est au cours de ces XVIIe et XVIIIe siècles que cet esprit va s’affirmer et inspirer une nouvelle manière de concevoir la société. Les voyages relativisent le modèle européen et servent souvent à exalter les vertus des civilisations lointaines et même primitives, le non-conformisme historique, philosophique et religieux se répand : Pierre Bayle publie le Dictionnaire historique et critique (1695-1697) ; Richard Simon, l’Histoire critique du Vieux Testament (1678) et l’Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau testament (1692). L’Angleterre protestante interpelle et fascine. La pensée de John Locke (1632-1704) se répand⁠[5]. On vante le déisme, l’athéisme et la libre-pensée⁠[6]. Le droit naturel, comme nous l’avons vu dans la 3e partie, change de sens. Les philosophes inventent des modèles politiques nouveaux et se proposent comme conseillers des « princes. On cherche le bonheur sur la terre. On exalte la science et le progrès. L’ idéal humain est désormais incarné dans le « bourgeois ».

Nul texte, à mon sens, n’exprime mieux cela que le célèbre « poème » de Voltaire⁠[7] intitulé Le Mondain (1736). Ce texte souleva, à l’époque, beaucoup de critiques et Voltaire, à la fin de sa vie⁠[8], pour y répondre, prêcha la modération épicurienne, mais il n’empêche que toute sa philosophie confirme les thèses du poème incriminé qui traduit parfaitement, non sans ironie et cynisme, un esprit nouveau. Beaucoup d’auteurs, au XVIIIe siècle, sont inquiets de l’irruption des richesses et des bouleversements qu’elles entraînent dans la société. Ils vanteront la frugalité mythique des anciens, la simplicité des peuples primitifs ou de la vie au paradis terrestre ; ils imagineront aussi des sociétés exemplaires par leur sobriété. En effet, pour eux, la vertu va de pair avec le dépouillement des mœurs. Mais telle n’est pas la position de Voltaire:

Regrettera qui veut le bon vieux temps

Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée,

Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,[9]

Et le jardin de nos premiers parents ;

Moi je rends grâce à la nature sage

Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge

Tant décrié par nos tristes frondeurs[10] :

Ce temps profane[11] est tout fait pour mes mœurs.

La profession de foi de Voltaire est significative:

J’aime le luxe, et même la mollesse,

Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,

La propreté[12], le goût, les ornements :

Tout honnête homme a de tels sentiments.

Il est bien doux pour mon cœur très immonde[13]

De voir ici l’abondance à la ronde,

Mère des arts et des heureux travaux,

Nous apporter, de sa source féconde,

Et des besoins et des plaisirs nouveaux.

L’or de la terre et les trésors de l’onde,

Leurs habitants et les peuples de l’air,

Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.

Oh ! le bon temps que ce siècle de fer ![14]

Non content de célébrer luxe et plaisir, l’auteur attribue donc à la richesse la vertu de favoriser les arts et de stimuler les activités humaines. Sa conception est très moderne dans la mesure où le progrès est stimulé sans cesse par les besoins qu’il génère. Toute la nature est soumise à ce processus. Plus encore, l’abondance, par le commerce, unit les peuples, apporte donc la paix et transforme les cultures, dissout, pourrait-on dire, le fanatisme religieux incarné ici par l’Islam:

Le superflu, chose très nécessaire,

A réuni l’un et l’autre hémisphère.

Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux

Qui du Texel[15], de Londres, de Bordeaux,

S’en vont chercher, par un heureux échange,

Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange,[16]

Tandis qu’au loin vainqueurs des musulmans,

Nos vins de France enivrent les sultans ![17]

Suit l’éloge de la propriété présentée comme la mère du progrès et même, curieusement, de la connaissance.

Quand la nature était dans son enfance,

Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance,

Ne connaissant ni le tien, ni le mien.

qu’auraient-ils pu connaître ? Ils n’avaient rien ;

Ils étaient nus, et c’est chose très claire

Que qui n’a rien n’a nul partage à faire.

A l’époque où Voltaire écrit ce poème, une de ses bêtes noires est Pascal à qui il avait consacré la XXVe de ses Lettres anglaises ou Lettres philosophiques (1733). Le « triste frondeur » est de nouveau visé ici, lui qui avait écrit : « Mien, tien. « Ce chien est à moi », disaient ces pauvres enfants. « C’est là ma place au soleil. » Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. »[18] Rousseau, est d’avance condamné, lui qui, après avoir considéré que le progrès des sciences et des arts⁠[19] avait corrompu les hommes, écrira : « Le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »[20]

Voltaire brosse aussi le portrait de l’« honnête homme » c’est-à-dire, de l’homme distingué, de bonne compagnie. C’est un homme riche, amateur éclairé d’art, qui vit entouré de luxe et dans le goût de son temps:

Or maintenant, voulez-vous, mes amis,

Savoir un peu, dans nos jours tant maudits[21],

Soit à Paris, soit dans Londres, ou dans Rome,

Quel est le train des jours d’un honnête homme ?

Entrez chez lui : la foule des beaux arts,

Enfants du goût, se montre à vos regards.

De mille mains l’éclatante industrie

De ces dehors orna la symétrie.

L’heureux pinceau, le superbe dessin

Du doux Corrège et du savant Poussin

Sont encadrés dans l’or d’une bordure ;

C’est Bouchardon qui fit cette figure,

Et cet argent fut poli par Germain.[22]

Des Gobelins[23] l’aiguille et la teinture

Dans ces tapis surpassent la peinture.

Tous ces objets sont vingt fois répétés

Dans des trumeaux tout brillants de clartés[24].

De ce salon je vois par la fenêtre,

Dans des jardins, des myrtes en berceaux ;

Je vois jaillir les bondissantes eaux…​

Voltaire continue à décrire l’existence dorée de ce nanti, sa vie sociale brillante et festive, ses repas fins de riche raffiné.

Si, comme nous l’avons vu, Pascal est visé sans être cité, Voltaire va nommément s’en prendre, pour terminer, à certains auteurs qui, à l’époque, développait la nostalgie de la vie frugale et réputée moralement exemplaire des premiers temps ou d’utopiques sociétés parfaites:

C’est Fénelon qui est d’abord pris à partie⁠[25] : Or maintenant, Monsieur du Télémaque,

Vantez-nous bien votre petite Ithaque,

Votre Salente, et vos murs malheureux,

Où vos Crétois, tristement vertueux,

Pauvres d’effets[26] et riches d’abstinence,

Manquent de tout pour avoir l’abondance :

J’admire fort votre style flatteur

Et votre prose, encore qu’un peu traînante ;

Mais mon ami, je consens de grand cœur

d’être fessé dans vos murs de Salente,

Si je vais là pour chercher mon bonheur.

Sont visés ensuite deux savants ecclésiastiques qui avaient cherché à localiser le Paradis terrestre :

Et vous, jardin de ce premier bonhomme,

Jardin fameux par le diable et la pomme,

C’est bien en vain que, par l’orgueil séduits,

Huet[27], Calmet[28], dans leur savante audace,

Du paradis ont recherché la place :

Le paradis terrestre est où je suis.

Le poème se termine par ce vers lapidaire et provocant qui affirme non seulement le bonheur éprouvé par Voltaire à vivre dans les richesses de son siècle mais aussi que ce bonheur n’est nourri d’aucune perspective religieuse.

Ce matérialisme pratique va être soutenu et nourri par les théories des « économistes », disait-on à l’époque. Certes, bien des différences seraient à relever entre les auteurs qui ont marqué, comme Quesnay, Adam Smith, Ricardo ou encore Stuart Mill, mais nous allons tenter de cerner l’essentiel de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui l’idéologie libérale des XVIIIe et XIXe siècles.

Sans être trop impertinent, on pourrait la résumer par la formule Liberté, propriété, optimisme[29].


1. Le capitalisme n’est pas synonyme de libéralisme. Non seulement, il y a un capitalisme d’État mais le sens du mot capitalisme (apparu seulement en 1842 selon BvW). Si le capitalisme est, au point de départ, « l’appropriation du capital par les uns, à l’exclusion des autres », il vaut mieux parler, comme on le faisait le plus souvent aux XVIIIe et XIXe siècles, des capitalistes, c’est-à-dire des riches, tout simplement. Le capitalisme que Marx, notamment, va dénoncer et combattre, est précisément le moyen pour les uns, grâce à l’appropriation du capital, « de faire travailler les autres, en augmentant ainsi leur propre capital sans que les autres puissent accéder à la propriété de ce capital » (SALLERON Louis, Libéralisme et socialisme, Du XVIIIe siècle à nos jours, CLC, 1977, p. 23). Ce capitalisme-là est le fruit du libéralisme.
2. Selon BvW, le mot n’apparaît qu’en 1821.
3. HAZARD P., La crise de la conscience européenne, 1680-1715, Fayard, 1961, p. 416
4. Non seulement à cause de la contestation protestante mais aussi et peut-être surtout à cause d’une résurgence du paganisme antique. La Renaissance est un retour passionné à l’antiquité, typiquement italien à l’origine. En fait l’Italie, au XIVe déjà, se penche sur son passé et redécouvre ses racines. Cette redécouverte de l’antiquité se fera de deux manières. Il y eut une Renaissance « chrétienne » qui se caractérise par l’assimilation de tout ce qui est compatible dans la culture antique avec la vision chrétienne. Mais d’autres, au même moment, vont reprendre l’héritage jusque dans son esprit et ranimer le vieux paganisme. Cette Renaissance-là défend un idéal diamétralement opposé au christianisme. En effet, dans la mesure où la nature physique et humaine y est déifiée, l’ordre surnaturel est nié. L’homme est un dieu dont la vocation est de suivre la nature. « Fay ce que voudras » est la seule règle de l’abbaye de Thélème imaginée par Rabelais (1494-1554?) dans Gargantua. (Cf. BAUDRILLART A., L’Église catholique, la Renaissance, le Protestantisme, Bloud, 1904, pp. 1-61).
5. Lettre sur la tolérance (1689), Essai philosophique concernant l’entendement humain ((1690), Essai philosophique concernant l’entendement humain ((1690), Sur le gouvernement civil, sa véritable origine, son développement, son but (1690), (1690), Le christianisme raisonnable (1695).
6. En 1713, Anthony Collins publie son Discourse of free-thinking, traduit l’année suivante en français sous le titre : Discours sur la liberté de penser, écrit à l’occasion d’une nouvelle secte d’esprits forts, ou de gens qui pensent librement.
7. 1694-1778.
8. Sur l’usage de la vie, 1770.
9. Le mythe de l’âge d’or, sous le règne de Saturne (Cronos ou Ouranos, le Ciel), Rhée (Cybèle, la Terre) et Astrée (la vierge, la Justice), est bien ancré dans la culture gréco-latine. Hésiode (VIIIe-VIIe s. av. JC.) en est le premier témoin. Mais on retrouve cette nostalgie d’un paradis perdu dans toutes les civilisations. Il s’agit, avec des variantes, bien sûr, d’une époque d’ »abondance dans une nature généreuse, où tout pousse sans travail, où les animaux domestiques et sauvages vivent en paix entre eux et avec les hommes, où la ronce distille le miel. Les Zéphirs soufflent alors une brise rafraîchissante ; la pluie et le soleil alternent si heureusement que la terre prodigue trois fois l’an ses meilleures productions ; les hommes vivent pacifiquement, dans l’amitié, la concorde, la justice, en une totale communauté » (Universalis).
10. Il s’agit des auteurs qu’il citera plus loin mais aussi des Jansénistes, les champions de la morale rigoriste.
11. Le choix du mot est très significatif. Il s’oppose au sacré païen aussi bien que chrétien.
12. Elégance.
13. Une fois de plus, le choix du mot n’est pas innocent car il appartenait à la langue ecclésiastique et désignait l’impureté morale.
14. Voltaire revient au mythe de l’âge d’or auquel succédaient l’âge d’airain puis l’âge de fer, temps de dégradation qui, dans la vision biblique, correspond à la chute et à l’expulsion du paradis terrestre. Voltaire reviendra plus loin encore sur son éloge du plaisir et du luxe, en évoquant nos ancêtres lointains:
   Sobres étaient. Ah ! je le crois encor :
   Martialo (auteur du Cuisinier français) n’est point du siècle d’or.
   d’un bon vin frais ou la mousse (allusion au Champagne) ou la sève (le corps)
   Ne gratta point le triste gosier d’Eve ;
   La soie et l’or ne brillaient point chez eux.
   Admirez-vous pour cela nos aïeux ?
   Il leur manquait l’industrie (le savoir-faire, l’habileté) et l’aisance :
   Est-ce vertu ? C’était pure ignorance.
   Quel idiot, s’‘il avait eu pour lors
   Quelque bon lit, aurait couché dehors ?…​
15. Par cette île, Voltaire veut désigner les Province-Unies.
16. Ce sont les Indes qui sont visées car si l’on prend « sources du Gange » au pied de la lettre, il faudrait prendre en compte l’aride Himalaya !
17. Le vin est évidemment interdit par la loi coranique.
18. Pensées, Gilbert Jeune, 1949, p. 127.
19. Discours sur les sciences et les arts, 1750.
20. Discours sur l’origine de l’inégalité (1755), Seconde partie, UGE-10/18, 1963, p. 292.
21. Par les « tristes frondeurs », bien sûr.
22. Sont cités deux peintres : Corrège (1494-1534) et Poussin (1594-1665), le sculpteur Bouchardon (1698-1763) et l’orfèvre Thomas Germain (1688-1748), tous illustres, à l’époque.
23. Créée au XVe siècle, cette célèbre manufacture atteignit son apogée sous le règne de Louis XIV.
24. Un trumeau désigne l’espace entre deux fenêtres. L’habitude était d’y suspendre des glaces face à d’autres glaces qui multipliaient les reflets des œuvres d’art.
25. Archevêque de Cambrai (1651-1715), François de Salignac de la Mothe-Fénelon, affublé ici d’un sobriquet, avait publié en 1699 un roman pédagogique exaltant le rigorisme moral et l’ascétisme. Inspiré d’Homère et de Virgile, l’auteur met en scène Télémaque, le fils d’Ulysse, à la recherche de son père. Au cours de ses voyages, il passe par Salente fondée par Idoménée ancien roi des Crétois. Eclairé par le sage Mentor qui accompagne Télémaque, le roi réformera Salente pour rendre bonheur et prospérité à son peuple. Télémaque profitera de toutes ces leçons qu’il pourra mettre en pratique lorsqu’il rentrera à Ithaque où il retrouvera son père. Un petit extrait nous montre l’opposition radicale qui existe entre des thèses de Fénelon et celles de Voltaire. Télémaque qui s’était, un temps, éloigné de Salente, ne la reconnaît plus à son retour. Il s’étonne devant Mentor : « « d’où vient qu’on n’y remarque plus cette magnificence qui éclatait partout avant mon départ ? Je ne vois plus ni or, ni argent, ni pierres précieuses ; les habits sont simples ; les bâtiments qu’on fait sont moins vastes et moins ornés ; les arts languissent, la ville est devenue une solitude. » Mentor lui répondit en souriant : « Avez-vous remarqué l’état de la campagne alentour de la ville ? - Oui, reprit Télémaque ; j’ai vu partout le labourage en honneur et les champs défrichés. -Lequel vaut mieux, ajouta Mentor, ou une ville superbe en marbre, en or et en argent, avec une campagne négligée et stérile, ou une campagne cultivée et fertile, avec une ville médiocre (moyenne) et modeste dans ses mœurs ? Une grande ville fort peuplée d’artisans occupés à amollir les mœurs par les délices de la vie, quand elle est entourée d’un royaume pauvre et mal cultivé (…). C’est le nombre du peuple et l’abondance des aliments qui font la vraie force et la vraie richesse d’un royaume. (…) Il y a deux choses pernicieuses, dans le gouvernement des peuples, auxquelles on n’apporte presque jamais aucun remède : la première est une autorité injuste et trop violente dans les rois ; la seconde est le luxe, qui corrompt les mœurs ».«  ( Aventures de Télémaque, A. Colin, 1913, pp. 401-401)
26. Il ne s’agit pas des vêtements mais des biens matériels en général.
27. Pierre Huet (1630-1721), nommé en 1670 sous-précepteur du Dauphin par Louis XIV, fut évêque d’Avranches avant d’entrer chez les Jésuites.
28. Dom Augustin Calmet (1672-1757), exégète et historien, auteur d’un Dictionnaire de la Bible (1722-1728).
29. Pour une étude plus en profondeur on peut lire : BURDEAU Georges, Le libéralisme, Seuil-Points, 1983 ; MANENT Pierre, Histoire intellectuelle du libéralisme, Hachette-Pluriel, 1997 et Les libéraux, Gallimard, 2001.

⁢a. La liberté

Au point de départ, s’affirme une volonté de libérer l’individu des contraintes sociales, aux points de vue spirituel et politique⁠[1]. Sur le plan économique le projet sera d’abolir les réglementations.

L’Angleterre où la révolution politique était faite depuis 1688 (Glorious revolution), on abolit les règlements corporatifs en 1799-1800 (Combination Acts). Désormais, l’efficacité et la rentabilité du travail l’emportent sur le travailleur. En témoigne ce règlement d’atelier dans une filature anglaise:

« -Tout ouvrier ayant ouvert une fenêtre : 1sh.

-Tout ouvrier ayant été trouvé sale au travail : 1sh.

-Tout ouvrier se levant au cours du travail : 1sh.

--Tout ouvrier ayant réparé la courroie de son tambour en laissant un bec de gaz allumé : 2sh.

-Tout ouvrier n’ayant pas remis sa burette d’huile en place : 1sh.

-Tout ouvrier quittant son métier en laissant le bec de gaz allumé: 2sh.

-Tout ouvrier sifflant pendant le travail : 1sh.

-Tout ouvrier filant à la lumière du gaz trop tard dans la matinée: 2sh.

-Tout ouvrier allumant le gaz trop tôt : 1sh.

-Tout ouvrier en retard de cinq minutes : 1sh

-Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur la bande du chariot : 1sh.

-Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur les poids du métier: 0,6sh.

-Tout ouvrier ayant négligé d’enlever ses déchets de fils défectueux trois fois par semaine : 1sh.

-Tout ouvrier ayant du déchet sur ses broches : 1sh.

-Tout ouvrier malade qui ne pourra fournir un remplaçant donnant satisfaction, doit payer par jour, pour la perte d’énergie mécanique: 6sh. »[2]

Ce règlement n’est en fait qu’une longue suite d’amendes prévues pour garantir le maximum de rentabilité de la part des travailleurs. Il ne faut gaspiller ni le temps ni la matière.

Ce système d’amendes est assez répandu à l’époque et parfois pour des raisons de sécurité comme, par exemple, dans les filatures rouennaises en 1867.

En tout cas, tout manquement à la propreté, à la ponctualité, à l’application au travail est puni d’une amende qui doit compenser, semble-t-il, la perte financière entraînée par l’ouvrier négligent, distrait ou même malade. Ce système est propice à l’instauration d’un climat d’oppression et de crainte où le travail, la productivité, la rentabilité ont priorité sur la personne.

Voici un autre exemple venu de France, et qui a été sans doute aussi d’application chez nous dans certaines filiales⁠[3]. Il s’agit du Règlement d’entreprise, comptoirs, manufactures et chancelleries de 1863-1872.

Règlement de bureau

A l’attention du personnel :

1. Respect de Dieu, propreté et ponctualité sont les règles d’une maison bien ordonnée.

2. Dès maintenant, le personnel sera présent de 6h du matin à 6h du soir. Le dimanche est réservé au service religieux. Chaque matin, on dit la prière dans le bureau principal.

3. Chacun est tenu de faire des heures supplémentaires si la direction le juge utile.

4. L’employé le plus ancien est responsable de la propreté des locaux. Les plus jeunes s’annoncent chez lui 40 minutes avant la prière, et sont également à sa disposition en fin de journée.

5. L’habillement doit être simple. Le personnel ne doit pas se vêtir de couleurs claires et doit porter des bas convenables. Il est interdit de porter des caoutchoucs et manteaux dans les bureaux, car le personnel dispose d’un fourneau. Exception en cas de mauvais temps : foulards et chapeaux. On recommande en outre d’apporter chaque jour, pendant l’hiver, quatre livres de charbon.

6. Il est interdit de parler pendant les heures de bureau. Un employé qui fume des cigares, prend des boissons alcoolisées, fréquente les salles de billard ou des milieux politiques est suspect quant à son honneur, son honnêteté et sa correction.

7. Il est permis de prendre de la nourriture entre 11h30 et 12h. Toutefois le travail ne doit pas être interrompu.

8. Envers la clientèle, la direction et les représentants de la presse, l’employé témoignera modestie et respect.

9. Chaque membre du personnel a le devoir de veiller au maintien de sa santé. En cas de maladie, le salaire ne sera pas versé. On recommande à chacun de mettre une bonne partie de son gain de côté, afin qu’en cas d’incapacité de travail, et dans sa vieillesse, il ne soit pas à la charge de la collectivité.

10. Pour terminer, nous attirons votre attention sur la générosité de ce nouveau règlement. Nous en attendons une augmentation considérable du travail

Ce qui frappe d’emblée, ce sont les considérations morales, politiques et même religieuses qui parsèment ce règlement. Mais il ne s’agit que de garantir de nouveau l’efficacité du travail par une discipline qui fait fi de la liberté de conscience dans le but de maintenir l’ordre et l’obéissance. La durée du travail est de 12 heures et plus si l’on est jeune et si l’on juge nécessaire une prolongation. On n’arrête pas de travailler pour manger. Les travailleurs sont invités à apporter eux-mêmes de quoi se chauffer. Leur vie privée est elle-même surveillée. Il n’y a pas d’indemnités en cas de maladie. Enfin, on ne peut être que choqué par le 10e point où l’autorité non seulement se félicite mais avoue son intention profonde.

Du XVIIIe siècle au XXe siècle, c’est un peu le même esprit qui préside à l’organisation du travail et ce sont les patrons ou l’État lorsqu’il est patron qui sont les auteurs de ces directives imposées dans l’intérêt matériel de l’entreprise.

A lire ces règlements, on pourrait croire que l’attention aux personnes qui travaillent et les préoccupations éthiques sont toutes récentes et le fruit exclusif de luttes sociales qui ont émaillé les XIXe et XXe siècles.

Aujourd’hui, la plupart du temps, dans nos pays, les pouvoirs publics, les employeurs et les organisations syndicales sont parvenus à établir des législations très détaillées et des règlements de travail où les droits et devoirs de toutes les parties sont pris en compte. Il suffit de jeter un œil sur les documents publiés par le Groupe S - Secrétariat social asbl , secrétariat social agréé pour employeurs (cf. https://www.groups.be/1_4122.htm).

De tels textes, très fouillés, sont très importants mais ils ne suffisent peut-être pas dans la mesure où il est impossible que tout soit réglementé et qu’il n’est peut-être pas souhaitable que tout le soit.

Quoi qu’il en soit, on peut se demander sur quelles bases le règlement s’établit. Il faut tenir compte de la rentabilité de l’entreprise pour sa propre survie, de l’intérêt des employeurs et souvent, aujourd’hui, des actionnaires, de l’intérêt des travailleurs…​ Intérêts divers qui peuvent entrer en conflit et, nous le savons, qui entrent souvent en conflit !

On a vu que longtemps, c’est la rentabilité, l’intérêt de l’employeur qui a primé et il est sûr que le bon sens pousse à penser qu’il faut qu’ une organisation du travail prenne en compte l’intérêt de tous.⁠[4] Mais comment rencontrer l’intérêt de tous ? Par autorité ? Par la lutte des classes ? Par consensus ? Mais, tout est-il négociable et le but est-il simplement de vivre ensemble sans heurts, en un lieu détermine qui est celui de l’entreprise ?

Contrairement à une idée bien établie, il fut une époque, bien avant les luttes sociales de l’époque contemporaine, où l’autorité responsable de l’organisation du travail a cherché à prendre en compte prioritairement le bien-être du travailleur, c’est-à-dire de la personne qui travaille. La personne, en effet, ne se limite pas à sa capacité de travail. La personne est un être plus complexe, qui travaille certes mais qui aussi, a une famille, se nourrit, se repose, a des loisirs, une vie relationnelle plus ou moins large, des convictions religieuses, etc…​.

Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer, pour la France, la loi d’Allarde⁠[5] des 2 et 17 mars 1791 et la loi Le Chapelier du 14 juin de la même année⁠[6].Ces lois célèbres s’inscrivent parfaitement dans la logique des mesures révolutionnaires. Avant elles avaient été votées l’abolition des droits et privilèges féodaux, des privilèges des provinces et des villes (août 1789) et la libération de l’intérêt de l’argent (octobre 1789). Par la suite, les communaux furent supprimés (septembre 1791), la monnaie fut libérée de l’emprise du prince (mars 1803)⁠[7], les associations furent interdites (mai 1803) et on libéra les contrats (1804)⁠[8].

On peut résumer la philosophie sous-jacente par la célèbre formule: « Laissez faire, laissez passer »[9]. A l’intérieur on prône la libre concurrence et, à l’extérieur, le libre-échange.

Pour en arriver là, il est évidemment nécessaire de lutter contre les velléités dominatrices du pouvoir politique qui sera souvent considéré comme l’ennemi par les libéraux. A tel point que certains auteurs du XXe siècle n’hésiteront pas à affirmer qu’au XIXe siècle, c’est le capitalisme qui a soulagé la misère provoquée par l’intervention du législateur : « Les propriétaires des usines, écrit l’un d’eux⁠[10], ne pouvaient forcer personne à accepter un emploi. Ils ne pouvaient engager que des gens prêts à travailler pour les salaires qui leur étaient offerts. Ces rétributions étaient peut-être très réduites, mais elles dépassaient sependant de loin ce que ces miséreux auraient pu gagner à une quelconque autre activité qui leur était accessible. Il est faux de prétendre que les usines ont arraché les femmes à leurs fourneaux et les enfants à leurs jeux puisque les femmes n’avaient pas de quoi cuisiner ou nourrir leurs enfants. Ces enfants étaient indignets ou mourants. Leur seul refuge était l’usine. C’est elle qui les a littéralement sauvés de la famine ». Un autre⁠[11] précise : « Les enfants étaient obligés par leurs parents d’aller travailler à l’usine. Il est vrai que les heures étaient fort longues, mais le travail était le plus souvent aisé ; il s’agissait d’ordinaire de la surveillance d’une machine à filer ou d’un métier à tisser.(…) Comme, de 1819 à 1848, les lois réglant le travail dans l’industrie imposaient de plus en plus de restrictions à la mise au travail d’enfants et d’adolescents et que les visites et contrôles de l’Inspection du travail étaient plus fréquents et aisés, les propriétaires des grandes usines se voyaient obligés de licencier des enfants, plutôt que de se soumettre à des réglementations arbitraires sans fin, changeant sans cesse, et leur prescrivant la manière dont ils auraient dû diriger leur usine ». En fait, « les libérateurs et les bienfaiteurs de ces enfants n’ont pas été des législateurs ou des inspecteurs de travail, mais des propriétaires d’usine et des financiers ».

Ces auteurs et bien d’autres parlent à propos de la misère du XIXe de « véritable falsification intellectuelle ».⁠[12] Nous y reviendrons.


1. Il s’agit essentiellement, à l’origine, d’une contestation de la monarchie et des privilèges mais certains théoriciens du libéralisme prôneront un pouvoir politique fort pour régler et planifier l’activité économique telle qu’ils la conçoivent. On le voit notamment dans la pensée de François Quesnay (1694-1774), considéré, par cet aspect, comme un inspirateur du socialisme comme du libéralisme (cf. SALLERON L., op. cit., p. 59).
2. Cité in PIRNAY P., op. cit., p. 12.
3. Par exemple, l’entreprise Saint-Gobain implantée à Floreffe et qui a comme origine lointaine la Manufacture royale des glaces fondée en 1665 par Jean-Baptiste Colbert, ministre des finances de Louis XIV.
4. En 1836, Frédéric Ozanam écrivait : « La question qui divise les hommes aujourd’hui n’est plus celle des formes poltiques mais la question sociale, c’est-à-dire la question de savoir qui, de l’esprit d’égoïsme ou de l’esprit de sacrifice, va remporter la victoire, et quelle sera la société future : une vaste exploitation des faibles au profit des plus forts, ou un service pour le bien commun de tous et pour la protection des plus faibles. » (cité in SCHÖNBORN Ch. cardinal, Le défi du christianisme, Cerf, 2003, p. 92).
5. Elle décide (art. 7) qu’ »il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ». Cet article supprime les privilèges corporatifs mais, comme les ouvriers inquiets de cette mesure s’organisent pour discuter de leurs salaires, Le Chapelier fera voter un décret qui stipule (art. 1) que « l’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens du même état et profession étant l’une des bases fondamentales de la constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce soit ». De même, toute assemblée, toute délibération, toute adresse ou pétition « sur (de) prétendus intérêts communs » sont déclarées « inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des Droits de l’homme ». (Cf. SALLERON, op. cit., p. 14).
6. « Loi draconienne, sans nul doute ; loi antiouvrière au plus haut degré » (Du POB au PSB, du Parti Ouvrier Belge au Parti Socialiste Belge, PAC, Editions Rose au poing, 1974, p ; 247) ; « Loi terrible qui brise toute coalition » et qui « sous une apparence de symétrie entre les entrepreneurs et les ouvriers, ne frappe en réalité que ceux-ci, et les punit de l’amende, de la prison et de la privation de travail dans les entreprises de travaux publics » (JAURES J., Histoire socialiste de la Révolution française, Ed. Sociales, 1986, cité in Etudes et enquêtes, n° 4, Centre patronal de Lausanne, mars 1989, p. 21) ; « Coup d’état bourgeois » (MARX K., Le Capital, 8e section, chap. XVIII, Gallimard, 1965)
7. La valeur des pièces fut désormais définie par leur poids en métal précieux.
8. Les « conventions légalement formées tenant lieu de loi pour ceux qui les ont faites » (art. du Code civil).
9. On l’attribue à Vincent de Gournay (1712-1759), riche négociant, très attaché à la liberté commerciale. Ses idées nous ont été transmises par son disciple Turgot (1727-1781). Celui-ci fut nommé contrôleur général des finances par Louis XVI. Il tenta d’instituer la liberté du commerce des grains (1774), de supprimer les corporations (1776) et de réformer la fiscalité. Il fut finalement évincé par le Roi sur la pression des privilégiés (cf. PIETTRE A., Les chrétiens et le libéralisme, France-Empire, 1986, p. 29). Selon Bertrand Lemennicer, « cette phrase légendaire aurait été prononcée par des marchands en réponse à une interrogation de Louis XV qui leur demandait en quoi il pouvait les aider » (Le libéralisme, entretien avec Marc Grunert, www.lemennicer.com).
10. MISES Ludwig von, Human Action, New Haven, Connecticut, 1949, p. 615, cité in RAES Koen, Néo-libéralisme, anti-politisme et individualisme possessif, in La Revue nouvelle, mars 1984, pp. 255-256.
11. RAND Ayn, Capitalism, the Unknown Ideal, New York, 1967, pp. 112-113, cité par RAES Koen, id..
12. Lire àce sujet LEPAGE H., Demain le capitalisme, Livre de poche-Pluriel, 1978, pp. 82-90 où l’auteur salue l’« effort de démystification » des historiens et économistes néo-libéraux.

⁢b. La propriété

Déjà en 1690, John Locke affirmait que « la puissance supérieure ne peut ravir à aucun homme une portion de sa propriété sans son consentement. Car la protection de la propriété étant la fin même du gouvernement et celle en vue de laquelle l’homme entre en société, cela suppose nécessairement le droit à la propriété sans lequel les hommes seraient supposés perdre en entrant en société cette chose même qui les y a fait entrer »[1] . La propriété est un droit qui tire sa légitimité de « la propension également « naturelle » de l’homme à trouver son bonheur dans l’accumulation des biens qu’il possède. Puisque le bonheur est la finalité de la liberté et que, d’autre part, il se réalise par la propriété, la liberté d’appropriation ne peut être limitée ».⁠[2]

Le baron d’Holbach⁠[3], dans son Système social, estime que, « pour être fidèlement représentée, la nation choisira des citoyens liés à l’État par leur possessions, intéressés à sa conservation, ainsi qu’au maintien de la liberté, sans laquelle il ne peut y avoir ni bonheur, ni sûreté (…).

La faculté d’élire des représentants ne peut appartenir qu’à de vrais citoyens, c’est-à-dire des hommes intéressés au bien public, liés à la patrie par des possessions qui lui répondent de leur attachement. Ce droit n’est pas fait pour une populace désoeuvrée, pour des vagabonds indigents, pour des âmes viles et mercenaires. Des hommes qui ne tiennent point à l’État ne sont pas faits pour choisir les administrateurs de l’État. » Seul le propriétaire est donc éligible et électeur. Et il s’agit surtout, dans la pensée d’Holbach de propriétaires fonciers : « L’artisan, le marchand, le mercenaire doivent être protégés par l’État qu’ils servent utilement à leur manière, mais ils n’en sont de vrais membres que lorsque, par leur travail et leur industrie, ils y ont acquis des biens-fonds. C’est le sol, c’est la glèbe qui fait le citoyen ».

La Déclaration des droits de 1789 stipulera, dans son article 17, que le droit de propriété est « inviolable et sacré ». C’est le seul⁠[4]. Et la Révolution établira un régime censitaire⁠[5]. S’il fut léger au départ puisque le cens équivalait à 3 journées de travail, il excluait malgré tout les domestiques, jugés trop influençables, les mendiants, les errants et à certains endroits les artisans. A partir de 1795, le régime devint plus sévère : il fallut être propriétaire, usufruitier ou fermier d’un bien dont le revenu varia de 150 à 400 journées de travail, suivant les lieux.

La Constitution belge de 1830, considérée comme la plus libérale de l’époque, a donné aussi le pouvoir à la bourgeoisie. Ce texte fut élaboré par le Congrès national qui « se composait de notables appartenant principalement aux milieux de la propriété foncière, de la grosse bourgeoisie et des professions libérales »[6]. Le droit électoral fut réservé exclusivement aux citoyens payant une certaine somme d’impôts directs et seuls pouvaient être élus ceux dont le cens électoral était particulièrement élevé⁠[7].

Dans les pays très liés aux richesses de la terre, comme la France, c’est la propriété foncière qui sera longtemps à l’honneur. Mais très logiquement, toute forme de propriété sera exaltée. En Angleterre, déjà depuis le milieu de XVIIIe siècle, on honore plus que le capital-terre, le capital produit par le travail, le commerce et l’industrie. En effet, le machinisme et la découverte de marchés nouveaux à travers le monde offrent la possibilité d’acquérir du capital, rapidement et massivement. A condition toutefois que l’État reste discret.

Un des plus célèbres économistes français, Jean-Baptiste Say⁠[8], disciple d’Adam Smith dont nous reparlerons plus loin, estime que la propriété est « le plus puissant encouragement à la multiplication des richesses ». Par elle, « l’industrie obtient sa récompense naturelle » et « tire le plus grand parti possible de ses instruments, les capitaux et les terres. (…) Qui ne sait que la certitude de jouir du fruit de ses terres, de ses capitaux, de son labeur, ne soit le plus puissant encouragement qu’on puisse trouver à les faire valoir ? » Mais il faut pour cela que soit garanti le libre emploi des moyens de production « car le droit de propriété (…) est le droit d’user et même d’abuser. (…) C’est violer la propriété du capitaliste que de lui interdire tel ou tel emploi de ses capitaux », ou de le surcharger « de droits tellement onéreux qu’ils équivalent à une prohibition »

En 1863, un membre du parti libéral français confirme : « Consultez l’expérience. Quels sont les pays libres ? Ceux qui respectent la propriété ! Quels sont les pays riches ? Ceux qui respectent la liberté. Suivant donc qu’on regardera la propriété comme un monopole accordé par l’État à quelques privilégiés ou comme une création individuelle, la législation, la constitution, la société tout entière, auront un aspect différent. Si la propriété est considérée comme une invention de la loi, elle sera odieuse (…). Si, au contraire, la propriété et le capital sont considérés comme des richesses créées par l’individu, et apportées par lui dans la société qui en profite, la propriété sera un droit sacré pour tous. »[9]


1. Traité du gouvernement civil, chap.4, §20.
2. BURDEAU G., Le libéralisme, Seuil-Points, 1979, p. 76.
3. 1723-1789. Cité in BRANCIARD Michel, Les libéralismes d’hier à aujourd’hui, Chronique sociale, 1987, p. 25.
4. L’article continue en précisant que « nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». Signe des temps, le Code pénal de 1810 prévoit la peine de mort non seulement pour le meurtrier mais aussi pour l’incendiaire et le faux-monnayeur.
5. Le cens est la contribution payée pour pouvoir voter.
6. CHLEPNER B.-S., Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Editions de l’Université de Bruxelles, 1972, pp. 18-19.
7. Il est intéressant de relever que « l’initiative d’inscrire la limitation du droit de vote dans la Constitution même, fut prise par Defacqz (…) futur Grand-Maître de la Maçonnerie belge et futur Président du Congrès libéral de 1846 ». Les « libéraux » « craignaient que l’électeur pauvre et ignorant ne fût guidé dans son vote par ceux dont il dépendait économiquement et spirituellement, c’est-à-dire avant tout les propriétaires fonciers et l’Église ».(CHLEPNER B.-S., id.). Pour mémoire, le suffrage universel fut introduit en Belgique en 1919 et étendu aux femmes en 1948.
8. Traité d’économie politique ou Simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, 1803, cité par BRANCIARD M., op. cit., pp. 65-66.
9. Edouard-René Lefebvre de Laboulaye (1811-1883) cité par BRANCIARD M., op. cit., p. 65.

⁢c. L’optimisme

Il est important d’étudier l’attitude que les « économistes » vont adopter vis-à-vis du problème de la pauvreté.Loin de penser que leurs théories vont accroître la pauvreté, ils sont persuadés que l’accroissement des richesses dans la liberté leur sera profitable.

J.-B. Say que nous venons d’évoquer, déclare : « le pauvre lui-même, celui qui ne possède rien, n’est pas moins intéressé que le riche au respect des droits de la propriété. Il ne peut tirer parti de ses facultés qu’à l’aide des accumulations qui ont été faites et protégées ; tout ce qui s’oppose à ces accumulations ou les dissipe, nuit essentiellement à ses moyens de gagner, et la misère, le dépérissement des classes indigentes suit toujours le pillage et la ruine des classes riches »[1]. De même, dans le discours évoqué plus haut, Laboulaye affirme que « propagées et secondées l’une par l’autre, la Richesse et la Liberté descendront jusqu’aux dernières couches du peuple et y porteront avec elles la véritable émancipation, celle qui affranchit l’homme de l’ignorance et du dénuement ».⁠[2]

Sur quoi repose cette certitude ?

Sur une conception très individualiste de l’homme et sur l’affirmation de lois « naturelles » économiques.

L’homme est considéré comme un être qui n’est guidé que par son intérêt. L’homme laissé libre prend l’initiative de son bonheur propre. Eventuellement l’État lui procure toutes les facilités nécessaires pour qu’il puisse réaliser son projet mais beaucoup estiment que ce n’est pas nécessaire.C’est en recherchant son intérêt que l’individu contribuera au bien de tous. d’une certaine manière, les « vices privés » deviennent des « bienfaits publics » comme le montrait déjà en 1728, une « fable » qui, à l’époque, fit scandale mais était étonnamment prémonitoire. Il s’agit de La fable des abeilles (The fable of the bees) de B. de Mandeville⁠[3]: « Il était une fois une ruche qui ressemblait à une société humaine bien réglée. Il n’y manquait ni les fripons ni les chevaliers d’industrie ni les mauvais médecins ni les mauvais prêtres ni les mauvais soldats ni les mauvais ministres ; elle avait une mauvaise reine. Tous les jours, des fraudes se commettaient dans cette ruche ; et la justice, appelée à réprimer la corruption, était corruptible. Bref, chaque profession, chaque ordre étaient remplis de vices, mais la nation n’en était pas moins prospère et forte. En effet, les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique ; et, en retour, les plus scélérats de la tribu travaillaient de bon coeur au bien commun.

Or un changement se produisit dans l’esprit des abeilles qui eurent l’idée singulière de ne vouloir plus qu’honnêteté et que vertu. Elles demandèrent une réforme radicale ; et c’étaient les plus oisives, les plus friponnes qui criaient le plus haut. Jupiter jura que cette troupe criailleuse serait délivrée des vices dont elle se plaignait. Il dit et, au même instant, l’amour exclusif du bien s’empara des coeurs.

d’où bien vite, la ruine de toute la ruche : plus d’excès, plus de maladies ; on n’eut plus besoin de médecins. Plus de disputes, plus de procès ; on n’eut plus besoin d’avocats ni de juges. Les abeilles, devenus économes et tempérantes, ne dépensèrent plus rien. Plus de luxe, plus d’art, plus de commerce. La désolation fut générale.

Des voisines crurent le moment d’attaquer : il y eut bataille. La ruche se défendit et triompha des envahisseuses, mais elle paya cher son triomphe. Des milliers de valeureuses abeilles périrent au combat. Le reste de l’essaim, pour éviter de retomber dans le vice, s’envola dignement dans le creux d’un arbre. Il ne resta plus aux abeilles que la vertu et le malheur.

Mortels insensés…​ cessez de vous plaindre ! Vous cherchez en vain à associer la grandeur d’une nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments de la terre, de vivre bien à leur aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits…​ ! »

Plus sérieusement et sans cynisme, le célèbre économiste anglais Adam Smith⁠[4], écrira que « chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout capital dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux ; il est bien vrai que c’est son propre bénéfice qu’il a en vue, et non celui de la société ; mais les soucis qu’il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer ce genre d’emploi même qui se trouve être le plus avantageux pour la société ». L’individu qui cherche son propre intérêt travaille nécessairement « à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société ». Il est, en fait, mystérieusement « conduit par une main invisible pour remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. (…) Tout en ne cherchant que son intérêt personnel », il travaille souvent « d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler. (…) Je n’ai jamais vu, ajoute-t-il, que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. »[5]

La leçon est toujours la même : sans frein politique ou moral, la liberté apporte les richesses et les plaisirs. Que les inquiets se rassurent, dans la pensée libérale classique, les déséquilibres et les inégalités qui pourraient apparaître au départ, se résorberont spontanément grâce aux « lois » économiques. Dans la liberté, le progrès est assuré⁠[6].

Ces « lois » naturelles, physiques, sont absolues et le mieux est de s’y remettre, de « laisser faire »⁠[7], tout sera pour le mieux. Frédéric Bastiat⁠[8] écrit au début de son livre au titre combien évocateur, Harmonies économiques : « Je crois que le mal aboutit au bien et le provoque, tandis que le bien ne peut aboutir au mal, d’où il suit que le bien doit finir par prédominer »

Ce n’est pas par hasard que la plus grande école économique française au XVIIIe siècle s’est appelée « Physiocratie »⁠[9] (gouvernement de la nature).

Voici comment P. Dupont de Nemours⁠[10] en explique la doctrine:

« Vers 1750, deux hommes de génie, observateurs judicieux et profonds, conduits par une force d’attention très soutenue à une logique rigoureuse, animés d’un noble amour pour la patrie et pour l’humanité, M. Quesnay et M. Gournay, s’occupèrent avec suite de savoir si la nature des choses n’indiquerait pas une science de l’économie politique et quels seraient les principes de cette science.

Ils l’abordèrent par des côtés différents, arrivèrent au même résultat, s’y rencontrèrent, s’en félicitèrent mutuellement, s’applaudirent tous deux en voyant avec quelle exactitude leurs principes divers, mais également vrais, conduisaient à des conséquences absolument semblables: phénomènes qui se renouvellent toutes les fois qu’on n’est pas dans l’erreur, car il n’y a qu’une nature, elle embrasse tout et nulle vérité ne peut en contredire une autre. Tant qu’ils ont vécu, ils ont été, et leurs disciples n’ont jamais cessé d’être entièrement d’accord sur les moyens de faire prospérer l’agriculture, le commerce et les finances, d’augmenter le bonheur des nations, leur population, leurs richesses, leur importance politique. (…)

Tous ces philosophes ont été unanimes, dans l’opinions que la liberté des actions qui ne nuisent à personne est établie sur le droit naturel et doit être protégée dans tous les gouvernements ; que la propriété en général, et de toutes sortes de biens, est le fruit légitime du travail, qu’elle ne doit jamais être violée ; que la propriété foncière est le fondement de la société politique, qui n’a de membre dont les intérêts ne puissent jamais être séparés des siens que les possesseurs de terres ; que le territoire national appartient à ces propriétaires puisqu’ils l’ont mis en valeur par leurs avances et leur travail ou bien l’ont soit hérité, soit acheté de ceux qui l’avaint acquis ainsi, et que chacun d’eux est en droit d’en revendre sa part ; que les propriétaires des terres sont nécessairement citoyens et qu’il n’y a qu’eux qui le soient nécessairement ; que la culture, que le travail, que les fabriques, que le commerce doivent être libres, tant à raison du rapport qui est dû aux droits particuliers naturels et politiques de leurs agents, qu’à cause de la grande utilité publique de cette liberté ; que l’on ne saurait y apporter aucune gêne qui ne soit nuisible à l’équitable et avantageuse distribution, de même qu’à la production des subsistances et des matières premières, partant à celle des richesses, et qu’on ne peut nuire à la production, qu’au préjudice de la population, à celui des finances, à celui de la puissance de l’État ».⁠[11]

Quelles sont ces fameuses « lois » de la nature ?

On cite habituellement la loi de l’offre et de la demande et la loi du coût de la production. Deux lois qui conjointement ou séparément conditionnent les prix, les salaires, l’intérêt et même, pour certains, l’évolution de la population.

Ces lois qui garantissent l’équilibre économique, sont inscrites dans la nature, elles sont, pour nombre de ces pionniers de la science économique, l’oeuvre du créateur. La « main invisible » n’est-elle pas simplement la main de l’Etre suprême, auteur de la nature ?

Frédérix Bastiat, déjà cité, présentant ses Harmonies économiques, déclare : « L’idée dominante de cet écrit est simple. La simplicité n’est-elle pas la pierre de touche de la vérité ? …​ Elle est conciliante. Quoi de plus conciliant que ce qui montre l’accord des industries, des classes, des nations et même des doctrines ? Elle est consolante…​ Elle est religieuse, car elle nous dit que ce n’est pas seulement la mécanique céleste, mais aussi la mécanique sociale qui révèle la sagesse de Dieu et raconte sa gloire. » (Id)

Une nouvelle religion chasse l’ancienne : la religion du travail. « L’évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une profession séculière, comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l’expansion de cette conception de la vie que nous avons appelé l’esprit du capitalisme (…) ».⁠[12]

En Allemagne, vers 1850, Alfred Krupp qui occupe 6000 ouvriers, fait afficher, dans les ateliers, cette « homélie »⁠[13] : « Le Bien de l’usine sera le Bien de tous. Dans ces conditions, travailler est une Bénédiction. Travailler est une prière ».

Très logiquement, celui qui ne travaille pas est un pécheur qui, à la limite mérite d’être puni. En 1834, en Angleterre, une nouvelle loi sur les pauvres (New Poor Law) remplace l’ancienne qui organisait l’assistance pour les pauvres depuis le XVIe siècle. La nouvelle loi qui ne sera remplacée qu’en 1930, considérait que « la pauvreté, véritable tare, signe d’une sorte d’incapacité à mener le combat pour la vie ou d’une imprévoyance nataliste (…), ne devait en aucun cas être encouragée : l’assistance à domicile était donc supprimée et les indigents, s’ils voulaient être assistés, contraints de revenir dans les workhouses[14]. Celles-ci furent soumises à un véritable régime de prison : sous prétexte de moralité, les maris et les femmes, même très âgés, étaient séparés ; les livres et les jouets pour les enfants interdits (autorisés seulement à partir de 1891), de même que le tabac (autorisé en 1892) et les sorties àl’extérieur (elles ne furent accordées, comme des faveurs particulières exceptionnellles, qu’à partir de 1900) ; en outre, les indigents assistés étaient privés des droits politiques, et c’est seulement en 1918 qu’ils furent admis à voter ».⁠[15]


1. Cité par BRANCIARD M., op. cit., p. 66.
2. Id., p. 65.
3. Médecin hollandais établi à Londres. Texte présenté parfois sous le titre « La ruche murmurante », est disponible sur http://st.symphorien.free.fr/html/Sommaire/05-lettre_aux_chretiens/lettre_22.htm
4. 1723-1790. Il est considéré comme le fondateur de l’économie politique moderne et le maître de ce qu’on appelle l’école classique ».Il fut en relation avec Voltaire, les physiocrates et les encyclopédistes.
5. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Guillaumin, Tome II, pp. 32-35.
6. Un bémol est toutefois apporté à ce progressisme optimiste par Thomas Malthus (1776-1834).Celui-ci estime, dans son Essai sur le principe de population (1798), que la misère découle de l’augmentation trop rapide de la population par rapport aux moyens de subsistance disponibles. Il faut donc combattre toute forme d’assistance aux pauvres. David Ricardo (1772-1823), dans le même esprit, constate que si le salaire augmente, la natalité suit la même courbe. L’augmentation de main-d’oeuvre qui en résulte fait fléchir les salaires. Il ne préconise aucune mesure sociale mais conclut que « les salaires doivent être livrés à la concurrence, franche et libre, du marché et n’être jamais entravés par l’action du gouvernement » (cité par BRANCIARD M., op. cit., p.64).
7. Une anecdote le montre bien. Un jour que le père de Louis XVI, disait devant François Quesnay « que la charge d’un roi était bien difficile à remplir, -Monsieur, je ne trouve pas cela, dit M. Quesnay ; -Et que feriez-vous donc si vous étiez roi ? -Monsieur, je ne ferais rien. -Et qui gouvernerait ? -Les Lois » (cf. ROMANCE G.H. de, Eloge de Quesnay, in Oeuvres complètes, Oncken, p. 110, cité in SALLERON, op. cit., pp. 29-30). Pour mieux connaître la conception que Quesnay (1694-1774) se faisait du droit naturel, lire Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société, 1765, http://www.taieb.net/auteurs/Quesnay/drtnatt.htlm
8. 1801-1850. Le livre cité, publié en 1849, est considéré comme une des oeuvres maîtresses du libéralisme français. Cf. PIETTRE A., op. cit., p. 21.
9. C’est le titre d’un traité composé en 1768 par Quesnay et son disciple Pierre Dupont de Nemours (1739-1817)
10. Il fut le collaborateur de Turgot, ministre des finances de Louis XVI. Il émigra aux États-Unis où il s’établit définitivement en 1815.
11. Cité in SALLERON, op. cit., pp. 50-52.
12. FONTAINE André, in Le Monde, 10-6-1983, pp. 1-2, cité par VANLANSCHOOT Jaak, Le néo-conservatisme aux USA : l’idéologie de la troisième révolution industrielle ?, La Revue nouvelle, mars 1984, p. 298.
13. L’expression est de J.-P. Rioux qui rapporte le fait dans La révolution industrielle, 1780-1880, Seuil-Points, 1971, p. 211.
14. Ces « maisons de travail » existaient depuis le XVIIIe siècle.
15. Mourre.

⁢d. Et l’État ?

Cette évocation nous permet de revenir sur le problème de l’autorité dans la conception libérale et plus précisément du rôle de l’État. « Laissez faire, laissez passer », disait-on, mais cette liberté doit être protégée, garantie. Aussi, il ne manque pas d’auteurs libéraux qui préconisent un pouvoir politique fort pour imposer la liberté ou l’ordre naturel.

Quesnay écrit : « Pour connaître l’ordre des temps et des lieux, pour régler la navigation et assurer le commerce, il a fallu observer et calculer avec précision les lois du mouvement des corps célestes ; il faut de même, pour connaître l’étendue du droit naturel des hommes réunis en société, se fixer aux lois naturelles constitutives du meilleur gouvernement possible. Ce gouvernement, auquel les hommes doivent être assujettis, consiste dans l’ordre naturel et dans l’ordre positif les plus avantageux aux hommes réunis en société.

Les hommes réunis en société doivent donc être assujettis à des lois naturelles et à des lois positives.

Les lois naturelles sont ou physiques ou morales.

On entend ici, par loi physique, le cours réglé de tout événement physique de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.

On entend ici, par loi morale, la règle de toute action humaine de l’ordre moral, conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain.

Ces lois forment ensemble ce qu’on appelle la loi naturelle. Tous les hommes et toutes les puissances humaines doivent être soumis à ces lois souveraines, instituées par l’Etre Suprême ; elles sont immuables et irréfragables, et les meilleures lois possibles ; (…) par conséquen la base du gouvernement le plus parfait et la règle fondamentale de toutes les lois positives ; car les lois positives ne sont que les lois de manutention relatives à l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain. (…)

Ainsi, la législation positive consiste dans la connaissance des lois naturelles, constitutives de l’ordre évidemment le plus avantageux possible aux hommes réunis en société ; on pourrait dire tout simplement le plus avantageux possible au Souverain ; car ce qui est réellement le plus avantageux au Souverain est le plus avantageux aux Sujets. Il n’y a que la connaissance de ces lois souveraines qui puisse assurer constamment la tranquillité et la prospérité d’un Empire ; et plus une Nation s’appliquera à cette science, plus l’ordre naturel dominera chez elle, et plus l’ordre positif y sera régulier (…) ».⁠[1] L’ordre naturel qui est l’ordre de la liberté révélé par la science doit s’imposer. Il englobe l’autorité marquée elle aussi du sceau de la raison et de la nécessité. La conception de l’ordre naturel « implique (…) pratiquement un gouvernement à la fois tout-puissant et très actif pour contraindre la réalité à se conformer à cet ordre ».⁠[2]

De son côté, voici comment Adam Smith, plus pragmatique, justifie la modestie de l’action de l’État : « Le travail de quelques-unes des classes les plus respectables de la société, de même que celui des domestiques, ne produit aucune valeur. (…) Le souverain, par exemple, ainsi que tous les autres magistrats civils et militaires qui servent sous lui, toute l’armée, toute la flotte, sont autant de travailleurs non productifs. Ils sont les serviteurs de l’État et ils sont entretenus avec une partie du produit annuel de l’industrie d’autrui. Leur service, tout honorable, tout utile, tout nécessaire qu’il est, ne produit rien avec quoi on puisse ensuite se procurer une pareille quantité de service. La protection, la tranquillité, la défense de la chose publique, qui sont le résultat du travail d’une année, ne peuvent servir à acheter la protection, la tarnquillité, la défense qu’il faut pour l’année suivante. (…) C’est donc une souveraine inconséquence et une extrême présomption de la part des princes et des ministres, que de prétendre surveiller l’économie des particuliers. (…) Ils sont toujours, et sans exception, les plus grands dissipateurs de la société. qu’ils surveillent seulement leurs propres dépenses et ils pourront s’en reposer sans crainte sur chaque particulier pour régler la sienne. Si leurs prpres dissipations ne viennent pas à bout de ruiner l’État, certes celles des sujets ne le ruineront jamais ».⁠[3] Quelles sont dès lors les tâches de l’État ? « Dans le système de la liberté naturelle, le souverain n’a que trois devoir à remplir ; trois devoirs, à la vérité, d’une haute importance, mais clairs, simples et à la portée d’une intelligence ordinaire. Le premier, c’est le devoir de défendre la société de tout acte de violence ou d’invasion de la part des autres sociétés indépendantes. Le second, c’est le devoir de protéger, autant qu’il est possible, chaque membre de la société contre l’injustice te l’oppression de tout autre membre, ou bien le devoir d’établir une adminstration exacte de la justice. Et le troisième, c’est le devoir d’ériger et d’entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l’intérêt privé d’un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n’en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoiqu’à l’égard d’une grande société, ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses ».⁠[4]

Mis à part l’argumentation très typique qui justifie la troisième tâche, les missions octroyées à l’État relèvent du bon sens mais, il est intéressant de se rappeler qu’Adam Smith fut un ardent défenseur de l’Acte de navigation[5] qui, pour le transport des marchandises « cherche à donner aux vaisseaux et aux matelots de la Grande-Bretagne le monopole de la navigation étrangère ». Cet Acte, jugeait-il, « est peut-être le plus sage de tous les règlements de commerce de l’Angleterre ».⁠[6] L’attitude d’Adam Smith en la matière peut étonner car peu compatible apparemment avec le principe du libre-échange ! Pour L. Salleron, elle nous enseigne que « derrière tout libéralisme, il y a aussi, patent ou latent, un droit du plus fort ».⁠[7]

d’une manière plus générale et plus profonde, Georges Burdeau fait remarquer que « le libéralisme est, certes, une doctrine de la liberté, mais de la liberté dans l’ordre ». Et si, dès le XVIe siècle on assiste, en même temps, au lever de l’idéal de liberté et à l’avènement de l’État moderne, c’est que « la liberté nouvelle a besoin de ce nouveau pouvoir pour se protéger contre l’intolérance et les barrières morales que faisait peser sur les hommes le dogmatisme des religions. Elle a besoin d’une autorité laïque capable d’opposer, à la finalité du salut éternel, des buts séculiers. Elle a besoin de paix. Or, ces aspirations, l’État est seul à même de les satisfaire ».Cependant, « ce qui est un élément permanent de la pensée libérale, (…) c’est le refus d’admettre que l’État puisse se comporter en puissance autonome, c’est qu’il puisse avoir une volonté et une finalité qui lui soient propres ». En fait, « l’État n’est qu’un instrument qui ne détermine pas la finalité de son action ».⁠[8] Et plus précisément, à la lumière de l’histoire, il explique que l’antiétatisme libéral est relatif « car il reflète les fluctuations de la situation politique de la bourgeoisie. Elle combat l’État dès qu’il prétend échapper à son emprise ; elle ne lui ménage pas son appui lorsqu’elle peut l’utiliser à ses fins ».⁠[9] C’est pourquoi l’État sous influence libérale, c’est-à-dire souvent soumis à des intérêts privés, a constamment balancé de l’abstentionnisme à l’interventionnisme en passant par des degrés divers de protectionnisme et de surveillance.

Sur le plan social, face à la misère, au mieux - car certains théoriciens, nous l’avons vu, s’opposent à toute forme d’assistance - on peut dire simplement que « l’État libéral admet le mal ; il en corrige les effets sans s’attaquer à leur principe ».⁠[10]

Grosso modo, le libéralisme triompha jusqu’en 1914 grâce à une grande stabilité monétaire mais d’autres théories entretemps s’étaient élaborées à partir des manques et défauts avérés du libéralisme.


1. Op. cit.
2. ROSANVALLON P., Le moment Guizot, Gallimard, 1985, p. 60.
3. Cité in BRANCIARD, op. cit., p. 61.
4. Op. cit., p. 338.
5. Cette loi sur le commerce maritime fut votée en 1651 par le Parlement anglais, renforcée et complétée en 1660,1663 et 1673. Elle décrétait « que les importations de marchandises européennes ne pouvaient être faites que sur des bâtiments du pays d’origine ou sur de bâtiments anglais ; que les marchandises en provenance des colonies ne pouvaient entrer dans les ports anglais que sur des vaisseaux battant pavillon britannique, appartenant à des Anglais et dont l’équipage était composé, au moins pour la moitié, de nationaux ; enfin le cabotage et la pêche dans les eaux britanniques, ainsi que le commerce avec les colonies anglaises étaient interdits à tous les bâtiments étrangers » (Mourre). Cette loi provoqua la guerre entre l’Angleterre et les Provinces-Unies. Elle ne fut abolie, en deux temps, qu’au XIXe siècle (1849-1854).
6. Id., p. 47.
7. Op. cit., p. 81.
8. Le libéralisme, Seuil-Points, 1979, pp. 48-51.
9. Id., p.165.
10. BURDEAU G., op. cit., p. 173.

⁢ii. Les socialismes

La concurrence idéologique s’incarna principalement dans le socialisme qui « apparaît comme la réaction principale à l’injustice causée par l’inégalité des forces en présence dans le débat qui fixe le taux du salaire »[1].

Une difficulté surgit immédiatement. Car s’il y a des accents libéraux différents, plusieurs sortes de libéralismes, les formes de socialisme sont encore beaucoup plus nombreuses et souvent contrastées. Avant la seconde guerre mondiale et en se basant uniquement sur une recherche_ travers la littérature anglaise, Werner Sombart évoquait déjà plus de 261 acceptions du mot « socialisme »⁠[2].

Est-il possible de trouver un dénominateur commun à tous ces socialismes ?⁠[3]

L. Salleron nous propose cette définition : « Le socialisme moderne sera la doctrine principale qui s’opposera au système du libéralisme individualiste en s’attaquant à la propriété pour rétablir l’égalité. Il s’agit donc d’une doctrine politique qui demande à l’État d’intervenir directement ou par la loi, pour protéger les individus victimes du système qui fait de l’économie la règle de la vie sociale ».⁠[4]

Cette description semble, nous allons le voir, bien convenir mais il faudra certainement, suivant les cas, nuancer cette « attaque » contre la propriété et préciser ce « rétablissement » de l’égalité.

En gros, nous distinguerons le socialisme révolutionnaire et le socialisme réformateur.


1. SALLERON L., op. cit., p. 136.
2. SOMBART W., Le socialisme allemand, payot, 1938, p. 61.
3. La tâche paraît presque impossible tant certaines définitions sont vagues. Sombart raconte cette anecdote qui met en scène un des plus célèbres pères du socialisme français, Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) : « Au cours d’un procès, à une question posée par le président : « Mais alors, qu’est-ce donc que le socialisme, », il répondit : « C’est toute aspiration vers l’amélioration de la société ». Et, comme le juge lui disait : « Mais, dans ce cas, nous sommes tous socialistes », Proudhon répliqua : « C’est bien ce que je pense…​ » » (op. cit., p. 62). d’autres définitions semblent rapprocher le socialisme du libéralisme. Ainsi, Ramsay Mac Donald (1886-1937), ancien premier ministre socialiste britannique, disait : « Le socialisme est le credo de ceux qui reconnaissent que la communauté existe pour la promotion de l’individu et pour le maintien de la liberté » (SOMBART, op. cit., p. 96).
4. Op. cit., p. 137.

⁢a. Le socialisme révolutionnaire

il s’est exprimé, de manière radicale, dans le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels (1847)⁠[1]. On y trouve l’essentiel du programme qui fut plus ou moins réalisé dans les pays communistes:

« 1. Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l’État.

2. Impôt lourd progressif.

3. Abolition de l’héritage.

4. Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.

5. Centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une Banque nationale, dont le capital appartiendra à l’État, et qui jouira d’un monopole exclusif.

6. Centralisation, entre les mains de l’État, de tous les moyens de transport.

7. Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d’après un plan d’ensemble.

8. Travail obligatoire pour tous ; organisation d’armées industrielles, particulièrement pour l’agriculture.

9. Combinaison du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.

10. Education publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Combinaison de l’éducation avec la production matérielle, etc. »

Ce programme devrait entraîner le dépérissement de l’État dont Marx et Engels esquissent en ces termes:

« Si au cours du développement les antagonismes de classes disparaissent et si toute la production se trouve concentrée dans les mains des individus associés, le pouvoir public perdra son caractère politique. Le pouvoir politique à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. Si le prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue nécessairement en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence l’ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l’antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classe.

A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».


1. UGE, coll. 10/18, 1966, pp. 46-47.

⁢b. Le socialisme réformiste

[1]

On l’appelle aussi « social-démocratie ». Théoriquement, à première vue, il est difficile de distinguer une différence entre ce socialisme et l’autre au point de vue économique et social.

En 1951, le socialiste français Guy Mollet⁠[2] déclarait dans une conférence : « Libérer l’homme de ce qui peut l’opprimer, tout découle de cet objectif. Mais la première distinction, en ce qui nous concerne, c’est que nous faisons dépendre la libération de l’homme de l’abolition du régime social et économique en vigueur, c’est-à-dire du régime de la propriété. (…) Le caractère distinctif du parti est de faire dépendre la libération humaine de l’abolition du régime de la propriété capitaliste qui a divisé la société en classes nécessairement antagonistes, qui a créé pour l’une la faculté de jouir de la propriété sans travail, pour l’autre l’obligation de vendre son travail et d’abandonner une part de son produit aux détenteurs du capital ».⁠[3]

En, Belgique, en 1974, le Parti Socialiste publie « une synthèse d’information sur le socialisme »[4]. On y lit, à la rubrique « qu’est-ce que le socialisme ? » Que celui-ci « peut se définir en deux mots, comme toute grande idée à la portée des masses innombrables. Le socialisme, c’est la possession et la production en commun. Le socialisme c’est la socialisation des moyens de production. Le socialisme, c’est l’organisation sociale et rationnelle du travail. Le socialisme, c’est la coopération de tous au profit de tous ». Mais il est précisé aussi que le socialisme est « une politique, cherchant à réformer ou à transformer graduellement, sous l’inspiration d’un idéal, le régime politique et social ».⁠[5] Et donc, dans un cadre démocratique qui ne peut être remis en question, il faut que le socialisme fasse son chemin, en concurrence avec d’autres options, par le biais du militantisme et de l’éducation. De sorte que l’idéal n’est réalisé nulle part et qu’il est soumis aux fluctuations des opinions et des suffrages.

La même année, le Congrès doctrinal du Parti prit une position très marxiste traditionnelle sur le plan économique. Un excellent observateur, socialiste, la résumera ainsi : « la propriété collective, la socialisation des secteurs-clés de l’économie, le développement de l’initiative industrielle publique, une planification « impérative en ses grandes options et souple dans son application », un contrôle ouvrier « ouvrant la voie à l’autogestion », la lutte contre les abus et l’emprise croissante des multinationales…​ En d’autres termes, un bon gros paquet de « réformes de structures anti-capitalistes », point de passage obligé de l’émergence d’une nouvelle société, alliant dynamisme, justice sociale, efficacité et démocratie économique…​ Avec, en toile de fond, pour ceux qui au vu des antécédents gouvernementaux du PSB en douteraient, une intéressante mise au point : « le Parti socialiste n’a pas pour vocation la gestion du système capitaliste…​ Le socialisme lutte pour une transformation complète de la société : c’est sa volonté révolutionnaire…​ Une telle transforamtion ne peut se faire du jour au lendemain: elle exige un effort soutenu qui élimine le capitalisme et améliore la société de façon permanente ». » Commentant ces résolutions, l’auteur conclura qu’ »une fois de plus, la gauche a cédé à l’un de ses plus funestes penchants : l’élaboration de programmes et de « bibles » doctrinales largement déconnectées du réel, inapplicables…​ et inappliquées ».⁠[6]

Bien plus, au sein même du mouvement socialiste, on entend des propos plus « libéraux ». Ainsi, plus ou moins à la même époque, Henri Simonet⁠[7] écrivait à propos de l’étatisation : « Il faut (…) cesser d’adopter vis-à-vis de ce problème une attitude quasi théologique et ne pas hésiter, dès lors que l’intérêt général le commande, de laisser à l’initiative privée les activités qu’elle peut accomplir de manière plus efficace que les pouvoirs publics ».⁠[8] Un ancien président du parti, de son côté, précisait : « Le profit n’est pas, en soi, illégitime ». C’est « un moteur de la recherche, de l’initiative, du risque d’entreprise ».⁠[9] Un autre président se déclarera « très attaché à l’entreprise privée »[10], méfiant vis-à-vis des théories autogestionnaires et se gartdant « bien par ailleurs de réclamer une extension de la sphère d’influence des pouvoirs publics »[11]. En 2002, le président se prononça pour « une économie de marché régulée ». Tout en voulant « restaurer l’autorité de l’État » pour « inciter les entreprises à une plus grande vigilance quant aux implications sociales de leurs activités », le président se défendit de vouloir rétablir « un État omniprésent et omnipotent », « l’État-providence de nos grands-pères ». Il plaida pour « une économie endogène dynamique et forte », où « le rôle des entreprises » serait « déterminant ». Pour cela, il faudrait stimuler « l’esprit d’initiative (…) dans tous les types d’enseignement » car « l’économie a besoin d’entrepreneurs dans tous les secteurs, l’initiative a une fonction générale dans le développement économique ».⁠[12]

Au vu de ces variations, il est difficile d’identifier le socialisme avec une technique économique précise. En 1969, dans leur programme gouvernemental, les socialistes allemands de la SPD réclamaient la cogestion qui est dénoncée par la Fédération générale des travailleurs de Belgique (FGTB) parce qu’elle « conduit à l’intégration des travailleurs au capitalisme ».⁠[13] Un temps, l’autogestion fut à la mode dans certains milieux de gauche et d’extrême-gauche, mais d’autres estim_rent qu’elle « ne peut être retenue que pour les entreprises qui seraient socialisées, car en régime capitaliste seul le contrôle ouvrier est concevable »[14].

Il n’empêche que la dynamique socialiste va, avec d’autres facteurs, avoir une influence incontestable sur l’évolution économique et sociale dès la fin du XIXe siècle mais surtout au cours du XXe siècle.


1. Pour en approcher la vrai nature, on peut lire CALLENS C., Le messianisme socialiste, CLC, 1976 qui s’appuie, en grande partie, sur l’exemple belge.
2. 1905-1975. Il fut ministre, premier ministre et vice-président du Conseil.
3. Cité in SALLERON, op. cit., p. 238.
4. Histoire des doctrines sociales du Parti Ouvrier Belge au Parti Socialiste Belge, Editions La rose au Poing, PAC, 1974.
5. Id., p. 319.
6. DEMELENNE Cl., Le socialisme du possible, Guy Spitaels : Changer la gauche ?, Labor, 1985, pp. 60-63.
7. Il fut ministre et commissaire aux Communautés européennes. Dans les années 70.
8. La gauche et la société industrielle, Marabout Service, 1970, p. 74.
9. COLLARD Léo, Front des progressistes et crise de la démocratie, Ed. de la Francité, 1972, p. 29.
10. SPITAELS Guy, Interview à La Libre Belgique, 6-8-1980, cité in DEMELENNE Cl., Le socialisme du possible, Guy Spiutaels : changer la gauche ?, Labor, 1985, p. 32.
11. DEMELENNE Cl., id..
12. Di RUPO Elio, Repensons la vie, Discours de clöture des 500 jours d’Ateliers du Progrès et de l’Université d’été, 28-8-2002 (disponible sur le site du PS).
13. Histoire des doctrines sociales du POB au PSB, op. cit., p. 66.
14. GLINNE E., in Le Peuple, 20-11-1974. Pour ajouter à la confusion, P. Rosanvallon déclare que « la proposition autogestionnaire consonne avec le progrès libéral de limitation du pouvoir étatique et d’un pouvoir propre de la société civile » (L’âge de l’autogestion, Seuil, 1976, p. 45).

⁢c. Le temps de l’économie dirigée

Au XXe siècle, la montée des socialismes et du catholicisme social, les désordres engendrés par les deux guerres mondiales, les dévaluations, et inflations, les crises économiques, les régimes autoritaires, l’agitation politique, obligèrent le libéralisme à se réformer, à corriger ses tendances apolitiques et, amorales. En fait, tout semble remettre en question l’individualisme de base. Et même l’évolution économique comme le décrit L. Salleron : « Du côté du capital, les besoins d’argent ne faisaient que croître avec le progrès technique. Il fallait de plus en plus de capital -de capitaux - pour acheter des machines et donner aux entreprises la dimension requise pour obtenir le coût de production le plus bas et les débouchés les plus vastes. Grâce à la société anonyme, la concentration industrielle, commerciale et bancaire se développa. Les unités de production devenaient de plus en plus grandes. On sortait de l’échelle individuelle.

Du côté du travail, un phénomène analogue se produisait. Pour défendre leurs droits, les salariés s’unirent dans des organisations syndicales qui pouvaient discuter en position de force avec les employeurs. Le recours à la grève était une arme puissante. Bref, là encore, l’individualisme faisait place à l’association des individus. Le libéralisme subsistait, mais il n’était plus la doctrine de la seule liberté des individus, il était la doctrine de la liberté des individus et de leurs groupements, ce qui posait de nouveaux et difficiles problèmes. (…)

En toute hypothèse, le « laissez passer, laissez faire » ne suffit plus. La coïncidence entre l’intérêt personnel et l’intérêt général devient de moins en moins évidente, comme devient de plus en plus suspecte la coïncidence entre le caractère providentiel des lois naturelles et le caractère bienfaisant du libre jeu des lois économiques. Les notions de justice et de finalité doivent descendre de l’empyrée du domaione politique, considéré comme un domaine réservé, totalement séparé du domaine économique. L’État ne peut plus s’interdire d’intervenir dans les activités économiques en légiférant sur des matières de plus en plus nombreuses ».⁠[1]

Keynes

C’est l’époque où va s’imposer, en maints endroits, la pensée de John Maynard Keynes⁠[2]. Cet économiste souvent considéré comme « libéral » va séduire les milieux socialistes⁠[3].

Face au problème du chômage involontaire permanent mis en lumière par la crise de 1929-1931, Keynes se rend compte qu’il ne se résorbera pas par le jeu des mécanismes automatiques chers aux économistes classiques. Le chômage ne disparaîtra pas de lui-même. Keynes, dès lors, se prononce pour une intervention de l’État qui ne porte pas atteinte à l’autonomie de l’entreprise privée. Il défend l’idée que le volume de l’emploi est tributaire des investissements. Il faut donc, pour relancer les investissements, baisser les taux d’intérêt et augmenter le volume monétaire tout en réduisant l’usage spéculatif de la monnaie.

Ce plan réclame une politque clairement interventionniste tant au point de vue de la production qu’au point de vue de la répartition. Il faut accroître aussi les investissements publics, augmenter la propension à consommer par redistribution des revenus au profit des classes aux ressources les moins élevées. En même temps, il estime que le protectionnisme douanier est un moyen légitime de relever le niveau de l’emploi⁠[4].

Bref, il ne croit pas que les marchés puissent durablement assurer l’équilibre entre consommation et investissement. Il croit à l’harmonisation possible des intérêts mais pas à la « main invisible » qui, selon les libéraux classiques, guide les marchés vers l’équilibre et les hommes vers la richesse collective.Il faut une action éclairée de l’État.

Quant à la question de savoir où Keynes se situe sur l’échiquier idéologique, beaucoup répondent : entre l’ultra-libéralisme et le socialisme. d’autres parlent d’un socialisme libéral ou d’un libéralisme social⁠[5]. On s’est rappelé, à son propos, les théories de Stuart Mill, à la fois libéral quant à la production et socialiste quant à la répartition⁠[6].

Il est un fait que la pensée de Keynes est riche de nuances comme en témoignent ces quelques réflexions sur le rôle de l’État en matière économique:

« En ce qui concerne la propension à consommer, l’État sera conduit à exercer sur elle une action directrice par sa politique fiscale, par la détermination du taux de l’intérêt, et peut-être aussi par d’autres moyens. Quant au flux d’investissement, il est peu probable que l’influence de la politique bancaire sur le taux d’intérêt suffise à l’amener à sa valeur optimum. Aussi pensons-nous qu’une assez large socialisation de l’investissement s’avérera le seul moyen d’assurer approximativement le plein-emploi, ce qui ne veut pas dire qu’il faille exclure les compromis et les formules de toutes sortes qui permettent à l’État de coopérer avec l’initiative privée. Mais à part cela, on ne voit aucune raison évidente qui justifie un socialisme d’État embrassant la majeure partie de la vie économique de la communauté. L’État n’a pas intérêt à se charger de la propriété des moyens de production ». ⁠[7]

« L’État étant en mesure de calculer l’efficacité marginale des capitaux avec des vues lointaines et sur la base des intérêts sociaux de la communauté, nous nous attendons à le voir prendre une responsabilité sans cesse croissante dans l’organisation directe de l’investissement ». ⁠[8]

Si, « …​d’une manière générale, le volume réel de la production et de l’emploi dépend, non de la capacité de production ou du niveau préexistant des revenus, mais des décisions courantes de produire, lesquelles dépendent à leur tour des décisions d’investir et de l’estimation actuelle de la consommation courante et future »[9], des impôts directs peuvent obliger « les financiers, les entrepreneurs et les autres hommes d’affaires à mettre au service de la communauté, à des conditions raisonnables, leur intelligence, leur caractère et leurs capacités professionnelles ».⁠[10]

Toujours est-il que la social-démocratie va puiser les principes et les techniques de sa politique économique dans l’oeuvre de cet économiste libéral. L’État providence mis en place dans la plupart des pays d’Europe occidentale après la guerre de 1940-1945, réalise, sous cette inspiration, « la socialisation de la demande sans socialisation de la production »[11]. C’est encore l’économie mixte d’inspiration keynésienne qui dicte la formule de la social-démocratie allemande (SPD) à partir de 1959: « Autant de concurrence que possible, autant de planification que nécessaire ». ⁠[12]. On peut dire que « le socialisme démocratique contemporain repose en fait sur un double compromis, entre la régulation de l’économie par l’État et les lois du marché d’une part, entre la capital (les intérêts des propriétaires des moyens de production) et le travail (la défense des salariés) de l’autre ».⁠[13]


1. Op. cit., pp. 118-119.
2. 1883-1946. Son ouvrage principal : Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), Payot, 1942.
3. Sous la rubrique « économie », l’Histoire des doctrines sociales du POB au PSB ne cite que deux noms : Marx et Keynes ( op. cit., p. 296). Plus récemment, la revue Réflexions (publiée par l’Institut Emile Vandervelde) présentait l’oeuvre de Keynes comme « la plus importante contribution à la science économique » (n° 19, novembre 1997, p. 2).
4. Notons toutefois que « libre-échangiste convaincu, Keynes prôna des mesures protectionnistes durant l’intervalle de temps où l’étalon-or était en vigueur, ne croyant pas une dévaluation possible bien qu’elle fût nécessaire. Lorsqu’on l’abandonna en 1931, il cessa de défendre ces mesures, mais les arguments qu’il avait avancés à cet effet furent réutilisés après la crise par les partisans moins éclairés d’un retour au protectionnisme ». (Cf. MESSIER David, John Maynard Keynes, « A nice english fellow, Université Laval, 1998, http://www.jutier.net/contenu/jmkeybio.htm).
5. Cf. POTIER Jean-Pierre, Keynes et la question du socialisme, Journées d’études de l’Association Charles Gide pour l’étude de la pensée économique, Université du Québec, Montréal, 19-21 juin 2002. Voici comment David Messier présente la position de Keynes: « Keynes (…) se trouvait profondément impliqué dans cette tension entre ces deux tendances de retrait du libéralisme et de montée du socialisme. Par naissance, il se considérait bourgeois et aristocrate, allant jusqu’à affirmer qu’en cas de conflit entre classes, il n’hésiterait nullement et saurait quel camp choisir ; par éducation, il ne pouvait que partager les idéaux du libéralisme classique et il garda toujours l’espoir de les voir un jour réalisés. Pourtant il était trop de son temps pour ne pas se faire un devoir d’être critique envers l’idéologie libérale et système capitaliste qu’il défendait. Sceptique mais loin d’être paralysé par le doute comme le furent la majorité des autres libéraux, il ne se laissa pas scléroser et participa à ce mouvement que l’on nomma le « nouveau libéralisme » (New Liberalism) qui, abandonnant entre autres en partie l’ontologie individualiste traditionnelle du libéralisme, et reconnaissant l’importance des phénomènes de nature sociale et commune, proposèrent une nouvelle vision de la société ni libérale ni communiste (Keynes et les libéraux ne parvenant pas à avaler l’utopisme et l’irrationalité de l’idéologie communiste), un nouveau diagnostic de ses problèmes, et ainsi des solutions en rupture avec le laissez-faire historique des libéraux » (op. cit.)
6. Cf. SALLERON L., op. cit., pp. 103-108.
7. Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, op. cit., p. 392.
8. Id., p. 179.
9. Id., Préface.
10. Id., p. 390.
11. William Beveridge, libéral britannique, cité in encyclopedia.yahoo à l’article « Socialisme ».
12. Article « Socialisme » in encyclopedia.yahoo.
13. Id.

⁢iii. Libéral-socialisme ? Social-libéralisme ?

Keynes donne-t-il raison à Sombart qui écrivait que « Toute société est donc plus ou moins libérale, plus ou moins socialiste »[1] ?

Il est clair que socialisme et libéralisme, confrontés à la réalité, d’une part, et l’un à l’autre, d’autre part, à travers des partis plus ou moins représentatifs, ont perdu au fil du temps de leur radicalité⁠[2]. Nous l’avons déjà constaté plus haut à propos du socialisme.

Certains, à ce propos, parlent d’une « libéralisation du socialisme »[3]. Celui-ci reste une doctrine politique mais elle « se veut (…) à l’écoute de la société. Il ne vient pas lui imposer son plan, il se propse d’en satisfaire les aspirations. Face au social, le politique se fait modeste, très vraisemblablement parce qu’il sent que toute outrecuidance provoquerait son rejet.[4]

C’est en ce sens que, comparée à celle qui fut naguère dominante, cette interprétation du socialisme qui évite de soumettre la société au lit de procuste de modèles étatiques fixés peut être considérée comme une résurgence du libéralisme ».⁠[5]

On assiste aussi à une « socialisation du libéralisme »[6].

L’affaire n’est pas tout à fait neuve. On peut citer l’exemple d’un des plus célèbres libéraux belges du XIXe siècle : Ch. De Brouckère⁠[7]. C’est lui qui déclara, un jour⁠[8], à la Chambre : « Un de nos collègues m’a fait l’honneur de me désigner sous le nom d’édile du laisser passer et du laisser faire. Je vous avoue que je suis extrêmement flatté de cette qualification, et je crois, que l’honorable membre n’a pas compris la portée de ses paroles. Les édiles ou les amis du laisser passer et du laisser faire sont les économistes ; et les détracteurs acharnés du laisser passer et du laisser faire sont non seulement des socialistes, mais encore des communistes…​

Laisser faire, c’est laisser à l’homme la liberté d’user de ses facultés, de travailler ; laisser passer c’est permettre à l’homme de disposer librement des fruits de son travail. Laisser faire et laisser passer, mais c’est la consécration du droit de propriété qui est l’objet de toute société et le fondement de toute richesse. Or, c’est parce que nous avons le respect le plus absolu de la propriété, que nous voulons le respect de la propriété qui est la plus sacrée de toutes : la propriété des facultés humaines ». Or, ce libéral pur et dur, en paroles, fut partisan d’ »un monopole d’État pour les caisses d’épargne et les principales formes d’assurance », défendit l’idée d’une société mixte d’exportation, préconisât, pour prévoir les crises, « que le gouvernement eût toujours en réserve un projet de route, de canal ou de tout autre grand travail d’utilité publique qui pourrait être entrepris d’un moment à l’autre »[9]. Durant son mandat de bourgmestre, « il fit admettre par le Conseil communal l’inscription d’un taux minimum de salaire dans tous les cahiers de charge des travaux exécutés pour la commune ». d’une manière plus générale, Chlepner qui rapporte ces faits⁠[10], note aussi « que c’est pendant cette époque qui fut en principe celle du libéralisme économique, que fut parachevée la concentration entre les mains de l’État ou des pouvoirs publics dans le sens le plus large, de la gestion de la plupart des moyens de transport et de communication »[11].

Aujourd’hui, dans la perspective « d’un libéralisme affranchi des arrière-pensées d’un individualisme asocial, les limites que les convictions libérales opposent à l’intervention du, pouvoir ne s’établissent pas sur les mêmes frontières que celles qu’avaient tracées, au siècle dernier, les tenants d’un libéralisme étriqué. Ces limites ne sont pas celles derrière lesquelles s’abriterait la condition concrète d’un individu barricadé dans un repliement sur lui-même qui l’isolerait de la société ; ce ne sont pas des défenses d’intérêts matériels, des murailles ou des pièges à loup protecteurs des propriétés. Ce sont les bornes que le pouvoir ne peut transgresser sans attenter à la personnalité à la fois individuelle et sociale de l’homme »[12]

Il ne faut donc pas s’étonner de voir, dans la réflexion comme dans l’action, des libéraux et des socialistes se rapprocher.

Déjà en 1979, Burdeau citait cette définition de Jean Ellenstein⁠[13] : « Le socialisme, c’est le libéralisme plus la démocratie sociale »[14]

En France, dans les années 2000, la Fondation Saint-Simon réunit la « droite intelligente » et la « gauche intelligente ». Prenant acte de la fin des idéologies, opposées au totalitarisme, elles cherchent à concilier le marché et l’intervention de l’État et « définissent la formule de l’économie concertée comme un système de collaboration permanente entre administration, patronat et mouvement syndical ».⁠[15] A propos du gouvernement socialiste de Lionel Jospin, dans les années 2000-2001, la question fut posée de savoir ce gouvernement pouvait être taxé de social-libéralisme. Celui-ci ayant comme but d’ »adapter le moins brutalement possible la société aux besoins du captalisme financier globalisé moderne, le capitalisme gérant l’économie à sa guise, l’État prenant en charge, de plus en plus mal d’ailleurs, certains coûts sociaux du système ».⁠[16]

En Belgique, on vit apparaître, en 1999, une coalition réunissant notamment libéraux et socialistes. Ce fut en vain que quelques socialistes prévenus de ce scénario avant même les élections dénoncèrent « l’arnaque du libéralisme social »[17], libéralisme social affirmé par les libéraux d’alors⁠[18].

On peut expliquer ces rapprochements réels ou feints, d’une manière plus générale, à partir de l’explication donnée par Bruno Van der Linden⁠[19]. Son but est de montrer comment la théorie néo-libérale peut s’adapter pour entrer dans la pratique mais sa description, hormis les exemples, pourrait s’appliquer aux théories socialistes. En effet, écrit-il, « dans l’ordre politique, les théories sont diluées, transformées, sélectionnées en fonction des intérêts de ceux qui les utilisent et en vue de créer des coalitions qui règlent la répartition du pouvoir dans la société ». Deux processus d’adaptation sont utilisés. Tout d’abord, « il y a un processus de sélection parmi les théories : en fonction des intérêts de ceux qui répercutent les doctrines et dans un souci de mobilisation idéologique, certaines cartes de l’éventail du jeu des théories néo-libérales disparaissent ». Et d’autre part, « les théories sont diluées, adaptées pour constituer un élément du discours : les théories néo-libérales sont arides et fort techniques. Elles ont peu de chance d’être comprises par un grand nombre de personnes. En revanche, quelques idées-forces suffisamment vulgarisées peuvent étayer l’argumentation d’un discours qui, pour mobiliser, jouera avant tout sur les préoccupations du moment, les sentiments qui parcourent l’opinion, les symboles qui peuvent rallier les foules, etc. ». L’auteur ajoute encore que « les fragments doctrinaux sont des repères pour la conclusion de coalitions nouvelles : des éléments de théorie, retravaillés et éventuellement réduits au stade de slogans, ne vont pas seulement étayer l’argumentation ; ils sont également des signes de ralliement pour constituer par tâtonnement des coalitions nouvelles ».

Dans la réalité politique des pays occidentaux, il n’y a pas de socialisme ou de libéralisme purs. On peut, tout au plus, suivant les législatures ou l’évolution des situations, trouver des traits, des accents plus ou moins libéraux plus ou moins socialisants. La plupart du temps, les cartes paraissent brouillées. Aprè un débat, à la télévision française, entre Laurent Fabius (socialiste) et Jacques Chirac (libéral), certains ont dit en Belgique que Fabius parlait comme W. Maertens (social chrétien) et G. Spitaels (socialiste) comme Chirac ! L’avènement de Tony Blair (travailliste) au poste de premier ministre en Grande Bretagne, fut salué par Ph. Busquin, alors président du PS belge comme une victoire socialiste. Son successeur, par contre, dénonça « la gauche confuse de la troisième voie de Tony Blair »[20].


1. Op. cit., p. 80.
2. Notons aussi comme le fait remarquer très pertinemment G. Sorman que « les intellectuels (…) sont libres de leurs pensées et les élus prisonniers de leurs électeurs »…​ (Les vrais penseurs de notre temps, Fayard, 1989, p. 261).
3. BURDEAU Georges, Le libéralisme, Seuil-Points, 1979, p. 243.
4. A propos des travailleurs belges, un socialiste fait remarquer qu’ils « ne sont pas révolutionnaires ; autrement dit, ils ne souhaitent pas renverser brutalement les institutions existantes ; ils veulent les améliorer, ils prétendent à plus de justice sociale, mais ils sont pragmatiques et répugnent à l’aventure inconsidérée » (ABS R., Histoire du Parti Socialiste Belge, Institut E. Vandervelde, 1974, p. 39). Dans le même esprit, B.-S. Chlepner (op. cit., p. 425) note que « notre civilisation entière est basée à la fois sur le progrès économique et social et sur l’idée du compromis ».
5. Id., p. 244. L’auteur note encore que « ce socialisme peut d’ailleurs, à cet égard, se réclamer d’une ascendance illustre puisqu’il se situe dans la ligne d’Henri de Saint-Simon, de Fourier et de Proudhon ». Saint-Simon (1760-1825) accorde plus d’importance à la production (et donc aux travailleurs) qu’à la propriété (et donc aux propriétaires), mais il tend à privilégier l’économique sur le politique. Fourier (1772-1837), inventeur du fameux « phalanstère », considéré parfois comme le dernier des physiocrates, est un partisan de l’association et de la coopérative. Proudhon (1801-1965) auteur d’une Théorie de la propriété, estime qu’il faut généraliser la propriété pour aboutir à l’abolition de l’État (cf. SALLERON, op. cit., pp. 174-184.
6. BURDEAU G., op. cit., p. 267.
7. 1796-1860. Il fut ministre, parlementaire, directeur de la Banque de Belgique et bourgmestre de Bruxelles.
8. 16 juillet 1851.
9. Lettre à Arrivalene sur les conditions des travailleurs, 1845, p. 26.
10. Op. cit., p. 31.
11. Id., p. 88.
12. Id., pp. 268-269.
13. Historien mort en 2002. Il fut membre et « animateur intellectuel » (Lionel Jospin) du Parti communiste français.
14. Op. cit., p. 295.
15. LAURENT Vincent, Enquête sur la Fondation Saint-Simon, Les architectes du social-libéralisme, Le Monde diplomatique, septembre 1998, disponible sur www.monde-diplomatique.fr.
16. Cf. Un social-libéralisme à la française, Regards critiques sur la politique économique et sociale de Lionel Jospin, Fondation Copernic, La découverte-cahiers libres, 2001. Cf. également l’analyse du livre par SPIRE Arnaud, Le social-libéralisme n’a pas d’avenir, in L’Humanité, 4-1-2002, disponible sur www.humanite.presse.fr.
17. DEMELENNE Claude, PSC, la reconquête, Les dangers de l’alliance laïque, Luc Pire-Politique, 1999, pp. 35-59. Partisan d’une alliance socialiste - sociale-chrétienne, l’auteur dénonce l’« illisibilité » d’une association bleue-rouge, une trahison en fait : « Dans une récente interview à « L’Echo », explique-t-il, Louis Michel se réjouissait des changements intervenus au sein d’un PS devenu « plus pragmatique ». En langage codé, le président du PRL juge le PS sur la bonne voie, puisqu’il épouse désormais une démarche de plus en plus libérale. Louis Michel se trompe. Ce n’est pas le PS qui a changé, mais seulement quelques-uns de ses dirigeants - Busquin, Di Rupo, Collignon…​- qui se sont convertis au social-libéralisme à la mode Tony Blair. Les autres socialistes, bon nombre de cadres intremédiares, les militants et l’électorat du PS, se situent aux antipodes du monde libéral. »(op. cit., p. 66).
18. Interrogé par deux journalistes du Soir (23-10-2002), le ministre régional de l’économie Serge Kubla (libéral) dénonce « certains dérapages du libéralisme » et déclare qu’ »un certain type de dictature des marchés n’est plus acceptable », au nom des pauvres du tiers-monde, des petits-épargnants, des chômeurs et des travailleurs en général. « Un discours très « pôle des gauches » » commentent les journalistes.
   De même, dans les Objectifs politiques du MR (libéral), on peut lire: « la croissance économique n’est pas un but en soi mais un moyen au service de l’homme : produire de la richesse doit produire de la liberté, favoriser le progrès collectif et permettre l’épanouissement de chacun. (…) Construire une société, c’est permettre aux citoyens de vivre avec dignité, de s’épanouir pleinement et de tisser entre eux des liens de solidarité. Celle-ci est donc une valeur centrale dans la vie en commun. La sécurité sociale en est une manifestation exemplaire. La solidarité est un droit : elle doit être organisée, équitable, permanente et générale » (www.lemr.be).
19. Les théories néo-libérales et leur utilisation, in Néo-libéralismes et conservatisme, Pour un discernement éthique et évangélique, Commission Justice et paix Belgique, 1987, pp. 37-38.
20. Di RUPO Elio, Discours du 28-8-2002, op. cit..

⁢iv. Vers un libéralisme pur et dur ?

[1]

L’effondrement des systèmes communistes en Europe centrale et orientale aux alentours de 1989 semble avoir donné un coup de fouet à l’idéologie libérale en discréditant sévèrement les modèles socialistes les plus accomplis.

De nombreux auteurs peuvent être cités qui animent des courants divers mais nous allons, une fois encore, tâcher de mettre en exergue les point communs.

Selon Martin Masse⁠[2], cinq attitudes psychologiques essentielles se retrouvent dans toutes les formes de libéralisme actuelles. Cinq attitudes qui nous rappelleront les discours des XVIIIe et XIXe siècles⁠[3].

\1. L’individualisme:

« les individus sont ultimement responsables des choix qu’ils font et de la situation dans laquelle ils se trouvent. Ils doivent en assumer les conséquences, bonnes ou mauvaises, sans se plaindre ni en rejeter la faute sur les autres »[4]

\2. L’optimisme:

« Les libertariens ont confiance dans l’ingénuité et le sens de l’initiative des humains. Ils croient que si on laisse les gens libres d’agir dans leur propre intérêt pour trouver des solutions aux multiples défis et problèmes auxquels ils sont confrontés, si les bons indicatifs sont présents, la grande majorité s’empresseront de le faire de façon dynamique, productive et souvent astucieuse ».

\3. Le refus des « abstractions collectives »:

« Les libertariens s’intéressent d’abord à l’individu et le voient comme l’ultime réalité sociale. Pour eux, les entités collectives n’ont de sens que lorsqu’elles s’incarnent dans l’individu, et pas en elles-mêmes ». Les phénomènes collectifs sont pertinents seulement lorsqu’ »ils répondent à un besoin des individus.(…) C’est la subjectivité de l’individu qui importe, pas son appartenance à des entités collectives abstraites. Et lorsqu’il est question de réaliser quelque chose, ils comptent d’abord sur leur propres moyens en collaboration volontaire avec d’autres individus qui y trouvent leur compte pour y arriver, pas sur une « mobilisation » collective ».

\4. La foi dans un progrès continu, dans l’« amélioration constante à long terme »:

« Les libertariens ont (…) une attitude généralement réaliste et pragmatique et sont réconciliés avec le monde tel qu’il est, même s’ils souhaitent bien sûr eux aussi voir des changements pour le mieux. Ils ne sont pas constamment désespérés de constater que nous ne vivons pas dans un monde parfait, qu’il y a des inégalités, des problèmes sociaux, de l’ignorance, de la pauvreté, de la pollution et toutes sortes d’autres situations déplorables dans le monde. Ils croient que seul l’effort, la créativité et l’apprentissage individuels à long terme permettent de changer les choses et qu’il n’y a pas de solution magique pour tout régler. De toute façon, la vie comme processus biologique et la société comme processus d’interaction humaine sont des systèmes en perpétuel déséquilibre et en perpétuel mouvement de rééquilibrage, et il n’y a donc aucune raison de se désoler du fait que nous ne soyons pas encore parvenus à créer un monde parfait. Un tel monde serait de toute façon synonyme de stagnation et de mort ». Autrement dit encore, les libertariens ne sont pas des « aliénés de la vie qui sont « conscientisés » à toutes les bonnes causes. »

\5. La tolérance:

« Pour les libertariens, tout est acceptable dans la mesure où quelqu’un ne porte préjudice à autrui ou à sa propriété. Les gens peuvenet donc faire ce qu’ils veulent avec leur propre corps et entre eux si c’est de façon volontaire. Ils peuvent se droguer, se prostituer, ou consacrer leur vie et leur fortune à la vénération des petits hommes verts venus d’autres planètes. Personne n’a moralement le droit d’empêcher quiconque de vivre comme il l’entend s’il ne fait de tort à personne d’autre, même si la presque totalité de la population désapprouve son comportement particulier. (…) Dans une société véritablement libre, les individus pourront s’organiser comme ils le voudront, dans la mesure où ils ne tentent pas d’imposer leur mode de vie à ceux qui ne le souhaitent pas. Ainsi les communistes pourront s’acheter un territoire, fonder une commune, se soumettre volontairement à un gouvernement local qui les taxera à 90% et qui planifiera leur vie de classe prolétarienne dans les moindres détails ».

Ces principes recoupent parfaitement cette définition de la liberté qui était en vigueur dans les cercles économiques du XIXe siècle : « Entière propriété de soi-même ; entière possession de ses forces, de ses facultés corporelles et intellectuelles, la liberté est la base et le guide des doctrines économiques ; c’est le droit du plus faible pesé dans la même balance que le droit du plus fort. (…) Elle n’a pas d’autres limites que la liberté et le droit d’autrui. Elle est un des corollaires du droit de propriété »[5]

Près d’un siècle et demi plus tard, Walter Block rappelle que le libéralisme repose bien sur deux principes fondamentaux : la propriété de soi-même et la propriété privée⁠[6].

A partir, de la réhabilitation des principes fondamentaux du libéralisme classique nous allons retrouver mais amplifiés, les grands thèmes de l’économie politique des origines⁠[7].


1. Une question de vocabulaire se pose. Comment appeler ce libéralisme pur et dur d’aujourd’hui ? Couramment, on parle de néo-libéralisme mais ce mot est refusé par certains. Ainsi, pour Martin Masse (Cf. Le Québécois libre, n° 97, 2-2-2002, disponible sur www.quebecoislibre.org. Cette publication « défend la liberté individuelle, l’économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales. Il s’oppose à l’interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus »), le mot néo-libéral ne convient pas pour désigner le renouveau de la pensée libérale classique. Ce terme est plutôt utilisé par les adversaires comme une injure, dit-il, le néo-libéralisme étant considéré comme la cause de tous les maux. De plus, quand on parle de libéralisme aujourd’hui dans certains pays, on évoque des partis politiques qui sont devenus socialistes ou gauchistes (comme aux USA), ou encore centristes comme au Canada. Le mot libertaire ne convient pas non plus car il risque d’induire en erreur. Le courant libertaire, à proprement parler, est un anarcho-socialisme ou un anarcho-communisme dont les premiers représentants sont les révolutionnaires russes Kropotkine et Bakounine. S’ils sont anti-étatistes, ils sont anti-capitalistes, égalitaristes, autogestionnaires, collectivistes. En définitive, toujours selon Masse, il faut appeler ce nouveau courant de pensée libérale classique: « libertarien », en référence avec « libertarian » américain). A ce courant sont associés des penseurs et économistes comme Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, Milton Friedman, R. Nozick. Pour la facilité, nous nous conformerons à l’usage et emploierons, malgré tout, indifféremment les termes « libertarien » ou « néo-libéral » en nous en tenant strictement à l’ étymologie de ce dernier.
2. Cf. Le Québécois libre, n°53, 21-1-2000.
3. F.A. von Hayek explique : «  Nous n’avons ni le désir ni le pouvoir de retourner en arrière, de revenir au XIXe siècle, mais nous avons la possibilité de réaliser son idéal, qui n’est pas méprisable. Nous avons peu de titres à nous sentir supérieurs à nos grands-pères. Et nous ne devons pas oublier que ce n’est pas eux, mais bien nous, qui avons fait un grand nombre de folies. Si la première tentative pour créer un monde d’hommes libres a échoué, nous devons recommencer. Ce principe suprême : la politique de liberté individuelle, seule politique vraiment progressive, reste aussi valable aujourd’hui qu’au XIXe siècle » ( La route de la servitude, Médicis, 1945, pp. 170-171).
4. Pascal Salin écrit : « Le capitalisme ne peut se justifier d’abord par sa capacité à accroître la « prospérité commune » (à supposer qu’une telle expression ait un sens quelconque). Sa véritable justification est d’ordre moral ; c’est parce que le capitalisme est conforme à la nature humaine qu’il est juste ; il respecte la recherche par chaque homme de ce qu’il considère comme « bien » ; la notion d’ »intérêt général », en revanche, auquel les droits d’un individu pourraient être sacrifiés, est un concept sans signification dont se sert celui qui prétend vouloir en formuler le contenu pour imposer aux autres son propre système de valeurs. Or, seuls les hommes eux-mêmes peuvent juger des valeurs qui les concernent. Les choses n’ont de valeur qu’en fonction des projets individuels qu’elles permettent de réaliser et dont elles sont issues, et elles n’ont de valeur que pour les individus qui les formulent » (L’arbitraire fiscal, R. Laffont, 1985, p. 16).
5. In Vocubulaire de Neymark. L. Salleron (op. cit., pp. 18-19) qui le cite, précise : « Certes Neymark est un personnage tout à fait secondaire, mais à ce titre même il est éminemment représentatif de la pensée dominante de son temps. Ancien président de la Société de statistique de Paris, directeur du journal Le Rentier (…) il veut mettre l’Economie politique à la portée de tous dans un petit livre sans prétention. « Nos confrères de la Société d’Economie politique de Paris, nous dit-il dans un avant-propos, (…) nous ont donné des citations choisies par eux, extraites de leurs propres ouvrages, des réflexions et des pensées inédites : grâce à leur obligeant concours, ce Vocabulaire se présente, en quelque sorte, avec la collaboration des membres les plus autorisés de la Société d’Economie politique ». Nous sommes bien en présence, poursuit Salleron, d’une pensée commune aux économistes du XIXe siècle ».
6. L’économie politique selon les libertariens, in Journal des Economistes et des Etudes humaines, vol. 3, n° 1, mars 1995, disponible sur www.libres.org. W. Block est professeur d’économie au College of the Holy Cross, Worcester. Un autre, Bertrand Lemennicer, professeur à l’université Panthéon-Assas, à Paris, reprend plus simplement la vieille formule anarchiste : « ni Dieu, ni maître » (in Le libéralisme, disponible sur www.lemennicier.com).
7. Les libertariens ont un précurseur en Belgique. G. De Molinari (1819-1912), directeur de la revue L’économiste belge (1855-1868), « poussait jusqu’à des conclusions extrêmes les conceptions de l’école libérale. Son laisser-faire était pur comme le cristal. Il considérait que les fonctions gouvernementales pourraient être abolies à peu près complètement : non seulement l’État ne devrait intervenir dans aucun domaine de l’acitivité économique, mais il devrait abandonner à l’initiative privée l’enseignement, le culte, le monnnayage, le service postal, les transports, etc. Bien plus, même la protection des citoyens pourrait être enlevée au gouvernement et confiée à l’initiative privée. Car, le Gouvernement n’est uatre chose qu’une entreprise organisée pour fournir la sécurité. Or la production de la sécurité est soumise à la même loi naturelle que toutes les autres productions. Actuellement les gouvernements ont un monopole, aucune concurrence ne s’y exerce. d’où les abus et les guerres. La seule solution rationnelle, ou plutôt naturelle, est d’y introduire la concurrence. Des individus ou des associations s’établiront alors comme producteurs de sécurité et les consommateurs choisiront ceux qui offrent leurs services dans les meilleures conditions ».(Cf.. CHLEPNER B.-S, Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Editions de l’Université de Bruxelles, 1972, pp. 57-58).

⁢a. La plus grande liberté pour l’individu…

Le point de départ de ces nouveaux libéraux est donc une affirmation radicale de la liberté individuelle : « Une défense efficace de la liberté, écrit Hayek, doit (…) être dogmatique et ne rien concéder aux expédients, même là où il n’est pas possible de montrer qu’en regard des avantages de l’expédient, qui sont connus, certaines répercussions nuisibles précises découleront de l’atteinte à la règle. La liberté ne prévaudra que si l’on admet comme axiome qu’elle constitue un principe dont l’application aux cas particuliers n’appelle aucune justification. C’est donc une méprise que de reprocher au libéralisme d’avoir été trop doctrinaire. Son défaut ne fut pas de s’attacher trop obstinément à des principes, mais d’avoir plutôt manqué de principes suffisamment définis pour fournir des orientations certaines ».⁠[1]

La revendication de la liberté individuelle va très loin. Elle condamne toute « construction » politique sociale ou économique. C’est pourquoi on appelle aussi ces économistes « anti-constructivistes ».

Evoquons les ouvrages de Pierre Lemieux, économiste, animateur au Canada, de Subversive Liberty qui réclame le droit de porter les armes⁠[2], de fumer toujours et partout⁠[3], demande que l’on défende et réhabilite les « initiés » dans les milieux financiers⁠[4] ou encore qu’avant de condamner globalement la pédophilie, on cherche à distinguer « la simple célébration de la beauté » du « véritable viol » et les « fantasmes plus ou moins innocents » des fantasmes « plus ou moins tordus »[5].

L’essayiste et romancière Ayn Rand⁠[6], très prisée par les libertariens, a consacré « la vertu d’égoïsme » : « Chaque être humain vivant est une fin en lui-même, non le moyen pour les fins ou le bien-être des autres. Ainsi, l’homme doit vivre pour son propre intérêt, ne sacrifiant ni lui-même aux autres, ni les autres à lui-même ».⁠[7]

« Sur le plan philosophique, explique un autre auteur, ceci implique l’abandon de valeurs morales encroûtées qui font qu’au nom de son manque visible de maturité, on traite le citoyen comme un être irresponsable »[8].


1. Droit, législation et liberté, Tome I, PUF, 1985, pp.73-74. F.A. Hayek (1899-1992), enseigna en Autriche, en Grande-Bretagne, aux États-unis et en Allemagne. En 1974, il a obtenu le Prix Nobel de Science économique. Il est le penseur-phare du néo-libéralisme.
2. In Le droit de porter les armes, Belles Lettres, 1993. Marc Grunert présente le livre en écrivant que « l’interdiction de porter librement des armes profite aux criminels qui peuvent s’attaquer aux honnêtes gens sans défense mais en plus le monopole des hommes d le’État sur les armes permet à ces hommes toutes sortes d’activités criminelles à commencer par le vol à main armée qu’est l’impôt » ( sur www.amazon.fr).
3. In Tabac et liberté, Varia, 1997. L’auteur précise : « Après m’être fait l’écho de quelques doutes scientifiques concernant la nocivité du tabac, et particulièrement de la très fugace fumée secondaire, j’ai tenté de démontrer que, même en supposant que le tabac menace la santé autant que la propagande étatique veut le faire croire, la réglementation coercitive de la production et de la consommation de ce produit ne repose en général sur aucun fondement économique ».
4. In Apologie des sorcières modernes, Belles Lettres, 1991.
5. La chasse aux sorcières pédophiles, Chronique française et iconoclaste, 1996, sur www.pierrelemieux.org.
6. 1905-1982. Née en Russie et exilée aux USA, elle a popularisé les thèses libertariennes et en même temps a tâché de leur donner des fondements philosophiques en puisant notamment dans les oeuvres d’Aristote.
7. L’éthique objectiviste, in La vertu d’égoïsme, Les belles Lettres, coll. Iconoclastes, n° 19, 1993 disponible sur http://membres.lycos.fr/marcgrunert.
8. Radikaal Manifest, Handvest voor een nieuwe liberale onwenteling, Bruxelles, 1980, p. 17.

⁢b. … dans les échanges…

Tous les auteurs font évidemment l’apologie du marché et du libre-échange.Ils nous expliquent que « les richesses des hommes - non seulement matérielles, mais aussi spirituelles et culturelles - proviennent de leurs différences. Ce sont elles qui rendent l’échange possible et profitable. Et l’immense mérite de la civilisation européenne est qu’elle a incité les hommes à se différencier toujours davantage les uns par rapport aux autres. La liberté des marchés et la concurrence en sont l’expression économique : les producteurs cherchent non pas à faire comme les autres producteurs - c’est-à-dire à « harmoniser » leurs productions - mais, au contraire, à faire mieux qu’eux. La prospérité du monde moderne est venue de cette recherche continuelle de la différenciation ».⁠[1]

Dans cet esprit, « la mondialisation signifie seulement un accroissement de la concurrence »[2]. C’est donc, dans la perspective libérale, une bonne chose, à condition de laisser l’initiative aux acteurs économiques. En effet, pour Hayek⁠[3], « le flux continuel des biens et des services est maintenu par des ajustements délibérés constants, par de nouvelles dispositions prises chaque jour à la lumière des circonstances qui n’étaient pas connues la veille ». Cette thèse centrale du célèbre économiste est expliquée ainsi par Michel Branciard: « Une information qui porte non seulement sur les quantités demandées ou offertes, mais sur les qualités, le lieu où il convient de les fournir, le moment, etc., ne peut être centralisée ; seuls des agents dispersés peuvent prendre connaissance de ces faits particuliers et imprévisibles qui conditionnent l’efficacité économique et la fonction essentielle des prix du marché est de faire circuler des informations entre les agents »[4].


1. Pr Pascal Salin, Président d’honneur du Cercle Hayek de Strasbourg, in Pour une Europe non harmonisée, Journal des Economistes et des Etudes humaines, vol.1, n°4, décembre 1990, disponible sur http://membres.lycos.fr : marcgrunert/CERCLE%20HAYEK.htm. P. Salin est professeur à l’université de Paris IX-Dauphine.
2. P. Salin, Interview, op. cit..
3. Cité in BRANCIARD, Les libéralismes d’hier à aujourd’hui, Chronique sociale, 1987, p. 82.
4. Id., pp. 82-83.

⁢c. Non aux interventions de l’État !

On ne sera pas étonner d’entendre les néo-libéraux réclamer « sur le plan économique et social, (…) le démantèlement de l’État-providence capitaliste avec son élite techno- et bureaucratique, la « réinvention » du système de la libre concurrence et la pratique d’une politique sociale de base au lieu de la politique de corporatisme en vigueur »[1].

On parlera d’« État minimal »[2] ou d’« État zéro »[3].

Or, depuis le dix-neuvième siècle, on a pu constater maintes fois que la libre concurrence finissait par tuer la concurrence et donc que l’État devait intervenir pour la sauver. Les libertariens sont bien conscients que la libre-concurrence n’empêche pas les ententes sous forme de cartels, d’oligopoles ou de monopoles mais ils préf_rent, dans tous les cas, cette situation à l’intrusion de l’État.

Milton Friedman qui a étudié le problème à travers les exemples américains et allemands, a remarqué que « quand les conditions techniques font du monopole l’issue naturelle de la concurrence des forces du marché, trois choix seulement paraissent possibles : le monopole privé, le monopole public, ou la réglementation publique. Tous trois sont mauvais, écrit-il, si bien qu’il nous faut choisir entre plusieurs maux ». Et quel est son choix ? « Je conclus (…), non sans répugnance, précise-t-il, que s’il est tolérable, le monopole privé est sans doute le moindre des maux ».⁠[4]

H. Lepage, aboutit à la même conclusion. Tout en nous assurant que « les accords de cartel privés sont, par définition, des constructions instables, éphémères et inefficaces »[5], il constate que « l’entente fait partie intégrante de la logique de fonctionnement d’une économie de marché fondée sur le principe de la libre entreprise et de la décentralisation des décisions. Il ne faut pas avoir peur de le reconnaître. L’entrepreneur n’est pas spontanément un héros. Même lorsqu’il lève bien haut le drapeau de l’économie de marché, moins de concurrence est pour lui préférable à plus de concurrence. Son intérêt personnel est moins de jouer le jeu de la concurrence que de s’y soustraire »[6]. Fort de l’expérience américaine, il ajoute que « dans une économie de marché, le préjudice que les ententes privées sont susceptibles de porter à la collectivité est moins évident que nous ne le croyons habituellement. Le coût social des pratiques monopolistiques est probablement beaucoup plus élevé dans les secteurs soumis d’une manière ou d’une autre à des règlements publics, interférant avec le jeu du marché, qu’il ne l’est dans les secteurs libres de toute interférence »[7].

qu’il soit concurrentiel ou non, le marché doit être déréglementé. S’établit alors un ordre qui, « n’étant voulu par personne, (…) n’est ni juste , ni injuste ».⁠[8]

Tous ces auteurs manifestent méfiance voire hostilité vis-à-vis des services publics qui sont, pour eux, « généralement le produit des circonstances historiques autant que de la volonté de socialiser une nation »[9]. Il faut privatiser ces services pour en finir avec la bureaucratie et l’illusion de la gratuité : « dans les rapports entre l’État et le citoyen, c’est l’argent qui libère et la gratuité qui opprime ».⁠[10] Au nom de la solidarité et de la justice sociale, l’État s’attribue souvent un rôle de redistribution notamment par le biais de l’impôt progressif⁠[11].

C’est au yeux des nouveaux économistes une « spoliation » légale puisque ceux qui ont créé les richesses n’ont pas décidé eux-mêmes de leur affectation⁠[12]. C’est la thèse défendue par P. Salin dans un ouvrage au titre explicite : L’arbitraire fiscal[13]. L’auteur accuse les États qui pratiquent cette politique d’avoir plus le souci de clientèles électorales que de l’avenir, de privilégier la répartition par rapport à la production, de tuer le capital et donc de créer de nouveaux pauvres.

Notons que, dans la même logique, Salin s’en prend aussi à l’institution de la sécurité sociale. Dans les cotisations sociales, « si la distinction fictive entre la  »part patronale » et la « part salariale » n’avait pas détourné l’attention des uns et des autres, les salariés se seraient bien vite aperçu que la prétendue « conquête sociale », le pseudo- »cadeau arraché au patronat » n’était qu’un impôt de plus sur leurs salaires et le moyen par lequel les hommes de l’État prétendent leur fournir un service par la voie coûteuse et génératrice de gaspillage du monopole d’État ».⁠[14] Une fois encore, la solution est de supprimer ce monopole public et d’instaurer une concurrence entre des assureurs privés car « en donnant un statut public aux activités d’assurance, on accroît la collectivisation du risque et, par conséquent, l’irresponsabilité. S’il est des activités qui, plus que toute autre, doivent éviter toute tutelle publique, ce sont bien les activités de couvertures des risques »[15].

Et même, au point de vue de la monnaie, mais contrairement ici à Keynes, les libertariens prône le désengagement de l’État en matière de politique monétaire. Les plus modérés attendent des banques responsables de la régulation des masses monétaires qu’elles annoncent pour une longue période le taux d’accroissement, qu’elles s’y tiennet et permettent ainsi aux agents économiques de jouir d’une information fiable. Les plus radicaux souhaitent la fin du monopole étatique de la monnaie. Des monnaies marquées du sceau des banques privées entreraient en concurrence.⁠[16]

« Pour un libéral authentique, c’est-à-dire non utilitariste, il n’y a pas de place pour l’État, puisqu’il représente l’émergence de la contrainte, c’est-à-dire la négation de la liberté. L’État est l’ennemi qu’il faut savoir nommer. Car il faut d’abord reconnaître ses ennemis avant de pouvoir les combattre ».⁠[17] L’État n’a « aucune justification morale ni scientifique, mais (…) constitue le pur produit de l’émergence de la violence dans les sociétés humaines »[18].

Après les attentats du 11 septembre 2001 aux USA, les libertariens vont accentuer leur critique de l’État.

P. Salin fait remarquer que « dans une société parfaitement libertarienne, l’état américain n’existerait pas et qu’il reviendrait aux propriétaires des « Twins » de les protéger contre le terrorisme et de réagir éventuellement aux attaques terroristes, c’est-à-dire de défendre leurs droits. » En attendant, les victimes, « les morts et les blessés des « Twins » - ainsi que les propriétaires des tours (…) sont - eux-mêmes ou leurs ayant-droits - légitimement habilités à demander réparation sous la forme qui leur convient, c’est-à-dire en se vengeant des terroristes et/ou en demandant réparation à leur fournisseur de sécurité défaillant (l’état américain qui a prétendu détenir le monopole de la « sécurité nationale »).(…) « Je ne crois pas que l’État soit capable de garantir la sécurité des citoyens. En, effet, les hommes de l’État sont, par nature irresponsables et l’État fait donc toujours moins bien que des personnes privées unies par des liens contractuels.. L’idée qu’il faille un État pour assurer la sécurité des citoyens est l’un des grands et dangereux mythes de nos sociétés. (…) Ce sont les hommes de l’État, non les « marchands », qui sont responsables des dizaines de millions de morts qui ont jalonné ce siècle. (…) L’État est totalement incapable d’assurer notre sécurité. C’est lui qui a construit les banlieues sinistres et les HLM-poulaillers, c’est lui, qui a favorisé une immigration de mauvaise qualité, c’est lui qui a le monopole d’une justice peureuse et sans moyens ».⁠[19]

Pour B. Lemennicer, les attentats démontrent « la faillite des hommes de l’État en matière de protection des personnes ». L’État, en cette occasion, a démontré son « inefficacité et irresponsabilité ». De plus, comme « l’État américain a été finalement surpris par une organisation purement privée », l’attentat « démontre la supériorité du privé sur les services publics y compris en matière d’agression ».⁠[20]

La méfiance voire l’hostilité vis-à-vis de l’État, change la conception de la loi : « Le rôle de la loi, écrit Hayek, ne doit pas être confondu avec l’art de légiférer et de gouverner : l’objectif de la loi n’est pas d’organiser les actions individuelles afin de concourir à la poursuite d’un but ou d’un projet commun ; mais de définir et codifier un cadre abstrait de règles et morales collectives dont la finalité, nécessairement anonymes, est de protéger la liberté d’action des individus et des groupes autant contre l’arbitraire de tout pouvoir organisé (même celui d’une majorité « démocratiquement » élue) que contre les empiètements des autres. »


1. Radikaal Manifest, Handvest voor een nieuwe liberale onwenteling, Bruxelles, 1980, p. 17. Dans le même esprit, un philosophe « libertaire » note que « les signes du changement sont l’accroissement de la fraude fiscale, le marché florissant du travail en noir, les radios libres et la tendance chez beaucoup de jeunes à mettre en question la rhétorique de la « justice sociale » qui entoure les démêlés politiques » (Frank Van Dun, préface à F.A. Hayek, De weg naar de moderne slavernij, Bruxelles, 190, p. 22). Cf. RAES Koen, Néo-libéralisme, anti-politisme et individualisme possessif, in La Revue nouvelle, mars 1984, pp. 245-256.
2. BRANCIARD, op. cit., p. 91.
3. LEMENNICER, op. cit..
4. Capitalisme et liberté, Laffont, 1971, cité in BRANCIARD, op. cit., pp. 84-85. M. Friedman fut, après guerre, professeur à l’université de Chicago.
5. Demain le libéralisme, Pluriel, 1980, p. 290.
6. Id., p. 291.
7. Id., p. 304.
8. BRANCIARD, op. cit., p. 86.
9. SORMAN G., La solution libérale, Fayard, 1984, p. 208.
10. Id., p. 219.
11. Certains proposent le retour à l’impôt de « capitation » c’est-à-dire à un impôt par tête, identique pour tous et qui servirait à financer la sécurité intérieure et extérieure.
12. « L’impôt c’est purement et simplement un vol, puisqu’il n’est pas volontaire » (Murray Rothbard cité par Sorman in Les vrais penseurs de notre temps, op. cit., p. 254). M. Rothbard est professeur à l’université de Las Vegas.
13. Laffont, 1985.
14. Op. cit., p. 199.
15. Id., p. 218.
16. Cf. BRANCIARD, op. cit., pp. 96-97.
17. SALIN P., Libéralisme, Odile jacob, 2000, p. 70.
18. Id., p. 440.
19. Interview du 23 novembre 2001 par Marc Grunert sur le site du Cercle Hayek évoqué. P. Salin ajoute qu’il est « ridicule de proclamer (…) que la pauvreté et le capitalisme ont été la cause des attaques. C’est confondre causes et conséquences. En effet, le mépris porté à la liberté individuelle conduit évidemment à la pauvreté. Il conduit aussi au terrorisme ; l’un et l’autre sont la conséquence d’un manque de capitalisme ».
20. LEMENNICER B., World Trade Center…​La faillite de l’État dans toute son ampleur, disponible sur www.lemennicer.com. Sur le même sujet, lire l’Entretien avec Pascal Salin par Marc Grunert, disponible sur le même site ou encore Hervé Duray, L’Amérique réelle : après l’empire, la dictature, Le Québecois libre n° 109, 14 septembre 2002, disponible sur http://quebecoislibre.org. Les libertariens craignent que l’événement tragique du 11 septembre 2001 ne soit l’occasion pour l’État de renforcer sa main-mise sur la société : accroissement des dépenses militaires, renforcement de l’administration, pratiques policières arbitraires, limitations possibles de la liberté d’expression, etc..

⁢d. Démocratie suspecte !

On vient de l’entendre : même une majorité démocratique élue ne peut entraver la liberté d’action. Il ne s’agit pas, dans la pensée d’Hayek de mettrre en garde simplement contre des abus du pouvoir démocratique. Le système démocratique en lui-même est dangereux dans la mesure où « les politiques poursuivies sont largement déterminées par des séries de trocs avec des groupes d’intérêts organisés »[1]. Il ajoute : « C’est en partie à cette tendance qu’il faut imputer la croissance, de nos jours, d’un énorme appareil de paragouvernement, extrêmement dispendieux, composé d’organisations patronales, de syndicats et de groupements professionnels, constitués avec l’objectif primordail de drainer, en faveur de leur membres, le plus possible du flux des faveurs gouvernementales »[2]

La position d’Hayek s’est, semble-t-il, durcie au fil du temps. Dans une interview accordée vers 1988 à G. Sorman⁠[3], le prix Nobel, tout en se référant à son oeuvre, se montre très sévère : « la démocratie, dit-il, est devenue un fétiche : le dernier tabou sur lequel il est interdit de s’interroger. Or, c’est à cause du mauvais fonctionnement de la démocratie que les États modernes sont envahissants. Les libéraux sont trop souvent incohérents, car ils se plaignent de l’étatisation sans s’interroger sur les mécanismes qui y conduisent. Le malaise des sociétés démocratiques vient de ce que les mots ont perdu leur sens. A l’origine, en démocratie, les pouvoirs de l’État étaient limités par la Constitution et par la coutume. Mais nous avons glissé progressivement dans la démocratie illimitée : un gouvernement peut désormais tout faire sous prétexte qu’il est majoritaire. La majorité a remplacé la Loi. La loi elle-même a perdu son sens : principe universel au départ, elle n’est plus aujourd’hui qu’une règle changeante destinée à servir des intérêts particuliers …​ au nom de la justice sociale ! (…) Dans ce système que l’on persiste à appeler « démocratique », l’homme politique n’est plus le représentant de l’intérêt général. Il est devenu le gestionnaire d’un fonds de commerce: l’opinion publique est un marché sur lequel les partis cherchent à « maximiser » leurs voix par la distribution de faveurs. d’ailleurs, les partis modernes se définissent désormais par les avantages particuliers qu’ils promettent, et non par les principes qu’ils défendent. La preuve en est que sur les questions essentielles - comme la peine de mort, l’avortement ou l’euthanasie -, les membres des partis ne sont généralement pas soumis à une discipline de vote. » La démocratie est devenue immorale et tend au totalitarisme. De plus, « cette perversion de la démocratie conduit à terme à l’appauvrissement général et au chômage, car les ressources disponibles pour la production de richesses se tarissent inéluctablement »[4].

Plus radical, Pascal Salin ne craint pas d’affirmer que « nous devons nous débarrasser du préjugé habituel et dominant selon lequel le degré de démocratie est le critère unique pour évaluer le fonctionnement d’une société ou même d’une organisation quelconque. Le problème de la démocratie concerne en effet uniquement l’organisation du « gouvernement », dans la mesure où il existe…​ A la limite, si un État n’a strictement aucun pouvoir, il importe peu qu’il soit ou non démocratique. En fait, deux questions doivent être soigneusement distinguées : la première concerne les limites respectives de la sphère privée et de la sphère publique. De ce point de vue, on doit opposer une société de liberté à un système totalitaire, toutes sortes de degrés existant entre ces deux systèmes. La deuxième question concerne l’organisation de la sphère publique et d’elle seule : ceux qui détiennent le pouvoir sont-ils élus ou non ? » En démocratie, « tous peuvent espérer accéder au pouvoir (directement ou par l’intermédiaire de leurs représentants) et réussir ainsi à obtenir des transferts en leur faveur. Au lieu de chercher à limiter le pouvoir, on cherche à s’en emparer ». Par conséquent, « si le sentiment de la spoliation pouvait conduire à la révolution, l’environnement institutionnel de la démocratie ne pousse pas les citoyens à la révolte révolutionnaire contre l’impôt. La démocratie endort les défenseurs des droits ».⁠[5]

A propos de la remise du Prix Nobel de la Paix au secrétaire général de l’ONU, P. Salin déclarera : « L’ONU et son secrétaire général sont les instruments de la collusion inter-étatique et de la cartellisation du pouvoir. Il serait vain d’imaginer - et l’expérience le prouve - qu’une telle organisation puisse être un facteur de paix. Elle transfère à l’échelle du monde le mythe de l’absolutisme démocratique, comme si une décision pouvait être juste - pouvait conduire à la paix entre les hommes - parce qu’elle est prise à la majorité des voix. Il se passe à l’ONU ce qui se passe dans toute démocratie : on exacerbe les conflits - alors que le marché les supprime - on foule aux pieds les droits des minorités ».⁠[6]

Lors d’un congrès international, le libertarien suisse Christian Michel, propriétaire du site Liberalia, a longuement expliqué pourquoi il n’était pas démocrate⁠[7]. Il ne craint pas de prendre à contre-pied la formule célèbre de Churchill⁠[8] et d’affirmer que « la démocratie est le pire des régimes à l’exception d’aucun autre ». C’est une « théâtrocratie » qui véhicule une idéologie nationaliste et socialiste. Elle repose sur le mensonge et la médiocrité. Elle réduit le citoyen à une abstraction manipulée par des maîtres. Qui plus est, « la démocratie est un exutoire collectif de la libido dominandi. C’est la source de son succès universel. Que signifie en effet déposer un bulletin dans l’urne, sinon proclamer « voici comment je veux que les autres vivent » ? Ce bulletin ne compterait que pour 1/100.000.000e du résultat final, il est emblématique. Chaque enfant y découvre que lui aussi pourra participer à un grand mouvement d’asservissement de ses petits camarades, il aura la chance un jour de leur imposer son chef et ses lois.[9]

Continuation de la guerre civile par d’autres moyens, la démocratie ne peut éviter le vocabulaire des armées : les candidats entrent en campagne électorale, ils poursuivent le combat jusqu’à la défaite de leur adversaire et ils célèbrent la victoire dans leur quartier général.(…)

Les sources psychologiques de la démocratie sont celles d’êtres humains encore incapables d’imaginer une société sans pouvoir. Le citoyen démocratique n’a pas dépassé la mentalité d’esclave, et il n’a chassé son maître royal que pour faire du peuple un maître collectif. La société démocratique est celle d’esclaves qui cachent leur besoin de maître. La société libertarienne est celle de maîtres qui ne veulent pas d’esclaves. Pour nous, libertariens, le refus de tout pouvoir est la voie vers l’émancipation. La seule maîtrise que nous désirons est la maîtrise de soi ».


1. HAYEK, op. cit., Tome III, L’ordre politique d’un peuple libre, Puf, 1985, p. 12.
2. Id., p. 16.
3. SORMAN G., Les vrais penseurs de notre temps, Fayard, 1989, pp. 247-250.
4. Comme Tocqueville, Hayek estime que nous avons confondu idéal démocratique et tyrannie de la majorité. Il propose une organisation nouvelle qu’il appelle Démarchie (autorité du peuple). Elle « sera fondée sur deux types de normes : la Loi, qui exprime la conduite permanente de la société, et les directives de gouvernement, qui règlent les affaires courantes. Ces deux normes devront être élaborées par deux assemblées totalement différentes.
   La première, l’Assemblée législative, garantirait les droits fondamentaux : elle serait composée d’hommes et de femmes élus pour quinze ans, à l’âge de quarante-cinq ans, par les électeurs du même âge qui ne voteraient ainsi qu’une fois dans leur vie : à la sélection partisane serait ainsi substituée une solidarité par génération. Cette assemblée serait donc composée de parlementaires âgés de quarante-cinq à soixante ans, renouvelable chaque année par quinzième et totalement à l’abri des passions politiques comme des pressions électorales.
   La seconde assemblée, « gouvernementale », pourrait fonctionner sur le modèle des parlements actuels. Mais, il faudrait en exclure les employés du gouvernement et tous ceux qui reçoivent des aides, car il n’est guère raisonnable que des parlementaires soient à la fois juge et partie. » de toute façon, estime Hayek, il faut que les libéraux préparent des « utopies de rechange » qui, « en cas de catastrophe, (…) apparaîtront comme les seules solutions réalistes et raisonnables ». (Sorman, op. cit., pp. 249-250, cf Hayek, Droit, législation et liberté, II, Ordre politique d’un peuple libre, PUF, 1986).
5. SALIN P., Libéralisme, Odile Jacob, 2000, pp. 102-108. Extraits disponibles sur www.euro92.org.
6. SALIN P., Interview, op. cit..
7. Pourquoi je ne suis pas démocrate, je préfère un régime de liberté..., conférence au Congrès de l’Isil et de libertarian International, Dax, 1-5 juillet 2001, disponible sur www.liberalia.com
8. Il en existe plusieurs versions : « La démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres. » « La démocratie est un mauvais régime, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes. » « La démocratie est le pire des régimes - à l’exception de tous les autres déjà essayés dans le passé. » (Democracy is the worst form of government - except for all those other forms, that have been tried from time to time.)
9. Pour éviter « les débordements annoncés de la démocratie » dus surtout au suffrage universel, l’auteur regrette que le bi-caméralisme n’ait « pu comprendre une assemblée élue au suffrage censitaire, chaque millier de francs d’impôts donnant droit à une voix. Cette chambre aurait voté seule le budget de l’État, puisque ses électeurs l’auraient financé. L’autre chambre aurait légiféré sur les questions de droit civil et pénal, le mariage, l’adoption, la sanction des peines et des délits, qui n’ont pas d’impact budgétaire direct. Mais une telle démocratie n’aurait pas évité la question fondamentale: « qu’est-ce qui me permet de voter pour imposer aux autres mes préférences ? ». »

⁢e. Haro sur la «  justice sociale »

Nous verrons plus loin que ce concept qui n’est pas simple àdéfinir, se trouve néanmoins au coeur de la pensée socialiste comme de la pensée sociale chrétienne. A cet endroit, contentons-nous de dire que la justice sociale vise au développement harmonieux de l’économie et à la répartition tout aussi harmonieuse des ressources.La justice sociale, au nom de la dignité de tous les hommes prétend lutter contre les disparités. Sociaux chrétiens et socialistes devraient pouvoir s’accorder sur cette présentation sommaire mais que nous devrons approfondir.

Les néo-libéraux vont s’attaquer avec vigueur à cette idée de justice sociale.

Hayek parle du « mirage de la justice sociale », « inepte incantation’, dira-t-il. « Je devais expliquer, écrit-il, que l’expression ne signifiait rien du tout et que son emploi était soit irréfléchi, soit frauduleux. Il n’est pas agréable de devoir discuter une superstitionà laquelle tiennent le plus fermement des hommes et des femmes souvent considérés comme les meilleurs d’entre nous ; de devoir s’en prendre à une conviction qui est presque devenue la nouvelle religion de notre temps (et dans laquelle nombre de pasteurs de l’ancienne religion ont trouvé leur refuge), à une attitude qui est à présent le signe distinctif d’une bonne mentalité. Mais l’universalité actuelle de cette croyance ne prouve pas plus la réalité de son objet, que jadis la croyance universelle aux sorcières et à la pierre philosophale. De même la longue histoire du concept de justice distributive entendu comme un attribut de la conduite individuelle (et de nos jours souvent considéré comme synonyme de la « justice sociale ») ne prouve pas qu’il y ait quelque application plausible aux situations découlant des processus de marché. Je crois en vérité que le plus grand service que je puisse encore rendre à mes semblables serait de leur faire honte de jamais se servir à l’avenir de cette inepte incantation. J’ai senti que je devais essayer, au moins, de les délivrer de cet incube qui aujourd’hui fait des bons sentiments les instruments de la destruction de toutes les valeurs d’une civilisation libre - et tenter cela au risque d’offenser gravement de nombreuses personnes dont je respecte la force des sentiments moraux ».⁠[1]

« C’est un signe de l’immaturité de notre esprit (…) que nous exigions encore d’un processus impersonnel qui permet de satisfaire les désirs humains plus abondamment que ne pourrait le faire aucune organisation délibérée (le marché), qu’il se conforme à des préceptes moraux élaborés par les hommes pour guider leurs actions individuelles ».⁠[2]

« La part de chacun est le résultat d’un processus dont les conséquences pour les individus n’ont pas été ni prévues ni voulues par qui que ce soit au moment où les institutions ont pris corps - institutions dont on a alors convenu qu’elles devaient durer parce qu’on constatait qu’elles amélioraient pour toutes les personnes les perspectives de voir leurs besoins satisfaits »[3] et donc il n’y a pas d’injustice puisque la situation n’est pas voulue. Si les malheurs sociaux engendrés par le marché ne sont imputables à aucune volonté puisqu’ils sont dus à la « main invisible », les individus, poursuit un commentateur, « accepteront mieux leur sort heureux ou malheureux. Surtout ils seront moins tentés de faire pression sur le pouvoir politique pour obtenir des mesures de protection qui, tout en produisant une amélioration immédiate et particulière, bloqueraient les évolutions souhaitables et nuiraient ainsi, à terme, à la collectivité ».⁠[4]

La justice sociale est le drapeau du socialisme et est soutenue par les églises chrétiennes qui « tout en perdant progressivement foi dans une révélation surnaturelle, semblent avoir cherché refuge et consolation dans la nouvelle religion « sociale », remplaçant la promesse de la justice céleste par une autre, temporelle » et « qui espèrent bien pouvoir ainsi continuer à faire le bien. L’Église romaine spécialement a inclus le but de « justice sociale » dans sa doctrine officielle ».⁠[5]

Même si le souci de la justice sociale « a pu aider en certaines occasion à rendre la loi plus égale pour tous, il est fort douteux (…) qu’elle ait, si peu que ce soit, rendu la société plus juste ». Pire, il a « servi directement les gouvernements autoritaires ou dictatoriaux, en Russie en particulier. »[6] « Aussi longtemps que la croyance à la « justice sociale » régira l’action politique, le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un système totalitaire ».⁠[7]

« La simple réalité est que nous consentons à garder, et convenons de rendre obligatoires, des règles uniformes pour une procédure qui a grandement amélioré les chances pour tous d’avoir de quoi satisfaire à leurs besoins »[8], c’est-à-dire le libre marché sans limitation.

« La véritable justice est celle que rendent les tribunaux, c’est la justice authentique qui doit régir la conduite des hommes pour que leur coexistence paisible dans la liberté soit possible. Alors que l’appel à la « justice sociale » n’est en fait qu’une invitation à ratifier moralement les demandes qui n’ont pas de justification morale -demandes qui contreviennent à cette règle de base d’une société libre selon laquelle la contrainte ne doit appuyer que des lois appliquées à tous »[9].

« Bien que, dans la longue perspective de la civilisation occidentale, l’histoire du droit soit l’histoire d’une émergence graduelle de règles de juste conduite susceptibles d’application universelle, son évolution pendant les cent dernières années a tourné de plus en plus à une destruction de la justice par la « justice sociale », au point même que certains experts en jurisprudence ont perdu de vue le sens originel du mot « justice ». Nous avons vu comment le processus a principalement revêtu la forme d’un remplacement de règles de juste conduite par ces règles d’organisation que nous appelons le droit public (un « droit subordinateur »), distinction que certains juristes socialistes s’efforcent vigoureusement d’annuler. En substance, cela a signifié que l’individu n’est plus désormais tenu seulement par des règles qui délimitent le champ des ses activités privées, mais est devenu de plus en plus assujetti aux ordres de l’autorité. Les possibilités techniques croissantes de contrôle, jointes à la supériorité morale présumée d’une société dont les membres servent la même hiérarchie de fins, ont fait que cette tendance totalitaire s’est présentée sous un déguisement moral. C’est réellement le concept de « justice sociale » qui a servi de cheval de Troie à la pénétration du totalitarisme »[10]

A Guy Sorman, Hayek confiera que « ...la justice sociale est une fiction, une baguette magique : personne ne sait en quoi elle consiste ! Grâce à ce terme flou, chaque groupe se croit en droit d’exiger du gouvernement des avantages particuliers. En réalité, derrière la « justice sociale », il y a simplement l’attente semée dans l’esprit des électeurs par la générosité des législateurs envers certains groupes. Les gouvernements sont devenus des institutions de bienfaisance exposées au chantage des intérêts organisés. Les hommes politiques cèdent d’autant plus volontiers que la distribution d’avantages permet d’ »acheter » des partisans. Cette distribution profite à des groupes isolés, tandis que les coûts sont répartis sur l’ensemble des contribuables ; ainsi, chacun a l’impression qu’il s’agit de dépenser l’argent des autres. Cette asymétrie entre les bénéfices visibles et les coûts invisibles crée l’engrenage qui pousse les gouvernements à dépenser toujours plus pour préserver leur majorité politique. »[11] Fidèle à son maître, P. Salin persiste : « Nous avons la très ferme conviction que la production publique de règles sociales n’est pas nécessaire et qu’elle est même nuisible. Nous pensons qu’un marché sans règles publiques fonctionne mieux qu’un marché réglementé. (…) On ne connaît jamais à l’avance les meilleures solutions à un problème, il faut les découvrir lorsque les gens sont libres de décider. C’est pourquoi nous devons, sans aucune réticence, manifester notre opposition aux monopoles publics, nous devons savoir et proclamer que l’État est notre ennemi et nous ne devons pas hésiter à répéter sans relâche que l’État n’est pas un bon producteur de règles. (…) On a trop oublié la grande tradition occidentale selon laquelle, le « Droit ne se décide pas, il se constate ». L’ordre spontané - dont les économistes ont si bien vu les implications, à savoir le marché - a aussi son expression juridique : il faut découvrir la loi et non la faire ».⁠[12]

Plus radical encore, Pierre Lemieux écrit que « le fétiche de la « justice sociale » » a « dépouillé ses adorateurs du sens de la révolte devant l’injustice. Pour imposer à tous la conception éthérée de la justice sociale de quelques-uns, l’État a acquis des pouvoirs qui ne pouvaient que mener à de graves injustices envers des individus en chair et en os ». Et de dénoncer l’État qui poursuit, par exemple, ceux qui ne paient pas les cotisations, qui travaillent sans permis⁠[13].


1. Droit, législation et liberté, Tome II, Le mirage de la justice sociale, PUF, 1981, p. XII.
2. Id., p. 76.
3. Id., p. 78.
4. MANIN B., F.A. Hayek et la question du libéralisme, in Revue française de sciences politiques, 1983, p. 46, cité in BRANCIARD, op. cit., p.87.
5. Id., p. 79.
6. Id., p. 80.
7. Id., p. 82.
8. Id., p. 85.
9. Id., p. 117.
10. Id., p.164.
11. SORMAN, op. cit., p. 248.
12. SALIN P., Pour une Europe non harmonisée, op. cit.. Dans ce document, il s’en prend au projet d’harmoniser, en Europe, les fiscalités, les réglementations et les lois : « Harmoniser ! Est-ce là un objectif digne des êtres humains ? Les hommes ne sont pas les ouvrières interchangeables d’une ruche d’abeilles. Leur donner pour but de vivre dans des environnements semblables les uns aux autres, c’est poursuivre un rêve totalitaire ». Pour lui, « La fameuse « fuite des capitaux » due aux différences de fiscalité n’est pas un risque de la construction européenne, dû à l’absence d’harmonisation : elle doit être considérée comme une chance pour des citoyens exploités ».
13. La justice sociale et le sens de la justice, Chronique française et iconoclaste, 23-12-1996 sur www.pierrelemieux.org.

⁢f. Oui à la « spontanéité ».

Comme leurs ancêtres, les néo-libéraux vantent donc l’« ordre spontané »[1], « naturel », les « lois au caractère scientifique » qui assurent le progrès si on laisse le marché se réguler librement.

Ils se réfèrent volontiers aux thèses de l’Autrichien Ludwig von Mises⁠[2] pour qui, par exemple, « la récession est une phase inévitable de rééquilibrage avant que la croissance puisse reprendre. Tenter de l’empêcher par des programmes de dépenses ou une baisse des taux d’intérêt, comme le proposent keynésiens et monétaristes, ne peut que la prolonger en ralentissant le processus nécessaire de liquidation, tout en créant de nouveaux malinvestissements. La solution, cohérente avec l’approche libertarienne en général, est simplement de ne pas intervenir et de laisser le marché retrouver son équilibre ».⁠[3]Pour Hayek, « Le libéralisme est la seule philosophie politique véritablement moderne, et c’est la seule compatible avec les sciences exactes. Elle converge avec les théories physiques, chimiques et biologiques les plus récentes, en particulier la science du chaos formalisée par Ilya prigogine[4]. Dans l’économie de marché comme dans la nature, l’ordre naît du chaos : l’agencement spontané de millions de décisions et d’informations conduit non au désordre, mais à un ordre supérieur. Le premier, Adam Smith avait su pressentir cela dans La richesse des nations, il y a deux siècles.

Nul ne peut savoir comment planifier la croissance économique, parce que nous n’en connaissons pas véritablement le smécanismes ; le marché met en jeu des décisions si nombreuses qu’aucun ordinateur, aussi puissant soit-il, ne pourrait les enregistrer. Par conséquent, croire que le pouvoir économique est capable de se substituer au marché est une absurdité ». Dans la société moderne et complexe, « il faut donc s’en remettre au marché, à l’initiative individuelle. A l’inverse le dirigisme ne peut fonctionner que dans une société minuscule où toutes les informations sont directement contrôlables. Le socialisme est avant tout une nostalgie de la société archaïque, de la solidarité tribale.

La supériorité du libéralisme sur le socialisme n’est pas une affaire de sensibilité ou de préférence personnelle, c’est un constat objectif vérifié par toute l’histoire de l’humanité. Là où l’initiative individuelle est libre, le progrès économique, social, culturel, politique est toujours supérieur aux résultats obtenus par les sociétés planifiées et centralisées. Dans la société libérale, les individus sont plus libres, plus égaux, plus prospères que dans la société planifiée ».

Quant à la question de savoir s’il existe une solution moyenne, social-démocrate, keynésienne, dirions-nous, la réponse d’Hayek est claire : « Entre la vérité et l’erreur, il n’y a pas de voie moyenne ». La moralité et les bonnes intentions des socialistes n’est pas en cause mais bien leurs « erreurs scientifiques » et leur « vanité fatale » puisqu’ils s’imaginent en savoir plus qu’ils n’en connaissent.⁠[5]

A propos du chômage, le prix Nobel dira que « ’est un aspect nécessaire du processus d’adaptation continue aux circonstances changeantes, adaptation dont dépend le maintien même du niveau de prospérité atteint. Que certains aient à supporter l’amère expérience d’apprendre qu’ils ont mal orienté leurs efforts est regrettable, mais ils devront chercher ailleurs une activité rémunératrice »[6].

P. Salin parle de « principes universels et éternels que les chaos de la vie ne peuvent pas (…) atteindre. »⁠[7] Selon lui, « il est aussi absurde de vouloir prendre une décision - concernant par exemple la T.V.A. - en ignorant les principes de base de la science économique qu’il le serait de vouloir construire un avion sans connaître les lois de la physique ».⁠[8]

Certains libertariens redécouvrent « une forme contemporaine du Droit naturel moderne par opposition au Droit positif qui a donné naissance à l’incohérence du droit contemporain produit par le législateur et professé dans nos universités. (…) C’est en cela que les libertariens, écrit B. Lemennicer, sont des révolutionnaires car ils appliquent aux hommes de l’État les mêmes lois ou le même droit au nom du principe de l’universalité de la morale qui se traduit par l’égalité des individus devant le Droit naturel. Les hommes de l’État ne peuvent se mettre hors la loi naturelle qui s’impose à tous de manière égale ».⁠[9] Le lecteur aura bien compris que « droit naturel » et « morale » doivent être interprétés à la lumière de tout de ce qui a été dit jusqu’à présent et qu’il ne s’agit pas d’un retour à la philosophie scolastique.

Ainsi, B. Lemennicer nous expliqu que, si les libertariens sont attachés au « laissez faire » ce n’est pas à cause de la supériorité du capitalisme à produire des richesses mais parce que ce principe est conforme à l’éthique. Mais, cette éthique antérieure à l’activité économique définit le mal de manière claire et nette : « est mal tout acte commis individuellement ou en groupe qui viole la propriété des individus sur eux-mêmes ou leur liberté contractuelle ».⁠[10]

Nous voilà bien rendus au point de départ du credo libéral⁠[11].


1. « L’ordre spontané est supérieur à l’ordre décrété » rappelle SORMAN G., La solution libérale, Pluriel, 1984, p. II).
2. Il fut, dans les années 30, professeur à Vienne puis passa aux États-Unis où il enseigna à l’université de New-York.
3. In Le Québécois libre, 17 mars 2001, n° 79 (www.quebecoislibre.org).
4. Physicien et chimiste belge d’origine russe, 1917-2003. Il a obtenu le Prix Nobel de chimie en 1977.
5. SORMAN Guy, Les vrais penseurs de notre temps, Fayard, 1989, pp. 245-247.
6. F.A. Hayek cité par GROSSER A., in Liberté économique et progrès social, n° 44, mai 1982, p. 19. Cette idée d’« adaptation » est fondamentale. Parlant des « grandes institutions » de la société, produites par l’ordre spontané, la famille et l’économie de marché, Hayek affirme qu’elles sont fondées sur une morale « qui n’est pas « naturelle », mais qui est le produit de l’évolution, une évolution quasi biologique, mais affectant les organisations sociales plutôt que les organismes vivants. Cette morale n’est pas naturelle, parce que spontanément - par exemple - l’homme n’est pas tenté de respecter la propriété privée ou les contrats. C’est la sélection qui, en agissant sur le comportement moral, a fait apparaître, au cours des âges, que les peuples qui respectent la propriété et les contrats devenaient plus prospères. Voilà pourquoi la civilisation occidentale est devenue morale, et sans cette moralité fondamentale, le capitalisme ne pourrait exister ».(In SORMAN, op. cit., pp. 246-247).
7. SALIN P., Interview, op. cit..
8. SALIN P., Pour une Europe non harmonisée, op. cit..
9. LEMENNICER B., Le libéralisme, op. cit..
10. Id..
11. Le principe fondateur de la « propriété de soi » a été utilisé, de manière inattendue par François Guillaumat. Grand admirateur de von Mises, Rothbard, Hoppe, Rand, il conteste le raisonnement habituel des chrétiens qui, pour s’opposer aux avorteurs, se réfèrent aux « vrais Droits du vrai Dieu. (…) Ce discours vise souvent des buts louables: défendre les innocents contre les avorteurs, justifier l’ordre moral. En l’espèce, c’est un contresens complet : car la propriété de soi, dont découle celle des produits de son action, est non seulement compatible avec ces buts, elle leur est en fait nécessaire. C’est parce que son Droit de disposer de lui-même à ses propres fins est opposable aux convenances d’autrui que l’enfant à naître a le Droit de vivre ; et il n’y a d’ordre moral valide que réglé par la responsabilité, inséparable de la possession concrète de soi-même et des produits de son action » (Qui est propriétaire de mon coirps ? Relativisme et subjectivisme dans la « doctrine sociale » de l’Église, www.liberalia.com).

⁢g. Vers un « anarcho-capitalisme » ?

Cette expression déroutante a été employée, finalement à bon escient, pour désigner l’aboutissement extrême du libéralisme. L. von Mises réduisait le rôle de l’État à la protection de la liberté économique car il pensait que « chaque mesure qu’un gouvernement prend, au-delà de l’accomplissement de ses fonctions essentielles qui sont d’assurer le fonctionnement régulier de l’économie de marché à l’encontre de l’agression, que les perturbateurs soient des nationaux ou des étrangers, est un pas de plus sur une route qui mène directement au régime totalitaire où il n’y a pas de liberté du tout »[1]. Et, nous l’avons vu, Hayek défend une position semblable comme nous l’explique encore un de ses commentateurs: « le Droit est spontané, il est le produit des forces sociales, il est l’oeuvre de la société et non celle de l’État. (…) L’égalitarisme conduit, inéluctablement au totalitarisme. Hayek est donc contre l’État interventionniste et pour le respect de la tradition du capitalisme. (…) Hayek est convaincu que la morale est beaucoup plus efficace que le droit positif pour discipliner les comportements humains, et permettre le fonctionnement d’une société civilisée, c’est-à-dire libre, c’est-à-dire ouverte, c’est-à-dire capitaliste, ce qui ne peut être qu’à condition que l’État soit un État minimum, limité. (…) Pour Hayek, le progrès ne peut résulter que de la compétition. Or la compétition ne peut exister que si la Société est libre, ouverte, décentralisée. L’État n’a pas à intervenir dans les affaires privées, sinon pour permettre leur développement en garantissant la paix sociale de par l’existence d’une administration qui maintienne l’ordre capitaliste, l’ordre de la société ouverte »[2].

Mieux encore, la société idéale, pour certains, serait « une société où il n’y aurait plus de règlements, de service militaire obligatoire, de sécurité sociale, etc., où il n’y aurait plus de police d’État, de raison d’État…​ où toutes les fonctions actuellement dévolues à l’appareil coercitif de l’État seraient exercées par une multitude de communautés ou de firmes privées offrant leurs services sur une base contractuelle (toujours révocable) dans le cadre d’un système de concurrence généralisée garantissant à chacun la liberté de ses choix (…) Où ceux qui veulent vivre selon leur conception d’une société « vertueuse » seraient libres de le faire en association avec ceux qui partagent leur conception de la vertu, mais sans pour autant imposer leurs conceptions à ceux qui ont une autre idée de la morale humaine…​ Où personne, enfin, n’aurait le droit de contraindre qui que ce soit à faire ou à penser quoi que ce soit, même au nom de principes « démocratiques » qui ne sont bien souvent que la négation de la liberté des minorités…​ »[3]

Ces auteurs rêvent donc, comme Marx⁠[4], d’une disparition de l’État car, disent-ils⁠[5],  »L’État est la plus vaste et la plus formidable organisation criminelle de tous les temps, plus efficace que n’importe quelle mafia dans l’histoire ». Non seulement parce que que l’impôt c’est le vol mais aussi parce que « la guerre c’est le crime et le service miltaire c’est l’esclavage ». Ils refusent même la notion d’État minimum car « l’intérêt public, cela n’existe pas ; tout, par nature est privé, et rien n’est public ». Dès lors, tout peut être privatisé, la justice comme la sécurité⁠[6] et même les rues : « Des sociétés privées propriétaires des rues en feraient payer l’accès et auraient intérêt à en garantir la bonne tenue. Si toutes les voies publiques des grandes villes étaient privatisées, la sécurité serait bien mieux assurée ». « La société libertaire, concèdent-ils, serait un peu désordonnée, mais moins dangereuse que le monde actuel, régulé par les gouvernements ». « Dans la société libertarienne, chacun est propriétaire de lui-même et vit comme il l’entend : la drogue, le jeu, la prostitution sont donc des affaires purement personnelles. Naturellement, rien ne peut s’opposer à l’immigration régulée par le marché, pas par la police »[7]

Et les pauvres ? « Dans une société libertarienne, répondent-ils, la croissance économique serait rapide, car l’État ne la freinerait plus par ses prélèvements et ses réglementation : il y aurait donc beaucoup moins de pauvres. Et la charité serait réhabilitée. Dans le système actuel, face à la misère, notre réaction est de dire : « Que l’État s’en occupe ! » Dans la société libertaire, les sentiments de solidarité et d’entraide communautaire renaîtraient. »

L’homme est donc bon et c’est donc l’État qui le corrompt⁠[8].

H. Lepage, grand vulgaristeur et partisan du libéralisme, parle ici, à juste titre, d’ »utopie »[9] mais il n’empêche que les esprits qui la nourrissent, enseignent dans les universités…​


1. In L’action humaine, 1985, p. 29, cité par LEPAGE H., Demain le capitalisme, op. cit., p. 253.
2. Cf. La morale du capitaliste heureux de F. von Hayek, http://membres.lycos.fr/ideologues/Hayek.htlm.
3. FRIEDMAN David, The Machinery of Freedom, cité in LEPAGE H., op. cit., pp. 318-319.
4. Cf. HOPPE Hans-Hermann (université de Las Vegas), L’analyse de classe marxiste et celle des Autrichiens (disponible sur www.lemennicer.com). Ce n’est pas le communisme qui mènera au dépérissement de l’État : « Bien au contraire, le dépérissement de l’État, et avec lui la fin de l’exploitation et le début de la liberté ainsi que d’une prospérité économique inouïe, impliquent l’avènement d’une société de pure propriété privée sans autre régulation que celle du droit privé ».
5. C’est le cas de Murray Rothbard, interviewé par SORMAN G., op. cit., pp. 254-261.
6. Les services de police pourraient être rendus par les compagnies d’assurances (id. p. 256).
7. A propos d’immigration, P. Salin déclare que « L’étatisation du territoire a (…) une double conséquence : non seulement elle crée une incitation à immigrer qui, sinon, n’existerait pas, mais cette incitation joue uniquement pour les moins productifs, ceux qui reçoivent plus qu’ils ne fournissent, alors qu’elle décourage les immigrants productifs, ceux qui paieraient plus d’impôts qu’ils ne recevraient en biens publics. Comme toute politique publique elle crée donc un effet -boomerang. En effet, elle fait naître des sentiments de frustration de la part de ceux qui supportent les transferts au profit des immigrés et elle est donc à l’origine de réactions de rejet : le racisme vient de ce que l’État impose aux citoyens non pas les étrangers qu’ils voudraient, mais ceux qui obtiennent arbitrairement le droit de vivre à leurs dépens. (…​) Aucun compromis ne pourra jamais être trouvé entre les tenants de la préférence nationale et les chantres de la lutte contre le racisme. Seul en est enrichi le fonds de commerce des politiciens et des animateurs de télévision populaires qui trouvent ainsi matière à d’inépuisables débats. (…) L’unique solution, conforme aux principes d’une société libre, consisterait évidemment à reconnaître la liberté d’immigration, à supprimer les encouragements indirects à l’immigration, que provoque la « politique sociale » et à rendre aux individus la liberté de leurs sentiments et de leurs actes. »(Libéralisme, op. cit., pp. 236-242).
8. Rappelons-le une fois encore : tous ne vont pas si loin. Ainsi, pour H. Lepage, (Demain le capitalisme, op. cit., pp. 176-177), il faut sortir d’une « vision manichéenne » qui oppose le marché « vertueux » à l’État « vicieux » ; il faut « réintroduire un peu de bon sens et ne choisir l’État que lorsqu’il est prouvé ou évident que la solution du marché est réellement plus coûteuse que la solution de l’intervention publique ».
9. Op. cit., p. 318.

⁢v. Néo-marxisme ? Néo-socialisme ?

L’apparent triomphe du capitalisme et la montée d’un libéralisme intégral suscitent des nostalgies marxistes dans les anciens pays communistes et interpellent sérieusement, nous allons le voir, la social-démocratie.

La revue Réflexions a publié, en 1997, un dossier fort intéressant intitulé Théories économiques, Vieux clivages et nouveaux débats[1]. L’ensemble des articles révèle une certaine perplexité du monde socialiste face à l’économie moderne et témoigne en même temps d’une grande ouverture d’esprit qui nous montre qu’économie et idéologie ne font pas bon ménage et que les socialistes peuvent renoncer à ce que d’aucuns appellent leurs « utopies ». C’était déjà l’opinion de Cl. Demelenne dans les années 80, lorsqu’il constatait que les socialistres « se sont petit à petit adaptés aux dures contraintes de l’environnement économique »[2]. Mais ils n’ont pas non plus de doctrine claire et contante en la matière, comme le reconnaissait le président Spitaels : « Nous manquons de ligne directrice, nous répliquons à la crise au coup par coup, comme un boxeur groggy sur un ring…​ »⁠[3].

Dans le dossier de Réflexions, l’éditorialiste, analysant les réactions de la gauche face à la mondialistaion du capitalisme, constate que cette gauche « a publiquement privilégié (ou, à tout le moins, n’a pas contredit) une sorte de diabolisation de l’économie, dénoncée dans sa « dérive » ultra-libérale, « sauvage » et « destructrice » d’emplois et de justioce sociale, quand, en cercles restreints, elle n’avait pas assez de mots pour justifier les contraintes, motiver les ajustements et appréhender les grandes mutations de cette fin de siècle…​

Une attitude schizophrénique justifiée par l’urgence. Cueillie à froid par le raz-de-marée néo-libéral consécutif à l’écroulement du système communiste, la gauche démocratique s’est trouvée idéologiquement démunie. Elle a dès lors laissé s’installer en son sein et se répandre à sa marge un discours ni gestionnaire ni conflictuel mais de rejet, essentiellement incantatoire, psychologiquement confortable mais intellectuellement vain. Attitude intenable cependant dans le long terme (…) ». L’auteur souhaite la réintégration du débat économique « dans le discours (au sens de message) politique général en des termes adaptés aux réalités contemporaines. Ce qui suppose d’emblée de lever les excommunications successives qui ont tour à tour frappé la mondialisation, Maastricht[4] ou même l’innovation technologique ».⁠[5]

Suit une série d’articles d’économistes de tous horizons qui, d’une manière ou d’une autre, montrent que le débat économique s’est singulièrement élargi, qu’il n’y a pas de recette toute faite pour « créer l’équilibre entre économie de marché et exigences sociales fondamentales »[6] ; il est dit aussi qu’ »une problématique théorique ne peut être considérée comme ayant un lien intrinsèque avec une idéologie particulière. Au contraire, il semblerait plutôt que la théorie peut servir des causes altrenatives. Elle serait « plastique » d’un point de vue idéologique »[7]. d’autres soulignent l’apprente contradiction entre la société de marché inégalitaire et la société démocratique qui réclame la solidarité. Ils concluent que « ce sont finalement les tensions et les compromis entre ces deux principes contradictoires mais non incompatibles, qui permettent la régulation interne et assurent la cohésion dynamique de nos sociétés »[8]. « Diverses formes de concertation et de coopération sont appelées à assurer un degré de consensus supérieur à celui qui secrète le capitalisme » d’autant plus qu’ »à l’heure actuelle, on dispose d’un ensemble de travaux montrant qu’un certain nombre de facteurs, liés à une « économie sociale de marché », loin de constituer un handicap, sont un apport imporatnt à l’efficacité globale du développement européen »[9]. Il semble donc que « dans un cadre « strictement balisé », on peut concilier les vertus du libre-échange et les exigences de l’équité »[10]. S’ »il est indispensable de laisser fonctionner les marchés, affirme un autre, (…) il faut mettre en oeuvre des instruments de redistribution (par l’éducation, par exemple[11]) qui permettent aux individus et aux peuples de bénéficier des possibilités offertes par l’utilisation la plus efficace des ressources disponibles »[12]. A propos de la redistribution, deux auteurs rappellent l’importance de la fiscalité et la nécessité d’une coordination au niveau international à ce point de vue⁠[13]. Enfin, un article est consacré à l’économie sociale dont nous aurons à reparler dans le dernier chapitre⁠[14].


1. Réflexions, Revue de l’Institut E. Vandervelde, n° 19, novembre 1997.
2. Op. cit., p. 71.
3. Face à la presse, RTBF, 8-3-1981, cité in DEMELENNE Cl., op. cit., p. 74..
4. Allusion au Traité sur l’Union européenne signé à Maastricht en 1992.
5. David Coppi, in Réflexions, op. cit., p. 1.
6. Robert Tollet, professeur d’économie à l’ULB, id., p. 4.
7. Michel De Vroey, professeur d’économie à l’UCL, id., pp. 6-7.
8. Lionel Monnier et Bernard Thiry, universités de Rouen et de Liège, id., p. 10.
9. Alexis Jacquemin, Conseiller principal à la Commission européenne, professeur d’économie à l’UCL, id., pp. 12-13.
10. Jacques Nagels, professeur d’économie à l’ULB, directeur de l’Institut de sociologie, id., p. 21.
11. Benoît Bayenet, Olivier Debande et Françoise Thys-Clément (aspirant au FNRS, assistant et professeur à l’ULB) rappellent qu’une étude « portant sur les performances de croissance de 98 pays sur la période 1960-1985, montre que, pour un niveau donné du PNB par habitant en 1960, les pays qui avaient les taux de scolarisation les plus élevés ont connu une croissance plus rapide que les autres » (id., p. 26).
12. André Sapir, professeur d’économie internationale, président de l’Institut d’études européennes à l’ULB, id., p. 14.
13. Cf. Marcel Gérard, professeur à la FUCAM et à l’UCL, id., p. 29 et Gérard Roland, professeur d’économie à l’ULB et membre de l’European Center for Advance Research in Economics, id., p. 32.
14. « L’économie sociale se compose d’activités économiques exercées par des sociétés, principalement coopératives, des mutualités et des associations dont l’éthique se traduit par les principes suivants : 1) finalité de service aux membres ou à collectivité plutôt que de profit 2) autonomie de gestion 3) processus de décision démocratique 4) primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des ressources ». Cette définition proposée par le Conseil wallon de l’Economie sociale en 1990 a été reprise, au niveau fédéral, par le Conseil central de l’Economie et, en Espagne, dans le Libro blanco de la Economia Social remis au gouvernement en 1992 (Cf. Jacques Defourny, professeur d’économie sociale à l’ULg et directeur du Centre d’économie sociale, id., p.23).

⁢vi. Et les chrétiens dans tout cela ?

C’est ce que nous allons examiner dans le chapitre suivant. Le communisme largement abandonné, socialisme démocratique et libéralisme se rapprochant parfois, les chrétiens vont-ils se répartir indifféremment dans l’un ou l’autre camp ? Vont-ils se situer dans le juste milieu qui se dessine ou que l’on espère ou vont-ils proposer une autre vision de la vie économique ?