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Quatrième partie : La vie économique et sociale

⁢A. Les grandes conceptions en présence

⁢Chapitre 1 : Le poids des idéologies

Pour bien comprendre la position de l’Église face aux problèmes liés à la vie économique, il est indispensable de se rappeler les grandes théories qui ont marqué en profondeur, à l’époque contemporaine, le monde du travail, la société et la politique.

En Europe, avant le XVIIIe siècle, a régné ce qu’on appelle le mercantilisme[1].

En gros, depuis la fin du XVe siècle, les sociétés, suite aux grandes découvertes maritimes qui ont fait affluer les métaux précieux, se sont attachées démesurément à l’idée que la richesse d’une nation dépendait de ses richesses matérielles et, plus précisément, de la quantité de métaux précieux qu’elle pouvait posséder. Les États furent prompts à la guerre économique et menèrent une politique interventionniste, encourageant l’exportation et se protégeant contre l’importation. Cette économie protectionniste fut une « économie dirigée »⁠[2] qui favorisa les produits manufacturés au détriment de l’agriculture qui occupait la majeure partie de la population.

A la longue, l’économie fut bridée par ses propres principes, soumise non seulement aux réglementations parfois tatillonnes des pouvoirs urbain et royal mais aussi à celle des corporations qui, là où elles existaient et en bien des cas, devinrent souvent un frein à l’innovation et même à la production. Il faut noter toutefois, à propos de ces divers règlements, qu’ils témoignent en maints endroits d’un souci des hommes au travail au détriment de l’efficacité économique.

Que penser, par exemple, de ce règlement de travail promulgué en 1578 par Philippe II dans les mines de « Bourgogne »⁠[3] ?

« 1° Nous voulons et ordonnons que les ouvriers des mines travaillent huit heures par jour, à deux entrées de quatre heure chacune.

2° Si l’ouvrage requiert accélération, il sera fait par quatre ouvriers qui travailleront chacun six heures sans discontinuation, chaque ouvrier ayant ainsi besogné ses six heures remettant ses outils en mains d’un autre et ayant ainsi ses dix-huit heures de repos sur vingt-quatre.

3° Mineurs ouvriers sont salariés ; soit suivant conventions avec le personnier (concessionnaire de la mine), soit suivant l’ouvrage fait, à leur choix.

4° Nous voulons et ordonnons qu’aux fêtes de commandement, les ouvriers soient payés comme s’ils avaient besogné. Item aux fêtes de Pâques, Noël et Pentecôte, il ne sera besogné que demi-semaine, sauf pour les garçons tirant l’eau (pour empêcher l’inondation de la mine). Item aux quatre fêtes de Notre-Dame et aux douze fêtes d’Apôtres, les ouvriers sont quittes d’une demi-journée la veille de chaque fête.

5° Mineurs ouvriers peuvent choisir chazal (terrain) pour faire maison et jardin sur les communaux des lieux où ils travaillent, en payant un sol de cense (loyer) par an, et moyennant ce ont droit aux bois morts et aux morts bois (bois de peu de valeur) sur les dits communaux.

6° Mineurs ont un marechef (marché) aux mines et ont ce droit qu’il n’est pas permis aux étrangers de distraire vivres de leur marechef.

7° Au marechef qui commence à dix heurs du matin, il n’est pas permis aux officiers (les « cadres »), personniers et hosteliers d’acheter provisions avant que les ouvriers soient fournis »[4]

Même si un tel règlement est unique ou relativement rare, il est intéressant de le méditer. Il a l’immense mérite d’avoir existé, ne fût-ce qu’un temps.

En l’examinant, on y découvre tout d’abord une limitation du temps de travail à huit heures par jour alors qu’on pense habituellement qu’il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que cette mesure soit prise. Le temps de travail est même raccourci si, pour des raisons techniques, impératives sans doute, il n’est pas possible d’accorder un temps de repos et de diviser les huit heures de travail. On constate aussi que le salaire peut se déterminer, au choix de l’ouvrier selon l’ouvrage accompli ou suite à une négociation avec le « personnier ». Ce mot possède plusieurs significations. Le plus souvent, en Bourgogne, il désigne un « associé », un « co-possesseur ». Sans doute ici celui qui est « associé » avec le propriétaire de la mine et qui s’occupe du personnel. On dirait peut-être dans le langage d’aujourd’hui : le responsable des ressources humaines. Des congés payés sont prévus essentiellement à l’occasion de fêtes religieuses et de leur préparation. Si l’on fait le compte on découvrira que le nombre de jours de congés payés excède leur nombre actuel ! Si certains, les « garçons tirant l’eau », n’ont pas autant de congés, c’est évidemment pour une raison technique : la nécessité de ne pas laisser la mine s’inonder en l’absence de tous les appareillages que nous connaissons actuellement. d’autres avantages matériels sont prévus : les ouvriers peuvent construire une maison sur les terrains (chazals) appartenant à la mine pour un loyer (cense) très modéré⁠[5] qui, en plus , inclut le chauffage puisque les ouvriers ont droit de recueillir le bois mort et le « mort bois » c’est-à-dire le bois de peu de valeur, impossible à travailler. Les deux derniers points de ce règlement nous révèlent l’existence sur place d’un marché (marechef) privé auquel les ouvriers ont accès avant les « cadres »⁠[6]

Il est clair, par ce texte, que c’est d’abord le bien-être du travailleur qui est pris en compte dans le contexte ici d’une société profondément marquée par la foi chrétienne. Ce n’est certes pas la rentabilité à tout prix qui est recherchée. On peut objecter que ce règlement s’inscrit dans un contexte socio-économique qui n’a rien à voir avec le nôtre. Nous sommes dans une société préindustrielle qui vivait « une existence au rythme lent, compassé, rural. Celle d’un mode de production précapitaliste (ou encore non soumis au capitalisme). […] C’était un moment où le temps ne courait pas après lui-même. Où le temps avait le temps. Où l’on prenait son temps. »[7] Il n’empêche que le texte met en évidence un principe fondamental : la priorité de la personne sur toute autre considération, une personne considérée dans toute sa complexité et qui n’est pas réduite à sa capacité de travail alors que souvent dans l’organisation contemporaine, l’homme est « unidimensionnel » cantonné strictement dans son rôle de producteur et de consommateur⁠[8] alors que le bien de la personne « multidimensionnelle », dépasse largement ce cadre dans lequel les sociétés capitalistes libérales comme les sociétés marxistes tentent d’enfermer les individus.

On constate donc ici que l’État (le prince) veille aux conditions de travail, soucieux du bien-être matériel et spirituel des ouvriers et en prêtant attention d’abord à ceux qui gagnent le moins. On sent dans ce règlement comme celui de nombreuses corporations, un forte imprégnation morale et religieuse.

La situation va changer radicalement au XVIIIe siècle.


1. On peut trouver des réflexions théoriques sur cette pratique dans les écrits, entre autres, de Richelieu (1585-1642) ou de Colbert (1619-1683), en France.
2. Cf. COORNAERT Emile, Les corporations en France avant 1789, Editions ouvrières, 1968, p. 237 ou LECLERCQ Jacques, Leçons de droit naturel, IV, IIe partie, Travail, Propriété, Wesmael-Charlier, 1946, p. 216.
3. Il ne s’agit pas du duché de Bourgogne démantelé en 1477, à la mort de Charles le Téméraire, ni de la Bourgogne française actuelle. On se souvient que Philippe II, roi d’Espagne, a reçu de son père Charles Quint, lors de son abdication en 1556, les territoires rassemblés par les ducs de Bourgogne, ses ancêtres. cet « héritage bourguignon » s’étendait de la Frise à la Bourgogne actuelle et avait comme capitale Bruxelles. On continua encore longtemps, par habitude, à appeler les Pays-Bas espagnols « Bourgogne ».
4. Cf. Revue Nouvelle, 15 mai 1948, p. 495 et PIRNAY P., Notions d’histoire du travail, Ephec, 1977-1978, p. 13.
5. Un sol de cense par an semble très bon marché, presque dérisoire. Evidemment il est difficile voire impossible de déterminer exactement la valeur d’un sol étant donné que cette valeur a évolué dans le temps mais aussi dans l’espace. A la même époque, le sol dans telle région n’a pas la même valeur que dans telle autre (http://www.histoirepassion.eu/?Conversion-des-monnaies-d-avant-la-Revolution-en-valeur-actuelle).
   Jean Gimpel note que le salaire quotidien du maçon oscille entre 6 et 10 deniers au XVIe siècle. Le salaire le plus humble est celui du manœuvre qui reçoit 1,5 à 2 deniers. Même si le mineur, ce qui paraît peu vraisemblable, ne gagnait qu’un denier par jour, le sol valant douze deniers, le loyer était facile à payer. (Cf. GIMPEL Jean, La révolution industrielle au Moyen-Age, Seuil-Points, 1975, pp. 109-110).
6. Au sens large, l’« officier » est celui qui remplit un office, exerce un commandement, est titulaire d’une fonction. L’« hostellier » désigne, comme aujourd’hui, celui qui héberge, nourrit : les responsables du marché ? Hostellier peut même signifier patron.
7. CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Problèmes/Editions sociales, 1981, p. 102.
8. Cf. MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Editions de Minuit, 1968.

⁢i. Le libéralisme

[1]

Ce mouvement de pensée que l’on baptisera plus tard « libéralisme »⁠[2] et qui triomphe au XVIIIe siècle trouve sa source dans l’esprit critique qui caractérise la pensée européenne. Esprit qui vient « du fond des âges », comme l’a expliqué Paul Hazard⁠[3] : « De l’antiquité grecque ; de tel ou tel docteur d’un Moyen Age hérétique ; de telle ou telle autre source lointaine ; mais à n’en pas douter, de la Renaissance. » P. Hazard voit entre la Renaissance⁠[4] et les XVIIe et XVIIIe siècle une « parenté indéniable. Même refus, de la part des plus hardis, de subordonner l’humain au divin. Même confiance faite à l’humain, à l’humain seulement, qui limite toutes les réalités, résout tous les problèmes ou tient pour non avenus ceux qu’il est incapable de résoudre, et renferme tous les espoirs. Même intervention d’une nature, mal définie et toute-puissante, qui n’est plus l’œuvre du créateur mais l’élan vital de tous les êtres en général et de l’homme en particulier. » Mais c’est au cours de ces XVIIe et XVIIIe siècles que cet esprit va s’affirmer et inspirer une nouvelle manière de concevoir la société. Les voyages relativisent le modèle européen et servent souvent à exalter les vertus des civilisations lointaines et même primitives, le non-conformisme historique, philosophique et religieux se répand : Pierre Bayle publie le Dictionnaire historique et critique (1695-1697) ; Richard Simon, l’Histoire critique du Vieux Testament (1678) et l’Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau testament (1692). L’Angleterre protestante interpelle et fascine. La pensée de John Locke (1632-1704) se répand⁠[5]. On vante le déisme, l’athéisme et la libre-pensée⁠[6]. Le droit naturel, comme nous l’avons vu dans la 3e partie, change de sens. Les philosophes inventent des modèles politiques nouveaux et se proposent comme conseillers des « princes. On cherche le bonheur sur la terre. On exalte la science et le progrès. L’ idéal humain est désormais incarné dans le « bourgeois ».

Nul texte, à mon sens, n’exprime mieux cela que le célèbre « poème » de Voltaire⁠[7] intitulé Le Mondain (1736). Ce texte souleva, à l’époque, beaucoup de critiques et Voltaire, à la fin de sa vie⁠[8], pour y répondre, prêcha la modération épicurienne, mais il n’empêche que toute sa philosophie confirme les thèses du poème incriminé qui traduit parfaitement, non sans ironie et cynisme, un esprit nouveau. Beaucoup d’auteurs, au XVIIIe siècle, sont inquiets de l’irruption des richesses et des bouleversements qu’elles entraînent dans la société. Ils vanteront la frugalité mythique des anciens, la simplicité des peuples primitifs ou de la vie au paradis terrestre ; ils imagineront aussi des sociétés exemplaires par leur sobriété. En effet, pour eux, la vertu va de pair avec le dépouillement des mœurs. Mais telle n’est pas la position de Voltaire:

Regrettera qui veut le bon vieux temps

Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée,

Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,[9]

Et le jardin de nos premiers parents ;

Moi je rends grâce à la nature sage

Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge

Tant décrié par nos tristes frondeurs[10] :

Ce temps profane[11] est tout fait pour mes mœurs.

La profession de foi de Voltaire est significative:

J’aime le luxe, et même la mollesse,

Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,

La propreté[12], le goût, les ornements :

Tout honnête homme a de tels sentiments.

Il est bien doux pour mon cœur très immonde[13]

De voir ici l’abondance à la ronde,

Mère des arts et des heureux travaux,

Nous apporter, de sa source féconde,

Et des besoins et des plaisirs nouveaux.

L’or de la terre et les trésors de l’onde,

Leurs habitants et les peuples de l’air,

Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.

Oh ! le bon temps que ce siècle de fer ![14]

Non content de célébrer luxe et plaisir, l’auteur attribue donc à la richesse la vertu de favoriser les arts et de stimuler les activités humaines. Sa conception est très moderne dans la mesure où le progrès est stimulé sans cesse par les besoins qu’il génère. Toute la nature est soumise à ce processus. Plus encore, l’abondance, par le commerce, unit les peuples, apporte donc la paix et transforme les cultures, dissout, pourrait-on dire, le fanatisme religieux incarné ici par l’Islam:

Le superflu, chose très nécessaire,

A réuni l’un et l’autre hémisphère.

Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux

Qui du Texel[15], de Londres, de Bordeaux,

S’en vont chercher, par un heureux échange,

Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange,[16]

Tandis qu’au loin vainqueurs des musulmans,

Nos vins de France enivrent les sultans ![17]

Suit l’éloge de la propriété présentée comme la mère du progrès et même, curieusement, de la connaissance.

Quand la nature était dans son enfance,

Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance,

Ne connaissant ni le tien, ni le mien.

qu’auraient-ils pu connaître ? Ils n’avaient rien ;

Ils étaient nus, et c’est chose très claire

Que qui n’a rien n’a nul partage à faire.

A l’époque où Voltaire écrit ce poème, une de ses bêtes noires est Pascal à qui il avait consacré la XXVe de ses Lettres anglaises ou Lettres philosophiques (1733). Le « triste frondeur » est de nouveau visé ici, lui qui avait écrit : « Mien, tien. « Ce chien est à moi », disaient ces pauvres enfants. « C’est là ma place au soleil. » Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. »[18] Rousseau, est d’avance condamné, lui qui, après avoir considéré que le progrès des sciences et des arts⁠[19] avait corrompu les hommes, écrira : « Le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »[20]

Voltaire brosse aussi le portrait de l’« honnête homme » c’est-à-dire, de l’homme distingué, de bonne compagnie. C’est un homme riche, amateur éclairé d’art, qui vit entouré de luxe et dans le goût de son temps:

Or maintenant, voulez-vous, mes amis,

Savoir un peu, dans nos jours tant maudits[21],

Soit à Paris, soit dans Londres, ou dans Rome,

Quel est le train des jours d’un honnête homme ?

Entrez chez lui : la foule des beaux arts,

Enfants du goût, se montre à vos regards.

De mille mains l’éclatante industrie

De ces dehors orna la symétrie.

L’heureux pinceau, le superbe dessin

Du doux Corrège et du savant Poussin

Sont encadrés dans l’or d’une bordure ;

C’est Bouchardon qui fit cette figure,

Et cet argent fut poli par Germain.[22]

Des Gobelins[23] l’aiguille et la teinture

Dans ces tapis surpassent la peinture.

Tous ces objets sont vingt fois répétés

Dans des trumeaux tout brillants de clartés[24].

De ce salon je vois par la fenêtre,

Dans des jardins, des myrtes en berceaux ;

Je vois jaillir les bondissantes eaux…​

Voltaire continue à décrire l’existence dorée de ce nanti, sa vie sociale brillante et festive, ses repas fins de riche raffiné.

Si, comme nous l’avons vu, Pascal est visé sans être cité, Voltaire va nommément s’en prendre, pour terminer, à certains auteurs qui, à l’époque, développait la nostalgie de la vie frugale et réputée moralement exemplaire des premiers temps ou d’utopiques sociétés parfaites:

C’est Fénelon qui est d’abord pris à partie⁠[25] : Or maintenant, Monsieur du Télémaque,

Vantez-nous bien votre petite Ithaque,

Votre Salente, et vos murs malheureux,

Où vos Crétois, tristement vertueux,

Pauvres d’effets[26] et riches d’abstinence,

Manquent de tout pour avoir l’abondance :

J’admire fort votre style flatteur

Et votre prose, encore qu’un peu traînante ;

Mais mon ami, je consens de grand cœur

d’être fessé dans vos murs de Salente,

Si je vais là pour chercher mon bonheur.

Sont visés ensuite deux savants ecclésiastiques qui avaient cherché à localiser le Paradis terrestre :

Et vous, jardin de ce premier bonhomme,

Jardin fameux par le diable et la pomme,

C’est bien en vain que, par l’orgueil séduits,

Huet[27], Calmet[28], dans leur savante audace,

Du paradis ont recherché la place :

Le paradis terrestre est où je suis.

Le poème se termine par ce vers lapidaire et provocant qui affirme non seulement le bonheur éprouvé par Voltaire à vivre dans les richesses de son siècle mais aussi que ce bonheur n’est nourri d’aucune perspective religieuse.

Ce matérialisme pratique va être soutenu et nourri par les théories des « économistes », disait-on à l’époque. Certes, bien des différences seraient à relever entre les auteurs qui ont marqué, comme Quesnay, Adam Smith, Ricardo ou encore Stuart Mill, mais nous allons tenter de cerner l’essentiel de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui l’idéologie libérale des XVIIIe et XIXe siècles.

Sans être trop impertinent, on pourrait la résumer par la formule Liberté, propriété, optimisme[29].


1. Le capitalisme n’est pas synonyme de libéralisme. Non seulement, il y a un capitalisme d’État mais le sens du mot capitalisme (apparu seulement en 1842 selon BvW). Si le capitalisme est, au point de départ, « l’appropriation du capital par les uns, à l’exclusion des autres », il vaut mieux parler, comme on le faisait le plus souvent aux XVIIIe et XIXe siècles, des capitalistes, c’est-à-dire des riches, tout simplement. Le capitalisme que Marx, notamment, va dénoncer et combattre, est précisément le moyen pour les uns, grâce à l’appropriation du capital, « de faire travailler les autres, en augmentant ainsi leur propre capital sans que les autres puissent accéder à la propriété de ce capital » (SALLERON Louis, Libéralisme et socialisme, Du XVIIIe siècle à nos jours, CLC, 1977, p. 23). Ce capitalisme-là est le fruit du libéralisme.
2. Selon BvW, le mot n’apparaît qu’en 1821.
3. HAZARD P., La crise de la conscience européenne, 1680-1715, Fayard, 1961, p. 416
4. Non seulement à cause de la contestation protestante mais aussi et peut-être surtout à cause d’une résurgence du paganisme antique. La Renaissance est un retour passionné à l’antiquité, typiquement italien à l’origine. En fait l’Italie, au XIVe déjà, se penche sur son passé et redécouvre ses racines. Cette redécouverte de l’antiquité se fera de deux manières. Il y eut une Renaissance « chrétienne » qui se caractérise par l’assimilation de tout ce qui est compatible dans la culture antique avec la vision chrétienne. Mais d’autres, au même moment, vont reprendre l’héritage jusque dans son esprit et ranimer le vieux paganisme. Cette Renaissance-là défend un idéal diamétralement opposé au christianisme. En effet, dans la mesure où la nature physique et humaine y est déifiée, l’ordre surnaturel est nié. L’homme est un dieu dont la vocation est de suivre la nature. « Fay ce que voudras » est la seule règle de l’abbaye de Thélème imaginée par Rabelais (1494-1554?) dans Gargantua. (Cf. BAUDRILLART A., L’Église catholique, la Renaissance, le Protestantisme, Bloud, 1904, pp. 1-61).
5. Lettre sur la tolérance (1689), Essai philosophique concernant l’entendement humain ((1690), Essai philosophique concernant l’entendement humain ((1690), Sur le gouvernement civil, sa véritable origine, son développement, son but (1690), (1690), Le christianisme raisonnable (1695).
6. En 1713, Anthony Collins publie son Discourse of free-thinking, traduit l’année suivante en français sous le titre : Discours sur la liberté de penser, écrit à l’occasion d’une nouvelle secte d’esprits forts, ou de gens qui pensent librement.
7. 1694-1778.
8. Sur l’usage de la vie, 1770.
9. Le mythe de l’âge d’or, sous le règne de Saturne (Cronos ou Ouranos, le Ciel), Rhée (Cybèle, la Terre) et Astrée (la vierge, la Justice), est bien ancré dans la culture gréco-latine. Hésiode (VIIIe-VIIe s. av. JC.) en est le premier témoin. Mais on retrouve cette nostalgie d’un paradis perdu dans toutes les civilisations. Il s’agit, avec des variantes, bien sûr, d’une époque d’ »abondance dans une nature généreuse, où tout pousse sans travail, où les animaux domestiques et sauvages vivent en paix entre eux et avec les hommes, où la ronce distille le miel. Les Zéphirs soufflent alors une brise rafraîchissante ; la pluie et le soleil alternent si heureusement que la terre prodigue trois fois l’an ses meilleures productions ; les hommes vivent pacifiquement, dans l’amitié, la concorde, la justice, en une totale communauté » (Universalis).
10. Il s’agit des auteurs qu’il citera plus loin mais aussi des Jansénistes, les champions de la morale rigoriste.
11. Le choix du mot est très significatif. Il s’oppose au sacré païen aussi bien que chrétien.
12. Elégance.
13. Une fois de plus, le choix du mot n’est pas innocent car il appartenait à la langue ecclésiastique et désignait l’impureté morale.
14. Voltaire revient au mythe de l’âge d’or auquel succédaient l’âge d’airain puis l’âge de fer, temps de dégradation qui, dans la vision biblique, correspond à la chute et à l’expulsion du paradis terrestre. Voltaire reviendra plus loin encore sur son éloge du plaisir et du luxe, en évoquant nos ancêtres lointains:
   Sobres étaient. Ah ! je le crois encor :
   Martialo (auteur du Cuisinier français) n’est point du siècle d’or.
   d’un bon vin frais ou la mousse (allusion au Champagne) ou la sève (le corps)
   Ne gratta point le triste gosier d’Eve ;
   La soie et l’or ne brillaient point chez eux.
   Admirez-vous pour cela nos aïeux ?
   Il leur manquait l’industrie (le savoir-faire, l’habileté) et l’aisance :
   Est-ce vertu ? C’était pure ignorance.
   Quel idiot, s’‘il avait eu pour lors
   Quelque bon lit, aurait couché dehors ?…​
15. Par cette île, Voltaire veut désigner les Province-Unies.
16. Ce sont les Indes qui sont visées car si l’on prend « sources du Gange » au pied de la lettre, il faudrait prendre en compte l’aride Himalaya !
17. Le vin est évidemment interdit par la loi coranique.
18. Pensées, Gilbert Jeune, 1949, p. 127.
19. Discours sur les sciences et les arts, 1750.
20. Discours sur l’origine de l’inégalité (1755), Seconde partie, UGE-10/18, 1963, p. 292.
21. Par les « tristes frondeurs », bien sûr.
22. Sont cités deux peintres : Corrège (1494-1534) et Poussin (1594-1665), le sculpteur Bouchardon (1698-1763) et l’orfèvre Thomas Germain (1688-1748), tous illustres, à l’époque.
23. Créée au XVe siècle, cette célèbre manufacture atteignit son apogée sous le règne de Louis XIV.
24. Un trumeau désigne l’espace entre deux fenêtres. L’habitude était d’y suspendre des glaces face à d’autres glaces qui multipliaient les reflets des œuvres d’art.
25. Archevêque de Cambrai (1651-1715), François de Salignac de la Mothe-Fénelon, affublé ici d’un sobriquet, avait publié en 1699 un roman pédagogique exaltant le rigorisme moral et l’ascétisme. Inspiré d’Homère et de Virgile, l’auteur met en scène Télémaque, le fils d’Ulysse, à la recherche de son père. Au cours de ses voyages, il passe par Salente fondée par Idoménée ancien roi des Crétois. Eclairé par le sage Mentor qui accompagne Télémaque, le roi réformera Salente pour rendre bonheur et prospérité à son peuple. Télémaque profitera de toutes ces leçons qu’il pourra mettre en pratique lorsqu’il rentrera à Ithaque où il retrouvera son père. Un petit extrait nous montre l’opposition radicale qui existe entre des thèses de Fénelon et celles de Voltaire. Télémaque qui s’était, un temps, éloigné de Salente, ne la reconnaît plus à son retour. Il s’étonne devant Mentor : « « d’où vient qu’on n’y remarque plus cette magnificence qui éclatait partout avant mon départ ? Je ne vois plus ni or, ni argent, ni pierres précieuses ; les habits sont simples ; les bâtiments qu’on fait sont moins vastes et moins ornés ; les arts languissent, la ville est devenue une solitude. » Mentor lui répondit en souriant : « Avez-vous remarqué l’état de la campagne alentour de la ville ? - Oui, reprit Télémaque ; j’ai vu partout le labourage en honneur et les champs défrichés. -Lequel vaut mieux, ajouta Mentor, ou une ville superbe en marbre, en or et en argent, avec une campagne négligée et stérile, ou une campagne cultivée et fertile, avec une ville médiocre (moyenne) et modeste dans ses mœurs ? Une grande ville fort peuplée d’artisans occupés à amollir les mœurs par les délices de la vie, quand elle est entourée d’un royaume pauvre et mal cultivé (…). C’est le nombre du peuple et l’abondance des aliments qui font la vraie force et la vraie richesse d’un royaume. (…) Il y a deux choses pernicieuses, dans le gouvernement des peuples, auxquelles on n’apporte presque jamais aucun remède : la première est une autorité injuste et trop violente dans les rois ; la seconde est le luxe, qui corrompt les mœurs ».«  ( Aventures de Télémaque, A. Colin, 1913, pp. 401-401)
26. Il ne s’agit pas des vêtements mais des biens matériels en général.
27. Pierre Huet (1630-1721), nommé en 1670 sous-précepteur du Dauphin par Louis XIV, fut évêque d’Avranches avant d’entrer chez les Jésuites.
28. Dom Augustin Calmet (1672-1757), exégète et historien, auteur d’un Dictionnaire de la Bible (1722-1728).
29. Pour une étude plus en profondeur on peut lire : BURDEAU Georges, Le libéralisme, Seuil-Points, 1983 ; MANENT Pierre, Histoire intellectuelle du libéralisme, Hachette-Pluriel, 1997 et Les libéraux, Gallimard, 2001.

⁢a. La liberté

Au point de départ, s’affirme une volonté de libérer l’individu des contraintes sociales, aux points de vue spirituel et politique⁠[1]. Sur le plan économique le projet sera d’abolir les réglementations.

L’Angleterre où la révolution politique était faite depuis 1688 (Glorious revolution), on abolit les règlements corporatifs en 1799-1800 (Combination Acts). Désormais, l’efficacité et la rentabilité du travail l’emportent sur le travailleur. En témoigne ce règlement d’atelier dans une filature anglaise:

« -Tout ouvrier ayant ouvert une fenêtre : 1sh.

-Tout ouvrier ayant été trouvé sale au travail : 1sh.

-Tout ouvrier se levant au cours du travail : 1sh.

--Tout ouvrier ayant réparé la courroie de son tambour en laissant un bec de gaz allumé : 2sh.

-Tout ouvrier n’ayant pas remis sa burette d’huile en place : 1sh.

-Tout ouvrier quittant son métier en laissant le bec de gaz allumé: 2sh.

-Tout ouvrier sifflant pendant le travail : 1sh.

-Tout ouvrier filant à la lumière du gaz trop tard dans la matinée: 2sh.

-Tout ouvrier allumant le gaz trop tôt : 1sh.

-Tout ouvrier en retard de cinq minutes : 1sh

-Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur la bande du chariot : 1sh.

-Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur les poids du métier: 0,6sh.

-Tout ouvrier ayant négligé d’enlever ses déchets de fils défectueux trois fois par semaine : 1sh.

-Tout ouvrier ayant du déchet sur ses broches : 1sh.

-Tout ouvrier malade qui ne pourra fournir un remplaçant donnant satisfaction, doit payer par jour, pour la perte d’énergie mécanique: 6sh. »[2]

Ce règlement n’est en fait qu’une longue suite d’amendes prévues pour garantir le maximum de rentabilité de la part des travailleurs. Il ne faut gaspiller ni le temps ni la matière.

Ce système d’amendes est assez répandu à l’époque et parfois pour des raisons de sécurité comme, par exemple, dans les filatures rouennaises en 1867.

En tout cas, tout manquement à la propreté, à la ponctualité, à l’application au travail est puni d’une amende qui doit compenser, semble-t-il, la perte financière entraînée par l’ouvrier négligent, distrait ou même malade. Ce système est propice à l’instauration d’un climat d’oppression et de crainte où le travail, la productivité, la rentabilité ont priorité sur la personne.

Voici un autre exemple venu de France, et qui a été sans doute aussi d’application chez nous dans certaines filiales⁠[3]. Il s’agit du Règlement d’entreprise, comptoirs, manufactures et chancelleries de 1863-1872.

Règlement de bureau

A l’attention du personnel :

1. Respect de Dieu, propreté et ponctualité sont les règles d’une maison bien ordonnée.

2. Dès maintenant, le personnel sera présent de 6h du matin à 6h du soir. Le dimanche est réservé au service religieux. Chaque matin, on dit la prière dans le bureau principal.

3. Chacun est tenu de faire des heures supplémentaires si la direction le juge utile.

4. L’employé le plus ancien est responsable de la propreté des locaux. Les plus jeunes s’annoncent chez lui 40 minutes avant la prière, et sont également à sa disposition en fin de journée.

5. L’habillement doit être simple. Le personnel ne doit pas se vêtir de couleurs claires et doit porter des bas convenables. Il est interdit de porter des caoutchoucs et manteaux dans les bureaux, car le personnel dispose d’un fourneau. Exception en cas de mauvais temps : foulards et chapeaux. On recommande en outre d’apporter chaque jour, pendant l’hiver, quatre livres de charbon.

6. Il est interdit de parler pendant les heures de bureau. Un employé qui fume des cigares, prend des boissons alcoolisées, fréquente les salles de billard ou des milieux politiques est suspect quant à son honneur, son honnêteté et sa correction.

7. Il est permis de prendre de la nourriture entre 11h30 et 12h. Toutefois le travail ne doit pas être interrompu.

8. Envers la clientèle, la direction et les représentants de la presse, l’employé témoignera modestie et respect.

9. Chaque membre du personnel a le devoir de veiller au maintien de sa santé. En cas de maladie, le salaire ne sera pas versé. On recommande à chacun de mettre une bonne partie de son gain de côté, afin qu’en cas d’incapacité de travail, et dans sa vieillesse, il ne soit pas à la charge de la collectivité.

10. Pour terminer, nous attirons votre attention sur la générosité de ce nouveau règlement. Nous en attendons une augmentation considérable du travail

Ce qui frappe d’emblée, ce sont les considérations morales, politiques et même religieuses qui parsèment ce règlement. Mais il ne s’agit que de garantir de nouveau l’efficacité du travail par une discipline qui fait fi de la liberté de conscience dans le but de maintenir l’ordre et l’obéissance. La durée du travail est de 12 heures et plus si l’on est jeune et si l’on juge nécessaire une prolongation. On n’arrête pas de travailler pour manger. Les travailleurs sont invités à apporter eux-mêmes de quoi se chauffer. Leur vie privée est elle-même surveillée. Il n’y a pas d’indemnités en cas de maladie. Enfin, on ne peut être que choqué par le 10e point où l’autorité non seulement se félicite mais avoue son intention profonde.

Du XVIIIe siècle au XXe siècle, c’est un peu le même esprit qui préside à l’organisation du travail et ce sont les patrons ou l’État lorsqu’il est patron qui sont les auteurs de ces directives imposées dans l’intérêt matériel de l’entreprise.

A lire ces règlements, on pourrait croire que l’attention aux personnes qui travaillent et les préoccupations éthiques sont toutes récentes et le fruit exclusif de luttes sociales qui ont émaillé les XIXe et XXe siècles.

Aujourd’hui, la plupart du temps, dans nos pays, les pouvoirs publics, les employeurs et les organisations syndicales sont parvenus à établir des législations très détaillées et des règlements de travail où les droits et devoirs de toutes les parties sont pris en compte. Il suffit de jeter un œil sur les documents publiés par le Groupe S - Secrétariat social asbl , secrétariat social agréé pour employeurs (cf. https://www.groups.be/1_4122.htm).

De tels textes, très fouillés, sont très importants mais ils ne suffisent peut-être pas dans la mesure où il est impossible que tout soit réglementé et qu’il n’est peut-être pas souhaitable que tout le soit.

Quoi qu’il en soit, on peut se demander sur quelles bases le règlement s’établit. Il faut tenir compte de la rentabilité de l’entreprise pour sa propre survie, de l’intérêt des employeurs et souvent, aujourd’hui, des actionnaires, de l’intérêt des travailleurs…​ Intérêts divers qui peuvent entrer en conflit et, nous le savons, qui entrent souvent en conflit !

On a vu que longtemps, c’est la rentabilité, l’intérêt de l’employeur qui a primé et il est sûr que le bon sens pousse à penser qu’il faut qu’ une organisation du travail prenne en compte l’intérêt de tous.⁠[4] Mais comment rencontrer l’intérêt de tous ? Par autorité ? Par la lutte des classes ? Par consensus ? Mais, tout est-il négociable et le but est-il simplement de vivre ensemble sans heurts, en un lieu détermine qui est celui de l’entreprise ?

Contrairement à une idée bien établie, il fut une époque, bien avant les luttes sociales de l’époque contemporaine, où l’autorité responsable de l’organisation du travail a cherché à prendre en compte prioritairement le bien-être du travailleur, c’est-à-dire de la personne qui travaille. La personne, en effet, ne se limite pas à sa capacité de travail. La personne est un être plus complexe, qui travaille certes mais qui aussi, a une famille, se nourrit, se repose, a des loisirs, une vie relationnelle plus ou moins large, des convictions religieuses, etc…​.

Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer, pour la France, la loi d’Allarde⁠[5] des 2 et 17 mars 1791 et la loi Le Chapelier du 14 juin de la même année⁠[6].Ces lois célèbres s’inscrivent parfaitement dans la logique des mesures révolutionnaires. Avant elles avaient été votées l’abolition des droits et privilèges féodaux, des privilèges des provinces et des villes (août 1789) et la libération de l’intérêt de l’argent (octobre 1789). Par la suite, les communaux furent supprimés (septembre 1791), la monnaie fut libérée de l’emprise du prince (mars 1803)⁠[7], les associations furent interdites (mai 1803) et on libéra les contrats (1804)⁠[8].

On peut résumer la philosophie sous-jacente par la célèbre formule: « Laissez faire, laissez passer »[9]. A l’intérieur on prône la libre concurrence et, à l’extérieur, le libre-échange.

Pour en arriver là, il est évidemment nécessaire de lutter contre les velléités dominatrices du pouvoir politique qui sera souvent considéré comme l’ennemi par les libéraux. A tel point que certains auteurs du XXe siècle n’hésiteront pas à affirmer qu’au XIXe siècle, c’est le capitalisme qui a soulagé la misère provoquée par l’intervention du législateur : « Les propriétaires des usines, écrit l’un d’eux⁠[10], ne pouvaient forcer personne à accepter un emploi. Ils ne pouvaient engager que des gens prêts à travailler pour les salaires qui leur étaient offerts. Ces rétributions étaient peut-être très réduites, mais elles dépassaient sependant de loin ce que ces miséreux auraient pu gagner à une quelconque autre activité qui leur était accessible. Il est faux de prétendre que les usines ont arraché les femmes à leurs fourneaux et les enfants à leurs jeux puisque les femmes n’avaient pas de quoi cuisiner ou nourrir leurs enfants. Ces enfants étaient indignets ou mourants. Leur seul refuge était l’usine. C’est elle qui les a littéralement sauvés de la famine ». Un autre⁠[11] précise : « Les enfants étaient obligés par leurs parents d’aller travailler à l’usine. Il est vrai que les heures étaient fort longues, mais le travail était le plus souvent aisé ; il s’agissait d’ordinaire de la surveillance d’une machine à filer ou d’un métier à tisser.(…) Comme, de 1819 à 1848, les lois réglant le travail dans l’industrie imposaient de plus en plus de restrictions à la mise au travail d’enfants et d’adolescents et que les visites et contrôles de l’Inspection du travail étaient plus fréquents et aisés, les propriétaires des grandes usines se voyaient obligés de licencier des enfants, plutôt que de se soumettre à des réglementations arbitraires sans fin, changeant sans cesse, et leur prescrivant la manière dont ils auraient dû diriger leur usine ». En fait, « les libérateurs et les bienfaiteurs de ces enfants n’ont pas été des législateurs ou des inspecteurs de travail, mais des propriétaires d’usine et des financiers ».

Ces auteurs et bien d’autres parlent à propos de la misère du XIXe de « véritable falsification intellectuelle ».⁠[12] Nous y reviendrons.


1. Il s’agit essentiellement, à l’origine, d’une contestation de la monarchie et des privilèges mais certains théoriciens du libéralisme prôneront un pouvoir politique fort pour régler et planifier l’activité économique telle qu’ils la conçoivent. On le voit notamment dans la pensée de François Quesnay (1694-1774), considéré, par cet aspect, comme un inspirateur du socialisme comme du libéralisme (cf. SALLERON L., op. cit., p. 59).
2. Cité in PIRNAY P., op. cit., p. 12.
3. Par exemple, l’entreprise Saint-Gobain implantée à Floreffe et qui a comme origine lointaine la Manufacture royale des glaces fondée en 1665 par Jean-Baptiste Colbert, ministre des finances de Louis XIV.
4. En 1836, Frédéric Ozanam écrivait : « La question qui divise les hommes aujourd’hui n’est plus celle des formes poltiques mais la question sociale, c’est-à-dire la question de savoir qui, de l’esprit d’égoïsme ou de l’esprit de sacrifice, va remporter la victoire, et quelle sera la société future : une vaste exploitation des faibles au profit des plus forts, ou un service pour le bien commun de tous et pour la protection des plus faibles. » (cité in SCHÖNBORN Ch. cardinal, Le défi du christianisme, Cerf, 2003, p. 92).
5. Elle décide (art. 7) qu’ »il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ». Cet article supprime les privilèges corporatifs mais, comme les ouvriers inquiets de cette mesure s’organisent pour discuter de leurs salaires, Le Chapelier fera voter un décret qui stipule (art. 1) que « l’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens du même état et profession étant l’une des bases fondamentales de la constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce soit ». De même, toute assemblée, toute délibération, toute adresse ou pétition « sur (de) prétendus intérêts communs » sont déclarées « inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des Droits de l’homme ». (Cf. SALLERON, op. cit., p. 14).
6. « Loi draconienne, sans nul doute ; loi antiouvrière au plus haut degré » (Du POB au PSB, du Parti Ouvrier Belge au Parti Socialiste Belge, PAC, Editions Rose au poing, 1974, p ; 247) ; « Loi terrible qui brise toute coalition » et qui « sous une apparence de symétrie entre les entrepreneurs et les ouvriers, ne frappe en réalité que ceux-ci, et les punit de l’amende, de la prison et de la privation de travail dans les entreprises de travaux publics » (JAURES J., Histoire socialiste de la Révolution française, Ed. Sociales, 1986, cité in Etudes et enquêtes, n° 4, Centre patronal de Lausanne, mars 1989, p. 21) ; « Coup d’état bourgeois » (MARX K., Le Capital, 8e section, chap. XVIII, Gallimard, 1965)
7. La valeur des pièces fut désormais définie par leur poids en métal précieux.
8. Les « conventions légalement formées tenant lieu de loi pour ceux qui les ont faites » (art. du Code civil).
9. On l’attribue à Vincent de Gournay (1712-1759), riche négociant, très attaché à la liberté commerciale. Ses idées nous ont été transmises par son disciple Turgot (1727-1781). Celui-ci fut nommé contrôleur général des finances par Louis XVI. Il tenta d’instituer la liberté du commerce des grains (1774), de supprimer les corporations (1776) et de réformer la fiscalité. Il fut finalement évincé par le Roi sur la pression des privilégiés (cf. PIETTRE A., Les chrétiens et le libéralisme, France-Empire, 1986, p. 29). Selon Bertrand Lemennicer, « cette phrase légendaire aurait été prononcée par des marchands en réponse à une interrogation de Louis XV qui leur demandait en quoi il pouvait les aider » (Le libéralisme, entretien avec Marc Grunert, www.lemennicer.com).
10. MISES Ludwig von, Human Action, New Haven, Connecticut, 1949, p. 615, cité in RAES Koen, Néo-libéralisme, anti-politisme et individualisme possessif, in La Revue nouvelle, mars 1984, pp. 255-256.
11. RAND Ayn, Capitalism, the Unknown Ideal, New York, 1967, pp. 112-113, cité par RAES Koen, id..
12. Lire àce sujet LEPAGE H., Demain le capitalisme, Livre de poche-Pluriel, 1978, pp. 82-90 où l’auteur salue l’« effort de démystification » des historiens et économistes néo-libéraux.

⁢b. La propriété

Déjà en 1690, John Locke affirmait que « la puissance supérieure ne peut ravir à aucun homme une portion de sa propriété sans son consentement. Car la protection de la propriété étant la fin même du gouvernement et celle en vue de laquelle l’homme entre en société, cela suppose nécessairement le droit à la propriété sans lequel les hommes seraient supposés perdre en entrant en société cette chose même qui les y a fait entrer »[1] . La propriété est un droit qui tire sa légitimité de « la propension également « naturelle » de l’homme à trouver son bonheur dans l’accumulation des biens qu’il possède. Puisque le bonheur est la finalité de la liberté et que, d’autre part, il se réalise par la propriété, la liberté d’appropriation ne peut être limitée ».⁠[2]

Le baron d’Holbach⁠[3], dans son Système social, estime que, « pour être fidèlement représentée, la nation choisira des citoyens liés à l’État par leur possessions, intéressés à sa conservation, ainsi qu’au maintien de la liberté, sans laquelle il ne peut y avoir ni bonheur, ni sûreté (…).

La faculté d’élire des représentants ne peut appartenir qu’à de vrais citoyens, c’est-à-dire des hommes intéressés au bien public, liés à la patrie par des possessions qui lui répondent de leur attachement. Ce droit n’est pas fait pour une populace désoeuvrée, pour des vagabonds indigents, pour des âmes viles et mercenaires. Des hommes qui ne tiennent point à l’État ne sont pas faits pour choisir les administrateurs de l’État. » Seul le propriétaire est donc éligible et électeur. Et il s’agit surtout, dans la pensée d’Holbach de propriétaires fonciers : « L’artisan, le marchand, le mercenaire doivent être protégés par l’État qu’ils servent utilement à leur manière, mais ils n’en sont de vrais membres que lorsque, par leur travail et leur industrie, ils y ont acquis des biens-fonds. C’est le sol, c’est la glèbe qui fait le citoyen ».

La Déclaration des droits de 1789 stipulera, dans son article 17, que le droit de propriété est « inviolable et sacré ». C’est le seul⁠[4]. Et la Révolution établira un régime censitaire⁠[5]. S’il fut léger au départ puisque le cens équivalait à 3 journées de travail, il excluait malgré tout les domestiques, jugés trop influençables, les mendiants, les errants et à certains endroits les artisans. A partir de 1795, le régime devint plus sévère : il fallut être propriétaire, usufruitier ou fermier d’un bien dont le revenu varia de 150 à 400 journées de travail, suivant les lieux.

La Constitution belge de 1830, considérée comme la plus libérale de l’époque, a donné aussi le pouvoir à la bourgeoisie. Ce texte fut élaboré par le Congrès national qui « se composait de notables appartenant principalement aux milieux de la propriété foncière, de la grosse bourgeoisie et des professions libérales »[6]. Le droit électoral fut réservé exclusivement aux citoyens payant une certaine somme d’impôts directs et seuls pouvaient être élus ceux dont le cens électoral était particulièrement élevé⁠[7].

Dans les pays très liés aux richesses de la terre, comme la France, c’est la propriété foncière qui sera longtemps à l’honneur. Mais très logiquement, toute forme de propriété sera exaltée. En Angleterre, déjà depuis le milieu de XVIIIe siècle, on honore plus que le capital-terre, le capital produit par le travail, le commerce et l’industrie. En effet, le machinisme et la découverte de marchés nouveaux à travers le monde offrent la possibilité d’acquérir du capital, rapidement et massivement. A condition toutefois que l’État reste discret.

Un des plus célèbres économistes français, Jean-Baptiste Say⁠[8], disciple d’Adam Smith dont nous reparlerons plus loin, estime que la propriété est « le plus puissant encouragement à la multiplication des richesses ». Par elle, « l’industrie obtient sa récompense naturelle » et « tire le plus grand parti possible de ses instruments, les capitaux et les terres. (…) Qui ne sait que la certitude de jouir du fruit de ses terres, de ses capitaux, de son labeur, ne soit le plus puissant encouragement qu’on puisse trouver à les faire valoir ? » Mais il faut pour cela que soit garanti le libre emploi des moyens de production « car le droit de propriété (…) est le droit d’user et même d’abuser. (…) C’est violer la propriété du capitaliste que de lui interdire tel ou tel emploi de ses capitaux », ou de le surcharger « de droits tellement onéreux qu’ils équivalent à une prohibition »

En 1863, un membre du parti libéral français confirme : « Consultez l’expérience. Quels sont les pays libres ? Ceux qui respectent la propriété ! Quels sont les pays riches ? Ceux qui respectent la liberté. Suivant donc qu’on regardera la propriété comme un monopole accordé par l’État à quelques privilégiés ou comme une création individuelle, la législation, la constitution, la société tout entière, auront un aspect différent. Si la propriété est considérée comme une invention de la loi, elle sera odieuse (…). Si, au contraire, la propriété et le capital sont considérés comme des richesses créées par l’individu, et apportées par lui dans la société qui en profite, la propriété sera un droit sacré pour tous. »[9]


1. Traité du gouvernement civil, chap.4, §20.
2. BURDEAU G., Le libéralisme, Seuil-Points, 1979, p. 76.
3. 1723-1789. Cité in BRANCIARD Michel, Les libéralismes d’hier à aujourd’hui, Chronique sociale, 1987, p. 25.
4. L’article continue en précisant que « nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». Signe des temps, le Code pénal de 1810 prévoit la peine de mort non seulement pour le meurtrier mais aussi pour l’incendiaire et le faux-monnayeur.
5. Le cens est la contribution payée pour pouvoir voter.
6. CHLEPNER B.-S., Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Editions de l’Université de Bruxelles, 1972, pp. 18-19.
7. Il est intéressant de relever que « l’initiative d’inscrire la limitation du droit de vote dans la Constitution même, fut prise par Defacqz (…) futur Grand-Maître de la Maçonnerie belge et futur Président du Congrès libéral de 1846 ». Les « libéraux » « craignaient que l’électeur pauvre et ignorant ne fût guidé dans son vote par ceux dont il dépendait économiquement et spirituellement, c’est-à-dire avant tout les propriétaires fonciers et l’Église ».(CHLEPNER B.-S., id.). Pour mémoire, le suffrage universel fut introduit en Belgique en 1919 et étendu aux femmes en 1948.
8. Traité d’économie politique ou Simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, 1803, cité par BRANCIARD M., op. cit., pp. 65-66.
9. Edouard-René Lefebvre de Laboulaye (1811-1883) cité par BRANCIARD M., op. cit., p. 65.

⁢c. L’optimisme

Il est important d’étudier l’attitude que les « économistes » vont adopter vis-à-vis du problème de la pauvreté.Loin de penser que leurs théories vont accroître la pauvreté, ils sont persuadés que l’accroissement des richesses dans la liberté leur sera profitable.

J.-B. Say que nous venons d’évoquer, déclare : « le pauvre lui-même, celui qui ne possède rien, n’est pas moins intéressé que le riche au respect des droits de la propriété. Il ne peut tirer parti de ses facultés qu’à l’aide des accumulations qui ont été faites et protégées ; tout ce qui s’oppose à ces accumulations ou les dissipe, nuit essentiellement à ses moyens de gagner, et la misère, le dépérissement des classes indigentes suit toujours le pillage et la ruine des classes riches »[1]. De même, dans le discours évoqué plus haut, Laboulaye affirme que « propagées et secondées l’une par l’autre, la Richesse et la Liberté descendront jusqu’aux dernières couches du peuple et y porteront avec elles la véritable émancipation, celle qui affranchit l’homme de l’ignorance et du dénuement ».⁠[2]

Sur quoi repose cette certitude ?

Sur une conception très individualiste de l’homme et sur l’affirmation de lois « naturelles » économiques.

L’homme est considéré comme un être qui n’est guidé que par son intérêt. L’homme laissé libre prend l’initiative de son bonheur propre. Eventuellement l’État lui procure toutes les facilités nécessaires pour qu’il puisse réaliser son projet mais beaucoup estiment que ce n’est pas nécessaire.C’est en recherchant son intérêt que l’individu contribuera au bien de tous. d’une certaine manière, les « vices privés » deviennent des « bienfaits publics » comme le montrait déjà en 1728, une « fable » qui, à l’époque, fit scandale mais était étonnamment prémonitoire. Il s’agit de La fable des abeilles (The fable of the bees) de B. de Mandeville⁠[3]: « Il était une fois une ruche qui ressemblait à une société humaine bien réglée. Il n’y manquait ni les fripons ni les chevaliers d’industrie ni les mauvais médecins ni les mauvais prêtres ni les mauvais soldats ni les mauvais ministres ; elle avait une mauvaise reine. Tous les jours, des fraudes se commettaient dans cette ruche ; et la justice, appelée à réprimer la corruption, était corruptible. Bref, chaque profession, chaque ordre étaient remplis de vices, mais la nation n’en était pas moins prospère et forte. En effet, les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique ; et, en retour, les plus scélérats de la tribu travaillaient de bon coeur au bien commun.

Or un changement se produisit dans l’esprit des abeilles qui eurent l’idée singulière de ne vouloir plus qu’honnêteté et que vertu. Elles demandèrent une réforme radicale ; et c’étaient les plus oisives, les plus friponnes qui criaient le plus haut. Jupiter jura que cette troupe criailleuse serait délivrée des vices dont elle se plaignait. Il dit et, au même instant, l’amour exclusif du bien s’empara des coeurs.

d’où bien vite, la ruine de toute la ruche : plus d’excès, plus de maladies ; on n’eut plus besoin de médecins. Plus de disputes, plus de procès ; on n’eut plus besoin d’avocats ni de juges. Les abeilles, devenus économes et tempérantes, ne dépensèrent plus rien. Plus de luxe, plus d’art, plus de commerce. La désolation fut générale.

Des voisines crurent le moment d’attaquer : il y eut bataille. La ruche se défendit et triompha des envahisseuses, mais elle paya cher son triomphe. Des milliers de valeureuses abeilles périrent au combat. Le reste de l’essaim, pour éviter de retomber dans le vice, s’envola dignement dans le creux d’un arbre. Il ne resta plus aux abeilles que la vertu et le malheur.

Mortels insensés…​ cessez de vous plaindre ! Vous cherchez en vain à associer la grandeur d’une nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments de la terre, de vivre bien à leur aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits…​ ! »

Plus sérieusement et sans cynisme, le célèbre économiste anglais Adam Smith⁠[4], écrira que « chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout capital dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux ; il est bien vrai que c’est son propre bénéfice qu’il a en vue, et non celui de la société ; mais les soucis qu’il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer ce genre d’emploi même qui se trouve être le plus avantageux pour la société ». L’individu qui cherche son propre intérêt travaille nécessairement « à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société ». Il est, en fait, mystérieusement « conduit par une main invisible pour remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. (…) Tout en ne cherchant que son intérêt personnel », il travaille souvent « d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler. (…) Je n’ai jamais vu, ajoute-t-il, que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. »[5]

La leçon est toujours la même : sans frein politique ou moral, la liberté apporte les richesses et les plaisirs. Que les inquiets se rassurent, dans la pensée libérale classique, les déséquilibres et les inégalités qui pourraient apparaître au départ, se résorberont spontanément grâce aux « lois » économiques. Dans la liberté, le progrès est assuré⁠[6].

Ces « lois » naturelles, physiques, sont absolues et le mieux est de s’y remettre, de « laisser faire »⁠[7], tout sera pour le mieux. Frédéric Bastiat⁠[8] écrit au début de son livre au titre combien évocateur, Harmonies économiques : « Je crois que le mal aboutit au bien et le provoque, tandis que le bien ne peut aboutir au mal, d’où il suit que le bien doit finir par prédominer »

Ce n’est pas par hasard que la plus grande école économique française au XVIIIe siècle s’est appelée « Physiocratie »⁠[9] (gouvernement de la nature).

Voici comment P. Dupont de Nemours⁠[10] en explique la doctrine:

« Vers 1750, deux hommes de génie, observateurs judicieux et profonds, conduits par une force d’attention très soutenue à une logique rigoureuse, animés d’un noble amour pour la patrie et pour l’humanité, M. Quesnay et M. Gournay, s’occupèrent avec suite de savoir si la nature des choses n’indiquerait pas une science de l’économie politique et quels seraient les principes de cette science.

Ils l’abordèrent par des côtés différents, arrivèrent au même résultat, s’y rencontrèrent, s’en félicitèrent mutuellement, s’applaudirent tous deux en voyant avec quelle exactitude leurs principes divers, mais également vrais, conduisaient à des conséquences absolument semblables: phénomènes qui se renouvellent toutes les fois qu’on n’est pas dans l’erreur, car il n’y a qu’une nature, elle embrasse tout et nulle vérité ne peut en contredire une autre. Tant qu’ils ont vécu, ils ont été, et leurs disciples n’ont jamais cessé d’être entièrement d’accord sur les moyens de faire prospérer l’agriculture, le commerce et les finances, d’augmenter le bonheur des nations, leur population, leurs richesses, leur importance politique. (…)

Tous ces philosophes ont été unanimes, dans l’opinions que la liberté des actions qui ne nuisent à personne est établie sur le droit naturel et doit être protégée dans tous les gouvernements ; que la propriété en général, et de toutes sortes de biens, est le fruit légitime du travail, qu’elle ne doit jamais être violée ; que la propriété foncière est le fondement de la société politique, qui n’a de membre dont les intérêts ne puissent jamais être séparés des siens que les possesseurs de terres ; que le territoire national appartient à ces propriétaires puisqu’ils l’ont mis en valeur par leurs avances et leur travail ou bien l’ont soit hérité, soit acheté de ceux qui l’avaint acquis ainsi, et que chacun d’eux est en droit d’en revendre sa part ; que les propriétaires des terres sont nécessairement citoyens et qu’il n’y a qu’eux qui le soient nécessairement ; que la culture, que le travail, que les fabriques, que le commerce doivent être libres, tant à raison du rapport qui est dû aux droits particuliers naturels et politiques de leurs agents, qu’à cause de la grande utilité publique de cette liberté ; que l’on ne saurait y apporter aucune gêne qui ne soit nuisible à l’équitable et avantageuse distribution, de même qu’à la production des subsistances et des matières premières, partant à celle des richesses, et qu’on ne peut nuire à la production, qu’au préjudice de la population, à celui des finances, à celui de la puissance de l’État ».⁠[11]

Quelles sont ces fameuses « lois » de la nature ?

On cite habituellement la loi de l’offre et de la demande et la loi du coût de la production. Deux lois qui conjointement ou séparément conditionnent les prix, les salaires, l’intérêt et même, pour certains, l’évolution de la population.

Ces lois qui garantissent l’équilibre économique, sont inscrites dans la nature, elles sont, pour nombre de ces pionniers de la science économique, l’oeuvre du créateur. La « main invisible » n’est-elle pas simplement la main de l’Etre suprême, auteur de la nature ?

Frédérix Bastiat, déjà cité, présentant ses Harmonies économiques, déclare : « L’idée dominante de cet écrit est simple. La simplicité n’est-elle pas la pierre de touche de la vérité ? …​ Elle est conciliante. Quoi de plus conciliant que ce qui montre l’accord des industries, des classes, des nations et même des doctrines ? Elle est consolante…​ Elle est religieuse, car elle nous dit que ce n’est pas seulement la mécanique céleste, mais aussi la mécanique sociale qui révèle la sagesse de Dieu et raconte sa gloire. » (Id)

Une nouvelle religion chasse l’ancienne : la religion du travail. « L’évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une profession séculière, comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l’expansion de cette conception de la vie que nous avons appelé l’esprit du capitalisme (…) ».⁠[12]

En Allemagne, vers 1850, Alfred Krupp qui occupe 6000 ouvriers, fait afficher, dans les ateliers, cette « homélie »⁠[13] : « Le Bien de l’usine sera le Bien de tous. Dans ces conditions, travailler est une Bénédiction. Travailler est une prière ».

Très logiquement, celui qui ne travaille pas est un pécheur qui, à la limite mérite d’être puni. En 1834, en Angleterre, une nouvelle loi sur les pauvres (New Poor Law) remplace l’ancienne qui organisait l’assistance pour les pauvres depuis le XVIe siècle. La nouvelle loi qui ne sera remplacée qu’en 1930, considérait que « la pauvreté, véritable tare, signe d’une sorte d’incapacité à mener le combat pour la vie ou d’une imprévoyance nataliste (…), ne devait en aucun cas être encouragée : l’assistance à domicile était donc supprimée et les indigents, s’ils voulaient être assistés, contraints de revenir dans les workhouses[14]. Celles-ci furent soumises à un véritable régime de prison : sous prétexte de moralité, les maris et les femmes, même très âgés, étaient séparés ; les livres et les jouets pour les enfants interdits (autorisés seulement à partir de 1891), de même que le tabac (autorisé en 1892) et les sorties àl’extérieur (elles ne furent accordées, comme des faveurs particulières exceptionnellles, qu’à partir de 1900) ; en outre, les indigents assistés étaient privés des droits politiques, et c’est seulement en 1918 qu’ils furent admis à voter ».⁠[15]


1. Cité par BRANCIARD M., op. cit., p. 66.
2. Id., p. 65.
3. Médecin hollandais établi à Londres. Texte présenté parfois sous le titre « La ruche murmurante », est disponible sur http://st.symphorien.free.fr/html/Sommaire/05-lettre_aux_chretiens/lettre_22.htm
4. 1723-1790. Il est considéré comme le fondateur de l’économie politique moderne et le maître de ce qu’on appelle l’école classique ».Il fut en relation avec Voltaire, les physiocrates et les encyclopédistes.
5. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Guillaumin, Tome II, pp. 32-35.
6. Un bémol est toutefois apporté à ce progressisme optimiste par Thomas Malthus (1776-1834).Celui-ci estime, dans son Essai sur le principe de population (1798), que la misère découle de l’augmentation trop rapide de la population par rapport aux moyens de subsistance disponibles. Il faut donc combattre toute forme d’assistance aux pauvres. David Ricardo (1772-1823), dans le même esprit, constate que si le salaire augmente, la natalité suit la même courbe. L’augmentation de main-d’oeuvre qui en résulte fait fléchir les salaires. Il ne préconise aucune mesure sociale mais conclut que « les salaires doivent être livrés à la concurrence, franche et libre, du marché et n’être jamais entravés par l’action du gouvernement » (cité par BRANCIARD M., op. cit., p.64).
7. Une anecdote le montre bien. Un jour que le père de Louis XVI, disait devant François Quesnay « que la charge d’un roi était bien difficile à remplir, -Monsieur, je ne trouve pas cela, dit M. Quesnay ; -Et que feriez-vous donc si vous étiez roi ? -Monsieur, je ne ferais rien. -Et qui gouvernerait ? -Les Lois » (cf. ROMANCE G.H. de, Eloge de Quesnay, in Oeuvres complètes, Oncken, p. 110, cité in SALLERON, op. cit., pp. 29-30). Pour mieux connaître la conception que Quesnay (1694-1774) se faisait du droit naturel, lire Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société, 1765, http://www.taieb.net/auteurs/Quesnay/drtnatt.htlm
8. 1801-1850. Le livre cité, publié en 1849, est considéré comme une des oeuvres maîtresses du libéralisme français. Cf. PIETTRE A., op. cit., p. 21.
9. C’est le titre d’un traité composé en 1768 par Quesnay et son disciple Pierre Dupont de Nemours (1739-1817)
10. Il fut le collaborateur de Turgot, ministre des finances de Louis XVI. Il émigra aux États-Unis où il s’établit définitivement en 1815.
11. Cité in SALLERON, op. cit., pp. 50-52.
12. FONTAINE André, in Le Monde, 10-6-1983, pp. 1-2, cité par VANLANSCHOOT Jaak, Le néo-conservatisme aux USA : l’idéologie de la troisième révolution industrielle ?, La Revue nouvelle, mars 1984, p. 298.
13. L’expression est de J.-P. Rioux qui rapporte le fait dans La révolution industrielle, 1780-1880, Seuil-Points, 1971, p. 211.
14. Ces « maisons de travail » existaient depuis le XVIIIe siècle.
15. Mourre.

⁢d. Et l’État ?

Cette évocation nous permet de revenir sur le problème de l’autorité dans la conception libérale et plus précisément du rôle de l’État. « Laissez faire, laissez passer », disait-on, mais cette liberté doit être protégée, garantie. Aussi, il ne manque pas d’auteurs libéraux qui préconisent un pouvoir politique fort pour imposer la liberté ou l’ordre naturel.

Quesnay écrit : « Pour connaître l’ordre des temps et des lieux, pour régler la navigation et assurer le commerce, il a fallu observer et calculer avec précision les lois du mouvement des corps célestes ; il faut de même, pour connaître l’étendue du droit naturel des hommes réunis en société, se fixer aux lois naturelles constitutives du meilleur gouvernement possible. Ce gouvernement, auquel les hommes doivent être assujettis, consiste dans l’ordre naturel et dans l’ordre positif les plus avantageux aux hommes réunis en société.

Les hommes réunis en société doivent donc être assujettis à des lois naturelles et à des lois positives.

Les lois naturelles sont ou physiques ou morales.

On entend ici, par loi physique, le cours réglé de tout événement physique de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.

On entend ici, par loi morale, la règle de toute action humaine de l’ordre moral, conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain.

Ces lois forment ensemble ce qu’on appelle la loi naturelle. Tous les hommes et toutes les puissances humaines doivent être soumis à ces lois souveraines, instituées par l’Etre Suprême ; elles sont immuables et irréfragables, et les meilleures lois possibles ; (…) par conséquen la base du gouvernement le plus parfait et la règle fondamentale de toutes les lois positives ; car les lois positives ne sont que les lois de manutention relatives à l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain. (…)

Ainsi, la législation positive consiste dans la connaissance des lois naturelles, constitutives de l’ordre évidemment le plus avantageux possible aux hommes réunis en société ; on pourrait dire tout simplement le plus avantageux possible au Souverain ; car ce qui est réellement le plus avantageux au Souverain est le plus avantageux aux Sujets. Il n’y a que la connaissance de ces lois souveraines qui puisse assurer constamment la tranquillité et la prospérité d’un Empire ; et plus une Nation s’appliquera à cette science, plus l’ordre naturel dominera chez elle, et plus l’ordre positif y sera régulier (…) ».⁠[1] L’ordre naturel qui est l’ordre de la liberté révélé par la science doit s’imposer. Il englobe l’autorité marquée elle aussi du sceau de la raison et de la nécessité. La conception de l’ordre naturel « implique (…) pratiquement un gouvernement à la fois tout-puissant et très actif pour contraindre la réalité à se conformer à cet ordre ».⁠[2]

De son côté, voici comment Adam Smith, plus pragmatique, justifie la modestie de l’action de l’État : « Le travail de quelques-unes des classes les plus respectables de la société, de même que celui des domestiques, ne produit aucune valeur. (…) Le souverain, par exemple, ainsi que tous les autres magistrats civils et militaires qui servent sous lui, toute l’armée, toute la flotte, sont autant de travailleurs non productifs. Ils sont les serviteurs de l’État et ils sont entretenus avec une partie du produit annuel de l’industrie d’autrui. Leur service, tout honorable, tout utile, tout nécessaire qu’il est, ne produit rien avec quoi on puisse ensuite se procurer une pareille quantité de service. La protection, la tranquillité, la défense de la chose publique, qui sont le résultat du travail d’une année, ne peuvent servir à acheter la protection, la tarnquillité, la défense qu’il faut pour l’année suivante. (…) C’est donc une souveraine inconséquence et une extrême présomption de la part des princes et des ministres, que de prétendre surveiller l’économie des particuliers. (…) Ils sont toujours, et sans exception, les plus grands dissipateurs de la société. qu’ils surveillent seulement leurs propres dépenses et ils pourront s’en reposer sans crainte sur chaque particulier pour régler la sienne. Si leurs prpres dissipations ne viennent pas à bout de ruiner l’État, certes celles des sujets ne le ruineront jamais ».⁠[3] Quelles sont dès lors les tâches de l’État ? « Dans le système de la liberté naturelle, le souverain n’a que trois devoir à remplir ; trois devoirs, à la vérité, d’une haute importance, mais clairs, simples et à la portée d’une intelligence ordinaire. Le premier, c’est le devoir de défendre la société de tout acte de violence ou d’invasion de la part des autres sociétés indépendantes. Le second, c’est le devoir de protéger, autant qu’il est possible, chaque membre de la société contre l’injustice te l’oppression de tout autre membre, ou bien le devoir d’établir une adminstration exacte de la justice. Et le troisième, c’est le devoir d’ériger et d’entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l’intérêt privé d’un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n’en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoiqu’à l’égard d’une grande société, ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses ».⁠[4]

Mis à part l’argumentation très typique qui justifie la troisième tâche, les missions octroyées à l’État relèvent du bon sens mais, il est intéressant de se rappeler qu’Adam Smith fut un ardent défenseur de l’Acte de navigation[5] qui, pour le transport des marchandises « cherche à donner aux vaisseaux et aux matelots de la Grande-Bretagne le monopole de la navigation étrangère ». Cet Acte, jugeait-il, « est peut-être le plus sage de tous les règlements de commerce de l’Angleterre ».⁠[6] L’attitude d’Adam Smith en la matière peut étonner car peu compatible apparemment avec le principe du libre-échange ! Pour L. Salleron, elle nous enseigne que « derrière tout libéralisme, il y a aussi, patent ou latent, un droit du plus fort ».⁠[7]

d’une manière plus générale et plus profonde, Georges Burdeau fait remarquer que « le libéralisme est, certes, une doctrine de la liberté, mais de la liberté dans l’ordre ». Et si, dès le XVIe siècle on assiste, en même temps, au lever de l’idéal de liberté et à l’avènement de l’État moderne, c’est que « la liberté nouvelle a besoin de ce nouveau pouvoir pour se protéger contre l’intolérance et les barrières morales que faisait peser sur les hommes le dogmatisme des religions. Elle a besoin d’une autorité laïque capable d’opposer, à la finalité du salut éternel, des buts séculiers. Elle a besoin de paix. Or, ces aspirations, l’État est seul à même de les satisfaire ».Cependant, « ce qui est un élément permanent de la pensée libérale, (…) c’est le refus d’admettre que l’État puisse se comporter en puissance autonome, c’est qu’il puisse avoir une volonté et une finalité qui lui soient propres ». En fait, « l’État n’est qu’un instrument qui ne détermine pas la finalité de son action ».⁠[8] Et plus précisément, à la lumière de l’histoire, il explique que l’antiétatisme libéral est relatif « car il reflète les fluctuations de la situation politique de la bourgeoisie. Elle combat l’État dès qu’il prétend échapper à son emprise ; elle ne lui ménage pas son appui lorsqu’elle peut l’utiliser à ses fins ».⁠[9] C’est pourquoi l’État sous influence libérale, c’est-à-dire souvent soumis à des intérêts privés, a constamment balancé de l’abstentionnisme à l’interventionnisme en passant par des degrés divers de protectionnisme et de surveillance.

Sur le plan social, face à la misère, au mieux - car certains théoriciens, nous l’avons vu, s’opposent à toute forme d’assistance - on peut dire simplement que « l’État libéral admet le mal ; il en corrige les effets sans s’attaquer à leur principe ».⁠[10]

Grosso modo, le libéralisme triompha jusqu’en 1914 grâce à une grande stabilité monétaire mais d’autres théories entretemps s’étaient élaborées à partir des manques et défauts avérés du libéralisme.


1. Op. cit.
2. ROSANVALLON P., Le moment Guizot, Gallimard, 1985, p. 60.
3. Cité in BRANCIARD, op. cit., p. 61.
4. Op. cit., p. 338.
5. Cette loi sur le commerce maritime fut votée en 1651 par le Parlement anglais, renforcée et complétée en 1660,1663 et 1673. Elle décrétait « que les importations de marchandises européennes ne pouvaient être faites que sur des bâtiments du pays d’origine ou sur de bâtiments anglais ; que les marchandises en provenance des colonies ne pouvaient entrer dans les ports anglais que sur des vaisseaux battant pavillon britannique, appartenant à des Anglais et dont l’équipage était composé, au moins pour la moitié, de nationaux ; enfin le cabotage et la pêche dans les eaux britanniques, ainsi que le commerce avec les colonies anglaises étaient interdits à tous les bâtiments étrangers » (Mourre). Cette loi provoqua la guerre entre l’Angleterre et les Provinces-Unies. Elle ne fut abolie, en deux temps, qu’au XIXe siècle (1849-1854).
6. Id., p. 47.
7. Op. cit., p. 81.
8. Le libéralisme, Seuil-Points, 1979, pp. 48-51.
9. Id., p.165.
10. BURDEAU G., op. cit., p. 173.

⁢ii. Les socialismes

La concurrence idéologique s’incarna principalement dans le socialisme qui « apparaît comme la réaction principale à l’injustice causée par l’inégalité des forces en présence dans le débat qui fixe le taux du salaire »[1].

Une difficulté surgit immédiatement. Car s’il y a des accents libéraux différents, plusieurs sortes de libéralismes, les formes de socialisme sont encore beaucoup plus nombreuses et souvent contrastées. Avant la seconde guerre mondiale et en se basant uniquement sur une recherche_ travers la littérature anglaise, Werner Sombart évoquait déjà plus de 261 acceptions du mot « socialisme »⁠[2].

Est-il possible de trouver un dénominateur commun à tous ces socialismes ?⁠[3]

L. Salleron nous propose cette définition : « Le socialisme moderne sera la doctrine principale qui s’opposera au système du libéralisme individualiste en s’attaquant à la propriété pour rétablir l’égalité. Il s’agit donc d’une doctrine politique qui demande à l’État d’intervenir directement ou par la loi, pour protéger les individus victimes du système qui fait de l’économie la règle de la vie sociale ».⁠[4]

Cette description semble, nous allons le voir, bien convenir mais il faudra certainement, suivant les cas, nuancer cette « attaque » contre la propriété et préciser ce « rétablissement » de l’égalité.

En gros, nous distinguerons le socialisme révolutionnaire et le socialisme réformateur.


1. SALLERON L., op. cit., p. 136.
2. SOMBART W., Le socialisme allemand, payot, 1938, p. 61.
3. La tâche paraît presque impossible tant certaines définitions sont vagues. Sombart raconte cette anecdote qui met en scène un des plus célèbres pères du socialisme français, Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) : « Au cours d’un procès, à une question posée par le président : « Mais alors, qu’est-ce donc que le socialisme, », il répondit : « C’est toute aspiration vers l’amélioration de la société ». Et, comme le juge lui disait : « Mais, dans ce cas, nous sommes tous socialistes », Proudhon répliqua : « C’est bien ce que je pense…​ » » (op. cit., p. 62). d’autres définitions semblent rapprocher le socialisme du libéralisme. Ainsi, Ramsay Mac Donald (1886-1937), ancien premier ministre socialiste britannique, disait : « Le socialisme est le credo de ceux qui reconnaissent que la communauté existe pour la promotion de l’individu et pour le maintien de la liberté » (SOMBART, op. cit., p. 96).
4. Op. cit., p. 137.

⁢a. Le socialisme révolutionnaire

il s’est exprimé, de manière radicale, dans le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels (1847)⁠[1]. On y trouve l’essentiel du programme qui fut plus ou moins réalisé dans les pays communistes:

« 1. Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l’État.

2. Impôt lourd progressif.

3. Abolition de l’héritage.

4. Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.

5. Centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une Banque nationale, dont le capital appartiendra à l’État, et qui jouira d’un monopole exclusif.

6. Centralisation, entre les mains de l’État, de tous les moyens de transport.

7. Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d’après un plan d’ensemble.

8. Travail obligatoire pour tous ; organisation d’armées industrielles, particulièrement pour l’agriculture.

9. Combinaison du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.

10. Education publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Combinaison de l’éducation avec la production matérielle, etc. »

Ce programme devrait entraîner le dépérissement de l’État dont Marx et Engels esquissent en ces termes:

« Si au cours du développement les antagonismes de classes disparaissent et si toute la production se trouve concentrée dans les mains des individus associés, le pouvoir public perdra son caractère politique. Le pouvoir politique à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. Si le prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue nécessairement en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence l’ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l’antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classe.

A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».


1. UGE, coll. 10/18, 1966, pp. 46-47.

⁢b. Le socialisme réformiste

[1]

On l’appelle aussi « social-démocratie ». Théoriquement, à première vue, il est difficile de distinguer une différence entre ce socialisme et l’autre au point de vue économique et social.

En 1951, le socialiste français Guy Mollet⁠[2] déclarait dans une conférence : « Libérer l’homme de ce qui peut l’opprimer, tout découle de cet objectif. Mais la première distinction, en ce qui nous concerne, c’est que nous faisons dépendre la libération de l’homme de l’abolition du régime social et économique en vigueur, c’est-à-dire du régime de la propriété. (…) Le caractère distinctif du parti est de faire dépendre la libération humaine de l’abolition du régime de la propriété capitaliste qui a divisé la société en classes nécessairement antagonistes, qui a créé pour l’une la faculté de jouir de la propriété sans travail, pour l’autre l’obligation de vendre son travail et d’abandonner une part de son produit aux détenteurs du capital ».⁠[3]

En, Belgique, en 1974, le Parti Socialiste publie « une synthèse d’information sur le socialisme »[4]. On y lit, à la rubrique « qu’est-ce que le socialisme ? » Que celui-ci « peut se définir en deux mots, comme toute grande idée à la portée des masses innombrables. Le socialisme, c’est la possession et la production en commun. Le socialisme c’est la socialisation des moyens de production. Le socialisme, c’est l’organisation sociale et rationnelle du travail. Le socialisme, c’est la coopération de tous au profit de tous ». Mais il est précisé aussi que le socialisme est « une politique, cherchant à réformer ou à transformer graduellement, sous l’inspiration d’un idéal, le régime politique et social ».⁠[5] Et donc, dans un cadre démocratique qui ne peut être remis en question, il faut que le socialisme fasse son chemin, en concurrence avec d’autres options, par le biais du militantisme et de l’éducation. De sorte que l’idéal n’est réalisé nulle part et qu’il est soumis aux fluctuations des opinions et des suffrages.

La même année, le Congrès doctrinal du Parti prit une position très marxiste traditionnelle sur le plan économique. Un excellent observateur, socialiste, la résumera ainsi : « la propriété collective, la socialisation des secteurs-clés de l’économie, le développement de l’initiative industrielle publique, une planification « impérative en ses grandes options et souple dans son application », un contrôle ouvrier « ouvrant la voie à l’autogestion », la lutte contre les abus et l’emprise croissante des multinationales…​ En d’autres termes, un bon gros paquet de « réformes de structures anti-capitalistes », point de passage obligé de l’émergence d’une nouvelle société, alliant dynamisme, justice sociale, efficacité et démocratie économique…​ Avec, en toile de fond, pour ceux qui au vu des antécédents gouvernementaux du PSB en douteraient, une intéressante mise au point : « le Parti socialiste n’a pas pour vocation la gestion du système capitaliste…​ Le socialisme lutte pour une transformation complète de la société : c’est sa volonté révolutionnaire…​ Une telle transforamtion ne peut se faire du jour au lendemain: elle exige un effort soutenu qui élimine le capitalisme et améliore la société de façon permanente ». » Commentant ces résolutions, l’auteur conclura qu’ »une fois de plus, la gauche a cédé à l’un de ses plus funestes penchants : l’élaboration de programmes et de « bibles » doctrinales largement déconnectées du réel, inapplicables…​ et inappliquées ».⁠[6]

Bien plus, au sein même du mouvement socialiste, on entend des propos plus « libéraux ». Ainsi, plus ou moins à la même époque, Henri Simonet⁠[7] écrivait à propos de l’étatisation : « Il faut (…) cesser d’adopter vis-à-vis de ce problème une attitude quasi théologique et ne pas hésiter, dès lors que l’intérêt général le commande, de laisser à l’initiative privée les activités qu’elle peut accomplir de manière plus efficace que les pouvoirs publics ».⁠[8] Un ancien président du parti, de son côté, précisait : « Le profit n’est pas, en soi, illégitime ». C’est « un moteur de la recherche, de l’initiative, du risque d’entreprise ».⁠[9] Un autre président se déclarera « très attaché à l’entreprise privée »[10], méfiant vis-à-vis des théories autogestionnaires et se gartdant « bien par ailleurs de réclamer une extension de la sphère d’influence des pouvoirs publics »[11]. En 2002, le président se prononça pour « une économie de marché régulée ». Tout en voulant « restaurer l’autorité de l’État » pour « inciter les entreprises à une plus grande vigilance quant aux implications sociales de leurs activités », le président se défendit de vouloir rétablir « un État omniprésent et omnipotent », « l’État-providence de nos grands-pères ». Il plaida pour « une économie endogène dynamique et forte », où « le rôle des entreprises » serait « déterminant ». Pour cela, il faudrait stimuler « l’esprit d’initiative (…) dans tous les types d’enseignement » car « l’économie a besoin d’entrepreneurs dans tous les secteurs, l’initiative a une fonction générale dans le développement économique ».⁠[12]

Au vu de ces variations, il est difficile d’identifier le socialisme avec une technique économique précise. En 1969, dans leur programme gouvernemental, les socialistes allemands de la SPD réclamaient la cogestion qui est dénoncée par la Fédération générale des travailleurs de Belgique (FGTB) parce qu’elle « conduit à l’intégration des travailleurs au capitalisme ».⁠[13] Un temps, l’autogestion fut à la mode dans certains milieux de gauche et d’extrême-gauche, mais d’autres estim_rent qu’elle « ne peut être retenue que pour les entreprises qui seraient socialisées, car en régime capitaliste seul le contrôle ouvrier est concevable »[14].

Il n’empêche que la dynamique socialiste va, avec d’autres facteurs, avoir une influence incontestable sur l’évolution économique et sociale dès la fin du XIXe siècle mais surtout au cours du XXe siècle.


1. Pour en approcher la vrai nature, on peut lire CALLENS C., Le messianisme socialiste, CLC, 1976 qui s’appuie, en grande partie, sur l’exemple belge.
2. 1905-1975. Il fut ministre, premier ministre et vice-président du Conseil.
3. Cité in SALLERON, op. cit., p. 238.
4. Histoire des doctrines sociales du Parti Ouvrier Belge au Parti Socialiste Belge, Editions La rose au Poing, PAC, 1974.
5. Id., p. 319.
6. DEMELENNE Cl., Le socialisme du possible, Guy Spitaels : Changer la gauche ?, Labor, 1985, pp. 60-63.
7. Il fut ministre et commissaire aux Communautés européennes. Dans les années 70.
8. La gauche et la société industrielle, Marabout Service, 1970, p. 74.
9. COLLARD Léo, Front des progressistes et crise de la démocratie, Ed. de la Francité, 1972, p. 29.
10. SPITAELS Guy, Interview à La Libre Belgique, 6-8-1980, cité in DEMELENNE Cl., Le socialisme du possible, Guy Spiutaels : changer la gauche ?, Labor, 1985, p. 32.
11. DEMELENNE Cl., id..
12. Di RUPO Elio, Repensons la vie, Discours de clöture des 500 jours d’Ateliers du Progrès et de l’Université d’été, 28-8-2002 (disponible sur le site du PS).
13. Histoire des doctrines sociales du POB au PSB, op. cit., p. 66.
14. GLINNE E., in Le Peuple, 20-11-1974. Pour ajouter à la confusion, P. Rosanvallon déclare que « la proposition autogestionnaire consonne avec le progrès libéral de limitation du pouvoir étatique et d’un pouvoir propre de la société civile » (L’âge de l’autogestion, Seuil, 1976, p. 45).

⁢c. Le temps de l’économie dirigée

Au XXe siècle, la montée des socialismes et du catholicisme social, les désordres engendrés par les deux guerres mondiales, les dévaluations, et inflations, les crises économiques, les régimes autoritaires, l’agitation politique, obligèrent le libéralisme à se réformer, à corriger ses tendances apolitiques et, amorales. En fait, tout semble remettre en question l’individualisme de base. Et même l’évolution économique comme le décrit L. Salleron : « Du côté du capital, les besoins d’argent ne faisaient que croître avec le progrès technique. Il fallait de plus en plus de capital -de capitaux - pour acheter des machines et donner aux entreprises la dimension requise pour obtenir le coût de production le plus bas et les débouchés les plus vastes. Grâce à la société anonyme, la concentration industrielle, commerciale et bancaire se développa. Les unités de production devenaient de plus en plus grandes. On sortait de l’échelle individuelle.

Du côté du travail, un phénomène analogue se produisait. Pour défendre leurs droits, les salariés s’unirent dans des organisations syndicales qui pouvaient discuter en position de force avec les employeurs. Le recours à la grève était une arme puissante. Bref, là encore, l’individualisme faisait place à l’association des individus. Le libéralisme subsistait, mais il n’était plus la doctrine de la seule liberté des individus, il était la doctrine de la liberté des individus et de leurs groupements, ce qui posait de nouveaux et difficiles problèmes. (…)

En toute hypothèse, le « laissez passer, laissez faire » ne suffit plus. La coïncidence entre l’intérêt personnel et l’intérêt général devient de moins en moins évidente, comme devient de plus en plus suspecte la coïncidence entre le caractère providentiel des lois naturelles et le caractère bienfaisant du libre jeu des lois économiques. Les notions de justice et de finalité doivent descendre de l’empyrée du domaione politique, considéré comme un domaine réservé, totalement séparé du domaine économique. L’État ne peut plus s’interdire d’intervenir dans les activités économiques en légiférant sur des matières de plus en plus nombreuses ».⁠[1]

Keynes

C’est l’époque où va s’imposer, en maints endroits, la pensée de John Maynard Keynes⁠[2]. Cet économiste souvent considéré comme « libéral » va séduire les milieux socialistes⁠[3].

Face au problème du chômage involontaire permanent mis en lumière par la crise de 1929-1931, Keynes se rend compte qu’il ne se résorbera pas par le jeu des mécanismes automatiques chers aux économistes classiques. Le chômage ne disparaîtra pas de lui-même. Keynes, dès lors, se prononce pour une intervention de l’État qui ne porte pas atteinte à l’autonomie de l’entreprise privée. Il défend l’idée que le volume de l’emploi est tributaire des investissements. Il faut donc, pour relancer les investissements, baisser les taux d’intérêt et augmenter le volume monétaire tout en réduisant l’usage spéculatif de la monnaie.

Ce plan réclame une politque clairement interventionniste tant au point de vue de la production qu’au point de vue de la répartition. Il faut accroître aussi les investissements publics, augmenter la propension à consommer par redistribution des revenus au profit des classes aux ressources les moins élevées. En même temps, il estime que le protectionnisme douanier est un moyen légitime de relever le niveau de l’emploi⁠[4].

Bref, il ne croit pas que les marchés puissent durablement assurer l’équilibre entre consommation et investissement. Il croit à l’harmonisation possible des intérêts mais pas à la « main invisible » qui, selon les libéraux classiques, guide les marchés vers l’équilibre et les hommes vers la richesse collective.Il faut une action éclairée de l’État.

Quant à la question de savoir où Keynes se situe sur l’échiquier idéologique, beaucoup répondent : entre l’ultra-libéralisme et le socialisme. d’autres parlent d’un socialisme libéral ou d’un libéralisme social⁠[5]. On s’est rappelé, à son propos, les théories de Stuart Mill, à la fois libéral quant à la production et socialiste quant à la répartition⁠[6].

Il est un fait que la pensée de Keynes est riche de nuances comme en témoignent ces quelques réflexions sur le rôle de l’État en matière économique:

« En ce qui concerne la propension à consommer, l’État sera conduit à exercer sur elle une action directrice par sa politique fiscale, par la détermination du taux de l’intérêt, et peut-être aussi par d’autres moyens. Quant au flux d’investissement, il est peu probable que l’influence de la politique bancaire sur le taux d’intérêt suffise à l’amener à sa valeur optimum. Aussi pensons-nous qu’une assez large socialisation de l’investissement s’avérera le seul moyen d’assurer approximativement le plein-emploi, ce qui ne veut pas dire qu’il faille exclure les compromis et les formules de toutes sortes qui permettent à l’État de coopérer avec l’initiative privée. Mais à part cela, on ne voit aucune raison évidente qui justifie un socialisme d’État embrassant la majeure partie de la vie économique de la communauté. L’État n’a pas intérêt à se charger de la propriété des moyens de production ». ⁠[7]

« L’État étant en mesure de calculer l’efficacité marginale des capitaux avec des vues lointaines et sur la base des intérêts sociaux de la communauté, nous nous attendons à le voir prendre une responsabilité sans cesse croissante dans l’organisation directe de l’investissement ». ⁠[8]

Si, « …​d’une manière générale, le volume réel de la production et de l’emploi dépend, non de la capacité de production ou du niveau préexistant des revenus, mais des décisions courantes de produire, lesquelles dépendent à leur tour des décisions d’investir et de l’estimation actuelle de la consommation courante et future »[9], des impôts directs peuvent obliger « les financiers, les entrepreneurs et les autres hommes d’affaires à mettre au service de la communauté, à des conditions raisonnables, leur intelligence, leur caractère et leurs capacités professionnelles ».⁠[10]

Toujours est-il que la social-démocratie va puiser les principes et les techniques de sa politique économique dans l’oeuvre de cet économiste libéral. L’État providence mis en place dans la plupart des pays d’Europe occidentale après la guerre de 1940-1945, réalise, sous cette inspiration, « la socialisation de la demande sans socialisation de la production »[11]. C’est encore l’économie mixte d’inspiration keynésienne qui dicte la formule de la social-démocratie allemande (SPD) à partir de 1959: « Autant de concurrence que possible, autant de planification que nécessaire ». ⁠[12]. On peut dire que « le socialisme démocratique contemporain repose en fait sur un double compromis, entre la régulation de l’économie par l’État et les lois du marché d’une part, entre la capital (les intérêts des propriétaires des moyens de production) et le travail (la défense des salariés) de l’autre ».⁠[13]


1. Op. cit., pp. 118-119.
2. 1883-1946. Son ouvrage principal : Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), Payot, 1942.
3. Sous la rubrique « économie », l’Histoire des doctrines sociales du POB au PSB ne cite que deux noms : Marx et Keynes ( op. cit., p. 296). Plus récemment, la revue Réflexions (publiée par l’Institut Emile Vandervelde) présentait l’oeuvre de Keynes comme « la plus importante contribution à la science économique » (n° 19, novembre 1997, p. 2).
4. Notons toutefois que « libre-échangiste convaincu, Keynes prôna des mesures protectionnistes durant l’intervalle de temps où l’étalon-or était en vigueur, ne croyant pas une dévaluation possible bien qu’elle fût nécessaire. Lorsqu’on l’abandonna en 1931, il cessa de défendre ces mesures, mais les arguments qu’il avait avancés à cet effet furent réutilisés après la crise par les partisans moins éclairés d’un retour au protectionnisme ». (Cf. MESSIER David, John Maynard Keynes, « A nice english fellow, Université Laval, 1998, http://www.jutier.net/contenu/jmkeybio.htm).
5. Cf. POTIER Jean-Pierre, Keynes et la question du socialisme, Journées d’études de l’Association Charles Gide pour l’étude de la pensée économique, Université du Québec, Montréal, 19-21 juin 2002. Voici comment David Messier présente la position de Keynes: « Keynes (…) se trouvait profondément impliqué dans cette tension entre ces deux tendances de retrait du libéralisme et de montée du socialisme. Par naissance, il se considérait bourgeois et aristocrate, allant jusqu’à affirmer qu’en cas de conflit entre classes, il n’hésiterait nullement et saurait quel camp choisir ; par éducation, il ne pouvait que partager les idéaux du libéralisme classique et il garda toujours l’espoir de les voir un jour réalisés. Pourtant il était trop de son temps pour ne pas se faire un devoir d’être critique envers l’idéologie libérale et système capitaliste qu’il défendait. Sceptique mais loin d’être paralysé par le doute comme le furent la majorité des autres libéraux, il ne se laissa pas scléroser et participa à ce mouvement que l’on nomma le « nouveau libéralisme » (New Liberalism) qui, abandonnant entre autres en partie l’ontologie individualiste traditionnelle du libéralisme, et reconnaissant l’importance des phénomènes de nature sociale et commune, proposèrent une nouvelle vision de la société ni libérale ni communiste (Keynes et les libéraux ne parvenant pas à avaler l’utopisme et l’irrationalité de l’idéologie communiste), un nouveau diagnostic de ses problèmes, et ainsi des solutions en rupture avec le laissez-faire historique des libéraux » (op. cit.)
6. Cf. SALLERON L., op. cit., pp. 103-108.
7. Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, op. cit., p. 392.
8. Id., p. 179.
9. Id., Préface.
10. Id., p. 390.
11. William Beveridge, libéral britannique, cité in encyclopedia.yahoo à l’article « Socialisme ».
12. Article « Socialisme » in encyclopedia.yahoo.
13. Id.

⁢iii. Libéral-socialisme ? Social-libéralisme ?

Keynes donne-t-il raison à Sombart qui écrivait que « Toute société est donc plus ou moins libérale, plus ou moins socialiste »[1] ?

Il est clair que socialisme et libéralisme, confrontés à la réalité, d’une part, et l’un à l’autre, d’autre part, à travers des partis plus ou moins représentatifs, ont perdu au fil du temps de leur radicalité⁠[2]. Nous l’avons déjà constaté plus haut à propos du socialisme.

Certains, à ce propos, parlent d’une « libéralisation du socialisme »[3]. Celui-ci reste une doctrine politique mais elle « se veut (…) à l’écoute de la société. Il ne vient pas lui imposer son plan, il se propse d’en satisfaire les aspirations. Face au social, le politique se fait modeste, très vraisemblablement parce qu’il sent que toute outrecuidance provoquerait son rejet.[4]

C’est en ce sens que, comparée à celle qui fut naguère dominante, cette interprétation du socialisme qui évite de soumettre la société au lit de procuste de modèles étatiques fixés peut être considérée comme une résurgence du libéralisme ».⁠[5]

On assiste aussi à une « socialisation du libéralisme »[6].

L’affaire n’est pas tout à fait neuve. On peut citer l’exemple d’un des plus célèbres libéraux belges du XIXe siècle : Ch. De Brouckère⁠[7]. C’est lui qui déclara, un jour⁠[8], à la Chambre : « Un de nos collègues m’a fait l’honneur de me désigner sous le nom d’édile du laisser passer et du laisser faire. Je vous avoue que je suis extrêmement flatté de cette qualification, et je crois, que l’honorable membre n’a pas compris la portée de ses paroles. Les édiles ou les amis du laisser passer et du laisser faire sont les économistes ; et les détracteurs acharnés du laisser passer et du laisser faire sont non seulement des socialistes, mais encore des communistes…​

Laisser faire, c’est laisser à l’homme la liberté d’user de ses facultés, de travailler ; laisser passer c’est permettre à l’homme de disposer librement des fruits de son travail. Laisser faire et laisser passer, mais c’est la consécration du droit de propriété qui est l’objet de toute société et le fondement de toute richesse. Or, c’est parce que nous avons le respect le plus absolu de la propriété, que nous voulons le respect de la propriété qui est la plus sacrée de toutes : la propriété des facultés humaines ». Or, ce libéral pur et dur, en paroles, fut partisan d’ »un monopole d’État pour les caisses d’épargne et les principales formes d’assurance », défendit l’idée d’une société mixte d’exportation, préconisât, pour prévoir les crises, « que le gouvernement eût toujours en réserve un projet de route, de canal ou de tout autre grand travail d’utilité publique qui pourrait être entrepris d’un moment à l’autre »[9]. Durant son mandat de bourgmestre, « il fit admettre par le Conseil communal l’inscription d’un taux minimum de salaire dans tous les cahiers de charge des travaux exécutés pour la commune ». d’une manière plus générale, Chlepner qui rapporte ces faits⁠[10], note aussi « que c’est pendant cette époque qui fut en principe celle du libéralisme économique, que fut parachevée la concentration entre les mains de l’État ou des pouvoirs publics dans le sens le plus large, de la gestion de la plupart des moyens de transport et de communication »[11].

Aujourd’hui, dans la perspective « d’un libéralisme affranchi des arrière-pensées d’un individualisme asocial, les limites que les convictions libérales opposent à l’intervention du, pouvoir ne s’établissent pas sur les mêmes frontières que celles qu’avaient tracées, au siècle dernier, les tenants d’un libéralisme étriqué. Ces limites ne sont pas celles derrière lesquelles s’abriterait la condition concrète d’un individu barricadé dans un repliement sur lui-même qui l’isolerait de la société ; ce ne sont pas des défenses d’intérêts matériels, des murailles ou des pièges à loup protecteurs des propriétés. Ce sont les bornes que le pouvoir ne peut transgresser sans attenter à la personnalité à la fois individuelle et sociale de l’homme »[12]

Il ne faut donc pas s’étonner de voir, dans la réflexion comme dans l’action, des libéraux et des socialistes se rapprocher.

Déjà en 1979, Burdeau citait cette définition de Jean Ellenstein⁠[13] : « Le socialisme, c’est le libéralisme plus la démocratie sociale »[14]

En France, dans les années 2000, la Fondation Saint-Simon réunit la « droite intelligente » et la « gauche intelligente ». Prenant acte de la fin des idéologies, opposées au totalitarisme, elles cherchent à concilier le marché et l’intervention de l’État et « définissent la formule de l’économie concertée comme un système de collaboration permanente entre administration, patronat et mouvement syndical ».⁠[15] A propos du gouvernement socialiste de Lionel Jospin, dans les années 2000-2001, la question fut posée de savoir ce gouvernement pouvait être taxé de social-libéralisme. Celui-ci ayant comme but d’ »adapter le moins brutalement possible la société aux besoins du captalisme financier globalisé moderne, le capitalisme gérant l’économie à sa guise, l’État prenant en charge, de plus en plus mal d’ailleurs, certains coûts sociaux du système ».⁠[16]

En Belgique, on vit apparaître, en 1999, une coalition réunissant notamment libéraux et socialistes. Ce fut en vain que quelques socialistes prévenus de ce scénario avant même les élections dénoncèrent « l’arnaque du libéralisme social »[17], libéralisme social affirmé par les libéraux d’alors⁠[18].

On peut expliquer ces rapprochements réels ou feints, d’une manière plus générale, à partir de l’explication donnée par Bruno Van der Linden⁠[19]. Son but est de montrer comment la théorie néo-libérale peut s’adapter pour entrer dans la pratique mais sa description, hormis les exemples, pourrait s’appliquer aux théories socialistes. En effet, écrit-il, « dans l’ordre politique, les théories sont diluées, transformées, sélectionnées en fonction des intérêts de ceux qui les utilisent et en vue de créer des coalitions qui règlent la répartition du pouvoir dans la société ». Deux processus d’adaptation sont utilisés. Tout d’abord, « il y a un processus de sélection parmi les théories : en fonction des intérêts de ceux qui répercutent les doctrines et dans un souci de mobilisation idéologique, certaines cartes de l’éventail du jeu des théories néo-libérales disparaissent ». Et d’autre part, « les théories sont diluées, adaptées pour constituer un élément du discours : les théories néo-libérales sont arides et fort techniques. Elles ont peu de chance d’être comprises par un grand nombre de personnes. En revanche, quelques idées-forces suffisamment vulgarisées peuvent étayer l’argumentation d’un discours qui, pour mobiliser, jouera avant tout sur les préoccupations du moment, les sentiments qui parcourent l’opinion, les symboles qui peuvent rallier les foules, etc. ». L’auteur ajoute encore que « les fragments doctrinaux sont des repères pour la conclusion de coalitions nouvelles : des éléments de théorie, retravaillés et éventuellement réduits au stade de slogans, ne vont pas seulement étayer l’argumentation ; ils sont également des signes de ralliement pour constituer par tâtonnement des coalitions nouvelles ».

Dans la réalité politique des pays occidentaux, il n’y a pas de socialisme ou de libéralisme purs. On peut, tout au plus, suivant les législatures ou l’évolution des situations, trouver des traits, des accents plus ou moins libéraux plus ou moins socialisants. La plupart du temps, les cartes paraissent brouillées. Aprè un débat, à la télévision française, entre Laurent Fabius (socialiste) et Jacques Chirac (libéral), certains ont dit en Belgique que Fabius parlait comme W. Maertens (social chrétien) et G. Spitaels (socialiste) comme Chirac ! L’avènement de Tony Blair (travailliste) au poste de premier ministre en Grande Bretagne, fut salué par Ph. Busquin, alors président du PS belge comme une victoire socialiste. Son successeur, par contre, dénonça « la gauche confuse de la troisième voie de Tony Blair »[20].


1. Op. cit., p. 80.
2. Notons aussi comme le fait remarquer très pertinemment G. Sorman que « les intellectuels (…) sont libres de leurs pensées et les élus prisonniers de leurs électeurs »…​ (Les vrais penseurs de notre temps, Fayard, 1989, p. 261).
3. BURDEAU Georges, Le libéralisme, Seuil-Points, 1979, p. 243.
4. A propos des travailleurs belges, un socialiste fait remarquer qu’ils « ne sont pas révolutionnaires ; autrement dit, ils ne souhaitent pas renverser brutalement les institutions existantes ; ils veulent les améliorer, ils prétendent à plus de justice sociale, mais ils sont pragmatiques et répugnent à l’aventure inconsidérée » (ABS R., Histoire du Parti Socialiste Belge, Institut E. Vandervelde, 1974, p. 39). Dans le même esprit, B.-S. Chlepner (op. cit., p. 425) note que « notre civilisation entière est basée à la fois sur le progrès économique et social et sur l’idée du compromis ».
5. Id., p. 244. L’auteur note encore que « ce socialisme peut d’ailleurs, à cet égard, se réclamer d’une ascendance illustre puisqu’il se situe dans la ligne d’Henri de Saint-Simon, de Fourier et de Proudhon ». Saint-Simon (1760-1825) accorde plus d’importance à la production (et donc aux travailleurs) qu’à la propriété (et donc aux propriétaires), mais il tend à privilégier l’économique sur le politique. Fourier (1772-1837), inventeur du fameux « phalanstère », considéré parfois comme le dernier des physiocrates, est un partisan de l’association et de la coopérative. Proudhon (1801-1965) auteur d’une Théorie de la propriété, estime qu’il faut généraliser la propriété pour aboutir à l’abolition de l’État (cf. SALLERON, op. cit., pp. 174-184.
6. BURDEAU G., op. cit., p. 267.
7. 1796-1860. Il fut ministre, parlementaire, directeur de la Banque de Belgique et bourgmestre de Bruxelles.
8. 16 juillet 1851.
9. Lettre à Arrivalene sur les conditions des travailleurs, 1845, p. 26.
10. Op. cit., p. 31.
11. Id., p. 88.
12. Id., pp. 268-269.
13. Historien mort en 2002. Il fut membre et « animateur intellectuel » (Lionel Jospin) du Parti communiste français.
14. Op. cit., p. 295.
15. LAURENT Vincent, Enquête sur la Fondation Saint-Simon, Les architectes du social-libéralisme, Le Monde diplomatique, septembre 1998, disponible sur www.monde-diplomatique.fr.
16. Cf. Un social-libéralisme à la française, Regards critiques sur la politique économique et sociale de Lionel Jospin, Fondation Copernic, La découverte-cahiers libres, 2001. Cf. également l’analyse du livre par SPIRE Arnaud, Le social-libéralisme n’a pas d’avenir, in L’Humanité, 4-1-2002, disponible sur www.humanite.presse.fr.
17. DEMELENNE Claude, PSC, la reconquête, Les dangers de l’alliance laïque, Luc Pire-Politique, 1999, pp. 35-59. Partisan d’une alliance socialiste - sociale-chrétienne, l’auteur dénonce l’« illisibilité » d’une association bleue-rouge, une trahison en fait : « Dans une récente interview à « L’Echo », explique-t-il, Louis Michel se réjouissait des changements intervenus au sein d’un PS devenu « plus pragmatique ». En langage codé, le président du PRL juge le PS sur la bonne voie, puisqu’il épouse désormais une démarche de plus en plus libérale. Louis Michel se trompe. Ce n’est pas le PS qui a changé, mais seulement quelques-uns de ses dirigeants - Busquin, Di Rupo, Collignon…​- qui se sont convertis au social-libéralisme à la mode Tony Blair. Les autres socialistes, bon nombre de cadres intremédiares, les militants et l’électorat du PS, se situent aux antipodes du monde libéral. »(op. cit., p. 66).
18. Interrogé par deux journalistes du Soir (23-10-2002), le ministre régional de l’économie Serge Kubla (libéral) dénonce « certains dérapages du libéralisme » et déclare qu’ »un certain type de dictature des marchés n’est plus acceptable », au nom des pauvres du tiers-monde, des petits-épargnants, des chômeurs et des travailleurs en général. « Un discours très « pôle des gauches » » commentent les journalistes.
   De même, dans les Objectifs politiques du MR (libéral), on peut lire: « la croissance économique n’est pas un but en soi mais un moyen au service de l’homme : produire de la richesse doit produire de la liberté, favoriser le progrès collectif et permettre l’épanouissement de chacun. (…) Construire une société, c’est permettre aux citoyens de vivre avec dignité, de s’épanouir pleinement et de tisser entre eux des liens de solidarité. Celle-ci est donc une valeur centrale dans la vie en commun. La sécurité sociale en est une manifestation exemplaire. La solidarité est un droit : elle doit être organisée, équitable, permanente et générale » (www.lemr.be).
19. Les théories néo-libérales et leur utilisation, in Néo-libéralismes et conservatisme, Pour un discernement éthique et évangélique, Commission Justice et paix Belgique, 1987, pp. 37-38.
20. Di RUPO Elio, Discours du 28-8-2002, op. cit..

⁢iv. Vers un libéralisme pur et dur ?

[1]

L’effondrement des systèmes communistes en Europe centrale et orientale aux alentours de 1989 semble avoir donné un coup de fouet à l’idéologie libérale en discréditant sévèrement les modèles socialistes les plus accomplis.

De nombreux auteurs peuvent être cités qui animent des courants divers mais nous allons, une fois encore, tâcher de mettre en exergue les point communs.

Selon Martin Masse⁠[2], cinq attitudes psychologiques essentielles se retrouvent dans toutes les formes de libéralisme actuelles. Cinq attitudes qui nous rappelleront les discours des XVIIIe et XIXe siècles⁠[3].

\1. L’individualisme:

« les individus sont ultimement responsables des choix qu’ils font et de la situation dans laquelle ils se trouvent. Ils doivent en assumer les conséquences, bonnes ou mauvaises, sans se plaindre ni en rejeter la faute sur les autres »[4]

\2. L’optimisme:

« Les libertariens ont confiance dans l’ingénuité et le sens de l’initiative des humains. Ils croient que si on laisse les gens libres d’agir dans leur propre intérêt pour trouver des solutions aux multiples défis et problèmes auxquels ils sont confrontés, si les bons indicatifs sont présents, la grande majorité s’empresseront de le faire de façon dynamique, productive et souvent astucieuse ».

\3. Le refus des « abstractions collectives »:

« Les libertariens s’intéressent d’abord à l’individu et le voient comme l’ultime réalité sociale. Pour eux, les entités collectives n’ont de sens que lorsqu’elles s’incarnent dans l’individu, et pas en elles-mêmes ». Les phénomènes collectifs sont pertinents seulement lorsqu’ »ils répondent à un besoin des individus.(…) C’est la subjectivité de l’individu qui importe, pas son appartenance à des entités collectives abstraites. Et lorsqu’il est question de réaliser quelque chose, ils comptent d’abord sur leur propres moyens en collaboration volontaire avec d’autres individus qui y trouvent leur compte pour y arriver, pas sur une « mobilisation » collective ».

\4. La foi dans un progrès continu, dans l’« amélioration constante à long terme »:

« Les libertariens ont (…) une attitude généralement réaliste et pragmatique et sont réconciliés avec le monde tel qu’il est, même s’ils souhaitent bien sûr eux aussi voir des changements pour le mieux. Ils ne sont pas constamment désespérés de constater que nous ne vivons pas dans un monde parfait, qu’il y a des inégalités, des problèmes sociaux, de l’ignorance, de la pauvreté, de la pollution et toutes sortes d’autres situations déplorables dans le monde. Ils croient que seul l’effort, la créativité et l’apprentissage individuels à long terme permettent de changer les choses et qu’il n’y a pas de solution magique pour tout régler. De toute façon, la vie comme processus biologique et la société comme processus d’interaction humaine sont des systèmes en perpétuel déséquilibre et en perpétuel mouvement de rééquilibrage, et il n’y a donc aucune raison de se désoler du fait que nous ne soyons pas encore parvenus à créer un monde parfait. Un tel monde serait de toute façon synonyme de stagnation et de mort ». Autrement dit encore, les libertariens ne sont pas des « aliénés de la vie qui sont « conscientisés » à toutes les bonnes causes. »

\5. La tolérance:

« Pour les libertariens, tout est acceptable dans la mesure où quelqu’un ne porte préjudice à autrui ou à sa propriété. Les gens peuvenet donc faire ce qu’ils veulent avec leur propre corps et entre eux si c’est de façon volontaire. Ils peuvent se droguer, se prostituer, ou consacrer leur vie et leur fortune à la vénération des petits hommes verts venus d’autres planètes. Personne n’a moralement le droit d’empêcher quiconque de vivre comme il l’entend s’il ne fait de tort à personne d’autre, même si la presque totalité de la population désapprouve son comportement particulier. (…) Dans une société véritablement libre, les individus pourront s’organiser comme ils le voudront, dans la mesure où ils ne tentent pas d’imposer leur mode de vie à ceux qui ne le souhaitent pas. Ainsi les communistes pourront s’acheter un territoire, fonder une commune, se soumettre volontairement à un gouvernement local qui les taxera à 90% et qui planifiera leur vie de classe prolétarienne dans les moindres détails ».

Ces principes recoupent parfaitement cette définition de la liberté qui était en vigueur dans les cercles économiques du XIXe siècle : « Entière propriété de soi-même ; entière possession de ses forces, de ses facultés corporelles et intellectuelles, la liberté est la base et le guide des doctrines économiques ; c’est le droit du plus faible pesé dans la même balance que le droit du plus fort. (…) Elle n’a pas d’autres limites que la liberté et le droit d’autrui. Elle est un des corollaires du droit de propriété »[5]

Près d’un siècle et demi plus tard, Walter Block rappelle que le libéralisme repose bien sur deux principes fondamentaux : la propriété de soi-même et la propriété privée⁠[6].

A partir, de la réhabilitation des principes fondamentaux du libéralisme classique nous allons retrouver mais amplifiés, les grands thèmes de l’économie politique des origines⁠[7].


1. Une question de vocabulaire se pose. Comment appeler ce libéralisme pur et dur d’aujourd’hui ? Couramment, on parle de néo-libéralisme mais ce mot est refusé par certains. Ainsi, pour Martin Masse (Cf. Le Québécois libre, n° 97, 2-2-2002, disponible sur www.quebecoislibre.org. Cette publication « défend la liberté individuelle, l’économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales. Il s’oppose à l’interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus »), le mot néo-libéral ne convient pas pour désigner le renouveau de la pensée libérale classique. Ce terme est plutôt utilisé par les adversaires comme une injure, dit-il, le néo-libéralisme étant considéré comme la cause de tous les maux. De plus, quand on parle de libéralisme aujourd’hui dans certains pays, on évoque des partis politiques qui sont devenus socialistes ou gauchistes (comme aux USA), ou encore centristes comme au Canada. Le mot libertaire ne convient pas non plus car il risque d’induire en erreur. Le courant libertaire, à proprement parler, est un anarcho-socialisme ou un anarcho-communisme dont les premiers représentants sont les révolutionnaires russes Kropotkine et Bakounine. S’ils sont anti-étatistes, ils sont anti-capitalistes, égalitaristes, autogestionnaires, collectivistes. En définitive, toujours selon Masse, il faut appeler ce nouveau courant de pensée libérale classique: « libertarien », en référence avec « libertarian » américain). A ce courant sont associés des penseurs et économistes comme Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, Milton Friedman, R. Nozick. Pour la facilité, nous nous conformerons à l’usage et emploierons, malgré tout, indifféremment les termes « libertarien » ou « néo-libéral » en nous en tenant strictement à l’ étymologie de ce dernier.
2. Cf. Le Québécois libre, n°53, 21-1-2000.
3. F.A. von Hayek explique : «  Nous n’avons ni le désir ni le pouvoir de retourner en arrière, de revenir au XIXe siècle, mais nous avons la possibilité de réaliser son idéal, qui n’est pas méprisable. Nous avons peu de titres à nous sentir supérieurs à nos grands-pères. Et nous ne devons pas oublier que ce n’est pas eux, mais bien nous, qui avons fait un grand nombre de folies. Si la première tentative pour créer un monde d’hommes libres a échoué, nous devons recommencer. Ce principe suprême : la politique de liberté individuelle, seule politique vraiment progressive, reste aussi valable aujourd’hui qu’au XIXe siècle » ( La route de la servitude, Médicis, 1945, pp. 170-171).
4. Pascal Salin écrit : « Le capitalisme ne peut se justifier d’abord par sa capacité à accroître la « prospérité commune » (à supposer qu’une telle expression ait un sens quelconque). Sa véritable justification est d’ordre moral ; c’est parce que le capitalisme est conforme à la nature humaine qu’il est juste ; il respecte la recherche par chaque homme de ce qu’il considère comme « bien » ; la notion d’ »intérêt général », en revanche, auquel les droits d’un individu pourraient être sacrifiés, est un concept sans signification dont se sert celui qui prétend vouloir en formuler le contenu pour imposer aux autres son propre système de valeurs. Or, seuls les hommes eux-mêmes peuvent juger des valeurs qui les concernent. Les choses n’ont de valeur qu’en fonction des projets individuels qu’elles permettent de réaliser et dont elles sont issues, et elles n’ont de valeur que pour les individus qui les formulent » (L’arbitraire fiscal, R. Laffont, 1985, p. 16).
5. In Vocubulaire de Neymark. L. Salleron (op. cit., pp. 18-19) qui le cite, précise : « Certes Neymark est un personnage tout à fait secondaire, mais à ce titre même il est éminemment représentatif de la pensée dominante de son temps. Ancien président de la Société de statistique de Paris, directeur du journal Le Rentier (…) il veut mettre l’Economie politique à la portée de tous dans un petit livre sans prétention. « Nos confrères de la Société d’Economie politique de Paris, nous dit-il dans un avant-propos, (…) nous ont donné des citations choisies par eux, extraites de leurs propres ouvrages, des réflexions et des pensées inédites : grâce à leur obligeant concours, ce Vocabulaire se présente, en quelque sorte, avec la collaboration des membres les plus autorisés de la Société d’Economie politique ». Nous sommes bien en présence, poursuit Salleron, d’une pensée commune aux économistes du XIXe siècle ».
6. L’économie politique selon les libertariens, in Journal des Economistes et des Etudes humaines, vol. 3, n° 1, mars 1995, disponible sur www.libres.org. W. Block est professeur d’économie au College of the Holy Cross, Worcester. Un autre, Bertrand Lemennicer, professeur à l’université Panthéon-Assas, à Paris, reprend plus simplement la vieille formule anarchiste : « ni Dieu, ni maître » (in Le libéralisme, disponible sur www.lemennicier.com).
7. Les libertariens ont un précurseur en Belgique. G. De Molinari (1819-1912), directeur de la revue L’économiste belge (1855-1868), « poussait jusqu’à des conclusions extrêmes les conceptions de l’école libérale. Son laisser-faire était pur comme le cristal. Il considérait que les fonctions gouvernementales pourraient être abolies à peu près complètement : non seulement l’État ne devrait intervenir dans aucun domaine de l’acitivité économique, mais il devrait abandonner à l’initiative privée l’enseignement, le culte, le monnnayage, le service postal, les transports, etc. Bien plus, même la protection des citoyens pourrait être enlevée au gouvernement et confiée à l’initiative privée. Car, le Gouvernement n’est uatre chose qu’une entreprise organisée pour fournir la sécurité. Or la production de la sécurité est soumise à la même loi naturelle que toutes les autres productions. Actuellement les gouvernements ont un monopole, aucune concurrence ne s’y exerce. d’où les abus et les guerres. La seule solution rationnelle, ou plutôt naturelle, est d’y introduire la concurrence. Des individus ou des associations s’établiront alors comme producteurs de sécurité et les consommateurs choisiront ceux qui offrent leurs services dans les meilleures conditions ».(Cf.. CHLEPNER B.-S, Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Editions de l’Université de Bruxelles, 1972, pp. 57-58).

⁢a. La plus grande liberté pour l’individu…

Le point de départ de ces nouveaux libéraux est donc une affirmation radicale de la liberté individuelle : « Une défense efficace de la liberté, écrit Hayek, doit (…) être dogmatique et ne rien concéder aux expédients, même là où il n’est pas possible de montrer qu’en regard des avantages de l’expédient, qui sont connus, certaines répercussions nuisibles précises découleront de l’atteinte à la règle. La liberté ne prévaudra que si l’on admet comme axiome qu’elle constitue un principe dont l’application aux cas particuliers n’appelle aucune justification. C’est donc une méprise que de reprocher au libéralisme d’avoir été trop doctrinaire. Son défaut ne fut pas de s’attacher trop obstinément à des principes, mais d’avoir plutôt manqué de principes suffisamment définis pour fournir des orientations certaines ».⁠[1]

La revendication de la liberté individuelle va très loin. Elle condamne toute « construction » politique sociale ou économique. C’est pourquoi on appelle aussi ces économistes « anti-constructivistes ».

Evoquons les ouvrages de Pierre Lemieux, économiste, animateur au Canada, de Subversive Liberty qui réclame le droit de porter les armes⁠[2], de fumer toujours et partout⁠[3], demande que l’on défende et réhabilite les « initiés » dans les milieux financiers⁠[4] ou encore qu’avant de condamner globalement la pédophilie, on cherche à distinguer « la simple célébration de la beauté » du « véritable viol » et les « fantasmes plus ou moins innocents » des fantasmes « plus ou moins tordus »[5].

L’essayiste et romancière Ayn Rand⁠[6], très prisée par les libertariens, a consacré « la vertu d’égoïsme » : « Chaque être humain vivant est une fin en lui-même, non le moyen pour les fins ou le bien-être des autres. Ainsi, l’homme doit vivre pour son propre intérêt, ne sacrifiant ni lui-même aux autres, ni les autres à lui-même ».⁠[7]

« Sur le plan philosophique, explique un autre auteur, ceci implique l’abandon de valeurs morales encroûtées qui font qu’au nom de son manque visible de maturité, on traite le citoyen comme un être irresponsable »[8].


1. Droit, législation et liberté, Tome I, PUF, 1985, pp.73-74. F.A. Hayek (1899-1992), enseigna en Autriche, en Grande-Bretagne, aux États-unis et en Allemagne. En 1974, il a obtenu le Prix Nobel de Science économique. Il est le penseur-phare du néo-libéralisme.
2. In Le droit de porter les armes, Belles Lettres, 1993. Marc Grunert présente le livre en écrivant que « l’interdiction de porter librement des armes profite aux criminels qui peuvent s’attaquer aux honnêtes gens sans défense mais en plus le monopole des hommes d le’État sur les armes permet à ces hommes toutes sortes d’activités criminelles à commencer par le vol à main armée qu’est l’impôt » ( sur www.amazon.fr).
3. In Tabac et liberté, Varia, 1997. L’auteur précise : « Après m’être fait l’écho de quelques doutes scientifiques concernant la nocivité du tabac, et particulièrement de la très fugace fumée secondaire, j’ai tenté de démontrer que, même en supposant que le tabac menace la santé autant que la propagande étatique veut le faire croire, la réglementation coercitive de la production et de la consommation de ce produit ne repose en général sur aucun fondement économique ».
4. In Apologie des sorcières modernes, Belles Lettres, 1991.
5. La chasse aux sorcières pédophiles, Chronique française et iconoclaste, 1996, sur www.pierrelemieux.org.
6. 1905-1982. Née en Russie et exilée aux USA, elle a popularisé les thèses libertariennes et en même temps a tâché de leur donner des fondements philosophiques en puisant notamment dans les oeuvres d’Aristote.
7. L’éthique objectiviste, in La vertu d’égoïsme, Les belles Lettres, coll. Iconoclastes, n° 19, 1993 disponible sur http://membres.lycos.fr/marcgrunert.
8. Radikaal Manifest, Handvest voor een nieuwe liberale onwenteling, Bruxelles, 1980, p. 17.

⁢b. … dans les échanges…

Tous les auteurs font évidemment l’apologie du marché et du libre-échange.Ils nous expliquent que « les richesses des hommes - non seulement matérielles, mais aussi spirituelles et culturelles - proviennent de leurs différences. Ce sont elles qui rendent l’échange possible et profitable. Et l’immense mérite de la civilisation européenne est qu’elle a incité les hommes à se différencier toujours davantage les uns par rapport aux autres. La liberté des marchés et la concurrence en sont l’expression économique : les producteurs cherchent non pas à faire comme les autres producteurs - c’est-à-dire à « harmoniser » leurs productions - mais, au contraire, à faire mieux qu’eux. La prospérité du monde moderne est venue de cette recherche continuelle de la différenciation ».⁠[1]

Dans cet esprit, « la mondialisation signifie seulement un accroissement de la concurrence »[2]. C’est donc, dans la perspective libérale, une bonne chose, à condition de laisser l’initiative aux acteurs économiques. En effet, pour Hayek⁠[3], « le flux continuel des biens et des services est maintenu par des ajustements délibérés constants, par de nouvelles dispositions prises chaque jour à la lumière des circonstances qui n’étaient pas connues la veille ». Cette thèse centrale du célèbre économiste est expliquée ainsi par Michel Branciard: « Une information qui porte non seulement sur les quantités demandées ou offertes, mais sur les qualités, le lieu où il convient de les fournir, le moment, etc., ne peut être centralisée ; seuls des agents dispersés peuvent prendre connaissance de ces faits particuliers et imprévisibles qui conditionnent l’efficacité économique et la fonction essentielle des prix du marché est de faire circuler des informations entre les agents »[4].


1. Pr Pascal Salin, Président d’honneur du Cercle Hayek de Strasbourg, in Pour une Europe non harmonisée, Journal des Economistes et des Etudes humaines, vol.1, n°4, décembre 1990, disponible sur http://membres.lycos.fr : marcgrunert/CERCLE%20HAYEK.htm. P. Salin est professeur à l’université de Paris IX-Dauphine.
2. P. Salin, Interview, op. cit..
3. Cité in BRANCIARD, Les libéralismes d’hier à aujourd’hui, Chronique sociale, 1987, p. 82.
4. Id., pp. 82-83.

⁢c. Non aux interventions de l’État !

On ne sera pas étonner d’entendre les néo-libéraux réclamer « sur le plan économique et social, (…) le démantèlement de l’État-providence capitaliste avec son élite techno- et bureaucratique, la « réinvention » du système de la libre concurrence et la pratique d’une politique sociale de base au lieu de la politique de corporatisme en vigueur »[1].

On parlera d’« État minimal »[2] ou d’« État zéro »[3].

Or, depuis le dix-neuvième siècle, on a pu constater maintes fois que la libre concurrence finissait par tuer la concurrence et donc que l’État devait intervenir pour la sauver. Les libertariens sont bien conscients que la libre-concurrence n’empêche pas les ententes sous forme de cartels, d’oligopoles ou de monopoles mais ils préf_rent, dans tous les cas, cette situation à l’intrusion de l’État.

Milton Friedman qui a étudié le problème à travers les exemples américains et allemands, a remarqué que « quand les conditions techniques font du monopole l’issue naturelle de la concurrence des forces du marché, trois choix seulement paraissent possibles : le monopole privé, le monopole public, ou la réglementation publique. Tous trois sont mauvais, écrit-il, si bien qu’il nous faut choisir entre plusieurs maux ». Et quel est son choix ? « Je conclus (…), non sans répugnance, précise-t-il, que s’il est tolérable, le monopole privé est sans doute le moindre des maux ».⁠[4]

H. Lepage, aboutit à la même conclusion. Tout en nous assurant que « les accords de cartel privés sont, par définition, des constructions instables, éphémères et inefficaces »[5], il constate que « l’entente fait partie intégrante de la logique de fonctionnement d’une économie de marché fondée sur le principe de la libre entreprise et de la décentralisation des décisions. Il ne faut pas avoir peur de le reconnaître. L’entrepreneur n’est pas spontanément un héros. Même lorsqu’il lève bien haut le drapeau de l’économie de marché, moins de concurrence est pour lui préférable à plus de concurrence. Son intérêt personnel est moins de jouer le jeu de la concurrence que de s’y soustraire »[6]. Fort de l’expérience américaine, il ajoute que « dans une économie de marché, le préjudice que les ententes privées sont susceptibles de porter à la collectivité est moins évident que nous ne le croyons habituellement. Le coût social des pratiques monopolistiques est probablement beaucoup plus élevé dans les secteurs soumis d’une manière ou d’une autre à des règlements publics, interférant avec le jeu du marché, qu’il ne l’est dans les secteurs libres de toute interférence »[7].

qu’il soit concurrentiel ou non, le marché doit être déréglementé. S’établit alors un ordre qui, « n’étant voulu par personne, (…) n’est ni juste , ni injuste ».⁠[8]

Tous ces auteurs manifestent méfiance voire hostilité vis-à-vis des services publics qui sont, pour eux, « généralement le produit des circonstances historiques autant que de la volonté de socialiser une nation »[9]. Il faut privatiser ces services pour en finir avec la bureaucratie et l’illusion de la gratuité : « dans les rapports entre l’État et le citoyen, c’est l’argent qui libère et la gratuité qui opprime ».⁠[10] Au nom de la solidarité et de la justice sociale, l’État s’attribue souvent un rôle de redistribution notamment par le biais de l’impôt progressif⁠[11].

C’est au yeux des nouveaux économistes une « spoliation » légale puisque ceux qui ont créé les richesses n’ont pas décidé eux-mêmes de leur affectation⁠[12]. C’est la thèse défendue par P. Salin dans un ouvrage au titre explicite : L’arbitraire fiscal[13]. L’auteur accuse les États qui pratiquent cette politique d’avoir plus le souci de clientèles électorales que de l’avenir, de privilégier la répartition par rapport à la production, de tuer le capital et donc de créer de nouveaux pauvres.

Notons que, dans la même logique, Salin s’en prend aussi à l’institution de la sécurité sociale. Dans les cotisations sociales, « si la distinction fictive entre la  »part patronale » et la « part salariale » n’avait pas détourné l’attention des uns et des autres, les salariés se seraient bien vite aperçu que la prétendue « conquête sociale », le pseudo- »cadeau arraché au patronat » n’était qu’un impôt de plus sur leurs salaires et le moyen par lequel les hommes de l’État prétendent leur fournir un service par la voie coûteuse et génératrice de gaspillage du monopole d’État ».⁠[14] Une fois encore, la solution est de supprimer ce monopole public et d’instaurer une concurrence entre des assureurs privés car « en donnant un statut public aux activités d’assurance, on accroît la collectivisation du risque et, par conséquent, l’irresponsabilité. S’il est des activités qui, plus que toute autre, doivent éviter toute tutelle publique, ce sont bien les activités de couvertures des risques »[15].

Et même, au point de vue de la monnaie, mais contrairement ici à Keynes, les libertariens prône le désengagement de l’État en matière de politique monétaire. Les plus modérés attendent des banques responsables de la régulation des masses monétaires qu’elles annoncent pour une longue période le taux d’accroissement, qu’elles s’y tiennet et permettent ainsi aux agents économiques de jouir d’une information fiable. Les plus radicaux souhaitent la fin du monopole étatique de la monnaie. Des monnaies marquées du sceau des banques privées entreraient en concurrence.⁠[16]

« Pour un libéral authentique, c’est-à-dire non utilitariste, il n’y a pas de place pour l’État, puisqu’il représente l’émergence de la contrainte, c’est-à-dire la négation de la liberté. L’État est l’ennemi qu’il faut savoir nommer. Car il faut d’abord reconnaître ses ennemis avant de pouvoir les combattre ».⁠[17] L’État n’a « aucune justification morale ni scientifique, mais (…) constitue le pur produit de l’émergence de la violence dans les sociétés humaines »[18].

Après les attentats du 11 septembre 2001 aux USA, les libertariens vont accentuer leur critique de l’État.

P. Salin fait remarquer que « dans une société parfaitement libertarienne, l’état américain n’existerait pas et qu’il reviendrait aux propriétaires des « Twins » de les protéger contre le terrorisme et de réagir éventuellement aux attaques terroristes, c’est-à-dire de défendre leurs droits. » En attendant, les victimes, « les morts et les blessés des « Twins » - ainsi que les propriétaires des tours (…) sont - eux-mêmes ou leurs ayant-droits - légitimement habilités à demander réparation sous la forme qui leur convient, c’est-à-dire en se vengeant des terroristes et/ou en demandant réparation à leur fournisseur de sécurité défaillant (l’état américain qui a prétendu détenir le monopole de la « sécurité nationale »).(…) « Je ne crois pas que l’État soit capable de garantir la sécurité des citoyens. En, effet, les hommes de l’État sont, par nature irresponsables et l’État fait donc toujours moins bien que des personnes privées unies par des liens contractuels.. L’idée qu’il faille un État pour assurer la sécurité des citoyens est l’un des grands et dangereux mythes de nos sociétés. (…) Ce sont les hommes de l’État, non les « marchands », qui sont responsables des dizaines de millions de morts qui ont jalonné ce siècle. (…) L’État est totalement incapable d’assurer notre sécurité. C’est lui qui a construit les banlieues sinistres et les HLM-poulaillers, c’est lui, qui a favorisé une immigration de mauvaise qualité, c’est lui qui a le monopole d’une justice peureuse et sans moyens ».⁠[19]

Pour B. Lemennicer, les attentats démontrent « la faillite des hommes de l’État en matière de protection des personnes ». L’État, en cette occasion, a démontré son « inefficacité et irresponsabilité ». De plus, comme « l’État américain a été finalement surpris par une organisation purement privée », l’attentat « démontre la supériorité du privé sur les services publics y compris en matière d’agression ».⁠[20]

La méfiance voire l’hostilité vis-à-vis de l’État, change la conception de la loi : « Le rôle de la loi, écrit Hayek, ne doit pas être confondu avec l’art de légiférer et de gouverner : l’objectif de la loi n’est pas d’organiser les actions individuelles afin de concourir à la poursuite d’un but ou d’un projet commun ; mais de définir et codifier un cadre abstrait de règles et morales collectives dont la finalité, nécessairement anonymes, est de protéger la liberté d’action des individus et des groupes autant contre l’arbitraire de tout pouvoir organisé (même celui d’une majorité « démocratiquement » élue) que contre les empiètements des autres. »


1. Radikaal Manifest, Handvest voor een nieuwe liberale onwenteling, Bruxelles, 1980, p. 17. Dans le même esprit, un philosophe « libertaire » note que « les signes du changement sont l’accroissement de la fraude fiscale, le marché florissant du travail en noir, les radios libres et la tendance chez beaucoup de jeunes à mettre en question la rhétorique de la « justice sociale » qui entoure les démêlés politiques » (Frank Van Dun, préface à F.A. Hayek, De weg naar de moderne slavernij, Bruxelles, 190, p. 22). Cf. RAES Koen, Néo-libéralisme, anti-politisme et individualisme possessif, in La Revue nouvelle, mars 1984, pp. 245-256.
2. BRANCIARD, op. cit., p. 91.
3. LEMENNICER, op. cit..
4. Capitalisme et liberté, Laffont, 1971, cité in BRANCIARD, op. cit., pp. 84-85. M. Friedman fut, après guerre, professeur à l’université de Chicago.
5. Demain le libéralisme, Pluriel, 1980, p. 290.
6. Id., p. 291.
7. Id., p. 304.
8. BRANCIARD, op. cit., p. 86.
9. SORMAN G., La solution libérale, Fayard, 1984, p. 208.
10. Id., p. 219.
11. Certains proposent le retour à l’impôt de « capitation » c’est-à-dire à un impôt par tête, identique pour tous et qui servirait à financer la sécurité intérieure et extérieure.
12. « L’impôt c’est purement et simplement un vol, puisqu’il n’est pas volontaire » (Murray Rothbard cité par Sorman in Les vrais penseurs de notre temps, op. cit., p. 254). M. Rothbard est professeur à l’université de Las Vegas.
13. Laffont, 1985.
14. Op. cit., p. 199.
15. Id., p. 218.
16. Cf. BRANCIARD, op. cit., pp. 96-97.
17. SALIN P., Libéralisme, Odile jacob, 2000, p. 70.
18. Id., p. 440.
19. Interview du 23 novembre 2001 par Marc Grunert sur le site du Cercle Hayek évoqué. P. Salin ajoute qu’il est « ridicule de proclamer (…) que la pauvreté et le capitalisme ont été la cause des attaques. C’est confondre causes et conséquences. En effet, le mépris porté à la liberté individuelle conduit évidemment à la pauvreté. Il conduit aussi au terrorisme ; l’un et l’autre sont la conséquence d’un manque de capitalisme ».
20. LEMENNICER B., World Trade Center…​La faillite de l’État dans toute son ampleur, disponible sur www.lemennicer.com. Sur le même sujet, lire l’Entretien avec Pascal Salin par Marc Grunert, disponible sur le même site ou encore Hervé Duray, L’Amérique réelle : après l’empire, la dictature, Le Québecois libre n° 109, 14 septembre 2002, disponible sur http://quebecoislibre.org. Les libertariens craignent que l’événement tragique du 11 septembre 2001 ne soit l’occasion pour l’État de renforcer sa main-mise sur la société : accroissement des dépenses militaires, renforcement de l’administration, pratiques policières arbitraires, limitations possibles de la liberté d’expression, etc..

⁢d. Démocratie suspecte !

On vient de l’entendre : même une majorité démocratique élue ne peut entraver la liberté d’action. Il ne s’agit pas, dans la pensée d’Hayek de mettrre en garde simplement contre des abus du pouvoir démocratique. Le système démocratique en lui-même est dangereux dans la mesure où « les politiques poursuivies sont largement déterminées par des séries de trocs avec des groupes d’intérêts organisés »[1]. Il ajoute : « C’est en partie à cette tendance qu’il faut imputer la croissance, de nos jours, d’un énorme appareil de paragouvernement, extrêmement dispendieux, composé d’organisations patronales, de syndicats et de groupements professionnels, constitués avec l’objectif primordail de drainer, en faveur de leur membres, le plus possible du flux des faveurs gouvernementales »[2]

La position d’Hayek s’est, semble-t-il, durcie au fil du temps. Dans une interview accordée vers 1988 à G. Sorman⁠[3], le prix Nobel, tout en se référant à son oeuvre, se montre très sévère : « la démocratie, dit-il, est devenue un fétiche : le dernier tabou sur lequel il est interdit de s’interroger. Or, c’est à cause du mauvais fonctionnement de la démocratie que les États modernes sont envahissants. Les libéraux sont trop souvent incohérents, car ils se plaignent de l’étatisation sans s’interroger sur les mécanismes qui y conduisent. Le malaise des sociétés démocratiques vient de ce que les mots ont perdu leur sens. A l’origine, en démocratie, les pouvoirs de l’État étaient limités par la Constitution et par la coutume. Mais nous avons glissé progressivement dans la démocratie illimitée : un gouvernement peut désormais tout faire sous prétexte qu’il est majoritaire. La majorité a remplacé la Loi. La loi elle-même a perdu son sens : principe universel au départ, elle n’est plus aujourd’hui qu’une règle changeante destinée à servir des intérêts particuliers …​ au nom de la justice sociale ! (…) Dans ce système que l’on persiste à appeler « démocratique », l’homme politique n’est plus le représentant de l’intérêt général. Il est devenu le gestionnaire d’un fonds de commerce: l’opinion publique est un marché sur lequel les partis cherchent à « maximiser » leurs voix par la distribution de faveurs. d’ailleurs, les partis modernes se définissent désormais par les avantages particuliers qu’ils promettent, et non par les principes qu’ils défendent. La preuve en est que sur les questions essentielles - comme la peine de mort, l’avortement ou l’euthanasie -, les membres des partis ne sont généralement pas soumis à une discipline de vote. » La démocratie est devenue immorale et tend au totalitarisme. De plus, « cette perversion de la démocratie conduit à terme à l’appauvrissement général et au chômage, car les ressources disponibles pour la production de richesses se tarissent inéluctablement »[4].

Plus radical, Pascal Salin ne craint pas d’affirmer que « nous devons nous débarrasser du préjugé habituel et dominant selon lequel le degré de démocratie est le critère unique pour évaluer le fonctionnement d’une société ou même d’une organisation quelconque. Le problème de la démocratie concerne en effet uniquement l’organisation du « gouvernement », dans la mesure où il existe…​ A la limite, si un État n’a strictement aucun pouvoir, il importe peu qu’il soit ou non démocratique. En fait, deux questions doivent être soigneusement distinguées : la première concerne les limites respectives de la sphère privée et de la sphère publique. De ce point de vue, on doit opposer une société de liberté à un système totalitaire, toutes sortes de degrés existant entre ces deux systèmes. La deuxième question concerne l’organisation de la sphère publique et d’elle seule : ceux qui détiennent le pouvoir sont-ils élus ou non ? » En démocratie, « tous peuvent espérer accéder au pouvoir (directement ou par l’intermédiaire de leurs représentants) et réussir ainsi à obtenir des transferts en leur faveur. Au lieu de chercher à limiter le pouvoir, on cherche à s’en emparer ». Par conséquent, « si le sentiment de la spoliation pouvait conduire à la révolution, l’environnement institutionnel de la démocratie ne pousse pas les citoyens à la révolte révolutionnaire contre l’impôt. La démocratie endort les défenseurs des droits ».⁠[5]

A propos de la remise du Prix Nobel de la Paix au secrétaire général de l’ONU, P. Salin déclarera : « L’ONU et son secrétaire général sont les instruments de la collusion inter-étatique et de la cartellisation du pouvoir. Il serait vain d’imaginer - et l’expérience le prouve - qu’une telle organisation puisse être un facteur de paix. Elle transfère à l’échelle du monde le mythe de l’absolutisme démocratique, comme si une décision pouvait être juste - pouvait conduire à la paix entre les hommes - parce qu’elle est prise à la majorité des voix. Il se passe à l’ONU ce qui se passe dans toute démocratie : on exacerbe les conflits - alors que le marché les supprime - on foule aux pieds les droits des minorités ».⁠[6]

Lors d’un congrès international, le libertarien suisse Christian Michel, propriétaire du site Liberalia, a longuement expliqué pourquoi il n’était pas démocrate⁠[7]. Il ne craint pas de prendre à contre-pied la formule célèbre de Churchill⁠[8] et d’affirmer que « la démocratie est le pire des régimes à l’exception d’aucun autre ». C’est une « théâtrocratie » qui véhicule une idéologie nationaliste et socialiste. Elle repose sur le mensonge et la médiocrité. Elle réduit le citoyen à une abstraction manipulée par des maîtres. Qui plus est, « la démocratie est un exutoire collectif de la libido dominandi. C’est la source de son succès universel. Que signifie en effet déposer un bulletin dans l’urne, sinon proclamer « voici comment je veux que les autres vivent » ? Ce bulletin ne compterait que pour 1/100.000.000e du résultat final, il est emblématique. Chaque enfant y découvre que lui aussi pourra participer à un grand mouvement d’asservissement de ses petits camarades, il aura la chance un jour de leur imposer son chef et ses lois.[9]

Continuation de la guerre civile par d’autres moyens, la démocratie ne peut éviter le vocabulaire des armées : les candidats entrent en campagne électorale, ils poursuivent le combat jusqu’à la défaite de leur adversaire et ils célèbrent la victoire dans leur quartier général.(…)

Les sources psychologiques de la démocratie sont celles d’êtres humains encore incapables d’imaginer une société sans pouvoir. Le citoyen démocratique n’a pas dépassé la mentalité d’esclave, et il n’a chassé son maître royal que pour faire du peuple un maître collectif. La société démocratique est celle d’esclaves qui cachent leur besoin de maître. La société libertarienne est celle de maîtres qui ne veulent pas d’esclaves. Pour nous, libertariens, le refus de tout pouvoir est la voie vers l’émancipation. La seule maîtrise que nous désirons est la maîtrise de soi ».


1. HAYEK, op. cit., Tome III, L’ordre politique d’un peuple libre, Puf, 1985, p. 12.
2. Id., p. 16.
3. SORMAN G., Les vrais penseurs de notre temps, Fayard, 1989, pp. 247-250.
4. Comme Tocqueville, Hayek estime que nous avons confondu idéal démocratique et tyrannie de la majorité. Il propose une organisation nouvelle qu’il appelle Démarchie (autorité du peuple). Elle « sera fondée sur deux types de normes : la Loi, qui exprime la conduite permanente de la société, et les directives de gouvernement, qui règlent les affaires courantes. Ces deux normes devront être élaborées par deux assemblées totalement différentes.
   La première, l’Assemblée législative, garantirait les droits fondamentaux : elle serait composée d’hommes et de femmes élus pour quinze ans, à l’âge de quarante-cinq ans, par les électeurs du même âge qui ne voteraient ainsi qu’une fois dans leur vie : à la sélection partisane serait ainsi substituée une solidarité par génération. Cette assemblée serait donc composée de parlementaires âgés de quarante-cinq à soixante ans, renouvelable chaque année par quinzième et totalement à l’abri des passions politiques comme des pressions électorales.
   La seconde assemblée, « gouvernementale », pourrait fonctionner sur le modèle des parlements actuels. Mais, il faudrait en exclure les employés du gouvernement et tous ceux qui reçoivent des aides, car il n’est guère raisonnable que des parlementaires soient à la fois juge et partie. » de toute façon, estime Hayek, il faut que les libéraux préparent des « utopies de rechange » qui, « en cas de catastrophe, (…) apparaîtront comme les seules solutions réalistes et raisonnables ». (Sorman, op. cit., pp. 249-250, cf Hayek, Droit, législation et liberté, II, Ordre politique d’un peuple libre, PUF, 1986).
5. SALIN P., Libéralisme, Odile Jacob, 2000, pp. 102-108. Extraits disponibles sur www.euro92.org.
6. SALIN P., Interview, op. cit..
7. Pourquoi je ne suis pas démocrate, je préfère un régime de liberté..., conférence au Congrès de l’Isil et de libertarian International, Dax, 1-5 juillet 2001, disponible sur www.liberalia.com
8. Il en existe plusieurs versions : « La démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres. » « La démocratie est un mauvais régime, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes. » « La démocratie est le pire des régimes - à l’exception de tous les autres déjà essayés dans le passé. » (Democracy is the worst form of government - except for all those other forms, that have been tried from time to time.)
9. Pour éviter « les débordements annoncés de la démocratie » dus surtout au suffrage universel, l’auteur regrette que le bi-caméralisme n’ait « pu comprendre une assemblée élue au suffrage censitaire, chaque millier de francs d’impôts donnant droit à une voix. Cette chambre aurait voté seule le budget de l’État, puisque ses électeurs l’auraient financé. L’autre chambre aurait légiféré sur les questions de droit civil et pénal, le mariage, l’adoption, la sanction des peines et des délits, qui n’ont pas d’impact budgétaire direct. Mais une telle démocratie n’aurait pas évité la question fondamentale: « qu’est-ce qui me permet de voter pour imposer aux autres mes préférences ? ». »

⁢e. Haro sur la «  justice sociale »

Nous verrons plus loin que ce concept qui n’est pas simple àdéfinir, se trouve néanmoins au coeur de la pensée socialiste comme de la pensée sociale chrétienne. A cet endroit, contentons-nous de dire que la justice sociale vise au développement harmonieux de l’économie et à la répartition tout aussi harmonieuse des ressources.La justice sociale, au nom de la dignité de tous les hommes prétend lutter contre les disparités. Sociaux chrétiens et socialistes devraient pouvoir s’accorder sur cette présentation sommaire mais que nous devrons approfondir.

Les néo-libéraux vont s’attaquer avec vigueur à cette idée de justice sociale.

Hayek parle du « mirage de la justice sociale », « inepte incantation’, dira-t-il. « Je devais expliquer, écrit-il, que l’expression ne signifiait rien du tout et que son emploi était soit irréfléchi, soit frauduleux. Il n’est pas agréable de devoir discuter une superstitionà laquelle tiennent le plus fermement des hommes et des femmes souvent considérés comme les meilleurs d’entre nous ; de devoir s’en prendre à une conviction qui est presque devenue la nouvelle religion de notre temps (et dans laquelle nombre de pasteurs de l’ancienne religion ont trouvé leur refuge), à une attitude qui est à présent le signe distinctif d’une bonne mentalité. Mais l’universalité actuelle de cette croyance ne prouve pas plus la réalité de son objet, que jadis la croyance universelle aux sorcières et à la pierre philosophale. De même la longue histoire du concept de justice distributive entendu comme un attribut de la conduite individuelle (et de nos jours souvent considéré comme synonyme de la « justice sociale ») ne prouve pas qu’il y ait quelque application plausible aux situations découlant des processus de marché. Je crois en vérité que le plus grand service que je puisse encore rendre à mes semblables serait de leur faire honte de jamais se servir à l’avenir de cette inepte incantation. J’ai senti que je devais essayer, au moins, de les délivrer de cet incube qui aujourd’hui fait des bons sentiments les instruments de la destruction de toutes les valeurs d’une civilisation libre - et tenter cela au risque d’offenser gravement de nombreuses personnes dont je respecte la force des sentiments moraux ».⁠[1]

« C’est un signe de l’immaturité de notre esprit (…) que nous exigions encore d’un processus impersonnel qui permet de satisfaire les désirs humains plus abondamment que ne pourrait le faire aucune organisation délibérée (le marché), qu’il se conforme à des préceptes moraux élaborés par les hommes pour guider leurs actions individuelles ».⁠[2]

« La part de chacun est le résultat d’un processus dont les conséquences pour les individus n’ont pas été ni prévues ni voulues par qui que ce soit au moment où les institutions ont pris corps - institutions dont on a alors convenu qu’elles devaient durer parce qu’on constatait qu’elles amélioraient pour toutes les personnes les perspectives de voir leurs besoins satisfaits »[3] et donc il n’y a pas d’injustice puisque la situation n’est pas voulue. Si les malheurs sociaux engendrés par le marché ne sont imputables à aucune volonté puisqu’ils sont dus à la « main invisible », les individus, poursuit un commentateur, « accepteront mieux leur sort heureux ou malheureux. Surtout ils seront moins tentés de faire pression sur le pouvoir politique pour obtenir des mesures de protection qui, tout en produisant une amélioration immédiate et particulière, bloqueraient les évolutions souhaitables et nuiraient ainsi, à terme, à la collectivité ».⁠[4]

La justice sociale est le drapeau du socialisme et est soutenue par les églises chrétiennes qui « tout en perdant progressivement foi dans une révélation surnaturelle, semblent avoir cherché refuge et consolation dans la nouvelle religion « sociale », remplaçant la promesse de la justice céleste par une autre, temporelle » et « qui espèrent bien pouvoir ainsi continuer à faire le bien. L’Église romaine spécialement a inclus le but de « justice sociale » dans sa doctrine officielle ».⁠[5]

Même si le souci de la justice sociale « a pu aider en certaines occasion à rendre la loi plus égale pour tous, il est fort douteux (…) qu’elle ait, si peu que ce soit, rendu la société plus juste ». Pire, il a « servi directement les gouvernements autoritaires ou dictatoriaux, en Russie en particulier. »[6] « Aussi longtemps que la croyance à la « justice sociale » régira l’action politique, le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un système totalitaire ».⁠[7]

« La simple réalité est que nous consentons à garder, et convenons de rendre obligatoires, des règles uniformes pour une procédure qui a grandement amélioré les chances pour tous d’avoir de quoi satisfaire à leurs besoins »[8], c’est-à-dire le libre marché sans limitation.

« La véritable justice est celle que rendent les tribunaux, c’est la justice authentique qui doit régir la conduite des hommes pour que leur coexistence paisible dans la liberté soit possible. Alors que l’appel à la « justice sociale » n’est en fait qu’une invitation à ratifier moralement les demandes qui n’ont pas de justification morale -demandes qui contreviennent à cette règle de base d’une société libre selon laquelle la contrainte ne doit appuyer que des lois appliquées à tous »[9].

« Bien que, dans la longue perspective de la civilisation occidentale, l’histoire du droit soit l’histoire d’une émergence graduelle de règles de juste conduite susceptibles d’application universelle, son évolution pendant les cent dernières années a tourné de plus en plus à une destruction de la justice par la « justice sociale », au point même que certains experts en jurisprudence ont perdu de vue le sens originel du mot « justice ». Nous avons vu comment le processus a principalement revêtu la forme d’un remplacement de règles de juste conduite par ces règles d’organisation que nous appelons le droit public (un « droit subordinateur »), distinction que certains juristes socialistes s’efforcent vigoureusement d’annuler. En substance, cela a signifié que l’individu n’est plus désormais tenu seulement par des règles qui délimitent le champ des ses activités privées, mais est devenu de plus en plus assujetti aux ordres de l’autorité. Les possibilités techniques croissantes de contrôle, jointes à la supériorité morale présumée d’une société dont les membres servent la même hiérarchie de fins, ont fait que cette tendance totalitaire s’est présentée sous un déguisement moral. C’est réellement le concept de « justice sociale » qui a servi de cheval de Troie à la pénétration du totalitarisme »[10]

A Guy Sorman, Hayek confiera que « ...la justice sociale est une fiction, une baguette magique : personne ne sait en quoi elle consiste ! Grâce à ce terme flou, chaque groupe se croit en droit d’exiger du gouvernement des avantages particuliers. En réalité, derrière la « justice sociale », il y a simplement l’attente semée dans l’esprit des électeurs par la générosité des législateurs envers certains groupes. Les gouvernements sont devenus des institutions de bienfaisance exposées au chantage des intérêts organisés. Les hommes politiques cèdent d’autant plus volontiers que la distribution d’avantages permet d’ »acheter » des partisans. Cette distribution profite à des groupes isolés, tandis que les coûts sont répartis sur l’ensemble des contribuables ; ainsi, chacun a l’impression qu’il s’agit de dépenser l’argent des autres. Cette asymétrie entre les bénéfices visibles et les coûts invisibles crée l’engrenage qui pousse les gouvernements à dépenser toujours plus pour préserver leur majorité politique. »[11] Fidèle à son maître, P. Salin persiste : « Nous avons la très ferme conviction que la production publique de règles sociales n’est pas nécessaire et qu’elle est même nuisible. Nous pensons qu’un marché sans règles publiques fonctionne mieux qu’un marché réglementé. (…) On ne connaît jamais à l’avance les meilleures solutions à un problème, il faut les découvrir lorsque les gens sont libres de décider. C’est pourquoi nous devons, sans aucune réticence, manifester notre opposition aux monopoles publics, nous devons savoir et proclamer que l’État est notre ennemi et nous ne devons pas hésiter à répéter sans relâche que l’État n’est pas un bon producteur de règles. (…) On a trop oublié la grande tradition occidentale selon laquelle, le « Droit ne se décide pas, il se constate ». L’ordre spontané - dont les économistes ont si bien vu les implications, à savoir le marché - a aussi son expression juridique : il faut découvrir la loi et non la faire ».⁠[12]

Plus radical encore, Pierre Lemieux écrit que « le fétiche de la « justice sociale » » a « dépouillé ses adorateurs du sens de la révolte devant l’injustice. Pour imposer à tous la conception éthérée de la justice sociale de quelques-uns, l’État a acquis des pouvoirs qui ne pouvaient que mener à de graves injustices envers des individus en chair et en os ». Et de dénoncer l’État qui poursuit, par exemple, ceux qui ne paient pas les cotisations, qui travaillent sans permis⁠[13].


1. Droit, législation et liberté, Tome II, Le mirage de la justice sociale, PUF, 1981, p. XII.
2. Id., p. 76.
3. Id., p. 78.
4. MANIN B., F.A. Hayek et la question du libéralisme, in Revue française de sciences politiques, 1983, p. 46, cité in BRANCIARD, op. cit., p.87.
5. Id., p. 79.
6. Id., p. 80.
7. Id., p. 82.
8. Id., p. 85.
9. Id., p. 117.
10. Id., p.164.
11. SORMAN, op. cit., p. 248.
12. SALIN P., Pour une Europe non harmonisée, op. cit.. Dans ce document, il s’en prend au projet d’harmoniser, en Europe, les fiscalités, les réglementations et les lois : « Harmoniser ! Est-ce là un objectif digne des êtres humains ? Les hommes ne sont pas les ouvrières interchangeables d’une ruche d’abeilles. Leur donner pour but de vivre dans des environnements semblables les uns aux autres, c’est poursuivre un rêve totalitaire ». Pour lui, « La fameuse « fuite des capitaux » due aux différences de fiscalité n’est pas un risque de la construction européenne, dû à l’absence d’harmonisation : elle doit être considérée comme une chance pour des citoyens exploités ».
13. La justice sociale et le sens de la justice, Chronique française et iconoclaste, 23-12-1996 sur www.pierrelemieux.org.

⁢f. Oui à la « spontanéité ».

Comme leurs ancêtres, les néo-libéraux vantent donc l’« ordre spontané »[1], « naturel », les « lois au caractère scientifique » qui assurent le progrès si on laisse le marché se réguler librement.

Ils se réfèrent volontiers aux thèses de l’Autrichien Ludwig von Mises⁠[2] pour qui, par exemple, « la récession est une phase inévitable de rééquilibrage avant que la croissance puisse reprendre. Tenter de l’empêcher par des programmes de dépenses ou une baisse des taux d’intérêt, comme le proposent keynésiens et monétaristes, ne peut que la prolonger en ralentissant le processus nécessaire de liquidation, tout en créant de nouveaux malinvestissements. La solution, cohérente avec l’approche libertarienne en général, est simplement de ne pas intervenir et de laisser le marché retrouver son équilibre ».⁠[3]Pour Hayek, « Le libéralisme est la seule philosophie politique véritablement moderne, et c’est la seule compatible avec les sciences exactes. Elle converge avec les théories physiques, chimiques et biologiques les plus récentes, en particulier la science du chaos formalisée par Ilya prigogine[4]. Dans l’économie de marché comme dans la nature, l’ordre naît du chaos : l’agencement spontané de millions de décisions et d’informations conduit non au désordre, mais à un ordre supérieur. Le premier, Adam Smith avait su pressentir cela dans La richesse des nations, il y a deux siècles.

Nul ne peut savoir comment planifier la croissance économique, parce que nous n’en connaissons pas véritablement le smécanismes ; le marché met en jeu des décisions si nombreuses qu’aucun ordinateur, aussi puissant soit-il, ne pourrait les enregistrer. Par conséquent, croire que le pouvoir économique est capable de se substituer au marché est une absurdité ». Dans la société moderne et complexe, « il faut donc s’en remettre au marché, à l’initiative individuelle. A l’inverse le dirigisme ne peut fonctionner que dans une société minuscule où toutes les informations sont directement contrôlables. Le socialisme est avant tout une nostalgie de la société archaïque, de la solidarité tribale.

La supériorité du libéralisme sur le socialisme n’est pas une affaire de sensibilité ou de préférence personnelle, c’est un constat objectif vérifié par toute l’histoire de l’humanité. Là où l’initiative individuelle est libre, le progrès économique, social, culturel, politique est toujours supérieur aux résultats obtenus par les sociétés planifiées et centralisées. Dans la société libérale, les individus sont plus libres, plus égaux, plus prospères que dans la société planifiée ».

Quant à la question de savoir s’il existe une solution moyenne, social-démocrate, keynésienne, dirions-nous, la réponse d’Hayek est claire : « Entre la vérité et l’erreur, il n’y a pas de voie moyenne ». La moralité et les bonnes intentions des socialistes n’est pas en cause mais bien leurs « erreurs scientifiques » et leur « vanité fatale » puisqu’ils s’imaginent en savoir plus qu’ils n’en connaissent.⁠[5]

A propos du chômage, le prix Nobel dira que « ’est un aspect nécessaire du processus d’adaptation continue aux circonstances changeantes, adaptation dont dépend le maintien même du niveau de prospérité atteint. Que certains aient à supporter l’amère expérience d’apprendre qu’ils ont mal orienté leurs efforts est regrettable, mais ils devront chercher ailleurs une activité rémunératrice »[6].

P. Salin parle de « principes universels et éternels que les chaos de la vie ne peuvent pas (…) atteindre. »⁠[7] Selon lui, « il est aussi absurde de vouloir prendre une décision - concernant par exemple la T.V.A. - en ignorant les principes de base de la science économique qu’il le serait de vouloir construire un avion sans connaître les lois de la physique ».⁠[8]

Certains libertariens redécouvrent « une forme contemporaine du Droit naturel moderne par opposition au Droit positif qui a donné naissance à l’incohérence du droit contemporain produit par le législateur et professé dans nos universités. (…) C’est en cela que les libertariens, écrit B. Lemennicer, sont des révolutionnaires car ils appliquent aux hommes de l’État les mêmes lois ou le même droit au nom du principe de l’universalité de la morale qui se traduit par l’égalité des individus devant le Droit naturel. Les hommes de l’État ne peuvent se mettre hors la loi naturelle qui s’impose à tous de manière égale ».⁠[9] Le lecteur aura bien compris que « droit naturel » et « morale » doivent être interprétés à la lumière de tout de ce qui a été dit jusqu’à présent et qu’il ne s’agit pas d’un retour à la philosophie scolastique.

Ainsi, B. Lemennicer nous expliqu que, si les libertariens sont attachés au « laissez faire » ce n’est pas à cause de la supériorité du capitalisme à produire des richesses mais parce que ce principe est conforme à l’éthique. Mais, cette éthique antérieure à l’activité économique définit le mal de manière claire et nette : « est mal tout acte commis individuellement ou en groupe qui viole la propriété des individus sur eux-mêmes ou leur liberté contractuelle ».⁠[10]

Nous voilà bien rendus au point de départ du credo libéral⁠[11].


1. « L’ordre spontané est supérieur à l’ordre décrété » rappelle SORMAN G., La solution libérale, Pluriel, 1984, p. II).
2. Il fut, dans les années 30, professeur à Vienne puis passa aux États-Unis où il enseigna à l’université de New-York.
3. In Le Québécois libre, 17 mars 2001, n° 79 (www.quebecoislibre.org).
4. Physicien et chimiste belge d’origine russe, 1917-2003. Il a obtenu le Prix Nobel de chimie en 1977.
5. SORMAN Guy, Les vrais penseurs de notre temps, Fayard, 1989, pp. 245-247.
6. F.A. Hayek cité par GROSSER A., in Liberté économique et progrès social, n° 44, mai 1982, p. 19. Cette idée d’« adaptation » est fondamentale. Parlant des « grandes institutions » de la société, produites par l’ordre spontané, la famille et l’économie de marché, Hayek affirme qu’elles sont fondées sur une morale « qui n’est pas « naturelle », mais qui est le produit de l’évolution, une évolution quasi biologique, mais affectant les organisations sociales plutôt que les organismes vivants. Cette morale n’est pas naturelle, parce que spontanément - par exemple - l’homme n’est pas tenté de respecter la propriété privée ou les contrats. C’est la sélection qui, en agissant sur le comportement moral, a fait apparaître, au cours des âges, que les peuples qui respectent la propriété et les contrats devenaient plus prospères. Voilà pourquoi la civilisation occidentale est devenue morale, et sans cette moralité fondamentale, le capitalisme ne pourrait exister ».(In SORMAN, op. cit., pp. 246-247).
7. SALIN P., Interview, op. cit..
8. SALIN P., Pour une Europe non harmonisée, op. cit..
9. LEMENNICER B., Le libéralisme, op. cit..
10. Id..
11. Le principe fondateur de la « propriété de soi » a été utilisé, de manière inattendue par François Guillaumat. Grand admirateur de von Mises, Rothbard, Hoppe, Rand, il conteste le raisonnement habituel des chrétiens qui, pour s’opposer aux avorteurs, se réfèrent aux « vrais Droits du vrai Dieu. (…) Ce discours vise souvent des buts louables: défendre les innocents contre les avorteurs, justifier l’ordre moral. En l’espèce, c’est un contresens complet : car la propriété de soi, dont découle celle des produits de son action, est non seulement compatible avec ces buts, elle leur est en fait nécessaire. C’est parce que son Droit de disposer de lui-même à ses propres fins est opposable aux convenances d’autrui que l’enfant à naître a le Droit de vivre ; et il n’y a d’ordre moral valide que réglé par la responsabilité, inséparable de la possession concrète de soi-même et des produits de son action » (Qui est propriétaire de mon coirps ? Relativisme et subjectivisme dans la « doctrine sociale » de l’Église, www.liberalia.com).

⁢g. Vers un « anarcho-capitalisme » ?

Cette expression déroutante a été employée, finalement à bon escient, pour désigner l’aboutissement extrême du libéralisme. L. von Mises réduisait le rôle de l’État à la protection de la liberté économique car il pensait que « chaque mesure qu’un gouvernement prend, au-delà de l’accomplissement de ses fonctions essentielles qui sont d’assurer le fonctionnement régulier de l’économie de marché à l’encontre de l’agression, que les perturbateurs soient des nationaux ou des étrangers, est un pas de plus sur une route qui mène directement au régime totalitaire où il n’y a pas de liberté du tout »[1]. Et, nous l’avons vu, Hayek défend une position semblable comme nous l’explique encore un de ses commentateurs: « le Droit est spontané, il est le produit des forces sociales, il est l’oeuvre de la société et non celle de l’État. (…) L’égalitarisme conduit, inéluctablement au totalitarisme. Hayek est donc contre l’État interventionniste et pour le respect de la tradition du capitalisme. (…) Hayek est convaincu que la morale est beaucoup plus efficace que le droit positif pour discipliner les comportements humains, et permettre le fonctionnement d’une société civilisée, c’est-à-dire libre, c’est-à-dire ouverte, c’est-à-dire capitaliste, ce qui ne peut être qu’à condition que l’État soit un État minimum, limité. (…) Pour Hayek, le progrès ne peut résulter que de la compétition. Or la compétition ne peut exister que si la Société est libre, ouverte, décentralisée. L’État n’a pas à intervenir dans les affaires privées, sinon pour permettre leur développement en garantissant la paix sociale de par l’existence d’une administration qui maintienne l’ordre capitaliste, l’ordre de la société ouverte »[2].

Mieux encore, la société idéale, pour certains, serait « une société où il n’y aurait plus de règlements, de service militaire obligatoire, de sécurité sociale, etc., où il n’y aurait plus de police d’État, de raison d’État…​ où toutes les fonctions actuellement dévolues à l’appareil coercitif de l’État seraient exercées par une multitude de communautés ou de firmes privées offrant leurs services sur une base contractuelle (toujours révocable) dans le cadre d’un système de concurrence généralisée garantissant à chacun la liberté de ses choix (…) Où ceux qui veulent vivre selon leur conception d’une société « vertueuse » seraient libres de le faire en association avec ceux qui partagent leur conception de la vertu, mais sans pour autant imposer leurs conceptions à ceux qui ont une autre idée de la morale humaine…​ Où personne, enfin, n’aurait le droit de contraindre qui que ce soit à faire ou à penser quoi que ce soit, même au nom de principes « démocratiques » qui ne sont bien souvent que la négation de la liberté des minorités…​ »[3]

Ces auteurs rêvent donc, comme Marx⁠[4], d’une disparition de l’État car, disent-ils⁠[5],  »L’État est la plus vaste et la plus formidable organisation criminelle de tous les temps, plus efficace que n’importe quelle mafia dans l’histoire ». Non seulement parce que que l’impôt c’est le vol mais aussi parce que « la guerre c’est le crime et le service miltaire c’est l’esclavage ». Ils refusent même la notion d’État minimum car « l’intérêt public, cela n’existe pas ; tout, par nature est privé, et rien n’est public ». Dès lors, tout peut être privatisé, la justice comme la sécurité⁠[6] et même les rues : « Des sociétés privées propriétaires des rues en feraient payer l’accès et auraient intérêt à en garantir la bonne tenue. Si toutes les voies publiques des grandes villes étaient privatisées, la sécurité serait bien mieux assurée ». « La société libertaire, concèdent-ils, serait un peu désordonnée, mais moins dangereuse que le monde actuel, régulé par les gouvernements ». « Dans la société libertarienne, chacun est propriétaire de lui-même et vit comme il l’entend : la drogue, le jeu, la prostitution sont donc des affaires purement personnelles. Naturellement, rien ne peut s’opposer à l’immigration régulée par le marché, pas par la police »[7]

Et les pauvres ? « Dans une société libertarienne, répondent-ils, la croissance économique serait rapide, car l’État ne la freinerait plus par ses prélèvements et ses réglementation : il y aurait donc beaucoup moins de pauvres. Et la charité serait réhabilitée. Dans le système actuel, face à la misère, notre réaction est de dire : « Que l’État s’en occupe ! » Dans la société libertaire, les sentiments de solidarité et d’entraide communautaire renaîtraient. »

L’homme est donc bon et c’est donc l’État qui le corrompt⁠[8].

H. Lepage, grand vulgaristeur et partisan du libéralisme, parle ici, à juste titre, d’ »utopie »[9] mais il n’empêche que les esprits qui la nourrissent, enseignent dans les universités…​


1. In L’action humaine, 1985, p. 29, cité par LEPAGE H., Demain le capitalisme, op. cit., p. 253.
2. Cf. La morale du capitaliste heureux de F. von Hayek, http://membres.lycos.fr/ideologues/Hayek.htlm.
3. FRIEDMAN David, The Machinery of Freedom, cité in LEPAGE H., op. cit., pp. 318-319.
4. Cf. HOPPE Hans-Hermann (université de Las Vegas), L’analyse de classe marxiste et celle des Autrichiens (disponible sur www.lemennicer.com). Ce n’est pas le communisme qui mènera au dépérissement de l’État : « Bien au contraire, le dépérissement de l’État, et avec lui la fin de l’exploitation et le début de la liberté ainsi que d’une prospérité économique inouïe, impliquent l’avènement d’une société de pure propriété privée sans autre régulation que celle du droit privé ».
5. C’est le cas de Murray Rothbard, interviewé par SORMAN G., op. cit., pp. 254-261.
6. Les services de police pourraient être rendus par les compagnies d’assurances (id. p. 256).
7. A propos d’immigration, P. Salin déclare que « L’étatisation du territoire a (…) une double conséquence : non seulement elle crée une incitation à immigrer qui, sinon, n’existerait pas, mais cette incitation joue uniquement pour les moins productifs, ceux qui reçoivent plus qu’ils ne fournissent, alors qu’elle décourage les immigrants productifs, ceux qui paieraient plus d’impôts qu’ils ne recevraient en biens publics. Comme toute politique publique elle crée donc un effet -boomerang. En effet, elle fait naître des sentiments de frustration de la part de ceux qui supportent les transferts au profit des immigrés et elle est donc à l’origine de réactions de rejet : le racisme vient de ce que l’État impose aux citoyens non pas les étrangers qu’ils voudraient, mais ceux qui obtiennent arbitrairement le droit de vivre à leurs dépens. (…​) Aucun compromis ne pourra jamais être trouvé entre les tenants de la préférence nationale et les chantres de la lutte contre le racisme. Seul en est enrichi le fonds de commerce des politiciens et des animateurs de télévision populaires qui trouvent ainsi matière à d’inépuisables débats. (…) L’unique solution, conforme aux principes d’une société libre, consisterait évidemment à reconnaître la liberté d’immigration, à supprimer les encouragements indirects à l’immigration, que provoque la « politique sociale » et à rendre aux individus la liberté de leurs sentiments et de leurs actes. »(Libéralisme, op. cit., pp. 236-242).
8. Rappelons-le une fois encore : tous ne vont pas si loin. Ainsi, pour H. Lepage, (Demain le capitalisme, op. cit., pp. 176-177), il faut sortir d’une « vision manichéenne » qui oppose le marché « vertueux » à l’État « vicieux » ; il faut « réintroduire un peu de bon sens et ne choisir l’État que lorsqu’il est prouvé ou évident que la solution du marché est réellement plus coûteuse que la solution de l’intervention publique ».
9. Op. cit., p. 318.

⁢v. Néo-marxisme ? Néo-socialisme ?

L’apparent triomphe du capitalisme et la montée d’un libéralisme intégral suscitent des nostalgies marxistes dans les anciens pays communistes et interpellent sérieusement, nous allons le voir, la social-démocratie.

La revue Réflexions a publié, en 1997, un dossier fort intéressant intitulé Théories économiques, Vieux clivages et nouveaux débats[1]. L’ensemble des articles révèle une certaine perplexité du monde socialiste face à l’économie moderne et témoigne en même temps d’une grande ouverture d’esprit qui nous montre qu’économie et idéologie ne font pas bon ménage et que les socialistes peuvent renoncer à ce que d’aucuns appellent leurs « utopies ». C’était déjà l’opinion de Cl. Demelenne dans les années 80, lorsqu’il constatait que les socialistres « se sont petit à petit adaptés aux dures contraintes de l’environnement économique »[2]. Mais ils n’ont pas non plus de doctrine claire et contante en la matière, comme le reconnaissait le président Spitaels : « Nous manquons de ligne directrice, nous répliquons à la crise au coup par coup, comme un boxeur groggy sur un ring…​ »⁠[3].

Dans le dossier de Réflexions, l’éditorialiste, analysant les réactions de la gauche face à la mondialistaion du capitalisme, constate que cette gauche « a publiquement privilégié (ou, à tout le moins, n’a pas contredit) une sorte de diabolisation de l’économie, dénoncée dans sa « dérive » ultra-libérale, « sauvage » et « destructrice » d’emplois et de justioce sociale, quand, en cercles restreints, elle n’avait pas assez de mots pour justifier les contraintes, motiver les ajustements et appréhender les grandes mutations de cette fin de siècle…​

Une attitude schizophrénique justifiée par l’urgence. Cueillie à froid par le raz-de-marée néo-libéral consécutif à l’écroulement du système communiste, la gauche démocratique s’est trouvée idéologiquement démunie. Elle a dès lors laissé s’installer en son sein et se répandre à sa marge un discours ni gestionnaire ni conflictuel mais de rejet, essentiellement incantatoire, psychologiquement confortable mais intellectuellement vain. Attitude intenable cependant dans le long terme (…) ». L’auteur souhaite la réintégration du débat économique « dans le discours (au sens de message) politique général en des termes adaptés aux réalités contemporaines. Ce qui suppose d’emblée de lever les excommunications successives qui ont tour à tour frappé la mondialisation, Maastricht[4] ou même l’innovation technologique ».⁠[5]

Suit une série d’articles d’économistes de tous horizons qui, d’une manière ou d’une autre, montrent que le débat économique s’est singulièrement élargi, qu’il n’y a pas de recette toute faite pour « créer l’équilibre entre économie de marché et exigences sociales fondamentales »[6] ; il est dit aussi qu’ »une problématique théorique ne peut être considérée comme ayant un lien intrinsèque avec une idéologie particulière. Au contraire, il semblerait plutôt que la théorie peut servir des causes altrenatives. Elle serait « plastique » d’un point de vue idéologique »[7]. d’autres soulignent l’apprente contradiction entre la société de marché inégalitaire et la société démocratique qui réclame la solidarité. Ils concluent que « ce sont finalement les tensions et les compromis entre ces deux principes contradictoires mais non incompatibles, qui permettent la régulation interne et assurent la cohésion dynamique de nos sociétés »[8]. « Diverses formes de concertation et de coopération sont appelées à assurer un degré de consensus supérieur à celui qui secrète le capitalisme » d’autant plus qu’ »à l’heure actuelle, on dispose d’un ensemble de travaux montrant qu’un certain nombre de facteurs, liés à une « économie sociale de marché », loin de constituer un handicap, sont un apport imporatnt à l’efficacité globale du développement européen »[9]. Il semble donc que « dans un cadre « strictement balisé », on peut concilier les vertus du libre-échange et les exigences de l’équité »[10]. S’ »il est indispensable de laisser fonctionner les marchés, affirme un autre, (…) il faut mettre en oeuvre des instruments de redistribution (par l’éducation, par exemple[11]) qui permettent aux individus et aux peuples de bénéficier des possibilités offertes par l’utilisation la plus efficace des ressources disponibles »[12]. A propos de la redistribution, deux auteurs rappellent l’importance de la fiscalité et la nécessité d’une coordination au niveau international à ce point de vue⁠[13]. Enfin, un article est consacré à l’économie sociale dont nous aurons à reparler dans le dernier chapitre⁠[14].


1. Réflexions, Revue de l’Institut E. Vandervelde, n° 19, novembre 1997.
2. Op. cit., p. 71.
3. Face à la presse, RTBF, 8-3-1981, cité in DEMELENNE Cl., op. cit., p. 74..
4. Allusion au Traité sur l’Union européenne signé à Maastricht en 1992.
5. David Coppi, in Réflexions, op. cit., p. 1.
6. Robert Tollet, professeur d’économie à l’ULB, id., p. 4.
7. Michel De Vroey, professeur d’économie à l’UCL, id., pp. 6-7.
8. Lionel Monnier et Bernard Thiry, universités de Rouen et de Liège, id., p. 10.
9. Alexis Jacquemin, Conseiller principal à la Commission européenne, professeur d’économie à l’UCL, id., pp. 12-13.
10. Jacques Nagels, professeur d’économie à l’ULB, directeur de l’Institut de sociologie, id., p. 21.
11. Benoît Bayenet, Olivier Debande et Françoise Thys-Clément (aspirant au FNRS, assistant et professeur à l’ULB) rappellent qu’une étude « portant sur les performances de croissance de 98 pays sur la période 1960-1985, montre que, pour un niveau donné du PNB par habitant en 1960, les pays qui avaient les taux de scolarisation les plus élevés ont connu une croissance plus rapide que les autres » (id., p. 26).
12. André Sapir, professeur d’économie internationale, président de l’Institut d’études européennes à l’ULB, id., p. 14.
13. Cf. Marcel Gérard, professeur à la FUCAM et à l’UCL, id., p. 29 et Gérard Roland, professeur d’économie à l’ULB et membre de l’European Center for Advance Research in Economics, id., p. 32.
14. « L’économie sociale se compose d’activités économiques exercées par des sociétés, principalement coopératives, des mutualités et des associations dont l’éthique se traduit par les principes suivants : 1) finalité de service aux membres ou à collectivité plutôt que de profit 2) autonomie de gestion 3) processus de décision démocratique 4) primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des ressources ». Cette définition proposée par le Conseil wallon de l’Economie sociale en 1990 a été reprise, au niveau fédéral, par le Conseil central de l’Economie et, en Espagne, dans le Libro blanco de la Economia Social remis au gouvernement en 1992 (Cf. Jacques Defourny, professeur d’économie sociale à l’ULg et directeur du Centre d’économie sociale, id., p.23).

⁢vi. Et les chrétiens dans tout cela ?

C’est ce que nous allons examiner dans le chapitre suivant. Le communisme largement abandonné, socialisme démocratique et libéralisme se rapprochant parfois, les chrétiens vont-ils se répartir indifféremment dans l’un ou l’autre camp ? Vont-ils se situer dans le juste milieu qui se dessine ou que l’on espère ou vont-ils proposer une autre vision de la vie économique ?

⁢Chapitre 2 : L’Église face aux idéologies

⁢i. Les chrétiens séduits…

Dans les pays démocratiques, on constate que, même là où existent des partis d’inspiration chrétienne, les électeurs chrétiens se dispersent largement sur l’échiquier politique, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Parallèlement, on trouve, dans tous les partis, des candidats qui se présentent comme chrétiens ou dont on connaît par ailleurs les convictions philosophiques.

Beaucoup considèrent en effet que l’engagement politique et le choix d’un système économique et social sont indépendants des convictions religieuses. Certains rappellent que Paul VI et le Concile Vatican II ont reconnu la légitimité de la diversité des engagements. d’autant que l’Église ne cesse de rappeler qu’elle n’a pas de compétences techniques dans les domaines profanes. Quelques-uns enfin affirment que leur choix, quel qu’il soit par ailleurs, est précisément dicté par leurs convictions religieuses personnelles ou bien conforme à l’enseignement social de l’Église.

⁢a. …par les socialismes

Nous examinerons par la suite cette question de la cohérence chrétienne⁠[1] mais disons, dès à présent, qu’à première vue, on peut comprendre que certains s’allient aux mouvements socialistes puisque l’Église affirme avec force son « option préférentielle pour les pauvres », dénonce l’appétit du gain et les inégalités scandaleuses.

Certes, il y a, au sein de la mouvance socialiste, une vieille tradition chrétienne ou du moins religieuse que certains font remonter aux sectes gnostiques⁠[2] ou aux communautés primitives dont parlent les Actes des Apôtres[3]. Pour nous en tenir à l’époque contemporaine, on se souvient du témoignage d’Etienne Cabet⁠[4] qui écrivait que « les communistes sont les disciples, les imitateurs et les continuateurs de Jésus-Christ. Respectez donc, demandait-il, une doctrine prêchée par Jésus-Christ ». Les rédacteurs de l’Atelier⁠[5] affirmaient aussi que « l’Évangile est le véritable et le seul code de la Liberté, de la Fraternité et de l’Unité. Il contient tout l’enseignement des grandes choses que la notion révolutionnaire a commencé et finira par réaliser ».⁠[6]

En Belgique, il est arrivé que des socialistes saluent Philippe Coenen (1842-1892) « catholique pratiquant, croyant fervent et membre d’une société bien-pensante (…) un des plus anciens socialistes de notre pays ». H. De Man⁠[7] substituera une interprétation psychologique de l’histoire à son interprétation marxiste. Pour lui, le socialisme, « c’est la condamnation de la moralité régnante au nom de la morale générale ou encore, si l’on n’a pas peur des mots, la condamnation du capitalisme au nom du christianisme »[8]. Plus largement, il écrira: « Le socialisme apparaît comme la forme contemporaine d’un mouvement idéologique continu dont les origines sont celles de notre civilisation: la philosophie antique, la morale chrétienne, l’humanisme bourgeois ».⁠[9]

Ce sont des cas particuliers, sauf dans les pays anglo-saxons⁠[10], car il faut tout de même reconnaître que majoritairement, les socialistes se lièrent plutôt à la libre-pensée. En 1902, au Congrès de Tours, le parti socialiste français déclare qu’il « a besoin d’esprits libres, il oppose à toutes les religions, à tous les dogmes, le droit illimité de la pensée libre et un système d’éducation exclusivement fondé sur la science et la raison ».⁠[11] Les Belges reconnaissent que « tous ceux qui furent socialistes au XIXe siècle furent militants de la libre-pensée. C’est lç, ajoutent-ils, en 1974, un élément qui ne doit pas être perdu par ceux qui cherchent dans l’histoire des points d’appui pour l’action future ».⁠[12] La même année, après le Congrès doctrinal du parti qui s’était déroulé à l’Université libre de Bruxelles, Victor Larock, ancien ministre, déclarera : « Que ce congrès ait eu lieu à l’université du libre-examen (…), c’était à la fois une chance et un symbole »[13].

Il n’empêche que c’est précisément dans les années septante que l’on vit nombre de chrétiens céder à la tentation socialiste et même s’allier aux communistes.

C’est l’époque où apparaissent les Chrétiens pour le socialisme ainsi que des théologies de la libération imprégnées de marxisme⁠[14]. C’est l’époque où, plus radicaux que les communistes⁠[15], les évêques et supérieurs religieux de la région Centre-Ouest du Brésil, déclarent : « Il faut vaincre le capitalisme: c’est le plus grand mal, le péché accumulé, la racine pourrie, l’arbre qui produit tous les fruits que nous connaissons si bien : la pauvreté, la faim, la maladie, la mort. Pour cela, il faut que la propriété privée des moyens de production (usines, terre, commerce, banque) soit dépassée »[16].

En 1964 déjà, en France, la CFTC, Confédération française des travailleurs chrétiens[17], qui « se réclamait de la doctrine sociale de l’Église », attirée par le socialisme que réclament ses militants, devient la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et, en 1970, « se prononce pour le socialisme démocratique, caractérisé par l’autogestion, la propriété sociale des moyens de production et d’échange, la planification démocratique ». En 1981, elle appellera à voter pour le candidat de la gauche (Fr. Mitterand)⁠[18].

Toujours à cette époque , en France, Georges Hourdin, président-directeur général des publications de la Vie catholique, publie coup sur coup deux ouvrages⁠[19] où il s’interroge sur cet engagement de nombre de chrétiens⁠[20] en faisant remarquer que « tout en refusant de canoniser l’option socialiste et en reconnaissant les déviations de certaines réalisations[21], bien des militants chrétiens pensent qu’il y a une cohérence profonde entre la vision de l’homme selon les béatitudes évangéliques, et celle qui inspire leur projet politique »[22]. L’auteur propose un modèle de démocratie économique « conforme, pour les pays de l’Europe occidentale, aux principes donnés, depuis quinze ans, par l’Église catholique[23]. Il peut donc être proposé aux militants chrétiens et peut être soutenu par eux. Il rejoint le socialisme et peut-être, nous semble-t-il, accepté par les partisans de ce courant politique »[24]. Il s’agit d’un « régime mixte et de transition » parce que « la société socialiste authentique, la véritable démocratie économique ne sont pas pour demain »[25]. En attendant, « il est nécessaire de dominer, de moraliser, d’orienter, de régler la production anarchique et abondante que l’emploi des techniques nouvelles et l’accumulation, déjà faits du capital, permettent de réaliser. Il faut aussi assurer à chacun la satisfaction de ses besoins essentiels et par ce dernier mot il faut entendre non seulement les besoins nécessaires à l’entretien de la vie mais encore ceux qui correspondent à un standing de vie moyen qui doit être défini collectivement »[26]. Pour ce faire, Hourdin propose « l’établissement et le vote d’un plan (…) à partir de la base, c’est-à-dire du pouvoir régional » qui serait institué⁠[27].

Tout en prenant ses distances par rapport au marxisme, à cause, en particulier, de son matérialisme athée, G. Hourdin se défend de juger les catholiques qui adhèrent au Parti communiste. Ils s’y inscrivent, d’après lui, forts du pluralisme politique reconnu par l’Église et sûrs d’être en accord avec leur lecture de l’Évangile. L’auteur souligne le fait que l’exploitation ne distingue pas les chrétiens et les non chrétiens. Or c’est le sentiment d’être exploités qui poussent les chrétiens vers le parti communiste. Ils sont peu sensibles à la philosophie qui le sous-tend mais bien à la justice sociale. A preuve, les témoignages que l’auteur reproduit⁠[28].

En Belgique, malgré les relations étroites, voire passionnées, que de nombreux socialistes, surtout au niveau des cadres, entretiennent avec la libre-pensée, on assiste, depuis 30 ou 40 ans, à un effort officiel d’ouverture aux chrétiens. En 1972, Léo Collard qui fut président du PSB, se voulait rassurant : « Il ne suffit pas, écrivait-il, que le croyant ait la certitude qu’il pourra librement exercer le culte de son choix. Une société progressiste et humaniste doit non seulement accepter, mais assurer à chacun la possibilité d’organiser sa vie spirituelle, dans tous ses aspects, selon sa foi ou la conviction philosophique qui lui est propre »[29]. Dans cet esprit, la Charte doctrinale de 1974 déclarait : « Partisan d’une société réellement pluraliste, le Parti socialiste accepte et encourage le pluralisme des conceptions philosophiques ou religieuses de ses membres, car il estime que toute conception fondée sur la dignité de l’homme peut conduire à un engagement socialiste ».⁠[30]

En 1980, l’Institut Vandervelde organisait un colloque sur le thème « Des chrétiens au PS ? ». Le ministre Philippe Moureaux concluait les travaux en affirmant « qu’il importe aujourd’hui que nous nous montrions capables d’une ouverture à « l’autre » et, en ce sens le dialogue avec les chrétiens doit être un débat exemplaire. Si nous voulons préparer des majorités progressistes, il nous faut d’autre part un grand projet économique et social autour duquel tous les progressistes, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, puissent se retrouver »[31].

En 1982, le président Guy Spitaels, partisan de l’ouverture du PS, lance un appel au consensus : « Il est temps que toutes les énergies se soudent en Wallonie, que chacun, patrons, syndicats, formations politiques, se serre les coudes pour reconstruire notre économie »[32].

En 1987, un rédacteur de la revue Socialisme, devant la menace du grand marché européen, insistait : « La recherche d’une société davantage préoccupée d’affirmer sa dignité humaine, de promouvoir la solidarité et d’encourager la générosité devrait pouvoir regrouper les efforts de militants aux conceptions philosophiques très différentes. Il devrait être possible de faire cohabiter tous ceux qui ne veulent pas vivre dans une société axée sur le profit, l’égoïsme forcené, l’indifférence à ce qui se passe dans le monde.

Une condition préalable cependant : le strict respect des croyances des uns et des autres. »[33]

Malgré cela, un observateur notait, en 1985, que « le pôle chrétien du « rassemblement des progressistes » apparaît aujourd’hui toujours aussi fantomatique »[34].

De fait, l’adhésion de chrétiens au PS reste marginale sans doute, en grande partie à cause de l’existence à l’époque d’un parti d’inspiration sociale-chrétienne et du laïcisme affiché par nombre de dirigeants socialistes. Par contre, il fut un temps où un rêve révolutionnaire marxiste dur et pur hantait certains milieux chrétiens. Toujours dans ces fameuses années 70, la revue La foi et le Temps publiait cette déclaration : « Pour les socialistes et les démocrates chrétiens, le point de départ de l’action de démocratisation réside surtout dans l’appropriation collective des grands moyens de production. Pour changer le pouvoir, il faut, en d’autres mots, changer d’abord la propriété ».⁠[35]

« La solution n’interviendra d’ailleurs pas du jour au lendemain (…). Il ne faut pas être grand prophète pour affirmer que tôt ou tard, par des moyens pacifiques ou par la violence, la situation actuelle changera, chez nous aussi ».⁠[36]

« Dans ces désirs, ces recherches, ce combat, ce long mouvement cahotant mais toujours orienté vers la « terre promise » ou le « Grand Soir », n’y a-t-il pas un signe, une protestation et, qui s’en étonnera, l’attente de la VRAIE REVOLUTION »[37].

Mieux encore, en 1975⁠[38], la Jeunesse rurale catholique (JRC) choisissait, explicitement et officiellement, la ligne marxiste-léniniste, célébrait les vertus du modèle albanais et proclamait « la nécessité de briser l’État capitaliste par la Révolution socialiste et d’instaurer la dictature du prolétariat »[39].

« Les chefs syndicaux, précisait la JRC, les dirigeants réformistes, le PCB prétendent arriver à la société socialiste sans user de violence, par la voie pacifique électorale. Mais ils trompent ainsi lourdement la classe ouvrière, la petite paysannerie (…). Il n’est pas d’autre passage pour arriver (au socialisme) que celui de la révolution socialiste violente (…) »⁠[40].


1. Le problème se pose surtout pour les catholiques. Les protestants, depuis les origines, se sont répartis dans les différents courants du socialisme et du libéralisme partisans soit de la thèse défendue par Max Weber (1864-1920) dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), Firmin-Didot, 1981, soit de sa réfutation par Jüergen Moltmann défenseur d’un socialisme démocratique (cf. Discussion sur la théologie de la révolution, Cerf, 1972 ; Théologie de l’espérance, Le Dieu crucifié, Cerf, 1974 ; L’Église dans la force de l’esprit, Cerf, 1980).
2. CHAFAREVITCH Igor, Des voix sous les décombres, Seuil, 1975, p. 47.
3. « Tous les fidèles vivaient unis, et ils mettaient tout en commun. Ils vendaient leurs terres et leurs biens et ils en partageaient le prix entre tous d’après les besoins de chacun » (2, 44- 45) . « Personne n’appelait sien ce qu’il possédait : ils mettaient tout en commun (…) Il n’y avait pas d’indigents parmi eux ; ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient et venaient en déposer le prix aux pieds des apôtres ; puis on le distribuait selon les besoins de chacun » (4, 32-37).
4. 1788-1856.
5. Cet « organe des intérêts moraux et matériels des ouvriers » parut de 1840 à 1850.
6. Ces textes sont cités in Les dossiers de l’histoire, in Le socialisme, oct., nov., déc. 1975, n° 1, p. 29.
7. 1885-1953. Il fut Président du Parti ouvrier belge. Après la seconde guerre mondiale, il fut condamné par contumace pour « avoir méchamment servi la politique ou les desseins de l’ennemi » (Histoires des doctrines sociales du POB au PSB, op. cit., pp. 225-226).
8. Cité in Histoire des doctrines sociales du POB au PSB, op. cit., p. 32.
9. Cité in Les dossiers de l’histoire, Le socialisme, op. cit., p. 102.
10. Dans les années 1950-1960, en tout cas, on disait que beaucoup d’Anglais se ralliaient volontiers au Labour Party à cause de leurs convictions méthodistes (cf. SALLERON, op. cit., p. 146). Le méthodisme est un mouvement protestant de renouvellement religieux, qui s’est développé au XVIIIe siècle sous l’impulsion de John Wesley.
11. In Les dossiers de l’histoire, Le socialisme, op. cit., p. 59.
12. Histoire des doctrines sociales du POB au PSB, op. cit., p. 216. Un des pionniers du socialisme belge, César de Paepe (1841-1890) disait qu’il y avait trois choses à détruire: « Dieu, le Pouvoir et la Propriété » et affirmait, contrairement aux socialistes de 1848 que le socialisme ne procède point du christianisme (Histoire des doctrines sociales du POB au PSB, op. cit., p. 133).
13. In Le Peuple, 27 novembre 1974.
14. Lire sur cette question : FESSARD Gaston, Chrétiens marxistes et théologie de la libération, Itinéraire du Père J. Girardi, Lethielleux-Le Sycomore-Culture et Vérité, 1978 ; LOPEZ TRUJILLO Cardinal A., La théologie libératrice en Amérique latine, Téqui, 1983 ; ANDRE-VINCENT I. op, L’Église dans les révolutions de l’Amérique latine, SOS, 1983 ; SCHOOYANS M., Théologie et libération, Le Préambule-Essais, 1987 ; DURAND FLOREZ Ricardo sj, Teologia de los pobres ?, Obispado del Callao, 1988 ; LÖWY Michael, O Marxismo da Teologia da Liberçao, Revista Mensal, n° 17, Outubro de 2002 (disponible sur www.espacoacademico.com.br).
15. En 1967, lors de son VIe congrès, le parti communiste brésilien expliquait que « la socialisation des moyens de production ne correspond pas au niveau actuel de la contradiction entre forces productives et rapports de production » (cf. LÖWY M., op.cit.). En effet, selon les principes marxistes-léninistes, il faut, avant d’instaurer le socialisme que le capitalisme industriel ait développé et modernisé l’économie.
16. O Grito da Igreja, Obispos Latinoamericanos, 1978, p. 71, cité par LÖWY M, op. cit..
17. La CFTC était devenue, après la guerre, la deuxième centrale syndicale du pays.
18. Cf. www.univ-brest.fr. Il y est précisé qu’en 1985,  »devant la désyndicalisation, les désillusions à l’égard de la politique et le chômage, les militants CFDT réagissent en choisissant de mener la bataille de la syndicalisation et de la transformation du syndicalisme dans une société en mouvement ».
19. Catholiques et socialistes, Un rapprochement capital pour les chrétiens et la vie politique française, Grasset, 1973 ; La tentation communiste, Stock, 1978.
20. Le plus célèbre est certainement Jacques Delors, l’ancien président de la Commission européenne, marqué avoue-t-il par des penseurs comme Maurice Blondel, Jacques Maritain, Emmanuel Mounier et les directeurs de la revue Esprit (cf. DELORS J., L’unité d’un homme, Odile Jacob, 1994, pp. 311-328.
21. Parmi les « modèles de socialisme », G. Hourdin en retient deux qui, selon lui, sont mieux adaptés à la participation des chrétiens : il s’agit des modèles proposés par Léon Blum (1872-1950) et Rosa Luxembourg (1870-1919).
22. Catholiques et socialistes, op. cit., p. 264.
23. L’auteur se réfère à la Commission épiscopale française du monde ouvrier de mai 1972 et notamment au Bilan des conversations entre militants ouvriers et 40 évêques français..
24. Catholiques et socialistes, op. cit., p. 195.
25. Id., p. 210.
26. Id., p. 209.
27. Id., pp. 216-217.
28. Cf. La tentation communiste, op. cit., pp. 245-253. C’est l’époque où le Père Jean Cardonnel (dominicain) déclare à la RTB (29-1-1974, 19h30) qu’il est « un agitateur de base » et que la Chine (maoïste) « est chrétienne, non au sens culturel du mot, mais au sens de l’exigence fondamentale. Sans dire le mot, elle vit la chose ». C’est l’époque aussi où M. Schooyans, non sans nuances, était impressionné par l’exemple donné par la Chine à l’Occident et au Tiers-Monde (cf. La provocation chinoise, Cerf, 1973).
29. Front des progressistes et crise de la démocratie, Ed. De la Francité, 1972, p. 29.
30. In Le Peuple, 19 novembre 1974. On peut comprendre que cette volonté de rapprochement était animée par la certitude avouée par les socialistes de l’époque que « les programmes de la Confédération des Syndicats Chrétiens et du Mouvement Ouvrier Chrétien sont (leurs) programmes » (Le Peuple, 7 novembre 1974).
31. Des chrétiens au PS ? Rénover et agir, Institut Vandervelde, Notes de documentation, 1981, p. 104. Pour être complet, n’oublions pas que, lors de ce colloque, le futur président du PS, Philippe Busquin relevait un « problème (qui) réside dans le fait que le chrétien, membre du PS, peut être membre de la CSC et/ou membre de la mutualité chrétienne, qu’il met ses enfants dans l’enseignement libre, qu’il pratique les organisations culturelles ou parascolaires des mouvements chrétiens, qu’il participe de fait au renforcement d’appareils qui, par ailleurs, restent assez fondamentalement anti-socialistes ou peuvent apparaître comme tels » (Id., p. 55).
32. SPITAELS G., Face à la presse, RTBF, « Le PS ferait-il mieux ? » 28-11-1982, cité par DEMELENNE Claude, Le socialisme du possible, Guy Spitaels: changer la gauche ? Labor, 1985, p. 173.
33. NORRENBERG Daniel, Enjeu et limites de l’engagement des catholiques dans la vie politique, Socialisme, n°204, novembre-décembre 1987, pp. 422-423.
34. DEMELENNE Cl., op. cit., p. 175.
35. La Foi et le Temps, juillet-août 1974, p. 414. Le coordinateur de ce numéro était l’abbé Tony Dhanis.
36. Id., p. 393.
37. Id., p. 436. Souligné dans le texte.
38. La même année, on pouvait lire dans le journal Le Peuple (11 et 12 janvier 1975) une critique ironique de l’abbé portugais F. Belo qui proposait une lecture marxiste de l’Évangile.
39. Communiqué de presse de l’Equipe Nationale de la JRC, Maison diocésaine, 11, rue du Séminaire, Namur.
40. Intervention de la JRC au rassemblement de la JOC, 27-28 septembre 1975, p. 3, Editeur C. Vanderlinden, 11, rue du Séminaire, Namur.

⁢b. …par les libéralismes

d’un autre côté, on peut comprendre aussi que d’autres soient tentés par le libéralisme puisque, comme nous le verrons, l’Église reconnaît la valeur de la propriété et de l’initiative privées en même temps qu’elle condamne l’étatisme et toutes les velléités totalitaires du pouvoir.

De plus, le triomphe du libéralisme au XIXe siècle et la proclamation des fameuses lois économiques ont emporté l’adhésion spontanée, pourrait-on dire, de toute une bourgeoisie chrétienne.

Rappelons-nous ce fait déjà rapporté dans la première partie : en 1873, l’Assemblée nationale française, en majorité chrétienne, vote, par 398 voix contre 146, l’érection de la Basilique de Montmartre et repousse, par 292 voix contre 281, un projet de loi sur le repos obligatoire du dimanche⁠[1].

En 1899, huit ans après Rerum novarum, le Frère Ch. Maignen de Saint Vincent de Paul écrit : « La question sociale ne peut être résolue que si l’on amène la classe ouvrière à prendre en patience sa condition, c’est-à-dire à supporter la part de travail et de souffrance que le péché d’Adam a léguée à ses descendants »[2].

Toujours en cette fin de XIXe siècle, A. Piettre cite l’exemple d’ »un grand industriel du Nord qui, célibataire, vécut une vie personnelle de sainteté dans une extrême austérité, distribuant tout son revenu aux pauvres et à l’Église, au point de voyager en troisième classe (véritable scandale à l’époque pour son milieu !) Mais dont la cause de béatification a été rejetée par Rome, pour la raison que, suivant la pratique de ses concurrents, il n’allouait pas à ses ouvriers et à ses ouvrières ce que Léon XIII venait d’appeler le « juste salaire »«⁠[3].

En Belgique, en 1842, à l’ouverture de la session parlementaire 1842-1843, le Roi Léopold Ier annonça que le parlement serait saisi de propositions concernant « le perfectionnement de la législation et la protection de l’enfance dans les manufactures ». En 1843, Edouard Ducpétiaux⁠[4] publie un rapport sur le travail des enfants : « De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l’améliorer ». La même année, une commission du Ministère de l’Intérieur publie en 3 volumes une Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants. Aucune suite législative ne fut donnée à l’époque. Pourquoi ? Chlepner explique : « Les milieux catholiques étaient alors hostiles à la réglementation du travail, y compris celle des enfants, par laquelle il fallait bien commencer, si on s’engageait dans cette voie. En effet, à leurs yeux la réglementation du travail des enfants aurait conduit inévitablement à l’instruction obligatoire et celle-ci au développement de l’enseignement officiel ». En fin de compte, « les milieux dirigeants, catholiques ou libéraux, étaient d’avis que l’amélioration de la position des masses ouvrières devait être obtenue exclusivement par leur moralisation et le développement de l’esprit de prévoyance. Dès qu’il était question de la situation ouvrière, au Parlement ou dans la presse, au Parlement encore plus que dans la presse peut-être, catholiques comme libéraux insistaient avant tout sur la réhabilitation et le développement des principes moraux et religieux et sur la création de caisses d’épargne. » Et Chlepner précise bien que « les libéraux ne manquaient pas, eux non plus, d’évoquer la nécessité de développer les principes religieux ».⁠[5]

En 1878, le leader catholique Charles Woeste⁠[6], toujours à propos du travail des enfants, déclare devant la Chambre :  » Nous, membres de la droite et vous, membres de la gauche qui pour la plupart n’admettez pas plus que nous qu’il y ait une question sociale à résoudre, nous ne pouvons pas admettre la réglementation du travail, parce que nous serions sans défense contre le langage que nous tiendrait l’ouvrier demandant, en s’appuyant sur la détresse des siens, du travail ou du pain. (…) Dans l’ordre des intérêts matériels, on réclame la réglementation du travail. Dans l’ordre des intérêts intellectuels, l’instruction obligatoire et l’école obligatoire pour les pauvres. Dans l’ordre des intérêts politiques (quelques représentants) se rangent du côté du suffrage universel, c’est-à-dire de la tyrannie du nombre. Dans l’ordre des intérêts militaires, on se déclare partisan du service obligatoire. Eh bien, Messieurs, quand vous aurez créé toutes ces servitudes, croyez-le bien, le pays sera mûr pour le césarisme ».⁠[7]

On sait que même dans les milieux ecclésiastique, l’engagement en faveur des ouvriers, provoqua parfois le scandale. Ainsi, l’abbé Antoine Pottier⁠[8], professeur de théologie morale au Grand Séminaire de Liège, qui fut l’organisateur des Congrès de Liège et le chef de file de ce qu’on appela l’Ecole de Liège, se vit imposer le silence après la mort de Mgr Doutreloux, évêque du lieu, qui l’avait toujours encouragé. Léon XIII l’appela à Rome et en fit un prélat⁠[9]. L’encyclique Rerum novarum elle-même fut boycottée en maints endroits par des clercs et, en d’autres, elle suscita l’indignation de bien des fidèles nantis.

Un siècle plus tard, le libéralisme attire encore les chrétiens, patrons, cadres ou hommes politiques. En 1984, Koen Raes notait qu’au sein du CVP (parti des sociaux-chrétiens flamands), « ce sont les Léo-libéraux-appelés ainsi en référence à Léo Tindemans[10] - groupés à l’Université de Louvain (KUL) autour de Paul de Grauwe[11], de Vic et Eric Van Rompuy[12], qui défendent des thèses semblables aux thèses du radicalisme libéral, bien qu’avec des accents nettement moins libertariens »[13].

On peut rappeler aussi la pensée de Michael Novak⁠[14] que nous avons déjà rencontré. Cet auteur estime que la démocratie politique n’est compatible qu’avec une économie de marché et que celle-ci, à son tour, ne peut se passer d’un idéal moral. Il développe une « théologie du capitalisme démocratique » qui prend quelque distance vis-à-vis de la doctrine sociale de l’Église catholique qui, estime-t-il, « en ce moment, ne semble pas s’enraciner dans un sain empirisme et une saine réflexion théorique sur ces problèmes d’avenir, même si Jean-Paul II a commencé à les aborder différemment. (…) Tout comme la tradition catholique a quelque chose à apprendre à l’Amérique, le capitalisme démocratique américain a quelques nouveautés à ajouter à la tradition catholique »[15]. En effet, pour Novak, « de tous les systèmes politico-économiques qui ont façonné notre histoire, aucun n’a aussi totalement révolutionné les attentes de la vie de l’homme que ne l’a fait le capitalisme démocratique : il a prolongé la durée de la vie, a rendu concevable l’élimination de la pauvreté et de la famine et élargi la gamme des options offertes à l’homme »[16]. « Le capitalisme démocratique n’est ni le Royaume de Dieu ni exempt de péché. Cependant tous les autres systèmes connus d’économie politique sont pires. Tout espoir que nous puissions nourrir de porter remède à la pauvreté et de supprimer la tyrannie oppressive - c’est là peut-être notre ultime et plus cher espoir - réside dans ce système tant décrié. Un flot incessant d’immigrants et de réfugiés recherche ce système. Ceux qui l’imitent dans des contrées lointaines semblent mieux s’en tirer que ceux qui ne le font pas. Pourquoi sommes-nous incapables de formuler ce qui attire et ce qui marche ? »[17]. En fonction de toutes ces vertus même relatives, Novak ne comprend pas les critiques formulées par l’Église d’autant moins que les dysfonctionnements du système capitaliste sont, en réalité, dus à des manquements de la part des institutions qui ont la responsabilité de la formation éthique et donc, notamment, de l’Église.

En France, deux auteurs ont repris les thèses de Novak et confirment: « Ce n’est pas à l’État de fournir les valeurs transcendantes, effectivement indispensables à la survie d’une société humaine. Ce n’est pas aux entreprises économiques de fabriquer, à côté de leurs produits, des valeurs spirituelles. Les responsables et les professionnels de la vie morale ont été singulièrement inférieurs à leur mission »[18]. Et d’interpeller sèchement Jean-Paul II : « Très Saint Père, l’Église aimerait-elle à ce point les pauvres qu’elle cherche à en faire davantage, par crainte d’en manquer ? »[19]. Pour ces auteurs, « les efforts de notre pape sont minés, neutralisés par une grave lacune dans sa vision du monde. Elle ne lui est certes pas personnelle. L’Église entière a subi d’immenses dommages et, pire encore, elle en provoque involontairement parce qu’elle ne comprend rien à l’économie. Les causes et les mécanismes, les conditions et les effets du développement économico-social, qui sont maintenant connus, lui ont toujours échappé »[20].

A la même époque, Louis Duquesne de la Vinelle⁠[21] regrette les « reproches très souvent mal fondés ou excessifs que les Encycliques adressent à l’économie de marché…​ »⁠[22]

Mieux encore, selon Guy Sorman, Mgr Poupard, pro-président du Secrétariat pour les non-croyants, verrait, dans le libéralisme, un allié objectif : « …​le cap est mis sur le libéralisme, comme en témoigne, raconte-t-il, la nouvelle exégèse de Populorum progressio que me propose Paul Poupard. Cette encyclique publiée en 1967 par Paul VI apparut alors comme le texte fondamental de la doctrine sociale de l’Église anticapitaliste, voire antilibérale. C’est à tort, me dit aujourd’hui Mgr Poupard, que l’on a cru que l’Église condamnait le capitalisme libéral. En vérité , on nous a mal lus ! Le pape d’alors mettait seulement le monde en garde contre un « libéralisme sans frein ». Il n’y avait donc pas condamnation du libéralisme, mais de ses excès ; il convenait de prêter la plus grande attention au qualificatif, non au substantif. (…) Il ne faudrait pas conclure de cette relecture par Mgr Poupard que l’Église soit pour autant prête à se rallier au libéralisme. Le prélat ne fait que constater une alliance objective dans la lutte contre le totalitarisme, la bureaucratisation de nos sociétés, les atteintes à la personne humaine. Les chemins sont ici parallèles, sans toutefois devoir se rencontrer. Il s’inquiète même de ce que les progrès du libéralisme ne viennent consolider une morale de l’homme sans foi, épris du seul bien-être matériel d’un homme tellement libre qu’il n’aurait plus aucun goût de Dieu. Pourtant, comment ne pas voir dans cette relecture de Populorum progressio un affadissement des théories sociales de l’Église, et dans la reconnaissance de l’alliance nouvelle entre libéraux et chrétiens, au cœur même du Vatican, le signe manifeste d’un chavirement des modes de pensée dans tout le monde occidental ? »[23]

En 1992, Jean-Marie Domenach⁠[24] qui, comme on le sait, fut anarchiste puis communiste avant de devenir directeur de la revue Esprit, se révèle un chrétien sincèrement interpellé par les inégalités mais singulièrement marqué par la pensée d’Hayek : « A la différence de la « justice commutative » qui préside à l’échange entre individus, écrit-il, la « justice distributive » suppose une répartition faite par l’État ou par des autorités qui tiennent de lui leur légitimité. Cette répartition n’est pas faite au nom de norme établies ; à la différence de la justice qui rend ses arrêts dans le cadre des codes civil et pénal, elle se réfère à un idéal informulé, dont les exigences varient selon les besoins, les désirs et les modes. Quel est l’écart tolérable entre les plus riches et les plus pauvres ? Le seuil de tolérance n’est fixé nulle part, et il ne peut l’être. Certains États totalitaires comme la Chine « populaire » s’y sont essayés, mais n’y sont pas parvenus. Cette norme est donc remplacée par un consensus flottant qui est fonction de l’opinion dominante et de l’interprétation qu’en donnent ceux qui gouvernent et ceux qui aspirent à les remplacer, ce qui ouvre le champ à la démagogie pour alléguer des « droits » inconsistants (« droit au travail », « droit à la santé », « droit à l’enfant »), dont la liste est indéfinie…​ Du fait que ces droits restent indéterminés, les partis qui se réclament de la « justice sociale » sont poussés à concevoir et à installer des régimes volontaristes (appelés constructivistes par Hayek), qui sont censés assurer une « juste » redistribution et des possibilités ».⁠[25] Pour Domenach, « il est incontestable qu’une conception libérale et dynamique de la société est nécessaire pour assurer les bases d’une redistribution équitable »[26]. Toutefois, « la garantie d’un traitement équitable en matière juridique et sociale ne suffit pas à combattre les inégalités qui se développent à l’intérieur d’un « ordre spontané », d’un marché. Mais les constructivistes, qui veulent sincèrement mettre fin aux inégalités aboutissent aussi à des résultats pervers. Leur passion de normaliser et réglementer a pour conséquence de multiplier les détournements, les passe-droits et, par conséquence, les privilèges d’une nomenklatura »[27]. « Si l’on veut réellement annuler les avantages hérités de la nature et de la tradition, ajoute-t-il, si l’on veut réellement établir des chances égales pour tous, il faudra détruire la famille et déraciner la tradition »[28]. Mais sans en arriver à de telles extrémités, pour cet auteur, la lutte contre les inégalités doit s’articuler autour de deux principes simples : « Le premier principe d’une authentique justice sociale est celui que formulait Péguy : ne laisser personne à la porte de la cité. Le second est que les inégalités profitent à la croissance, et que la croissance serve à la réduire »[29].


1. Cf. PIETTRE A., Les chrétiens et le libéralisme, op. cit., pp. 105-106. En 1888, une proposition de loi semblable (présentée par le catholique Albert de Mun) fut rejetée. Il faudra attendre 1906 et une majorité de gauche pour que soit votée l’obligation du repos hebdomadaire « de préférence le dimanche ».
2. Id., p. 107.
3. Id., p. 108. A la même époque, on raconte que le budget consacré par l’épouse d’un industriel pour venir en aide aux pauvres était trois fois supérieur à la masse salariale octroyée par son mari. A la décharge de ces patrons, il faut dire que celui qui aurait rémunéré « justement » ses ouvriers aurait été sans doute balayé par la concurrence.
4. 1804-1868. Il fut un des pionniers du catholicisme social en Belgique. Notons dans sa longue bibliographie : La paupérisme en Belgique (1842), Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants en Belgique (1845), Mémoire sur le paupérisme dans les Flandres (1850), Budgets économiques des classes ouvrières en Belgique (1855), La question de la charité et des associations religieuses en Belgique (1858), De l’association dans ses rapports avec l’amélioration du sort de la classe ouvrière (1860), La question ouvrière (1867).
5. CHLEPNER B.-S., op. cit., pp. 38-41.
6. 1837-1922. A noter cet homme politique qui fut ministre et député, changea d’avis quelques années plus tard.
7. 20 février 1878, cité in CHLEPNER, op. cit., p. 65.
8. 1849-1923.
9. Cf. KOTHEN Robert, La pensée et l’action sociales des catholiques, 1789-1944, Warny, 1945, pp. 295 et 301-302.
10. Né en 1922, ancien premier ministre.
11. Professeur d’économie à la KUL, député VLD (libéral).
12. Vic Van Rompuy est économiste ; il a publié notamment De economische crisis van het Westen, Davidsfonds, 1979 et en collaboration avec Wim Mesen, Handbook openbare financiën, Acco, 1991. Eric Van Rompuy, son fils, fut député européen puis député régional flamand CVP (social-chrétien).
13. Le libéralisme radical en Flandre ; l’évolution du PVV, in Revue nouvelle, n°3, mars 1984, p 317.
14. Né en 1933, M. Novak est issu d’une famille catholique d’origine Slovaque. A propos de ses grands-parents émigrés aux États-Unis vers 1887, il écrit qu’ils ont été « libérés par l’Amérique de la tyrannie, de la pauvreté et de l’oppression de pensée et de parole ». Il étudia notamment à l’Université grégorienne de Rome et enseigna à Harvard, Stanford, Syracuse et Washington (Cf. http://sociodroit.ifrance.com).
15. Cf. Une éthique économique, Les valeurs de l’économie de marché, Cerf, 1987, p. 299.
16. Id., p. 7.
17. Id., p. 27.
18. PATERNOT J. et VERALDI G., Dieu est-il contre l’économie ?, Ed. De Fallois, 1989, p. 194.
19. Id., p. 7.
20. Id., p. 24. Cette ignorance « est d’autant plus tragique, ajoutent-ils, que l’économie devient une discipline scientifique, reconnue comme telle depuis 1969 par le prix Nobel » (id., p. 31).
21. Il fut professeur d’économie à l’UCL, à la Faculté universitaire catholique de Mons et à l’Institut universitaire européen de Florence.
22. Le marché et la justice, A partir d’une lecture critique des Encycliques, Duculot-Perspectives, 1987, p. 144.
23. La solution libérale, Pluriel, 1984, pp. 21-22.
24. 1922-1997.
25. La morale sans moralisme, Flammarion, 1992, pp. 251-252.
26. Id., p. 254.
27. Id., p. 256.
28. Id., p. 259.
29. Id., p. 260.

⁢ii. Ce que dit l’Église

⁢a. A propos du socialisme révolutionnaire

[1]

A l’époque où le libéralisme s’empare de la vie économique, c’est le « communisme » qui va être la cible privilégiée de l’Église. De plus, très longtemps, celle-ci ne fera aucune distinction entre communisme et socialisme réformiste, pas plus qu’entre les différents courants⁠[2], peut-être parce que leurs caractères distinctifs ne sont pas encore nettement affirmés ou encore parce que « ces mouvements ne constituaient pas encore, pour l’Église, une menace spécifique imminente ni bien distincte de l’ensemble des forces qui lui étaient adverses »[3].

En tout cas, dès 1846, Pie IX dénonce « le plus terrible ennemi du genre humain », cette « doctrine exécrable, destructive même du droit naturel, qu’on appelle communisme, laquelle, une fois admise, ferait bientôt disparaître entièrement les droits, les gouvernements, les propriétés et jusqu’à la société humaine » ; doctrine dont le but est de « fouler au pied les droits de la puissance sacrée et de l’autorité civile »[4] et qui dénature la famille⁠[5].

Plus amplement, Léon XIII, dans sa critique du « socialisme », épinglera le rationalisme⁠[6] qui sépare l’économie de la morale et de la religion, le souci prioritaire voire exclusif du bien-être terrestre, l’égalitarisme « contraire à la nature », le collectivisme qui dénature les fonctions de l’État et la lutte des classes qui trouble la tranquillité publique en opposant des classes complémentaires⁠[7]. Toute la première partie de Rerum novarum est ainsi consacrée à l’examen de la « solution socialiste » aux malheurs économiques et sociaux du temps. Comme quoi il semble que ce soit le socialisme qui ait contribué à éveiller l’attention de l’Église à ces questions.

Quarante ans plus tard, la perspective se renverse, Pie XI actualise l’enseignement de Léon XIII avant d’aborder la question du socialisme.

Pie XI est le premier⁠[8] à introduire une distinction entre le socialisme révolutionnaire et le socialisme réformiste. La révolution d’octobre 1917 a divisé les « socialistes » et permet au Saint Père de nuancer son analyse. Nous reviendrons plus loin sur la description du socialisme réformiste et sur l’appréciation que porte sur lui Pie XI. Nous continuerons ici à nous intéresser seulement au communisme maintenant clairement identifié.

Les reproches qui lui sont adressés ne sont pas nouveaux : lutte des classes, collectivisme, hostilité à l’Église et à la religion, méthodes brutales.

En 1937, Pie XI consacre toute une encyclique au communisme le présentant comme une entreprise diabolique⁠[9]. A partir de 1930, en effet, le Pape est témoin de l’expansion du communisme, en Russie, en Espagne⁠[10] et au Mexique⁠[11], et de sa politique de « la main tendue », en France notamment. Le communisme séduit parce qu’il prétend « supprimer les abus réels provoqués provoqués par l’économie libérale », profite de l’abandon religieux et moral où l’économie libérale a laissés les masses ouvrières, se répand grâce à une « propagande vraiment diabolique » et à la « conjuration du silence dans une grande partie de la presse mondiale non catholique »[12].

Dans cette encyclique⁠[13], Pie XI va s’attarder au caractère athée du communisme et analyser le marxisme dans ses racines philosophiques : son matérialisme historique et dialectique. Il s’ensuit : la négation de la liberté et de la dignité de l’homme subordonné à la collectivité, la destruction du lien sacré du mariage et de la famille puisque l’éducation est confiée à la collectivité. Sur le plan social, la priorité est donnée au système économique : tous les citoyens sont astreints au travail collectif pour une production sans cesse croissante et la morale comme le droit sont des émanation du système économique. Quant à l’État s’il est actuellement le moyen principal de l’établissement de la nouvelle société, il finira par disparaître. Le jugement de Pie XI est sans appel : c’est un amoncellement d’ »erreurs et de sophismes », « un système scientifiquement dépassé depuis longtemps et réfuté par la pratique ».

Pie XI dénonce aussi son aspect « mystique », sa « fausse rédemption », « son pseudo-idéal de justice et d’égalité dans le travail » qui séduisent tant de déshérités à l’aide d’une propagande « diabolique ». Pour séduire les chrétiens, il les invite « à collaborer sur le terrain dit « humanitaire et charitable », faisant même parfois des propositions tout à fait conformes à l’esprit chrétien et à la doctrine de l’Église ». Or, « le communisme est, de par sa nature même, anti-religieux et considère la religion comme l’opium du peuple, parce que les principes religieux de la vie d’outre-tombe empêchent le prolétariat de tendre à l’obtention du paradis soviétique qui est de cette terre ». En fait, « le communisme est intrinsèquement pervers et l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui (…) ». Pie XI évoque la pratique du terrorisme et de l’élimination « des anciens alliés et compagnons de lutte ». Le communisme est donc pervers dans sa doctrine comme dans sa praxis.

Dans de nombreux textes, Pie XII rappellera brièvement les condamnations prononcées par ses prédécesseurs et celles de Pie XI en particulier mais sans toujours nommer l’idéologie visée. En effet, l’objectif de Pie XII sera surtout d’indiquer les voies de reconstruction d’un ordre social pacifique et humain. d’autre part, certaines tares imputables au communisme le sont aussi au fascisme et au nazisme⁠[14] ; enfin, certaines allusions indirectes s’expliquent par le fait des coalitions anti-fascistes qui se sont formées au cours de la guerre et qui ont mobilisé en maints endroits socialistes et communistes aux côtés des chrétiens⁠[15].

Il n’empêche, Pie XII aura eu l’occasion de déclarer que « toujours guidée par des motifs religieux, l’Église a condamné les divers systèmes du socialisme marxiste et les condamne encore aujourd’hui, conformément à son devoir et à son droit permanent de mettre les hommes à l’abri de courants et d’influences qui mettent en péril leur salut éternel ». Il faut empêcher, ajoutera-t-il, « que l’ouvrier (…)soit condamné à une dépendance et à une servitude économique, inconciliable avec ses droits de personne humaine.

Que cette servitude dérive de l’omnipotence du capital privé ou du pouvoir de l’État, l’effet est le même »[16] .

Il demandera aux travailleurs d’Italie « de ne pas se laisser illusionner par le mirage de théories spécieuses et folles, des visions de bien-être futur et par les séductions trompeuses et les incitations de faux maîtres de prospérité sociale qui appellent bien ce qui est mal et mal ce qui est bien, qui, se vantant d’être les amis du peuple, n’acceptent pas entre le capital et le travail, entre les patrons et les ouvriers, ces ententes mutuelles qui maintiennent et favorisent la concorde sociale pour le progrès et l’utilité commune. (…)

La révolution sociale se vante de hisser au pouvoir la classe ouvrière: parole vaine, pur mirage d’une impossible réalité ! Vous voyez bien, du reste, que le peuple ouvrier demeure lié, asservi, rivé à la force du capitalisme d’État, qui opprime et assujettit tout le monde, la famille aussi bien que les consciences, et transforme les ouvriers en une gigantesque machine de travail »[17].

Plus tard, Pie XII se demandera si certains ne voudront pas « maintenir l’économie de guerre suivant laquelle en certains pays les pouvoirs publics concentrent dans leurs mains tous les moyens de production et, armés du fouet d’une rigoureuse discipline, se chargent de pourvoir à tous et en tout ? Ou bien encore préférera-t-on se courber sous la dictature d’un groupe politique qui, en tant que classe prépondérante, disposera des moyens de production, donc aussi du pain et, en fin de compte, de la volonté de travail des individus ? »[18]

La même année, il fustigera « l’absolutisme d’État (qui) consiste en effet dans le principe erroné que l’autorité de l’État est illimitée, et qu’en face d’elle, même quand elle donne libre cours à ses vues despotiques en dépassant les frontières du bien et du mal, on n’admet aucun appel à une loi supérieure qui oblige moralement »[19].

Il recommandera aussi aux travailleurs de faire prévaloir « l’amour et la charité sur la haine de classe »[20].

Après la guerre, va se poser le problème de la poursuite des coalitions ou des collaborations entre chrétiens et communistes.

Inquiet des poussées communistes à Rome même, Pie XII va dénoncer « les messagers d’une conception du monde et de la société humaine fondée sur l’incrédulité et la violence » et mobiliser les chrétiens dans un langage musclé:

« Aux jours de lutte, votre place est au premier rang, au front de combat. Les timides et les embusqués sont bien près de devenir des déserteurs et des traîtres.

Déserteur serait quiconque voudrait prêter sa collaboration matérielle, ses services, ses ressources, son aide, son vote à des partis et à des pouvoirs qui nient Dieu, qui substituent la force au droit, la menace et la terreur à la liberté, qui font du mensonge, de l’opposition, du soulèvement des masses, autant d’armes de leur politique qui rendent impossible la paix intérieure et extérieure »[21].

Bientôt, le Saint-Office⁠[22] reviendra sur le problème en répondant à 4 questions précises:

« 1. Est-il permis de s’inscrire comme membre à un parti communiste[23] ou de le favoriser en quelque manière ?

2. Est-il permis de publier, répandre ou de lire, revues, journaux ou feuilles volantes qui soutiennent la doctrine ou l’action des communistes, ou d’y écrire ?

3. Peut-on admettre aux Sacrements les fidèles qui, sciemment et librement, posent les actes envisagés dont parlent les numéros 1 et 2 ?

4. Les fidèles qui professent la doctrine matérialiste et antichrétienne des communistes et surtout ceux qui la défendent ou la propagent encourent-ils de plein droit, comme apostats de la foi catholique, l’excommunication spécialement réservée au Saint-Siège ? »

Aux trois premières questions, la réponse sera : non ; à la quatrième, la réponse sera affirmative. Décisions approuvées par le Pape.

Ainsi est tracée clairement « une ligne de séparation obligatoire a été tirée entre la foi catholique et le communisme athée, (…) pour élever une digue et sauver, non seulement la classe ouvrière, mais la collectivité entière, du marxisme, qui renie Dieu et le respect dû à son Nom.

Cette décision n’a rien à voir avec l’opposition entre pauvres et riches, entre capitalisme et prolétariat, entre possédant et dépourvu. Il s’agit seulement du salut, du culte de Dieu et de la foi chrétienne, pour préserver le libre épanouissement, et par conséquent, pour assurer le bonheur, la dignité, le droit et la liberté du travailleur. Celui qui a vécu l’histoire récente, et se refuse à comprendre cette vérité, est certainement aveugle »[24].

Régulièrement, Pie XII reviendra sur ces mises en garde, dénonçant athéisme⁠[25], mensonge⁠[26], destruction du droit naturel⁠[27], laïcisme⁠[28], violence⁠[29] et, bien sûr, toute coexistence⁠[30].

Sans préciser les idéologies, les lieux et les personnes, Jean XXIII, dès son élection, va dénoncer les persécutions et « la gravité de la situation athée et matérialiste à laquelle certains pays ont été et sont encore assujettis (…), l’esclavage des individus et des masses, l’esclavage de la pensée et celui de l’action »[31].

La tendance du nouveau pape sera, comme Pie XII, de mettre d’abord en évidence les principe suivant lesquels, on pourrait construire la paix à l’intérieur des nations et entre elles⁠[32].

Il n’empêche, le Saint-Office, confirmera, en avril 1959, le décret de juillet 1949, en déclarant qu’il est illicite pour les catholiques « de donner leurs suffrages à ces partis ou à ces candidats qui, bien que ne professant pas de principes contraires à la doctrine ou même s’attribuant le nom de chrétiens, s’unissent cependant de fait aux communistes et les favorisent par leur action »[33].

Dans la première partie de l’encyclique Mater et Magistra[34] rappelle l’enseignement de Pie XI, notamment à propos du communisme et du socialisme modéré⁠[35]. Puis, dans la quatrième partie, il évoquera, sans les nommer, les idéologies qui « ont été de nos jours élaborées et diffusées ; quelques-unes se sont déjà dissoutes, comme brume au soleil ; d’autres ont subi et subissent des retouches substantielles ; d’autres enfin ont perdu beaucoup et perdent chaque jour davantage leur attirance sur les esprits. La raison en est que ces idéologies ne considèrent de l’homme que certains aspects, et, souvent, les moins profonds. De plus, elles ne tiennent pas compte des inévitables imperfections de l’homme, comme la maladie et la souffrance, imperfections que les systèmes sociaux et économiques même les plus poussés ne réussissent pas à éliminer. Il y a enfin l’exigence spirituelle, profonde et insatiable, qui s’exprime partout et toujours, même quand elle est écrasée avec violence ou habilement étouffée.

L’erreur la plus radicale de l’époque moderne est bien celle de juger l’exigence religieuse de l’esprit humain comme une expression du sentiment ou de l’imagination, ou bien comme un produit de contingences historiques, qu’il faut éliminer comme un élément anachronique et un obstacle au progrès humain (…).

Quel que soit donc le progrès technique et économique, il n’y a donc dans le monde ni justice ni paix tant que les hommes ne retrouveront pas le sens de leur dignité de créatures et de fils de Dieu, première et dernière raison d’être de toute la création. L’homme séparé de Dieu devient inhumain envers lui-même et envers les autres, car des rapports bien ordonnés entre les hommes supposent des rapports bien ordonnés de la conscience personnelle avec Dieu, source de vérité, de justice et d’amour.

Il est vrai que la persécution qui, depuis des dizaines d’années, sévit sur de nombreux pays, même d’antique civilisation chrétienne (…) met toujours mieux en évidence la digne supériorité des persécutés et la barbarie raffinée des persécuteurs ; ce qui ne donne peut-être pas encore des fruits visibles de repentir, mais induit beaucoup d’hommes à réfléchir.

Il n’en reste pas moins que l’aspect plus sinistrement typique de l’époque moderne se trouve dans la tentative absurde de vouloir bâtir un ordre temporel solide et fécond en dehors de Dieu, unique fondement sur lequel il puisse subsister, et de vouloir proclamer la grandeur de l’homme en le coupant de la source dont cette grandeur jaillit et où elle s’alimente ; en réprimant, et si possible en éteignant ses aspirations vers Dieu. Mais l’expérience de tous les jours continue à attester, au milieu des désillusions les plus amères, et souvent en langage de sang, ce qu’affirme le Livre inspiré : « Si ce n’est pas Dieu qui bâtit la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent » (Ps CXXVI, 1) »[36].

On le voit, comme Pie XI, comme Pie XII, Jean XXIII dénonce la racine du mal que véhiculent les « idéologies » parmi lesquelles évidemment le communisme, c’est l’athéisme.

qu’en est-il de la collaboration avec les « autres » ? Le Pape répond: « Les catholiques qui s’adonnent à des activités économiques et sociales se trouvent fréquemment en rapport avec des hommes qui n’ont pas la même conception de la vie. Que dans ces rapports Nos fils soient vigilants pour rester cohérents avec eux-mêmes, pour n’admettre aucun compromis en matière de religion et de morale ; mais qu’en même temps ils soient animés d’esprit de compréhension, désintéressés, disposés à collaborer loyalement en des matières qui, en soi, sont bonnes ou dont on peut tirer le bien »[37].

Pour Don Miano, cette prise de position , à la lumière des textes précédemment cités, exclut la collaboration avec les communistes, avec les socialistes, « dans la mesure où ceux-ci restent liés aux communistes et collaborent avec eux » mais non avec des partis sociaux démocrates.⁠[38]

Dans Pacem in terris, Jean XXIII rappelle ce qu’il a dit de la collaboration avec d’ »autres » dans Mater et Magistra[39] puis ajoute, à la distinction classique qu’il faut faire entre l’erreur et les errants⁠[40], une autre distinction entre les théories philosophiques et les mouvements historiques:

« ...on ne peut identifier des théories philosophiques sur la nature, l’origine et la finalité du monde et de l’homme, avec des mouvements historiques fondés dans un but économique, social, culturel ou politique, même si ces derniers ont dû leur origine et puisent encore leur inspiration dans ces théories. Une doctrine une fois fixée et formulée, ne change plus, tandis que des mouvements ayant pour objet les conditions concrètes et changeantes de la vie ne peuvent pas ne pas être largement influencées par cette évolution. Du reste, dans la mesure où ces mouvements sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine, qui refuserait d’y reconnaître des éléments positifs et dignes d’approbation ?

Il peut arriver, par conséquent, que certaines rencontres au plan des réalisations pratiques qui jusqu’ici avaient paru inopportunes ou stériles, puissent maintenant présenter des avantages réels ou en promettre pour l’avenir »[41].

On sait que ces textes ont été utilisés pour justifier le ralliement de nombreux catholiques aux partis communistes et socialistes. Or, quand on lit attentivement ces passages, il est clair qu’il ne s’agit que de collaboration dans le cadre sans cesse rappelé de la morale naturelle, des « sains principes de la raison », des « justes aspirations de la personne humaine » et, plus largement, de la doctrine sociale de l’Église dont l’exposé occupe la majeure place des deux encycliques.

Vu tout ce qui précède, le lecteur ne sera pas étonné de ne trouver nulle part, dans les textes du Concile Vatican II, de référence nominative au marxisme ou au communisme. L’essentiel est de présenter les richesses du message chrétien. Toutefois, dans l’analyse générale du phénomène de l’athéisme, on peut lire : « Parmi les formes de l’athéisme contemporain, on ne doit pas passer sous silence celle qui attend la libération de l’homme surtout de sa libération économique et sociale. A cette libération s’opposerait, par sa nature même, la religion, dans la mesure où, érigeant l’espérance de l’homme sur le mirage d’une vie future, elle le détournerait d’édifier la cité terrestre. C’est pourquoi les tenants d’une telle doctrine, là où ils deviennent les maîtres du pouvoir, attaquent la religion avec violence, utilisant pour la diffusion de l’athéisme, surtout en ce qui regarde l’éducation de la jeunesse, tous les moyens de pression, dont le pouvoir public dispose »[42].

Il est clair que la condamnation du communisme subsiste et subsistera. Paul VI demandera qu’on ne croie pas que la « sollicitude pastorale que l’Église aujourd’hui inscrit à la tête de son programme, qui absorbe son attention et réclame ses soins, signifie un changement d’attitude à l’égard des erreurs répandues dans notre société et déjà condamnées par l’Église, le marxisme athée par exemple ; chercher à appliquer des remèdes salutaires et urgents à une maladie contagieuse et mortelle ne signifie pas changer d’avis à son sujet, mais bien chercher à le combattre, non seulement en théorie mais en pratique. C’est, après le diagnostic, appliquer le remède, c’est-à-dire, après la condamnation doctrinale, appliquer la charité qui sauve »[43].

Comme Pie XII et Jean XXIII, comme le concile Vatican II, Paul VI s’attache à guérir plutôt qu’à dénoncer le mal qui reste néanmoins bien identifié.

Ainsi, dans Ecclesiam Suam[44] qui développe « les voies par lesquelles l’Église catholique doit exercer sa mission à l’heure présente » et en particulier l’art du « dialogue », Paul VI met en garde contre le naturalisme⁠[45], le relativisme et surtout « les systèmes de pensée négateurs de Dieu et persécuteurs de l’Église, systèmes souvent identifiés à des régimes économiques, sociaux et politiques, et, parmi eux, tout spécialement le communisme athée »[46].

Plus précisément encore, Paul VI rappellera que « L’Église n’a pas adhéré et ne peut adhérer aux mouvements sociaux idéologiques et politiques qui, tirant leur origine et leur force du marxisme, en ont conservé les principes et les méthodes négatives, en raison de la conception incomplète, et donc fausse, que le marxisme radical se fait de l’homme, de l’histoire et du monde. L’athéisme qu’il professe et promet n’est pas en faveur de la conception scientifique du cosmos et de la civilisation, mais c’est un aveuglement qui finira par entraîner pour l’homme et la société les conséquences les plus graves. Le matérialisme qui en découle expose l’homme à des expériences et à des tentations extrêmement nocives ; il étouffe sa spiritualité authentique et son espérance transcendante. La lutte des classes, érigée en système, porte atteinte et fait obstacle à la paix sociale. Elle débouche fatalement sur la violence et l’oppression, puis elle tend à abolir la liberté. Elle conduit ensuite à l’instauration d’un système lourdement autoritaire et à tendance totalitaire »[47].

Vu le succès du marxisme à travers le monde, l’Église demandera que les candidats au sacerdoce reçoivent la plus large information sur le marxisme, ses fondateurs, son évolution, ses dérivés et ses prolongements, aussi bien sur le plan philosophique que social et politique⁠[48].

Il est très important de bien savoir tout cela car la lettre apostolique Octogesima adveniens[49], écrite, comme son nom l’indique, à l’occasion du 80e anniversaire de Rerum novarum, fut souvent interprétée comme une sorte de changement de cap dans la pensée de l’Église alors qu’il s’agit surtout d’une invitation au discernement, comme celle de Pie XI en son temps, étant donné bien sûr qu’idéologies et mouvements historiques peuvent être distincts, étant donné aussi les différentes sortes de socialismes et de marxismes apparues après la guerre. Paul VI cite d’ailleurs le passage bien connu de Pacem in terris où Jean XXIII disait « dans la mesure où ces mouvements sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine, qui refuserait d’y reconnaître des éléments positifs et dignes d’approbation ? »[50]

Il faut lire très attentivement l’analyse de Paul VI, en n’oubliant pas qu’il a rappelé, au début de sa lettre, que les chrétiens sont invités à éclairer leur situation « à la lumière des paroles inaltérables de l’Évangile » et à « puiser des principes de réflexion, des normes de jugement et des directives d’action dans l’enseignement social de l’Église tel qu’il s’est élaboré au cours de l’histoire (…) »⁠[51].

Voici, in extenso, les 3 paragraphes⁠[52] consacrés au marxisme:

Des chrétiens se demandent « si une évolution historique du marxisme n’autoriserait pas certains rapprochements concrets. Ils constatent en effet un certain éclatement du marxisme qui, jusqu’ici, se présentait comme une idéologie unitaire, explicative de la totalité de l’homme et du monde dans son processus de développement, et donc athée. En dehors de l’affrontement idéologique qui sépare officiellement les divers tenants du marxisme-léninisme dans leur interprétation respective de la pensée des fondateurs, et des oppositions ouvertes entre les systèmes politiques qui se réclament aujourd’hui d’elle, certains établissent les distinctions entre divers niveaux d’expression du marxisme ». Paul VI va décrire 4 niveaux d’expression du marxisme, quatre manières de le concevoir, chacune privilégiant un aspect de l’idéologie appliquée:

« Pour les uns, le marxisme demeure essentiellement une pratique active de la lutte des classes. Expérimentant la vigueur toujours présente et sans cesse renaissante des rapports de domination et d’exploitation entre les hommes, ils réduisent le marxisme à n’être que lutte, parfois sans autre projet, lutte qu’il faut poursuivre et même susciter de façon permanente. Pour d’autres, il sera d’abord l’exercice collectif d’un pouvoir politique et économique sous la direction d’un parti unique, qui se veut être - et lui seul - expression et garant du bien de tous, enlevant aux individus et aux autres groupes toute possibilité d’initiative et de choix. A un troisième niveau, le marxisme - qu’il soit au pouvoir ou non - se réfère à une idéologie socialiste à base de matérialisme historique et de négation de tout transcendant. Ailleurs enfin, il se présente sous une forme plus atténuée, plus séduisante aussi pour l’esprit moderne : comme une activité scientifique, comme une méthode rigoureuse d’examen de la réalité sociale et politique, comme le lien rationnel et expérimenté par l’histoire entre la connaissance théorique et la pratique de la transformation révolutionnaire. Bien que ce type d’analyse privilégie certains aspects de la réalité au détriment des autres et les interprète en fonction de l’idéologie, il fournit pourtant à certains, avec un instrument de travail, une certitude préalable à l’action, avec la prétention de déchiffrer, sous un mode scientifique, les ressorts de l’évolution de la société ».

Ces tendances une fois décrites, Paul VI fait une mise en garde importante:

« Si, à travers le marxisme, tel qu’il est concrètement vécu, on peut distinguer ces divers aspects et les questions qu’ils posent aux chrétiens pour la réflexion et pour l’action, il serait illusoire et dangereux d’en arriver à oublier le lien intime qui les unit radicalement, d’accepter les éléments de l’analyse marxiste sans reconnaître leurs rapports avec l’idéologie, d’entrer dans la pratique de la lutte des classes et de son interprétation marxiste en négligeant de percevoir le type de société totalitaire et violente à laquelle conduit ce processus ». Et Paul VI répétera ce qu’il disait en commençant : que le chrétien puise « aux sources de sa foi et dans l’enseignement de l’Église les principes et les critères opportuns pour éviter de se laisser séduire, puis enfermer (…) »⁠[53]. Et comme pour conclure et résumer tout son enseignement sur la tentation révolutionnaire, Paul VI déclarait encore : « Aussi féconde, indispensable et inépuisable que soit et doive être l’impulsion que le christianisme donne à la promotion humaine, celui-ci ne peut pas être intentionnellement utilisé au service d’une conception de la vie - aujourd’hui, par exemple : on parle de « christianisme pour le socialisme » - qui serait idéologiquement et pratiquement en contradiction avec le christianisme »[54].

Dans ses trois grandes encycliques sociales, Jean-Paul II va reprendre et compléter l’enseignement de ses prédécesseurs.

Dans Laborem exercens[55], évoquant le conflit historique entre le capital et le travail, Jean-Paul II décrit, sans porter de jugement, le « programme marxiste »⁠[56], avant de mettre en question le matérialisme dialectique⁠[57] et de souligner les méfaits du collectivisme et du centralisme bureaucratique⁠[58]. Jean-Paul II ne revient pas ici sur l’athéisme qui a focalisé, depuis Divini Redemptoris, la critique du Magistère. Il privilégie l’analyse anthropologique et sociologique.

Dans Sollicitudo rei socialis, il adopte le même point de vue. Après avoir constaté l’opposition politique, idéologique et militaire des deux « blocs », libéral et marxiste, le Pape les déclare imparfaits et incapables, sans corrections radicales, d’assurer le développement des peuples.

Le 100e anniversaire de Rerum novarum, deux ans après la chute hautement symbolique du Mur de Berlin, sera l’occasion d’une analyse approfondie des erreurs du marxisme.

Dans Centesimus annus[59], Jean-Paul II salue tout d’abord la lucidité surprenante de Léon XIII qui, en 1891, « prévoyait les conséquences négatives - sous tous les aspects: politique, social et économique - d’une organisation de la société telle que la proposait le « socialisme », qui en était alors au stade d’une philosophie sociale et d’un mouvement plus ou moins structuré ». Or, à ce moment-là, « le socialisme ne se présentait pas encore, comme cela se produisit ensuite, sous la forme d’un État fort et puissant, avec toutes les ressources à sa disposition ». Léon XIII a bien mesuré « le danger que représentait pour les masses la présentation séduisante d’une solution aussi simple que radicale de la « question ouvrière » d’alors ». Il a vu clairement « ce qu’il y a de mauvais dans une solution qui, sous l’apparence d’un renversement des situations des pauvres et des riches, portait en réalité préjudice à ceux-là mêmes qu’on se promettait d’aider ». Le remède proposé, « pire que le mal » était la suppression de la propriété privée, mesure injuste, disait Léon XIII, qui « dénature les fonctions de l’État et bouleverse de fond en comble l’édifice social »[60].

Partant de là, Jean-Paul II va montrer que « l’erreur fondamentale du « socialisme » est de caractère anthropologique », comme il l’a déjà évoqué brièvement dans ses encycliques précédentes.

En effet, le « socialisme » « considère l’individu comme un simple élément, une molécule de l’organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l’individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien ou le mal. L’homme est ainsi réduit à un ensemble de relations sociales, et c’est alors que disparaît le concept de personne comme sujet autonome de décision morale qui construit l’ordre social par cette décision. De cette conception erronée de la personne découlent la déformation du droit qui définit la sphère d’exercice de la liberté, ainsi que le refus de la propriété privée. En effet, l’homme dépossédé de ce qu’il pourrait dire « sien » et de la possibilité de gagner sa vie par ses initiatives en vient à dépendre de la machine sociale et de ceux qui la contrôlent ; cela lui rend beaucoup plus difficile la reconnaissance de sa propre dignité de personne et entrave la progression vers la constitution d’une authentique communauté humaine ».

Allant plus profond encore, Jean-Paul II pose la question de savoir « d’où naît cette conception erronée de la nature de la personne humaine et de la personnalité de la société » ?

Sa réponse rejoint la critique de Pie XI : la cause première de cette erreur est l’athéisme : « C’est par sa réponse à l’appel de Dieu contenu dans l’être des choses que l’homme prend conscience de sa dignité transcendante. Tout homme doit donner cette réponse, car en elle il atteint le sommet de son humanité, et aucun mécanisme social ou sujet collectif ne peut se substituer à lui. La négation de Dieu prive la personne de ses racines et, en conséquence, incite à réorganiser l’ordre social sans tenir compte de la dignité et de la responsabilité de la personne.

L’athéisme dont on parle est, du reste, étroitement lié au rationalisme de la philosophie des lumières, qui conçoit la réalité humaine et sociale d’une manière mécaniste. On nie ainsi l’intuition ultime d’une vraie grandeur de l’homme, sa transcendance par rapport au monde des choses, la contradiction qu’il ressent dans son coeur entre le désir d’une plénitude de bien et son impuissance à l’obtenir et, surtout, le besoin de salut qui en dérive »[61].

Cet athéisme fondamental explique le rôle prépondérant de la lutte des classes, la dictature et la fausse conception que le marxisme se fait de l’aliénation.

Tout d’abord, « ce qui est condamné dans la lutte des classes, c’est plutôt l’idée d’un conflit dans lequel n’interviennent pas de considérations de caractère éthique ou juridique, qui se refuse à respecter la dignité de la personne chez autrui (et, par voie de conséquence, en soi-même), qui exclut pour cela un accommodement raisonnable et recherche non pas le bien général de la société, mais plutôt un intérêt de parti qui se substitue au bien commun et veut détruire ce qui s’oppose à lui »[62].

d’autre part, en ignorant ou voulant ignorer que l’homme « porte en lui la blessure du péché originel », la politique prétend rendre l’homme bon et désintéressé. Mais, « là où l’intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé par un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l’initiative et de la créativité. Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence et le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière » qui croit bâtir le paradis en ce monde »[63]. Ce fut la tentation du marxisme-léninisme qui « considère que quelques hommes, en vertu d’une connaissance plus approfondie des lois du développement de la société, ou à cause de leur appartenance particulière de classe et de leur proximité des sources les plus vives de la conscience collective, sont exempts d’erreur et peuvent donc s’arroger l’exercice d’un pouvoir absolu »[64].

Enfin, les marxistes ont cru que l’aliénation dépendait « uniquement de la sphère des rapports de production et de propriété » c’est-à-dire qu’elle n’avait qu’un « fondement matérialiste » et donc qu’elle ne pouvait « être éliminée que dans une société de type collectiviste ». Or, nous y reviendrons, l’aliénation découle du refus « de se transcender et de vivre l’expérience du don de soi et de la formation d’une communauté humaine authentique orientée vers sa fin dernière qui est Dieu ». L’aliénation vient d’une  »inversion entre les moyens et les fins ». Quand l’homme « ne reconnaît pas la valeur et la grandeur de la personne en lui-même et dans l’autre, (il) se prive de la possibilité de jouir convenablement de son humanité et d’entrer dans les relations de solidarité et de communion avec les autres hommes pour lesquelles Dieu l’a créé »[65].

L’athéisme explique le totalitarisme qui « naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe (…) »⁠[66].

Mais l’athéisme explique aussi la chute du communisme. Certes, le système s’est enlisé dans l’inefficacité économique qui est « une conséquence de la violation des droits humains » et notamment des droits du travail, droits « à l’initiative, à la propriété et à la liberté dans le domaine économique ». Mais, par-dessus tout, l’athéisme organisé a créé un « vide spirituel (…) qui a laissé les jeunes générations démunies d’orientations et les a amenées bien souvent, dans la recherche irrésistible de leur identité et du sens de la vie, à redécouvrir les racines religieuses de la culture de leurs nations et la personne même du Christ, comme réponse existentiellement adaptée à la soif de vérité et de vie qui est au cœur de tout homme »[67].

Vu la « chute du marxisme », était-il encore nécessaire de le mettre à l’examen ?

Oui, estime Jean-Paul II, « parce que les anciennes formes de totalitarisme et d’autoritarisme ne sont pas encore complètement anéanties et qu’il existe même un risque qu’elles reprennent vigueur (…) »⁠[68]. Il y a encore, en effet, en Asie, quelques pays sous régime communiste et des tendances néo-marxistes subsistent dans les pays où le communisme s’est effondré. Par ailleurs, l’Église reste confrontée, dans le Tiers Monde et en Amérique latine, en particulier, à des théologies qui tentent d’intégrer une analyse marxiste des réalités ou qui s’appuient sur une lecture marxiste de la Parole de Dieu⁠[69].

Ce long parcours à travers les écrits officiels de l’Église n’était pas inutile non plus parce qu’il nous montre combien est injuste la critique d’Armando Valladares, ancien prisonnier politique cubain, catholique, ancien ambassadeur des USA auprès de la Commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève.

Armando Valladares dénonce⁠[70] « l’appui public donné à Castro en 1971 par le cardinal Silva Henriquez et les « chrétiens pour le socialisme » au Chili, alors que le dictateur cubain parcourait ce pays sous le régime du socialiste Salvador Allende ; les déclarations faites à Cuba, en 1974, par Mgr Agostino Casaroli, artisan de « l’ostpolitik » du Vatican, alors Secrétaire du Conseil des affaires publiques du Saint-Siège et ensuite Secrétaire d’État, déclarations selon lesquelles : « les catholiques qui vivent sur l’île sont heureux dans le système socialiste », et que « en général, le peuple cubain n’a pas la moindre difficulté avec le gouvernement socialiste », niant ainsi les évidences historiques ; les déclarations faites à Cuba en 1989 par le cardinal Roger Etchegaray - alors président de la Commission pontificale Justice et Paix et aujourd’hui président du Comité central du Jubilé de l’an 2000 - selon lesquelles « l’Église du silence » n’existait plus dans l’Ile-prison ; également en 1989, la lettre du cardinal Paulo Evaristo Arns, de Sao Paulo (Brésil) qui s’adressait à son « très cher Fidel » et dans laquelle il affirmait que les conquêtes de la révolution » ne représentaient rien moins que « les signes du Royaume de Dieu » ; enfin les déclarations, si souvent répétées au long des dernières décennies, du cardinal Ortega y Alamino, archevêque de La Havane, en faveur d’un dialogue et d’une collaboration avec le régime communiste ». L’auteur épingle aussi, sur un plan plus général « le refus du Concile Vatican II de condamner le communisme malgré la demande solennelle signée par 456 Pères conciliaires de 86 pays ».

Ce fait a troublé beaucoup de chrétiens. Mais, comme nous l’avons vu, les condamnations prononcées, l’Église a privilégié une action plus positive qui rendrait caducs les faux remèdes des idéologies ou qui ouvrirait, dans la patience et la miséricorde, les yeux des hommes sur leurs égarements .

Déjà Pie XII invitait les chrétiens « à ne pas se contenter d’un anti-communisme basé sur le slogan et sur la défense d’une liberté vide de contenu » mais plutôt à se consacrer « à édifier une société dans laquelle la sécurité de l’homme repose sur cet ordre moral (…) qui reflète la vraie nature humaine »[71].

C’est dans cet esprit que le Pape Jean XIII, dans son discours d’ouverture du Concile Vatican II⁠[72] invitait à exposer la vraie doctrine plutôt que de revenir sur les erreurs maintes fois dénoncées et de donner ainsi « une réponse constructive au communisme »[73].

A plusieurs reprises, Paul VI s’expliquera à ce sujet : « Le Saint-Siège, dira-t-il, s’abstient d’élever souvent et véhémentement de légitimes protestations et des plaintes, non parce qu’il ignore ou oublie la réalité des choses, mais dans un esprit de patience chrétienne, et pour ne pas provoquer des max plus graves »[74]

Et durant le Concile, il répétera : « Ce Concile devra être certes ferme et net en ce qui concerne la fidélité à la doctrine. Mais envers ceux qui, par suite d’aveugles préjugés antireligieux ou d’injustifiables partis-pris contre l’Église, lui infligent encore tant de souffrances, ce Concile, au lieu de porter des condamnations contre quiconque, n’aura que des sentiments de bonté et de paix »[75]

La Constitution Gaudium et spes est le fruit de cette pédagogie. Et l’on sait quel rôle déterminant a joué le futur Jean-Paul II dans la définition du style et de l’esprit de ce document. Le cardinal Wojtyla, en effet, fut très critique vis-à-vis du « schéma 13 » qui préparait la constitution sur « l’Église dans le monde de ce temps ». Le 21 octobre 1964, il déclara, au nom de tout l’épiscopat polonais : « Dans le schéma 13, nous devrions parler de telle sorte que le monde voie que, pour nous, il ne s’agit pas tant d’enseigner au monde d’une manière autoritaire que de chercher la juste et vraie solution des problèmes difficiles de la vie humaine et du monde lui-même. Ce n’est pas le fait que la vérité nous soit déjà connue qui est en question ; mais il s’agit plutôt de la manière selon laquelle le monde la trouvera par lui-même et la fera sienne »[76].

Notons que Gaudium et spes, sans trahir en rien les principes développés par l’enseignement social de l’Église depuis Léon XIII, s’abstint de citer non seulement le marxisme ou le communisme mais aussi le libéralisme.


1. Pour plus de détails, on peut lire Don MIANO, Église et marxisme, 1840-1980, SOS, 1982 et PORTELLI Hugues, Les socialismes dans le discours social catholique, Le Centurion, 1986. Don Miano fut, à la demande de Paul VI, Secrétaire-Fondateur du Secrétariat pour les Non-Croyants ; Hugues Portelli est professeur de science politique à l’Université de Paris X Nanterre.
2. Dans le Syllabus, Pie IX rassemble, dans la même condamnation (§IV) : « socialisme, communisme, sociétés secrètes, sociétés bibliques, sociétés clérico-libérales ». Léon XIII associe communistes, socialistes et nihilistes (Quod apostolici muneris, 28-12-1878) et accuse les Francs-Maçons de collusion avec les communistes (Humanum genus, 20-4-1884)
3. Don MIANO, op. cit., p. 28.
4. Qui Pluribus, 9-11-1846. Notons que pendant longtemps, l’évocation du « socialisme » se fera en termes plus que sévères : «  horrible et très funeste système » (PIE IX, Quibus quantisque, 20-4-1849) ; « doctrine perverse », « système criminel », « pernicieuse invention », « langage artificieux » (PIE IX, Nostis et nobiscum, 8-12-1849) ; « funeste erreur » (PIE IX, Quanta cura, 8-12-1864) ; « peste » (PIE IX, Syllabus, 8-12-1864) ; « fléau », « épidémie mortelle » (LEON XIII, Quod apostolici muneris, 28-12-1878) ; « monstre effroyable », « honte de la société » (LEON XIII, Diuturnum illud, 29-6-1881) ; « monstrueux système » (LEON XIII, Humanum genus, 20-4-1884) ; « asservissement tyrannique et odieux » (LEON XIII, Rerum novarum, 15-5-1891) ; « funestes machinations » (LEON XIII, Lettre, 10-7-1895) ; « folles illusions » (LEON XIII, Discours, 8-10-1898) ; « effrayants desseins » (LEON XIII, Pervenuti all’anno, 19-3-1902) ; « tyrannie envahissante » (PIE X, Fermo proposito, 11-6-1905) ; « ennemis funestes » (BENOÎT XV, Lettre, 11-3-1920) ; « massacre des innocents » (PIE XI, Divini illius Magistri, 31-12-1920) ; « programme diabolique », « guerre satanique », « rage abominable », « haine satanique » (PIE XI, Caritate Christi compulsi, 3-5-1932) ; « nouveau déluge » (PIE XI, Divini redemptoris, 19-3-1937).
5. Quanta cura, 8-12-1864.
6. Quod apostolici muneris, 28-12-1878.
7. Rerum novarum.
8. In Quadragesimo anno, 15-5-1931.
9. Divini Redemptoris, 19-3-1937.
10. Cf. Encyclique Dilectissima Nobis, 3-6-1933.
11. Cf. Lettre Nos es muy conocida, 28-3-1937.
12. DR, Marmy 137-140.
13. Il avait déjà mis en garde contre l’athéisme militant du communisme dans Caritate Christi compulsi (3-5-1932), dans son Discours à l’occasion de l’inauguration de l’exposition internationale de la presse catholique (12-5-1936) et dans son Allocution à des réfugiés espagnols (14-9-1936).
14. Rappelons que Pie XI avait condamné le fascisme et le nazisme respectivement dans les encycliques Non abbiamo bisogno (29-6-1931) et Mit brennender Sorge (14-3-1937).
15. Cf. Don MIANO, op. cit., p. 38 et PORTELLI, op. cit., pp. 45-46.
16. Radiomessage de Noël, 24-12-1942.
17. Discours aux travailleurs d’Italie, 13-6-1943.
18. Radiomessage au monde entier, 1-9-1944.
19. Radiomessage de Noël, 24-12-1944.
20. Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945.
21. Radiomessage de Noël, 24-12-1947. Entre 1937 et 1945, s’étaient formés, en Italie, des mouvements comme le « Mouvement catholiques communistes » ou encore le « Parti de la gauche chrétienne ». La plupart de leurs membres après la chute du fascisme, passèrent au Parti communiste (Cf. Don MIANO, op. cit., p. 47, note 11).
22. Décret du Saint-Office concernant le communisme, 1-7-1949.
23. La traduction simplifie car le texte officiel latin parle de partes communistarum ce qui désigne non seulement le parti mais aussi les organisations syndicales et culturelles qu’il dirige (cf. Don MIANO, op. cit., p. 42).
24. Radiomessage aux catholiques allemands à l’occasion du Katholikentag, 4-9-1949.
25. Monitum du Saint-Office à propos des associations éducatives, 28-7-1950 ; Exhortation Mentis Nostrae, 23-9-1950.
26. Radiomessage de Noël, 24-12-1954.
27. Radiomessage de Noël, 24-12-1955.
28. Radiomessage de Noël, 24-12-1956.
29. Encyclique Apostolorum Principis, 29-6-1958.
30. Notons que Pie XII a vu, malheureusement, se confirmer la menace communiste à travers le martyre de la Hongrie et les événements de Chine populaire.
31. Radiomessage, 29-10-1958. Jean XXIII y reviendra dans son encyclique Ad Petri cathedram, 29-6-1959.
32. Le Saint-Père précise très tôt sa pédagogie en déclarant : « La tendance de votre nouveau Pape à exposer la doctrine avec calme et simplicité, plutôt qu’à souligner des points précis de désaccord et des aspects négatifs de la pensée et de l’action, ne le dissuade pas et ne lui enlève pas le sens de ses redoutables responsabilités pastorales au point de ne pas considérer comme opportun de toucher l’un ou l’autre des traits caractéristiques de la doctrine catholique, qui ne sont pas pour plaire aux auditeurs » (15-2-1959, cité in Don MIANO, op. cit., pp. 51-52). De même, il avouera qu’il ne doute pas que « ne soient répandues aujourd’hui des opinions philosophiques et des comportements pratiques absolument inconciliables avec la foi chrétienne. Nous continuerons, ajoute Jean XXIII, avec sérénité, précision et fermeté, à affirmer qu’elles sont inconciliables. Mais Dieu a rendu guérissables les hommes et les nations. C’est pourquoi nous avons confiance que, écartant les postulats arides d’une pensée cristallisée et d’une action pénétrée de laïcisme et de matérialisme, on gardera comme un trésor cette saine doctrine et que l’on cherchera les remèdes opportuns » (encyclique Grata Recordatio, 26-9-1959).
33. On en retrouve un écho dans son Discours aux membres de l’Association chrétienne des travailleurs italiens (ACLI), le 1-5-1959.
34. 15-5-1961.
35. MM, 26-40.
36. MM, 214-218.
37. MM, 241. Jean XXIII continue : « Il est cependant clair que dès que la Hiérarchie ecclésiastique s’est prononcée sur un sujet, les catholiques sont tenus à se conformer à ses directives, puisque appartiennent à l’Église le droit et le devoir non seulement de défendre les principes d’ordre moral et religieux, mais aussi d’intervenir d’autorité dans l’ordre temporel, lorsqu’il s’agit de juger de l’application de ces principes à des cas concrets ». Ce passage prête à discussion étant donné ce que nous avons bien établi dans la première partie à propos de la responsabilité du laïcat. Nous y reviendrons encore dans la dernière partie consacrée à l’action.
38. Op. cit., pp. 55-56.
39. MM, 154. Dans la mise en œuvre des principes fondés sur la nature humaine, « les catholiques collaborent de multiples manières soit avec des chrétiens séparés de ce Siège apostolique, soit avec des hommes qui vivent en dehors de toute loi chrétienne, mais qui, guidés par les lumières de la raison, sont fidèles à la morale naturelle ».
40. « C’est justice de distinguer toujours l’erreur et ceux qui la commettent, même s’il s’agit d’hommes dont les idées fausses ou l’insuffisance des notions concernent la religion ou la morale. L’homme égaré dans l’erreur reste toujours un être humain et conserve sa dignité de personne à laquelle il faut toujours avoir égard. Jamais non plus l’être humain ne perd le pouvoir de se libérer de l’erreur et de s’ouvrir un chemin vers la vérité. Et pour l’y aider, le secours providentiel de Dieu ne lui manque jamais. Il est donc possible que tel homme, aujourd’hui privé des clartés de la foi ou fourvoyé dans l’erreur, se trouve demain, grâce à la lumière divine, capable d’adhérer à la vérité. Si, en vue de réalisations temporelles, les croyants entrent en relation avec des hommes que des conceptions erronées empêchent de croire ou d’avoir une foi complète, ces contacts peuvent être l’occasion ou le stimulant d’un mouvement qui mène ces hommes à la vérité » (MM, 156).
41. MM, 157-158. Jean XXIII ajoute: « Quant à juger si ce moment est arrivé ou non, et à déterminer les modalités et l’ampleur d’une coordination des efforts en matière économique, sociale, culturelle ou politique à des fins utiles au vrai bien de la communauté, ce sont là des problèmes dont la solution et l’ampleur relèvent de la prudence régulatrice de toutes les vertus qui ordonnent la vie individuelle et sociale. Quand il s’agit des catholiques, la décision à cet égard appartient avant tout aux hommes les plus influents du Corps social et les plus compétents dans le domaine dont il est question, pourvu que, fidèles aux principes du droit naturel, ils suivent la doctrine sociale de l’Église et obéissent aux directives des autorités ecclésiastiques ». Encore faut-il savoir à quelles directives, le Pape veut faire allusion (cf. la remarque faite plus haut sur MM 241).
42. GS, 20, § 2.
43. A la XIIIe Semaine d’Aggionamento pastoral, 6-9-1963. Dans le même esprit, Paul VI invitera les travailleurs à dissiper « cette funeste illusion qu’il puisse y avoir une sociologie vraiment humaine sans référence à l’Évangile du Christ » et à ne pas céder « aux suggestions insinuantes et tapageuses du marxisme athée et subversif » (Discours à l’Association chrétienne des travailleurs italiens, 21-12-1963).
44. Encyclique du 6-8-1964 (ES).
45. « Attitude qui exclut les réalités et les interventions « surnaturelles » ou n’en tient pas compte » (Lacoste).
46. ES, § 94. Un peu plus haut (§ 92 et 93), Paul VI décrivait l’attitude de ces athées qui « font profession ouverte d’impiété et s’en font les protagonistes comme d’un programme d’éducation humaine et de conduite politique, dans la persuasion ingénue mais fatale, de libérer l’homme d’idées fausses et dépassées touchant la vie et le monde, pour y substituer, disent-ils, une conception scientifique, conforme aux exigences du progrès moderne ». Et il ajoutait : « ce phénomène est le plus grave de notre époque ». Plus loin (§ 97), il décrira « les raisons de l’athéisme, imprégnées d’anxiété, colorées de passion et d’utopie, mais souvent aussi généreuses, inspirées d’un rêve de justice et de progrès, tendu vers des finalités d’ordre social divinisées : autant de succédanés de l’absolu et du nécessaire (…) ».
47. Discours à l’occasion du 75e anniversaire de Rerum novarum, 22-5-1966. Paul VI ajoute immédiatement : « Mais l’Église ne renonce pour autant à aucune de ses exigences de justice et de progrès en faveur de la classe ouvrière. Et Nous tenons à affirmer encore une fois qu’en rectifiant ces erreurs et ces déviations, elle n’exclut de son amour aucun homme et aucun travailleur, quels qu’ils soient ».
48. Cf. Note du Secrétariat pour les non croyants, juillet 1970, in Don MIANO, op. cit., pp. 70-71.
49. OA, 14-5-1971.
50. OA, 30.
51. OA, n° 4.
52. OA, 32-34.
53. OA, 36.
54. Audience générale, 10-11-1976. Le mot socialisme reste ambigu comme dans cet autre discours où Paul VI évoque la menace de « la séduction du socialisme entendu par certains comme un renouvellement social et une socialité rénovatrice, mais avec l’utilisation d’idées, de sentiments non chrétiens et parfois antichrétiens : lutte de classe systématique, haine et subversion, psychologie matérialiste (…) » (Au Sacré Collège des Cardinaux, 23 juin 1972).
55. LE, 14-9-1981 (90e anniversaire de Rerum Novarum).
56. LE, 11.
57. LE, 13.
58. LE, 14-15.
59. CA, 1-5-1991.
60. CA, 12.
61. CA, 13.
62. CA, 14. Jean-Paul II ajoute: « Il s’agit, en un mot, de la reprise - dans le domaine du conflit interne entre groupes sociaux - de la doctrine de la « guerre totale » que le militarisme et l’impérialisme de l’époque faisaient prévaloir dans le domaine des rapports internationaux. Cette doctrine substituait à la recherche du juste équilibre entre les intérêts des diverses nations, celle de la prédominance absolue de son propre parti moyennant la destruction de la capacité de résistance du parti adverse, effectuée par tous les moyens, y compris le mensonge, la terreur à l’encontre des populations civiles et les armes d’extermination (…). La lutte des classes au sens marxiste et le militarisme ont donc la même racine: l’athéisme, et le mépris de la personne humaine, qui fait prévaloir le principe de la force sur celui de la raison et du droit ». Jean-Paul II fait, sans doute, allusion ici à l’influence qu’a exercée l’œuvre de Carl von Clausewitz (1780-1831) sur Lénine qui le considérait comme « l’un des écrivains militaires les plus profonds, l’un des plus grands, l’un des plus remarquables philosophes et historiens de la guerre, un écrivain dont les idées fondamentales sont devenues aujourd’hui le bien incontestable de tout penseur ». Lénine avait été séduit par l’idée centrale de Clausewitz : la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, c’est-à-dire violents (cf. CLAUSEWITZ Carl von, De la guerre, ouvrage posthume, 10/18, 1965, pp. 9 et 18).
63. CA, 25.
64. CA, 44.
65. CA, 40.
66. CA, 44.
67. CA, 24.
68. CA, 29.
69. En 1965 déjà, Paul VI avait mis alerté les évêques d’Amérique latine et dénoncé des « forces » destructrices de l’unité religieuse et morale déjà fragile du continent. « Parmi ces forces, déclarait-il, celle qui prévaut dans le secteur économico-social, la plus nuisible et porteuse de revendication, est le marxisme athée ; par son « messianisme » social, il fait du progrès humain un mythe et fonde toute espérance sur les biens économiques et temporels ; il professe un athéisme doctrinal et pratique ; il soutient et prépare la révolution violente comme le seul moyen de résoudre les problèmes ; il indique et prône l’exemple des pays où il a affermi ses idéologies et ses systèmes » (Exhortation à l’Episcopat d’Amérique latine_, in Don MIANO, op. cit., p. 67).
   Plus tard, et prudemment, le Pape invita de nouveau au discernement et interpella la théologie de la libération en demandant : « Libération de quoi ? De tous ses maux, en ayant toujours présent à l’esprit le plus grave et le plus fatal : le péché, avec toute la discipline religieuse et morale qui se rattache à cette libération. Et puis la libération de nombreux maux, souffrances et besoins immenses qui affligent une grande partie de l’humanité pour tant de causes, spécialement la pauvreté, la misère et les déplorables conditions sociales. Nous sommes d’accord. Mais parfois, cette théologie devient discutable, dans ses analyses des causes et dans les accusations catégoriques qu’elle porte à leur sujet, ou dans les remèdes qu’elle propose d’une façon impulsive et qui pourraient s’avérer inadéquats, voire même nocifs. Et pour nous cette théologie frise des méthodes et des domaines étrangers à notre compétence. C’est un thème grave et délicat » (Audience générale, 16-8-1972).
   En 1975, dans l’exhortation Evangelii nuntiandi, Paul VI mettra en garde contre l’utilisation ambigüe du mot « libération » par les idéologies :  »(…) beaucoup de chrétiens généreux, sensibles aux questions dramatiques que recouvre le problème de la libération, en voulant engager l’Église dans l’effort de libération, ont fréquemment la tentation de réduire sa mission aux dimensions d’un projet temporel ; ses buts à une visée anthropocentrique ; le salut dont elle est messagère et sacrement, à un bien-être matériel ; son activité, oubliant toute préoccupation spirituelle et religieuse, à des initiatives d’ordre politique ou social. Mais s’il en était ainsi, l’Église perdrait sa signification foncière. Son message de libération n’aurait plus aucune originalité et finirait par être facilement accaparé et manipulé par des systèmes idéologiques et des partis politiques. Elle n’aurait plus d’autorité pour annoncer, comme de la part de Dieu, la libération » (n° 32).
   Vu la complexité du phénomène précisément et son extension, Rome publia deux instructions claires et précises : l’Instruction sur quelques aspects de la « théologie de la libération » (1984) montrait les subversions de sens que l’analyse marxiste introduisait dans le discours chrétien ; puis, en 1986, l’Instruction sur la liberté chrétienne et la libération rappelait clairement et simplement la juste compréhension de ces concepts et présentait la doctrine sociale de l’Église comme mise en œuvre du commandement de l’amour.
70. In Diario Las Américas, 22 de marzo 2000 (www.cubdest.org).
71. Message de Noël 1955.
72. 11-10-1962.
73. Cf. HÄRING Bernard, Vatican II pour tous, Apostolat des éditions, 1966, pp. 275-301 et Don MIANO, op. cit., p. 56.
74. Discours dans les Catacombes de Domitille, 12-9-1965.
75. Discours d’ouverture de la IVe Session conciliaire, 14-9-1965.
76. Cf. BUTTIGLIONE Rocco, La pensée de Karol Wojtyla, Fayard, 1984, pp. 272-273. Le futur Jean-Paul II continue : « N’importe quel professeur expert en son métier sait que l’on peut enseigner aussi avec la méthode dite « heuristique », en permettant au disciple de trouver la vérité comme de lui-même. Mais cette méthode d’enseignement ne convient guère à notre schéma. Une telle méthode, comme je viens de le dire, exclut en tout cas des choses qui manifesteraient une mentalité « ecclésiastique ». »

⁢b. A propos du libéralisme

[1]

Au XIXe siècle, ce n’est pas Rome qui, la première, attirera l’attention des chrétiens sur un certain nombre de problèmes engendrés par le libéralisme triomphant. Ce sont des laïcs, des clercs, des évêques qui, au contact des réalités, vont réagir. Roger Aubert a brossé l’histoire de ces chrétiens qui, à partir des années 1820, vont « s’émouvoir de la misère du prolétariat industriel et chercher à y porter remède »[2]. Progressivement, des travaux importants seront publiés, par d’éminents esprits, le Père Matteo Liberatore⁠[3], Giuseppe Tonolio⁠[4], Mgr Domenico Jacobini⁠[5], en Italie, Albert de Mun⁠[6] et René de La Tour du Pin⁠[7], en France, Charles Périn⁠[8], en Belgique, Mgr Ketteler⁠[9], Karl von Vogelsang⁠[10], le Père Heinrich Denifle⁠[11], Gustav von Blome⁠[12], en Allemagne, Franz von Kuefstein⁠[13] en Autriche, Mgr Mermillod⁠[14], en Suisse, etc., vont réfléchir prioritairement à une modification de l’organisation économique et sociale qui prévalait alors dans la plupart des pays européens, alors que d’autres catholiques qu’on appelait « libéraux » et qui développaient aussi des idées sur la société, comptaient surtout sur la charité privée pour répondre aux misères du temps⁠[15]. Ce sont les recherches des premiers qui vont préparer et nourrir les réflexions de Léon XIII sur le libéralisme économique.

En effet, jusque là, l’Église s’est attaquée surtout au libéralisme philosophique⁠[16] et, dans une moindre mesure, au libéralisme politique⁠[17].

Dans Rerum novarum (1891), Léon XIII va condamner le principe de non-intervention de l’État et l’individualisme anti-associationniste.

Il défendra donc le droit d’intervention de l’État⁠[18], non pas simplement pour remédier aux insuffisances de la société économique mais pour veiller, en tant que gardien du bien commun, au progrès de l’industrie, du commerce, de l’agriculture. L’intervention de l’État « se fera dans toute la rigueur de son droit et sans avoir à redouter le reproche d’ingérence ; car, en vertu même de son office, l’État doit servir l’intérêt commun »[19].

De plus, Léon XIII, sans employer le mot, suggère l’idée d’une solidarité entre tous les membres de la communauté politique, solidarité, précise Jean-Yves Calvez, « qui recouvre à l’évidence les relations économiques »[20] : « la raison d’être de toute société, explique le Pape, est une et commune à tous ses membres grands et petits. Les pauvres, au même titre que les riches, sont, de par le droit naturel, des citoyens, c’est-à-dire du nombre des parties vivantes dont se compose, par l’intermédiaire des familles, le corps entier de la nation. A parler exactement, en toutes les cités, ils sont le plus grand nombre. Comme il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et de négliger l’autre, il est donc évident que l’autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y manque, elle viole la stricte justice qui veut qu’on rende à chacun ce qui lui est dû. »[21] Dès lors, le devoir le plus grave des gouvernants « consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive »[22]. Même si l’on considère que le bien moral est le premier de tous les biens, chacun sait aussi que « dans une société bien constituée, il doit se trouver encore une certaine abondance de biens extérieurs « dont l’usage est requis à l’exercice de la vertu »[23]. Or, tous ces biens, c’et le travail de l’ouvrier, travail des champs ou de l’usine, qui en est surtout la source féconde et nécessaire. Bien plus, dans cet ordre de choses, le travail a une telle fécondité et une telle efficacité, que l’on peut affirmer sans crainte de se tromper que, seul, il donne aux nations la prospérité. L’équité demande donc que l’État se préoccupe des travailleurs. Il doit faire en sorte qu’ils reçoivent une part convenable des biens qu’ils procurent à la société, comme l’habitation et le vêtement, et qu’ils puissent vivre au prix de moins de peines et de privations. Ainsi, l’État doit favoriser tout ce qui, de près ou de loin, paraît de nature à améliorer leur sort. Cette sollicitude, bien loin de préjudicier à personne, tournera au contraire au profit de tous, car il importe souverainement à la nation que des hommes qui sont pour elle le principe de biens aussi indispensables ne se trouvent point de tous côtés aux prises avec la misère »[24]. Comme nous le verrons dans sa critique du socialisme, l’intention du Souverain pontife n’est pas de prôner l’absorption de l’individu et de la famille par l’État mais de rappeler aux gouvernants qu’il leur appartient de prendre soin « de la communauté de ses parties »[25] et donc, si « les intérêts généraux, ou l’intérêt d’une classe en particulier, se trouvent lésés ou simplement menacés, et s’il est impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement, il faut de toute nécessité recourir à l’autorité publique »[26]. Qui plus est, l’État « doit se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents. La classe riche se fait comme un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La classe indigente, au contraire, sans richesses pour la mettre à couvert des injustices, compte surtout sur la protection de l’État. L’État doit donc entourer de soin et d’une sollicitude toute particulière les travailleurs qui appartiennent à la classe pauvre en général »[27].

Très concrètement, Léon XIII énumère ensuite un certain nombre de domaines où l’autorité publique doit ou peut intervenir car « il est plus efficace et plus salutaire que l’autorité des lois prévienne le mal et l’empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes[28] qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons »[29]. Et de citer parmi les « intérêts nombreux qui réclament la protection de l’État » : la nécessité du repos proportionné à la nature du travail et à la santé de l’ouvrier, selon les circonstances ; la nécessité d’adapter le travail à la nature et à la mission de la femme, de veiller « strictement » à ce que l’enfant n’entre à l’usine « qu’après que l’âge aura suffisamment développé en lui les forces physiques, intellectuelles et morales ». A propos des conventions par lesquelles patrons et ouvriers fixent le salaire, il ne faut pas oublier qu’ »au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête ». L’ouvrier doit percevoir « un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille » et pouvoir « par de prudentes épargnes, (…) se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine ». Enfin, en ce qui concerne la journée de travail et les soins de santé, « vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux », il serait préférable « d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats (…) ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d’en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l’appui de l’État »[30]

Dans son commentaire, J.-Y. Calvez souligne le fait que le pape « suppose bien entendu l’inestimable valeur de liberté dans ce domaine ; cependant, c’est non moins clair pour lui, ajoute-t-il, elle ne peut pas être illimitée, l’économique est en effet encadré dans des solidarités supérieures (on peut dire aussi : des libertés supérieures - suggérant que le libéralisme économique ne peut être pensé qu’au sein d’un libéralisme politique, qui limite nécessairement les libertés économiques) ».⁠[31]

Par ailleurs, Léon XIII, on l’a entendu au passage, se prononce pour l’association. Il rappelle les bienfaits apportés par les anciennes corporations mais précise aussitôt qu’ »aujourd’hui, les générations sont plus cultivées, les mœurs plus policées, les exigences de la vie quotidienne plus nombreuses. Il n’est donc pas douteux, conclut le Saint Père, qu’il faille adapter les corporations à ces conditions nouvelles. Aussi, écrit-il, Nous voyons avec plaisir se former partout des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons. Il est à désirer qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action »[32].

Un fois encore, le Pape se réfère à un principe général : « Les sociétés privées, explique-t-il, n’ont d’existence qu’au sein de la société civile[33], dont elles sont comme autant de parties. Il ne s’ensuit pas, cependant, à ne parler qu’en général et à ne considérer que leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme »[34]. « Il faut éviter, rappelle-t-il, d’empiéter sur les droits des citoyens » et le droit d’association est fondamental dans la résolution de la question sociale⁠[35].

En affirmant cela, souligne J.-Y. Calvez, « Léon XIII rompait (…) avec un second aspect du libéralisme de son époque, caractéristiquement individualiste autant qu’il était hostile à l’intervention de l’État. Tout ceci ne faisait évidemment pas de ce pape un antilibéral ou un collectiviste. Mais ses positions ont induit une pensée constamment réservée à l’endroit des thèses radicales du libéralisme économique…​ »[36].

En somme, Léon XIII prête surtout attention au problème social engendré par les excès libéraux alors qu’en 1931, Pie XI , dans l’encyclique Quadragesimo anno, va, lui, s’intéresser davantage à l’économique, et centrer sa réflexion sur la concurrence.

Cette différence d’accent s’explique par les changements intervenus depuis 1891. Aussi n’est-il pas inutile de commencer par rappeler le diagnostic porté par Pie XI sur la société de son temps.

« Ce qui, à notre époque, frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique, discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui, d’ordinaire, ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré.

Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer.

Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les scrupules de conscience.

A son tour, cette accumulation de forces et de ressources amène à lutter pour s’emparer de la puissance, et ceci de trois façons : on combat d’abord la maîtrise économique ; on se dispute ensuite le pouvoir politique, dont on exploitera les ressources et la puissance dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain international, soit que les divers États mettent leurs forces et leur puissance politique au service des intérêts économiques de leurs ressortissants, soit qu’ils se prévalent de leurs forces et de leur puissance économiques pour trancher leurs différends politiques »[37].

Cette description met en évidence des maux que nous connaissons encore et qui montrent que le libéralisme finir par nuire à la liberté: dictature du capitalisme financier, dictature du plus fort et du moins scrupuleux, corruption du pouvoir politique. Tout cela est le fruit de l’individualisme dénoncé par l’Église, depuis le XVIIIe siècle, bien consciente qu’une volonté sans limites n’est plus que volonté de puissance, qu’une liberté sans balises et sans boussole est vouée à sa propre perte. On le vérifie aussi dans l’ordre économique : « la libre concurrence, précise le Saint Père, s’est détruite elle-même ; à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle. A tout cela viennent s’ajouter les graves dommages qui résultent d’une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux d’ordre économique ; telle, pour n’en citer qu’un d’une extrême importance, la déchéance du pouvoir : lui qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt du bien commun et de la justice, il est tombé au rang d’esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les ambitions de l’intérêt. Dans l’ordre des relations internationales, de la même source sortent deux courants divers : c’est, d’une part, le nationalisme ou même l’impérialisme économique, de l’autre, non moins funeste et détestable, l’internationalisme ou impérialisme international de l’argent, pour lequel là où est l’avantage, là est la patrie »[38].

Face à ces désordres graves, Pie XI propose trois remèdes : une « organisation de coopération professionnelle et interprofessionnelle »[39] ; l’établissement dans toute la vie économique et sociale de règles de justice sociale car les rapports entre le capital et le travail « doivent être réglés selon les lois d’une très exacte justice commutative avec l’aide de la charité chrétienne » ; enfin, bien sûr, la restauration de l’ordre politique car « il faut que la libre concurrence, contenue dans de raisonnables et justes limites, et plus encore la puissance économique, soient effectivement soumises à l’autorité publique »[40].

Tout d’abord, il faut lutter contre l’« état violent, partant instable et chancelant » dans lequel la société est plongée : « A ce grave désordre qui mène la société à la ruine, (…) il est urgent de porter un prompt remède. Mais on ne saurait arriver à une guérison parfaite que si à ces classes opposées on substitue des organes bien constitués, des « ordres » ou des « professions » qui groupent les hommes non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils se rattachent. De même, en effet, que ceux que rapprochent des relations de voisinage en viennent à constituer des cités, ainsi la nature incline les membres d’un même métier ou d’une même profession, quelle qu’elle soit, à créer des groupements corporatifs, si bien que beaucoup considèrent de tels groupements comme des organes sinon essentiels, du moins naturels dans la société.

(…) Le corps social ne sera vraiment ordonné que si une véritable unité relie solidement entre eux tous les membres qui le constituent. Or ce principe d’union se trouve - et pour chaque profession, dans la production des biens ou la prestation des services que vise l’activité combinée des patrons et des ouvriers qui la constituent - et pour l’ensemble des professions, dans le bien commun auquel elles doivent toutes, et chacune pour sa part, tendre par la coordination de leurs efforts. Cette union sera d’autant plus forte et plus efficace que les individus et les professions elles-mêmes s’appliqueront plus fidèlement à exercer leur spécialité et à y exceller »[41].

On sait que ce projet d’organisation a été mal compris et généralement très critiqué. Nous y reviendrons car il est rare, voire exceptionnel, qu’un Souverain Pontife fasse des propositions aussi concrètes sur le plan temporel. Mais notons le souci très caractéristique de l’unité, de l’harmonie sociale, l’importance, en dehors de l’action propre de l’État, de structures de solidarité qui compenseraient, amortiraient, corrigeraient les mauvais effets des dérégulations engendrées par la concurrence.

Plus classiquement, Pie XI, dans le contexte nouveau, va en appeler, comme son prédécesseur, au politique et à ce que Léon XIII appelait « la loi de justice naturelle » : « De même qu’on ne saurait fonder l’unité du corps social sur l’opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. C’est en effet de cette illusion, comme d’une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l’intervention de n’importe quelle intelligence créée. Sans doute, contenue dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les faits l’ont surabondamment prouvé, depuis qu’on a mis en pratique les postulats d’un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d’autant moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin, pour se rendre utile aux hommes, d’un frein énergique et d’une sage direction, qu’elle ne trouve pas en elle-même. C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit donc pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement ; tâche dont ils s’acquitteront plus facilement s’ils veulent bien se libérer des attributions qui, Nous l’avons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre »[42].

A la recherche d’un « principe directeur » de la vie économique, il faudra, les textes nous y invitent définir cette « justice » à laquelle ils se réfèrent constamment sans la redéfinir précisément.

Pie XII va, à travers de nombreux messages destinés, la plupart du temps, à des catégories bien précises de travailleurs, reprendre, en gros les idées de ses prédécesseurs. Mais son souci sera moins de critiquer les idéologies⁠[43] que de rappeler sans cesse les principes nécessaires à une bonne organisation économique et sociale.

Comme ses prédécesseurs mais plus nettement qu’eux, Pie XII fait bien la distinction entre libéralisme et capitalisme ; il ne condamne pas celui-ci mais ses abus. A propos du travail agricole, il écrit : « Tout bon esprit doit reconnaître que le régime économique du capitalisme industriel a contribué à rendre possible, voire à stimuler, le progrès du rendement agricole ; qu’il a permis, en maintes régions du monde, d’élever à un niveau supérieur la vie physique et spirituelle de la population des campagnes. Ce n’est donc pas au régime lui-même qu’il faut s’en prendre, mais au danger qu’il ferait courir si son influence venait à altérer le caractère spécifique de la vie rurale, en l’assimilant à la vie des centres urbains et industriels, en faisant de la « campagne » telle qu’on l’entend ici, une simple extension ou annexe de la « ville ».⁠[44] »

Pie XII défendra aussi avec force et non sans amertume, l’organisation professionnelle de Pie XI : « Rien ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production. Ce point de l’Encyclique[45] fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes[46], les autres un retour au moyen- âge[47]. Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques. Mais à présent, cette partie de l’Encyclique semble presque nous fournir malheureusement un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper, faute de les saisir à temps »[48].

Si Pie XII n’apporte rien de neuf à la critique du libéralisme, nous verrons plus loin, qu’il affermit, de manière décisive, les fondements de ce qu’il appelait volontiers « l’économie sociale ».

Dans l’après-guerre, incontestablement, la vie économique et sociale s’est améliorée et bien des maux dénoncés jadis ont été corrigés ou éliminés⁠[49]. Toutefois, la pensée sociale chrétienne va se trouver confrontée à un nouveau problème, celui du déséquilibre non plus entre des classes (patrons-ouvriers) mais entre différents secteurs de l’activité économique et entre les régions d’un pays, voire du monde. La pensée de l’Église reste donc attachée non seulement à l’unité sociale mais aussi à l’unité de tout le genre humain. La pauvreté n’est tolérable nulle part, ni à l’intérieur d’un État ni dans quelque partie du monde que ce soit.

Pour Jean XXIII, « l’augmentation de l’efficacité des régimes économiques dans un nombre croissant de pays met mieux en relief le déséquilibre économique et social entre le secteur agricole d’une part et le secteur de l’industrie et des services d’autre part, entre les régions d’économie développée et les régions d’économie moins développée à l’intérieur de chaque pays ; et, sur le plan mondial, le déséquilibre économique et social encore plus flagrant entre les pays économiquement développés et les pays en voie de développement économique »[50].

Et parmi tous ces déséquilibres, « le problème le plus important de notre époque est peut-être celui des relations entre communautés politiques économiquement développées et pays en voie de développement économique. Les premières jouissent d’un niveau de vie élevé, les autres souffrent de privations souvent graves. La solidarité qui unit tous les hommes en une seule famille impose aux nations qui surabondent en moyens de subsistance, le devoir de n’être pas indifférentes à l’égard des pays dont les membres se débattent dans les difficultés de l’indigence, de la misère, de la faim, ne jouissent même pas des droits élémentaires reconnus à la personne humaine. d’autant plus, vu l’interdépendance de plus en plus étroite entre peuples, qu’une paix durable et féconde n’est pas possible entre eux, si sévit un trop grand écart entre leurs conditions économiques et sociales »[51].

Dans le fond, la question sociale étudiée par Léon XIII est transposée à l’échelle du monde par l’effet de « l’échange commercial libéral international »[52]. Jean XIII a le mérite d’attirer l’attention, le premier peut-être, sur ce nouveau désordre préjudiciable à la paix entre les nations de la même manière que les dérégulations internes créaient un « état violent » à l’intérieur de chaque nation⁠[53].

Au niveau des remèdes, le Pape réclame des « secours d’urgence » et l’organisation d’une « coopération scientifique, technique et financière »[54].

Quelques années plus tard, en 1967, Paul VI, dans Populorum progressio[55], va plus loin et fait remarquer que « les efforts, même considérables, qui sont faits pour aider au plan financier et technique les pays en voie de développement seraient illusoires, si leurs résultats étaient partiellement annulés par le jeu des relations commerciales entre pays riches et pays pauvres. La confiance de ces derniers serait ébranlée s’ils avaient l’impression qu’une main leur enlève ce que l’autre leur apporte ». Comment les relations commerciales peuvent-elles nuire aux pays pauvres ? Paul VI nous l’explique très concrètement dans une description devenue célèbre: « Les nations hautement industrialisées exportent en effet surtout des produits fabriqués, tandis que les économies peu développées n’ont à vendre que des produits agricoles et des matières premières. Grâce au progrès technique, les premiers augmentent rapidement de valeur et trouvent un marché suffisant. Au contraire, les produits primaires en provenance des pays sous-développés subissent d’amples et brusques variations de prix, bien loin de cette plus-value progressive. Il en résulte pour les nations peu industrialisées de grandes difficultés, quand elles doivent compter sur leurs exportations pour équilibrer leur économie et réaliser leur plan de développement. Les peuples pauvres restent toujours pauvres, et les riches deviennent toujours plus riches ». A la lumière de cette situation, il est clair « que la règle de libre-échange ne peut plus - à elle seule - régir les relations internationales. Ses avantages sont certes évidents quand les partenaires ne se trouvent pas en conditions trop inégales de puissance économique : elle est un stimulant au progrès et récompense l’effort. C’est pourquoi les pays industriellement développés y voient une loi de justice. Il n’en est plus de même quand les conditions deviennent trop inégales de pays à pays : les prix qui se forment « librement » sur le marché peuvent entraîner des résultats iniques. Il faut le reconnaître: c’est le principe fondamental du libéralisme comme règle des échanges commerciaux qui est ici mis en question ». Et, devant les distorsions croissantes que le libéralisme entraîne, Paul VI rappelle le principe qui guidait Léon XIII confronté à la « question ouvrière » : « le consentement des parties, si elles sont en situation trop inégale, ne suffit pas à garantir la justice du contrat, et la règle du libre consentement demeure subordonnée aux exigences du droit naturel. Ce qui était vrai du juste salaire individuel, l’est aussi des contrats internationaux : une économie d’échange ne peut plus reposer sur la seule loi de libre concurrence, qui engendre trop souvent elle aussi une dictature économique. La liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale.

Au reste, les pays développés l’ont eux-mêmes compris, qui s’efforcent de rétablir par des mesures appropriées, à l’intérieur de leur propre économie, un équilibre que la concurrence laissée à elle-même tend à compromettre. C’est ainsi qu’ils soutiennent souvent leur agriculture aux prix de sacrifices imposés aux secteurs économiques plus favorisés. C’est ainsi encore que, pour soutenir les relations commerciales qui se développent entre eux, particulièrement à l’intérieur d’un marché commun, leur politique financière, fiscale et sociale s’efforce de redonner à des industries concurrentes inégalement prospères des chances comparables ».

Très concrètement, que faire pour pallier les déséquilibres internationaux ? « Sans abolir le marché de concurrence, il faut le maintenir dans des limites qui le rendent juste et moral, et donc humain. Dans le commerce entre économies développées et sous-développées, les situations sont trop disparates et les libertés réelles trop inégales. La justice sociale exige que le commerce international, pour être humain et moral, rétablisse entre partenaires au moins une certaine égalité de chances. Cette dernière est un but à long terme. Mais, pour y parvenir, il faut dès maintenant créer une réelle égalité dans les discussions et négociations. Ici encore des conventions internationales à rayon suffisamment vaste seraient utiles: elles poseraient des normes générales en vue de régulariser certains prix, de garantir certaines productions, de soutenir certaines industries naissantes »[56].

Une fois encore, on l’a entendu, l’intention de l’Église n’est pas de condamner aveuglément le principe du marché mais de refuser, au nom de la solidarité⁠[57] et du respect de tous, que le dynamisme économique fasse fi de toute règle au nom de la seule efficacité matérielle. De même, à propos de l’industrialisation du XIXe siècle, Paul VI rappelle qu’elle fut un bien mais qu’ »un système s’est malheureusement édifié sur ces conditions nouvelles de la société, qui considérait le profit comme motif essentiel du progrès économique, la concurrence comme loi suprême de l’économie, la propriété privée des biens de production comme un droit absolu, sans limites ni obligations sociales correspondantes. Ce libéralisme sans frein conduisait à la dictature à bon droit dénoncée par Pie XI comme génératrice de « l’impérialisme international de l’argent ». On ne saurait trop réprouver de tels abus, en rappelant encore une fois solennellement que l’économie est au service de l’homme. Mais s’il est vrai qu’un certain capitalisme a été la source de trop de souffrances, d’injustices et de luttes fratricides aux effets encore durables, c’est à tort qu’on attribuerait à l’industrialisation elle-même des maux qui sont dus au néfaste système qui l’accompagnait. Il faut au contraire en toute justice reconnaître l’apport irremplaçable du travail et du progrès industriel à l’œuvre du développement »[58]

Paul VI dénonce donc un « libéralisme sans frein » et « un certain capitalisme ». Les nuances sont importantes. Nous les retrouverons développées et justifiées, quelques années plus tard, dans Octogesima adveniens[59].

Paul VI revient sur les dangers d’une concurrence effrénée mais en mettant cette fois en exergue trois maux qui n’avaient pas été relevés précédemment : l’aliénation de l’homme, le gaspillage et la destruction de la nature : « Une compétition sans mesure, utilisant les moyens modernes de la publicité, lance sans cesse de nouveaux produits et essaie de séduire le consommateur, tandis que les anciennes installations industrielles, encore en état de marche, deviennent inutiles. Alors que de très larges couches de population ne peuvent encore satisfaire leurs besoins primaires, on s’ingénie à créer des besoins de superflu. On peut alors se demander, à bon droit, si malgré toutes ses conquêtes, l’homme ne retourne pas contre lui-même les fruits de son activité. Après avoir assuré une emprise nécessaire sur la nature, ne devient-il pas maintenant esclave des objets qu’il fabrique ?[60] » Cette activité de l’homme a une autre conséquence « aussi dramatique qu’inattendue (…) : par une exploitation inconsidérée de la nature, il risque de la détruire et d’être à son tour victime de cette dégradation. Non seulement l’environnement matériel devient une menace permanente : pollutions et déchets, nouvelles maladies, pouvoir destructeur absolu ; mais c’est le cadre humain que l’homme ne maîtrise plus, créant ainsi pour demain un environnement qui pourra lui être intolérable »[61].

Le Pape rejette donc « l’idéologie libérale, qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l’intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles et non pas comme un but et un critère majeur de la valeur de l’organisation sociale »[62].

Ceci dit, le Saint Père est bien conscient que certaines valeurs véhiculées par le libéralisme peuvent séduire le chrétien invité à la prudence:

« On assiste, écrit-il, à un renouveau de l’idéologie libérale. Ce courant s’affirme, soit au nom de l’efficacité économique, soit pour défendre l’individu contre les emprises de plus en plus envahissantes des organisations, soit contre les tendances totalitaires des pouvoirs politiques. Et certes l’initiative personnelle est à maintenir et à développer. Mais les chrétiens qui s’engagent dans cette voie n’ont-ils pas tendance à idéaliser, à leur tour, le libéralisme qui devient alors une proclamation en faveur de la liberté ? Ils voudraient un modèle nouveau, plus adapté aux conditions actuelles, en oubliant facilement que, dans sa racine même, le libéralisme philosophique est une affirmation erronée de l’autonomie de l’individu, dans son activité, ses motivations, l’exercice de sa liberté. C’est dire que l’idéologie libérale requiert, également, de leur part, un discernement attentif »[63].

Jean-Paul II va aussi souligner ce que d’aucuns appelleraient « les aspects positifs du libéralisme » mais qu’il conviendrait mieux de considérer comme des valeurs humaines que l’Église défend et promeut, depuis toujours, en fonction même du message chrétien.

Ainsi en est-il de l’esprit d’initiative économique nécessaire au développement des peuples : « Le développement requiert surtout un esprit d’initiative de la part des pays qui en ont besoin eux-mêmes. Chacun doit agir en fonction de ses propres responsabilités, sans tout attendre des pays plus favorisés, et en travaillant en collaboration avec les autres qui sont dans la même situation. Chacun doit explorer et utiliser le plus possible l’espace de sa propre liberté. Chacun devra aussi se rendre capable d’initiatives répondant à ses propres problèmes de société »[64]. Et dans Centesimus annus, il réaffirmera les droits « à l’initiative, à la propriété et à la liberté dans le domaine économique »[65]. Droits qui sont souvent brimés, comme nous l’avons vu, sous le régime communiste : « Il faut remarquer que, dans le monde d’aujourd’hui, parmi d’autres droits, le droit à l’initiative économique est souvent étouffé. Il s’agit pourtant d’un droit important, non seulement pour les individus mais aussi pour le bien commun. L’expérience nous montre que la négation de ce droit ou sa limitation au nom d’une prétendue « égalité » de tous dans la société réduit, quand elle ne le détruit pas en fait, l’esprit d’initiative, c’est-à-dire la personnalité créative du citoyen. Ce qu’il en ressort, ce n’est pas une véritable égalité mais un « nivellement par le bas ». A la place de l’initiative créatrice prévalent la passivité, la dépendance et la soumission à l’appareil bureaucratique, lequel, comme unique instance d’ »organisation » et de « décision » - sinon même de « possession » - de la totalité des biens et des moyens de production, met tout le monde dans une position de sujétion quasi absolue, semblable à la dépendance traditionnelle de l’ouvrier-prolétaire par rapport au capitalisme. Cela engendre un sentiment de frustration ou de désespoir, et cela prédispose à se désintéresser de la vie nationale, poussant beaucoup de personnes à l’émigration, et favorisant aussi une sorte d’émigration « psychologique » »[66]

Sur un plan technique, par réalisme et souci de liberté, Jean-Paul II affirmera aussi l’intérêt du marché : « Il semble que, à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins »[67]. « Les mécanismes du marché présentent des avantages solides : entre autres, ils aident à mieux utiliser les ressources ; ils favorisent les échanges de produits ; et, surtout, ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne »[68]. Et même pour les pays les plus pauvres, l’introduction dans le marché mondial est importante : « L’expérience de ces dernières années a montré que les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l’activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression, et que le développement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer ».⁠[69]

Quant au profit, « l’Église reconnaît (son) rôle pertinent (…) comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise »[70].

Tout ce qui précède justifie la critique que Jean-Paul II fera de l’ »État-providence » :  »(…) au cours de ces dernières années en particulier, des excès ou des abus assez nombreux ont provoqué des critiques sévères de l’État du bien-être, que l’on appelé l’ »État de l’assistance ». Les dysfonctionnements et les défauts des mesures d’aide publique proviennent d’une conception inappropriée des devoirs spécifiques de l’État. Dans ce cadre, il convient de respecter également le principe de subsidiarité : une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun (c.f Pie XI, Quadragesimo anno). En intervenant directement et en privant la société de ses responsabilités, l’État de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme des dépenses. En, effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont les plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre »[71].

Ceci dit, Jean-Paul va émettre de nombreuses réserves vis-à-vis de la mise en œuvre libérale de ces principes et techniques.

En effet, comme le souligne J.-Y. Calvez, le libéralisme « ne répand pas facilement la liberté ou l’initiative »[72]. Il entraîne précarité, déculturation et marginalisation : « De nombreux hommes, et sans doute la grande majorité, ne disposent pas aujourd’hui des moyens d’entrer, de manière efficace et digne de l’homme, à l’intérieur d’un système d’entreprise dans lequel le travail occupe ainsi une place réellement centrale. Ils n’ont la possibilité ni d’acquérir les connaissances de base qui permettent d’exprimer leur créativité et de développer leurs capacités, ni d’entrer dans le réseau de connaissances et d’intercommunications qui leur permettraient de voir apprécier et utiliser leurs qualités. En somme, s’ils ne sont pas exploités, ils sont sérieusement marginalisés ; et le développement économique se poursuit, pour ainsi dire, au-dessus de leur tête, quand il ne va pas jusqu’à restreindre le champ déjà étroit de leurs anciennes économies de subsistance. Incapables de résister à la concurrence de produits obtenus avec des méthodes nouvelles et répondant aux besoins qu’ils satisfaisaient antérieurement dans le cadre d’organisations traditionnelles, alléchés par la splendeur d’une opulence inaccessible pour eux, et en même temps pressés par la nécessité, ces hommes peuplent les villes du Tiers-Monde où ils sont souvent déracinés culturellement et où ils se trouvent dans des conditions précaires qui leur font violence, sans possibilité d’intégration. On ne reconnaît pas ne fait leur dignité ni leurs capacités humaines positives, et, parfois, on cherche à éliminer leur présence du cours de l’histoire en leur imposant certaines formes de contrôle démographique contraires à la dignité humaine.

Beaucoup d’autres hommes, bien qu’ils ne soient pas tout à fait marginalisés, vivent dans des conditions telles que la lutte pour survivre est de prime nécessité, alors que sont encore en vigueur les pratiques du capitalisme des origines, dans une situation dont la « cruauté » n’a rien à envier à celle des moments les plus noirs de la première phase de l’industrialisation. Dans d’autres cas, c’est encore la terre qui est l’élément central du processus économique, et ceux qui la cultivent, empêchés de la posséder, sont réduits à des conditions de demi-servitude. Dans ces cas, on peut parler, aujourd’hui comme au temps de Rerum novarum, d’une exploitation inhumaine. Malgré les changements importants survenus dans les sociétés les plus avancées, les déficiences humaines du capitalisme sont loin d’avoir disparu, et la conséquence en est que les choses matérielles l’emportent sur les hommes ; et plus encore, pour les pauvres, s’est ajoutée à la pénurie de biens matériels, celle du savoir et des connaissances qui les empêche de sortir de leur état d’humiliante subordination. Malheureusement, la grande majorité des habitants du tiers monde vit encore dans de telles conditions ». On peut ajouter que « certains aspects caractéristiques du Tiers-Monde apparaissent aussi dans les pays développés où la transformation incessante des modes de production et des types de consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et de recyclage. Ceux qui ne réussissent pas à suivre le rythme peuvent facilement être marginalisés, comme le sont, en même temps qu’eux, les personnes âgées, les jeunes incapables de bien s’insérer dans la vie sociale, ainsi que, d’une manière générale, les sujets les plus faibles et ce qu’on appelle le Quart-Monde. Dans ces conditions, la situation de la femme est loin d’être facile »[73].

A propos du marché, il est essentiel, pour le Tiers Monde, « d’obtenir un accès équitable au marché international, fondé non sur le principe unilatéral de l’exploitation des ressources naturelles, mais sur la valorisation des ressources humaines »[74]. « Il faut rompre les barrières et les monopoles qui maintiennent de nombreux peuples en marge du développement, assurer à tous les individus et à toutes les nations les conditions élémentaires qui permettent de participer au développement »[75].

d’une manière plus générale, le marché libre « ne vaut que pour les besoins « solvables », parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat, et pour les ressources qui sont « vendables », susceptibles d’être payées à un juste prix. Mais il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché »[76]. « Il y a des besoins collectifs et qualitatifs qui ne peuvent être satisfaits par ses mécanismes (du marché) ; il y a des nécessités humaines importantes qui échappent à sa logique ; il y a des biens qui, en raison de leur nature, na peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés ». Les mécanismes du marché « comportent le risque d’une « idolâtrie » du marché qui ignore l’existence des biens qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples marchandises ».⁠[77]

En ce qui concerne le profit, Jean-Paul II précise : certes, « quand une entreprise génère du profit, cela signifie que les facteurs productifs ont été dûment utilisés et les besoins humains correspondants convenablement satisfaits. Cependant, le profit n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise. Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour l’efficacité économique de l’entreprise. En effet, le but de l’entreprise n’est pas uniquement la production du profit, mais l’existence même de l’entreprise comme communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière. Le profit est un régulateur dans la vie de l’établissement mais il n’en est pas le seul: il faut y ajouter la prise en compte d’autres facteurs humains et moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de l’entreprise »[78].

Pour ceux qui avaient cru que la défaite du communisme consacrait, y compris pour l’Église, le triomphe du libéralisme, Jean-Paul II reprécise : « l’on ne peut accepter l’affirmation selon laquelle la défaite du « socialisme réel », comme on l’appelle, fait place au seul modèle capitaliste d’organisation économique »[79]. « Il y a un risque de voir se répandre une idéologie radicale de type capitaliste qui refuse jusqu’à la prise en considération des besoins humains comme tels, admettant a priori que toute tentative d’y faire face directement est vouée à l’insuccès, et qui, par principe, en attend la solution du libre développement des forces du marché ».⁠[80] Alors s’installe « un système social qui suppose une « lecture » matérialiste et, en un sens, destructrice des besoins humains » par la drogue et la pornographie, par exemple. ⁠[81]

Commentant l’enseignement de Jean-Paul II, J.-Y. Calvez revient au postulat de départ du système libéral qui « entraîne beaucoup d’abus par le fait qu’il est, dans sa forme radicale, un refus de tout frein »[82]. Et l’Église ne peut accepter « le fameux primat du naturel ou du spontané, de l’aveugle, par rapport au construit, socialement décidé, socialement organisé »[83]. La liberté est une valeur essentielle mais elle doit être la liberté de tous, balisée par une juste conception de la personne humaine et de ses besoins.


1. Il s’agit, bien entendu, du libéralisme économique et non du libéralisme philosophique ou religieux même s’il y a des liens, bien sûr, entre eux.
2. L’encyclique Rerum Novarum, point d’aboutissement d’une lente maturation, in De « Rerum Novarum » à « Centesimus annus », Conseil pontifical « Justice et Paix, 1991, p. 6.
3. 1810-1892.
4. 1845-1918.
5. 1837-1900.
6. 1841-1914.
7. 1834-1924.
8. 1815-1905.
9. 1811-1877.
10. 1818-1890.
11. 1844-1905.
12. 1829-1906.
13. 1841-1918.
14. 1824-1892.
15. C’est le cas, par exemple, de Frédéric Ozanam (1813-1853), fondateur des Conférences de St Vincent de Paul (1833).
16. Cf. le Syllabus de 1864 et, avec plus de nuances, Immortale Dei (1885) et Libertas (1888).
17. On peut dire que la question du libéralisme politique a été réglée avec la reconnaissance, par l’Église, aux conditions évoquées précédemment (1re partie), des droits de l’homme.
18. Contre l’avis d’un certain nombre de catholiques réunis notamment dans ce qu’on a appelé l’ »école d’Angers ». Léon XIII donnait ainsi raison à l’ »école de Liège ».
19. Marmy, 465.
20. L’Église devant le libéralisme économique, Desclée de Brouwer, 1994, p. 18.
21. Marmy, 466.
22. Id., 466.
23. St Thomas, De regimine principum, I, 15.
24. Marmy, 467-468.
25. Id., 469.
26. Id..
27. Id., 471. Nous ne sommes pas loin de ce qu’on appellera « l’option préférentielle pour les pauvres ».
28. Un certain nombre de catholiques envisageaient plutôt de corriger les conséquences malheureuses des politiques économiques menées.
29. Id., 473.
30. Id., 474-479.
31. Op. cit., pp. 19-20.
32. Marmy, 485.
33. Nous dirions « politique ».
34. Marmy, 487.
35. Id., 487 et 494.
36. Op. cit., p. 22.
37. Marmy, 586-587.
38. Marmy, 588.
39. L’expression est de CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 27.
40. Marmy, 589.
41. Id., 573-574.
42. Marmy, 577.
43. Alors que ses prédécesseurs ne citent pas nommément le « libéralisme », Pie XII emploie quelques fois le mot pour évoquer, sans développement, une conception considérée désormais comme bien identifiée et néfaste aux yeux de l’Église. Cf. Lettre aux Semaines sociales de France, 11-7-1939 ; La Solennita, Message radiophonique pour le cinquantième anniversaire de l’encyclique Rerum Novarum, 1-6-1941 ; Allocution aux membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques, 7-5-1949 ; Lettre aux Semaines sociales de France, 4-7-1949 ; Allocution aux membres du Congrès international des Etudes sociales de l’Université de Fribourg, 3-6-1950 ; Allocution aux membres du Congrès catholique international de la vie rurale, 2-7-1951 ; Lettre « Dans la Tradition », 5-7-1952.
44. Allocution aux membres du Congrès catholique international de la vie rurale, op. cit..
45. Il s’agit, bien sûr, de Quadragesimo anno.
46. « Allusion à la confusion trop souvent faite entre le régime d’organisation professionnelle corporative recommandé par Pie XI et le « fascisme » » (CLEMENT M., L’économie sociale selon Pie XII, Tome 2, NEL, 1953, p. 171).
47. « Allusion à une critique superficielle, qui feint d’identifier le principe de l’organisation professionnelle avec un certain niveau de progrès technique aujourd’hui dépassé » (CLEMENT M., id.).
48. Allocution aux membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques, op. cit..
49. Dans MM, Jean XXIII énumère les progrès scientifiques, techniques et économiques les plus notoires . Dans le domaine social, il constate « le développement des assurances sociales et, dans certains pays économiquement mieux développés, l’instauration de régimes de sécurité sociale ; la formation et l’extension, dans les mouvements syndicaux, d’une attitude de responsabilité vis-à-vis des principaux problèmes économiques et sociaux ; une élévation progressive de l’instruction de base, un bien-être toujours plus répandu ; une plus grande mobilité dans la vie sociale et la réduction des barrières entre les classes ; l’intérêt de l’homme de culture moyenne pour les événements quotidiens de portée mondiale (…), l’augmentation de l’efficacité des régimes économiques dans un nombre croissant de pays…​ ». Enfin, sur le plan politique, le Souverain Pontife relève, entre autres, « l’extension et la pénétration de l’action des pouvoirs publics dans le domaine économique et social » (MM, 48-50).
50. MM, 49.
51. MM, 159.
52. Cf. CALVEZ J.-Y., op. cit., p.33.
53. Nous étudierons le problème de la paix par le développement des peuples dans la cinquième partie.
54. MM, 163-167.
55. PP, 56-61.
56. Les Conventions de Lomé semblent avoir répondu, du moins dans leur principe, au souhait du Pape. Ces accords de coopération économique ont été signés, en 1975 puis renouvelés en 1979, 1986, 1990, entre les pays de la Communauté économique européenne (CEE) puis de l’Union européenne (UE) et jusqu’à 71 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). En 1996, Mourre écrivait à leur propos : « Les Conventions de Lomé s’articulaient autour de deux volets principaux : le commerce, avec la mise en place de régimes préférentiels en faveur des pays ACP, et l’aide au développement. Original et exemplaire à plus d’un titre, ce système n’a cependant pas pu assurer l’insertion durable des pays ACP dans l’économie mondiale et son avenir semblait compromis. La libéralisation du commerce international, orchestrée par le Gatt (General Agreement on Tariffs and Trade-Accord général sur les tarifs et le commerce), devrait en effet entraîner la disparition des régimes de préférence tandis que certains membres de l’Union européenne, au premier rang desquels se plaçaient la Grande-Bretagne et l’Allemagne, plaidaient en faveur d’une augmentation des aides bilatérales ainsi que d’une réorientation de l’aide communautaire en direction des pays de l’Est ». La 4e Convention de Lomé a expiré en février 2000, « euthanasiée », a-t-on écrit, par les défenseurs de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui s’est substituée au Gatt à partir de 1995. Toutefois, un Accord de Partenariat pour le développement (APPD) a vu le jour pour prendre le relais. Mais vu le flou des textes, certains observateurs considèrent cet accord comme des « soins palliatifs » et craignent que la dualisation économique se maintienne ou s’accroisse, que le surendettement ne soit pas enrayé, bref que les pays ACP ne puissent « résister à l’absorption par les puissants » (Cf. DEHAES Nadine, Journal du Collectif, n° 20, mai-juin 2000). En effet, cette nouvelle convention prévoit des accords de libre-échange entre l’Union et les pays ACP pour aboutir en 2020 à une libéralisation totale. Il est reproché à l’Europe « d’avoir surtout pensé au développement du commerce et non au développement grâce au commerce » (KASSA Sabrina, Esprit de Lomé, où es-tu ?, in Regards, n° 57, Mai 2000).
57. Le Concile Vatican II, en particulier la Constitution Gaudium et spes, développera ce thème majeur en rejetant au passage, sans les nommer explicitement, les solutions libérale et communiste : « Le développement doit demeurer sous le contrôle de l’homme. Il ne doit pas être abandonné à la discrétion d’un petit nombre d’hommes ou de groupes jouissant d’une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique ou à celle de quelques nations plus puissantes. Il convient au contraire que le plus grand nombre possible d’hommes, à tous les niveaux, et au plan international l’ensemble des nations, puissent prendre une part active à son orientation. Il faut de même que les initiatives spontanées des individus et de leurs libres associations soient coordonnées avec l’action des pouvoirs publics, et qu’elles soient ajustées et harmonisées entre elles.
   Le développement ne peut être laissé ni au seul jeu quasi automatique de l’activité économique des individus, ni à la seule puissance publique. Il faut donc dénoncer les erreurs aussi bien des doctrines qui s’opposent aux réformes indispensables au nom d’une fausse conception de la liberté, que des doctrines qui sacrifient les droits fondamentaux des personnes et des groupes à l’organisation collective de la production.
   Par ailleurs, les citoyens doivent se rappeler que c’est leur droit et leur devoir (et le pouvoir civil doit lui aussi le reconnaître) de contribuer selon leurs moyens au progrès véritable de la communauté à laquelle ils appartiennent. Dans les pays en voie de développement surtout, où l’emploi de toutes les disponibilités s’impose avec un caractère d’urgence, ceux qui gardent leurs ressources inemployées mettent gravement en péril le bien commun ; il en va de même de ceux qui privent leur communauté des moyens matériels et spirituels dont elle a besoin, le droit personnel de migration étant sauf » (GS 65).
58. PP, 26..
59. Lettre apostolique au Cardinal Maurice Roy, A l’occasion du 80e anniversaire de l’encyclique Rerum novarum, 14-5-1971, (OA)
60. OA, 9.
61. Id., 21.
62. Id., 26. Nous verrons plus loin que cette dernière phrase est fondamentale dans la conception chrétienne : la solidarité ( il faudra bien la redéfinir) est un but et pas simplement le résultat éventuel d’un bon fonctionnement du marché.
63. OA 35.
64. SRS, 43. Jean-Paul II renvoie à PP, 55: « Ce sont (…) ces hommes et ces femmes qu’il faut aider, qu’il faut convaincre d’opérer eux-mêmes leur propre développement et d’en acquérir progressivement les moyens ».
65. CA 24.
66. SRS, 15.
67. CA, 34.
68. CA, 40.
69. CA, 33.
70. CA, 35.
71. CA, 48.
72. L’Église devant le libéralisme économique, op. cit., p. 77.
73. CA, 33.
74. Id..
75. CA, 35.
76. CA, 34.
77. CA, 40.
78. CA, 35.
79. CA, 35.
80. CA, 42.
81. CA, 36.
82. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 83.
83. Id., p. 86.

⁢c. Parents et ennemis

[1]

On a coutume d’opposer libéralisme et socialisme. Le socialisme s’est effectivement présenté au XIXe siècle comme une réponse aux désordres introduits par le système libéral dans la vie économique et sociale. De son côté, le libéralisme est apparu, au XXe siècle comme la voie de salut pour les sociétés qui croupissaient sous le joug totalitaire du communisme.

C’est vrai mais à y regarder de plus près, on découvre une parenté entre ces deux conceptions. Parenté qui n’a pas échappé aux Souverains Pontifes.

A la racine de ces deux idéologies, Paul VI perçoit un dynamisme économique qui « prétendant se constituer comme centre d’intégration des personnes et de la société, devient en réalité une force aveugle qui divise l’homme et divise la société en classes ennemies. Ce n’est certes pas en radicalisant ce double matérialisme pratique au moyen d’une théorie matérialiste de l’histoire, même ouverte à une évolution dialectique, qu’il est possible de libérer tant d’énergies admirables pour le progrès de l’humanité, tant d’efforts pour la justice, parce que le matérialisme en détourne les intentions généreuses et finalement en stérilise l’efficacité. Donc, ce dont nous avons besoin, c’est de changer et de repartir résolument, de subordonner et de coordonner le développement économique aux exigences de l’authentique progrès de l’homme et de la solidarité sociale (…) »⁠[2].

Développant cette idée, Jean-Paul II dénonce ce qu’il appelle l’« erreur de l’ »économisme » (…) qui consiste à considérer le travail humain exclusivement sous le rapport de sa finalité économique. On peut et on doit appeler cette erreur fondamentale de la pensée l’erreur du matérialisme en ce sens que l’ »économisme » comporte, directement ou indirectement, la conviction du primat et de la supériorité de ce qui est matériel, tandis qu’il place, directement ou indirectement, ce qui est spirituel et personnel (l’agir de l’homme, les valeurs morales et similaires) dans une position subordonnée à la réalité matérielle. Cela ne constitue pas encore le matérialisme théorique au sens plénier du mot ; mais c’est déjà certainement un matérialisme pratique qui, moins en vertu des prémisses dérivant de la théorie matérialiste qu’en raison d’un mode déterminé de porter des jugements de valeur - et donc en vertu d’une certaine hiérarchie des biens, fondée sur l’attraction forte et immédiate de ce qui est matériel -, est jugé capable de satisfaire les besoins de l’homme.

L’erreur de penser selon les catégories de l’ »économisme » est allée de pair avec l’apparition de la philosophie matérialiste et avec le développement de cette philosophie depuis sa phase la plus élémentaire et la plus commune (encore appelée matérialisme vulgaire parce qu’il prétend réduire la réalité spirituelle à un phénomène superflu) jusqu’à celle que l’on nomme matérialisme dialectique ». Il semble que « l’ »économisme ait eu une importance décisive et ait influé sur cette manière non humaniste de poser le problème (des relations entre travail et capital), avant le système philosophique matérialiste. (…) Même dans le matérialisme dialectique, l’homme (…) reste traité et compris en dépendance de ce qui est matériel, comme une sorte de « résultante » des rapports économiques et des rapports de production qui prédominent à une époque donnée »[3].

Ce texte est très intéressant car il conceptualise la description historique esquissée dans le premier chapitre : la conjugaison d’une pratique économique et sociale qui s’installe surtout au XIXe siècle par l’industrialisation et les théories philosophiques et économiques qui s’élaborent dès le XVIIIe siècle. Rappelons-nous l’éloge du matérialisme pratique ou « vulgaire » par Voltaire, le succès des « économistes », l’élaboration du matérialisme théorique avec Diderot⁠[4], par exemple, avant celle du matérialisme dialectique de Marx.

Matérialisme, économisme, productivisme sont des caractères communs au communisme comme au capitalisme libéral.

Au XXe siècle, l’Union soviétique a inventé le stakhanovisme pour stimuler la productivité par l’émulation mais aussi par la menace. Le  stakhanovisme provient du nom d’un mineur « de choc », Alekseï Stakhanov qui, dans la nuit du 30 au 31 août 1935, aurait extrait 102 tonnes de charbon en six heures, soit environ quatorze fois le quota demandé à chaque mineur. Ce record avait été décidé par le gouvernement soviétique sous Joseph Staline pour servir de modèle aux autres salariés, afin qu’ils travaillent plus et si possible qu’ils dépassent les cadences et les quotas de travail imposés. Le stakhanovisme s’inscrit dans une politique tentant d’accroître la productivité par un contrôle plus sévère des travailleurs. En 1932, le pouvoir instaure successivement la peine de mort pour vol de la propriété collective, le licenciement immédiat en cas d’absence et in fine le passeport intérieur. Le régime lie la productivité des ouvriers à leur paie et leur alimentation. C’est dans ce contexte que les Soviétiques publient les exploits du mineur Stakhanov. Ces exploits reposaient en réalité sur le travail de préparation d’une équipe de soutien.⁠[5]

Aux USA, on a parlé de fordisme, du nom d’Henry Ford. Le but est d’accroître la productivité et la production de l’entreprise grâce à plusieurs principes. Le travail est divisé verticalement et horizontalement : verticalement par une séparation entre la conception et la réalisation, horizontalement par la parcellisation des tâches sur des lignes de montage qui consacrent le travail à la chaîne. En même temps, la standardisation permet de produire en grandes séries des pièces interchangeables. En ce qui concerne le salaire, au lieu des 2 ou 3 dollars que les ouvriers touchaient par jour, ils vont en recevoir 5. L’objectif est de stimuler la demande de biens et donc d’augmenter la consommation. Mais cette augmentation des salaires vise aussi et surtout à lutter contre la démission des ouvriers de plus en plus fréquente avec l’apparition du travail à la chaîne, qui rendait les conditions de vie des ouvriers encore plus difficiles qu’auparavant. Enfin, mieux payés, les ouvriers seraient, dans l’esprit des concepteurs, « exempts de préoccupation étrangère au travail, et donc plus industrieux, par conséquent, plus productifs »[6].

Comme on le voit, l’objectif est ici aussi d’améliorer la production et la productivité. Même l’augmentation de salaire est consentie dans ce but.

d’un côté comme de l’autre, la personne au travail n’est pas la prmière préoccupation.

Jean-Paul II va plus loin encore et définit la cause de cet « économisme » en ces termes : « Si l’économie devient un absolu, si la production et la consommation des marchandises finissent par occuper le centre de la vie sociale et deviennent la seule valeur de la société, soumise à aucune autre, il faut en chercher la cause non seulement et non tant dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s’est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services »[7].

On en revient donc au relativisme et à l’athéisme considérés depuis les derniers papes du XVIIIe siècle comme les maux fondamentaux du monde moderne.

Nous sommes, avec le libéralisme, comme avec le socialisme, mis en présence d’une anthropologie tout à fait incomplète qui conduit à deux conceptions mutilantes : « Les deux systèmes portent atteinte à la dignité de la personne humaine, étant donné que l’un présuppose le primat du capital, de son pouvoir et de son utilisation discriminatoire en fonction du gain ; et que l’autre, bien qu’il soutienne idéologiquement un certain humanisme, vise plutôt l’homme collectif et se traduit en pratique par une conception totalitaire du pouvoir de l’État »[8]

La filiation entre libéralisme et socialisme n’est pas une accusation catholique mais une réalité constatée par de nombreux auteurs d’orientations diverses. Marx, en tête du Manifeste du parti communiste[9], affirme que « la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire ». Marx décrit longuement les transformations économiques, sociales, politiques engendrées par la bourgeoisie : création de richesses extraordinaires⁠[10] par le renouvellement constant des instruments de production, par la mondialisation du commerce⁠[11] ; bouleversement des rapports sociaux, destruction de « toutes les relations féodales, patriarcales, idylliques »[12] et augmentation de la population des villes ; centralisation des moyens de production, concentration de la propriété, centralisation politique. Mais toute cette puissance devient incontrôlable et le régime bourgeois connaît régulièrement des crises de plus en plus puissantes. La bourgeoisie crée ainsi non seulement « les armes qui la tueront » mais aussi « les hommes qui les manieront : les ouvriers modernes, les prolétaires »[13].

L’arme essentielle fournie par le capitalisme est la concentration car elle facilite le passage au collectivisme : « Supprimer les classes, explique Lénine, ce n’est pas seulement chasser les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, ce qui nous a été relativement facile, c’est aussi supprimer les petits producteurs de marchandises ; or, ceux-ci, on ne peut pas les chasser, on ne peut pas les écraser, il faut faire bon ménage avec eux. On peut (et on doit) les transformer, les rééduquer (…). Il est mille fois plus facile de vaincre la grande bourgeoisie centralisée que de « vaincre » les millions de petits patrons »[14].

De plus, le régime capitaliste engendre la force révolutionnaire qui le transformera en régime communiste. Lénine l’a bien compris quand il évoque la pensée des fondateurs : « Presque tous les socialistes d’alors et en général les amis de la classe ouvrière ne voyaient dans le prolétariat qu’une plaie ; ils voyaient avec effroi cette plaie s’agrandir à mesure que se développait l’industrie. Aussi cherchaient-ils tous les moyens d’arrêter le développement de l’industrie et du prolétariat. Marx et Engels mettaient, au contraire, tout leur espoir dans la croissance continue de ce dernier. Plus il y a de prolétaires, plus grande est leur force en tant que classe révolutionnaire, plus le socialisme est proche et possible »[15].

C’est cette analyse de la concentration capitaliste et du prolétariat qui permettra à Lénine encore d’affirmer que « le communisme procède du capitalisme, se développe historiquement du capitalisme, est le résultat de l’action d’une force engendrée par le capitalisme »[16]. Il écrira encore que «  l’idée de chercher le salut de la classe ouvrière ailleurs que dans le développement du capitalisme est réactionnaire. Dans des pays tels que la Russie, la classe ouvrière souffre moins du capitalisme que de l’insuffisance du développement du capitalisme. (…) La révolution bourgeoise est absolument indispensable au prolétariat. Plus elle sera complète, décisive et conséquente, et plus le succès du prolétariat dans sa lutte pour le socialisme, contre la bourgeoisie, sera assuré »[17].

Les socialistes réformistes reprennent parfois presque telles quelles ces vieilles affirmations. « Le socialisme, a écrit jadis Jacques Attali, n’a aucun intérêt à ce que le capitalisme soit freiné ou bloqué. Il est le point d’aboutissement du capitalisme et non pas une façon de freiner son évolution »[18]. A la même époque, une revue socialiste expliquait, dans le même esprit, qu’un « aspect de l’évolution du capitalisme est la concentration des entreprises, et donc des travailleurs, dans tous les secteurs de l’économie. Elle permet le développement de la réflexion et de l’action collective. Elle fait sentir aux salariés que leur union est l’élément important de leurs victoires lors des luttes sociales »[19].

Cette proximité du libéralisme et du marxisme explique aussi sans doute pourquoi « parmi les économistes néo-libéraux (…) un bon nombre sont souvent d’anciens « socialistes » ou même d’anciens marxistes bon teint, convertis à l’économie de marché et au capitalisme par la seule pratique de la réflexion scientifique. (…) C’est aussi le cas du philosophe de Harvard, Robert Nozick, que l’utilisation du raisonnement économique a conduit à écrire un best-seller libertarien, Anarchy, State and Utopia, alors qu’au point de départ, ce livre se voulait une réflexion socialiste sur l’État »[20]. A ce propos, il faut rappeler que marxistes et libertariens partagent le même rêve de société sans État. Marx voyait surgir « à la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes, (…) une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »[21]. Dans son livre au titre significatif Le socialisme contre l’État, Emile Vandervelde précise que, dans la perspective marxiste, l’État en tant qu’organe d’autorité verra ses fonctions réduites au minimum mais non en tant qu’organe de gestion car il continuera « à être le représentant des intérêt généraux de la communauté » dans le cadre de la socialisation des moyens de production⁠[22]. Car, pour Marx, le collectivisme est la voie royale menant au dépérissement de l’État. « Bien au contraire, pour certains libertariens, le dépérissement de l’État, et avec lui la fin de l’exploitation et le début de la liberté ainsi que d’une prospérité économique inouïe, impliquent l’avènement d’une société de pure propriété privée sans autre régulation que celle du droit privé »[23]. Un même rêve par des voies différentes mais d’autres libertariens vont plus loin encore, comme Walter Block, qui rejette « totalement et catégoriquement l’idée que les droits de propriété impliquent logiquement un système capitaliste. Au contraire, dit-il, nous affirmons que la pensée libertarienne est tout à fait compatible avec le socialisme, comme elle l’est avec le capitalisme. (…) Les adversaires principaux en présence ne sont (…) pas socialisme vs capitalisme, mais plutôt socialisme volontaire allié au capitalisme volontaire d’un côté, dressés contre les forces maléfiques réunies du socialisme et du capitalisme coercitifs, d’un autre côté »[24].

S’étonner de cette parenté serait oublier ce que Marx doit à Ricardo. Celui-ci a ouvert la voie à Marx en réduisant la valeur d’échange d’une marchandise à la quantité de travail qu’elle nécessite⁠[25] et en prônant la suppression de la propriété si elle est source d’injustices⁠[26]. Les historiens des doctrines économiques ont maintes fois souligné la filiation : « Le système économique de Marx (…) relève au fond de la même méthode et aboutit à peu près aux mêmes conclusions que celui de Ricardo (…). Marx est le plus grand théoricien du régime capitaliste, dont il a inventé la notion, analysé les rouages, prédit la fin tragique, mais il n’a décrit aucune société socialiste »[27]. Marx lui-même reconnaît sa dette puisque dans sa propre Histoire des doctrines économiques[28], il consacre trois volumes sur huit à Ricardo.

Tout ceci doit nous faire réfléchir. Si la condamnation du communisme, à travers différentes critiques selon les époques, reste constante et sans concession, le traitement plus nuancé du capitalisme ne peut nous amener à considérer le système économique libéral comme le seul système possible étant donné les dérives que nous avons relevées et la possibilité toujours présente d’une marxisation.

Mais la question maintenant est de savoir si la vérité- la vérité chrétienne en particulier- n’est pas dans un juste milieu ?


1. Il s’agit, bien entendu, du libéralisme économique et non du libéralisme philosophique ou religieux même s’il y a des liens, bien sûr, entre eux.
2. Discours à la Présidence du Centre chrétien des patrons et dirigeants d’entreprise français, 31-3-1976.
3. LE, 13.
4. Le philosophe marxiste Henri Lefebvre disait de La lettre sur les aveugles (1749) qu’elle « met de façon vivante sous les yeux du lecteur moderne la formation du naturalisme humaniste et du matérialisme révolutionnaire » (GRENET A. et JODRY C., XVIIIe siècle, Documents, Bordas, 1968, p. 249). On connaît la thèse simple que Diderot y défend: « (…) Je n’ai jamais douté que l’état de nos organes et de nos sens n’ait beaucoup d’influence sur notre métaphysique et sur notre morale, et que nos idées les plus purement intellectuelles, si je puis parler ainsi, ne tiennent de fort près à la conformation de notre corps (…) ». Le matérialisme sensualiste et déterministe de Diderot s’exprime aussi dans ses conceptions esthétiques. Ainsi, dans son Discours sur la poésie dramatique (1758), il dira que « le génie est de tous les temps ; mais les hommes qui le portent en eux demeurent engourdis, à moins que des événements extraordinaires n’échauffent la masse, et ne les fassent paraître. Alors les sentiments s’accumulent dans la poitrine, la travaillent ; et ceux qui ont un organe, pressés de parler, le déploient et se soulagent » (chap. XVIII). Ces idées découlent de sa conviction que la matière est la seule et unique substance, douée de sensibilité inerte puis active qui crée des êtres sentants puis des êtres pensants qui ne sont qu’un moment dans l’immense devenir de l’univers matériel (Cf. Entretien entre d’Alembert et Diderot et Le rêve de d’Alembert (1769)).
5. Cf. Wikipedia.
6. FORD Henry et CROWTHER Samuel, Ma vie et mon œuvre , Payot, 1926, p.78.
7. CA, 39.
8. Conclusions, Seconde Conférence Générale de l’Episcopat latino-américain (CELAM), Medellin, du 26-8 au 6-9 1968.
9. Op. cit., pp. 20-35.
10. « La bourgeoisie, au cours d’une domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productrices plus nombreuses et plus colossales que ne l’avait fait tout l’ensemble des générations passées. La mise sous le joug des forces de la nature, le machinisme, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la navigabilité des fleuves, des populations jaillies du sol : quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives sommeillaient au sein du travail social ? » (p. 26).
11. Ce n’est pas une nouveauté de la fin du XXe siècle. Marx écrit : « La grande industrie a créé le marché mondial, que la découverte de l’Amérique avait préparé. Ce marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Celui-ci agit à son tour sur l’extension de l’industrie, et au fur et à mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la bourgeoisie grandissait elle aussi, accroissait ses capitaux et refoulait à l’arrière-plan toutes les classes léguées par le Moyen-âge » (p. 22). « Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. (…) Les anciennes industries nationales ont été détruites, et le sont encore tous les jours » (p. 24). « Le particularisme et la frontière nationale deviennent de plus en plus impossibles (…). La bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbare. (…) Elle forme un monde à son image (…), elle a subordonné les peuples des paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident » (p.25).
12. « Tous les liens complexes et variés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste. (…) La bourgeoisie a dépouillé de leurs auréoles toutes les activités qui passaient jusqu’alors pour vénérables et que l’on considérait avec un saint respect. Médecin, juriste, prêtre, poète, homme de science, de tous elle a fait des salariés à ses gages » (pp. 22-23).
13. Op. cit., p. 28.
14. La maladie infantile du communisme (Le « gauchisme »), Editions en Langues Etrangères, Pékin, 1966, pp. 31-32. Ce passage d’un livre écrit en 1920 éclaire la NEP (Nouvelle politique économique) inaugurée par Lénine en 1921 après l’échec du « communisme de guerre » qui, dès 1917, avait procédé à la nationalisation des banques et de tout le commerce. Lénine reconnut qu’il était allé trop loin et par l’instauration de la NEP, revint en partie à des méthodes capitalistes: « restitution d’objets nationalisés aux anciens propriétaires ; autorisation du commerce libre pour les excédents ; octroi à des sociétés coopératives ainsi qu’à des personnes privées du droit de prendre à bail des entreprises d’État en vue de leur exploitation ; abrogation des restrictions de la circulation monétaire, développement des opérations de dépôt et de virement, stabilisation de la monnaie » (Mourre). Les résultats furent remarquables mais devant l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, certains dirigeants du parti exprimèrent leur opposition alors que Lénine en bon marxiste croyait que la NEP se transformerait en socialisme. En 1928, Staline changea de politique et procéda, à partir de 1929, à la « dékoulakisation », c’est-à-dire à la liquidation des paysans aisés, qui furent dépouillés, arrêtés, fusillés, déportés.
15. Karl Marx et sa doctrine, Ed. Sociales, sd, p. 42.
16. In Œuvres, tome 25, p. 296.
17. Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, 1905, disponible sur www.marxists.org
18. In Le Monde, 14-1-1978.
19. In Cahiers de l’E.R.I.S. (Etudes recherches et informations socialistes, décembre 1976. Notons que, dans ces années 70, la Suède va se présenter, en maints endroits, comme un modèle interpellant parce qu’il prétend réussir l’alliance du socialisme et du capitalisme. En témoignent les nombreux ouvrages consacrés à ce pays à l’époque. Notamment ARNAULT Jacques, Une société mixte, La Suède en question, Seghers, 1971 ; FARAMOND Guy de, La Suède et la qualité de la vie, Le Centurion, 1975 ; HUNTFORD Roland, Le nouveau totalitarisme, Le « paradis suédois », Fayard, 1975. Plus près de nous, c’est la Chine qui interpelle mêlant capitalisme et communisme : cf. DUFOUR Jean-François,  China Corp. 2025: Dans les coulisses du capitalisme à la chinoise, éditions Maxima Laurent du Mesnil, 2019 ; GODEMENT François, Que veut la Chine ? De Mao au capitalisme, Odile Jacob, 2012 ; BERGERE Marie-Claire, Chine : Le nouveau capitalisme d’État, Fayard, 2013 ; AU LOONG YU, Chine : un capitalisme bureaucratique, Syllepse, 2013, etc..
20. LEPAGE H., Demain le capitalisme, Pluriel, Livre de poche, 1978, pp. 50-51. L’auteur note encore qu’ »en partant de concepts très marxiens (liaison entre superstructure et infrastructure) on peut développer une analyse économique non marxiste de l’histoire probablement beaucoup plus « performante » que celle-ci » (p. 119).
21. Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 47.
22. Le socialisme contre l’État, Institut Emile Vandervelde, 1949, p. 77.
23. HOPPE Hans-Hermann, L’analyse de classe marxiste et celle des Autrichiens, disponible sur www.lemennicier.com. H-H. Hoppe est professeur à l’université de Las Vegas. Les Autrichiens auxquels il est fait référence sont von Mises et Rothbard.
24. L’économie politique selon les libertariens, disponible sur www.libres.org. W. Block est professeur d’économie au College of the Holy Cross, Worcester.
25. SALLERON L., op. cit., pp. 91-94.
26. Cf. Essai sur l’influence des bas prix du blé, Ed. Guillaumin, p. 566, cité in SALLERON, op. cit., p. 99.
27. VILLEY Daniel, Petite histoire des doctrines économiques, Médicis, 1954, pp. 254 et 272.
28. COSTES, 1947. On peut lire notamment (tome III, pp. 8 et svtes), dans l’éloge de Ricardo, la proclamation de « l’originalité de vues, la simplicité, la concentration, la profondeur, la nouveauté et la riche concision » des principes défendus par l’économiste anglais.

⁢d. Socialisme réformiste ou libéralisme social ?

Dans le premier chapitre, nous avons vu que socialisme et libéralisme, sur le terrain de la gestion politique, avaient, en maints endroits, rapprochés leurs points de vue. Dès lors, on peut se demander, une fois encore, si la mission des chrétiens n’est pas, simplement, d’empêcher les libéraux d’être trop libéraux et les socialistes d’être trop socialistes en vertu des principes que nous étudierons de plus près dans les chapitres suivants.

Cette question se pose d’autant plus que les enseignements pontificaux sont très nuancés quant aux formes modernes et atténuées de socialisme et de libéralisme.

Maciej Zieba va plus loin et note que « la différence est de taille entre l’approbation, à quelques réserves près, du capitalisme par Léon XIII et Pie XI et leur réprobation du socialisme, alors qu’elle s’estompe chez Jean XXIII, et que la critique du socialisme par Paul VI s’avère plus modérée que son jugement sur le capitalisme. La situation change de nouveau avec les encycliques de Jean-Paul II qui démontrent que la mise en application du socialisme réel et du marxisme est nettement moins conforme à la doctrine sociale de l’Église que le capitalisme »[1]. Globalement donc, les papes, mis à part Paul VI, seraient plutôt favorables au capitalisme⁠[2].

Hugues Portelli, de son côté, trouve que « l’Église a jugé avec une sévérité différente le socialisme et le communisme, trouvant des points communs croissants entre le premier - au fur et à mesure de son évolution - et le discours social catholique, tandis que la condamnation du communisme n’a pas varié depuis un siècle »[3].

Devant de tels jugements et si l’on en reste là, le chrétien se sentira conforté dans l’idée qu’en fait, à condition d’éviter les extrêmes, il peut souscrire indifféremment à l’un ou l’autre des deux courants ou à un « entre-deux » plus ou moins identifiable⁠[4].

Nous avons parlé de doctrines économiques mais celles-ci s’inscrivent toujours dans des projets politiques. Elles subissent les adaptations réclamées par les conditions historiques et culturelles où elles doivent s’incarner et sont nécessairement enrobées, voire pétries de mesures politiques et culturelles. Ainsi donc la théorie économique nuancée transportée par un parti socialiste ou libéral pourrait être éventuellement acceptable pour un chrétien et, comme nous l’avons vu, le discours officiel de l’Église se fait nuancé (Paul VI) ou la plupart du temps muet devant des formes concrètes de socialisme modéré ou de libéralisme social. Un relatif silence ne peut pas automatiquement s’interpréter comme une approbation ou du moins une indifférence.

En effet, il ne faut pas oublier que l’Église parle pour l’univers entier et ne peut donc entrer dans le détail des formes multiples de socialismes ou de libéralismes répartis à travers le monde⁠[5]. Dans ces conditions, il appartient aux différents épiscopats, en cohérence avec l’enseignement universel de l’Église, de prendre position si nécessaire.

S’il faut, comme l’Église nous y invite dans divers documents, distinguer le domaine de la théorie et celui de l’action (que nous étudierons spécialement dans la dernière partie de cet ouvrage) et ne pas confondre collaboration et engagement (étant bien entendu qu’aucun compromis ne peut être admis en ce qui concerne la religion et la morale⁠[6]), il ne faut pas oublier non plus que les socialismes ou libéralismes acceptables sur le plan économique véhiculent en même temps un « réformisme moral »⁠[7], une permissivité incompatible avec la vie chrétienne. En fait, comme l’écrit H. Portelli, « la participation à des partis socialistes (ou libéraux) ne pose (…) plus de problème global comme jadis, mais une difficulté non moins considérable, celle de la privatisation de la foi, y compris dans des domaines où l’Église dispose traditionnellement d’une autorité morale (…) ». Et l’auteur ajoute, en ne prenant plus en considération que les deux grands courants socialistes : « Face aux deux courants traditionnels du socialisme, la situation de l’Église est (…) aujourd’hui profondément différente : le marxisme, lorsqu’il n’est pas l’idéologie officielle d’un régime totalitaire, peut devenir l’élément moteur de syncrétismes idéologico-religieux qui peuvent s’avérer contradictoires avec la doctrine chrétienne, tandis que le socialisme démocratique, tout en ouvrant largement ses portes aux chrétiens, les contraint à une privatisation de la foi qui la coupe de ses prolongements culturels et sociaux traditionnels, réduisant à terme toute possibilité d’intervention autonome de l’Église catholique en tant que telle. Dans les deux cas, c’est le problème de l’autonomie de la doctrine catholique, de son discours social, qui est posé, et au-delà, celui de son identité spécifique, sur le plan non seulement religieux mais aussi culturel »[8].

Cette dernière phrase est capitale et introduit le chapitre suivant.

L’engagement chrétien, à proprement parler, a ses propres repères. Ainsi, Paul VI, après avoir décrit les idéologies marxiste et libérale dans leur version contemporaine, précise que « dans cette approche renouvelée des diverses idéologies, le chrétien puisera aux sources de sa foi et dans l’enseignement de l’Église les principes et les critères opportuns pour éviter de se laisser séduire, puis enfermer, dans un système dont les limites et le totalitarisme risquent de lui apparaître trop tard s’il ne les perçoit pas dans leurs racines. Dépassant tout système, sans pour autant omettre l’engagement concret au service de ses frères, il affirmera, au sein même de ses options, la spécificité de l’apport chrétien pour une transformation de la société »[9]. La vision chrétienne dépasse donc tout système, libéral ou socialiste. Mais en quoi très exactement est-elle au-delà de tout système. En d’autres termes, en quoi consiste son originalité irréductible ?

L’enseignement social de l’Église peut-il, comme l’affirmait Paul VI, « assumer, dans la continuité de ses préoccupations permanentes, l’innovation hardie et créatrice que requiert la situation présente du monde »[10] ?

En tout cas, Jean-Paul II, quelques années plus tard, affirmait qu’il faut avoir le courage d’aller dans une direction que personne n’a prise jusqu’à présent. (…) Nos temps exigent de nous que nous ne nous renfermions pas dans les frontières rigides des systèmes » et le Saint Père ajoutait immédiatement la direction à suivre en demandant « que nous recherchions tout ce qui est nécessaire au bien de l’homme »[11]. Formule apparemment banale mais qui, comprise dans toute sa richesse et sa complexité, nous situe au-delà de tout système et réorganise de manière originale et cohérente, entre autres, certains moyens économiques dispersés dans les idéologies soumises à une vision partielle et souvent matérialiste de l’homme⁠[12].


1. Les papes et le capitalisme, De Léon XIII à Jean-Paul II, Ed. Saint-Augustin, 2002, pp. 68-69.
2. Il faut dire d’emblée, ici, que par la suite, Zieba montrera que si le libéralisme a interpellé l’Église sur sa conception de la liberté, l’Église, à son tour, interpelle la culture libérale: « est-elle prête à purifier la liberté de toute idéologie ? » ( op. cit., p. 212). Par ailleurs, le jugement porté sur Paul VI, surtout à cause de ses prises de position dans Populorum Progressio, jugées simplistes par l’auteur, doit être fortement corrigé. Il est nécessaire d’étudier la pensée d’un auteur à travers l’ensemble de son œuvre or, c’est le même Paul VI qui a écrit cette mise en garde : « Aujourd’hui des chrétiens sont attirés par les courants socialistes et leurs évolutions diverses. Ils cherchent à y reconnaître un certain nombre d’aspirations qu’ils portent en eux-mêmes au nom de leur foi. Ils se sentent insérés dans ce courant historique et veulent y mener une action. Or, selon les continents et les cultures, ce courant historique prend des formes différentes sous un même vocable, même s’il a été et demeure, en bien des cas, inspiré par des idéologies incompatibles avec la foi. Un discernement attentif s’impose. Trop souvent les chrétiens attirés par le socialisme ont tendance à l’idéaliser en termes d’ailleurs très généraux : volonté de justice, de solidarité et d’égalité. Ils refusent de reconnaître les contraintes des mouvements historiques socialistes, qui restent conditionnés par leur idéologie d’origine. Entre les divers niveaux d’expression du socialisme - une aspiration généreuse et une recherche d’une société plus juste, des mouvements historiques ayant une organisation et un but politiques, une idéologie prétendant donner une vision totale et autonome de l’homme - , des distinctions sont à établir qui guideront les choix concrets. Toutefois ces distinctions ne doivent pas tendre à considérer ces niveaux comme complètement séparés et indépendants. Le lien concret qui, selon les circonstances, existe entre eux, doit être lucidement repéré, et cette perspicacité permettra aux chrétiens d’envisager le degré d’engagement possible dans cette voie, étant sauves les valeurs, notamment de liberté, de responsabilité et d’ouverture au spirituel, qui garantissent l’épanouissement intégral de l’homme » (OA, 31). Si l’on respecte toutes les subtilités du texte, il devient difficile de trouver concrètement un socialisme acceptable pour un chrétien. Commentant ce texte, Don Miano constate que « bien qu’il y ait évidemment ici plus d’ouverture que dans les documents déjà examinés, l’on ne peut certes pas dire que cet engagement d’un chrétien qui veut rester fidèle, soit facile ; somme toute, il me semble, ajoute-t-il, que l’on veut le décourager de l’entreprise » (op. cit., p. 75).
3. Les socialismes dans le discours social catholique, Le Centurion, 1986, pp. 10-11. Mais l’auteur poursuit en précisant que « pour autant, (…) les pontifes n’ont jamais à ce jour accordé de satisfecit au « socialisme modéré », de même qu’au libéralisme ». Pour lui, il y a une différence de degré et non de nature entre socialisme et communisme (id, p 10).
4. Les situations peuvent paraître parfois très embrouillées et la confusion peut renforcer l’impression que toute théorie modérée est acceptable. Ainsi, Tony Blair fut élu, aux applaudissements des socialistes européens. Mais ce candidat, victorieux à la tête d’un parti de « gauche », non seulement se réfère à sa foi catholique (cf. FOUCAULD J.-B. de, A propos de Tony Blair, Le Christianisme peut-il donner de la (troisième) voie dans la vie publique ?, in Témoin, juin 2001), ce qui, en Grande-Bretagne, peut paraître exceptionnel, mais fut, au fil du temps accusé de représenter une « gauche confuse », une « troisième voie » dénoncée par Elio Di Rupo, in Repensons la vie, op. cit..
5. Cf. ce qu’écrit H. Portelli à propos des socialismes, mais la même remarque peut se faire pour les libéralismes : « Si l’Église universelle ne se prononce (et ne se prononcera) plus aussi explicitement sur les socialismes, ce n’est (…) pas tant du fait de l’évolution même de ces idéologies, qui rend un jugement global malaisé, que de la mondialisation de son discours et l’atomisation locale des cultures politiques » (op. cit., p. 108).
6. MM, 220.
7. H. Portelli note très justement que ce « réformisme moral n’a rien de spécifiquement socialiste. On peut même estimer qu’il se rattache au libéralisme, dont il tire les ultimes conséquences d’ordre éthique » (op. cit., p. 104).
8. Op. cit., p. 105.
9. OA, 36.
10. OA, 42.
11. Discours d’adieu à l’aéroport, Cracovie, 10-6-1979, in DC, n° 1767, 1-7-1979, p. 645.
12. A condition de bien interpréter le refus d’embrigadement à la lumière des principes et valeurs qui seront décrits dans le chapitre suivant, on peut peut-être souscrire à cette formule de la présidente du CDH (ancien Parti social chrétien, en Belgique): « Nous embrigader dans un projet soit de gauche mal défini et lacunaire, soit de droite, cela ne nous intéresse pas. Cela ne signifie pas que nous n’avons pas, sur certaines politiques sociales, des convergences avec le pôle des gauches. Nous en avons aussi avec le MR (ndlr : libéral) sur le renforcement de l’esprit d’entreprise (…) » (Joëlle Milquet, in La Libre Belgique, 23 octobre 2002).

⁢Chapitre 3 : L’originalité chrétienne

Nous allons, dans ce chapitre capital, nous appuyer sur quelques données fondamentales que nous avons établies, principalement, dans le premier tome car la position de l’Église est souvent mal interprétée. Quand l’Église dénonce les méfaits du collectivisme, on la croit complice des forces « réactionnaires » et quand elle critique les abus du capitalisme, elle est accusée de faire le lit du socialisme !

Nous savons que l’Église a le droit et le devoir de se pencher sur les réalités temporelles et donc aussi sur les questions économiques. C’est inévitable car « sans constituer le tout de l’homme, l’économie est partout dans l’homme »[1]. Elle est le lieu d’enjeux essentiels puisque « c’est à travers elle que l’homme peut être libéré de la misère ou écrasé par elle, qu’il peut accéder au développement culturel et spirituel ou s’asservir à la domination de l’avoir, qu’il peut grandir dans le partage et la solidarité, ou s’enfermer dans le repli ou la volonté de puissance »[2].

Foi et économie ne sont donc pas sans rapports : « Une foi qui concerne tout l’homme ; une économie qui est partout dans l’homme : il est clair que ces deux perspectives ne peuvent rester étrangères l’une à l’autre »[3]. Ainsi, rappelons-nous ce que la Congrégation pour l’éducation catholique écrivait naguère : « La mission de Jésus et son témoignage de vie ont mis en évidence que la vraie dignité de l’homme se trouve dans un esprit libéré du mal et renouvelé par la grâce rédemptrice du Christ. Toutefois, l’Évangile montre avec abondance de textes que Jésus n’a pas été indifférent ni étranger au problème de la dignité et des droits de la personne humaine, ni aux besoins des plus faibles, des plus nécessiteux et des victimes de l’injustice. En tout temps, il a révélé une solidarité réelle avec les plus pauvres et les plus miséreux ; il a lutté contre l’injustice, l’hypocrisie, les abus de pouvoir, l’avidité du gain des riches, indifférents aux souffrances des pauvres, en rappelant fortement la reddition des comptes finale, quand il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts »[4].

La pauvreté, nous allons le voir, est au centre des préoccupations économiques et sociales de l’Église.


1. FALISE Michel et REGNIER Jérôme, Economie et foi, Centurion, 1993, p. 10. Michel Falise, ancien recteur de l’Université catholique de Lille, président de la Fédération européenne des universités catholiques, est le fondateur, avec Jérôme Régnier, théologien, du Centre d’éthique contemporaine de l’Université catholique de Lille.
2. Id., p. 121.
3. Id., p. 10.
4. Congrégation pour l’éducation catholique, Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale, 1989.

⁢i. Une troisième voie ou une autre voie ?

Certaines présentations de la doctrine sociale de l’Église peuvent être mal comprises surtout si elles sont détachées de leur contexte explicatif.

En gardant bien en mémoire les condamnations du collectivisme et du libéralisme purs et durs, on pense, nous l’avons déjà vu, que cet enseignement est une voie moyenne ou, plus rarement, un système révolutionnaire qui ne devrait rien aux techniques des deux frères ennemis. Le futur pape Jean-Paul I parlait « d’un enseignement social tiré des principes de l’Évangile qui doit actuellement faire son chemin entre les idéologies opposées du capitalisme et du marxisme »[1].

Un commentateur de la doctrine sociale de l’Église parle de ses « conclusions apparemment modérées, à mi-chemin des extrêmes »[2].

d’un autre côté, on a présenté l’ordre social décrit par Pie XI dans Quadragesimo anno comme « une tentative de voie neuve »[3] et pour M. Zieba, la sévérité manifestée par Paul VI lorsqu’il décrit l’état du monde, dans Populorum Progressio, « incite à partir à la quête d’une « troisième voie » »[4]

Jean-Paul II a toutefois nettement affirmé que « la doctrine sociale de l’Église n’est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi. Elle n’est pas non plus une idéologie, mais la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien. C’est pourquoi elle n’entre pas dans le domaine de l’idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale »[5].


1. LUCIANI Albino, Humblement vôtre, Nouvelle Cité, 1978, p. 274.
2. GUITTON H., Catholicisme social, p. 33, cité in ARONDEL Philippe, Morale sociale chrétienne et discours libéral, Mame, 1991, p. 44.
3. CALVEZ J.-Y., L’Église et l’économie, L’Harmattan, 1999, p. 39.
4. ZIEBA Maciej, Les papes et le capitalisme, Editions Saint-Augustin, 2002, p. 69.
5. SRS, 41.

⁢ii. L’au-delà des idéologies

Méditons ce texte fondamental de Jean-Paul II.

Le socialisme et le libéralisme, dans la pureté de leur essence, sont des idéologies. Pour faire court, M. Zieba précise que l’idéologie a trois caractéristiques:

« 1) elle comporte une conception de la vérité et du bien ;

2) elle englobe toute la réalité dans un schéma simple et rigide ;

3) ses adeptes se considèrent comme autorisés à imposer cette conception à leurs congénères »[1]

Jean-Paul II le dit à sa manière : « Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, y compris la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une religion laïque »[2]. Et il ajoute : « L’Église n’ignore pas le danger du fanatisme ou du fondamentalisme de ceux qui, au nom d’une idéologie à prétentions scientifiques ou religieuses, estiment pouvoir imposer aux autres hommes leur conception de la vérité et du bien »[3].

Nous avons vu que le marxisme et le libéralisme avaient des « prétentions scientifiques » et nous savons, par ailleurs, les ravages de l’islamisme totalitaire.

Si le chrétien aussi parle de « vérité », celle-ci est d’une autre nature même si, à certaines époques de l’histoire, certains membres de l’Église ont agi en despotes transformant l’Église en parti intolérant⁠[4].

La vérité que les idéologues ont le sentiment de détenir, éclaire toute la réalité, elle ne peut être perçue par tous, pour des raisons diverses, de classe, de race, d’intelligence, de méchanceté, de caste, de nation ou de religion. Les chrétiens, par contre, explique M. Zieba⁠[5], ont foi dans l’existence d’une vérité absolue dont Dieu est le seul détenteur. L’Église n’en est que la dépositaire. Personne ne peut la posséder, elle est transcendante, c’est-à-dire en relation avec l’humain mais sans être, sans être limitée ou absorbée par lui. Elle est « mystère »⁠[6] et donc malgré ce que nous pouvons en savoir, par la révélation essentiellement, toujours « au-delà de l’humain, du rationnel, du philosophique et du théologique ». L’Église doit sans cesse méditer cette vérité mais elle sait, par le fait même, « que jamais au cours de l’histoire, tant qu’existeront le temps et l’espace, elle n’arrivera à la connaître entièrement ». L’Église « a reçu cette vérité, et la connaissance qu’elle en a est suffisante pour mener les hommes sur le chemin du salut. Mais, en fixant certains principes touchant à la réalité sociale, elle n’arrête pas pour autant de projet achevé sur la vie en société ou sur quelque système politico-économique ». Elle doit donc « veiller à ce qu’elle ne soit pas enfermée dans des catégories purement humaines ». Le risque existe toujours d’ »idéologiser » cette vérité, de la réduire à quelques formules simples à imposer.

La vérité chrétienne est d’une autre nature parce que « la foi chrétienne ne cherche nullement à réduire à un modèle rigide une réalité sociale et politique mouvante et admet que la vie de l’homme se réalise dans l’histoire de manières diverses et imparfaites »[7]. Toute société temporelle est imparfaite et provisoire du fait m_me du péché originel et aucune « ne pourra jamais être confondue avec le Royaume de Dieu »[8]. L’Église, répétons-le, « n’a pas de modèle à proposer. Les modèles véritables et réellement efficaces ne peuvent être conçus que dans le cadre des différentes situations historiques, par l’effort de tous les responsables qui font face aux problèmes concrets sous tous leurs aspects sociaux, économiques, politiques et culturels, imbriqués les uns dans les autres. Face à ces responsabilités, l’Église présente, comme orientation intellectuelle indispensable, sa doctrine sociale (…) »[9].

Quelle sera alors la tâche des chrétiens ? « Tendre à l’amélioration progressive des structures et des institutions existantes », répond Jean-Paul II⁠[10]. Tâche modeste, dira-t-on ! Oui, apparemment, mais attendons la suite, attendons de découvrir ce qui va guider les chrétiens dans leur tâche !

Dans cet esprit d’humilité, Jean-Paul II, à propos du développement, rappelle encore ce que Paul VI écrivait en 1967: « L’Église n’a pas de solutions techniques (…). En effet, elle ne propose pas des systèmes ou des programmes économiques et politiques, elle ne manifeste pas de préférence pour les uns ou pour les autres, pourvu que la dignité de l’homme soit dûment respectée et promue et qu’elle-même se voie laisser l’espace nécessaire pour accomplir son ministère dans le monde »[11].

Si l’Église respecte la liberté, c’est parce qu’elle est viscéralement attachée à la défense de la dignité humaine mais, en même temps, elle doit faire entendre sa voix dès que cette même dignité est menacée.


1. ZIEBA Maciej, op. cit., p. 77. L’auteur poursuit : « c’est une vision du monde ayant un fondement transcendant, et se traduisant par un projet concret d’organisation sociale. La certitude découlant de la possession d’un fondement absolu et sa version concrète au niveau de la mise en œuvre politique permettent de faire usage de la force pour appliquer cette solution ».
2. CA, 25.
3. CA, 46.
4. Et même aujourd’hui encore, explique le cardinal Ratzinger, « il est indéniable que le Magistère peut courir le danger d’agir comme une autorité de parti. Mais, ajoute-t-il immédiatement, il est faux qu’il agisse ainsi de manière structurelle, et doive donc être nécessairement un instrument extra-scientifique de la contrainte de parti. En effet, la différence de structure entre l’Église et un parti constitué idéologiquement se situe exactement dans le problème de la vérité. (…) Le matérialisme suppose admis que, au commencement, n’existait pas la raison, mais l’irrationnel - la matière. La raison est donc le produit de l’irrationnel ; la vérité ne précède pas l’homme, mais se réalise seulement à partir du décret que l’homme réalise. L’« orthodoxie » ne peut être que le produit de l’orthopraxie, même si le projet de la théorie doit précéder la praxis. En d’autres termes, la vérité surgit dans le décret du parti et dépend totalement de lui. Par contre, selon la conviction fondamentale de la foi chrétienne, au commencement existait la raison et avec elle, la vérité. C’est cette dernière qui produit l’homme et la raison humaine, capable de vérité. La relation de l’homme à la vérité est fondamentalement réceptive et non productrice. Bien que la communauté de l’Église soit nécessaire comme condition historique pour l’activité de la raison, l’Église n’est pas identique à la vérité. Elle ne décrète pas la vérité, elle ne conditionne pas la vérité, mais est conditionnée par elle, et elle est posée comme espace de sa connaissance. La vérité reste donc essentiellement indépendante de l’Église, et l’Église lui est ordonnée comme son instrument » (Église, œcuménisme et politique, Fayard, 1987, pp. 213-214).
5. Op. cit., pp. 78-83.
6. Pour saint Paul (1 Co 1 et 2 ; Col 1 ; Ep 1,9 ; 3,9 et 18-19), le mystère est « le secret de la sagesse de Dieu, c’est-à-dire de son dessein sur l’histoire du monde et plus particulièrement pour le salut de celui-ci, secret inconnu même des « puissances » angéliques qui dominent le siècle présent, mais que Dieu révèle quand il veut, à qui il veut. Inaccessible à la sagesse des hommes, pour qui il n’est que folie (…), scandaleux pour les juifs eux-mêmes qui n’acceptent pas de dépasser les révélations seulement préparatoires, le mystère du salut est essentiellement la Croix du Christ, par laquelle les « puissances » révoltées contre le créateur sont dépossédées de leur domination, cependant que les croyants y trouvent la délivrance » (Bouyer). On peut aussi transposer et méditer ce que Camus trouvait d’anti-idéologique et d’anti-totalitaire dans la philosophie grecque : « la pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. Notre Europe, au contraire, lancée à la conquête de la totalité, est fille de la démesure » (Noces suivi de L’été, Gallimard-Livre de poche, 1959, pp. 139-140).
7. CA, 46.
8. CA, 25.
9. CA, 43.
10. ZIEBA M., op. cit., p. 76.
11. Id.. Cf. PP, 13. L’absence de solution technique n’empêche pas l’Église de dire une parole sur les questions temporelles car elle  »est « experte en humanité », et cela la pousse nécessairement, écrit Jean-Paul II, à étendre sa mission religieuse aux divers domaines où les hommes déploient leur activité à la recherche du bonheur, toujours relatif, qui est possible en ce monde, conformément à leur dignité de personnes.
   A l’exemple de mes prédécesseurs, ajoute-t-il encore, je dois répéter que ce qui touche à la dignité de l’homme et des peuples (…), ne peut se ramener à un problème « technique ». Réduit à cela, le développement serait vidé de son vrai contenu et l’on accomplirait un acte de trahison envers l’homme et les peuples qu’il doit servir.
   Voilà pourquoi l’Église a une parole à dire aujourd’hui comme il y a vingt ans, et encore à l’avenir, sur la nature, les conditions, les exigences et les fins du développement authentique, et aussi sur les obstacles qui l’entravent. Ce faisant, l’Église accomplit sa mission d’évangélisation, car elle apporte sa première contribution à la solution du problème urgent du développement quand elle proclame la vérité sur le Christ, sur elle-même et sur l’homme, en l’appliquant à une situation concrète » (SRS, 41).

⁢iii. L’Église comme force critique….

En fait, l’enseignement social chrétien est redoutable parce que, relevant d’une vérité transcendante et refusant ainsi d’office toute solution qui serait fermée sur la réalité temporelle, il démasque les idéologies et les modèles, même chrétiens, qui veulent s’imposer⁠[1]

Et donc, « il n’est pas juste d’affirmer - comme le prétendent certains - que la doctrine sociale de l’Église condamne une théorie économique, sans plus. La vérité est que cette doctrine, en respectant la juste autonomie de la science, porte un jugement sur les effets de son application historique lorsqu’elle est violée sous une forme ou une autre, ou que la dignité de la personne est mise en danger. Dans l’exercice de sa mission prophétique, l’Église veut encourager la réflexion critique sur les processus sociaux, en ayant toujours comme point de mire le dépassement de situations non pleinement conformes aux objectifs tracés par le Seigneur de la Création »[2]. Et même, « à supposer qu’un penseur de génie construise un jour un système socio-économique complètement indépendant du marxisme et du libéralisme économique, la doctrine sociale chrétienne aurait sûrement son mot à dire en face d’une telle doctrine »[3]

Attentive à la conformité ou non d’une situation aux « objectifs du Seigneur », la doctrine de l’Église va exercer un jugement moral sur les réalités socio-économiques. C’est une idée-force dans toute la pensée sociale chrétienne depuis Léon XIII et que Pie XI, par exemple, a particulièrement soulignée : « A aucun prix (…) l’Église ne peut abdiquer la charge que Dieu lui a confiée et qui lui fait une loi d’intervenir, non certes dans le domaine technique, à l’égard duquel elle est dépourvue de moyens appropriés et de compétence, mais en tout ce qui touche à la loi morale. (…) S’il est vrai que la science économique et la discipline des mœurs relèvent chacune dans sa sphère, de principes propres, il y aurait néanmoins erreur à affirmer que l’ordre économique et l’ordre moral sont si éloignés l’un de l’autre, si étrangers l’un à l’autre, que le premier ne dépend en aucune manière du second »[4].

« Aucun de ceux qui dirigent la vie économique des peuples, aucun talent d’organisation ne pourra jamais dénouer pacifiquement les difficultés sociales, si d’abord, sur le terrain économique lui-même, ne triomphe la loi morale, appuyée sur Dieu et sur la conscience. Là est la valeur fondamentale, source de toutes les valeurs dans la vie aussi bien économique que politique des nations ; c’est la monnaie la plus sûre : si on la conserve bien solide, toutes les autres seront stables, étant garanties par l’autorité la plus forte, par la loi de Dieu, immuable et éternelle »[5].

L’enseignement de l’Église, pour prendre un texte plus récent, « porte sur l’aspect éthique de cette vie, et prend en compte les aspects techniques des problèmes, mais toujours pour les juger sous l’angle moral »[6]. Il ne faut jamais oublier que l’Église propose une doctrine et non un programme laissé à l’appréciation du laïcat engagé dans l’histoire mouvante des sociétés et qui doit bien se garder d’identifier son choix à celui du Magistère. « L’Église continue à critiquer les systèmes économiques, ou plutôt leurs formes rigides, expression de principes indûment absolutisés. Elle se garde, en revanche, de prononcer qu’on doive écarter ces systèmes sous toute forme possible. Moyennant corrections, l’un et l’autre sont sans doute susceptibles de devenir acceptables. L’Église ne s’engage pas, d’autre part, sur les variétés concrètes possibles. En ce sens, elle se tient à distance des systèmes, comme des programmes »[7]. Comment l’Église pourrait-elle d’ailleurs se prononcer sur l’infinie variété des régimes socio-économiques concrets ? Devant les situations concrètes, à la fois nuancées et complexes, ce sont les Églises locales qui doivent exercer leur vigilance critique tout en s’abstenant de soutenir tel ou tel programme même s’il se veut explicitement chrétien⁠[8].

On peut à ce point de vue citer en exemple la lettre pastorale des évêques américains sur l’économie, publiée en 1986⁠[9]. Les évêques y écrivent « en tant que pasteurs, non pas comme des personnages publics. Nous parlons, précisent-ils encore, en tant qu’enseignants de la morale et non pas en techniciens de l’économie. Nous ne cherchons pas à avancer des arguments politiques ou idéologiques mais à faire ressortir les dimensions humaines et éthiques de la vie économique, aspects qui sont trop souvent négligés dans les débats publics »[10]. « Cette lettre pastorale n’est pas un projet pour l’économie américaine. Elle n’adopte aucune théorie précise sur la manière dont fonctionne l’économie américaine, pas plus qu’elle ne tente de résoudre les querelles entre les différentes écoles de pensée économique. Au lieu de cela, notre lettre pastorale a recours aux Écritures et à l’enseignement social de l’Église. C’est là que nous découvrons ce que notre vie économique doit servir, quels modèles elle doit suivre »[11]. Mais « l’Église n’est liée à aucun système particulier, économique, politique ou social ; elle a coexisté avec de nombreuses formes d’organisation économique et sociale et elle le fera encore à l’avenir, en évaluant chacune en fonction des principes moraux et éthiques : quelles sont les répercussions de tel système sur l’homme ? Est-il une aide ou une menace pour la dignité humaine ? »[12]. Il n’empêche que le document va analyser avec beaucoup de minutie tous les domaines de la vie sociale et économique américaine qui font problème. En descendant ainsi au plus près du vécu, l’Église est bien consciente que le jugement particulier qu’elle porte est bien particulier et non universel comme le principe dont il s’inspire. Le pape Jean-Paul II lui-même a présenté son encyclique Centesimus annus sous cet angle : « La présente encyclique, écrit-il, cherche à mettre en lumière la fécondité des principes exprimés par Léon XIII, principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église et, à ce titre, engagent l’autorité de son magistère. Mais la sollicitude pastorale m’a conduit, d’autre part, à proposer l’analyse de certains événements récents de l’histoire. Il n’est pas besoin de souligner que la considération attentive du cours des événements, en vue de discerner les exigences nouvelles de l’évangélisation, relève des devoirs qui incombent aux Pasteurs. Toutefois, on n’entend pas exprimer des jugements définitifs en développant ces considérations, car, en elles-mêmes, elles n’entrent pas dans le cadre propre du magistère »[13].

Ceci étant acquis, on comprend mieux dans quel sens on peut, malgré tout, parler d’une doctrine socio-économique, comme l’explique très clairement J.-Y. Calvez : « Si l’Église ne songe pas ou plus[14] à situer son propre enseignement social comme un système alternatif à d’autres systèmes, ceci ne signifie pas qu’elle s’abstienne de toute présentation d’un projet social. Elle en offre en vérité un, au sens d’ensemble de valeurs à respecter simultanément. Ce projet varie quelque peu dans la présentation selon les besoins des époques, les possibilités qu’elles comportent, les chances qu’elles connaissent. L’essentiel en est désormais assez bien déterminé »[15].

Quel est cet essentiel ?


1. Cf. ZIEBA M. : « (…) toutes les idéologies surgies d’un humus chrétien, et très souvent présentées comme la quintessence de l’engagement chrétien et de l’orthodoxie, sont non pas une affirmation intégrale et conséquente de la foi catholique, mais toujours un abus de la vérité et une version falsifiée du catholicisme, et ce, de manière radicale » (op. cit., p. 79).
2. JEAN-PAUL II, Discours aux hommes d’affaires, Durango (Mexique), 9-5-1990, in DC n° 2008, 17-6-1990, n° 3, p. 597.
3. BOISARD P., Les obstacles rencontrés par l’enseignement social chrétien, Ed. Universitaires, Fribourg, 1988, p. 15.
4. QA, Marmy, 546-547.
5. PIE XI, Caritate Christi, 1932.
6. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., n° 72.
7. Calvez J.-Y. cité in ARONDEL Ph., op. cit., p. 89, note 51.
8. Tous ces problèmes liés à l’action politique seront étudiés dans la dernière partie.
9. Justice économique pour tous : enseignement social catholique et économie américaine, 13-11-1986, in DC n° 1942, 21-6-1987, pp. 617-681.
10. Op. cit., n° 7. L’intention des évêques n’est pas simplement de répéter l’enseignement universel de Rome. Ils disent bien, au même endroit, qu’ils apportent « à cette tâche un double héritage fait de l’enseignement social catholique et des valeurs traditionnelles américaines ». Il s’agit donc d’orienter dans le « bon » sens une réalité unique qui a été étudiée avec l’aide de près de deux cents experts de toutes disciplines et de tous bords.
11. Id., n° 12.
12. Id., n° 130.
13. CA, 3.
14. Allusion, une nouvelle fois, à la proposition faite par Pie XI dans QA.
15. CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme et la société, Desclée de Brouwer, 1989, p. 297.

⁢iv. … au nom de l’homme.

Selon la formule maintenant consacrée, l’essentiel de la doctrine sociale chrétienne est « un ensemble de principes de réflexion et de critères de jugement et aussi de directives d’action pour que les changements en profondeur que réclament les situations de misère et d’injustice soient accomplis, et cela d’une manière qui serve le bien des hommes »[1]. Principes, critères et directives qui s’enracinent dans une anthropologie qui permet de répondre à ceux qui qualifient la doctrine sociale de l’Église comme « une doctrine du juste milieu ». « Ce qu’on entendra souvent, écrit J.-Y. Calvez, au sens d’une position indécise et sans option ferme…​. Mais pourquoi, faut-il répondre, ou au nom de quoi devrait-on opter pour la société seule, dont l’individu ne serait qu’un reflet transitoire ? ou bien pour la personne seule, qui pourrait bien établir des relations avec autrui, mais seulement à son gré, contractuellement, sans dépendance plus intime ? Les choses ne sont-elles pas tout à fait autres quand l’altérité est, justement, une dimension de la personne même, de la relation qu’est un homme ? et quand elle est, par voie de conséquence, tout entière marquée de personnalité, de spiritualité peut-on dire encore, au delà de ce qui serait seulement un arrangement pragmatique ? »[2]

En effet, « le principe essentiel de la doctrine sociale catholique est que l’homme est le fondement, la cause et la fin de toutes les institutions sociales - l’homme, être social par nature, et élevé à un ordre de réalités qui transcendent la nature »[3]. L’homme est donc au centre de tout l’ordre social et « cet être humain n’est pas l’homme abstrait ni l’homme considéré uniquement dans l’ordre de la nature pure, mais l’homme complet, tel qu’il est aux yeux de Dieu, son Créateur et son Rédempteur, tel qu’il est dans sa réalité concrète et historique qu’on ne saurait perdre de vue sans compromettre l’économie normale de la communauté humaine »[4]. Il s’agit de l’homme dans son intégralité et « de tout homme, dans toute la réalité absolument unique, de son être et de son action, de son intelligence et de sa volonté, de sa conscience et de son cœur. L’homme, dans sa réalité singulière (parce qu’il est une « personne ») a une histoire personnelle de sa vie, et surtout une histoire personnelle de son âme »[5].

La doctrine sociale de l’Église, c’est d’abord une vision anthropologique qui indique le but et les limites du système économique. Léon XIII parlait de « philosophie » sociale chrétienne. Pie XI, d’ »éthique » ou de « morale », face à la « science économique ». Celle-ci a ses méthodes et donc son autonomie. Mais il faut bien distinguer « quelles fins sont hors de la portée de l’activité humaine, quelles fins au contraire elle peut se proposer », autrement dit, ce que la science économique peut faire et « la fin suprême que le Créateur assigne à l’ordre économique tout entier », autrement dit, ce qui est moralement souhaitable, voire obligatoire. A ce point de vue, la « science économique » est incapable de se prononcer.⁠[6]

Préoccupé de rendement, de rentabilité, de croissance, « le monde de l’économie risque de ne pas se préoccuper de questions pourtant essentielles - la croissance pour qui, à quel coût, pour quelle promotion de l’homme…​- et de se considérer parfois comme le lieu essentiel, sinon décisif, du progrès de la condition humaine »[7]. Il a besoin de savoir à qui il s’adresse et pourquoi. Seule une « philosophie », une « morale », une « théologie morale »⁠[8] peut le guider pour lui éviter de sacrifier l’homme sur l’autel de l’efficacité, de quelle que manière qu’on la définisse.

Or, les idéologies se sont construites à partir d’une vision partielle ou erronée de l’homme et de la société.

Le libéralisme en exaltant l’individu se trompe sur la liberté : il oublie la dimension sociale et morale de l’homme⁠[9]. Il exalte la liberté sans référence à la vérité sur l’homme. Comment les libéraux, en effet, définissent-ils la liberté ? C’est, disent-ils, « la faculté que tout homme porte en lui d’agir selon sa détermination propre, sans avoir à subir d’autres contraintes que celles qui sont nécessaires à la liberté des autres. Le simplisme d’une telle définition n’a pas besoin d’être souligné tant sont graves et nombreux les problèmes qu’elle passe sous silence : l’homme est-il capable d’une détermination propre ? Sa condition n’influe-t-elle pas sur sa liberté ? Par rapport à quoi et à qui est-il libre ? Quelles sont les contraintes qui sont légitimes ? Etc. Mais, précisément, le caractère rudimentaire de la définition libérale de la liberté confère au libéralisme une assurance qui lui ferait défaut s’il lui fallait prendre en compte les scrupules des philosophes, les réticences du sociologue ou les doutes de l’homme de la rue. Le libéralisme ne s’interroge pas d’abord sur le sens de la liberté pour chercher ensuite dans quelle mesure les individus en bénéficient. Il pose qu’elle existe. Ce postulat écarte tout débat à son sujet. Il suffit d’affirmer que l’homme est libre dès lors qu’il n’obéit qu’à lui-même »[10]. La société, quant à elle, naît et profite de la créativité individuelle car, « avec le libéralisme, c’est l’individualisme qui impose sa loi. Et il croit pouvoir l’imposer sans scrupule puisque, selon lui, la propriété par où l’homme affirme sa puissance est aussi le moyen d’accroître la somme de ce qui est utile à tous »[11].

A cet optimisme rapide, Jean-Paul II répond, se référant à Léon XIII⁠[12], que « l’erreur (…) consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice »[13]. La conséquence ultime en est la guerre sous toutes ses formes, interne et externe, sociale, économique et militaire.

Quant au socialisme, il néglige le sens profond de la liberté de la personne humaine réduite à son caractère social. Il exalte une solidarité sans amour et se trompe sur l’égalité.

Pour les socialistes, au point de départ règne l’inégalité. Celle-ci découle d’une « loi naturelle » qui est « la diversité infinie de tout ce qui vit sur terre » et qui « constitue un des moteurs de la vie ». Dès lors, « deux hommes n’étant jamais pareils, l’un sans cesse tente de dominer l’autre ». Pour mettre fin à cette situation, le socialisme, par « la socialisation des moyens de production », par « l’organisation sociale et rationnelle du travail », instaure « la coopération de tous au profit de tous »[14]. Par là, le socialisme se présente comme « une autre morale »[15] et vise à « la transformation morale des hommes »[16] mais cette morale découle de la transformation socialiste de la société. Le bonheur et la liberté sont liés indissolublement à l’organisation sociale : « un maximum d’organisation sociale, en ce qui concerne la vie matérielle et le maximum d’indépendance individuelle, en ce qui concerne la vie intellectuelle et morale »[17]. Alors que pour les libéraux, l’autonomie est acquise et qu’ils conviennent, sur ce présupposé, de construire la société, le socialisme lui vise à rendre les hommes plus autonomes dans la mesure où ils estiment que « les conditions du bonheur sont une affaire collective » ou encore qu’ »il n’y a libre choix des individus en matière éthique que s’ils sont capables d’être solidaires les uns des autres ». Telle est la présentation faite en 2002 par le président du parti socialiste en Belgique⁠[18].

Toute cette vue est une erreur, selon Jean-Paul II, parce que le socialisme « considère l’individu comme un simple élément, une molécule de l’organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l’individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien ou le mal. L’homme est ainsi réduit à un ensemble de relations sociales, et c’est alors que disparaît le concept de personne comme sujet autonome de décision morale qui construit l’ordre social par cette décision. De cette conception erronée de la personne découlent la déformation du droit qui définit la sphère d’exercice de la liberté, ainsi que le refus de la propriété privée. En effet, l’homme dépossédé de ce qu’il pourrait dire « sien » et de la possibilité de gagner de gagner sa vie par ses initiatives en vient à dépendre de la machine sociale et de ceux qui la contrôlent ; cela lui rend beaucoup plus difficile la reconnaissance de sa propre dignité de personne et entrave la progression vers la constitution d’une authentique communauté humaine »[19].

Face à ces perspectives incomplètes ou fausses, qu’est-ce que la foi et l’Église nous disent de l’homme ?


1. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., n° 72. Cette présentation renvoie à Paul VI, OA, n° 4 ; JEAN-PAUL II, Discours inaugural de Puebla, III, 7 ; JEAN XXIII, MM, n° 235.
2. L’Église et l’économie, L’Harmattan, 1999, p. 105.
3. MM, 219.
4. PIE XII, Allocution aux nouveaux cardinaux, 20-2-1946.
5. RH, 14.
6. Cf. CALVEZ J.-Y., L’Église et l’économie, op. cit., p. 107 et QA, Marmy 547.
7. FALISE M. et REGNIER J., op. cit., pp. 11-12.
8. Jean-Paul II souligne, en effet, que l’anthropologie chrétienne a sa source dans la Révélation et que, par le fait même, la doctrine sociale appartient au domaine de la théologie morale (SRS 38 et CA 55).
9. Cf. la mise en garde de Paul VI contre « le libéralisme philosophique qui est une affirmation erronée de l’autonomie de l’individu, dans son activité, ses motivations, l’exercice de sa liberté » (OA, 35) ou encore cette autre rappelant qu’ »une des ambigüités fondamentales de la liberté au siècle des Lumières tient à la conception du sujet de cette liberté comme individu se suffisant à lui-même et ayant pour fin la satisfaction de son intérêt propre dans la jouissance des biens terrestres » (Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., 13).
10. BURDEAU G., op. cit., p. 40.
11. Id., p. 85.
12. Libertas praestantissimum, n° 10.
13. CA 17.
14. ABS R., Les origines du socialisme en Belgique, Extrait de la revue Socialisme, sd, pp. 3-4. Une autre présentation, plus rapide, aboutit au même résultat. Elle proclame au point de départ que « les richesses en général, et spécialement les moyens de production, sont les agents naturels ou les fruits du travail manuel et cérébral des générations antérieures, aussi bien que de la génération actuelle ; elles doivent, par conséquent, être considérées comme le patrimoine de l’humanité. Le droit à la jouissance de ce patrimoine par des individus ou par des groupes ne peut avoir d’autre fondement que l’utilité sociale et d’autre but que d’assurer à tout être humain la plus grande somme possible de liberté et de bien-être » (Charte du Parti socialiste belge, adoptée au Congrès de Quaregnon en 1894, 1 et 2). Cette charte a toujours été considérée comme « parfaite » (Cf. LAROCK V. et YERNA J., in Le Peuple, 12 et 22 novembre 1974). On peut lire, à ce sujet, La charte de Quaregnon, déclaration de principes du Parti socialiste belge, Ed. de la Fondation Louis de Brouckère, 1980.
15. SIMONET H., in Journal de Charleroi, 25-26 août 1973.
16. Du POB au PSB, op. cit., p. 45.
17. Histoire des doctrines morales, Aperçu sur le socialisme et la morale, Centrale d’éducation ouvrière, Bruxelles, sd., p. 71. Notons que cette idée est celle de Stuart Mill qui « concilie la plus grande liberté d’action de l’individu, avec une appropriation commune des matières premières fournies par le globe et une participation égale de tous dans les bénéfices du travail commun » (De PAEPE C. et STEENS E., Manifeste du Parti socialiste brabançon, 1877, in Du POB au PSB, op. cit., p. 154).
18. Di RUPO Elio, Repensons la vie, op.cit.. Pour les socialistes, écrit un autre auteur, « l’émancipation de plus en plus large de chaque citoyen est inséparable du développement des services collectifs ». Ainsi, « pour ne prendre qu’un exemple : comment assurer, dans la perspective socialiste, l’émancipation de la femme si l’on ne crée pas un nombre suffisant de crèches, de garderies ? …​ c’est la condition indispensable pour permettre à la femme de choisir son destin, de déterminer elle-même si elle préfère travailler au dehors ou rester au foyer » (DORSIMONT Daniel, Pour l’autonomie de la personnalité humaine, in Socialisme, n° 111, juin 1972, pp. 224-238). Une femme ne sera donc librement mère au foyer que s’il y a, dans sa ville, une crèche où elle ne mettra pas ses enfants.
19. CA 13.

⁢v. Rapide retour à l’anthropologie chrétienne.

Nous avons, dès la première partie, répondu à cette question⁠[1] mais il n’est pas inutile d’y revenir pour, cette fois, montrer le lien entre les caractères essentiels de l’homme et un certain nombre de pratiques économiques que nous étudierons de manière détaillée plus tard.

Nous savons que « tout homme, quelle que soient ses convictions personnelles, porte en lui l’image de Dieu et mérite donc le respect »[2]. Par nature, il est « sujet de droits que personne ne peut violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État. La majorité d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l’opprimer, ou pour tenter de l’anéantir »[3]. Le chrétien ne peut tolérer aucun système social oppressif. « L’homme, dit le Concile, est la seule créature que Dieu ait voulue pour elle-même »[4] Image visible du Dieu invisible, la personne est investie d’une dignité transcendante. La transcendance humaine s’explique par le rapport qui existe entre l’homme et Dieu et aussi par le fait que l’homme transcende toutes les choses puisqu’il parvient par son intelligence et sa volonté à les dominer⁠[5]. Cette transcendance est merveilleusement confirmée par l’incarnation du Fils qui, pourrait-on dire, recrée l’homme par la rédemption⁠[6]. Car l’homme est aussi pécheur. Il faudra toujours tenir compte à la fois de son éminente dignité et de sa faiblesse⁠[7]. Ce réalisme éclairera singulièrement le problème de la propriété privée⁠[8] et justifiera les efforts de libération temporelle⁠[9]

Il n’empêche, le prix de l’homme est inestimable comme on le voit, de manière saisissante dans l’Évangile : le Christ guérit un homme en sacrifiant un troupeau d’environ deux mille porcs⁠[10]. « Que sert donc à l’homme, dira le Christ, de gagner le monde entier, s’il ruine sa propre vie ? »[11] Le cardinal Cardijn traduira cette histoire dans son fameux slogan : « Un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde »[12]. Pense-t-on dans la pratique économique que « les biens du monde ne comptent pas autant que le bien de la personne, le bien qui est la personne même » ? Et Jean-Paul II ajoute : « toute violation de la dignité personnelle de l’être humain crie vengeance en présence de Dieu et devient une offense au Créateur de l’homme. En vertu de sa dignité personnelle, l’être humain est toujours une valeur en lui-même et pour lui-même, et il doit être considéré et traité comme tel ; jamais il ne peut être considéré et traité comme un objet dont on se sert, un instrument, une chose »[13].

Ce qui est dit de l’homme s’entend, il ne faut pas non plus l’oublier, de tout homme.« Il s’agit de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère »[14]. Dans la Genèse déjà, il était souligné que les biens de la terre étaient destinés à Adam, c’est-à-dire à tous les hommes. Il faudra s’en souvenir d’autant plus que tous ces hommes, fils d’un même Père, sont frères en Jésus-Christ. « Il n’y a plus, écrit saint Paul, ni juif, ni grec, il n’y a plus d’esclave ni d’homme libre ; il n’y a plus homme et femme ; vous êtes tous un seul dans le Christ Jésus »[15].

Sur la dignité de chaque homme, se fonde l’égalité entre les hommes et leur solidarité⁠[16] qui, dans la perspective chrétienne, culmine dans la communion et donc dans le don⁠[17]. La Genèse définit l’homme comme homme et femme⁠[18] soulignant, à sa manière, et dans son fondement, la caractère social de l’homme qui « ne s’épuise pas dans l’État mais se réalise de même dans divers groupes intermédiaires, de la famille[19] aux groupes économiques, sociaux, politiques et culturels qui, découlant de la même nature humaine, ont -toujours à l’intérieur du bien commun- leur autonomie propre »[20]. Dans la vie économique aussi, soit dit en passant, doit s’appliquer le principe de subsidiarité. Mais, pour revenir à la socialité de l’homme, elle ne devient collaboration effective qu’à travers le dialogue⁠[21] et vraie solidarité, comme nous l’avons vu, qu’à partir du moment où l’amour anime les relations sociales. Si nous acceptons le fait que « la personne se réalise pleinement dans le libre don de soi »[22], le don rend l’homme plus homme et donc plus activement « social », c’est-à-dire solidaire. Or l’histoire et l’actualité nous montrent cr_ment que le collectivisme⁠[23] et l’individualisme détruisent l’amour et donc toute solidarité vivante, toute collaboration franche.

La transcendance de l’homme, avons-nous dit, se manifeste par la recherche de la vérité et l’exercice de sa volonté.

Nous savons que la liberté, l’activité créatrice de l’homme et donc son esprit d’initiative et d’entreprise, est « un signe privilégié de l’image divine »[24]. Mais nous constatons aussi que les désordres sur le terrain économique et social sont la conséquence d’une erreur qui « consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice »[25]. Il faut rappeler sans cesse « le lien constitutif de la liberté humaine avec la vérité, lien si fort qu’une liberté qui refuserait de se lier à la vérité tomberait dans l’arbitraire et finirait par se soumettre elle-même aux passions les plus dégradantes et par s’autodétruire. d’où viennent, en effet, tous les maux que veut combattre Rerum novarum sinon d’une liberté qui, dans le domaine de l’activité économique et sociale, s’éloigne de la vérité de l’homme ? »[26] Sont nécessaires à la paix sociale « la tension morale et la force de rendre consciemment témoignage à la vérité »[27]. Pas de liberté sans vérité mais pas de vérité sans liberté. Si effectivement « l’homme est avant tout un être qui cherche la vérité et qui s’efforce de vivre selon cette vérité, de l’approfondir dans un dialogue constant qui implique les générations passées et à venir »[28], cette recherche doit se faire, en conscience et sans contrainte⁠[29]. Or, « dans les régimes totalitaires et autoritaires, on a poussé à l’extrême le principe de la prépondérance de la force sur la raison. L’homme a été contraint d’accepter une conception de la réalité imposée par la force et non acquise par l’effort de sa raison et l’exercice de sa liberté. Il faut inverser ce principe et reconnaître intégralement les droits de la conscience humaine, celle-ci n’étant liée qu’à la vérité naturelle et à la vérité révélée »[30].

La vérité dont il est question est, d’abord et avant tout, la vérité sur l’homme considéré dans toute sa dignité et sa complexité. C’est cette vérité sur l’homme intégral qui doit guider toute la pratique économique. Celle-ci, ordonnée au développement de l’homme, ne peut donc négliger sa dimension verticale : « (…)Le développement ne doit pas être compris d’une manière exclusivement économique, mais dans un sens intégralement humain. Il ne s’agit pas seulement d’élever tous les peuples au niveau dont jouissent aujourd’hui les pays les plus riches, mais de construire, par un travail solidaire, une vie plus digne, de faire croître réellement la dignité et la créativité de chaque personne, sa capacité de répondre à sa vocation, et donc à l’appel de Dieu. Au faîte du développement, il y a la mise en œuvre du droit et du devoir de chercher Dieu, de le connaître et de vivre selon cette connaissance ».⁠[31]

Si, par sa raison, l’homme peut avoir l’intuition de sa qualité et si l’homme contemporain y est tout particulièrement sensible⁠[32], au vu de tout ce qui précède et des insistances religieuses, il est clair que seule la foi révèle pleinement cette dignité transcendante⁠[33]. Dès lors, « la négation de Dieu prive la personne de ses racines et, en conséquence, incite à réorganiser l’ordre social sans tenir compte de la dignité et de la responsabilité de la personne »[34]. L’athéisme parce qu’il « prive l’homme de l’une de ses composantes fondamentales »[35], conduit à la destruction du milieu naturel⁠[36] et humain⁠[37] à l’aliénation de l’homme.

Très lucidement, Pie XI qui reconnaissait, en 1931, qu’un « socialisme mitigé » n’était pas très éloigné de ce que les chrétiens souhaitent n’en maintenait pas moins que « socialisme religieux, socialisme chrétien, sont des contradictions » pour la raison fondamentale que le socialisme construit une société fermée sur le temporel, ordonnée au « seul bien-être », subordonnant ou sacrifiant les biens les plus élevés de l’homme⁠[38].

Jean XXIII dira que « l’aspect le plus sinistrement typique de notre époque moderne se trouve dans la tentative absurde de vouloir bâtir un ordre temporel solide et fécond en dehors de Dieu, unique fondement sur lequel il puisse subsister, et de vouloir proclamer la grandeur de l’homme en le coupant de la source dont cette grandeur est issue et où elle s’alimente ; en réprimant, et si possible en éteignant, ses aspirations vers Dieu »[39].

Alors que le marxisme croyait que l’aliénation dépendait uniquement des rapports de production et de propriété et qu’elle se résoudrait par le collectivisme⁠[40], Jean-Paul II la situe précisément dans la fermeture au spirituel, dans « la perte du sens authentique de l’existence » à l’œuvre aussi bien dans les sociétés occidentales que dans les sociétés collectivistes : « il est nécessaire, précise le Saint Père, de rapprocher le concept d’aliénation de la vision chrétienne des choses, pour y déceler l’inversion entre les moyens et les fins : quand il ne reconnaît pas la valeur et la grandeur de la personne en lui-même et dans l’autre, l’homme se prive de la possibilité de jouir convenablement de son humanité et d’entrer dans les relations de solidarité et de communion avec les autres hommes pour lesquelles Dieu l’a créé. En effet, c’est par le libre don de soi que l’homme devient authentiquement lui-même, et ce don est rendu possible parce que la personne humaine est essentiellement « capable de transcendance ». L’homme ne peut se donner à un projet seulement humain sur la réalité, à un idéal abstrait ou à de fausses utopies. En tant que personne, il peut se donner à une autre personne ou à d’autres personnes et, finalement, à Dieu qui est l’auteur de son être et qui, seul, peut accueillir pleinement ce don. L’homme est aliéné quand il refuse de se transcender et de vivre l’expérience du don de soi et de la formation d’une communauté humaine authentique orientée vers sa fin dernière qu’est Dieu. Une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre les hommes »[41]. Dans un langage plus classique, on pourrait appeler aliénée, ou plutôt aliénante, la société qui freine, détourne, corrompt, étouffe l’amour de Dieu et du prochain, qui contredit donc ou du moins contrecarre, d’une manière ou d’une autre, le premier et le plus grand commandement. Si, « dans la société occidentale, l’exploitation a été surmontée, du moins sous la forme analysée et décrite par Karl Marx (…), l’aliénation n’a pas été surmontée dans les diverses formes d’exploitation lorsque les hommes tirent profit les uns des autres et que, avec la satisfaction toujours plus raffinée de leurs besoins particuliers et secondaires, ils se rendent sourds à leurs besoins essentiels et authentiques qui doivent régir aussi les modalités de la satisfaction des autres besoins »[42].

On comprend mieux, à lire ces insistances sur l’ouverture, le don à Dieu et aux autres, que Jean-Paul II ait pu écrire qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient »[43].

Pour faire court, on peut dire que l’éthique chrétienne est et doit être l’« expression active, au plan temporel, de la transcendance »[44]. Transcendance de l’homme qui doit être respectée, protégée, défendue, favorisée et transcendance du Royaume qui, au-delà du monde est déjà présent et doit être rendu toujours plus présent. Un homme qui doit toujours être plus à l’image de Dieu et une société toujours plus à l’image du Royaume. Telles sont nos références constantes, définitives⁠[45].


1. On peut lire aussi l’excellente synthèse de CALVEZ J.-Y., L’homme dans le mystère du Christ, Desclée De Brouwer, 1993.
2. CA, 22.
3. CA, 44.
4. GS, 24.
5. CA, 31.
6. « Le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam, en effet, le premier homme, était la figure de Celui qui devait venir, le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation. Il n’est donc pas surprenant que les vérités ci-dessus trouvent en Lui leur source et atteignent en Lui leur point culminant. « Image du Dieu invisible » (Col 1, 15), il est l’Homme parfait qui a restauré dans la descendance d’Adam la ressemblance divine, altérée dès le premier péché. Parce qu’en Lui la nature humaine a été assumée, non absorbée, par le fait même, cette nature a été élevée en nous aussi à une dignité sans égale. Car, par son incarnation, le Fils de dieu s’est en quelque sorte uni Lui-même à tout homme. Il a travaillé avec des mains d’homme, il a pensé avec une intelligence d’homme, il a agi avec une volonté d’homme, il a aimé avec un cœur d’homme. Né de la Vierge Marie, il est vraiment devenu l’un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché » (GS, 22). Cet admirable enseignement explique bien pourquoi « cet homme est la première route que l’Église doit parcourir en accomplissant sa mission (…), route tracée par le Christ lui-même, route qui, de façon immuable, passe par le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption » (RH, 14).
7. « Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière », on croit pouvoir bâtir le paradis en ce monde » (CA, 25).
8. Cf. CA, 25.
9. Comme l’explique bien J.-Y. Calvez, « la condition de péché entraîne pour l’homme le besoin de libération (…). La rédemption par le Christ est la libération fondamentale. Mais la libération reçue doit aussi être mise en œuvre, en raison des conséquences du péché, dans la vie de chaque chrétien, de chaque homme: dans l’existence terrestre. Elle a des dimensions psychologiques et spirituelles, culturelles et sociales, économiques et politiques » (L’homme dans le mystère du Christ, op. cit., p. 39).
10. Mc 5, 1-20.
11. Mc 8, 36.
12. Cf. JEAN-PAUL II, Homélie à la basilique de Saint-Denis (France), 31-5-1980, in DC n° 1788, 15-6-1980, pp. 571 et svtes.
13. Exhortation apostolique Christifideles laici (CL), 30-12-1988, n° 37.
14. CA, 53.
15. Ga 3, 28.
16. « La dignité personnelle constitue le fondement de l’égalité de tous les hommes entre eux. De là, la nécessité absolue de refuser toutes les formes, si diverses, de discrimination, qui, hélas ! continuent à diviser et à humilier la famille humaine, discriminations raciales, économiques, sociales, culturelles, politiques, géographiques, etc. Toute discrimination constitue une injustice absolument intolérable, non pas tant en raison des tensions et des conflits qu’elle peut engendrer dans le tissu social qu’en raison du déshonneur infligé à la dignité de la personne : et non seulement à la dignité de qui est victime de l’injustice, mais, davantage encore, de qui la commet. Base de l’égalité de tous les hommes entre eux, la dignité de la personne est aussi le fondement de la participation et de la solidarité des hommes entre eux : le dialogue et la communion s’enracinent finalement en ce que les hommes « sont » plus encore qu’en ce que les hommes « ont ». La dignité personnelle est une propriété indestructible de tout être humain. Il est fondamental de noter toute la force explosive de cette affirmation qui se base sur l’unicité irremplaçable de toute personne » (CL, 37).
17. « A la lumière de la foi, la solidarité tend à se dépasser elle-même, à prendre les dimensions spécifiquement chrétiennes de la gratuité totale, du pardon et de la réconciliation. Alors le prochain n’est pas seulement un être humain avec ses droits et son égalité fondamentale à l’égard de tous, mais il devient l’image vivante de Dieu le Père, rachetée par le sang du Christ et objet de l’action constante de l’Esprit Saint. Il doit donc être aimé, même s’il est un ennemi, de l’amour dont l’aime le Seigneur, et l’on doit être prêt au sacrifice pour lui, même au sacrifice suprême : « Donner sa vie pour ses frères » (cf. Jn 3, 16).
   Alors la conscience de la paternité commune de Dieu, de la fraternité de tous les hommes dans le Christ, « fils dans le Fils », de l’action vivifiante de l’Esprit Saint, donnera à notre regard sur le monde comme un nouveau critère d’interprétation. Au-delà des liens humains et naturels, déjà si forts et si étroits, se profile à la lumière de la foi un nouveau modèle d’unité suprême, reflet de la vie intime de Dieu un en trois Personnes, est ce que nous, chrétiens, désignons par le mot « communion » » (SRS, 40).
18. « L’homme est devenu image et ressemblance de Dieu non seulement par sa propre humanité mais aussi par la communion des personnes que l’homme et la femme forment dès le début » (JEAN-PAUL II, A l’image de Dieu, homme et femme, Cerf, 1980, p. 77).
19. Rappelons que la famille est le lieu privilégié où l’homme grandissant dans l’apprentissage de l’amour prend conscience de sa dignité. La famille est la première « communauté de travail et de solidarité » (CA, 49).
20. CA, 13.
21. Cf. CA 60-61.
22. CA 43. Rappelons que pour le philosophe E. LEVINAS, ( cf. Totalité et infini, Biblio-Essais, Livre de poche, 1990), « sortir de soi », s’occuper de l’autre, de sa souffrance, de sa mort, avant de s’occuper de sa propre mort, « c’est la découverte du fond de notre humanité, la découverte même du bien (…) ». C’est ainsi qu’il définit la sainteté: « Elle ne tient pas du tout aux privations, elle est dans la certitude qu’il faut laisser à l’autre en tout la première place - depuis l’ »après vous » devant la porte ouverte jusqu’à la disposition - à peine possible mais la Sainteté le demande - de mourir pour l’autre.
   Dans cette attitude de sainteté, il y a un tel retournement de l’ordre normal des choses, du naturel des choses, de la persistance dans l’être de l’ontologie des choses et du vivant, que c’est pour moi, là, le moment où par l’humain, l’au-delà de l’être - Dieu - me vient à l’idée » (POIRIE François, LEVINAS Emmanuel, Essai et entretiens, Babel, 1996, pp. 103-106). Notons encore que découvrir « l’autre plus grand que soi » est, pour l’auteur, le seul moyen d’arriver à une vraie égalité, de dépasser l’individualisme libéral où chacun se disant l’égal de tous en campant sur ses droits, bloque, en fait, tout le mécanisme social.
23. Ce n’est pas pour rien que l’antidote efficace au communisme polonais s’est appelé Solidarnosc !
24. GS, 17.
25. CA, 17.
26. CA, 4.
27. CA, 27.
28. CA, 4.
29. C’est toute la problématique de la liberté religieuse que Jean-Paul II résume dans Centesimus annus (13) : Dieu appelle et l’homme est responsable personnellement de sa réponse.
30. CA, 29.
31. CA, 29. Jean-Paul II le répète : « Aucun progrès authentique n’est possible sans respect du droit naturel élémentaire de connaître la vérité et de vivre selon la vérité. A ce droit se rattache, comme son exercice et son approfondissement, le droit de découvrir et d’accueillir librement Jésus-Christ, qui est le vrai bien de l’homme ».
32. RH, 11.
33. CA, 54.
34. CA, 13.
35. CA, 55.
36. CA, 37.
37. CA, 38.
38. QA, 590-597 (Marmy).
39. MM, 218. Cf. Ps CXXVI, 1: « Si ce n’est pas Dieu qui bâtit la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent ».
40. « Dans la marchandise, dans l’argent (solidaires de la division du travail, de la propriété privée et de l’échange), l’activité humaine s’est nécessairement aliénée » (LEFEBVRE H., Pour connaître la pensée de Karl Marx, Bordas, 1966, p. 238). Notons que Jean-Paul II ne retient que cet aspect de la théorie marxiste de l’aliénation. Celle-ci inclut aussi la religion car « en créant Dieu, l’homme s’est dépouillé de lui-même ; il a attribué à Dieu une puissance et un pouvoir de maîtrise sur la nature qui, en fait, n’appartiennent qu’à l’homme lui-même. Ce dépouillement de l’homme par l’homme, au profit de l’idée de Dieu, s’appelle, en langue marxiste, « aliénation humaine ». L’homme, dans la religion, aliène son pouvoir au profit de l’idée de Dieu (…). Il appartient à la critique marxiste de dénoncer cette illusion, de récupérer les forces humaines aliénées et de rendre l’homme à sa véritable destinée humaine » ( BAAS E., Introduction critique au marxisme, Alsatia, 1953, p. 23).
41. CA, 41.
42. Id..
43. Id., 5.
44. ARONDEL Philippe, Morale sociale chrétienne et discours libéral, Mame, 1991, p. 32. Cet ouvrage a été réalisé dans le cadre de la convention conclue entre la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) et l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales).
45. Est-ce à dire que les non-chrétiens ou les incroyants ne sont pas invités à cet engagement temporel ? Nous étudierons dans la dernière partie les possibilités et les conditions de collaboration mais disons, tout de suite, qu’il y a « minimum anthropologique » qui peut être acceptable pour diverses religions et visions du monde, un minimum indispensable, en tout cas, pour garantir, comme nous l’avons vu, une vraie démocratie et, comme nous le verrons, une économie libre (cf. ZIEBA M., op. cit., pp. 210-211) ? Dans ce minimum, nous pouvons ranger, en tête, le respect de la dignité de l’homme et donc du travailleur, dans tout homme puisque « croyants et incroyants sont généralement d’accord sur ce point : tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet » (GS, 12). En découlent la conviction que tout ce qui favorise la personnalité de l’homme et de la société, la convivialité, le dialogue, la solidarité, la liberté religieuse est bon et la condamnation de ce qui rend impersonnel, exploite, marginalise, réifie, réduit à l’état de producteur de consommateur. Qui ne pourrait souscrire à cette dénonciation de l’aliénation qui « au niveau de la consommation (…) engage l’homme dans un réseau de satisfactions superficielles et fausses, au lieu de l’aider à faire l’expérience authentique et concrète de sa personnalité ». Aliénation qui « se retrouve aussi dans le travail, lorsqu’il est organisé de manière à ne valoriser que ses productions et ses revenus sans se soucier de savoir si le travailleur, par son travail, s’épanouit plus ou moins en son humanité, selon qu’augmente l’intensité de sa participation à une véritable communauté solidaire, ou bien que s’aggrave son isolement au sein d’un ensemble de relations caractérisé par une compétitivité exaspérée et des exclusions réciproques, où il n’est considéré que comme un moyen, et non comme une fin » (CA, 41). Dans cet esprit, un chrétien tirera grand profit, par exemple, de la lecture de livres comme celui de CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Ed. Sociales, 1981 ou encore de BAUDRILLARD Jean, La société de consommation, Idées-Gallimard, 1981 Nous y reviendrons.

⁢vi. La pauvreté

Le souci majeur de la dignité de l’homme justifie « l’option préférentielle pour les pauvres » et la « destination universelle des biens » qui sont deux exigences majeures et fondatrices dans l’enseignement social chrétien.

⁢a. qu’est-ce que la pauvreté et qui est pauvre ?

En 2008, en Belgique, le monde politique déclarait pauvre l’isolé gagnant moins de 842 euros et le ménage disposant de moins de 1726 euros. La pauvreté ainsi définie est matérielle et relative au niveau de vie moyen d’une population à un moment donné.

Pour le dictionnaire (R), la pauvreté est l’état d’une personne qui manque de moyens matériels puis ,par extension, il désigne une insuffisance dans le domaine matériel ou moral⁠[1]. Ainsi, tout le monde sait qu’il y a à travers le monde « une multitude incalculable d’hommes et de femmes, d’enfants, d’adultes et de vieillards, en un mot de personnes humaines et uniques, qui souffrent sous le poids intolérable de la misère. Ils sont des millions à être privés d’espoir…​ »⁠[2]

Pour les Nations Unies, « on mesure habituellement la pauvreté par le revenu ou les dépenses qui suffisent à maintenir un niveau de vie réduit au strict minimum. Mais elle se définit aussi par des facteurs tels que la nutrition, l’espérance de vie, l’accès à l’eau salubre et aux moyens d’assainissement, les maladies, l’alphabétisation[3] et d’autres aspects de la condition humaine »[4].

Ce sont ces « autres aspects » qu’évoque Jean-Paul II lorsqu’il écrit « que, dans le monde d’aujourd’hui, il existe bien d’autres formes de pauvreté. Certaines carences ou privations ne méritent-elles pas, en effet, ce qualificatif ? La négation ou la limitation des droits humains - par exemple le droit à la liberté religieuse, le droit de participer à la construction de la société, la liberté de s’associer, ou de constituer des syndicats, ou de prendre des initiatives en matière économique - n’appauvrissent-elles pas la personne humaine autant, sinon plus, que la privation des biens matériels ? Et un développement qui ne tient pas compte de la pleine reconnaissance de ces droits est-il vraiment un développement à dimension humaine ? »[5]

La pauvreté prend donc des formes très diverses de la marginalisation à la misère mortelle en passant par des situations de domination ou d’esclavage⁠[6]. la pauvreté est multiforme.

En fait, l’Église qui veut défendre et promouvoir la dignité de la personne humaine considérée dans son intégralité, considère comme cause de pauvreté et donc comme mal tout ce qui empêche, freine, étouffe, altère la pleine humanité de l’homme dans sa réalité personnelle et sociale. Car si la pauvreté a des causes individuelles (maladie, faille de la personnalité, ignorance, paresse, etc.), elle a aussi des causes structurelles et extérieures : catastrophes naturelles (inondation, sécheresse, tremblement de terre, éruption volcanique, typhon), violences, systèmes économiques et politiques aberrants et même, comme nous le verrons plus loin, un certain développement générateur de sous-développement. Même dans les pays avancés, il apparaît que des mesures pour lutter contre certaines pauvretés en entraînent d’autres. Ainsi, le coût de la lutte contre le chômage et des différents services sociaux peuvent être responsables de crises ou difficultés économiques.

Quant aux zones de pauvreté, elles ne sont pas confinées dans ce qu’on appelle le « Tiers-Monde ». Très opportunément, l’Église nous rappelle que « certains aspects caractéristiques du Tiers-Monde apparaissent aussi dans les pays développés où la transformation incessante des modes de production et des types de consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et de recyclage. Ceux qui ne réussissent pas à suivre le rythme peuvent facilement être marginalisés, comme le sont, en même temps qu’eux, les personnes âgées, les jeunes incapables de bien s’insérer dans la vie sociale, ainsi que, d’une manière générale, les sujets les plus faibles et ce qu’on appelle le Quart-Monde. Dans ces conditions, la situation de la femme est loin d’être facile ».⁠[7] La pauvreté est universelle.

Sous quelque forme que ce soit et où que ce soit, la pauvreté est un scandale en soi puisqu’elle attente d’une manière ou d’une autre à la dignité de l’homme mais le scandale est tout particulièrement grave à une époque où existent bien des possibilités de la réduire⁠[8].

Au lieu de tout faire pour lutter contre les manques essentiels, on persiste à intenter un procès aux pauvres accusés d’être responsables de leur pauvreté comme l’aveugle-né de l’évangile, dont on disait : « Qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? »[9]. On pense souvent qu’ils n’ont que le sort qu’ils méritent: paresse, alcoolisme, familles nombreuses, incapacité à gérer un budget, failles de la personnalité, manque de formation, manque d’hygiène et de santé, poids des cultures traditionnelles, etc.. Certains accusent aussi des caractères raciaux…​

Les pauvres deviennent des gêneurs.⁠[10] Déjà, au moment de la révolution en France, le nouveau pouvoir bourgeois a veillé à écarter les pauvres de la vie politique⁠[11] et de la garde nationale⁠[12]. Aujourd’hui, « des milieux riches et influents croient voir dans les populations pauvres du Sud un ennemi potentiel qu’il convient d’endiguer. Au lendemain de l’implosion du système communiste, certains voient dans la masse des pauvres le nouvel ennemi à affronter »[13].

Pour d’autres, l’appauvrissement est une bonne chose car il profite aux pauvres : « Comme on prétend que l’insolvabilité est due à la corruption, à la paresse, à l’irrationalité des débiteurs, elle est donc coupable et non excusable. On insinue ainsi que si la dette est légitime, il est légitime qu’elle soit remboursée même au prix de la mort (…). Par ailleurs, en s’appuyant sur le mythe incontesté du caractère salvifique du respect des lois du marché, on avance que l’exigence du remboursement est bonne même pour les débiteurs, fût-ce au prix de leur sang. Eux-mêmes y gagneraient grâce à la « main invisible », car le marché fonctionne au bénéfice de tous. Il ne faut donc pas en suspendre les règles. Le sacrifice sert l’intérêt général et il est juste. Une remise de la dette serait une fausse clémence »[14].


1. Pour une approche plus détaillée des diverses formes de pauvretés définies comme manques involontaires, on peut lire HENRY Antonin-Marcel, Vivre et combattre la pauvreté, Cerf, 1986, pp. 17-33. A.-M. Henry est ingénieur, dominicain et a fait de nombreux séjours dans le tiers-monde.
2. SRS, 13.
3. Jean-Paul II aussi relève que, «  pour les pauvres s’est ajoutée à la pénurie des biens matériels celle du savoir et des connaissances qui les empêche de sortir de leur état d’humiliante subordination (…​). De nombreux hommes, et sans doute la grande majorité, ne disposent pas aujourd’hui des moyens d’entrer, de manière efficace et digne de l’homme, à l’intérieur d’un système d’entreprise dans lequel le travail occupe une place réellement centrale. Ils n’ont la possibilité ni d’acquérir les connaissances de base qui permettent d’exprimer leur créativité et de développer leurs capacités, ni d’entrer dans le réseau de connaissances et d’intercommunications qui leur permettraient de voir apprécier et utiliser leurs qualités. En somme, s’ils ne sont pas exploités, ils sont sérieusement marginalisés ; et le développement économique se poursuit, pour ainsi dire, au-dessus de leur tête » (CA, 33).
4. La pauvreté mondiale, Fiches d’information, 2, Sommet mondial pour le développement social, Copenhagen, 6-12 mars 1995. Cité in O’NEILL Louis, Initiation à l’éthique sociale, Fides, Québec, 1998, p. 357. L’auteur ajoute: « Selon la Banque mondiale, le seuil de la pauvreté s’établit à 370 dollars américains par an, par individu. Il va de soi que pour les pays dits avancés, le seuil est plus élevé : les conditions climatiques exigent souvent plus de ressources et les besoins estimés fondamentaux sont plus considérables. Le sentiment d’un manque ou d’un besoin est aussi fonction de l’ambiance sociale et des normes de bien-être définies par la publicité, les comportements de l’entourage, la prise de conscience de privations devenues intolérables, etc. ».
5. SRS, 15.
6. Pour une description plus détaillée des pauvretés à combattre, lire HENRY Antonin-Marcel, Vivre et combattre la pauvreté, Cerf, 1986, pp. 17-39. Selon François de Bernard, philosophe, consultant en finance publique et privée et président du GERM (Groupe d’études et de recherches sur les mondialisations), certains organismes internationaux en reviennent à une définition plus restrictive de la pauvreté. Il s’appuie notamment sur le Rapport sur le développement dans le monde 2000-2001, publié par la Banque mondiale, pour dire qu’ »après avoir essayé à diverses reprises de s’éloigner des définitions purement financières de la pauvreté (en termes de « revenus »), après avoir expérimenté une série d’approches multidimensionnelles - prenant en compte, par exemple : éducation, santé, « vulnérabilité », « absence de pouvoir » ou « de parole », etc. -, après avoir multiplié les efforts de définition d’une pauvreté multicritère, la Banque et les autres spécialistes institutionnels de la pauvreté ont fait la critique de cette « multidimensionnalité » au motif qu’elle serait au bout du compte invalide et inutilisable, et ils en sont revenus à une acception presque uniquement financière de la pauvreté. De même, et corrélativement, la « lutte contre la pauvreté » reste prisonnière d’une batterie d’indicateurs (aussi bien pour « mesurer la pauvreté » que pour cibler sa « réduction ») seulement quantitatifs, justifiés par le constat que les indicateurs qualitatifs de la pauvreté ne seraient pas exploitables en pratique sur le plan de la formulation des politiques de lutte. » (La pauvreté durable, Le Félin, 2002, p. 22).
7. CA, 33.
8. C’est la thèse défendue par GALBRAITH John K., L’ère de l’opulence, Calmann-Lévy, 1961.
9. Jn 9, 2.
10. Le 3 février 2016, le gouverneur de Flandre occidentale préconisait de ne pas nourrir les réfugiés.
11. « N’est électeur que le citoyen inscrit aux rôles d’imposition pour une somme équivalente, au moins, à trois journées de travail. Pour être éligible, le prix sera de cinquante journées de travail. Seuls sont admis comme électeurs les Français au moins un peu aisés ; seuls peuvent devenir représentants du peuple les citoyens riches. Mesure de prudence pour la sauvegarde de la Propriété » (GUILLEMIN H., Silence aux pauvres !, Arléa, 1996, p. 36).
12. « Une heureuse et première épuration s’obtiendra au moyen du port obligatoire de l’uniforme, un très bel uniforme bleu et rouge dessiné par La Fayette, mais qui coûte quatre-vingts livres. Dépense inconcevable pour l’artisan qui gagne (quand il peut travailler) vingt sols dans sa journée et paie quatorze sols la miche familiale. On s’oriente vers l’interdiction légale des passifs, qui n’a rien d’urgent puisqu’elle s’est accomplie d’elle-même sans que les législateurs interviennent. Robespierre a protesté en articulant (c’était sa manie) une de ces vérités qui sont faites pour être non dites : « Ainsi vous voulez diviser la nation en deux classes dont l’une ne sera armée que pour contenir l’autre ». La Fayette paraît bien être l’inventeur d’un terme qui fera fortune dans le vocabulaire politique fort au-delà de 1789 et particulièrement au siècle suivant: les honnêtes gens, lesquels sont, pour lui, les gens de bien, c’est-à-dire ceux qui ont du bien. Et c’est Robespierre encore qui prétendra lourdement : d’un côté, donc, les honnêtes gens, de l’autre côté la canaille, la populace, les gens de rien » (Id., pp. 37-38).
13. SCHOOYANS M., L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1997, p. 235. Nous développerons cette question plus loin. Le lecteur pressé peut consulter aussi les autres œuvres de M. Schooyans : La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995, pp. 47-58 ou Bioéthique et population. Le choix de la vie, Fayard, 1994, qu. 88.
14. BEAUDIN Michel, Endettement du Tiers-Monde : l’idole financière et sa violence sacrificielle, in La question sociale hier et aujourd’hui, PUL, 1992, p. 528.

⁢b. Telle n’est pas l’attitude de l’Église.

Dès le texte de la Genèse, est affirmée la destination universelle des biens. Dieu fait alliance avec tous les hommes auxquels il confie la gestion de la terre : « Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. » Dieu dit : « Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture »[1]. Quand Dieu renouvellera son alliance avec Noé et ses fils, il leur dira : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre. Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comm1e de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture, je vous donne tout cela au même titre que la verdure des plantes. »[2]

L’humanité représente désormais Dieu sur terre. L’auteur du Livre de la Sagesse s’adresse à Dieu en disant bien : « toi qui, par ta sagesse, as formé l’homme pour dominer sur les créatures que tu as faites, pour régir le monde en sainteté et justice et exercer le jugement en droiture d’âme (…) »⁠[3] . Il n’est donc pas étonnant d’entendre cette recommandation : « qu’il n’y ait pas de pauvre chez toi. Car Yahvé ne t’accordera sa bénédiction dans le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage pour le posséder, que si tu écoutes vraiment la voix de Yahvé ton Dieu, en gardant et pratiquant tous ces commandements que je te prescris aujourd’hui »[4]. La mission de l’humanité est claire : nous devons agir comme le Seigneur⁠[5] et donc veille à ce qu’il n’y ait pas de pauvres ! Mais cet idéal ne peut être réalisé qu’à la condition d’obéir aux dix « paroles » de Dieu. C’est dire, en même temps, que l’idéal restera un idéal toujours hors d’atteinte : : « Certes, les pauvres ne disparaîtront point de ce pays ; aussi je te donne ce commandement : Tu dois ouvrir ta main à ton frère, à celui qui est humilié et pauvre dans ton pays. »[6]


1. Gn 1, 28-29.
2. Gn 9, 1-3.
3. Sg 9, 2-3.
4. Dt 15, 4-5.
5. « Nous avons l’autorité sur la création dans la mesure seulement où nous sommes images du Seigneur. Et il a voulu partager avec nous sa souveraineté, parce que « les biens des amis sont en commun », et il s’est fait notre ami par l’intermédiaire du Verbe, son image, selon laquelle nous avons été créés. Nous sommes également héritiers du Créateur parce qu’il nous a créés pour être ses enfants. Cette qualité d’héritiers, ajoutée au fait que nous sommes images de Dieu, nous oblige à agir comme Dieu lui-même, qui a tout créé non pas pour son propre avantage, mais pour en faire bénéficier tous les hommes » (SANCHEZ, Carlos Ignacio sj, Université grégorienne, Rome, Aspects patristiques, in Une terre pour tous les hommes, La destination universelle des biens, Actes du colloque international organisé par le Conseil pontifical « Justice et Paix », 13-15 mai 1991, Centurion, 1992, pp. 17-18).
6. Dt 15, 11.

⁢c. Pourquoi les biens sont-ils destinés à tous ?

Les Pères de l’Église, surtout Grégoire de Naziance⁠[1], soulignent le fait que nous naissons nus, sans biens et entièrement dépendants de ceux qui nous ont précédés. On peut aussi ajouter que nous sommes éphémères, fragiles physiquement et moralement⁠[2] Nous sommes donc tous pauvres, fondamentalement et radicalement. Certes les circonstances de notre naissance mettront plus ou moins de biens à notre disposition mais aucun lieu ne produit tous les biens et personne ne jouit de toute la connaissance et de toute la sagesse de sorte que nous aurons toujours besoin des autres. Par ailleurs, nous quittons la vie sans aucun bien matériel mais enrichis des biens moraux et spirituels que nous aurons accumulés au long de notre vie - ce qui révèle l’importance première des richesses immatérielles - grâce, ne l’oublions pas, à l’être reçu : « car vous étiez avant que je ne fusse, dit saint Augustin à Dieu, et je n’étais pas digne de recevoir de vous l’être. Et pourtant voici que je suis, grâce à votre bonté qui a précédé tout ce que vous m’avez donné d’être, et tout ce dont vous m’avez fait ».⁠[3]

A sa manière, en restant sur les terrains sociologique et psychologique, Jean-Paul II aussi a suggéré que nous sommes tous pauvres. Lors de sa visite aux États-Unis, en 1987, il a montré qu’il ne faut pas avoir une vision étroite de la pauvreté. Non seulement parce que des gens souffrent de privation matérielle et d’appauvrissement spirituel, de manque de libertés et de respect de leur dignité, mais, ajoutait-il, « il y a une forme de pauvreté très spéciale et très pitoyable : la pauvreté de l’égoïsme, la pauvreté de ceux qui possèdent et ne veulent pas partager, de ceux qui pourraient être riches en donnant mais choisissent d’êtres pauvres en gardant tout ce qu’ils ont. Ceux-là également ont besoin d’aide », concluait-il⁠[4]. Toutes les richesses intellectuelles, morales, spirituelles et matérielles gardées et non partagées sont donc une source d’appauvrissement. Qui, dans ces conditions, n’est donc concerné ?

Qui ne voit, en définitive, que tous les hommes ont besoin pour développer leur humanité, pour grandir, des biens de la terre et des biens que les autres peuvent fournir et qu’il est impossible de justifier l’accaparement quel que soit son objet ?

Reste à réfléchir au modalités de la répartition des biens. Ce sera la question difficile que nous aborderons dans le chapitre suivant.

En attendant, nous pourrions dire, avec une pointe de provocation, en nous appuyant sur l’Ancien testament : bienheureux les riches mais malheur à eux !

Bienheureux les riches ou plutôt, bénédiction des richesses, des biens de ce monde, qui, explique J. Buisson⁠[5], est « un préalable nécessaire à la béatitude de la pauvreté », dont nous parlerons plus loin.

Dès le premier chapitre de la Genèse, il est proclamé et répété que toute la création est bonne. Pour récompenser Abraham de son obéissance, Dieu lui dit : « je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable qui est sur le bord de la mer, et ta postérité conquerra la porte (les villes) de ses ennemis »[6]. Et, plus tard, le serviteur d’Abraham pourra dire : « Yahvé a comblé mon maître de bénédictions et celui-ci est devenu très riche ; il lui a donné du petit et du gros bétail, de l’argent et de l’or, des serviteurs et des servantes, des chameaux et des ânes »[7]. Job qui était « un homme intègre et droit qui craignait Dieu et se gardait du mal », était très riche. Il avait 10 enfants et « possédait aussi sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs et cinq cents ânesses, avec de très nombreux serviteurs. Cet homme était le plus fortuné de tous les fils de l’Orient. Ses fils avaient coutume d’aller festoyer chez l’un d’entre eux, à tour de rôle, et d’envoyer chercher leurs trois sœurs pour manger et boire avec eux »[8]. Après avoir subi l’épreuve que Dieu lui avait infligée (la perte de ses enfants et de tous ses biens), « Yahvé restaura la situation de Job (…) et même Yahvé accrut au double tous les biens de Job. (…) Il mourut chargé d’ans et rassasié de jours »[9].

Et même dans le Nouveau Testament, nous assistons à de nombreux festins auxquels participe Jésus dont on dit « Voilà un glouton et un ivrogne » !⁠[10] On se souvient des noces de Cana où Jésus procura, par son premier miracle, « six jarres » de « deux ou trois mesures » remplies de vin. Quand on sait qu’une mesure est d’environ quarante litres, on estime aisément l’abondance de vin procuré aux participants qui avaient déjà bien bu semble-t-il car « le vin manqua », note l’évangéliste⁠[11].

Un autre passage de l’Évangile est très intéressant pour notre propos: « Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était Lazare, que Jésus avait ressuscité d’entre les morts. On lui fit là un repas. Marthe servait. Lazare était un des convives. Alors Marie, prenant une livre d’un parfum de nard pur, de grand prix, oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux ; et la maison s’emplit de la senteur du parfum. Mais Judas l’Iscariote, l’un des disciples, celui qui allait le livrer, dit : « Pourquoi ce parfum n’a-t-il pas été vendu trois cents deniers qu’on aurait donnés à des pauvres ? » Mais il dit cela non par souci des pauvres, mais parce qu’il était voleur et que, tenant la bourse, il dérobait ce qu’on y mettait. Jésus dit alors : « Laisse-la : c’est pour le jour de ma sépulture qu’elle devait garder ce parfum. Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours »[12] . Marc⁠[13] et Matthieu⁠[14] qui rapportent aussi cette scène notent sans précision que les disciples protestent contre ce gaspillage⁠[15]. En effet, 300 deniers représentent, à l’époque, le salaire de 300 jours de travail !⁠[16]

Bénis soient donc les biens de ce monde !

Mais nous sommes appelés à les partager. Pour que tous puissent se « vêtir » et parce que nous devons nous devons toujours être plus « à l’image » de Dieu qui a tenu à partager avec nous sa souveraineté. Il a en effet tout créé non pour lui mais pour que tous les hommes en bénéficient. Constamment, sa volonté s’exprime dans ce sens dans l’Ancien Testament.

Si la paresse est accusée d’appauvrir et est condamnée : « Main nonchalante appauvrit »[17], il est dit aussi qu’« il pèche celui qui méprise son prochain ; heureux qui a pitié des pauvres »[18]. Le travail est une valeur au contraire de la pauvreté définie comme manque.

L’accaparement est durement dénoncé dans de nombreux textes. Le plus célèbre est certainement celui de la vigne de Nabot⁠[19] convoitée par le roi Achab qui, grâce à la perfidie assassine de sa femme Jézabel, va s’en emparer : « Alors la parole de Yahvé fut adressée à Elie le Tishbite en ces termes : « Lève-toi et descends à la rencontre d’Achab, roi d’Israël à Samarie. Le voici qui est dans la vigne de Nabot, où il est descendu pour se l’approprier. Tu lui diras ceci : Ainsi parle Yahvé : Tu as assassiné, et de plus tu usurpes ! C’est pourquoi, ainsi parle Yahvé : A l’endroit même où les chiens ont lapé le sang de Nabot, les chiens laperont ton sang à toi aussi. Achab dit à Elie : « Tu m’as donc rattrapé, ô mon ennemi ! » Elie répondit : « Oui, je t’ai rattrapé. Parce que tu as agi en fourbe, faisant ce qui déplaît à Yahvé, voici que je vais faire venir sur toi le malheur : je balayerai ta race, j’exterminerai les mâles de la famille d’Achab, liés ou libres en Israël. Je ferai de ta maison comme de celle de Jéroboam fils de Nebat et de Basha fils d’Ahiyya, car tu as provoqué ma colère et fait pécher Israël. (Contre Jézabel aussi Yahvé a prononcé une parole : « Les chiens dévoreront Jézabel dans le champ de Yizréel. ») Celui de la famille d’Achab qui mourra dans la ville, les chiens le mangeront, et celui qui mourra dans la campagne, les oiseux du ciel le mangeront. »

On entendra les prophètes tonitruer contre l’avidité des possédants et les injustices des propriétaires fonciers : « Malheur, à ceux qui ajoutent maison à maison, qui joignent champ à champ jusqu’à ne plus laisser de place et rester seuls habitants au milieu du pays »[20]. « S’ils convoitent des champs, ils s’en emparent ; des maisons, ils les prennent ; ils saisissent le maître avec sa maison, l’homme avec son héritage »[21]. Par la bouche d’Amos⁠[22], Yahvé laisse éclater sa colère: « Ainsi parle Yahvé : Pour trois crimes et pour quatre, je l’ai décidé sans retour ! Parce qu’ils vendent le juste à prix d’argent et le pauvre pour une paire de sandales ; parce qu’ils écrasent la tête des faibles sur la poussière de la terre et qu’ils font dévier la route des humbles ; parce que fils et père vont à la même fille[23] afin de profaner mon saint nom ; parce qu’ils s’étendent sur des vêtements pris en gage, à côté de tous les autels, et qu’ils boivent dans la maison de leur dieu le vin de ceux qui sont frappés d’amende. Et moi[24], j’avais anéanti devant eux l’Amorite, lui dont la taille égalait celle des cèdres, lui qui était fort comme les chênes ! J’avais anéanti son fruit, en haut, et ses racines, en bas ![25] Et moi, je vous avais fait monter du pays d’Égypte, et pendant quarante ans, menés dans le désert, pour que vous possédiez la pays de l’Amorite ! J’avais suscité parmi vos fils des prophètes, et parmi vos jeunes gens des nazirs ![26] N’en est-il pas ainsi, enfants d’Israël ? Oracle de Yahvé. Mais vous avez fait boire du vin aux nazirs, aux prophètes vous avez donné cet ordre : « Ne prophétisez pas ! » Eh bien ! moi, je vais vous broyer sur place comme broie le chariot plein de gerbes (…). »

Si Dieu s’emporte contre les ceux qui amassent, spéculent, exploitent parce qu’ils ont oublié sa loi⁠[27], il prend la défense des pauvres, en particulier la veuve, l’orphelin et l’immigré : « Tu ne porteras pas atteinte au droit de l’étranger et de l’orphelin, et tu ne prendras pas en gage le vêtement de la veuve. Souviens-toi que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’en a racheté ; aussi je t’ordonne de mettre cette parole en pratique. »[28]

Remarquons que la Bible parle moins de la pauvreté que des pauvres et de catégories précises. Ce qui est en jeu, en effet, c’est une personne, sa dignité, son développement. Notons aussi que Dieu demande aux hommes de se comporter les uns vis-à-vis des autres comme Lui s’est comporté avec eux.

Cette injonction est répétée en de nombreux endroits⁠[29]. Et le souci du pauvre est pour Dieu plus précieux que le jeûne. Ainsi, quand le peuple se plaint: « Pourquoi avons-nous jeûné sans que tu le voies, nous sommes-nous mortifiés sans que tu le saches ? », Dieu répond : « C’est qu’au jour où vous jeûnez, vous traitez des affaires, et vous opprimez tous vos ouvriers. C’est que vous jeûnez pour vous livrer aux querelles et aux disputes, pour frapper du poing méchamment. Vous ne jeûnerez pas comme aujourd’hui, si vous voulez faire entendre votre voix là-haut ! Est-ce là le jeûne qui me plaît, le jour où l’homme se mortifie ? Courber la tête comme un jonc, se faire une couche de sac et de cendre, est-ce là ce que tu appelles un jeûne, un jour agréable à Yahvé ? N’est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug ; renvoyer libres les opprimés, et briser tous les jougs ? N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ? Alors ta lumière éclatera comme l’aurore, ta blessure se guérira rapidement, ta justice marchera devant toi et la gloire de Yahvé te suivra ? Alors tu crieras et Yahvé répondra, tu appelleras, il dira : Me voici ! Si tu bannis de chez toi le joug, le geste menaçant et les paroles méchantes, si tu te prives pour l’affamé et si tu rassasies l’opprimé, ta lumière se lèvera dans les ténèbres, et l’obscurité sera pour toi comme le milieu du jour. Yahvé sans cesse te conduira, il te rassasiera dans les lieux arides, il donnera la vigueur à tes os, et tu seras comme un jardin arrosé, comme une source jaillissante dont les eaux ne tarissent pas. On reconstruira, chez toi, les ruines antiques, tu relèveras les fondations des générations passées, on t’appellera Réparateur de brèches, Restaurateur des chemins, pour qu’on puisse habiter. »[30]

Les biens du monde étant destinés à tous, le problème, avons-nous dit est de les répartir. Aussi diverses mesures sont prévues dans l’ancienne Alliance pour limiter la propriété et fixer des règles de partage.

La dîme annuelle de la production sera mangée et bue « au lieu choisi par Yahvé » mais « tu ne négligeras pas le lévite (voué au service du temple) qui est dans tes portes, puisqu’il n’a ni part ni héritage avec toi. »[31]

La dîme triennale est abandonnée aux pauvres : « Au bout de trois ans, tu prélèveras toutes les dîmes de tes récoltes de cette année-là et tu les déposeras à tes portes. Viendront alors manger le lévite (puisqu’il n’a ni part ni héritage avec toi), l’étranger, l’orphelin et la veuve de ta ville, et ils s’en rassasieront. Ainsi Yahvé ton Dieu te bénira dans tous les travaux que tes mains pourront entreprendre. »⁠[32]

Au bout de sept ans, une année sabbatique est instituée, au cours de laquelle on remettra des dettes, on prêtera au pauvre, on libérera des esclaves avec un cadeau : « Pendant six ans tu ensemenceras la terre et tu engrangeras le produit. Mais la septième année, tu la laisseras en jachère et tu en abandonneras le produit ; les pauvres de ton peuple le mangeront et les bêtes des champs mangeront ce qu’ils auront laissé. Tu feras de même pour ta vigne et ton olivier. »[33] « Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’a racheté : voilà pourquoi je te donne aujourd’hui cet ordre »[34]. Et lors de l’année du jubilé, tous les 50 ans, « vous proclamerez l’affranchissement de tous les habitants du pays, (…) vous rentrerez chacun dans votre patrimoine ». Contre l’accaparement des terres, il est prévu : « Si tu vends ou si tu achètes à ton compatriote, que nul ne lèse son frère ! C’est en fonction du nombre d’années écoulées depuis le jubilé que tu achèteras à ton compatriote ; c’est en fonction du nombre d’années productives qu’il te fixera le prix de vente. Plus sera grand le nombre d’années, plus tu augmenteras le prix, moins il y aura d’années, plus tu le réduiras, car c’est un certain nombre de récoltes qu’il te vend. » Lors du jubilé, on assistera aussi au rachat des personnes et des propriétés : « la terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes »[35].

En plus de ces grandes institutions, les livres de l’Ancien Testament prescrivent encore diverses mesures pour que les défavorisés puissent, en diverses circonstances avoir une part des biens de la terre: « Lorsque vous récolterez la moisson de votre pays, vous ne moissonnerez pas jusqu’à l’extrême bout du champ. Tu ne glaneras pas ta moisson, tu ne grappilleras pas ta vigne et tu ne ramasseras pas les fruits tombés dans ton verger. Tu les abandonneras au pauvre et à l’étranger. Je suis Yahvé ton Dieu »[36].

Ces quelques textes exemplaires montrent bien qu’à l’image du Dieu libérateur, les hommes doivent soulager ceux qui sont privés de ce qui les empêche d’être, en leur procurant l’avoir nécessaire. La condition est que ceux qui jouissent de l’avoir soient attentifs à l’être des autres et prompts à partager. Toute indifférence, mauvaise volonté ou désobéissance encourt la colère de Dieu. Au contraire, la générosité est comblée de bienfaits.

On peut ajouter que ce qu’on appellera, plus tard, « l’option préférentielle pour les pauvres » trouve une première formulation dans ce texte d’Isaïe : « L’esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m’a donné l’onction ; il m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance, proclamer une année de grâce de la part de Yahvé et ; un jour de vengeance pour notre Dieu, pour consoler tous les affligés, pour leur donner un diadème au lieu de cendre, de l’huile de joie au lieu d’un vêtement de deuil, un manteau de fête au lieu d’un esprit abattu ; (…). Car moi, Yahvé, qui aime le droit, qui hais le vol et l’injustice, je leur donnerai fidèlement leur récompense et je conclurai avec eux une alliance éternelle. »[37]

Aujourd’hui encore, la pensée juive est très attachée à l’idée que « la Présence divine ne s’accueille que dans une société juste ». Juste au sens juridictionnel et au sens économique. Il nous est rappelé l’importance du chabbat, « le chabbat de la création divine conduit au chabbat humain selon ses trois périodes essentielles : chabbat hebdomadaire ; une fois tous les sept ans : année chabbatique (…) ; une fois toutes les quarante-neuf années : le jubilé (…) ». Et le chabbat n’est pas seulement un repos après la création mais aussi une bénédiction et une sanctification de l’œuvre à tel point que « se délier de l’obligation chabbatique, c’est ipso facto délier tous les maux que l’Alliance avait par ailleurs liés ». Et l’auteur de ces lignes⁠[38] énumère, parmi ces maux, ceux que nous connaissons bien: inégalités scandaleuses, chômage, déshumanisation du travail et de l’économie, déboussolement de l’État, insécurité économique, etc..


1. Cf. De pauperum amore, 5, cité in SANCHEZ Carlos Ignacio, op. cit., pp. 20-21.
2. « Fais-moi savoir, Yahvé, ma fin et quelle est la mesure de mes jours que je sache combien je suis fragile. Vois, d’un empan tu as fait mes jours, et ma durée un néant devant toi ; rien qu’un souffle tout homme qui se dresse, rien qu’une ombre l’humain qui marche ; rien qu’un souffle les richesses qu’il entasse et il ne sait qui les ramassera » (Ps 39, 5-7) .
3. Les confessions, XIII, I, Garnier, 1960, p. 305.
4. Discours aux représentants des activités caritatives et sociales, San Antonio, 13-9-1987, OR, n° 39, 29-9-1987.
5. BUISSON Jacques, sj, Riches et pauvres, Supplément à Vie chrétienne, novembre 1974, n° 171, p. 7.
6. Gn 22, 17.
7. Gn 24, 35.
8. Jb 1, 1-4.
9. Jb 42, 10 et 17.
10. Mt 11, 19.
11. Jn 2, 3 et 6.
12. Jn 12, 1-8.
13. Mc 14, 3-9.
14. Mt 26, 6-13.
15. Dans son commentaire de l’onction de Béthanie, V. Dehin estimait qu’ »il y a aujourd’hui beaucoup trop de démagogues dans l’Église qui ne sont que des Iscariotes inconscients ». Il visait ceux qui reprochent à l’Église ses « richesses », sans distinction. Après avoir envisagé les biens affectés à la promotion spirituelle des contemplatifs, les richesses artistiques de l’Église, les capitaux et les immeubles d’usage et de rapport, il concluait que « pour la plupart des biens qui sont en sa possession, l’Église ne doit se considérer, en droit, que comme dépositaire, gérante ou intendante. Il est donc absolument sans fondement de se scandaliser pharisaïquement des prétendues richesses de l’Église…​ alors que celle-ci convient qu’elles ne doivent être gérées qu’en fonction du bien commun » (La pauvreté évangélique, in Permanences, n° 80, mai 1971, pp. 17-34).
16. Cf. MASSAUX Mgr Edouard, Évangile selon saint Jean, Ecole de la Foi, 1993-1994, p. 146.
17. Pr 10, 4.
18. Pr 14, 21.
19. 1 R 21, 1-24.
20. Is 5, 8.
21. Mi 2, 2. Dans le même mouvement, Le prophète s’en prend (3, 1-12) aux responsables du peuple (y compris les prophètes mercenaires) qui ne respectent pas le droit, exploitent le peuple, se laissent acheter et tentent de se justifier théologiquement : « Puis je dis : Ecoutez donc, chefs de la maison de Jacob et commandants de la maison d’Israël ! N’est-ce pas à vous de connaître le droit, vous qui haïssez le bien et aimez le mal, (qui leur arrachez la peau, et la chair sur leurs os) ! Ceux qui ont dévoré la chair de mon peuple, et lui ont arraché la peau et brisé les os, qui l’ont déchiré comme chair dans la marmite et comme viande en plein chaudron, alors, ils crieront vers Yahvé, mais il ne leur répondra pas. Il leur cachera sa face en ce temps-là, à cause des crimes qu’ils ont commis. Ainsi parle Yahvé contre les prophètes qui égarent mon peuple: S’ils ont quelque chose entre les dents, ils proclament : « Paix ! » Mais à qui ne leur met rien dans la bouche ils déclarent la guerre. C’est pourquoi la nuit pour vous sera sans vision, les ténèbres pour vous sans divination. Le soleil va se coucher pour les prophètes et le jour s’obscurcir pour eux. (…) Ecoutez donc ceci, chefs de la maison de Jacob et commandants de la maison, d’Israël, vous qui exercez la justice et qui tordez tout ce qui est droit, vous qui construisez Sion avec le sang et Jérusalem avec le crime ! Ses chefs jugent pour des présents, ses prêtres décident pour un salaire, ses prophètes vaticinent à prix d’argent. Et c’est sur Yahvé qu’ils s’appuient ! Ils disent : « Yahvé n’est-il pas au milieu de nous ? (C’était le cri des Israélites dans le désert !) le malheur ne tombera pas sur nous. » C’est pourquoi par votre faute, Sion deviendra une terre de labour, Jérusalem un monceau de décombres, et la montagne du Temple une hauteur boisée. »
22. Am 2, 6-13.
23. Une esclave de maison prise comme objet de plaisir.
24. S’ajoutent ici des circonstances aggravantes : les bienfaits de Dieu dédaignés.
25. Il s’agit d’une destruction totale.
26. Nazir : celui qui est consacré.
27. Cf. Ps 14, 4: « Ne savent-ils pas tous les malfaisants ? Ils mangent mon peuple, voilà le pain qu’ils mangent, ils n’invoquent pas Yahvé. »
28. Dt 24, 17-18.
29. Dt 10, 17-19: « …​car Yahvé votre Dieu est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs, le Dieu vaillant et redoutable, qui ne fait acception de personnes et ne reçoit pas de présents. C’est lui qui fait droit à l’orphelin et à la veuve, et il aime l’étranger, auquel il donne pain et vêtement. (Aimez l’étranger car au pays d’Égypte vous fûtes des étrangers). » Dt 16, 11-12 « En présence de Yahvé ton Dieu, tu te réjouiras, au lieu choisi par Yahvé ton Dieu pour y faire habiter son nom : toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le lévite qui est dans tes portes, l’étranger, l’orphelin et la veuve qui vivent au milieu de toi. Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte, et tu garderas ces lois pour les mettre en pratique ». A la fête des Tentes (Dt 16, 14), « Tu te réjouiras à ta fête, toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le lévite et l’étranger, l’orphelin et la veuve qui sont dans tes portes. » Lv 19, 33-34: « Si un étranger réside avec vous dans votre pays, vous ne le molesterez pas. L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compagnon et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte. Je suis Yahvé votre Dieu. » Za 7, 8-10: « Rendez une justice vraie et pratiquez bonté et compassion chacun envers son frère. N’opprimez point la veuve et l’orphelin, l’étranger et le pauvre, et ne méditez pas en votre cœur du mal l’un envers l’autre. » Dieu reproche (Ez 22, 7): « Chez toi on a méprisé son père et sa mère, on a maltraité l’étranger qui était chez toi ; chez toi on a opprimé la veuve et l’orphelin. » Et le Psalmiste se plaint à Dieu (Ps 94, 5-6) : « Et ton peuple Yahvé, qu’ils écrasent, et ton héritage qu’ils oppriment, la veuve et l’étranger, ils les égorgent, et l’orphelin, ils l’assassinent ! » Or, « Yahvé protège l’étranger, il soutient l’orphelin et la veuve » (Ps 146, 9). Si 4, 1-10: « Mon fils, ne refuse pas au pauvre sa subsistance et ne fais pas languir le miséreux. Ne fais pas souffrir celui qui a faim, n’exaspère pas l’indigent. Ne t’acharne pas sur un cœur exaspéré, ne fais pas languir après ton aumône le nécessiteux. Ne repousse pas le suppliant durement éprouvé, ne détourne pas du pauvre ton regard. Ne détourne pas tes yeux du nécessiteux, ne donne à personne l’occasion de te maudire. Si quelqu’un te maudit dans sa détresse, son Créateur exaucera son imprécation. Fais-toi aimer de la communauté, devant un grand baisse la tête. Prête l’oreille au pauvre et rends-lui son salut avec douceur. Délivre l’opprimé des mains de l’oppresseur et ne sois pas lâche en rendant la justice. Sois pour les orphelins un père et comme un mari pour leurs mères (veuves sans doute). Et tu seras comme un fils du Très-Haut qui t’aimera plus que ne fait ta mère. » Les recommandations pour les veuves, les orphelins et les immigrés s’étendent donc à tout homme dans le besoin : « Ne refuse pas un bienfait à qui y a droit quand il est en ton pouvoir de le faire. Ne dis pas à ton prochain : « Va-t’en ! repasse ! demain je te donnerai ! » quand la chose est en ton pouvoir » (Pr 3, 27-28).
30. Is 58, 3-12. Notons que « rassasier l’opprimé » c’est, littéralement, « donner son âme à l’affamé », « rassasier l’âme de l’opprimé ». Mais le mot qui est traduit par « âme » peut être traduit aussi par désir, appétit. Donc diverses nuances sont possibles.
31. Cf. Dt 14, 22-27.
32. Dt 14, 28-29. Cf. aussi Dt 26, 12-13: « La troisième année, année de la dîme, lorsque tu auras achevé de prendre la dîme de tous tes revenus et que tu l’auras donnée au lévite, à l’étranger, à la veuve et à l’orphelin, et que, l’ayant consommée dans les villes, ils s’en seront rassasiés, tu diras en présence de Yahvé ton Dieu : « J’ai retiré de ma maison ce qui était consacré. Oui, je l’ai donné au lévite, à l’étranger, à l’orphelin et à la veuve, selon tous les commandements que tu m’as faits, sans outrepasser tes commandements ni les oublier. »
33. Ex 23, 10-11.
34. Dt 15, 1-18.
35. Lv 25, 10, 13, 14-17 et 23.
36. Lv 19, 9-10. Cf. aussi Lv 23, 22 « Lorsque vous ferez la moisson dans votre pays, tu ne moissonneras pas jusqu’à l’extrême bord de ton champ et tu ne glaneras pas ta moisson. Tu abandonneras cela au pauvre et à l’étranger. Je suis Yahvé votre Dieu » ; Dt 24, 19-22: « Lorsque tu feras la moisson dans ton champ, si tu oublies une gerbe au champ, ne reviens pas la chercher. Elle sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve, afin que Yahvé ton Dieu te bénisse dans toutes tes œuvres. Lorsque tu gauleras ton olivier, tu n’iras rien y rechercher ensuite. Ce qui restera sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve. Lorsque tu vendangeras ta vigne, tu n’iras rien y grappiller ensuite. Ce qui restera sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve. Et tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte ; aussi je t’ordonne de mettre cette parole en pratique » ; Dt 23, 25-26: « Si tu passes dans la vigne de ton prochain, tu pourras manger du raisin à ton gré, jusqu’à satiété, mais tu n’en mettras pas dans ton panier. Si tu traverses les moissons de ton prochain, tu pourras arracher les épis avec la main, mais tu ne porteras pas la faucille sur la moisson de ton prochain. »
37. Is 61, 1-8.
38. DRAÏ Raphaël, L’économie chabbatique, Fayard, 1998, pp. 12-29.

⁢d. Bienheureux les pauvres !

Avec le Nouveau Testament, nous entrons dans une autre dimension. Bienheureux les riches ! disions-nous plus haut. N’était-ce vraiment qu’une provocation ou peut-il y avoir association de ces deux formules apparemment contradictoires ? Nous savons qu’il ne peut y avoir de contradiction entre les deux testaments. Mais nous assistons, avec Jésus, à un changement de plan, d’altitude ou de profondeur si l’on préfère. Nous allons le constater une fois de plus.

Nous avons déjà, plus haut, citer quelques passages de l’Évangile, qui confirment la » bonté » des biens créés. Biens qui sont destinés à tous les hommes. L’Évangile persiste à réclamer de ceux qui possèdent ces biens qu’ils les partagent avec ceux qui en manquent. Ainsi, on retrouvera chez Jacques⁠[1] les accents violents des prophètes : « Eh bien, maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous : elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voyez : le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez vécu sur terre dans la mollesse et le luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste : il ne vous résiste pas. »

La sévérité envers le riche injuste va de pair avec l’indulgence vis-à-vis du pauvre comme en témoigne la parabole du pauvre Lazare⁠[2] : « Il y avait un homme riche qui se revêtait de pourpre et de lin et faisait chaque jour brillante chère. Et un pauvre, nommé Lazare, gisait près de son portail, tout couvert d’ulcères. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche…​ Bien plus, les chiens eux-mêmes venaient lécher ses ulcères. Or il advint que le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut, et on l’ensevelit.

Dans l’Hadès, en proie à des tortures, il lève les yeux et voit de loin Abraham, et Lazare en son sein. Alors il s’écria ; « Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis tourmenté dans cette flamme. » Mais Abraham dit : « Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux ; maintenant ici il est consolé, et toi, tu es tourmenté. Ce n’est pas tout : entre nous et vous un grand abîme a été fixé, afin que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent et qu’on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous. Il dit alors : « Je te prie donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, car j’ai cinq frères ; qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’ils viennent, eux aussi, dans ce lieu de la torture. » Et Abraham de dire : « Ils ont Moïse et les Prophètes ; qu’ils les écoutent. » - « Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu’un de chez les morts va les trouver, ils se repentiront. » Mais il lui dit : « Du moment qu’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus. » »

Il est reproché au riche d’avoir ignoré le pauvre, malgré les avertissements de la Loi et des Prophètes. « La parabole, commente A. Durand, a pour but de provoquer à la conversion de toute urgence : elle montre, en effet, que la mort s’ensuit sans aucun recours possible pour celui qui ignore le pauvre et que nous ne pouvons nous réclamer d’aucun subterfuge pour nous excuser »[3].

L’Évangile éclaire singulièrement la colère de Yahvé. Mépriser le pauvre n’est pas seulement une infraction à la Loi mais une trahison, une rupture d’avec Dieu lui-même, le Verbe de Dieu fait chair : « Si quelqu’un, jouissant des biens de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? »[4] « Si quelqu’un dit: « J’aime Dieu » et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas. »[5] C’est pourquoi « ni voleurs, ni cupides, entre autres, « n’hériteront du Royaume de Dieu »[6]

Inversement, l’homme généreux par amour du Seigneur, ne fait pas simplement une bonne action mais peut mériter le salut, fruit de la rédemption. On se souvient du riche Zachée, chef de publicains⁠[7], qui avait grimpé sur un sycomore pour voir Jésus qui ensuite s’était invité chez lui : « Mais Zachée, debout, dit au Seigneur : « Voici, Seigneur, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres, et si j’ai extorqué quelque chose à quelqu’un, je lui rend le quadruple. » Et Jésus lui dit: « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison, parce que lui aussi est un fils d’Abraham. Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » »[8] La prodigalité de Zachée est l’effet de sa conversion : il a cru et son cœur s’est ouvert au malheur des autres.

L’essentiel évangélique reste encore à découvrir. S’il faut être attentif au pauvre, ce n’est pas seulement pour toutes les raisons relevées jusqu’à présent (ressembler à Dieu créateur et libérateur ou obéir à la Loi), mais parce que le pauvre c’est Jésus, comme le décrit, de manière impressionnante la description du jugement dernier dans l’Évangile selon saint Matthieu⁠[9] .

qu’est-ce qui permet au Christ de s’identifier aux pauvres ?

Lorsque Paul⁠[10] exhorte les Corinthiens à la générosité dans la collecte, il se réfère à l’exemple du Christ: « Vous connaissez, en effet, la libéralité de notre Seigneur Jésus Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de vous enrichir de sa pauvreté. »⁠[11] Le Christ s’est « dépouillé » par son incarnation et par sa souffrance et sa mort, pauvre parce que « les siens ne l’ont pas accueilli »[12] et n’a pas eu « où reposer la tête »[13]. « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! »[14] Ce fait « change le sens et la portée de la pauvreté »[15].

Déjà dans certains textes de l’Ancien Testament, la pauvreté avait acquis une valeur religieuse. Notamment dans le livre de Sophonie et dans les Psaumes : « Cherchez Yahvé, vous tous les humbles de la terre, qui accomplissez ses ordonnances. Cherchez la justice, cherchez l’humilité ; peut-être serez-vous à l’abri au jour de la colère de Yahvé »[16]. Les opprimés, les faibles, les petits, les indigents sont disposés à attendre tout du Seigneur : les « superbes » dispersés, « je ne laisserai subsister en ton sein qu’un peuple humble et modeste, et c’est dans le nom de Yahvé que cherchera refuge le reste d’Israël »[17]. Les pauvres deviennent ceux qui sont prêts pour le Royaume à venir : « Les pauvres posséderont la terre »[18] « car Yahvé exauce les pauvres »[19]. C’est aux pauvres que sera envoyé le Messie, comme on l’a vu dans Isaïe⁠[20] : Yahvé « m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres…​ »⁠[21] ; « Car il délivre le pauvre qui appelle et le petit qui est sans aide ; compatissant au faible et au pauvre, il sauve l’âme des pauvres »[22]. « Car il n’a point méprisé ni dédaigné la pauvreté du pauvre, ni caché de lui sa face, mais invoqué par lui il écouta »[23]. S’il est si attentif aux pauvres c’est parce que lui-même sera pauvre : « Exulte avec force, fille de Sion ! Crie de joie, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse »[24]. Il sera « Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisions aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. (…) A la suite de l’épreuve endurée par son âme, il verra la lumière et sera comblé. Par sa connaissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes en s’accablant lui-même de leurs fautes. C’est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants, il partagera le butin, parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été compté parmi les criminels, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les criminels »[25].

Le Christ est ce Serviteur, le pauvre, humble et doux, injustement persécuté et condamné, solidaire des plus pauvres. Etre à l’image de Dieu, c’est désormais ressembler au Christ. C’est pourquoi, non content de dénoncer les mauvais riches comme les Prophètes le faisaient, il réclame, au delà de la pauvreté, un esprit qui ouvre l’homme à l’appel du Seigneur et à la venue du Royaume, un esprit d’enfance⁠[26] et invite non plus simplement au partage mais à l’abandon de tous les biens : « …​quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple. »[27] « Donnez plutôt en aumône ce que vous avez, et alors tout sera pur pour vous. »[28] « Vendez vos biens, et donnez-les en aumône. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, où ni voleur n’approche ni mite ne détruit. Car où est votre trésor, là aussi sera votre cœur. »[29] « Nul serviteur ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. »[30] Au « notable » qui lui demande ce qu’il faut faire pour avoir en héritage la vie éternelle et qui a bien respecté les commandements, Jésus répond : « Une chose encore te fait défaut : tout ce que tu as, vends-le et distribue-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi ».⁠[31]

Le Christ a accepté un état de pauvre pour faire la volonté du Père. A sa suite nous sommes invités à nous confier aussi au Père⁠[32] et tout quitter pour suivre Jésus comme les premiers disciples⁠[33]. Cette radicalité volontaire ou donnée par Dieu, comme le précise H.-U. Von Balthasar, n’a de sens que par et pour le Christ⁠[34]. Si désormais « le pauvre nous est icône du Christ »[35], la pauvreté heureuse est celle d’un homme qui sait qu’il « est semblable à un souffle », que « ses jours sont comme l’ombre qui passe », qui criait vers Yahvé: « d’en haut tends la main , sauve-moi, tire-moi des grandes eaux…​ »⁠[36] et qui a été entendu. Le pauvre heureux vit sa pauvreté, comme à l’origine, c’est-à-dire comme une « capacité de richesse, comme disponibilité illimitée au don sans fin » et non « comme soif de possession, « tendant la main » pour saisir le fruit de la vie et de la connaissance »[37]. En définitive, « la seule béatitude promise aux pauvres, c’est d’entrer en contact avec ce Pauvre-Bienheureux qu’est le Christ, fils éternel de Dieu, lui qui s’est fait homme pour sauver l’homme »[38] .

Nous pouvons donc, en même temps bénir les biens de la terre et acquiescer à la béatitude des pauvres, comme l’explique très bien le célèbre théologien suisse : « La pauvreté peut, comme l’Ancienne Alliance le dit avec raison, être un mal terrestre, que l’humanité doit guérir selon ses forces (…). Mais la pauvreté est en même temps ce que Jésus proclame heureux, parce que le Royaume des Cieux lui appartient[39]. Le Royaume des cieux est donc une forme de la pauvreté. Est pauvre celui qui a donné tout ce qu’il avait. Ainsi le Père céleste est-il pauvre, puisqu’il n’a rien gardé pour lui dans la génération du Fils. Ainsi toute la Trinité divine est-elle bienheureusement pauvre, parce qu’aucune hypostase[40] divine n’a quelque chose pour elle seule, mais tout seulement dans l’échange avec les autres. Et ainsi Jésus, lui aussi, peut être pauvre sur la terre, parce qu’il reçoit tout (même les affronts, la croix, la mort dans la déréliction[41]) comme don du Père ».⁠[42] Quelle conséquence, Balthasar, en tire-t-il pour notre agir ? « La charité chrétienne demande à la suite du Seigneur aussi bien la solidarité avec les pauvres que le partage de ses propres biens (…)⁠[43], mais sans que nous privions par là les pauvres (en faisant d’eux des riches) de leur béatitude fondée en Dieu »[44]. Belle formule qui doit éclairer désormais notre réflexion mais qui demande beaucoup de prudence dans son incarnation concrète.

Tenir ensemble les deux attitudes vis-à-vis de la pauvreté peut paraître difficile mais il est nécessaire de s’y employer si l’on veut être fidèle à l’ensemble de la Révélation. Toute simplification risque de conduire à des interprétations souvent lourdes de conséquences malheureuses.


1. Jc 5, 1-6.
2. Lc 16, 19-31.
3. La cause des pauvres, Société, éthique et foi, Cerf, 1991, p. 66. Alain Durand, dominicain, a été, entre autres, attaché à la direction des relations humaines d’une grande entreprise et président de la commission dominicaine « Justice et Paix » pour la France, la Belgique et la Suisse.
4. 1 Jn 3, 17.
5. 1 Jn 4, 20.
6. 1 Co 6, 10. On trouve la même condamnation dans Ep 5,5 où l’on dénonce le « cupide qui est un idolâtre » et dans Col 3, 5.
7. Collecteurs d’impôts au service des Romains.
8. Lc 19, 8-10.
9. Mt 25, 31-46: «  (…)  »Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir. » Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te désaltérer, étranger et de t’accueillir, nu et de te vêtir, malade ou prisonnier et de venir te voir ? » Et le Roi leur fera cette réponse : « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (…)  ». On se souvient des prolongements donnés à ce texte par les Pères de l’Église : « Prêtons assistance au Christ, secourons le Christ, nourrissons le Christ, habillons le Christ, accueillons le Christ, honorons le Christ » (St GREGOIRE de Naziance, Sermon 14, in HAMMAN A.-G., Riches et pauvres dans l’Église ancienne, Desclée de Brouwer, 1982, p. 133) ; « Dieu souffre en ce monde le froid et la faim dans tous les pauvres (…) Quand un pauvre a faim, le Christ est dans le besoin (…) Chaque fois qu’un pauvre approche de ta maison, c’est sans aucun doute le Christ qui vient » (St CESAIRE d’Arles, Sermons 25, 1 et 26, 5, in Sources chrétiennes, n° 243, pp. 71 et 89).
10. 2 Co 8, 9 et 13-15.
11. Paul poursuit : « Il ne s’agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu’il faut, c’est l’égalité. Dans le cas présent, votre superflu pourvoit à leur dénuement, pour que leur superflu pourvoie aussi à votre dénuement. Ainsi se fera l’égalité selon qu’il est écrit : « Celui qui avait beaucoup recueilli n’eut rien de trop, et celui qui avait peu recueilli ne manqua de rien » (Ex 16, 18). » Si Paul dit qu’il ne veut pas que les Corinthiens soient réduits à la gêne par une générosité excessive, il les incite tout de même indirectement à suivre l’exemple des Macédoniens qui dans « leur profonde pauvreté ont débordé (…) en trésors de générosité » (2 Co 8,2). Le Concile Vatican II va dans le même sens lorsqu’il rappelle avec les Pères et les Docteurs de l’Église « que l’on est tenu d’aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu » (GS, 69, §1). « La plus grande partie de ce monde souffre une telle misère, que le Christ lui-même en ses pauvres, en appelle à pleine voix à l’amour de ses disciples, pour une réduction du fardeau de la misère en prélevant non seulement sur le superflu, mais aussi sur les biens nécessaires » (id., 88).
12. Jn 1, 11.
13. Mt 8, 20.
14. Ph 2, 6-8.
15. BALTHASAR Hans-Urs von, « Pour nous enrichir », in Communio, n° XI, 5, septembre-octobre 1986, p. 4.
16. So 2, 3. On peut traduire « anawim » par « humbles «  ou « pauvres ».
17. So 3, 12.
18. Ps 37, 11. Cf. Lc 6, 20: « Heureux les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous ».
19. Ps 74, 19.
20. Is 61, 1.
21. Cf. Mt 11, 5: « …​la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Id. Lc 4, 18).
22. Ps 72, 12-13.
23. Ps 22, 25.
24. Za 9, 9.
25. Is 53, 3-12.
26. Mt 18, 1-4: « A ce moment, les disciples s’approchèrent de jésus et dirent: « Qui donc est le plus grand dans le Royaume des Cieux ? » Il appela à lui un petit enfant, le plaça au milieu d’eux et dit : « En vérité je vous le dis, si vous ne retournez pas à l’état des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux. Qui donc se fera petit comme ce petit enfant-là, celui-là est le plus grand dans le Royaume des Cieux ».
27. Lc 14, 33.
28. Lc 11, 41.
29. Lc 12, 33-34.
30. Lc 16, 13.
31. Lc 18, 22 (cf. aussi Mt 19, 16-22 et Mc 10, 17-22).
32. Cf. Mt 6, 25-34: « Voilà pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? Qui d’entre vous d’ailleurs peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? Et du vêtement pourquoi vous inquiétez ? Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas en disant: qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain: demain s’inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine ». Isabelle Rivière a développé tout cela dans Sur le devoir d’imprévoyance, Petit traité d’économie pratique, La presse catholique/Cerf, 1946.
33. Cf. Lc 5, 1-11.
34. BALTHASAR Hans-Urs von, « Pour nous enrichir », in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, pp. 4-7.
35. LACOSTE J.-Y., Approche d’un scandale, in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, p. 49.
36. Ps 144, 4 et 7.
37. C’est ainsi qu’Antonio-Maria Sicari (théologien, ocd), interprète la corruption du péché originel, « Au commencement » était la Béatitude de la pauvreté, in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, p. 13).
38. Id., p. 15.
39. Mt 5, 3: « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux ». Luc (6, 20) ignore la nuance « pauvreté en esprit » : « Heureux vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous ».
40. Chacune des trois personnes de la Trinité.
41. État de l’homme qui se sent abandonné, isolé, privé de tout secours divin (R).
42. J.-Y Lacoste confirme : « Le « pauvre » est toujours le pauvre « de Dieu », à la fois celui qui se sait pauvre devant Dieu, celui que Dieu chérit parce que pauvre « La pauvreté matérielle n’est pas à idéaliser, mais à combattre. Mais si dans l’ordre du fait elle est douleur et cause de douleur, dans l’ordre de la signification, mais de la seule signification théologique, elle nous décrit une situation fondamentale, et à cette signification est lié le don du Royaume.(…) Et si nous accueillons la parole scandaleuse de béatitude (Heureux, vous les pauvres !) adressée au pauvre, et à lui seul (car il nous faudra le rejoindre dans sa pauvreté, et non lui nous rejoindre dans notre richesse), comme il nous faut l’accueillir, en hommes engagés à faire mémoire du mystère de Pâques, alors nous nous connaîtrons nous-mêmes dans le mystère personnel de notre être » (Approches d’un scandale, in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, pp. 48-49).
43. « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même » (Lc 3, 11) ; « Eh bien ! moi je vous dis : faites-vous des amis avec le malhonnête Argent, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles » (Lc 16, 9).
44. Op. cit., pp. 6-7.

⁢e. Ne pas « surestimer » la pauvreté.

La première simplification que l’on rencontre, c’est de n’envisager que l’aspect matériel de la pauvreté. Il est certes important comme le souligne G. Gutierrez : « Affirmer que le message propre et original des béatitudes se réfère en premier lieu aux « pauvres matériels » ce n’est en rien humaniser ou politiser leur sens, mais c’est reconnaître simplement que Dieu est Dieu et qu’il aime les pauvres en toute liberté et gratuité ; non parce qu’ils seraient bons ou meilleurs que d’autres, mais parce qu’ils sont pauvres affligés et affamés et parce que cette situation est contraire à sa condition de roi, (…) de défenseur des pauvres, de « vengeur des humbles ». (…) Les pauvres sont déclarés bienheureux parce que le Dieu de la Bible est le Dieu de la justice et des pauvres ».⁠[1] C’est aussi l’analyse des évêques d’Afrique et de Madagascar lorsqu’ils écrivent que « l’Évangile ou la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu est donc l’annonce par Jésus d’un nouvel état de choses sur la terre. Un nouvel ordre social où les pauvres ne seront plus pauvres, où les affamés seront rassasiés, et les opprimés libérés »[2]. Il est certain que le message de Jésus n’est pas d’abord et certainement pas exclusivement une invitation à changer la société mais il est aussi certain - et tout cet ouvrage tente de le montrer - que la foi inspire et doit inspirer une transformation de la société.

On pourrait souscrire, sans réserve, à bien des analyses, toujours très généreuses, si elles englobaient toutes les pauvretés et n’étouffaient pas la présence, au cœur du plus croyant de tous les hommes, du « pauvre de Dieu », de celui à qui Dieu manque toujours infiniment et qui, dans sa tension vers l’Unique Bien, se détache des biens de ce monde. On ne peut oublier, dans la lutte contre les pauvretés, la racine du mal qui n’est autre que le péché. Sans cette large perspective, nous risquons de restreindre le sens de la foi et la mission de l’Église et de rendre inefficace notre action.

Peut-on, par exemple, adhérer totalement à la position d’A. Durand : « La foi en la résurrection peut être comprise de diverses manières, de même qu’existent des différences possibles dans la façon de comprendre Jésus comme « Envoyé » de Dieu. Mais, à travers les diverses façons de rendre compte de la foi, une conviction fondamentale demeure : « Jésus est vivant », « Jésus est un Envoyé de Dieu ». Ce sont là des affirmations que nous considérons comme constitutives de la foi chrétienne. Il en va bien différemment si nous prenons en compte le rapport des chrétiens aux pauvres, aussi bien la situation des pauvres dans l’Église que la situation des croyants par rapport aux pauvres.

Dans l’Église d’aujourd’hui, la relation aux pauvres apparaît comme une orientation souhaitable et même de plus en plus nécessaire pour les croyants, mais elle est considérée comme un moment ultérieur de la conversion chrétienne, un moment qui vient en quelque sorte après que l’essentiel de la foi a été établi. On s’intéresse aux pauvres, on fait des choses pour eux et parfois même avec eux, on fait la théologie et la spiritualité de la pauvreté[3] : les pauvres et la pauvreté sont devenus objets de préoccupation de la part des croyants, mais la relation aux pauvres n’est pas située dans le lieu même de la naissance, de la constitution et de l’élaboration de la foi. Le rapport aux pauvres est un affluent qui vient grossir le fleuve de la vie chrétienne, mais il n’est pas au lieu où le fleuve prend sa source. Dans le meilleur des cas, il reste perçu comme une conséquence éthique de la foi : il n’est pas compris comme constitutif de la foi elle-même. » ? Pour l’auteur, l’attitude décrite « représente une altération profonde du message évangélique ».⁠[4] Et l’Église est « à faire » car « une Église qui se fixe essentiellement sur la place qu’elle reconnaît en droit à la Parole et à la Tradition pour savoir si elle est dans la vérité donne lieu à d’interminables discussions œcuméniques et se comporte comme un homme estimant qu’il est fait pour le sabbat et non le sabbat pour lui. Toutes ces perspectives minimisent gravement ce qui permet concrètement à l’Église d’apparaître comme un Peuple de croyants et un signe de salut dans le monde présent : la conversion effective des croyants au service des hommes et, prioritairement, de ceux qui sont délaissés. N’est-ce pas le service du frère qui est considéré dans l’Évangile comme la pierre de touche du « salut » ? N’est-ce pas dans le rapport au petit qu’il nous est enseigné que se jouent la vie et la mort des hommes ? N’est-ce pas cela qui est avant tout, aujourd’hui comme hier, le signe de l’amour de Dieu ? »[5] Mais si Jésus est vrai Dieu et vrai homme et que la pauvreté soit prise en compte non seulement dans son sens sociologique mais aussi dans son sens théologique, on ne voit pas pourquoi l’attention aux pauvres matériels, qui découlerait de la foi comme c’est le cas de Zachée, serait une altération de l’Évangile En réalité, répétons-le, les deux perspectives sont liées. Peu importe l’ordre de la découverte, l’important est que les deux, d’une manière ou d’une autre, finissent pas se rencontrer. Ni l’une ni l’autre ne sont facultatives. Ainsi, si l’engagement d’un athée vis-à-vis des pauvres matériels plaît certainement à Dieu, il risque, surtout s’il est systématisé, sans l’éclairage de la foi de produire des effets contraires à ceux escomptés. On ne peut constamment mettre en doute la bonté intentionnelle de beaucoup de révolutionnaires marxistes mais nous savons à quelles déshumanisations et parfois à quelles barbaries ont conduit leurs pratiques. Tout système qui reste fermé sur le temporel, qu’il soit communiste, socialiste ou capitaliste (car la plupart des théoriciens veulent par la création de richesses éradiquer la pauvreté), tout système qui nie ou ignore la dimension verticale de l’existence est mutilant, de soi, car l’homme n’est pas qu’un être de chair. Tout homme est aussi homo religiosus. Aucune action temporelle ne peut finalement ou simultanément se passer d’évangélisation et l’évangélisation doit toucher tous les aspects de la vie. Faire du pauvre humain et non du Christ, vrai Dieu et vrai homme, le centre de la Révélation et relire l’Évangile à partir de ce pauvre-là, conduit à une discrimination morale et spirituelle⁠[6] et, pour paraphraser Ricardo Durand Florez⁠[7], à un « surdimensionnement théologique du pauvre » . Plus radicalement qu’A. Durand mais dans le màme mouvement, Gutierrez écrit qu’ »il est nécessaire de revendiquer cette lecture croyante et militante de la Parole du Seigneur, à partir des « damnés de la terre », parce que « le royaume des cieux est à eux ». Eux sont les destinataires de l’Évangile, mais ils le seront dans la mesure où ils seront aussi ses porteurs »[8]. Porteurs d’Évangile, « les pauvres évangélisent » - ce qui est vrai⁠[9] - et « l’Évangile lu à partir du pauvre, à partir du militantisme dans ses luttes, convoque une église populaire, c’est-à-dires une église qui naît du peuple, des pauvres du pays ».⁠[10] Dans une telle vision, « le pauvre, quel qu’il soit, a plus de poids que le péché (…). Il semblerait qu’en étant pauvre, on entre déjà dans le « royaume des cieux ». (…) Il semblerait qu’il suffit d’être pauvre pour obtenir le salut ». Et l’évêque de Callao de rappeler à propos des pauvres, que « nous devons tenter de les tirer de leur pauvreté et en même temps insister pour qu’ils respectent les commandements et l’Évangile ».⁠[11] Sinon, on aboutit à une contradiction car « si travailler, changer le monde est déjà sauver, pourquoi prêcher la foi et le baptême ? Si travailler en faveur du pauvre est le principal, il n’est pas nécessaire de lui parler du péché ».

A la suite de toute l’Écriture, l’Église a toujours considéré que le pire esclavage est le péché⁠[12]. Si l’on recentre le message de Dieu sur ce mal suprême, on découvre qu’il n’est plus possible de parler du pauvre comme d’une « non-personne » selon l’expression de Gutierrez : « Jamais, écrit Durand Florez, pour Dieu, ni pour l’Église, le pauvre, aussi pauvre soit-il, aussi opprimé soit-il, ne sera une « non-personne ». Ce qui le fait intrinsèquement personne et fils de Dieu, ce n’est pas l’économique, ni le fait d’avoir ou non étudié, d’être sain ou malade, d’une couleur ou d’une autre. Il sera libre et digne s’il emploie sa liberté pour le bien, même s’il est esclave selon la « loi », comme Onésime, ou prisonnier comme saint Paul, ou qu’il soit dans un camp de concentration comme saint Maximilien Kolbe. (…) Au contraire, tout être humain, quelle que soit sa condition économique, sa richesse, son pouvoir, sa science, qui commettra un péché, se sépare de Dieu. Telle est la véritable misère qui n’intéresse pas les partisans du sécularisme, les agnostiques ou les athées. (…) Rappelons ce que Jésus nous a dit, dans les versets qui suivent l’affirmation « la vérité vous rendra libres » : « Jésus répondit: « En vérité, en vérité je vous le dis : celui qui commet un péché, est esclave du péché » (Jn 8, 34) ».⁠[13]

En 1979, en Amérique latine, Jean-Paul II ne disait pas autre chose: « On ne peut dissocier - c’est la grande leçon, valable même aujourd’hui - l’annonce de l’Évangile et la promotion humaine.

Cependant, pour l’Église, celle-là ne peut se confondre ni s’arrêter - comme certains le prétendent - à cette dernière. Ce serait fermer à l’homme les horizons infinis que Dieu lui a ouverts. Et ce serait fausser le sens profond et complet de l’évangélisation, qui est avant tout annonce de la Bonne Nouvelle du Christ Sauveur ».⁠[14] Ce thème, le Saint-Père le développera longuement lors de l’inauguration de la IIIe Conférence de l’épiscopat latino-américain (CELAM) à Puebla. Après avoir rappelé la vérité sur le Christ et « le drame de l’homme amputé d’une dimension constitutive de son être propre - sa recherche de l’infini - et ainsi placé en face de la pire réduction de ce même être », Jean-Paul II va mettre en garde contre les « relectures«  réductrices de l’Évangile: « L’Église a le devoir d’annoncer la libération de millions d’êtres humains, le devoir d’aider à consolider cette libération (cf. EN, n° 3o) ; mais elle aussi le devoir correspondant de proclamer la libération dans sa signification intégrale, profonde, telle que Jésus l’a annoncée et réalisée (cf. EN, n° 31). « Libération de tout ce qui opprime l’homme, mais surtout libération du péché et du Malin, dans la joie de connaître Dieu et d’être connu de lui » (EN, n° 9).(…)

Libération qui, dans la mission propre de l’Église, ne se réduit pas à la pure et simple dimension économique, politique, sociale ou culturelle, qui ne sacrifie pas aux exigences d’une stratégie quelconque, d’une « praxis » ou d’une échéance à court terme (cf. EN, n° 33) ».⁠[15]

Par la suite, les deux instructions sur la théologie de la libération et la liberté chrétienne exposeront amplement tous les aspects de la question.⁠[16]


1. La force historique des pauvres, Cerf, 1986, p. 131. La position de G. Gutierrez, considéré comme le père de la théologie de la libération (il serait plus exact de dire : d’une certaine théologie de la libération) a, semble-t-il, fort heureusement évolué, à ce point de vue. Effectivement, dans La force historique des pauvres, publié en 1980 en espagnol (La fuerza historica de los pobres, CEP-Lima), il dit bien que « le pauvre, l’opprimé est membre d’une classe sociale exploitée (…) qui a dans le prolétaire son secteur le plus combatif et lucide » (p. 79), et, en 1981, dans Teologia de la liberacion, Perspectivas (CEP-Lima, p. 371), on peut lire : « Le terme « pauvre » peut paraître, en plus d’être imprécis et intra-ecclésial, un peu sentimental, et finalement aseptique. Le « pauvre » aujourd’hui, est celui qui est opprimé et marginalisé par la société, le prolétaire qui lutte pour ses droits les plus élémentaires, la classe sociale exploitée et dépouillée , le pays qui combat pour sa libération. » Toutefois, en 1986, sa perspective s’élargit et se corrige : « On ne peut limiter la notion de pauvre à une classe sociale déterminée. Toute interprétation qui réduit le pauvre et l’option pour lui à un niveau purement économique et politique, est par conséquent erronée et sans fondement à notre point de vue » (La verdad los harà libres, Confrontaciones, CEP-Lima, p. 20).
2. L’Église et la promotion humaine en Afrique aujourd’hui, 15-22 juillet 1984, in DC, 2-3-1986, p. 264.
3. Très tôt, une théologie de la pauvreté s’est formée, ainsi qu’en témoigne cette pensée de saint Léon (pape de 440-461) : « Nous avons raison de reconnaître dans l’indigent et le pauvre la personne même de notre Seigneur Jésus-Christ, qui, comme le dit l’apôtre Paul, « de riche qu’il était s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté ». Et, pour que sa présence ne paraisse pas nous manquer, il a si bien accommodé le mystère de sa pauvreté et de sa gloire que nous puissions le nourrir dans ses pauvres, lui que nous adorons comme Roi et Seigneur dans la majesté de son Père » (4e sermon sur les collectes, cité in ROYON Claude et PHILIBERT Robert (éd.), Les pauvres, un défi pour l’Église, Séminaire de recherche de la Faculté de Théologie, Institut catholique de Lyon L’Atelier/Editions ouvrières, 1994, p. 239). On peut aussi citer en exemple, avec Lacoste, la spiritualité franciscaine et la théologie du disciple de saint François : saint Bonaventure (1214-1274). Pour saint François,  »les bonnes paroles, bonnes actions et tout bien que Dieu fait et dit en l’homme ou par l’homme appartiennent à Dieu seul et doivent lui être restitués an action de grâces. L’homme n’a en propre que ses vices et ses péchés. Aussi ne peut-il se glorifier que de ses faiblesses et porter chaque jour la croix du Christ. Là se trouve la vraie joie, la vraie vertu et le salut de l’homme ». Cette vision plutôt sombre de l’homme va, paradoxalement, va s’associer avec un optimisme fondamental de la création et du salut. La pauvreté matérielle proposée aux frères dans les Règles mais non aux laïcs, est « le signe prégnant, dit Lacoste, de cette pauvreté radicale de l’être devant Dieu ». En découle l’exigence de se comporter, dans la fraternité, la paix et la joie. en petits (« mineurs »), en serviteurs humbles et aimants de tout homme. qu’il soit « frère béni, ami ou ennemi, voleur ou brigand, (il) sera accueilli avec bonté, joie spirituelle, respect. Même s’il pèche mille fois, on ne cessera de l’aimer, sans souhaiter qu’il devienne meilleur chrétien pour notre confort ». Tel est l’esprit de saint François.
   Quant à saint Bonaventure, voici comment on peut résumer un aspect essentiel de sa théologie : nous voulons être heureux mais le bonheur semble toujours nous fuir et nous n’arrivons qu’à faire notre malheur. Dieu prend pitié de notre misère et se fait homme et nous rend ainsi dignes de son incarnation. Dieu sur la Croix est le pauvre. Dieu ainsi s’abandonne et place l’homme dans la position du plus riche, de celui qui peut donner. Nous nous donnons nous-mêmes en donnant quelque chose à ce pauvre (cf. Lacoste).
   Ajoutons à ces deux figures de proue, saint Vincent de Paul (1581-1660)qui, même s’il n’a jamais écrit de traité spécifique sur la question, a développé une profonde réflexion sur la pauvreté, tout au long de sa vie. La pauvreté de Jésus qui invite à Le servir dans la personne de chaque pauvre, trouve son origine dans la Sainte Trinité comme le révèle l’évangile selon saint Jean. Le Fils, en effet, reçoit tout du Père : « Comme le père a la vie en lui-même, ainsi il l’a donnée aussi au Fils » (Jn 5, 26-27) ; « Maintenant ils ont reconnu que tout ce que tu m’as donné, c’est de toi » (Jn 17, 87) ; « Mon enseignement n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé » (Jn 7, 16). Et le Père a tout donné au Fils : « Tout ce que le père a, c’est mien » (Jn 16, 15) ; « Tout ce qui est à moi est à Toi, et tout ce qui est à Toi est à moi » (Jn 17, 10). Cf. KOCH Bernard, Monsieur Vincent, théologien de la pauvreté, in ROYON Claude et PHILIBERT Robert, Les pauvres, un défi pour l’Église, op. cit., pp. 313-333.
4. DURAND Alain, La cause des pauvres, Cerf, 1996, pp. 53-54.
5. DURAND A., « J’avais faim…​ », Une théologie à l’épreuve des pauvres, Desclée de Brouwer, 1995, p. 69.
6. Or Dieu ne fait acception de personne : « Vous avez entendu qu’il a été dit Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Mt 5, 43-48).
7. DURAND FLOREZ Ricardo, sj, évêque ce Callao (Pérou), in La utopia de la liberacion, Teologia de los pobres ?, Obispado del Callao, 1988, notamment pp. 27-36.
8. La fuerza historica de los pobres, op. cit., p. 13.
9. Lors de la Conférence de Puebla (1979), il fut bien dit que les pauvres sont destinataires et agents d’évangélisation mais « en tant qu’ils interpellent constamment, en appelant à la conversion, et en tant que beaucoup d’entre eux réalisent dans leur vie les valeurs évangéliques » (cité in DURAND FLOREZ, op. cit., p. 28).
10. Id., p. 382.
11. Dans la parabole du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31), A. Durand (La cause des pauvres, op. cit., pp. 65-66) souligne que « le changement concernant le pauvre (« emporté par les anges dans le sein d’Abraham ») n’est pas lié à son comportement sur terre - dont il n’est soufflé mot -, mais au seul fait qu’il a connu la souffrance ici-bas. Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, qu’il s’agit bien là d’un acte de la justice de Dieu, non de la récompense de la vertu du pauvre ». Mais l’essentiel de la parabole, précise justement A. Durand, est de provoquer la conversion du lecteur dans un sens malheureusement trop exclusif : « Nous n’avons même pas besoin de celui qui est ressuscité des morts pour nous convertir : Moïse et les prophètes suffisent pour qui veut comprendre. Bref, tout converge pour provoquer chez le lecteur la seule chose qui compte et qu’il fuit sans cesse : se convertir maintenant dans sa relation au pauvre ».
12. On se souvient de cette question posée par le roi Louis IX à son sénéchal Joinville : « Sénéchal, qu’est-ce que Dieu ? -Sire, c’est si bonne chose que meilleure ne peut être. -Vraiment, c’est bien répondu, car la réponse que vous avez faite est écrite en ce livre que je tiens en ma main. Or, je vous le demande, qu’aimeriez-vous mieux, être lépreux ou avoir fait un péché mortel ?. Et moi qui jamais ne lui mentis, je lui répondis que j’aimerais mieux en avoir fait trente que d’être lépreux.
   Quand les frères furent partis, il m’appela tout seul et me fit asseoir à ses pieds. « Que m’avez-vous dit hier ? » me demanda-t-il. Je lui répondis que je le disais encore. « Vous parlez trop vite comme un sot. Il n’y a si laide lèpre que le péché mortel, car l’âme qui est en péché mortel est semblable au diable…​ Il est bien vrai que, lorsque l’homme meurt, il est guéri de la lèpre du corps, mais, au moment de mourir, celui qui a fait un péché mortel ne peut-être certain d’avoir eu telle repentance que Dieu lui ait pardonné. Aussi doit-il avoir grand peur que cette lèpre-là lui dure tant que Dieu sera en paradis…​ Aussi, je vous prie autant que je puis, ayez à cœur, pour l’amour de Dieu et de moi, de préférer que n’importe quel mal, lèpre ou toute autre maladie, advienne à votre corps, plutôt que le péché mortel à votre âme » (JOINVILLE, Saint Louis, I, UGE, 10/18, 1963, p. 13).
13. DURAND FLOREZ R., op. cit., pp. 28-30.
14. Homélie à Saint-Domingue, 27-1-1979, in Discours du Pape et chronique romaine, n° 348, février 1979, p. 7.
15. Inauguration de la troisième conférence épiscopale, Puebla, 28-1-1979, id., pp. 126-26. Voici la partie enlevée: « Libération faite de réconciliation et de pardon. Libération qui découle de cette réalité que nous sommes fils de Dieu, que nous pouvons appeler Dieu « Abba », Père (cf. Rm 8, 15) ; et en vertu de laquelle nous reconnaissons en tout homme quelqu’un qui est notre frère, dont le cœur peut être transformé par la miséricorde de Dieu. Libération qui nous pousse, avec la force de la charité à la communion, dont nous trouvons le sommet et la plénitude dans le Seigneur. Libération, en tant qu’elle domine les diverses servitudes et idoles que l’homme se forge et qu’elle fait grandir l’homme nouveau ».
16. Congrégation pour la doctrine de la foi, Instruction sur quelques aspects de la « Théologie de la libération », 1984 et Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 1986. Dans un style plus abrupt, le Préfet de la Congrégation, le cardinal Ratzinger, dira à Lima (août 1986) : « La foi chrétienne ne connaît pas d’utopies historiques mais bien une promesse : la résurrection des morts, le Jugement et le Royaume de Dieu. Sans doute, ceci a-t-il quelque résonance mythologique pour l’homme d’aujourd’hui, mais c’est beaucoup plus raisonnable que le mélange de politique et d’eschatologie dans une utopie historique » ( Cité in DURAND FLOREZ R., op. cit., p. 35).

⁢f. Ne pas « sous-estimer » la pauvreté.

Une autre manière de simplifier la leçon des Écritures, est de considérer qu’il est naturel, dans l’ordre des choses, voire dans l’ordre divin, qu’il y ait des pauvres (« des pauvres, vous en aurez toujours avec vous »), que ceux-ci, puisqu’ils sont proclamés « heureux » par le Seigneur, puisque le Christ est avec eux, qu’il s’identifie à eux, doivent se résigner à leur condition.

Cette interprétation simpliste et, parfois peut-être, cynique ne se rencontre plus guère fort heureusement mais soyons attentifs aux mots que nous employons pour traduire le lien des deux pauvretés identifiées. Ainsi, si on ne lisait pas l’encyclique Rerum Novarum dans son intégralité, ce texte de Léon XIII repris dans l’Agenda social poserait quelques problèmes : « Quant aux déshérités de la fortune, ils apprennent de l’Église que, selon le jugement de Dieu lui-même, la pauvreté n’est pas un opprobre et qu’il ne faut pas rougir de devoir gagner son pain à la sueur de son front. C’est ce que Jésus-Christ Notre Seigneur a confirmé par son exemple, lui qui, tout riche qu’il était, s’est fait indigent (2 Co 9, 9) pour le salut des hommes ; qui, fils de Dieu et Dieu lui-même, a voulu passer aux yeux du monde pour le fils d’un ouvrier ; qui est allé jusqu’à consumer une grande partie de sa vie dans un travail mercenaire. N’est-ce pas le charpentier, fils de Marie ? (Mc 6, 3)

Quiconque tiendra sous son regard le Modèle divin comprendra plus facilement ce que Nous allons dire : la vraie dignité de l’homme et son excellence résident dans ses mœurs, c’est-à-dire dans sa vertu ; la vertu est le patrimoine commun des mortels, à la portée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des riches ; seuls la vertu et les mérites, partout où on les rencontre, obtiendront la récompense de l’éternelle béatitude. Bien plus, c’est vers les classes infortunées que le cœur de Dieu semble s’incliner davantage. Jésus-Christ appelle les pauvres des bienheureux (cf. Mt 5, 5), il invite avec amour à venir à lui, afin qu’il les console, tous ceux qui souffrent et qui pleurent (cf. Mt 11, 28) il embrasse avec une charité plus tendre les petits et les opprimés. Ces doctrines sont bien faites certainement pour humilier l’âme du riche et le rendre moins condescendant, pour relever le courage de ceux qui souffrent et leur inspirer de la résignation. Avec elle, se trouverait diminuée cette distance que l’orgueil se plaît à maintenir ; on obtiendrait sans peine que des deux côtés on se donnât la mains et que les volontés s’unissent dans une même amitié »[1] . Il est clair que, dans cet extrait, surtout isolé de son contexte, le lecteur contemporain, particulièrement sensible à la défense des droits de la personne humaine, trouvera que limiter la dignité aux mœurs, espérer que le riche et le pauvre soient touchés par l’exemple du Christ et se lient d’ »amitié » relève d’une vision très spirituelle, naïve dans le contexte d’une société déchristianisée. Il serait difficile aussi de faire admettre socialement la résignation, c’est-à-dire l’acceptation sans protestation devant des situations qui, la plupart du temps, n’ont rien de fatal. Heureusement, Léon XIII admet les « revendications » qui doivent être « exemptes de violences et ne jamais revêtir la forme de séditions »[2] et tenir compte de ce que les circonstances permettent ou non. Heureusement que Léon XIII demande aussi à l’État de pas « laisser faire », sans vouloir tout faire.

Le même problème d’interprétation est posé par Pie XI qui, en pleine crise économique, demande « que les pauvres, et tous ceux qui , en ce moment, sont durement éprouvés par la pénurie du travail et le manque de pain, offrent avec un égal esprit de pénitence, avec une plus grande résignation, les privations que leur imposent la difficulté des temps et la condition sociale que la divine Providence leur a assignée dans ses dispositions mystérieuses, mais cependant toujours inspirées par l’amour ; qu’ils acceptent de la main de Dieu, d’un cœur humble et confiant, les effets de la pauvreté, rendus plus durs par la gêne dans laquelle se débat actuellement l’humanité ; que, par une générosité plus grande encore, ils s’élèvent jusqu’à la divine sublimité de la croix du Christ, se rappelant que, si le travail est une des valeurs les plus grandes de cette vie, c’est cependant l’amour d’un Dieu souffrant qui a sauvé le monde ; qu’ils se consolent dans la certitude que leurs sacrifices et leurs peines, chrétiennement supportés, contribueront à hâter l’heure de la miséricorde et de la paix. »[3] En fait ce que redoutent Pie XI comme Léon XIII, c’est l’impatience et les excès qu’elle pourrait provoquer mais on ne peut conclure que la volonté des Souverains Pontifes soit de maintenir, à tout prix, un statu quo. N’oublions pas que Pie XI est l’auteur de Quadragesimo Anno qui est sans doute l’encyclique la plus engagée dans la recherche d’un ordre social et économique plus juste. Mais ce chemin demande du temps…​


1. RN, Marmy. 455-456.
2. RN, Marmy, 449.
3. Caritate Christi compulsi, 1932, in Marmy, 649.

⁢g. A votre bon cœur ?

La question qui se pose maintenant est de savoir si la pauvreté, et, en particulier, la pauvreté matérielle, n’interpelle que la conscience individuelle ?.

Toutes les grandes voix de l’Église, à la suite des Prophètes et de Jésus, ont tenu, à travers les temps, à nous inviter à « vivre et combattre la pauvreté »[1].

Sont concernés, tout d’abord, bien sûr, les successeurs des apôtres, les évêques assistés des prêtres. En leur personne, « c’est le Seigneur Jésus-Christ, Pontife suprême, qui est présent au milieu des croyants »[2], ils doivent donc être « les modèles du troupeau »[3], soucieux de toutes les pauvretés, dans l’oubli d’eux-mêmes⁠[4]. Les religieux, quant à eux, s’engagent à la suite du Christ à l’imiter aussi le plus parfaitement possible en préfigurant la vie future : « La profession des conseils évangéliques (chasteté, pauvreté, obéissance) apparaît (…) comme un signe qui peut et doit exercer une influence efficace sur tous les membres de l’Église dans l’accomplissement courageux des devoirs de leur vocation chrétienne. En effet, comme le peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité permanente, mais est en quête de la cité future, l’état religieux, qui assure aux siens une liberté plus grande à l’égard des charges terrestres, plus parfaitement aussi, manifeste aux yeux de tous les croyants les biens célestes déjà présents en ce temps, atteste l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la Rédemption du Christ, annonce enfin la résurrection à venir et la gloire du royaume des cieux. De plus, cet état imite de plus près et représente continuellement dans l’Église cette forme de vie que le Fils de Dieu a prise en venant au monde pour faire la volonté du Père et qu’il a proposée aux disciples qui le suivaient. Il fait voir enfin d’une manière particulière comment le règne de Dieu est élevé au-dessus de toutes les choses terrestres et ses nécessités les plus grandes ; il montre à tous les hommes la suréminente grandeur de la puissance du Christ-Roi et la puissance infinie de l’Esprit-Saint qui agit dans l’Église de façon admirable ».⁠[5]

Quant aux laïcs, ils sont aussi, depuis les origines, sommés d’être attentifs, et surtout s’ils sont riches, à la cause des pauvres.

Saint Cyprien⁠[6] interpelle ceux qui ont la grâce de l’abondance en ces termes : « Vous vous dites dans l’abondance et riches, et vous pensez qu’il y a lieu de vous servir de ce que Dieu a voulu que vous possédiez. Servez-vous-en, mais pour des bonnes œuvres, servez-vous-en, mais pour des choses que Dieu vous prescrit et qu’il vous signale. De votre richesse, que les pauvres s’aperçoivent. Que votre abondance se fasse sentir à ceux qui sont dans le besoin. De votre patrimoine, faites à Dieu un prêt à intérêt : nourrissez le Christ…​ Vous vous rendez coupables, et précisément envers Dieu, en estimant qu’il vous a donné les richesses pour n’en point user d’une manière salutaire. »[7]

« Que répondras-tu au souverain juge, demande saint Basile⁠[8], toi qui habilles les murs et n’habilles pas ton semblable ? Toi qui ornes tes chevaux et n’as pas un regard pour ton frère dans la détresse ? Toi qui laisses pourrir ton blé et ne nourris pas ceux qui ont faim ? Toi qui enfouis ton or et ne viens pas en aide à l’opprimé ?…​

A qui ai-je fait tort, dis-tu, en gardant ce qui est à moi ? Mais dis-moi, qu’est-ce qui est à toi ? De qui l’as-tu reçu pour le porter dans la vie ? C’est exactement comme si quelqu’un, après avoir pris une place au théâtre, en écartait ensuite ceux qui voudraient entrer à leur tour et prétendait regarder comme sa propriété ce qui est pour l’usage de tous. Ainsi font les riches. Parce qu’ils sont les premiers occupants d’un bien commun, ils s’estiment en droit de se l’approprier. Ah ! si chacun se contentait du nécessaire et laissait aux indigents son superflu, il n’y aurait ni riches ni pauvres !…​ Toi qui serres toutes choses dans le gouffre de ton avarice, tu penses ne faire de tort à personne, alors qu’en réalité tu dépouilles un si grand nombre de tes semblables !…​ ». Ce texte est fort intéressant parce qu’il nous place sous le regard de Dieu, sensible, nous le savons, à la justice et qui a voulu que tous les hommes aient accès aux biens de ce monde. L’idéal serait de tendre vers l’égalité pour en finir avec la division économique et sociale des hommes. Notons aussi qu’aux yeux de ce Père de l’Église, la propriété non partagée peut être considérée comme un vol.

Deux siècles plus tard, nous retrouverons le même point de vue sous la plume du pape saint Grégoire le Grand⁠[9]: « Ceux qui ne commettent point de vols mais gardent tout leur avoir pour eux, disons-leur, qu’ils le sachent bien clairement, que cette terre d’où ils furent tirés est commune à tous les hommes ; par conséquent les aliments qu’elle fournit, elle les produit pour tous, en commun.

C’est donc à faux que se jugent innocents ceux qui réclament pour leur usage privé le don que Dieu fit à tous.

Ces hommes, qui ne font point largesse des biens qu’ils ont reçus, se rendent coupables de la mort de leurs frères. Ils tuent chaque jour à peu près autant d’hommes qu’ils retiennent avaricieusement de subsides nécessaires à la vie de ces pauvres

En effet, quand nous donnons aux miséreux les choses indispensables, nous ne leur faisons point une générosité personnelle, nous leur rendons ce qui est à eux. Nous remplissons bien plus un devoir de justice que nous n’accomplissons un acte de charité…​ Il est juste en effet que ceux qui ont reçu quelque chose de Dieu, le commun maître, s’en servent pour le bien de tous. »

Pendant des siècles, les prédicateurs vont inciter les particuliers à donner, rappelant la pauvreté du Christ et son identification aux pauvres. On a plus haut évoqué saint François d’Assise, saint Bonaventure et saint Vincent de Paul. On peut s’arrêter un instant aux sermons de Bossuet. On se souvient notamment de ce sermon⁠[10] sur l’« éminente dignité des pauvres », leur « prééminence » dans le royaume de Jésus-Christ où les riches ne « sont reçus que pour les servir ». Il cite saint Augustin rappelant aux riches : « Le service que vous devez aux nécessiteux, c’est de porter avec eux une partie du fardeau qui les accable. L’apôtre saint Paul ordonne aux fidèles de « porter les fardeaux les uns des autres » (Ga 6, 2) ». Bossuet commente ainsi ce passage: « Les pauvres ont leur fardeau, et les riches aussi ont le leur. Les pauvres ont leur fardeau : qui ne le sait pas ? Quand nous les voyons suer et gémir, pouvons-nous ne pas reconnaître que tant de misères pressantes sont un fardeau très pesant, dont leurs épaules sont accablées ? Mais encore que les riches marchent à leur aise, et semblent n’avoir rien qui leur pèse, sachez qu’ils ont aussi leur fardeau. Et quel est ce fardeau des riches ? chrétiens, le pourrez-vous croire ? ce sont leurs propres richesses. Quel est le fardeau des pauvres ? c’est le besoin ; quel est le fardeau des riches ? c’est l’abondance. « Le fardeau des pauvres, dit saint Augustin, c’est de n’avoir pas ce qu’il faut ; et le fardeau des riches, c’est d’avoir plus qu’il ne faut ». » Si la richesse n’apparaît pas facilement comme un fardeau, nous nous en rendrons cruellement compte quand nous comparaîtrons devant celui que Bossuet appelle le « juge inexorable ». Dès lors, « pendant que le temps le permet, pratiquons ce conseil de saint Paul : « Portez vos fardeaux les uns les autres ». Riches, portez le fardeau du pauvre, soulagez sa nécessité, aidez-le à soutenir les afflictions sous le poids desquelles il gémit: mais sachez qu’en le déchargeant vous travaillez à votre décharge: lorsque vous lui donnez, vous diminuez son fardeau, et il diminue le vôtre : vous portez le besoin qui le presse ; il porte l’abondance qui vous surcharge. Communiquez entre vous mutuellement vos fardeaux, « afin que les charges deviennent égales » dit saint Paul (2 Co 8, 14) ».⁠[11] Bossuet introduit alors une courte méditation sur l’injustice de l’inégalité: « car quelle injustice, mes frères, que les pauvres portent tout le fardeau, et que tout le poids des misères aille fondre sur leurs épaules ! S’ils s’en plaignent et s’ils en murmurent contre la Providence divine, Seigneur, permettez-moi de le dire, c’est avec quelque couleur de justice : car étant tous pétris d’une même masse, et ne pouvant pas y avoir grande différence entre de la boue et de la boue, pourquoi verrons-nous d’un côté la joie, la faveur, l’affluence ; et de l’autre la tristesse, et le désespoir, et l’extrême nécessité ; et encore le mépris et la servitude ? Pourquoi cet homme si fortuné vivrait-il dans une telle abondance, et pourrait-il contenter jusqu’aux désirs les plus inutiles d’une curiosité étudiée ; pendant que ce misérable, homme toutefois aussi bien que lui, ne pourra soutenir sa pauvre famille, ni soulager la faim qui le presse ? Dans cette étrange inégalité, pourrait-on justifier la Providence de mal ménager les trésors que Dieu met entre des égaux, si par un autre moyen elle n’avait pourvu au besoin des pauvres, et remis quelque égalité entre les hommes ? C’est pour cela, chrétiens, qu’il a établi son Église, où il reçoit les riches, mais à condition de servir les pauvres ; où il ordonne que l’abondance supplée au défaut, et donne des assignations aux nécessiteux sur le superflu des opulents. Entrez, mes frères, dans cette pensée : si vous ne portez le fardeau des pauvres, le vôtre vous accablera ; le poids de vos richesses mal dispensées vous fera tomber dans l’abîme : au lieu que, si vous partagez avec les pauvres le poids de leur pauvreté, en prenant part à leur misère, vous mériterez tout ensemble de participer à leurs privilèges ». Enfin, Bossuet invite les riches à considérer les pauvres avec « les yeux de l’intelligence » car ce n’est « pas assez de les secourir dans leurs besoins » : « Ceux qui ouvrent sur eux l’œil intérieur, je veux dire l’intelligence guidée par la foi, ils remarquent en eux Jésus-Christ ; ils y voient les images de sa pauvreté, les citoyens de son royaume, les héritiers de ses promesses, les distributeurs de ses grâces, les enfants véritables de son Église, les premiers membres de son corps mystique ».

Certes, la portée de ce sermon est un peu réduite par l’intention de l’orateur de pousser son auditoire à aider matériellement la maison des Filles de la Providence où il prêche, il n’empêche que ce texte sans concession est assez représentatif d’une démarche incessante dans l’histoire de l’Église : que les riches partagent leurs biens et, plus précisément, qu’ils donnent leur superflu pour reprendre l’idée de saint Augustin.

Un autre sermon⁠[12] prononcé pour sauver un hôpital, est consacré à la nécessité de l’aumône. Bossuet y confirme l’obligation de l’aumône en s’appuyant sur les évangiles, les épîtres et les Pères de l’Église⁠[13]. On ne peut y échapper en alléguant une famille nombreuse : « Vous qui donnez l’exemple à vos enfants de conserver plutôt le patrimoine de la terre que celui du ciel, vous êtes doublement criminel ; et de ce que vous n’acquérez pas à vos enfants la protection d’un tel Père, et de ce que de plus vous leur apprenez à aimer plus leur patrimoine que Jésus-Christ même et que l’héritage céleste ». L’aumône est, en effet, un acte religieux car « Jésus-Christ perpétue en deux sortes le souvenir de sa passion, pour nous y faire compatir : en l’eucharistie, et dans les pauvres (…) avec cette seule différence que l nous recevons de lui la nourriture, ici nous la lui donnons ». Encore faut-il combattre ses passions, ses convoitises et _« retrancher le jeu »[14] pour donner libéralement car « pourquoi tant de folles dépenses ? Pourquoi tant d’inutiles magnificences ? Amusement et vain spectacle des yeux, qui ne fait qu’imposer vainement, et à la folie ambitieuse des uns et à l’aveugle admiration des autres (…). Que vous servent toutes ces dépenses superflues ? Que sert ce luxe énorme dans votre maison, tant d’or et tant d’argent dans vos meubles ? Toutes ces choses périssent. Faites des magnificences utiles comme Dieu : il a orné le monde, mais autant d’ornements, autant de sources de biens pour toute la nature ».

On pourrait citer vingt siècles de textes qui tancent les riches et leur demandent le détachement, qui rappellent que nous sommes tous frères et que les biens de la terre sont destinés à tous, que servir les pauvres, c’est servir Jésus-Christ. Textes qui, très souvent, vont reprendre ce qu’on a appelé la doctrine du superflu inspirée sans doute par cette formule de saint Augustin qui invite à tendre à l’égalité : « Le superflu des riches est le nécessaire des pauvres ».⁠[15] Formule souvent lue distraitement et peu dérangeante si l’on ne retient que l’obligation de donner son superflu aux pauvres⁠[16]. Formule plus exigeante si l’on détermine le superflu en fonction de la nécessité des pauvres. Et c’est ainsi que les Pères de l’Église⁠[17] et les Souverains pontifes ont toujours pensé. Jean XXIII, par exemple, estime que « c’est le devoir de tout homme, le devoir impérieux du chrétien, d’apprécier le superflu à l’aune de la nécessité d’autrui (…) ».⁠[18] Et donc ce superflu peut être plus que ce que nous nous estimons comme notre superflu. C’est pourquoi le concile Vatican II précise « que l’on est tenu d’aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu »[19]. Cette formule résume assez bien les développements de saint Thomas à propos de l’obligation de l’aumône : « L’amour du prochain étant d’obligation, les conditions indispensables à cet amour le sont aussi. Or, c’en est une de faire du bien à son prochain et de ne pas se contenter de lui en souhaiter: « N’aimons pas de parole et de langue, mais en action et en vérité ». Mais, pour vouloir et faire du bien à quelqu’un, il est nécessaire de subvenir à ses besoins, ce qui est précisément lui faire l’aumône, ce qui est donc d’obligation.

Il faut remarquer que ce qui est d’obligation, ce sont les actes de vertus ; faire l’aumône sera donc d’obligation dans la mesure où un acte de vertu doit être produit par elle, c’est-à-dire dans les conditions requises par la droite raison. Or, la raison doit considérer celui qui fait l’aumône et celui qui la reçoit. Par rapport au premier : faire l’aumône, c’est donner de son superflu. Il faut entendre par là ce qui dépasse non seulement les besoins individuels de celui qui donne, mais encore de ceux et celles dont il a la charge ; c’est là le premier devoir : procurer à soi-même et aux siens ce qu’on dit être nécessaire à la personne, ce mot désignant aussi bien la condition et le rang ; cela fait, le surplus sera consacré aux besoins des autres. L’organisme agit ainsi : par la fonction de nutrition, il se sustente d’abord lui-même, et, par la fonction de génération, un surplus est élaboré pour la formation d’un être nouveau.

Par rapport à celui qui reçoit l’aumône, il faut qu’il soit dans le besoin ; autrement il n’y aurait aucune raison de lui faire l’aumône. Mais, comme il est impossible à chacun de secourir tous les nécessiteux, il n’est pas d’obligation de faire l’aumône à tous, mais seulement à celui pour qui elle est une question de vie ou de mort, selon le mot de saint Ambroise : « Celui qui meurt de faim, nourris-le ; tu ne le fais pas, tu es son assassin » !

Voici donc ce qui est d’obligation : faire l’aumône avec son superflu ; faire l’aumône à celui qui est dans une extrême nécessité. En dehors de ces deux conditions, faire l’aumône est de conseil, comme n’importe quel « bien meilleur » l’est aussi ».⁠[20]

Saint Thomas pose ensuite la question de savoir si l’on est obligé de faire l’aumône avec son nécessaire ?

« Le mot nécessaire, répond-il, peut signifier deux choses. d’abord, ce qans quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire l’aumône avec ce nécessaire-là ; celui qui en serait réduit à n’avoir que l’indispensable pour vivre, lui et les siens, ne peut en faire l’aumône sous peine de s’ôter la vie à lui-même et aux siens (…)⁠[21]. Nécessaire peut signifier aussi ce sans quoi on ne peut vivre, soi et les siens, selon les exigences de son rang et de sa condition. La limite d’un tel nécessaire n’est pas un point indivisible : on peut y ajouter beaucoup et n’estimer pas qu’on le dépasse, ou en retrancher beaucoup sans se mettre hors des convenances de son état. Faire l’aumône en prenant sur ce nécessaire est une bonne action, mais c’est un conseil et non un précepte. Ce serait un désordre de faire de telles aumônes qu’il fût désormais impossible de vivre convenablement selon sa condition et de faire face à ses affaires courantes : chacun, dans la vie, a des convenances à garder.

Il faut faire cependant trois exceptions : 1° Si l’on change d’état, par exemple, si l’on entre en religion ; abandonner ainsi pour le Christ tous ses biens, c’est faire œuvre de perfection, par le nouvel état que l’on embrasse, -2° Si les biens que l’on donne en aumône, quoique nécessaires pour tenir son rang, peuvent se retrouver assez facilement et ainsi ne pas causer d’inconvénient trop grave, -3° Si l’on se trouve en face d’un cas d’extrême nécessité, individuel ou social, il est digne d’éloge, pour secourir des besoins plus pressants, de sacrifier quelque chose de ce que semble exiger notre condition ».⁠[22]

Le lecteur trouvera peut-être trop rationnelle cette approche de la charité et lui opposera la conduite de la veuve citée en exemple par Jésus, dans le temple de Jérusalem : « S’étant assis face au Trésor, il regardait la foule mettre de la petite monnaie dans le Trésor, et beaucoup de riches en mettaient abondamment. Survint une veuve pauvre qui y mit deux piécettes, soit un quart d’as. Alors il appela à lui ses disciples et leur dit : « En vérité, je vous le dis, cette veuve, qui est pauvre, a mis plus que tous ceux qui mettent dans le Trésor. Car tous ont mis de leur superflu, mais elle, de son indigence, a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre ».⁠[23] Il est vrai que l’amour mesure l’aumône et que l’amour n’a que faire des calculs…​

Toujours est-il que chacun doit se sentir concerné par ces textes et, si l’on veut aller au fond des choses, personne ne peut se vanter de sa générosité, si grande soit-elle, puisqu’il ne s’agit jamais d’un don mais d’une restitution. Rien ne nous appartient vraiment et tout a été donné à tous.

Mais, dans ces conditions, le partage auquel nous sommes invités est-il simplement affaire de charité ? N’est-il pas d’abord affaire de justice puisqu’il vise à combler les inégalités et qu’il n’est pas facultatif ?

Dès lors, peut-on encore prétendre que le partage ne relève pas de l’organisation mais de la bonne volonté personnelle ? Peut-on affirmer, comme Daniel-Rops que « le problème de la misère est, en substance, un problème de fraternité », que « la malfaisance des hommes politiques a été d’en faire un problème politique » et qu’en définitive, « c’est dans l’ordre de la charité, et d’elle seule, (que le problème) peut trouver une solution » ?⁠[24]

Parler ainsi fait peu de cas de l’enseignement social qui depuis le XIXe siècle a visiblement pris la relève des Pères et des prédicateurs en énonçant les conditions d’une société juste qui veille à l’épanouissement intégral et solidaire de tous ses membres⁠[25].

A lire la Bible, on se rend compte qu’il est impossible d’opposer ou de séparer la charité et la justice qui est aussi l’affaire du « prince ». Lorsque les évêques américains se penchent sur la vie économique de leur pays, à la lumière des Écritures, ils relèvent qu’« un point essentiel de la présentation biblique de la justice est que la justice d’une communauté est mesurée à la façon dont elle se préoccupe des faibles, très souvent représentés par la veuve, l’orphelin, le pauvre et l’étranger (le non israélite) dans le pays »[26].

Nous allons donc, dans le chapitre suivant, étudier plus particulièrement le rapport entre la pauvreté et la justice et montrer que la lutte contre la pauvreté, ou mieux, le développement intégral de tous les hommes doit être la préoccupation majeure des communautés et de leurs politiques économiques.


1. C’est le titre de l’ouvrage déjà cité du P. A.-M. Henry.
2. LG, 21.
3. 1 P 5, 3.
4. On a souvent cité ( cf. Les pauvres, un défi pour l’Église, op. cit., pp. 241-242) les directives des conciles mérovingiens qui, entre 511 et 845, ont particulièrement insisté sur le service des pauvres. En 511, le Concile d’Orléans déclare que les biens donnés par le roi aux évêques doivent servir non seulement à l’entretien des édifices religieux mais au soulagement des pauvres et au rachat des prisonniers, sous peine d’excommunication (Canon 5) ; L’évêque doit vêtir et nourrir les pauvres et les malades incapables de travailler. Si l’évêque qui le fait pourra être appelé « Père des pauvres », celui qui ne le fera pas sera réputé « Assassin de pauvres » (C. 16). En 535, le Concile de Clermont d’Auvergne établit l’excommunication de ceux qui s’emparent du bien des pauvres (C. 5). En 549, à Orléans et, en 557, à Paris, il est décidé que les biens de l’Église sont le patrimoine des pauvres. En 567, à Tours, le concile stipule que chaque cité épiscopale doit nourrir ses pauvres (C. 5). A Lyon, en 583, cette obligation est répétée et étendue aux lépreux (C. 6). En 585, le concile de Mâcon précise que la dîme doit servir au soulagement des pauvres et au rachat des captifs (C.5). Le concile de Reims, en 625, autorise la vente des vases sacrés pour le rachat des captifs (C. 22). Le concile d’Arles, en 813, demande que la situation des pauvres soit un des objets de la visite annuelle des évêques dans leurs diocèses (C. 17). La même année, à Reims, le concile oblige les évêques à recevoir les pauvres à leur table (C. 17). A Aix-la-Chapelle, en 817, (C. 116 et 141), il est entendu que le revenu des églises gérées par des chanoines doit aussi servir aux pauvres et que les évêques doivent établir dans leur ville un hôpital pour les pauvres et les étrangers. Quant aux dons faits à l’Église, ils seront répartis pour moitié aux clercs et pour moitié aux pauvres. Si l’Église est riche, ce sont les deux tiers qui seront attribués aux pauvres. En 845, le concile de Meaux affirme déclare que la maison de l’évêque doit être conçue pour pouvoir accueillir les pauvres et les étrangers.
5. LG, 44.
6. Evêque de 249 à 258.
7. De habitu virginum, cité in Les pauvres, un défi pour l’Église, op. cit., p. 240.
8. 330-379, in HAMMAN, Riches et pauvres dans l’Église ancienne, op. cit., p. 76.
9. 540-604, Pastoral, 3e partie, cité in BUISSON J., op. cit., pp. 29-30 et Les pauvres, un défi pour l’Église, sous la direction de ROYON Claude et PHILIBERT Robert, Séminaire de recherche de la Faculté de Théologie , Institut catholique de Lyon, Ed. De l’Atelier-Ed. Ouvrières, 1994, p. 239.
10. Sermon pour le dimanche de la Septuagésime, prêché en février 1659, in Sermons, Garnier, Tome I, sd, pp. 575-593.
11. Paul exhorte les Corinthiens à la générosité dans l’aumône : « Il ne s’agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu’il faut, c’est légalité. »(8, 13).
12. Sermon pour le vendredi de la semaine de la Passion, in Sermons, op. cit., II, pp. 680-698.
13. Bossuet reprend notamment le conseil de saint Jean Chrysostome inspiré par ces mots de saint Paul : « Que le premier jour de la semaine, chacun de vous mette de côté chez lui ce qu’il aura pu épargner…​ » (1 Co 16, 2). « Faites ainsi, dit saint Chrysostome, de votre maison une église ; ayez-y un petit coffre, un tronc ; soyez le gardien de l’argent sacré ; constituez-vous vous-même l’économe des pauvres : la charité et l’humanité vous confèrent ce sacerdoce. (…) Que ce tronc (…) soit placé dans le lieu où vous vous retirez pour prier : et toutes les fois que vous y entrerez pour faire votre prière, commencez par y déposer votre aumône, et ensuite vous répandrez votre cœur devant Dieu (…). Vous donnerez à votre prière des ailes pour monter au ciel ; vous rendrez votre maison une maison sainte, qui renfermera les vivres du roi. Et pour que la collecte prescrite par l’Apôtre se fasse aisément ; que chaque ouvrier, chaque artisan, lorsqu’il a vendu quelque ouvrage de son art, donne à Dieu les prémices, en mettant dans ce tronc une petite partie du prix ; et qu’il partage avec Dieu de la moindre portion de ce qu’il retire de son travail. Que l’acquéreur, ainsi que le vendeur, suivent ce conseil ; et que tous ceux en général qui retirent de leurs fonds ou de leurs travaux des fruits légitimes, soient fidèles à cette pratique » (Commentaire de 1 Co).
14. « Le jeu, où par un assemblage monstrueux on voit régner dans le même excès et les dernières profusions de la prodigalité la plus déréglée, et les empressements de l’avarice la plus honteuse : le jeu, où l’on consume des trésors immenses, où on engloutit les maisons et les héritages ; dont l’on ne peut plus soutenir les profusions que par des rapines épouvantables : on fait crier mille ouvriers ; on prive le mercenaire de sa récompense ; ses domestiques, de leur salaire ; ses créanciers , de leur bien ; et cela s’appelle jouer : jeu sanglant et cruel où les pères et les mères dénaturés se jouent de la vie de leurs enfants, de la subsistance de leur famille, et de celle des pauvres ».
15. Cf. BUISSON Jacques, op. cit., pp. 38-41.
16. Certains organisent leur charité en établissant un budget prévisionnel.
17. GS 69 donne plusieurs références.
18. Message radiotélévisé, 11-9-1962. Le pape ajoute un autre devoir : « de bien veiller à ce que l’administration et la distribution des biens créés se fasse au bénéfice de tous ». Nous allons y revenir.
19. GS 69.
20. Somme théologique, IIa IIae, qu. 32, art. 5.
21. Selon saint Thomas, « Une exception est cependant à signaler, supposé qu’il s’agît de faire cette aumône à quelque grand personnage nécessaire au salut de l’Église ou de l’État ; en ce cas, s’exposer ainsi à la mort serait digne d’éloge, puisque ce serait préférer, comme on le doit, le bien public à son bien personnel ».
22. Somme théologique, IIa IIae, qu. 32, art. 6.
23. Mc 12, 41-44.
24. La misère et nous, Grasset, 1935, pp. 24-25.
25. Daniel-Rops semble réduire la portée des encycliques en écrivant (op. cit., pp. 25-26) : « Le christianisme, qui, en substance, procède de la charité, a laissé à ses adversaires le monopole de la protestation contre l’injustice sociale. - Ce n’est pas vrai, me dit-on. Des protestations, nous en avons entendu. Et de me citer les Encycliques. Je ne commettrai pas la faute insigne de sembler associer la dignité du christianisme à l’indignité des chrétiens. Mais on n’a pas tout expliqué quand on a incriminé la malice des adversaires, les manœuvres de la franc-maçonnerie et la propagande des Sans-Dieu. Manœuvres et propagande ne prévaudraient point contre les chrétiens si la petite phrase : « Aimez-vous les uns les autres » était véritablement leur loi ».
26. Justice économique pour tous : enseignement social catholique et économie américaine, Lettre pastorale des évêques des États-Unis, 1986, n° 38 in DC 21-6-1987, n° 1942, p. 627.

⁢vii. Rendre son sens à l’économie.

En attendant, nous savons maintenant à quoi l’économie doit être ordonnée. Elle doit être au service du développement intégral de la personne humaine et de toute personne humaine. Nous verrons ce que cela implique très concrètement mais efforçons-nous désormais d’avoir ces exigences sans cesse présentes à l’esprit. Elles réorientent, en fait, complètement l’activité économique et la vie sociale.

Aristote distingue deux formes d’acquisition. Il y a, tout d’abord « un art naturel d’acquisition pour les chefs de famille et les hommes d’État » : « il s’agit (…) de la mise en réserve cde ces biens indispensables à la vie et utiles à la communauté d’une cité ou d’une famille. Ces biens mêmes paraissent constituer la véritable richesse. Car la quantité de ces biens suffisante pour vivre bien n’est pas illimité (…). » Ce mode d’acquisition fait partie de l’ »économique »⁠[1] au sens strict. L’ »économique », littéralement « gestion de la maison » est l’art de gérer l’ensemble des biens privés de la famille mais aussi, par extension, de la cité volontiers considéré par les citoyens comme un « État-père ». Mais, « il est une autre forme d’acquisition que l’on nomme tout particulièrement - et elle mérite ce nom - la chrématistique (littéralement : science de la richesse) et à cause de laquelle il n’y a, semble-t-il, aucune limite à la richesse et à la propriété ; beaucoup la croient identique à celle dont on vient de parler à cause de leur affinité ; or en fait, elle n’est ni identique ne bien éloignée de la précédente. L’une est naturelle et l’autre ne l’est pas, mais résulte plutôt d’une sorte d’expérience et de technique.

(…) Mais l’économique, qui n’est pas cet art d’acquisition, a une limite, car l’objet de l’économique n’est pas ce genre de richesse. Ainsi, à considérer la question sous cet angle, il paraît nécessaire qu’il y ait une limite à toute forme de richesse, mais nous voyons le contraire se produire dans les faits : tous les gens d’affaires accroissent indéfiniment leur richesse en espèces monnayées.

La cause de ceci est l’étroite affinité de ces deux formes d’acquisition ; leurs emplois empiètent l’un sur l’autre, parce qu’elles ont le même objet : pour toutes deux, les biens possédés servent au même usage, mais non dans le même but : celle-ci vise à amasser, celle-là vise autre chose. De là vient que certaines gens voient dans la simple accumulation des biens l’objet de l’économique et persistent à penser qu’on doit conserver intacte ou augmenter indéfiniment sa richesse en espèces.

La cause de cette disposition est la préoccupation de vivre et non pas de bien vivre ; comme un tel désir (vivre) n’a pas de limite, on désire pour le combler des moyens eux-mêmes sans limite. Ceux mêmes qui aspirent à vivre bien recherchent ce qui contribuent aux jouissances du corps et comme ceci paraît dépendre des biens possédés, toute leur activité tourne autour de l’acquisition d’argent ; c’est de là qu’est venue cette seconde forme de l’art d’acquisition.

Comme la jouissance dépend du superflu, on recherche l’art qui procure le superflu indispensable à la jouissance ; et si l’on ne peut se le procurer par cet art d’acquisition, on essaie de l’avoir par un autre moyen et l’on fait de chacune de ses facultés un usage contraire à la nature ».⁠[2]

L’économie véritable, pour Aristote, est celle qui vise au bien vivre. Cela ne signifie pas vivre confortablement mais vivre selon le bien: « Il est clair, explique-t-il, que pour l’économie les hommes importent plus que la possession des choses inanimées, l’excellence morale des êtres humains plus que l’excellence des biens possédés que nous appelons la richesse (…) »⁠[3]. La finalité et la limite donc de l’économie est l’excellence morale des êtres humains.⁠[4]

Saint Thomas reprendra la distinction d’Aristote en corrigeant de manière significative la sévérité du Philosophe vis-à-vis du commerce et en apportant quelques précieuses précisions.

«  (…) Aristote distingue deux sortes d’échanges.

L’une est comme naturelle et nécessaire, et consiste à échanger denrées contre denrées ou denrées contre argent, mais pour les nécessités de la vie. De tels échanges ne sont pas propres aux commerçants, mais sont surtout effectués par le maître de maison ou le chef de la cité qui sont chargés de pourvoir la maison ou la cité des denrées nécessaires à la vie.

Il y a une autre sorte d’échange ; elle consiste à échanger argent contre de l’argent ou des denrées quelconques contre de l’argent, mais non plus pour subvenir aux nécessités de la vie, mais en vue d’un gain. Et c’est cet échange qui très précisément constitue le commerce. Or de ces deux sortes d’échange, Aristote estime la première louable, puisqu’elle répond à une nécessité de la nature, mais il réprouve à bon droit la seconde qui, par sa nature même, favorise la cupidité, laquelle n’a pas de bornes et tend à acquérir sans fin. Voilà pourquoi le commerce, envisagé en lui-même, a quelque chose de suspect, car il ne se rapporte pas, de soi, à une fin honnête ou nécessaire.

Cependant si le gain, qui est la fin du commerce, n’implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n’implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n’empêche donc de l’ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête. Dès lors le commerce deviendra licite. C’est ce qui a lieu quand un homme se propose d’employer le gain modéré qu’il recherche dans le commerce, à soutenir sa famille ou à venir en aide aux indigents ; ou encore quand il fait du commerce pour l’utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire ; sans doute il recherche le gain, mais comme prix de son travail et non comme une fin ».⁠[5]

On voit que pour saint Thomas, comme pour Aristote qu’il est important de considérer la fin de l’activité économique ou commerciale. Rechercher la richesse pour elle-même, le gain pour le gain n’est ni naturel, ni nécessaire ni honnête. Au delà des nécessités de la vie, le gain ne se justifie que comme prix du travail en vue de « soutenir la famille », lutter contre les pauvretés ou servir l’ensemble de la société.

On peut actualiser davantage la pensée d’Aristote et de Thomas en reprenant notre vision de la pauvreté. Si elle est bien multidimensionnelle et que nous soyons tous, d’une manière ou d’une autre, concernés, l’activité économique doit être ordonnée à la lutte contre les pauvretés en étant sensible, comme Aristote déjà, à la supériorité des valeurs immatérielles sur les valeurs matérielles.

Pie XII décrit, dans une image forte, le terrible risque d’une société tellement préoccupée de ses pouvoirs temporels qu’elle en devient aveugle aux vérités religieuses : elle risque de transformer « l’homme en un géant du monde physique aux dépens de son esprit réduit à l’état de pygmée du monde surnaturel et éternel »[6].

Dans Pacem in terris, Jean XXIII précisait « les valeurs qui doivent animer et orienter toutes choses : activité culturelle, vie économique, organisation sociale, mouvements et régimes politiques, législation et toute autre expression de la vie sociale dans sa continuelle évolution ». « Une société, écrivait-il, n’est dûment ordonnée, bienfaisante, respectueuse de la personne humaine, que si elle se fonde sur la vérité (…). Cela suppose que soient sincèrement reconnus les droits et les devoirs mutuels. Cette société doit, en outre, reposer sur la justice, c’est-à-dire sur le respect effectif de ces droits et sur l’accomplissement loyal de ces devoirs ; elle doit être vivifiée par l’amour, attitude d’âme qui fait éprouver à chacun comme siens les besoins d’autrui, lui fait partager ses propres biens et incite à un échange toujours plus intense dans le domaine des valeurs spirituelles. Cette société, enfin, doit se réaliser dans la liberté, c’est-à-dire de la façon qui convient à des êtres raisonnables faits pour assumer la responsabilité de leurs actes »[7].

Dans l’enseignement social chrétien, la finalité de l’activité économique est claire. Il s’agit de faire grandir l’homme, de l’enrichir d’humanité : « C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien commun de l’humanité »[8].

On l’a entendu : tous les hommes ont droit à cet enrichissement global en fonction même de ce qui fait la dignité de la personne humaine ou ne serait-ce, sur un plan purement utilitaire, que parce qu’il est impossible de combattre la pauvreté matérielle à laquelle on s’arrête souvent, en ne prenant pas en compte tous les aspects du développement humain⁠[9].

Une fois encore, il s’agit, ni plus ni plus, dans tous les cas, y compris à travers l’activité économique, d’anticiper le Royaume, comme nous l’avons déjà dit, de rendre ce monde, toujours plus à l’image du Royaume. N’oublions jamais que « l’enseignement social de l’Église est né de la rencontre du message évangélique et des exigences résumées dans le commandement suprême de l’amour de Dieu et du prochain et dans la justice avec des problèmes émanant de la vie de la société »[10]. On ne voit pas pourquoi l’activité économique échapperait à cette dialectique de l’amour et de la justice.

Et tout ne peut être confié à notre relative bonne volonté. Non seulement, nous sommes pécheurs, volontiers avares de nous-mêmes et de nos biens mais, viscéralement, bon gré, mal gré, liés à la société sans laquelle nous n’existerions pas, nous devons aussi lui reconnaître le droit de nous secourir et même exiger qu’elle remplisse ce devoir vital. En effet, « le caractère social de l’homme fait apparaitre qu’il y a interdépendance entre l’essor de la personne et le développement de la société elle-même. En effet, la personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d’une vie sociale, est et doit être le principe et la fin de toutes les institutions. La vie sociale n’est donc pas pour l’homme quelque chose de surajouté : aussi c’est par l’échange avec autrui, par la réciprocité des services, par le dialogue avec ses frères que l’homme grandit selon ses capacités et peut répondre à sa vocation »[11].

La croissance de l’homme dans tout homme n’est pas sous notre entière et exclusive responsabilité personnelle. Chaque personne est appelée librement au partage mais la société ne peut sous peine de dislocation et de déséquilibres graves, s’en désintéresser et ne rien exiger. C’est ce que nous allons voir.


1. Traduire par « économie domestique », comme font certains traducteurs, est, par rapport au grec, une tautologie et risque de retreindre le sens de l’ »économique » qui concerne aussi la cité.
2. ARISTOTE, Politique, Les Belles Lettres, 1960, Livre I, VIII-IX.
3. Id., Livre I, XIII. Aristote ajoute, malheureusement : « ...et enfin la vertu des hommes libres plus que celle des esclaves. »
4. Par contre, la chrématistique « cherche le profit matériel par l’échange de produits ou d’argent, occupation parasitaire qui tend à abaisser le niveau moral de celui qui s’y adonne » ( Economique, Les Belles Lettres, 1968, Introduction par A. Wartelle, pp. X-XI).
5. Somme théologique, IIa IIae, qu. 77, art. 4.
6. Radiomessage, Noël 1953.
7. PT, 38-39.
8. CA, 34.
9. Cf. BERNARD Fr. de, op. cit., p. 24.
10. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., n° 72.
11. GS, 25, §1.

⁢Chapitre 4 : La justice sociale

⁢i. Le débat contemporain

Sans qu’elle soit définie rigoureusement, la justice sociale est au cœur de nombreuses revendications et protestations sur le terrain économique et social après l’avoir été sur le terrain politique.

En fait, toute société prétend à la justice. On peut rappeler⁠[1] que le libéralisme, à l’origine, conteste, au nom d’une nouvelle conception de la justice sociale, un régime qui se considérait comme juste.

L’Ancien régime, présente le Prince comme responsable de la justice. Il est le lieutenant de d’un Dieu juste qui l’inspire. Tout l’ordre social divisé en classes hiérarchisées est un ordre juste où chacun trouve sa place, ses droits et ses devoirs spécifiques, en fonction de sa naissance et donc par volonté divine. L’aumône corrigera les excès éventuels. Mais, est juste la société qui se conforme à cet ordre.

Le libéralisme, défend l’idée que la justice ne peut se traduire que dans l’égalité et la liberté. Tous les hommes, en tant qu’individus, ont les mêmes droits quelle que soit leur naissance. Un ordre « naturel », spontané, préétabli, juste donc, assurera l’équilibre social. « Dans une telle doctrine, précise J. Raes, le problème de la justice sociale ne se pose guère. Elle résulte quasi automatiquement de l’équilibre du système et s’exprime essentiellement dans le droit. En effet, la pensée libérale reconnaît la nécessité d’un état de droit, à instaurer ou à défendre, le principe « nul ne peut se faire justice à lui-même », l’importance de la loi naturelle et des lois positives qui en découlent et s’imposent naturellement aux individus comme l’expression de l’ordre et de l’harmonie, régulant les échanges individuels. Au fond, la justice privilégie et protège la justice commutative[2] (…) où s’expriment adéquatement l’autonomie des individus et leur essentielle égalité. La question de la justice distributive[3] ne se pose pas dans un système fondé sur la maximisation de l’avantage individuel et l’équilibre naturel (…). »⁠[4] Le libéral, théoriquement, récuse la justice sociale réduite qui n’est que l’autre nom de la justice distributive. Les « dérapages », les crises et la misère seront attribués à l’immoralité des pauvres ou laissés aux œuvres de charité puis, finalement, corrigés par des lois sociales consenties parfois aux adversaires politiques. En effet, si la justice sociale est explicitement et délibérément, comme nous le verrons, une préoccupation sociale-chrétienne, elle inspire aussi les mouvements socialistes. Dans quel sens cette fois ?

Les socialistes, comme les libéraux, sont attachés aux droits de l’individu, aux valeurs de liberté et d’égalité mais ils estiment que la société doit l’emporter sur l’individualisme. La justice ne s’installera pas spontanément, il faut la réaliser et c’est le rôle de l’État. Mais « l’aspiration à la justice » devient « la condition de la réalisation effective des valeurs de liberté et d’égalité ».⁠[5] On pourrait dire que pour le socialiste, la justice sociale découle de la justice distributive à réaliser dans le souci de la plus grande égalité.

Si l’expression « justice sociale » est absente du lexique publié par le PAC⁠[6], la définition donnée au mot socialisme traduit bien son idéal de justice puisque « le socialisme, nous dit-on, c’est la possession et la production en commun. Le socialisme, c’est la socialisation des moyens de production. Le socialisme, c’est l’organisation sociale et rationnelle du travail. Le socialisme, c’est la coopération de tous au profit de tous ». Plus précisément⁠[7], « la démocratie économique - dans laquelle le pouvoir de décision appartient à la souveraineté populaire - afin que l’activité productrice soit orientée en fonction de l’intérêt général et de l’utilité sociale[8] (…) doit conduire à la démocratie sociale, qui implique un partage équitable des fruits de l’activité économique et des devoirs qu’elle impose.[9] (…) La démocratie sociale doit tendre à une société égalitaire et solidaire, dans laquelle les inégalités flagrantes des revenus n’existeront plus. »[10] Ces textes qui datent de 1974, s’accompagnent de propositions de mesures qui ont peut-être disparu des programmes ultérieurs mais qui toutes sont justifiées par une valeur essentielle dans toute perspective socialiste : l’égalité.

Que ce soit en théorie ou en pratique, dans une perspective révolutionnaire ou réformiste, tous les projets socialistes ou « de gauche » se justifient par une recherche de l’égalité la plus parfaite entre tous les hommes.

Ainsi, « au nom de la justice sociale, des générations de Cubains et Cubaines ont combattu l’esclavage, la discrimination raciale, l’exclusion et la pauvreté ».⁠[11]

Non seulement, il s’agit de faire respecter l’égale dignité humaine mais aussi d’octroyer à tous sécurité et travail, sans discrimination : « Nous socialistes, avons choisi certaines options qui fondent notre politique. Nous défendons la justice sociale. Mais cette justice sociale n’est pas un beau principe que nous introduirions dans le débat politique : c’est un principe qui se rapporte en définitive à la liberté et à la dignité de l’individu. Privé d’une sécurité suffisante, sur les plans matériel et social, coupé de l’activité professionnelle, l’individu ne peut vivre dans la liberté et la dignité. C’est pourquoi nous devons construire une Europe dans laquelle la politique soit centrée sur la dignité humaine. Une Europe où toutes les travailleuses et tous les travailleurs puissent gagner leur vie par leur travail. Et je souhaite encore ajouter ceci: une Europe où il aille de soi que les femmes ont une part égale à celle des hommes, dans la vie professionnelle et sociale. »[12]

Il s’agit, en fait de lutter contre toute discrimination, contre toute inégalité de situation : « la valeur qui constitue le fondement de la philosophie politique du PS, c’est l’Egalité. (…) l’égalité n’est pas une valeur accordée « naturellement » aux hommes. Elle fut conquise et se conquiert encore à travers des luttes et des conflits. L’égalité ne se résume ni à l’égalité des droits, ni à l’égalité des chances. Ce que nous voulons, c’est qu’à chaque stade de sa vie, quels que soient sa race, son sexe, son âge, son milieu social, ses compétences, ses maladies, ses forces ou ses faiblesses, chaque être humain puisse jouir des conditions nécessaires à son épanouissement personnel, à l’expression de ses talents et de sa créativité. Chaque homme est l’égal de l’autre. Il ne faut pas opposer « égalité » et « liberté » comme le fait le libéralisme. Au contraire, les deux valeurs vont de pair, elles sont complémentaires. En réalité les libertés avancent là où croît l’égalité, et vice versa. »[13]

Cette prise de position est confirmée par le Mouvement ouvrier chrétien⁠[14]. Son secrétaire politique précise « ce qui distingue la gauche de la droite : la volonté de faire progresser la société vers plus d’égalité. (…) L’égalité c’est vraiment la valeur qui permet de fédérer la gauche. » Critiquant la politique de l’ »état social actif »⁠[15], qui risque d’être « un système basé sur le mérite » et non « un véritable projet de gauche », un autre militant⁠[16] estime qu’il lui manque d’abord « un égalitarisme clair et net orienté vers la réduction des inégalités de revenus et une extension/amélioration des services publics. »[17]


1. Cf. RAES Jean sj, Justice sociale et prospective, in La justice sociale en question ? Contributions à une recherche réalisée par l’Association des dirigeants et cadres chrétiens (ADIC), avec le concours des Facultés universitaires Saint-Louis (FUSL), Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 153-179. J. Raes fut professeur aux FUNDP (Namur) et aumônier général de l’ADIC.
2. « Justice commutative ou justice dans les échanges (mutare) selon la valeur des choses et indépendamment des situations personnelles » (cf. PIETTRE A., op. cit., p. 32).
3. « Justice distributive, qui concerne la répartition des biens et des charges entre les membres de la société » (id.).
4. Op. cit., p. 169.
5. RAES J., op. cit., p. 174.
6. In Du POB au PSB, op. cit., pp. 279-325.
7. Tous les textes qui suivent sont extraits de Socialisme d’aujourd’hui, Résolution finale du Congrès de 1974, in La charte de Quaregnon, déclaration de principes du Parti Socialiste Belge, Histoire et développements, Fondation Louis de Brouckère, 1980, pp. 220-225.
8. « La démocratie économique implique des réformes de structure fondées sur trois principes : socialisation, planification, autogestion.
   La propriété collective des moyens de production n’est pas un but en soi, et certainement pas un but final. Elle peut être réalisée de différentes manières. Elle doit être complétée par d’autres formes de la démocratie économique à tous les niveaux.
   Sans cette optique, le Socialisme préconise :
   a) la socialisation des secteurs ou des entreprises qui déterminent de manière prédominante l’évolution de l’économie ou qui confèrent à leur propriétaire un pouvoir de nature à fausser le jeu des institutions responsables du fonctionnement d’une économie planifiée, notamment les secteurs de l’énergie et du crédit ;
   b) la stimulation des structures collectives et coopératives ;
   c) le développement de l’initiative industrielle publique. »
9. « A l’exploitation des individus par les puissances d’argent, le Socialisme oppose la primauté des droits sociaux.
   -droit aux soins de santé préventifs et curatifs sans aucun obstacle financier ;
   -droit à la sécurité d’existence qui doit mettre chacun à l’abri du besoin et le libérer des soucis matériels ;
   -droit à l’égalité des chances dans tous les domaines ;
   -droit au travail, à la retraite et aux loisirs dans le respect de la personnalité du travailleur ;
   -droit à un milieu de vie digne de l’homme ».
10. « Dans l’immédiat, la redistribution des revenus est assurée par la réorganisation et le mode de financement de la Sécurité sociale, par le développement en quantité et en qualité des équipements collectifs et par la fiscalité qui organisera la juste participation de chacun aux charges de la société ».
11. MORIN Claude, Justice sociale et dignité nationale, Conférence internationale de solidarité avec Cuba, 15-16-3-1996, www.fas.umontreal.ca.
12. Allocution prononcée à Zurich lors de la Journée de politique européenne du PS suisse, 9-10-1999, disponible sur http://france attac.org.
13. Di RUPO Elio, Repensons la vie, op. cit., p. 7.
14. Les citations sont empruntées à DELVAUX Joëlle, Du souffle pour l’égalité, in En Marche, 16-1-2003.
15. Nous en reparlerons dans le chapitre suivant.
16. Etienne Lebeau, de la Formation Education-Culture (FEC-CSC).
17. L’éditeur ajoute : « ce qui sous-tend (sous-entend ?) une accentuation de l’effort redistributif et un financement correct de l’État. »

⁢ii. Hayek et la justice sociale

Nous avons, dans le premier chapitre, évoqué avec quelle sévérité, Hayek parle de la justice sociale si chère aux socialistes et aux chrétiens.

« J’en suis arrivé, écrivait-il, à sentir fortement que le plus grand service que je puisse encore rendre à mes contemporains serait de faire en sorte que ceux qui parlent ou écrivent parmi eux en viennent à avoir honte d’utiliser le terme de « justice sociale » (…) Si la discussion politique doit devenir honnête, il est nécessaire que les gens reconnaissent que ce terme est intellectuellement douteux, qu’il relève de la démagogie ou d’un journalisme à bon marché que les personnes responsables devraient avoir honte d’utiliser. »[1]

Pour ce Prix Nobel⁠[2], l’introduction de l’idée de justice sociale dans l’ordre naturel du marché ne peut être qu’un facteur de désordre. Une telle conception relève d’une superstition nocive qui révèle la nostalgie d’une société révolue, société fermée où tous les hommes étaient réunis autour d’une même finalité et où il était peut-être possible de désigner les responsables des méfaits sociaux. Par ailleurs, personne ne peut dire ce qui est socialement juste, « c’est-à-dire quelles actions sont nécessaires pour que les effets en atteignent avec assurance ceux que nous estimons être les plus déshérités ».

L’ »ordre spontané » qui est un ensemble de « règles de juste conduite », est produit par l’évolution de la société provoquée par l’initiative des individus et des groupes qui réagissent aux sollicitations des situations en fonction de leurs intérêts et besoins.⁠[3] Ces règles ne sont pas des principes d’organisation ni d’intervention. Elles sont le fruit de la liberté et non d’une politique volontariste qui prétendrait ordonner la société en imposant des conduites précises : « Un tel projet exclut que les divers individus agissent sur la base de leurs connaissances propres au service de leurs fins propres, ce qui est l’essence de la liberté ; tandis qu’il exige qu’ils soient obligés d’agir de la façon indiquée par l’autorité directrice selon ce qu’elle sait et pour réaliser les objectifs choisis. »[4]

La recherche d’une hypothétique justice sociale est non seulement perturbatrice mais paralyse les initiatives et entraîne un accroissement de la bureaucratie et du pouvoir politique qui s’engage sur un terrain qui n’est pas le sien : « L’intervention est toujours une action injuste dans laquelle quelqu’un est contraint (habituellement dans l’intérêt d’un tiers) dans des circonstances où d’autres ne le seraient pas, et pour des buts qui ne sont pas les siens (…). Les personnes auxquelles s’adresse le commandement spécifique sont empêchées d’adapter leurs activités aux circonstances connues d’elles et obligées de servir des fins auxquelles d’autres ne sont pas asservies, fins qui ne seront atteintes qu’au prix de conséquences imprévisibles par ailleurs. »[5]

Dans une telle société, on cherche plus à profiter de la richesse commune que de créer des richesses en prenant des risques. La majorité ne se soumet plus à la loi mais devient la loi et impose ses désirs. L’interventionnisme est une « réaffirmation de l’éthique tribale »[6] et conduit au totalitarisme. C’est, pour Hayek, la philosophie du socialisme.

Mais, exaltant notre responsabilité personnelle, l’initiative, le goût du risque, et soucieux d’éviter toute contamination collectiviste ou étatiste, Hayek oublie notre responsabilité collective. Or, c’est à travers les diverses collectivités dans lesquelles nous vivons que se forge notre sens de la responsabilité personnelle.


1. Droit, législation et liberté, II, Le mirage de la justice sociale, op. cit., pp. 96-97.
2. Nous suivrons ici, dans sa présentation de la pensée de Hayek, VALADIER Paul s.j., La justice sociale, un mirage ? A propos du libéralisme de J.A. Hayek, in Etudes, janvier 1983, pp. 67-82.
3. On peut rapprocher la théorie de Hayek de ce que Konrad Lorenz dit de l’éthologie animale (cf. HERR E., Justice et vie en société, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 334-337). On constate chez les animaux de petites mutations qui se sélectionnent en fonction de leur qualité d’adaptation au milieu. Ainsi se crée le meilleur ordre possible (cf. RUWET J.-Cl., Ethologie : biologie du comportement, Dessart, 1969).
4. HAYEK, op. cit., p. 104.
5. Id., p. 156.
6. Id., p. 162.

⁢iii. Rawls, le conciliateur ?

Enfin, serait-on tenté de dire, Rawls⁠[1] vint.

Il faut nous attarder un peu à cet auteur. d’une part, son livre Théorie de la justice est le « traité de philosophie le plus lu du XXe siècle » et, de l’aveu de Ph. Van Parijs, il a suscité une telle littérature qu’il est aujourd’hui impossible d’en faire le relevé exhaustif.⁠[2] d’autre part, beaucoup ont vu dans la pensée de Rawls une possibilité de réconciliation entre socialisme et libéralisme ou du moins entre le libéralisme et le souci social. Plus exactement, la philosophie rawlsienne a la réputation d’avoir dépassé l’opposition classique entre libéralisme et socialisme.⁠[3] Rawls, nous allons le voir, réagit contre la philosophie utilitariste qui a dominé la pensée politique anglo-saxonne depuis 1850 environ⁠[4]. Pour présenter brièvement l’utilitarisme, on peut dire qu’il « peut se ramener à un principe fort simple. Lorsque nous agissons, il faut que nous fassions abstraction de nos intérêts et de nos penchants, de nos préjugés et des tabous hérités de la tradition, ainsi que de tout prétendu « droit naturel », et que nous nous préoccupions exclusivement de poursuivre (…) « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Plus précisément, il s’agit de maximiser le bien-être collectif, défini comme la somme du bien-être (ou de l’utilité) des individus qui composent la collectivité considérée. Chaque fois qu’une décision doit être prise, l’utilitarisme exige que l’on établisse les conséquences associées aux diverses options possibles, que l’on évalue ensuite ces conséquences du point de vue de l’utilité des individus affectés, et enfin que l’on choisisse une des options possibles dont les conséquences sont telles que la somme des utilités individuelles qui lui est associée est au moins aussi grande que celle associée à toute autre option possible. «⁠[5] L’évaluation doit être objective, scientifique, neutre. Bentham n’a pas craint de l’appeler une « arithmétique morale ».⁠[6]

Si Rawls réagit contre l’utilitarisme, il tente aussi de trouver une solution à l’incapacité manifestée par la démocratie à « articuler de manière satisfaisante les notions de liberté et d’égalité ».⁠[7] En effet, « en matière de pratique politique, aucune conception morale générale ne peut fournir un concept publiquement reconnu pour une conception générale de la justice dans le cadre d’un État démocratique moderne. »[8] Dès lors, comment, dans une démocratie où, en principe, tous les citoyens jouissent de la liberté d’opinion, « assurer la coexistence entre des visions du monde rivales, principalement celles centrées sur des idées divergentes du bien » ?⁠[9]

La Théorie de la justice apporte, selon Rawls, la réponse tout en mettant fin à la domination de l’utilitarisme.⁠[10]

Rawls imagine une « position originelle » dans laquelle les hommes ignorent qui ils seront et quelle position sociale ils occuperont dans la vie réelle. Ils vont, dans cette position, « sous voile d’ignorance », comme dit Rawls, négocier un contrat⁠[11] qui les liera dans la vie réelle.

Dans ces conditions d’égalité et de liberté, la raison amènera nécessairement les hommes à adopter les deux principes de justice suivants:

« 1. Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatibles avec un même système pour tous.

2. Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’un juste principe d’épargne et, b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous conformément au principe de juste égalité des chances. »[12]

La justice ainsi fondée est donc le fruit d’une procédure : « il n’y a pas de critère de justice indépendant ; ce qui est juste est défini par le résultat de la procédure elle-même ».⁠[13] Autrement dit encore, « l’objectivité morale doit être comprise selon un point de vue social convenablement construit que tous peuvent accepter. A part la procédure de construction des principes de justice, il n’y a pas de faits moraux. »[14] Rawls évite d’ailleurs de dire que les principes qu’il défend sont vrais ; il les présente comme « les plus raisonnables pour nous »[15].

Notons aussi que la justice telle qu’elle vient d’être définie est la « première vertu des institutions sociales ».⁠[16]

Si maintenant nous examinons ces principes, nous constatons qu’« est juste (…) toute société régie par des principes que des individus égoïstes choisiraient s’ils étaient forcés à l’impartialité par le « voile d’ignorance » qui caractérise la position originelle »[17] et que la société la plus juste est celle qui garantit d’abord⁠[18] une égale liberté (les libertés fondamentales⁠[19]) et une égalité équitable des chances (c’est-à-dire « les chances d’accès aux diverses fonctions et positions »[20]) et ensuite « une distribution des autres biens premiers - prérogatives et pouvoirs attachés à ces fonctions et positions, richesse et revenu, bases sociales du respect de soi - qui maximise la part qui en revient aux plus défavorisés ».

Toutefois, ce « principe de différence » subit la « priorité lexicographique » des deux principes d’égalité cités de telle manière qu’ »une société est plus juste qu’une autre si les libertés fondamentales y sont plus grandes et plus également distribuées, quelle que soit la distribution des autres biens premiers ; et de deux sociétés semblables sur le plan des libertés fondamentales, celle qui assure les chances les plus égales pour tous est la plus juste, quel que soit le degré auquel le principe de différence y est réalisé ».⁠[21]

La justice est donc ici entendue comme équité. La société juste n’est pas égalitaire mais équitable puisque seules les inégalités qui ne profitent pas à tous sont injustes. « L’idée sous-jacente, explique David Glendinning, est que personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures ou sa position de départ favorable dans la société. Mais, il n’est pas non plus raisonnable de tenter de nier ces inégalités. Plutôt, la structure sociale fondamentale doit faire en sorte que ces différences jouent dans un sens qui améliore la situation des plus défavorisés. De fait la distribution naturelle n’est ni juste ni injuste. Ce qui peut l’être, c’est la manière dont les institutions gèrent ces différences naturelles. Selon le principe de différence, cette compensation des plus défavorisés est tout à fait équitable, puisque les défavorisés ont déjà été compensés par les données naturelles. Ainsi y a-t-il une réciprocité dans la distribution des avantages. Finalement, le principe de différence est une interprétation de l’idéal de fraternité ».⁠[22] La conception de la justice selon Rawls se différencie de l’égalitarisme mais aussi de l’utilitarisme par les aspects suivants:

\1. le principe de différence est ordonné aux défavorisés : « les partenaires sont censés choisir l’arrangement qui maximise la part minimale »[23] puisque, « sous le voile d’ignorance », personne ne sait quelle place il occupera dans la vie réelle ;

\2. ce principe ne s’exprime pas en termes d’utilité ou de bien-être mais de « biens sociaux premiers » (les « conditions et moyens généraux dont nous avons tous besoin pour réaliser les buts que nous poursuivons » : libertés, avantages socio-économiques et chances d’accès à ces avantages. Rawls n’additionne ni ne compare des niveaux de bien-être mais il s’assure « que tous ont les mêmes libertés et les mêmes chances, et que les avantages socio-économiques sont distribués de manière à ce que ceux qui en ont le moins en aient plus que n’en auraient les plus défavorisés dans n’importe quelle autre situation possible où libertés et chances seraient égales ». Rawls réintroduit ainsi une certaine justice distributive qui est « un compromis élégant et attrayant entre un égalitarisme absurde et un utilitarisme inique. »

\3. Les droits individuels fondamentaux doivent être préservés envers et contre tout. Ils ne peuvent jamais être sacrifiés « fût-ce au nom du souci d’égaliser les chances ou d’améliorer le sort des plus défavorisés. »[24]

Au terme de son étude sur la philosophie politique anglo-saxonne, Van Parijs précise que son projet était, dans le cadre d’un pluralisme démocratique, « de contribuer à l’élaboration d’une théorie solidariste de la justice »[25] « Pour une théorie libérale solidariste, explique-t-il, une société juste est une société organisée de telle sorte qu’elle ne traite pas seulement ses membres avec un égal respect, mais aussi avec une égale sollicitude »[26]. En face de ce libéralisme solidariste dans lequel on peut ranger Rawls, existe un libéralisme propriétariste illustré, par exemple, par les libertariens Rothbard et Nozick. Ceux-ci définissent « une société juste comme une société qui ne permet à personne d’extorquer à un individu ce qui lui revient en un sens prédéfini. »[27] Robert Nozick, en particulier, dans Anarchie, État et Utopie[28], va critiquer la théorie de Rawls et affirmer : « est juste tout ce qui résulte du libre exercice des droits inviolables de chacun ». Autrement dit, la justice est « une pure affaire de non-violation de droits ».⁠[29]

Il faut, selon Van Parijs, orienter, avec urgence, la recherche dans le sens d’un libéralisme solidariste pour trois raisons. Il croit, « en premier lieu (que) le pluralisme interne aux diverses nations continue (…) de s’approfondir, de se révéler, de s’affirmer, rendant toujours plus illusoire l’espoir de régler les conflits par l’appel à une conception englobante de la société bonne appuyée sur une tradition partagée par l’ensemble de la communauté nationale (…). En deuxième lieu, il croit que « l’interdépendance croissante, le renforcement de confédérations d’États sous la pression de la concurrence économique mondiale, la présence toujours plus pressante des médias concourent (…) à ériger des tribunes là où il n’y avait que des parloirs et ainsi à « démocratiser » l’ordre international (…).  » Enfin, il croit qu’ »en créant sans relâche des interdépendances multiformes (notamment environnementales) et des possibilités insoupçonnées (par exemple, en matière d’interventions chirurgicales, de manipulations génétiques ou de fichage informatique), l’évolution technologique continue (…) d’élargir le champ des problèmes sur lesquels les décisions collectives doivent être prises (…). »⁠[30]

En lisant Rawls et ses commentateurs, nous avons vu, à plusieurs reprises, la mise en question de la notion de vie ou de société « bonne » comme fondement de la justice.

La conception libérale, nous a-t-on dit, « est une conception qui s’interdit toute hiérarchisation des diverses conceptions de la vie bonne que l’on peut trouver dans la société ou, du moins, qui accorde un respect égal à toutes celles parmi elles qui sont compatibles avec le respect des autres ». Elle élabore une théorie de la justice qui est neutre « à l’égard des diverses conceptions particulières de la vie bonne, qui ne repose pas sur l’affirmation de la supériorité intrinsèque d’un type particulier de conduite ou d’expérience. »

Tout autre est la conception perfectionniste de la justice, qui s’appuie « sur une conception particulière de la vie bonne, de ce qui est dans l’intérêt véritable de chacun. La justice consistera alors, par exemple, à récompenser adéquatement la vertu ou à s’assurer que tous disposent des biens dont il est dans leur intérêt véritable de disposer, même s’ils ne feraient pas eux-mêmes le choix de les acquérir. »[31]


1. 1921-2002. Philosophe, professeur à Harvard. Publie en 1971 l’ouvrage qui va le rendre célèbre: Théorie de la justice, publié en français au Seuil, en 1987. Un résumé substantiel de l’œuvre est disponible sur http://www.temoins.ch/nrub/johnrawls.htm, 58 p..
2. Op. cit., p. 69.
3. Article « Justice sociale » sur http://www.republique.ch : culture/justice-sociale.htm. Ph. Van Parijs a examiné de près les rapports entre la pensée de Rawls et le libéralisme d’une part et l’égalitarisme d’autre part (op. cit., pp. 87-94). Il appelle à la prudence ceux qui range l’auteur sous l’une ou l’autre bannière. La théorie de Rawls, souligne-t-il, « ne constitue pas comme telle un modèle de société, mais plutôt un critère d’évaluation de modèles de société qui exige d’être complété par une analyse empirique de leur fonctionnement. » Sans se prononcer sur la question de la propriété collective ou de la propriété privée des moyens de production, Rawls pense que socialisme et marché sont partiellement compatibles. Critique devant l’État-providence, il pense qu’une démocratie de propriétaires et un socialisme libéral démocratique et décentralisé pourraient mettre en œuvre les principes qu’il défend. Finalement l’étiquette la moins mauvaise qui lui conviendrait est peut-être celle de « libéral de gauche ».
4. Ses principaux représentants sont Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873). Tous deux partent de deux idées fort simples : « Les hommes ont pour unique motif déterminant en leurs décisions le plaisir ou la douleur qu’ils attendent ou craignent de leur action. » Et « est bon moralement tout acte capable de nous assurer la plus grande somme de bonheur ». On l’aura compris, il s’agit de bonheur ou plus exactement de plaisir sensible. ( Cf. THONNARD F.-J., Précis d’histoire de la philosophie, Desclée, 1966, pp. 783-785 et pp. 799-802.) L’utilitarisme n’est pas mort. Ph. Van Parijs en cite trois illustrations contemporaines. « C’est à l’utilitarisme (…) que font référence, explicitement ou explicitement, la plupart des arguments des « nouveaux économistes » tendant à légitimer le marché ou à prôner l’extension de son rôle. Ainsi, dans le passage où il est le plus explicite sur ce point, Lepage (Demain le libéralisme, op. cit., p. 492) affirme qu’il s’agit, pour toute société, de « faire en sorte que l’allocation des ressources rares et finies (…) soit la plus « optimale » possible, c’est-à-dire qu’avec le stock de ressources (…) on obtienne le volume de satisfactions le plus élevé possible ». En deuxième lieu, nombreux sont les marxistes qui recourent régulièrement (du moins dans leurs discours les moins sophistiqués) à des arguments de type indéniablement utilitariste pour justifier au contraire la supériorité du socialisme. Dans une allocution de 1918, par exemple, Lénine souligne que le socialisme a le grand avantage de subordonner « l’expansion de la production et de la distribution sociales qu’il rend possible » à « la fin d’améliorer autant que possible le bien-être des travailleurs » (cité par LUKES S., Marx, Morality and Justice, in PARKINSON G.H.R. (éd.), Marx and Marxisms, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, pp. 12-13). Enfin, l’idée (« écologiste ») de vouloir substituer le « bonheur national net » au « produit national brut » comme maximande de la politique économique est éminemment utilitariste. » (Op. cit., p. 35).
5. Van PARIJS Philippe, qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Seuil, 1991, p. 32. Ph. Van Parijs est professeur d’éthique économique et sociale à l’UCL.
6. THONNARD F.-J., op. cit., p. 783.
7. Van PARIJS, op. cit., p. 76.
8. Théorie de la justice, op. cit., p. 208. Il ne s’agit pas « de trouver une conception de la justice qui convienne à toutes les sociétés, sans égard pour leurs conditions sociales ou historiques particulières. Nous désirons résoudre un désaccord fondamental sur la forme juste d’institutions essentielles d’une société démocratique dans des conditions modernes (…) c’est une question distincte que de savoir jusqu’ quel point les conclusions atteintes présentent de l’intérêt dans un contexte plus large_. » (RAWLS, Kantian Constructivism in Moral Theory, in Journal of Philosophy,17, Jstor, 1980, p. 518, cité par Van PARIJS, op. cit., p. 76).
9. RICOEUR Paul, Le juste, Esprit, 1995, p. 115.
10. Pour la clarté de la présentation, nous tiendrons compte, à la suite de Ph. Van Parijs et de P. Ricoeur des mises au point, corrections et précisions qui ont été après 1971 publiées par RAWLS : Justice et démocratie, Seuil, 1993 et de nombreux articles disponibles en anglais seulement (cf. Van PARIJS, op. cit., pp. 292-293).
11. La démarche de Rawls nous rappelle évidemment celle de Rousseau ou de Locke. Comme eux, il est donc « contractualiste ». Cette démarche n’est pas neuve, déjà Epicure écrivait « La justice n’est rien en soi, elle n’a de sens que dans les contrats liant les parties et rédigés pour déclarer que l’on évitera de se nuire mutuellement » (Maxime fondamentale, 28, 7). On peut aussi se référer à la tradition biblique où un « contrat » (alliance) est passé entre Dieu et les hommes.
12. Théorie de la justice, op. cit., p. 341.
13. Kantian Constructivism in Moral Theory, op. cit., p. 523 et Théorie de la justice, op. cit., pp. 118-119. On découvre ici l’influence reconnue de Kant : « Ce qui caractérise en propre la forme kantienne du constructivisme, explique Rawls, c’est essentiellement ceci : elle spécifie une conception particulière de la personne comme un élément dans une procédure raisonnable de construction, dont le résultat détermine le contenu des premiers principes de la justice. En d’autres termes : ce type de conception met sur pied une certaine procédure de construction qui satisfait à certaines conditions raisonnables, et, au sein de cette procédure, des personnes caractérisées comme des agents de construction rationnels spécifient, par leurs accords, les premiers principes de justice. » (Kantian Constructivism…​, p. 516).
14. Kantian Constructivism in Moral Theory, op. cit., p. 519.
15. A condition, bien sûr, d’adopter « le point de vue social associé à une conception de la personne morale libre et égale » (Van PARIJS, op. cit., p. 80).
16. Théorie de la justice, op. cit., p. 3.
17. Van PARIJS, op. cit., p. 24.
18. Le « d’abord » est important. Rawls établit à la suite de ses deux « principes », deux « règles de priorité » : « Première règle de priorité (la priorité de la liberté) : les principes de la justice doivent être classés dans un ordre lexical et par conséquent les libertés de base ne peuvent être restreintes qu’à cause de la liberté. (…) Seconde règle de priorité (la priorité de la justice sur l’efficience et le bien-être) : le second principe de la justice est lexicalement prioritaire par rapport au principe d’efficience et par rapport à la maximisation des avantages ; et une juste chance est prioritaire par rapport au principe de différence. » (Théorie de la justice, op. cit., p. 341).
19. « Les libertés fondamentales des citoyens sont, en gros, la liberté politique (le droit de vote et d’éligibilité aux fonctions publiques) ainsi que la liberté d’expression et de réunion ; la liberté de conscience et la liberté de pensée ; la liberté de la personne ainsi que le droit de détenir de la propriété (personnelle) ; et la protection contre l’arrestation arbitraire et la saisie, telle qu’elle est définie par le concept d’état de droit » (Théorie de la justice, op. cit., p. 92).
20. Van PARIJS, op. cit., p. 81. « L’égalité équitable des chances (…) ne se réduit pas à la possibilité purement formelle pour quiconque d’accéder à n’importe quelle fonction dans la société. Elle exige que l’origine sociale n’affecte en rien les chances d’accès aux diverses fonctions et requiert donc l’existence d’institutions qui empêchent une concentration excessive des richesses et qui, à talents et capacités égaux, assurent aux individus issus de tous les groupes sociaux les mêmes chances d’accès aux divers niveaux d’éducation » (Van PARIJS, op. cit., p. 85).
21. Id.. Rawls n’est pas pour autant un égalitariste pur car il évoque la possibilité que certaines inégalités soient profitables aux défavorisés (cf. Théorie de la justice, op. cit., p. 340).
22. GLENDINNING D., John Rawls, sur http://members.fortunecity.com.
23. RICOEUR P., op. cit., p. 108. C’est l’argument du « maximin » qui marie égalité et efficience. Alors que l’utilitariste maximise le niveau moyen de bien-être individuel et que l’égalitariste minimise la dispersion de ce bien-être, Rawls prétend maximiser non pas le bien-être moyen mais les « biens sociaux premiers » du plus mal loti de ce point de vue (cf. Van PARIJS, op. cit., pp. 172-174).
24. Van PARIJS, op. cit., pp. 18-19.
25. Op. cit., p. 278.
26. Id., p. 248.
27. Id., pp. 248-249.
28. PUF, 1988.
29. Van PARIJS, op. cit., p. 22. La pensée de Nozick s’articule autour de trois principes:
   « 1. Chacun peut s’approprier légitimement une chose n’appartenant antérieurement à personne pourvu que le bien-être d’aucun individu ne se trouve diminué de ce fait (principe d’appropriation originelle).
   2. Chacun peut devenir propriétaire légitime d’une chose en l’acquérant du fait d’une transaction volontaire avec la personne qui en était auparavant le propriétaire légitime (principe de transfert). »
   3. Le principe de rectification, enfin, « détermine la manière dont doit être corrigée toute déviation par rapport aux deux premiers principes » (id.).
30. Op. cit., pp. 278-279.
31. Van PARIJS, op. cit., p. 244.

⁢iv. La justice sociale hier et peut-être demain

« Pour, que le problème de la justice se pose, écrit Van Parijs, il faut (…) qu’il y ait rareté et soit égoïsme (…), soit pluralisme (…). » En effet, si tous peuvent avoir accès à tout sans travailler plus qu’ils ne le souhaitent, le problème ne se pose pas. Pas plus qu’il ne se pose si, dans la rareté, une société se manifeste comme parfaitement altruiste et parfaitement homogène c’est-à-dire une société où « chacun de ses membres prend à cœur les intérêts de tous les autres au même degré que les siens propres et la manière dont ces intérêts sont conçus est identique pour tous ».⁠[1] Dans ces conditions, la répartition des biens ne soulèverait aucune difficulté.

Si notre société est effectivement une société d’abondance, on ne peut pas dire que l’égoïsme n’y règne pas et que cette société soit parfaitement homogène. Mais, ne serait-il pas possible d’y travailler ? Possible et souhaitable ?

On peut légitimement penser qu’une société de plus en plus évangélisée tendrait à devenir plus altruiste et homogène. Dans cette optique, n’est-il pas possible de définir une vision commune de la « vie bonne » déclarée, peut-être un peu vite, obsolète ? Quel visage pourrait alors prendre la justice sociale en vue de cette « vie bonne » ?

Il est vrai que l’expression a pris des sens très divers.

Van Parijs, lui-même, fait remarquer, pour être tout à fait rigoureux, que certains auteurs libéraux ont une « conception spécifiquement libérale de la vie bonne » et que, pour eux, la société bonne ne se distingue pas de la société juste ». Tandis que pour d’autres, beaucoup plus nombreux, « l’adhésion à une conception libérale de la justice procède (…) d’une espèce d’aveu d’impuissance, d’un abandon de la prétention plus ambitieuse à définir la nature de la société bonne en un sens plus exigeant, dans un contexte irrémédiablement et incontournablement pluraliste. (…) Il nous faut nous résigner à un point de vue « post-métaphysique », reconnaître que la question de la vie bonne, au contraire de celle de la société juste, n’est pas susceptible d’une discussion rationnelle. » Ils parleront néanmoins de société bonne mais elle « ne s’identifie pas pour eux à la société juste. »[2]

Le philosophe Luc Ferry⁠[3], de son côté, rappelle qu’à travers l’histoire, « vie bonne » a eu tour à tour un sens cosmologique (vivre selon la nature réputée divine), théologique (vivre conformément au désir de Dieu), utopique (vivre en s’accomplissant avec les autres), moderne (Vivre intensément). Ferry lui-même assimile la « vie bonne » à la vie réussie par l’amour de tout ce qui est.

Quoi qu’il en soit, lorsque les penseurs libéraux contestent la pertinence d’une référence au concept de « vie bonne », c’est Aristote qu’ils visent⁠[4] et, à travers lui, une certaine manière de penser l’éthique et la politique.⁠[5]


1. qu’est-ce qu’une société juste ?, op. cit., pp. 241-243.
2. Op. cit., pp. 246-247.
3. In qu’est-ce qu’une vie réussie ? Grasset, 2002. On peut aussi lire la critique de ce livre par le P. Jean-Louis Souletie, in Esprit & Vie, n° 76, février 2003, pp. 10-12.
4. Cf. TALISSE Robert B., On Rawls, Wadsworth Philosophers series, 2001, pp. 6-22, traduction et adaptation de Jean Laberge sur http://w.cvm.qc.ca : « Nous allons, dans ce texte, opposer la conception aristotélicienne de la philosophie politique à la conception moderne connue sous le vocable de « libéralisme ». »
5. « Les éthiques classiques s’étaient rapportées à touts les questions concernant la vie bonne » (HABERMAS J., De l’éthique de la discussion, Cerf, 1992, p. 17).

⁢v. La justice selon Aristote…

[1]

L’Ethique à Nicomaque s’ouvre sur une affirmation essentielle : « Tout art et toute recherche, de même que toute action et toute délibération réfléchie, tendent, semble-t-il, vers quelque bien Aussi a-t-on eu parfaitement raison de définir le bien : ce à quoi on tend en toutes circonstances. »[2] Nous poursuivons donc des biens mais qu’est-ce que le bien ? Le « souverain bien » puisque les fins particulières que nous recherchons le sont aussi en vue d’une fin que nous voulons pour elle-même, « fin dernière », « bien suprême »[3], « fin parfaite » est identifiée au bonheur « car nous le cherchons toujours pour lui-même, et jamais pour une autre raison. Pour les honneurs, le plaisir, la pensée et toute espèce de mérite, nous ne nous contentons pas de chercher à les atteindre en eux-mêmes - car même s’ils devaient demeurer sans conséquences, nous les désirerions tout autant - nous les cherchons aussi en vue du bonheur, car nous nous figurons que par eux nous pouvons l’obtenir. Mais le bonheur n’est souhaité par personne en vue des avantages que nous venons d’indiquer, ni, en un mot, pour rien d’extérieur à lui-même. »[4] « Fin » en grec se dit « telos », on appellera donc la morale d’Aristote « téléologique ». On dira aussi que c’est un « eudémonisme » puisqu’elle est ordonnée au bonheur (« eudemonia »).

Notons aussi que le bonheur n’est pas seulement le bien suprême de l’individu. Celui-ci est un être social, vit au sein de communautés et donc « puisque toute cité, nous le voyons, est une certaine communauté, et que toute communauté a été constituée en vue d’un certain bien (car c’est en vue de ce qui leur semble un bien que tous les hommes font ce qu’ils font), il est clair que toutes les communautés visent un certain bien et que, avant tout, c’est le bien suprême entre tous que vise celle qui est la plus éminente de toutes et qui contient toutes les autres. Or, c’est celle que l’on appelle la cité, c’est-à-dire la communauté politique. »[5] C’est pourquoi Aristote peut écrire que son Ethique à Nicomaque « est, en quelque sorte, un traité de politique ».⁠[6] C’est en vue du bonheur donc que les hommes s’associent, en vue de leur plénitude qui ne peut se concevoir en dehors de la cité : « la cité fait partie des choses naturelles, et (…) l’homme est par nature un animal politique, et (…) celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard, est soit un être dégradé soit un être surhumain ».⁠[7] La cité est la plus parfaite des communautés parce qu’elle se suffit à elle-même alors que dans les autres communautés, les hommes manquent toujours de quelque chose et ne peuvent donc être pleinement heureux.

Mais qu’est-ce que le bonheur ? « Une certaine activité de l’âme conforme à la vertu » répond Aristote. « Quant aux autres biens, les uns, de toute nécessité, sont à notre disposition, tandis que les autres sont auxiliaires, fournis par la nature comme d’utiles instruments ».⁠[8] Vivre conformément à la raison, est la « vie bonne », vertueuse.

Mais qu’est-ce que la vertu ? C’est « une disposition acquise volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure, définie par la raison conformément à la conduite d’un homme réfléchi. Elle tient la juste moyenne entre deux extrémités fâcheuses, l’une par excès, l’autre par défaut »[9]. Ainsi, « La juste moyenne en ce qui concerne l’argent qu’on donne ou qu’on reçoit prend le nom de générosité ; l’excès et le défaut à ce sujet les noms de prodigalité et d’avarice. Les deux manières d’être sont en complète opposition dans l’excès et le défaut. En effet, le prodigue est dans l’excès en faisant des largesses, dans le défaut lorsqu’il reçoit ; tandis que l’avare exagère quand il prend et pèche par défaut pour la dépense. »[10] La « juste moyenne » est une notion fondamentale dans l’analyse des vertus. Aristote définira encore, par exemple, le courage comme « un juste milieu entre la peur et l’audace »[11] et la tempérance comme « un juste milieu relativement aux plaisirs »[12].

Les hommes réputés libres et égaux n’acquièrent et ne vivent pleinement la vertu qu’au sein de la cité où « la loi prescrit (…) de vivre conformément à toutes les vertus et interdit de s’abandonner à aucun vice »[13]. Il ne faut pas oublier cette fonction de la loi car c’est cette conjonction de l’éthique et du politique qui permet à Aristote d’établir l’idée-force de sa démonstration : « Le juste nous fait nous conformer aux lois et à l’égalité ; l’injuste nous entraîne dans l’illégalité et l’inégalité »[14] car « l’homme injuste veut avoir pour lui plus qu’il ne lui est dû…​ »[15]

Dès lors, « (…) tous les actes conformes aux lois sont de quelque façon justes. Puisque ce qui est fixé par le législateur est légal, nous déclarons que chacune de ces prescriptions est juste. Les lois se prononcent sur toutes choses et ont pour but l’intérêt commun, soit celui des chefs - cela conformément à la vertu ou de quelque manière analogue. Aussi appelons-nous d’une seule expression : le juste, ce qui est susceptible de créer ou de sauvegarder, en totalité ou en partie, le bonheur de la communauté politique »[16]

C’est pourquoi, « (…) seule de toutes les vertus, la justice paraît être un bien qui ne nous est pas personnel, puisqu’elle intéresse les autres. N’accomplit-elle pas ce qui leur est utile, qu’il s’agisse des magistrats ou du reste des citoyens ? Si le pire des hommes est celui qui montre de la perversité et envers lui-même et envers ses amis, le meilleur n’est pas celui qui pratique la vertu seulement par rapport à lui-même, mais celui qui l’observe envers autrui ; car c’est là le difficile. Cette justice ainsi entendue n’est pas une vertu partielle, mais une vertu complète, de même que l’injustice, son contraire, n’est pas un vice partiel, mais un vice complet. »[17] Il précise : « ...l’injustice totale, nous voulons dire celle qui consiste à violer la loi ».⁠[18]

Aristote insiste et poursuit sa réflexion : « ..l’injuste : ce qui est illégal et inégal ; le juste : ce qui est prescrit par la loi et ce qui s’accorde avec l’égalité. (…) Mais, puisque ce qui est contraire à l’égalité se distingue de ce qui va à l’encontre des lois et que l’un est comme une partie relativement au tout - car tout ce qui est contraire à l’égalité va à l’encontre de la loi sans que ce qui va à l’encontre de la loi soit toujours entaché d’inégalité -, il s’ensuit que l’injuste et l’injustice se distinguent (…) tantôt comme parties du tout, tantôt comme le tout lui-même - la forme de l’injustice qui résulte de l’inégalité étant une partie de l’injustice totale, de même que la justice, sous un certain point de vue, est une partie de la justice totale -. Dans ces conditions, il faut parler de la justice et de l’injustice qui ne sont que partielles ; il faut en faire autant à propos du juste et de l’injuste. »[19]

« Puisque l’injuste ne respecte pas l’égalité et que l’injustice se confond avec l’inégalité, il est évident qu’il y a une juste mesure relativement à l’inégalité. Cette juste moyenne, c’est l’égalité. Dans les actes qui comportent le plus et le moins, il y a place pour une juste moyenne. (…) L’égal suppose au moins deux termes. Il faut donc que le juste, qui est à la fois moyenne et égalité, ait rapport à la fois à un objet et à plusieurs personnes. Dans la mesure où il est juste moyenne, il suppose quelques termes : le plus et le moins, - dans la mesure où il est égalité : deux personnes ; dans la mesure où il est juste : des personnes d’un certain genre. »[20] Aristote va introduire une distinction qui fera désormais fortune dans toutes les réflexions ultérieures sur la notion de justice : « Si les personnes ne sont pas égales, elles n’obtiendront pas dans la façon dont elles sont traitées l’égalité. De là viennent les disputes et les contestations, quand des personnes sur le pied d’égalité n’obtiennent pas des parts égales, ou quand des personnes, sur le pied d’inégalité, ont et obtiennent un traitement égal. »[21] La justice partielle⁠[22] « a un premier aspect, distributif, qui consiste dans la répartition des honneurs, ou des richesses, ou de tous les autres avantages qui peuvent échoir aux membres de la cité. Sur ces points, il est possible qu’il y ait inégalité, et aussi égalité de citoyen à citoyen. L’autre aspect est celui de la justice relative aux contrats. Cette dernière se divise en deux parties : parmi les relations, les unes sont volontaires, les autres involontaires. En ce qui concerne les premières, citons, par exemple, la vente, l’achat, le prêt à intérêts, la caution, la location, le dépôt, le salaire. On les appelle volontaires parce que leur principe est librement consenti. Parmi les relations involontaires, les unes sont clandestines, par exemple le vol, l’adultère, l’empoisonnement, la prostitution, le détournement d’esclave, le meurtre par ruse, le faux témoignage. Les autres sont des actes de violence comme les coups et blessures, l’emprisonnement, le meurtre, le pillage, la mutilation, la diffamation, l’outrage. »[23]

« La justice distributive (…), en ce qui concerne les biens de l’état, doit présenter toujours la proportion que nous avons indiquée. Quand il s’agit de partager les ressources communes, cette distribution se fera proportionnellement à l’apport de chacun, l’injuste, c’est-à-dire l’opposé du juste ainsi conçu, consistant à ne pas tenir compte de cette proportion. » Cette proportion est géométrique puisque les mérites sont différents.

Par contre, « le juste dans les contrats consiste en une certaine égalité, l’injuste en une certaine inégalité. Toutefois, il ne saurait être question de la proportion géométrique, mais de la proportion arithmétique. Car peu importe que ce soit un homme distingué qui ait dépouillé un homme de rien, ou réciproquement ; peu importe que l’adultère ait été commis par l’un ou l’autre de ces deux hommes ; la loi n’envisage que la nature de la faute, - sans égard pour les personnes qu’elle met sur un pied d’égalité. Il lui importe peu que ce soit un tel ou un tel qui commette l’injustice ou qui la subisse, un tel ou un tel qui cause le dommage ou en soit victime. En conséquence, cette injustice qui repose sur l’inégalité, le juge s’efforce de la corriger. »[24] On appellera cette justice « corrective » : « …la justice corrective serait le juste milieu entre la perte de l’un et le gain de l’autre »[25] et « …​ce qui est égal est intermédiaire entre le plus et le moins, selon la proportion arithmétique. »[26]

Après avoir distingué justice distributive selon une proportion géométrique et justice corrective suivant une proportion arithmétique⁠[27], Aristote va évoquer la justice sociale (politikon dikaion) qui ne peut se réaliser que sur la base des précédentes : « …​le juste dans la société (…) existe entre gens qui vivent ensemble[28], afin de maintenir leur indépendance, je veux dire des hommes libres et égaux, soit proportionnellement, soit arithmétiquement. Aussi quand ces conditions ne sont pas réalisées, n’y a-t-il pas entre les individus de justice sociale, mais une sorte de justice qui ne lui ressemble que vaguement. Car la justice n’existe que quand les hommes sont aussi liés par la loi ; par conséquent, la loi existe également quand l’injustice est possible, puisque la justice est la capacité de discerner le juste et l’injuste. »[29]

Notons encore deux remarques que fait Aristote et qui me paraissent utiles:

« …​l’action juste occupe le milieu entre l’injustice qu’on commet et celle qu’on subit, celle-là consistant à obtenir plus, celle-ci à obtenir moins qu’on ne doit. »[30]

Et « A tout prendre, commettre l’injustice est plus grave que la souffrir ; car l’acte injuste va de pair avec la méchanceté et comporte le blâme, qu’il s’agisse d’une méchanceté totale ou simplement en approchant (…). Au contraire, l’injustice subie ne comporte ni méchanceté ni injustice ».⁠[31]

Il est enfin très important de constater qu’Aristote ne déifie pas la justice. Non seulement, il est bien conscient que « dans les actes injustes et justes, l’événement a sa place »[32] mais qu’il peut y avoir un dépassement de la justice par l’équité : « …le juste et l’équitable, écrit-il, sont identiques et, quoique tous deux soient désirables, l’équité est cependant préférable. Ce qui cause notre embarras, c’est que ce qui est équitable, tout en étant juste, ne l’est pas conformément à la loi ; c’est comme une amélioration de ce qui est juste selon la loi. (…) Ce qui est équitable est (…) juste, supérieur même en général au juste, non pas au juste en soi, mais au juste qui, en raison de sa généralité, comporte de l’erreur. La nature propre de l’équité consiste à corriger la loi, dans la mesure où celle-ci se montre insuffisante, en raison de son caractère général. »[33] Quant au « juge d’équité », « c’est l’homme qui de propos délibéré se décide et agit pratiquement ; ce n’est pas l’homme d’une justice tatillonne et enclin à adopter la solution la moins favorable pour les autres ; il est toujours prêt à céder de son dû, bien qu’il puisse invoquer l’aide de la loi ; sa disposition ordinaire est l’équité, qui est une variété de la justice et une disposition qui n’en diffère pas. »[34]

L’amélioration du juste implique l’intelligence certes mais aussi cette amitié qui, pour Aristote « semble encore être le lien des cités et attirer le soin des législateurs, plus même que la justice. La concorde, qui ressemble en quelque mesure à l’amitié, paraît être l’objet de leur principale sollicitude, tandis qu’ils cherchent à bannir tout particulièrement la discorde, ennemie de l’amitié. d’ailleurs, si les citoyens pratiquaient entre eux l’amitié, ils n’auraient nullement besoin de la justice ; mais, même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l’amitié ; et la justice, à son point de perfection, paraît tenir de la nature de l’amitié. »[35]

Ce bref parcours à travers l’Ethique à Nicomaque doit être mis en rapport avec ce que nous avons déjà vu⁠[36] de la conception politique générale d’Aristote : la justice générale prescrit les actes selon la loi et l’égalité, étant entendu que la loi, naturelle ou conventionnelle, est ordonnée au bien et que l’égalité ne s’entend qu’entre personnes égales. « Formée à l’origine simplement pour satisfaire les besoins élémentaires de la vie, (la société politique) atteint finalement la possibilité de vivre bien ».⁠[37] Le « vivre bien » requiert la vertu de chaque citoyen et des biens matériels suffisants: « la vie la meilleure, pour un particulier ou pour les États, c’est celle qui est fondée sur la vertu quand une quantité suffisante de biens économiques permettent qu’on puisse participer aux actes conformes à la vertu ».⁠[38]

Retenons que la vision d’Aristote est bien « téléologique » puisque la justice est une vertu qui ordonne au bien commun les actes d’hommes libres et égaux soit géométriquement soit arithmétiquement.


1. Platon, avant Aristote, a longuement médité sur la notion de justice. Dans la République, il affirme que par la raison, l’homme peut découvrir une justice objective qui est le plus grand des biens tant pour la cité que pour l’individu. Une société juste est une société harmonieuse, cohérente et ordonnée où chacun accomplit la tâche qui lui a été dévolue en fonction de ses aptitudes : « Ce principe qui ordonne à chacun de remplir sa propre fonction pourrait bien être, en quelque manière, la justice. (…) Dans la cité, le complément des vertus que nous avons examinées, tempérance, courage et sagesse, est cet élément qui leur a donné à toutes le pouvoir de naître, et, après leur naissance, les sauvegarde tant qu’il est présent. Or nous avons dit que la justice serait le complément des vertus cherchées, si nous trouvions les trois autres. (…) Cependant, s’il fallait décider quelle est celle de ces vertus qui par sa présence contribue surtout à la perfection de la cité, il serait difficile de dire si c’est la conformité d’opinion entre les gouvernants et les gouvernés, la sauvegarde, chez les guerriers, de l’opinion légitime concernant les choses qui sont ou ne sont pas à craindre, la sagesse et la vigilance des chefs, ou bien si ce qui contribue surtout à cette perfection c’est la présence, chez l’enfant, la femme, l’esclave, l’homme libre, l’artisan, le gouvernant et le gouverné, de cette vertu par laquelle chacun s’occupe de sa propre tâche et ne se mêle point de celle d’autrui. (…) Ainsi la force qui chaque citoyen dans les limites de sa propre tâche, concourt pour la vertu d’une cité, avec la sagesse, la tempérance et le courage de cette cité. (…) La justice consiste à ne détenir que les biens qui nous appartiennent en propre et à n’exercer que notre propre fonction. »(IV) Ainsi se dessine un système hiérarchisé, technocratique pourrait-on dire, à vocation totalitaire (cf. Dictionnaire des philosophes, sous la direction de Denis Huisman, PUF, 1984, pp. 2072-2079).
2. I, I, 1. Traduction de Jean Voilquin, Garnier, 1940.
3. I, II, 1.
4. I, VII, 5.
5. Politique, I, I, IX.
6. I, III, 1.
7. I, II, 3.
8. I, IX, 7.
9. II, VI, 15. « Dans tout objet homogène et divisible, explique Aristote, nous pouvons distinguer le plus, le moins, l’égal, soit dans l’objet même, soit par rapport à nous. Or l’égal est intermédiaire entre l’excès et le défaut. d’autre part j’appelle position intermédiaire dans une grandeur ce qui se trouve également éloigné des deux extrêmes, ce qui est un et identique partout. Par rapport à nous, j’appelle mesure ce qui ne comporte ni exagération, ni défaut. Or, dans notre cas cette mesure n’est ni unique, ni partout identique. Par exemple, soit la dizaine, quantité trop élevée, et deux quantité trop faible. Six sera le nombre moyen par rapport à la somme, parce que six dépasse deux de quatre unités et reste d’autant inférieur à dix. Telle est la moyenne selon la proportion arithmétique. Mais il ne faut pas envisager les choses de cette façon par rapport à nous. Ne concluons pas du fait que dix mines ( La mine valait 100 drachmes) de nourriture constituent une forte ration et deux mines une faible ration, que le maître de gymnastique en prescrira six à tous les athlètes. Car une semblable ration peut être, selon le client, excessive ou insuffisante. Pour un Milon (Athlète célèbre au VIe siècle av. J.-C.), elle peut être insuffisante, mais pour un débutant elle peut être excessive. (…) Ainsi tout homme averti fuit l’excès et le défaut, recherche la bonne moyenne et lui donne la préférence, moyenne établie non relativement à l’objet, mais par rapport à nous » (II, VI, 4-8).
10. II, VII, 4.
11. III, VI, 1.
12. III, X, 1. Aristote le répète sans cesse : il faut « adopter le juste milieu et éviter l’excès et le défaut » car « le juste milieu est conforme à ce que prescrit la droite raison » (VI, I, 1).
13. V, I, 10. Rappelons-nous qu’il y a les prescriptions de justice fondées sur la nature et partout pareilles et les prescriptions qui sont fondées sur les conventions entre les hommes qui ne sont pas semblables partout (cf. V,VI, 5).
14. V, I, 8.
15. V, I, 9.
16. V, I, 12-13.
17. V,I,17-19.
18. V,II, 3.
19. V, II, 8-9.
20. V, III, 1-4.
21. V, III, 6.
22. Partielle ou particulière parce qu’elle est liée à une situation particulière, celle de la distribution ou de l’échange.
23. V, II, 12-13.
24. V, IV, 2-4.
25. V, IV, 6.
26. V, IV, 9. Ce langage ne doit pas nous étonner. Comme l’explique H. Bergson, « la justice a toujours évoqué des idées d’égalité, de proportion, de compensation. Pensare, d’où dérivent « compensation » et « récompense », a le sens de peser ; la justice était représentée avec une balance. Equité signifie égalité. Règle et règlement, rectitude et régularité, sont des mots qui désignent la ligne droite. Ces références à l’arithmétique et à la géométrie sont caractéristiques de la justice à travers le cours de son histoire. La notion a dû se dessiner déjà avec précision dans les échanges. Si rudimentaire que soit une société, on y pratique le troc ; et l’on ne peut le pratiquer sans s’être demandé si les deux objets échangés sont bien de même valeur, c’est-à-dire échangeables contre un même troisième. Que cette égalité de valeur soit érigée en règle, que la règle s’insère dans les usages du groupe, que le « tout de l’obligation » (…) vienne ainsi se poser sur elle : voilà déjà la justice sous sa forme précise, avec son caractère impérieux et les idées d’égalité et de réciprocité qui s’attachent à elle. -Mais elle ne s’appliquera pas seulement aux échanges de choses. Graduellement elle s’étendra à des relations entre personnes (…). » (Les deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, op. cit., p. 1033).
27. Notons que nous sommes loin de la loi du talion qui « ne s’accorde ni avec la justice distributive ni avec la justice corrective » (V, V, 2).
28. Le vivre ensemble est lié au besoin que les hommes ont les uns des autres, à leurs différences donc qui permettent l’échange par l’intermédiaire de la monnaie Il faut « que toutes choses soient en quelque sorte comparables, quand on veut les échanger. C’est pourquoi on a recours à la monnaie, qui est, pour ainsi dire, un intermédiaire. » Il n’y aurait ni échange ni communauté de rapports « s’il n’existait un moyen d’établir l’égalité entre des choses dissemblables. Il est donc nécessaire de se référer pour tout à une mesure commune (…). Et cette mesure, c’est exactement le besoin que nous avons les uns des autres, lequel sauvegarde la vie sociale ; car sans besoin, et sans besoins semblables, il n’y aurait pas d’échanges, ou les échanges seraient différents. La monnaie est devenue, en vertu d’une convention, pour ainsi dire, un moyen d’échange pour ce qui nous fait défaut » (V, V, 10-11). « Quant au fait que c’est le besoin qui maintient la société, comme une sorte de lien, en voici la preuve : que deux personnes n’aient pas besoin l’une de l’autre, ou qu’une seule n’ait pas besoin de l’autre, elles n’échangent rien. C’est le contraire si l’on a besoin de ce qui est la propriété d’une autre personne, par exemple du vin, et qu’on donne du blé à emporter. Voilà pourquoi ces produits doivent être évalués. (…) Il est nécessaire que toutes choses soient évaluées ; dans ces conditions, l’échange sera toujours possible et par suite la vie sociale. Ainsi la monnaie est une sorte d’intermédiaire qui sert à apprécier toutes choses en les ramenant à une commune mesure. Car s’il n’y avait pas d’échanges, il ne saurait y avoir de vie sociale ; il n’y aurait pas davantage d’échange sans égalité, ni d’égalité sans commune mesure. » (V,V, 14).
29. V,VI, 4.
30. V,V, 17.
31. V, XI, 7.
32. V,VIII, 4. Nous dirions « circonstances » atténuantes ou aggravantes.
33. V, X, 2-6.
34. V, X, 8.
35. VIII, I, 4. Van Parijs semble faire écho à ce passage lorsqu’il écrit, comme nous l’avons vu, que l’altruisme et l’homogénéité rendraient la question de la justice inutile (Cf. supra).
36. Tome III, chapitre 4.
37. Politique, I, 1, 1252 b 29-30.
38. Economique, 1324 a.

⁢vi. Retour à Rawls

Le philosophe Paul Ricoeur⁠[1] résume bien la différence qui existe entre la conception de la justice d’Aristote et celle de Kant qui inspire la démarche de John Rawls : « La théorie de la justice, comprise par Aristote comme une vertu particulière, à savoir la justice distributive et corrective, tire son sens, comme toutes les autres vertus, du cadre téléologique de pensée qui la met en rapport avec le bien, tel du moins qu’il est compris par les humains ; or avec Kant s’est opéré un renversement de priorité au bénéfice du juste et aux dépens du bon, de telle sorte que la justice prend son sens dans un cadre déontologique de pensée. »[2].

Pour Kant, une action bonne est une action faite uniquement par devoir, complètement désintéressée et non en fonction d’un but, d’un bien à acquérir ou à réaliser. La loi qui oblige doit être universalisable en toute impartialité. Tel est l’impératif catégorique.

Rawls, par une procédure contractualiste, assure aussi la primauté du juste sur le bon, remplaçant la recherche du bien commun par la délibération.⁠[3] Le juste n’est plus subordonné au bien, il n’est plus à découvrir mais à construire : il résulte d’une procédure, d’une délibération parfaitement équitable.

Mais P. Ricoeur pose la question de savoir si une théorie purement procédurale de la justice, comme celle de Rawls, est possible. Il rappelle tout d’abord que si la théorie de Rawls est antitéléologique, si elle est une « déontologie sans fondation transcendantale »[4], c’est parce qu’elle est antiutilitariste. En fait, comme va le montrer Ricoeur, la théorie de Rawls est bâtie sur des présupposés.

En premier lieu, Ricoeur fait remarquer que, dans Théorie de la justice, « les principes de justice sont définis et même développés (§ 11-12) avant l’examen des circonstances du choix (§ 20-25), par conséquent avant le traitement thématique du voile d’ignorance (§ 24) et, de façon plus significative, avant la démonstration que ces principes sont les seuls rationnels (§ 26-30). »[5]

En deuxième lieu, alors qu’une conception procédurale et contractualiste « doit être indépendante de toute présupposition concernant le bien dans une approche téléologique ou même concernant le juste dans une version transcendantale de la déontologie »[6], on constate que les contraintes de la situation originaire qui « créent une situation tout à fait hypothétique sans racines dans l’histoire et l’expérience (…) sont imaginées de telle façon qu’elles satisfassent à l’idée d’équité qui opère comme la condition transcendantale de tout le développement procédural. Maintenant qu’est-ce que l’équité, sinon l’égalité des partenaires confrontés aux exigences d’un choix rationnel ? » Egalité qui « à son tour implique le respect de l’autre comme partenaire égal dans le processus procédural ». Un principe moral semble donc régir la construction qui se voulait artificielle comme il semble inspirer aussi la technique du maximin qui répond aux utilitaristes prêts « à sacrifier quelques individus ou groupes défavorisés si cela est requis par le bien du plus grand nombre ».⁠[7]

Apparaît donc une présupposition éthique que la première page du livre de Rawls annonçait d’ailleurs : « La justice, écrit Rawls, est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit être rejetée ou révisée si elle n’est pas varie ; de même, si efficaces et bien organisées que soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes. Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice, qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison la justice interdit que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention par d’autres d’un plus grand bien. »

Devant ces affirmations, le lecteur se demande comment il peut être possible de tenir une présupposition éthique tout en essayant de « libérer la définition procédurale de la justice de toute présupposition concernant le bien et même le juste  » ?⁠[8]

En troisième lieu, pour répondre à cette question, Ricoeur rappelle ce que Rawls écrit au § 46: il faut, dit-il, définir les principes de justice comme « ceux auxquels consentiraient des personnes rationnelles en position d’égalité et soucieuses de promouvoir leurs intérêts, ignorantes des avantages ou des désavantages dus à des contingences naturelles ou sociales. On peut cependant, justifier d’une autre façon une description particulière de la position originelle. C’est en voyant si les principes qu’on choisirait s’accordent avec nos convictions bien pesées sur ce qu’est la justice ou s’ils les prolongent d’une manière acceptable. » Parmi ces  »convictions bien pesées » « dans lesquels nous avons la plus grande confiance », Rawls cite notre « intuition » suivant laquelle « l’intolérance religieuse et la discrimination raciale sont injustes ». L’injustice, en effet, nous plus claire que la justice . Toutefois, « nous pouvons (…) tester la valeur d’une interprétation de la situation initiale par la capacité des principes qui la caractérisent à s’accorder avec nos convictions bien pesées et à nous fournir un fil conducteur, là où il est nécessaire. » Pour Ricoeur, ‘l’ordre lexical des deux principes de justice est virtuellement précompris au niveau de ces convictions bien pesées ».⁠[9] Et d’affirmer clairement « que c’est notre précompréhension de l’injuste et du juste qui assure la visée déontologique de l’argument soi-disant autonome, y compris la règle du maximin. Détachée du contexte de la Règle d’or[10], la règle du maximin resterait un argument purement prudentiel caractéristique de tout jeu de marchandage. Non seulement la visée déontologique, mais même la dimension historique du sens de la justice, ne sont pas simplement intuitives, mais résultent d’une longue Bildung⁠[11] issue de la tradition juive et chrétienne aussi bien que grecque et romaine. Séparée de cette histoire culturelle, la règle du maximin perdrait sa caractéristique éthique. » Nous ne pouvons donc « nous passer d’une évaluation critique de notre prétendu sens de la justice ».[12]

Sens de la justice ou plus exactement « précompréhension des principes de justice » qui ne peut naître que « dans les situations où règne déjà un certain consensus moral » qui a formé cette « conviction bien pesée » « qu’en tout partage inégalitaire, c’est le sort du moins favorisé qui doit être pris comme pierre de touche de l’équité du partage ».⁠[13]

Comme Van Parijs le faisait remarquer, Rawls a tâché de trouver un moyen de faire vivre ensemble des gens qui, depuis les guerres de religion, ont « des visions du monde rivales, principalement celles centrées sur des idées divergentes du bien »[14]. Rawls qui présentait sa Théorie de justice comme universalisable s’est, par la suite, rendu compte que seule la démocratie libérale visait « à limiter l’étendue du désaccord public » et pouvait adopter ses règles de justice. De plus, il s’est attaché, par une procédure, à « tenter de reconstruire un lien plus positif entre la règle de justice et le fond des croyances effectivement professées dans nos sociétés modernes. C’est à cette requête que répond l’idée de consensus par recoupements »[15]. Il ne s’agit plus simplement d’éviter les controverses mais de parier « que les conceptions « métaphysiques » rivales qui ont nourri et qui alimentent encore les convictions des citoyens appartenant aux démocraties occidentales peuvent motiver, justifier, fonder le même corps minimal de croyances susceptibles de contribuer à l’équilibre réfléchi requis par Théorie de la justice ».⁠[16]

Seules quelques doctrines que Rawls appelle « comprehensive » (« compréhensives » ou mieux, selon Ricoeur : « englobantes ») « qu’elles soient morales, philosophiques ou religieuses, peuvent, malgré leur opposition mutuelle, concourir par leur recoupement à cette fondation en commun des valeurs propres à une démocratie équitable et capable de durer. (…) C’est de leur concours sur un point précis, celui de la justice politique, que l’on attend qu’elles fournissent la force d’adhésion durable aux principes de justice ».⁠[17]


1. Né en 1913,il est professeur émérite de l’Université Paris-X (Nanterre) et de l’université de Chicago. Proche de la revue Esprit d’Emmanuel Mounier, ce protestant fut, dans les années trente, partisan d’un christianisme social qui inventerait « un monde de paix qui ne suive ni les recettes du capitalisme américain, ni celles du communisme soviétique » (cf. DOSSE François, Les sens d’une vie, La découverte, 1997, p. 199).
2. Le Juste, Editions Esprit, 1995, p. 71. Rawls « affirme la priorité du juste sur le bien et celle de l’autonomie individuelle sur le bien-être. (…) C’est l’autonomie de toute personne vis-à-vis des impératifs du bien-être qui doit être protégée par la justice » (AUDARD Catherine, La stratégie kantienne de Rawls, in Magazine littéraire, n° 309, avril 1993).
3. Notons toutefois une différence entre Kant et Rawls : la justice, pour Kant, s’applique d’abord aux relations interpersonnelles tandis que, pour Rawls, elle s’applique d’abord aux institutions.
4. Le Juste, op. cit., p. 75. Le mot déontologie doit être pris dans le sens kantien : Kant développe une morale déontologique au sens premier du terme dans la mesure où il l’articule en termes d’obligation : seule l’action faite par devoir est désintéressée et donc morale. Déontologie, dans le langage courant « désigne l’ensemble des règles qui composent le code de bonne conduite d’une profession donnée » (Bruguès).
5. Id., pp. 88-89.
6. Id., p. 90.
7. Id., p. 91.
8. Id., p. 93.
9. Id., p. 94.
10. On se souvient de cette fameuse règle qui stipule « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse » qui n’est pas exactement l’impératif catégorique de Kant qu’il formule de deux manières : « Agis comme si la maxime de ton action pouvait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature » ou « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Dans la Règle d’or originelle, on retrouve la notion d’intérêt, de désir (voudrais) qui, selon Kant, n’a rien à voir avec la moralité (Cf. qu’est-ce qui rend une action bonne ? Etude de la philosophie morale kantienne, disponible sur www.philocours.com). Notons à propos de cette règle d’universalisation que si dans Théorie de la justice, Rawls prétend nous livrer une théorie valable pour toute société, toute institution, toute transaction sociale, il sera amené, par la suite, à réduire le champ d’application possible à la démocratie constitutionnelle, libérale (cf. Justice et démocratie, Seuil, 1993).
11. Education ou conformation.
12. Le Juste, op. cit., p. 96.
13. Id., pp. 109-110. E. Herr, dans un tout autre contexte, fait remarquer que « les contrats (…) supposent déjà un accord préalable et fondamental » (Justice et vie en société, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, p. 297).
14. P. Ricoeur se réfère ici (op. cit., p. 115) à un article de Rawls : The Priority of Right and Ideas of the Good, in Philosophy and Public Affairs, 17, 1988, pp. 251-276.
15. Le Juste, op. cit., pp. 116-117. Cf. RAWLS J., L’idée d’un consensus par recoupement, in Revue de métaphysique et de morale, 93, 1987, pp. 3-32.
16. Le Juste, op. cit., p. 117.
17. Id., pp. 118-119.

⁢vii. Le juste, selon P. Ricoeur

On devine, à travers cette analyse de la pensée de Rawls, dans quel sens Ricoeur va orienter sa propre conception du juste.

Un des livres les plus célèbres de P. Ricoeur, Soi-même comme un autre[1], fait la part belle à l’Ethique à Nicomaque considérée comme « la principale conception téléologique de la vie morale »[2]. « C’est dans les structures profondes du désir raisonné, explique Ricoeur, que se dessine la visée éthique fondamentale qui a pour horizon le « vivre bien », la « vie bonne ». C’est ce schéma qui prévaut dans les morales antiques où les vertus sont des modèles d’excellence capables de jalonner et de structurer la visée de la « vie bonne ». »

L’éthique, dira-t-il, c’est « vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes »[3]. Détaillons cette définition.

« Vivre bien », une « vie bonne », une « vie accomplie » sont des expressions équivalentes où « Le bon désigne le telos d’une vie entière en quête de ce que des agents humains peuvent considérer comme un accomplissement, un couronnement heureux. (…) L’action humaine est portée par le désir, et corrélativement par le manque, et (…) c’est en terme de désir et de manque qu’il peut être parlé de souhait d’une vie accomplie. »[4] Sont inclus dans ce désir ou ce manque : l’accomplissement de soi, la réciprocité dans l’amitié et la justice, le propre, le proche et le lointain, dira Ricoeur⁠[5].

Le « soi » s’accomplit « dialogiquement » comme dit Ricoeur dans le rapport à l’autre proche, dans une relation interpersonnelle qui culmine dans l’amitié mais aussi dans le rapport à l’autre distant, dans la cité, selon la justice. En effet, le désir de la « vie bonne », la tension vers le bonheur se vit dans la cité : « c’est comme citoyens que nous devenons humains »[6] et notre désir de justice est un désir de vivre dans des institutions justes.

Ricoeur se basant sur son expérience d’enfance note que nous percevons d’abord l’injustice qui se manifeste essentiellement dans des partages inégaux, des promesses non tenues et des rétributions imméritées qui suscitent notre indignation. De là naîtront, dans l’ordre, le désir d’une justice distributive, d’un droit des contrats et des échanges et, enfin, d’un droit pénal⁠[7] pour éviter la violence, le « corps à corps » de l’indignation et de la vengeance. Pour cela, une « juste distance » entre les antagonistes est nécessaire. Cette « juste distance » est instituée par l’intervention d’un tiers impartial : le juge, bien sûr, mais le « prince«  aussi. C’est cette mise à distance qui explique qu’ »aussi merveilleuse que soit la vertu d’amitié, elle ne saurait remplir les tâches de la justice, ni même engendrer celle-ci en tant que vertu distincte. »[8] Quant à l’exigence de justice, elle « a sa racine dans l’affirmation radicale que l’autre vaut en face de moi, que ses besoins valent comme les miens »[9].

Dans cette éthique téléologique donc, s’enracine une déontologie qui, face à l’irruption possible de la violence dans les interactions humaines, définit les normes, les devoirs et les interdictions. La loi qui prétend à l’universalité garantit l’impartialité du jugement mais la loi - qui n’est pas simplement loi morale mais loi juridique, précise l’auteur - « ne saurait se rendre entièrement autonome de toute référence au bien, en raison même de la nature du problème posé par l’idée de distribution juste, à savoir la prise en compte de l’hétérogénéité réelle des biens à distribuer[10]. Autrement dit, le niveau déontologique, tenu à juste titre pour le niveau privilégié de référence de l’idée du juste, ne saurait s’autonomiser au point de constituer le niveau exclusif de référence. »[11]

Après avoir évoqué l’aspect téléologique du juste défini comme « le bon relatif à l’autre », son aspect déontologique où « le juste s’identifie au légal », Ricoeur relève un troisième aspect qu’on pourrait appeler « prudentiel » (c’est la phronesis des Anciens)⁠[12] où le juste est « l’équitable » : « l’équitable est la figure que revêt l’idée du juste dans les situations d’incertitude et de conflit ou, pour tout dire, sous le régime ordinaire ou extraordinaire du tragique de l’action », niveau où « la conscience morale, en son for intérieur, est sommée de poser des décisions singulières »[13]

Cette analyse très complète du « juste » se retrouve en filigrane dans cette réflexion livrée par Ricoeur à une chaîne de télévision : « Je suis très troublé par les contradictions de nos démocraties qui ne reposent que sur la discussion, la négociation et la procédure (…). La démocratie repose sur l’égalité. Il y a contradiction entre des institutions de liberté qui recouvrent un système économique où a été réintroduite la guerre et qui, donc, est producteur inégalité. Reste-t-il des énergies révolutionnaires pour porter la démocratie face à la violence économique ? »[14]

L’appel à la révolution ne doit pas nous dérouter, il faut le comprendre dans la mouvance de la pensée d’E. Mounier qui appelait à une « révolution personnaliste et communautaire »[15] , une révolution personnelle et continue pour faire triompher en nous l’esprit sur les passions et une révolution politico-sociale nécessaire lorsque la société devient destructrice des personnes comme c’est le cas sous le régime capitaliste.⁠[16]

La guerre économique, suivant les principes de Ricoeur, ne peut s’éviter que par une mise à « juste distance » des protagonistes par la médiation d’un tiers impartial. On pense, notamment, à l’État, au nom de la loi. Ce sera un point majeur à examiner dans le chapitre suivant.

En attendant prenons acte de l’impossibilité, selon Ricoeur, de fonder la justice sur une démarche purement procédurale et de la position « intermédiaire » qu’il accorde au juste, « entre le légal et le bon », selon son expression⁠[17].

Ces deux idées me paraissent incontestables. Elles sont, sous une forme ou sous une autre, au cœur de toute réflexion politique sérieuse et elles interpellent les idéologies à la mode.


1. Seuil, 1990, notamment in Le soi et la vie éthique, septième étude, pp. 199 et svtes.
2. RICOEUR P., Synthèse panoramique, disponible sur www.balzan.it.
3. Id. et Soi-même comme un autre. Cf. aussi ILUNGA Bernard, Le désir d’une vie bonne, La crise anthropologique du Congolais, www.congonline.com, pour mesurer la fortune de cette définition.
4. Le juste, op. cit., p. 16.
5. Id., p. 20.
6. Id., p. 17.
7. Id., pp. 11-12.
8. Id., p. 14.
9. RICOEUR P., Philosophie de la volonté, I Le volontaire et l’involantaire, Aubier, 1950, p. 120.
10. « Une société définie dans les termes de sa fonction distributive » est « problématique », reconnaît Ricoeur, car « une telle société est par principe ouverte à une variété d’arrangements institutionnels possibles ». Or « la justice ne peut être que distributive » mais « elle exige un mode de raisonnement hautement raffiné, comme Aristote a commencé à le faire en distinguant entre égalité arithmétique et proportionnelle » (Le Juste, op. cit., p. 97).
11. Le Juste, op. cit., p. 21.
12. Nous étudierons, dans la dernière partie, l’importance de cette vertu en politique.
13. Id., pp. 24 et 27.
14. P. Ricoeur interrogé par Laure Adler, le 9-12-1997, cité par SPIRE Arnaud, Paul Ricoeur en décembre 1997, in L’Humanité, 9-1-1998.,
15. C’est le titre d’un de ses principaux ouvrages, Aubier, 1935.
16. On peut trouver un bon résumé de la pensée de Mounier in LACROIX Jean, Le personnalisme, Chronique sociale, 1981, pp. 84-92.
17. Cf. Le Juste, op. cit., p. 20.

⁢viii. Une confirmation

Pour Jean Ladrière⁠[1], ce qui constitue une « cité », en tant que « cité, « c’est sa finalité, et cette finalité n’est ni, comme tels, le maintien dans l’existence, la prospérité, la gloire, ni même, comme telle, l’autonomie, mais le « bien vivre », c’est-à-dire la vie selon la vertu, c’est-à-dire encore une forme de vie pleinement accordée au statut de l’existant humain et à ses potentialités les plus éminentes, ou encore, plus brièvement, (…) une « vie sensée »[2]. » C’est le rôle de l’éthique donc de réguler la cité non pas dans un rapport extrinsèque qui demanderait « que les actes de l’État soient conformes à la morale, ou à tout le moins soient animés par une préoccupation morale », mais dans un rapport intrinsèque tout en n’oubliant pas qu’éthique et politique sont distincts : « S’il est vrai que le politique, comme tel, est défini par un certain rapport à l’éthique, l’enjeu propre du politique ce n’est pas de déterminer ce qu’il en est de l’éthique (l’éthique juge le politique et, en ce sens, le transcende), ni de faire exister quelque chose comme un analogue collectif de l’homme vertueux, c’est de réaliser une communauté historique concrète dans laquelle les rapports institutionnels seront, si l’on peut parler ainsi, chargés de qualité éthique. »

La justice sociale est précisément le concept indispensable à l’articulation de l’éthique et du politique dans une tension qui « va de l’éthique au politique ».⁠[3] La justice sociale peut fournir cette médiation qui « doit être en mesure d’armer l’action politique de principes régulateurs capables à la fois de représenter, par rapport à cette action, l’exigence éthique en son originalité, et de rejoindre avec assez de précision le concret des situations. »

Toutefois, bien conscient du fait que la référence à la justice sociale a conduit à des politiques dirigistes et totalitaires, J. Ladrière insiste sur le fait que l’éthique suppose la liberté et que la « cité » où les libertés se rencontrent et s’organisent « est ce lieu où une communauté historique, se donnant ses propres lois, tente d’aménager un espace d’inter-relations dans lequel puisse émerger une approximation, toujours ouverte, d’un ordre de liberté. Ce qui implique à la fois la possibilité donnée aux libertés individuelles d’agir comme telles (avec le double aspect, négatif et positif, des garanties protectrices et du droit de participation, que l’on retrouve dans l’idée de démocratie), l’effort pour diminuer les contraintes venant de la nature et de la société elle-même, l’ouverture, pour chacun, de champs d’initiative et de réalisation de plus en plus variés et étendus, mais aussi, et surtout peut-être, l’instauration d’un système institutionnel dont le sens est de faire en sorte que chacun, selon une formule célèbre, soit traité en fin, non en moyen. »

Le souci de la liberté respecté transforme l’idée de justice : elle n’est plus « un principe de répartition harmonieuse, attribuant à chacun ce qui lui revient selon son état, conformément à une loi qui transcende les destinées individuelles, mais la forme selon laquelle il devient possible aux individus comme tels de se donner les uns aux autres les conditions d’une existence libre, ou encore, d’une existence sensée (…) » et J. Ladrière précise : « en intériorisant la loi. »[4]

On pourrait citer bien d’autres auteurs qui réhabilitent ainsi l’éthique et la voie « téléologique »⁠[5] mais, comme on pourrait objecter que ces philosophes défendent naturellement leur mission, il n’est pas inutile d’interroger l’ensemble des théories économiques.


1. Préface, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 13-29. J. Ladrière est président de l’Institut supérieur de philosophie et professeur à l’UCL.
2. Cf. l’article de Declève H., Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., pp. 203-274.
3. Cf. Ricoeur : « Le juste est entre le légal et le bon. »
4. Ce dernier membre de phrase rend la perspective de J. Ladrière, qu’on pourrait interpréter comme libérale, compatible avec la conception chrétienne de la justice sociale, comme nous le verrons.
5. On peut citer, au hasard, Denis Collin qui dans Morale et justice sociale (Seuil, 2001), pose la question essentielle : la politique peut-elle se passer de toute réflexion sur le bon, le bien, l’égalité, la liberté, la justice, la fraternité, bref, sur les concepts moraux qui, notons-le en passant, ont été les piliers de la révolution démocratique mais qui, aujourd’hui, ne semblent plus être que des mots (des slogans ?) qu’on ne prend plus la peine de définir (cf. NIELSBERG J.-A. sur www.revuerespublica.com). Citons aussi M. Le Guen qui pose (sur philonet.free.fr) la question cruciale : Peut-on concilier la liberté et l’égalité dans la vie sociale ?. Après avoir montré que « l’égalité et la liberté, qui semblaient bien établies en principe, entrent en contradiction dès qu’elles s’appliquent dans la réalité social », l’auteur en arrive à affirmer que « ce n’est (…) pas dans les constitutions que se trouve la résolution des iniquités » mais que « seul le sens moral peut indiquer à l’homme la direction du bien » pour « tempérer les effets » du conflit entre liberté et égalité. Réflexion un peu sommaire et pessimiste, dirais-je mais fort significative d’une préoccupation qui n’est pas rare aujourd’hui.

⁢ix. Les limites des théories économiques

Le professeur De Bruyne, à la fin d’une analyse des différentes théories qui servent de référence aux politiques économiques⁠[1], conclut que ces « théories de la justice révèlent les limites de l’approche économique et son incapacité relative à traiter d’une question avant tout sociale et politique. »[2] En somme, « quelle que soit (…) son inspiration théorique, l’approche économique en elle-même est mieux apte à faciliter les choix parmi les moyens de réaliser un certain objectif de distribution qu’à éclairer le choix des objectifs. Elle reste subordonnée au politique lorsqu’il s’agit de prendre parti sur les aspects éthiques de l’action publique, soit pour apprécier la valeur de différentes formes de distribution, soit pour déterminer les seuils de l’inégalité ou de l’injustice sociale. »[3] Même s’il y a, comme dans la théorie de Rawls, une référence éthique plus ou moins avouée ou sous-entendue, il est nécessaire, pour construire une politique économique cohérente et lucide, de bien choisir le type de société que l’on souhaite, c’est-_-dire, in fine, de définir quel bien on cherche à réaliser. En fonction de la valeur poursuivie, (le bon), le pouvoir politique (le légal) choisira les moyens techniques (les théories économiques) d’assurer la justice sociale (le juste).


1. De BRUYNE Paul, Théories de la justice et politiques économiques, in La justice sociale en question ?, op. cit., pp. 31-69. P. De Bruyne fut professeur à la Faculté des sciences économiques, sociales et politiques de l’UCL.
2. L’auteur fait remarquer aussi : « d’abord, la variété des écoles engendre une multiplicité de principes et de critères de la justice, avec des contradictions inévitables entre eux. Les valeurs auxquelles les théories renvoient sont d’ordres différents, individuel, social ou moral. Les niveaux d’analyse qu’elles envisagent varient également entre elles. Leurs objets respectifs se prêtent difficilement à la mesure ; leur caractère essentiellement formel rend problématiques les tentatives en vue de les opérationnaliser. Finalement, elles offrent un choix abstrait entre des principes alternatifs, mais sans suggérer de mesures effectives pour parvenir à un état désiré de justice et sans analyser les processus ou les mécanismes de décision qui y conduiraient » (op. cit., p. 65).
3. Id., p. 69.

⁢x. Retour au libéralisme et au socialisme

Penchons-nous une dernière fois sur les doctrines à la mode.

Les écoles libérales, comme l’a montré P. Valadier à propos de l’œuvre d’Hayek, ignorent, la plupart du temps « le désir moral et la violence qu’il implique ».⁠[1]

Les partisans de l’ordre spontané excluent l’idée de justice distributive qui suppose une intervention, à leurs yeux, intempestive et perturbatrice⁠[2].

De plus, l’exclusion de la morale hors du politique rend vaine l’idée de justice sociale. Or, l’homme n’est pas d’abord homo oeconomicus mais « un être de désir moral, en quête de mieux-vivre et de sens ». Ce souci de bien vivre le mène, au besoin, à « se battre pour la justice. Si, en effet, l’art de la justice sociale consistait à faire respecter les règles du jeu établies, à la façon d’un arbitre sur un terrain de sport, on ne comprendrait pas pourquoi les hommes ont tant de peine à s’entendre et à ordonner une vie commune viable. La difficulté naît de ce que l’entente ne peut se faire sur des règles abstraites, mais qu’elle vise nécessairement des valeurs de communion (justice, liberté, paix) sur lesquelles portent les désaccords les plus graves. » Ces désaccords fondent « à nouveau l’entreprise de justice sociale : une tâche jamais achevée, périlleuse, puisque le désir de la réaliser une fois pour toutes peut engendrer la barbarie totalitaire (ici Hayek a raison), nécessaire pourtant, parce qu’il y a en l’homme infiniment plus que le souhait de s’entendre sur des règles du jeu, un désir d’être reconnu par autrui dans sa dignité propre. »[3] Sans cette préoccupation toujours renouvelée de la justice sociale, la société oscille entre la contestation perpétuelle et la fausse tranquillité d’une coercition subtile ou musclée.

En fait, le libéralisme attaché à la valeur de liberté se trompe sur sa nature en lui soumettant toutes les autres valeurs alors qu’elle est notre capacité de bien vivre, de vivre en fonction du bien mais non en fonction d’elle-même.

On peut ajouter encore, mais nous reverrons la question dans le chapitre suivant, que le libéralisme se trompe aussi sur la nature des choses car, comme l’écrit H. Declève, l’accumulation des choses en étouffe le sens et dépouille les hommes d’initiatives créatrices⁠[4]. Le libéralisme apparaît ainsi et paradoxalement comme destructeur de liberté.

De même que le libéralisme se trompe sur la valeur liberté, le socialisme, ou à la « gauche », se trompe sur la nature de la valeur d’égalité qui est son telos, pourrait-on dire et qui, culminant dans l’égalitarisme, tend aussi à se soumettre toutes les valeurs.

Le socialisme se trompe sur la nature de l’homme et de la justice sociale.

Tout d’abord, il n’est pas sûr que l’homme soit d’abord un être de besoin. Pour H. Declève, par exemple, l’homme est « un être d’échange plus que de besoin, parce qu’il est capable de donner sens au besoin et pas seulement de le subir (…). »⁠[5]

Si les hommes sont égaux par nature et si cette égalité foncière se traduit par l’ensemble des droits personnels et objectifs que nous connaissons, d’une part, la traduction de l’égalité est toujours à réaliser et, d’autre part, du point de vue de la justice, comme déjà Aristote l’a montré, l’égalité ne se traduit pas facilement même si on la réduit, comme c’est le cas dans la mouvance socialiste, à un problème de répartition.⁠[6]

Sans trop entrer ici dans l’analyse technique des moyens à mettre en œuvre, on peut, avec P. De Bruyne, faire remarquer qu’il y a « une difficulté majeure dans l’application des principes d’équité et d’égalité » du fait que la recherche de la justice sociale, dans le concret, est une œuvre politique. Or, « dans la mesure où toute action publique crée une différenciation dans les domaines où elle intervient (taxation et redistribution, transferts et services ou avantages sociaux) elle contredit l’idée même d’un traitement égal ou de résultats égaux entre les individus. Toute action politique qui tend à réduire ou à éliminer les différences économiques requiert d’autre part l’usage de la coercition[7] et entraîne en contrepartie une inégalité accrue des pouvoirs entre gouvernants et gouvernés ; elle politise par ailleurs la vie économique, puisque l’activité elle-même, les revenus et les modes de vie dépendent davantage des décisions politiques, incitant à la limite à détourner les énergies des gens de la vie économique vers la vie politique. »[8]

Plus précisément encore, si l’égalité est envisagée arithmétiquement, il faut reconnaître qu’elle « ne tient pas compte de la variabilité des objectifs individuels et ne garantit pas les exigences de l’ »impartialité » ou du respect des personnes (considérées comme des fins en elles-mêmes) (…). La considération égale donnée au bien-être de chaque individu, ou la reconnaissance des droits inconditionnels au bien-être de tous, n’entraîne pas que tous doivent être traités également. Au contraire, l’impartialité conduit à traiter les personnes comme des égaux, c’est-à-dire avec le même respect pour quiconque, mais non en les faisant bénéficier de la même distribution (…). »[9]

Si l’égalité veut tenir compte des besoins, la difficulté sera de définir ces besoins, d’établir des priorités entre eux et de mettre en œuvre « un mécanisme social capable de réaliser un tel idéal. » Ou la définition sera imposée ou on considérera, dans un modèle démocratique, les besoins de base comme équivalents et on laissera les gouvernés établir eux-mêmes leurs priorités. Mais, « quand l’État-providence, ou « protecteur », fournit aux citoyens les services sociaux qui correspondent à leurs besoins présumés, il s’engage dans une politique de redistribution des revenus qu’il finance par la taxation. Les bénéfices apportés aux uns viennent des prélèvements effectués sur le revenu des autres.

Mais la redistribution ne joue pas toujours entre les riches et les pauvres, ses bénéficiaires étant aussi les individus et les organisations qui retirent un avantage du système, et ses effets égalisateurs n’améliorent pas nécessairement la condition des pauvres. La redistribution ne joue pas même toujours entre les individus car les mêmes personnes peuvent être simultanément taxées et subventionnées, certaines recevant en gros l’équivalent de leur contribution. Cependant, les deux transferts ne sont pas neutres car la taxation diminue les incitations au travail et les possibilités d’épargne ou d’assurance personnelles, tandis que la faculté de disposer de leurs revenus passe des individus à l’autorité politique et administrative. Ainsi, la redistribution entraîne à la fois le transfert des revenus entre groupes et le transfert des responsabilités entre l’État et les citoyens. » En outre, « l’extension des besoins pris en compte par la collectivité au nom de la justice sociale engendre des conséquences économiques défavorables : augmentation des dépenses publiques, accroissement des coûts de production, alourdissement de la fiscalité et, surtout, diminution de la productivité du système et de l’esprit d’entreprise. »[10]

Enfin, s’il veut être égalitariste, le socialisme, pour être cohérent, doit non seulement viser à réduire les inégalités de revenus mais aussi, comme le souligne P. De Bruyne, « les inégalités de statuts, de pouvoirs et d’opportunités ». Il ne faut pas oublier, en effet, que les théories économiques égalitaires de la justice, comme, d’ailleurs, les théories contractuelles⁠[11] ou d’autres encore, « se limitent (…) à la sphère de la distribution, alors que les différences de revenus dérivent manifestement du système de production, de la division du travail et de la propriété des moyens de production, et que la distribution n’est dès lors pas séparable de la production et du travail sur le plan des politiques. » Comme quoi, d’une part, le rêve d’une production libéralisée et d’une distribution socialisée paraît chaotique et, d’autre part, dans un effort d’égalitarisme général, le risque est, comme on l’a déjà vu plus haut, « de compromettre, sinon l’égalité des revenus, au moins l’efficience économique »[12], de politiser la société, de la contraindre, d’amplifier la bureaucratie et d’hypertrophier l’État.⁠[13]

Les erreurs socialiste et libérale nous rappellent « qu’aucune valeur ne peut être considérée exclusivement, isolément des autres. Toute valeur doit être liée à d’autres qui lui confèrent sa signification. Ainsi, la justice ne peut être coupée de la liberté. Seule, elle incite à la dureté et à l’intolérance, tout comme la liberté sans autres valeurs qui l’orientent, risque de déboucher sur l’anarchie. »[14]

Sans une solide et profonde réflexion morale, il est impossible de fonder une justice sociale satisfaisante.

La justice sociale ne se réduit pas à la protection sociale ou à la justice distributive qui, rappelons-nous, est un aspect de la justice « générale » selon les auteurs anciens : « ils parlaient d’une justice totale, voulant signifier par là que toute autre attitude morale - courage, tempérance, magnanimité voire prudence, - demeure partielle aussi longtemps qu’elle n’est pas intégrée à la conduite sociale proprement dite. Le juste, selon cette acception, en vivant et en faisant vivre les lois de sa cité, pratique toutes les vertus (…). Considérée sous cet angle, la justice est la vertu suprême, absolument « cardinale ». En tant qu’elle comporte un rapport explicite à autrui, la justice exerce une fonction structurante et constitutive au sein de tout l’agir moral : elle est « forme », principe déterminant, à l’égard de toute autre conduite éthique. »[15]

Après avoir défini l’homme comme un être d’échange et non d’abord de besoin, H. Declève s’arrêtant à la possibilité de généraliser des normes dans l’économie mondiale sans stériliser l’initiative et dans la perspective d’une libération authentique, ajoute que « seule la gratuité, le désintéressement dans l’échange peut réguler la mécanique des dispositifs de généralisation. Comme le note Aristote, la plus haute justice[16] est celle de l’homme qui renonce à exiger tous les avantages que lui reconnaît la loi. Plus important en effet que le bon droit d’un individu et antérieur à lui est l’échange entre les libertés à la recherche du sens. Plus important que la croissance économique du groupe des nations riches et bien antérieur, plus important aussi que le mécanisme international de protection contre les catastrophes est l’échange entre les cultures à la recherche du sens. Celui-ci ne saurait être sans cesse relancé que par une gratuité réciproque capable de reconnaître un don analogue au sien dans ce qu’offre une autre culture, qu’elle soit nantie ou démunie de techniques modernes ou de matières premières. »

La justice sociale semble donc être un concept dont on ne peut faire l’économie si l’on cherche à construire une société pleinement humaine. Encore faut-il l’inspirer d’une conception juste de l’homme et de sa destinée.

Ordonnée au bien vivre de cet homme considéré dans son intégralité, la justice sociale est un concept global qu’il faut éviter de réduire à tel ou tel de ses aspects.

Enfin, comme tout homme est appelé à être toujours plus homme, la justice sociale doit être aussi l’objet d’une recherche et d’un ajustement permanents. Aucun système ne peut prétendre l’incarner.

Si l’État ou plutôt les institutions sont appelées à y travailler, elle est l’affaire de tous, affaire d’éducation, de sens civil et de participation.⁠[17]


1. La justice sociale, un mirage ? A propos du libéralisme de J.A. Hayek, in Etudes, janvier 1983, p. 82.
2. Nous verrons, comme le note P. Valadier (op. cit., p. 80) que « la justice distributive ne passe pas nécessairement par la bureaucratie, et (que) c’est même l’idée de justice qui doit permettre de critiquer et de canaliser l’invasion étatique . (…) La justice, exactement conçue, consiste à aider chacun à pouvoir être lui-même et à prendre les initiatives qui rendent vivante et humaine une société. »
3. Id., p. 81.
4. Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 239.
5. Op. cit., p. 242.
6. « …la répartition des biens dont il est toujours question quand il s’agit de justice, n’est en aucun cas purement quantitative. Parce qu’y est engagée la liberté. Pas seulement, il faut y insister, ma liberté de choisir face à d’autres libertés et à leur choix. Mais cette participation active à l’instauration d’une vie sensée, analogue à ce que désigne dans le langage le « je » et le « tu » » (DECLEVE H., op. cit., pp. 226-227).
7. Comme l’histoire l’a montré, « dans une vision plus radicale, la revendication d’une égalité matérielle des situations ne pourrait être satisfaits que par un système totalitaire » (id., p. 35). Et encore, ajouterai-je, dans la mesure où les systèmes qui ont existé, ont engendré une « nomenklatura ». C’est, on se souvient, Mickael Voslensky qui a fait entrer ce mot dans notre vocabulaire courant pour désigner une classe privilégiée dans une société sans classe (in La Nomenklatura, Belfond, 1981). Aujourd’hui, on emploie le mot pour toute classe privilégiée.
8. Op. cit., pp. 66-67.
9. Op. cit., pp. 35-36.
10. Id., pp. 39-41.
11. Les théories contractuelles induisent aussi une politique coercitive. « Un droit, écrit M. Van De Putte, où les rapports entre individus sont ramenés à la seule dimension contractuelle fait d’avance place à l’extension de l’autorité étatique dans tous les champs de l’activité humaine » (Les aspects juridiques de la justice sociale in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 151).
12. Id., pp. 34-35.
13. Rappelons ce que l’Église enseigne à propos de l’égalité : « La société humaine, telle que Dieu l’a établie, est composée d’éléments inégaux, de même que sont inégaux les membres du corps humain ; les rendre tous égaux est impossible et serait la destruction de la société elle-même. L’égalité des divers membres de la société consiste uniquement en ce que tous les hommes tirent leur origine de Dieu leur Créateur, qu’ils ont été rachetés par Jésus-Christ et qu’ils doivent, d’après la mesure exacte de leur mérite et de leur démérite, être jugés, récompensés ou punis par Dieu » (PIE X, Notre Propos sur l’Action populaire chrétienne, 18-12-1903).
14. REZOHAZY R., La justice : réflexions sociologiques et normatives, in La justice sociale en question ?, p. 91. R. Rezsohazy fut professeur à l’UCL.
15. DECLEVE Henri, Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 218. H. Declève est professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis.
16. C’est ce qu’Aristote appelle l’équité.
17. Cf. DECLEVE H., op. cit., p. 274.

⁢xi. A l’écoute de la Parole

L’Ancien testament, dès le livre de la Genèse nous révèle que le mal et donc l’injustice sont imputables à l’homme. Dans l’expérience du mal dont il est responsable, l’homme prend conscience de sa liberté mais cette liberté est « captive du mal, incapable de pratiquer la justice. »[1]

Mais l’histoire du mal s’inscrit dans le cadre de l’Alliance entre Dieu et les hommes. La rupture de l’Alliance avec Dieu, première injustice⁠[2], provoque immédiatement rupture entre l’homme et la femme⁠[3], rupture avec la nature⁠[4] et rupture avec les autres hommes⁠[5]. Les prophètes ne manqueront pas, nous l’avons vu, de dénoncer les injustices des hommes qui ne respectent pas la loi du Seigneur. En même temps, les prophètes rappellent que celui qui reste, malgré tout, le Dieu de l’Alliance⁠[6] est un Dieu de justice qui punit les pécheurs, châtie les ennemis du peuple élu, prend soin de son peuple⁠[7], un Dieu qui aime la justice⁠[8] et s’y complaît⁠[9] ; un Dieu qui ne supporte pas le culte que les hommes lui rendent alors qu’ils n’exercent pas la justice⁠[10].

Est juste celui qui, aux yeux de Dieu, est sans péché, celui qui respecte la Loi⁠[11].

La justice de Dieu demande clairement et avec insistance, nous le savons, que l’on fasse d’abord droit au pauvre, à l’étranger, à la veuve. Mais la justice de Dieu n’est pas seulement de châtier ceux qui s’opposent à son dessein, elle se révèle aussi miséricordieuse⁠[12] et salvatrice⁠[13]. La justice, les hommes ne pourront l’établir mais Dieu l’instaurera par la Messie à venir⁠[14]. Il y a plus encore dans la révélation de la justice de Dieu dans l’Ancien testament, nous y reviendrons, mais attardons-nous un instant à ce qui peut directement éclairer notre réflexion sur la justice sociale proprement dite.

Quelle conception de la justice sociale, les juifs ont-ils développée à partir de leur tradition ?

Une claire présentation nous est offerte par G. Hansel⁠[15] qui, d’emblée, souligne que la Bible comme le Talmud⁠[16] au lieu de rechercher, comme les idéologies modernes, une plus grande égalité des revenus, par exemple, ne s’attachent pas, prioritairement, à réduire les inégalités. Même la notion de « juste salaire » est, nous dit-il, étrangère à la tradition juive. En fait, l’objectif qui anime la législation sociale juive, « c’est la lutte contre la pauvreté avec comme objectif ultime sa suppression. » La Bible indique clairement qu’il faut faire justice au pauvre, au sens matériel du terme, à la veuve, à l’orphelin, à l’étranger ; et le Talmud ajoute : au sourd-muet, à l’idiot, au captif.

Quels moyens mettre en œuvre pour éradiquer la pauvreté sous toutes ses formes ?

Ils sont divers mais la tradition juive accorde une attention spéciale à la tsedaka, c’est-à-dire « l’aide matérielle que doit accorder celui qui en a la possibilité à celui qui en a besoin »[17]. Hansel explique : « il ne s’agit pas de procéder à une redistribution des richesses mais de garantir à chacun la satisfaction de ses besoins essentiels. La tsedaka est une obligation stricte ; elle ne se limite pas à la charité que le riche fait au pauvre selon sa bonne volonté. Lorsque cela est nécessaire, l’autorité peut et doit imposer à chacun de donner ce qu’il convient, au besoin par la contrainte ?[18] La tsedaka a donc par là le caractère d’un impôt. C’est une générosité éventuellement obligatoire et les sommes ainsi collectées peuvent être considérables »[19]. Le refus de la tsedaka est assimilé à l’idolâtrie, « la pire déviation idéologique ». La tsedaka est souvent présentée comme « le commandement », « le premier principe de la justice, le fondement de l’ordre politique, le point de départ de l’espérance messianique et finalement caractéristique de la définition même de l’identité juive. »[20]

Pour Maïmonide dont s’inspire particulièrement l’auteur, « il existe 8 degrés de valeur croissante dans l’accomplissement de la tsedaka. Le plus élevé consiste à soutenir la personne qui s’est effondrée, soit par un don, soit par un prêt, soit en s’associant avec elle, soit en lui fournissant un travail, de sorte de l’affermir suffisamment pour qu’elle n’ait plus besoin de demander l’assistance d’autrui. »[21] Et donc, commente Hansel, « le but ultime ne consiste pas seulement à fournir à chacun la satisfaction de ses besoins fondamentaux. Il faut faire en sorte qu’il échappe à la situation d’assisté. (…) La plus haute valeur sociale, le principe qui doit constamment nous guider, est de soutenir chaque membre de la collectivité suffisamment pour qu’il ne perde pas son autonomie ou la retrouve s’il l’a perdue. »

Fidèle à la tradition ainsi rappelée, Hansel, se penchant sur la crise actuelle, déclare, on ne s’en étonnera guère, que « la cause de la persistance de la misère n’est pas économique, elle est morale. »


1. HERR Edouard s.j., Justice et vie en société, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 279. E. Herr était professeur à l’Institut d’études théologiques de Bruxelles.
2. La pire des injustices, selon Ricoeur, « consiste moins dans la transgression d’une loi que dans la prétention de l’homme à être maître de sa vie » c’est-ç-dire à se considérer comme source absolue et fin ultime de sa vie (Conflit des interprétations, Seuil, 1969, p. 428 et HERR E., op. cit., p. 281).
3. Interpellé par Dieu, Adam accuse Eve ; « C’est la femme que tu as mise auprès de moi qui m’a donné de l’arbre, et j’ai mangé ! » (Gn 3, 12). Et Dieu dit à la femme : « Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi » (Gn 3, 16).
4. Dieu dit à Adam : « …​maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peine tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain…​ » (Gn 3, 17-19).
5. Il s’agit du meurtre d’Abel par Caïn. Dieu demande à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » et Caïn répond : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9). E. Herr commente ce passage : « Selon cette tradition, ce qui est dû à l’autre (justice) c’est de le traiter en frère, parce que Dieu est notre Père » (op. cit., p. 280).
6. Cf. Ex 19-24. Dieu dit: « Je te fiancerai à moi pour toujours ; je te fiancerai dans la justice et dans le droit, dans la tendresse et la miséricorde » (Os 2, 21).
7. « C’est pourquoi Yahvé attend l’heure de vous faire grâce, C’est pourquoi il se lèvera pour vous prendre en pitié, Car Yahvé est un Dieu de justice ; Bienheureux tous ceux qui espèrent en lui » (Is 30, 18).
8. « Car moi, Yahvé, qui aime le droit, qui hais le vol et l’injustice, je leur donnerai fidèlement leur récompense et je conclurai avec eux une alliance éternelle » (Is 61, 8) : « Yahvé est juste, il aime la justice, les cœurs droits contempleront sa face » (Ps 11, 7) ; « …il chérit la justice et le droit, de l’amour de Yahvé la terre est pleine » (Ps 33,5) ; « ...car Yahvé aime le droit, il n’abandonne pas ses amis » (Ps 37,28) ; « Le roi qui aime le jugement, c’est toi ; tu as fondé droiture, jugement et justice (…) » (Ps 99,4).
9. « …​ car je suis Yahvé qui exerce la bonté, le droit et la justice sur la terre. Oui, c’est en cela que je me complais (…) » (Jr 9, 23).
10. Cf. Is 1, 13-17: « N’apportez plus d’oblation vaine : c’est pour moi une fumée insupportable ! Néoménie, sabbat, assemblée, je ne supporte pas fausseté et solennité. Vos néoménies, vos réunions, mon âme les hait ; elles me sont un fardeau que je suis las de porter. Quand vous étendez les mains, je détourne les yeux ; vous avez beau multiplier les prières, moi je n’écoute pas. Vos mains sont pleines de sang : lavez-vous, purifiez-vous ! Otez de ma vue vos actions perverses ! Cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien ! Recherchez le droit, redressez le violent ! Faites droit à l’orphelin, plaidez pour la veuve ! » (Néoménie: « premier jour du mois (nouvelle lune), qui donnait souvent lieu à des fêtes et sacrifices chez les peuples de l’antiquité » (R)).
11. Si l’auteur du Psaume 119 demande avec insistance à Dieu son aide pour observer ses commandements, la tendance ira croissant de compter surtout sur ses propres forces (cf. OUELLET Marc, La justice de l’Alliance, in Communio, n° XXV, 5, septembre-octobre 2000, p. 17).
12. « Je suis celui qui vous console » dit Dieu (Is 51,12).
13. « Mais mon salut sera éternel et ma justice demeurera intacte. Ecoutez-moi, vous qui connaissez la justice, peuple qui mets ma loi dans ton cœur. Ne craignez pas les injures des hommes, ne vous laissez pas effrayer par leurs outrages. Car la teigne les rongera comme un vêtement, et les mites les dévoreront comme de la laine. Mais ma justice subsistera éternellement et mon salut de génération en génération » (Is 51, 6-8).
   « Voici qu’un roi régnera avec justice et des princes gouverneront selon le droit. Chacun sera comme un abri contre le vent, un refuge contre l’averse, comme des ruisseaux sur une terre aride, comme l’ombre d’une roche solide dans un pays désolé. Les yeux des voyants ne seront plus englués, les oreilles des auditeurs seront attentives. Le cœur des inconstants s’appliquera à comprendre, et la langue des bègues dira sans hésiter des paroles claires. On ne donnera plus à l’insensé le titre de noble, ni au fourbe celui de grand » (Is 32, 1-5).
14. « Un rejeton sortira de la souche de Jessé (Père de David), un surgeon poussera de ses racines. Sur lui reposera l’Esprit de Yahvé, esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de criante de Yahvé : son inspiration est dans la crainte de Yahvé. Il jugera mais non sur l’apparence. Il se prononcera mais non sur le ouï-dire. Il jugera les faibles avec justice, il rendra une sentence équitable pour les humbles du pays. Il frappera le pays de la férule de sa bouche, et du souffle de ses lèvres fera mourir le méchant. La justice sera la ceinture de ses reins, et la fidélité la ceinture de ses hanches. Le loup habitera avec l’agneau (…). On ne fera plus de mal ni de violence sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance de Yahvé, comme les eaux couvrent le fond de la mer » (Is 11, 1-9).
15. Travail et justice sociale, Conférence à Gesher, 22 février 1997, disponible sur http://ghansel.fr/justice.html. Georges Hansel, ancien professeur de mathématique et d’informatique à l’Université de Rouen est aussi l’auteur d’Explorations talmudiques (Odile Jacob, 1998) et de nombreuses communications et conférences sur la pensée juive.
16. Recueil des enseignements des grands rabbins. Il y a, en réalité deux Talmuds, celui de Palestine et celui de Babylone (IVe-Ve siècles).
17. L’auteur cite Moïse Maïmonide (théologien, philosophe et médecin, Cordoue 1135-Le Caire 1204) : « Ce dont le pauvre manque, tu dois le lui donner, habits, ustensiles,…​ Tu as l’obligation de lui fournir ce qui lui manque mais tu n’as pas l’obligation de l’enrichir » (Michne Torah, Lois des dons aux pauvres, 7-1).
18. L’insistance sur l’obligation ne doit pas surprendre. Dans la tradition juive, politique et religieux sont mêlés.
19. L’auteur précise qu’ »on considère généralement comme mesure indicative moyenne une proportion de 10% des revenus nets ; ce pourcentage doit évidemment être modulé en fonction des circonstances spécifiques. »
20. L’auteur cite encore Maïmonide : « Il faut être attentif à l’obligation de la tsedaka plus qu’à toute autre obligation. En effet la tsedaka est la marque distinctive du juste appartenant à la descendance d’Abraham ; le trône d’Israël ne s’affermit et la loi de vérité ne se maintient que par la tsedaka ; Israël ne sera libéré que par la tsedaka. Jamais un homme ne s’appauvrit par suite de la tsedaka, aucun mal, aucun dommage ne peut en résulter. De toute personne cruelle ou fermée à la pitié, il y a lieu de suspecter son origine car la cruauté ne se trouve que chez les peuples idolâtres. Tout Israël et ceux qui s’y associent sont comme des frères et si le frère n’a pas pitié du frère qui en aura pitié ? Vers qui les pauvres d’Israël peuvent-ils lever les yeux ? Est-ce vers les idolâtres qui les détestent et les persécutent ? » (Op. cit., 10).
21. Id..

⁢a. Le Nouveau testament

Le livre d’Isaïe nous livre un autre aspect de la justice de Dieu qui, fidèle indéfectiblement à son alliance, estime juste que le Serviteur prenne sur lui les injustices des hommes⁠[1]. Ce Serviteur, identifié à Jésus, apporte la vraie justice⁠[2] aux hommes. Une justice qui ne s’obtient pas par l’effort vertueux ou l’observation de la loi⁠[3] mais par la foi dans le Christ et l’engagement qu’elle entraîne.

Désormais, explique E. Herr, « la foi, comme relation de confiance personnelle au Christ qui justifie et sauve l’homme, précède (est prioritaire à) la justice comme pratique morale » et « la foi en Jésus-Christ selon l’Évangile libère chacun de son injustice et le rend seulement ainsi capable d’agir justement. »[4] Ce que la justice des hommes espère ou promet, ce que Dieu réclamait dans l’ancienne alliance, Dieu le donne par Jésus-Christ: « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. »[5] La justice est, avant tout, une attitude intérieure, fruit de la grâce de Dieu.

En retour, la justice exercée par les hommes ainsi pourvus, devient charité. Elle s’exerce vis-à-vis de tous les pauvres et donc vis-à-vis du Christ lui-même : « dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »[6]

Le combat pour la justice dans le monde est inséparable du Salut même si l’un ne se confond pas avec l’autre comme nous l’avons vu. Ce combat pour la justice ne peut se limiter à l’ »aménagement » des conditions matérielles de la vie humaine puisqu’il est ordonné au Royaume et que son efficacité dépend de la foi. Le Sermon sur la Montagne, notamment, « vient contester que la « vie bonne » soit simplement une vie réussie. L’Évangile appelle à participer à l’invention d’une société humaine qui n’est pas régie par la réussite mais par l’appel des Béatitudes ».⁠[7] C’est pourquoi nous dirons que la justice sociale doit se préoccuper de toutes les pauvretés, y compris les pauvretés intellectuelles, morales et spirituelles, de tous les hommes donc.

Il faut encore ajouter et souligner que cette recherche de la justice dont l’homme greffé sur le Christ est désormais capable, ne se fait pas au détriment de la liberté⁠[8]. La justice sans la liberté fait de nous des esclaves et la liberté sans justice nous rend maîtres. Cela signifie, entre autres, que si la grâce de Dieu nous rend « capables », elle ne se substitue pas à notre effort d’action et de réflexion.

Agir pour la justice est un engagement volontaire (la justice est une vertu !) et non « un consentement passif à une norme extrinsèque, éventuellement quantifiable »[9]. Agir pour la justice nous demande « une créativité critique »[10]. Jésus, interpellé sur un problème de répartition de biens, se déclare incompétent : « Quelqu’un de la foule lui dit : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. » Il lui dit : « Homme, qui m’a établi pour être votre juge ou régler vos partages ? » Puis il leur dit : « Attention ! gardez-vous de toute cupidité, car, au sein même de l’abondance, la vie d’un homme n’est pas assurée par ses biens. » »[11]

Il nous appartient, forts de notre foi et éclairés sur les volontés ultimes du Seigneur, de réfléchir aux meilleurs moyens de les incarner. Ce fut, dans cet esprit, que les Pères et les Docteurs de l’Église parlèrent et que les Souverains Pontifes se sont aussi engagés dans l’élaboration d’une doctrine sociale.


1. « C’est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants il partagera le butin, parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été compté parmi les criminels, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les criminels » (Is 53, 12).
2. Matthieu (12, 18-21) applique les paroles d’Isaïe (42, 1-4) à Jésus : « Voici mon Serviteur que j’ai choisi, mon Bien-aimé qui a toute ma faveur. Je placerai sur lui mon Esprit et il annoncera le Droit aux nations. Il ne fera point de querelles ni de cris et nul n’entendra sa voix sur les grands chemins. Le roseau froissé, il ne le brisera pas, jusqu’à ce qu’il ait mené le Droit au triomphe : en son nom les nations mettront leur espérance. »
3. « Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux » (Mt 5, 20). Jésus reprend alors quelques articles de la loi et montre qu’il faut aller au delà (5, 21-48).
4. Op. cit., p. 285.
5. Mt 5, 6.
6. Mt 25, 40.
7. SOULETIE P. Jean-Louis, op. cit..
8. En témoigne la parabole des talents (Mt 24, 14-30) par laquelle Jésus indique aux chrétiens qu’il leur « laisse le soin de faire fructifier ses dons pour le développement de son règne » (Commentaire de la Bible de Jérusalem, Cerf, 1974).
9. HERR E., op. cit., p. 296.
10. Id..
11. Lc 12, 13-15.

⁢b. Saint Thomas

Saint Thomas⁠[1] va reprendre la théorie d’Aristote, la préciser et l’organiser plus rationnellement encore, dans le cadre religieux de sa Somme théologique.

La justice, parmi les autres vertus⁠[2], est la vertu sociale par excellence, celle qui règle nos rapports avec autrui, qui nous « ajuste » à autrui, nous « égalise », selon le droit naturel ou positif. L’objet de la justice, dira saint Thomas, c’est « l’égalité dans les biens extérieurs. »[3] La vertu de justice, vise en effet, le juste c’est-à-dire le droit.⁠[4] La justice rend droites et donc bonnes les actions. Comme le dit Cicéron cité par saint Thomas : « C’est surtout à cause de la justice que les hommes sont appelés bons. (…) C’est en elle qu’éclate souverainement la splendeur de la vertu. »[5]

Elle ordonne au bien commun toutes les actions des vertus : « …les actes des vertus peuvent relever de la justice en ce que celle-ci ordonne l’homme au bien commun. Et en ce sens la justice est une vertu générale. Et parce que c’est le rôle de la loi de nous ordonner au bien commun, cette justice dite générale, est appelée justice légale[6] : car, par elle, l’homme s’accorde avec la loi qui ordonne les actes de toutes les vertus au bien commun. »[7] Et tout le Décalogue se rapporte à la justice : « Les commandements du Décalogue sont les premiers principes de la loi, et leur évidence absolue les impose d’emblée à l’assentiment de la raison naturelle. Mais il est non moins évident que la notion de devoir ou dette, qui est nécessaire à un commandement, apparaît dans la justice, qui regarde autrui. En effet, quand il s’agit de ce qui le regarde personnellement, il suffit d’un coup d’œil pour voir que l’homme est maître de lui-même et libre de faire ce qui lui plaît ; au contraire, quand il s’agit de ce qui regarde autrui, c’est l’évidence même que l’homme est obligé de s’acquitter envers lui de ce qu’il lui doit. Les commandements du Décalogue devaient donc se rapporter à la justice. Les trois premiers ont pour objet les actes de la vertu de religion, partie principale de la justice ; le quatrième, les actes de la piété filiale, seconde partie de la justice ; les six derniers, les actes de la justice ordinaire, qui règle les rapports entre égaux. »[8] Saint Thomas précise que : « Les commandements du Décalogue ont la charité pour fin, selon la parole de S. Paul : « La fin du précepte, c’est la charité ». Mais ce sont d’abord des actes de justice, qui, à ce titre, appartiennent à la justice. »[9] Enfin, il fait remarquer que le don du Saint-Esprit qui correspond à la justice est le don de piété. Cette vertu, en effet, « rend des devoirs » non seulement à Dieu, aux parents, « mais s’étend à tous les hommes, à cause de leurs rapports avec Dieu » et à ce don sont liées, d’une manière ou d’une autre⁠[10], 3 béatitudes : « Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés » ; « Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde » ; mais aussi : « Heureux les doux (les humbles) car ils posséderont la terre. »[11] Or, pour saint Thomas, les récompenses attribuées aux béatitudes « seront parfaitement consommées dans la vie future ; mais en attendant, même en cette vie, elles sont en quelque sorte commencées. Car le royaume des cieux peut s’entendre, au dire de saint Augustin, du commencement de la parfaite sagesse, selon lequel chez les parfaits l’esprit commence à régner. Il n’est pas jusqu’à la possession de la terre qui ne signifie la bonne affection d’une âme en repos par le désir dans cette stabilité de l’héritage éternel, symbolisée par la terre. »[12] Un commentateur en conclut qu’une telle vision pourrait confirmer l’idée « qu’il existe un rapport entre l’exercice de la justice (parfaite par le don de piété) et la prospérité même matérielle des sociétés terrestres. »[13]

En attendant, que signifie être juste ?

Etre juste avec autrui c’est avoir une activité extérieure qui lui est justement proportionnée. Cette « égalité de proportion » constitue « le juste milieu de la justice » car « l’égalité tient réellement le milieu entre le plus et le moins ».⁠[14]

Autrement dit « l’acte de la justice consiste à rendre à chacun son dû »[15]. Etienne Gilson résume ces passages en définissant la justice comme « une disposition permanente de la volonté à rendre à chacun son droit ». Il ne s’agit plus, comme dans les autres vertus, « de quelqu’un qui se tient dans un juste milieu, mais du juste milieu de quelque chose. (…) Ce juste milieu de la chose même, c’est le droit de la personne intéressée par l’acte qui le détermine. »[16]

Rendre à autrui ce qui lui est dû : dans le cadre de la justice générale, ce qui est dû prioritairement à chaque homme c’est sa pleine humanité, c’est le traiter « de manière à ce qu’il puisse être providence pour autrui et pour lui-même, c’est-à-dire responsable »[17], et donc mettre en place « un espace social humain »[18] indispensable à son épanouissement.

L’injustice, quant à elle, se manifeste donc de deux manières : par le mépris du bien commun ou par « une certaine inégalité par rapport à autrui, en tant qu’on veut plus de biens, comme des richesses et des honneurs, et moins de maux, comme les labeurs et les dommages. »[19]

Avant de passer aux espèces de justice, relevons le rapport qui existe entre justice et autorité. Le juste, avons-nous dit, se détermine selon le droit naturel et positif. Saint Thomas précise : « selon les lois écrites »[20]. Or, qui écrit la loi sinon le « prince » ? Le juge applique la loi établie dans la mesure où il a reçu du souverain autorité pour le faire.⁠[21] Voilà confirmées la prééminence du politique et l’importance de l’état de droit pour qu’une société soit juste.

Venons-en à la distinction qu’Aristote déjà faisait entre deux espèces de justice particulière, justice qui « s’ordonne à une personne privée, qui est dans un rapport comparable à celui de la partie avec le tout ». De partie à partie, d’individu à individu, c’est la justice commutative « qui a pour objet les échanges mutuels entre deux personnes. » Entre le tout et les parties, entre le corps social et ses membres, c’est la justice distributive qui est « appelée à répartir proportionnellement le bien de la société ».⁠[22] Comme Aristote, saint Thomas dira que la justice distributive s’établit selon une proportion géométrique car, ici, « le juste milieu vertueux ne se détermine pas par une égalité de chose à chose, mais selon une proportion des choses aux personnes ; de telle sorte que si une personne est supérieure à une autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné _ l’autre ». L’égalité dans ce cas est proportionnelle alors que dans les échanges, « l’égalité s’établit selon une moyenne arithmétique »[23] dans une perspective de réciprocité qui, en justice distributive, n’a pas de raison d’être.⁠[24]

On l’a sans doute remarqué au passage, l’application de la justice distributive implique, pour saint Thomas, « que si une personne est supérieure à une autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné à l’autre. » Il explique : « il appartient à la justice distributive de donner quelque chose à une personne privée pour autant que ce qui appartient au tout est dû à la partie. Mais ce dû est d’autant plus considérable que la partie occupe dans le tout une plus grande place. Et c’est pourquoi, en justice distributive, il est d’autant plus donné de biens communs à une personne que sa place dans la communauté est prépondérante », selon le mérite, disait Aristote. Mérite ou prépondérance (principalitas) qui peut s’interpréter de différentes manières suivants les régimes : « dans les communautés à régime aristocratique, cette prépondérance est donnée à la vertu, dans les oligarchies à la richesse, dans les démocraties à la liberté, et sous d’autres régimes, d’autres façons ». Pour saint Thomas, comme pour Aristote, toute société est hiérarchique. Même la démocratie est hiérarchisée selon les libertés dont jouissent ses membres, nous dit E. Gilson⁠[25]. Il est juste que les charges soient réparties selon le mérite et que des honneurs divers soient accordés aux diverses charges sans faire acception de personne c’est-à-dire sans tenir compte d’autre chose que le mérite⁠[26]. Pour ce qui est des biens matériels, des « biens extérieurs », nous le verrons en détail dans le chapitre suivant, saint Thomas rappelle que « l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit être tout disposé à en faire part aux nécessiteux. »[27] « Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l’ordre naturel établi par la divine providence, les êtres inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l’homme ; aussi bien leur division et leur appropriation - œuvre du droit humain - ne pourront empêcher de s’en servir pour subvenir aux nécessités de l’homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance, sont dus, de droit naturel, à l’alimentation des pauvres (…) Cette même nécessité fait que l’on peut prendre le bien d’autrui pour venir en aide au prochain dans la misère. »[28]

Il est certain, comme le souligne E. Herr⁠[29], que saint Thomas est marqué par la culture de son temps et notamment par le fait qu’il vivait dans un régime de chrétienté, hiérarchisé, plus soucieux de l’orientation de l’ensemble de la société que de la personne. Il y avait donc là un danger de ce que les anglo-saxons appellent « holisme », théorie pour laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme de ses parties⁠[30], où, précise Herr, « le membre n’a de valeur, de sens, que comme partie du tout ». On peut rappeler aussi que ce régime de chrétienté où spirituel et temporel ne sont pas suffisamment distingués, est trop peu soucieux des droits fondamentaux de la personne et, notamment, de son droit de participation.

Il n’empêche que saint Thomas va inspirer profondément la conception chrétienne moderne de la justice sociale qui va s’inscrire dans un contexte culturel et politique bien différent⁠[31].


1. Un mot tout de même sur saint Augustin qui, tout nourri de la pensée de Cicéron et de « certains livres des Platoniciens » (Confessions, VII, IX), reprend les notions de « souverain bien » et de « bien vivre ». Il insistera sur notre incapacité, sans la grâce, à atteindre le souverain bien identifié à la vie éternelle. Pour l’obtenir, il nous faut bien vivre mais « nous ne voyons pas encore notre bien ; nous devons donc le chercher par la foi ; et nous n’avons pas de nous-mêmes la force de bien vivre, s’il ne nous aide pas à croire et à prier, celui qui nous a donné la foi en son assistance. Quant à ceux qui croient trouver en cette vie les fins des biens et des maux plaçant le souverain bien soit dans le corps, soit dans l’âme, soit dans le corps et l’âme, en d’autres termes, dans la volupté ou dans la vertu, ou dans l’une et l’autre, dans la volupté et le repos, ou dans la vertu ; ou dans la volupté, le repos et la vertu, dans les premiers biens de la nature ou dans la vertu, ou dans ces biens et dans la vertu ; c’est à eux une étrange vanité de prétendre au bonheur ici-bas, et surtout de se faire eux-mêmes le principe de leur félicité. La vérité se rit de cet orgueil quand elle dit par la bouche du Prophète : « Le Seigneur connaît les pensées des hommes » ; ou, suivant le sens de l’apôtre Paul : « le Seigneur connaît les pensées des sages et leur vanité. » » (La Cité de Dieu, XIX, IV). Dans cet esprit, « (…) La justice en chacun, c’est que Dieu commande à l’homme obéissant, l’âme au corps, la raison aux vices rebelles, soit qu’elle les réduise, soit qu’elle leur résiste. C’est que l’on demande à Dieu même la grâce des bonnes œuvres, le pardon des fautes, et qu’on s’acquitte envers lui de ce tribut de reconnaissance dû à ses bienfaits. Mais, dans cette paix finale, objet et but de notre justice ici-bas, la nature, guérie par l’immortalité et l’incorruptibilité de ses instincts vicieux, n’élève contre nous, soit en nous-mêmes, soit de la part des autres, aucune résistance, et la raison n’a plus d’empire à exercer sur les vices qui ne seront plus. Mais Dieu commande à l’homme, l’âme au corps, et il y a dans l’obéissance autant de charme et de félicité que de béatitude dans la vie et la gloire. Et pour nous tous comme pour chacun, telle sera l’éternité, avec la certitude de cette éternité ; et la paix de cette béatitude, ou la béatitude de cette paix qui sera le souverain bien » (Id., XIX, XXVII).
2. Les quatre vertus principales, « cardinales » dira-t-on, sont, outre la justice, la force qui nous permet d’affronter les difficultés qui s’opposent à l’action droite, la tempérance qui modère nos désirs de plaisirs sensuels et la prudence qui ordonne notre action sur le plan pratique. Nous verrons combien l’appel à la tempérance est important dans la question économique et, dans les tomes suivants, le rôle de la force en matière de vie paisible et de la prudence dans l’action politique.
3. Somme théologique, IIa IIae, qu 59, a 2.
4. Id., qu 57, a 1.
5. Id., qu 58, a 3.
6. Puisqu’il s’agit de bien commun, « légal » ne renvoie pas simplement aux lois positives mais d’abord à la loi naturelle : « la loi, écrit saint Thomas, entend faire pratiquer aux hommes toutes les vertus, mais en procédant avec ordre, c’est-à-dire, en donnant d’abord des commandements sur les points où le devoir est le plus évident » (IIa IIae, qu 122, sol 1) : les commandements du Décalogue, bien sûr. En morale sociale, cette justice légale ou générale nous intéresse tout particulièrement. Mais, il y a aussi une justice particulière dont saint Thomas explique, comme suit, la nécessité : « La justice légale met suffisamment l’homme en état de satisfaire aux besoins ou aux droits d’autrui, c’est vrai ; mais si elle le fait de façon immédiate par rapport au bien commun, elle ne le fait que d’une façon médiate par rapport au bien individuel. C’est pourquoi, en ce qui concerne le bien particulier des individus, une justice particulière est requise » (Qu 58, a 7, sol 1). A ce propos, Gilson apporte un éclairage intéressant: si, comme Aristote, « on ne considère les hommes que comme membres du corps social, toutes leurs vertus relèvent de la justice, ce qui revient à faire de celle-ci comme une vertu générale incluant toutes les autres vertus. » C’est semble-t-il aussi l’opinion de saint Thomas puisqu’il écrit que « les choses qui nous concernent personnellement peuvent être rapportées à autrui, surtout quand le bien commun est en jeu. De là vient que la justice légale, qui a le bien commun pour objet, peut être qualifiée de vertu générale. Pour la même raison l’injuste peut l’être de péché commun, selon le mot de saint Jean : « tout péché est une iniquité » » (qu. 58, a 5, sol 3). Si tout acte personnel a ainsi une portée sociale, « remarquons pourtant, continue Gilson, que, même du point de vue d’Aristote, on ne saurait considérer l’essence de la justice comme identique à l’essence de n’importe quelle autre vertu. La justice légale n’inclut toutes les autres que parce qu’elle les domine et les ordonne toutes à la fin qui est sienne, le bien de la cité. Aristote lui-même le reconnaît, ce n’est pas tout à fait la même chose d’être un homme de bien et d’être un bon citoyen. Aveu dont saint Thomas s’empresse de profiter pour distinguer de cette justice grecque, entièrement tournée au bien de la cité, une justice particulière, celle qui enrichit l’âme qui l’acquiert et l’exerce de l’une de ses plus précieuses perfections. (…) Avant d’être juste devant la Cité, il faut l’être devant soi-même, afin de l’être devant Dieu. » (Op. cit., pp. 377-378).
7. Id., qu 58, a 5.
8. IIa IIae, qu 122, art 1.
9. Id., sol 4.
10. Cf. l’explication donnée par saint Thomas : IIa IIae, qu 121, art 2.
11. Mt 5, 4, 6 et 7.
12. Ia IIae, qu 69, art 2, sol 3.
13. MADIRAN J., De la justice sociale, NEL, 1961, p. 13.
14. Id., IIa IIae qu. 58, a 10. Notons que la notion de « juste milieu » ne s’applique qu’aux vertus morales et non aux vertus théologales, bien s_r, qui ont Dieu pour objet. On ne peut évidemment avoir trop de foi, d’espérance ou de charité.
15. Id., qu. 58, a 11.
16. Le thomisme, Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, Vrin, 1986, pp. 377-379.
17. HERR E., op. cit., p. 296.
18. Id., p. 297.
19. Somme théologique, op. cit., qu. 59, a 1.
20. Qu. 60, a 5: « …​ce qui est juste est déterminé, 1° par la nature même de la chose : c’est le droit naturel ; 2° par un contrat consenti entre des personnes, ce qui est du droit positif. Les lois sont écrites pour assurer l’application de l’un et l’autre droit, mais de façon différente. La loi écrite contient le droit naturel, mais ne le constitue pas ; car le droit naturel ne fonde pas son autorité sur la loi, mais sur la nature. Au contraire, la rédaction écrite de la loi contient et constitue le droit positif et fonde son autorité. »
21. Cf. GILSON E., op. cit., p. 380.
22. Somme théologique, op. cit., qu. 61, a 1. Saint Thomas explique : « La partie et le tout sont, d’un certain point de vue, identiques en ce sens que tout ce qui appartient au tout, appartient d’une certaine façon à la partie : et c’est ainsi que lorsqu’on partage entre les membres de la communauté un bien commun, chacun reçoit, en quelque sorte, ce qui est à lui » (qu. 61, a 1, sol 2). Et le P. J. Delos op, dans ses notes fait remarquer que « le bien commun se réalise (…) finalement dans les individus ; il est pour eux, et cela leur confère un droit à leur juste part du bien commun, chacun peut, en quelque manière, dire sien, le bien commun » (Somme théologique, La justice I, Editions de la Revue des Jeunes, Desclée, 1932, p. 205).
23. Id., qu. 61, a 2.
24. Id., qu. 61, a 4.
25. Op. cit., p. 381.
26. Cf. Somme théologique, IIa IIae, qu. 63.
27. Id., qu. 66, a 2. Nous avons encore à l’esprit les injonctions fermes des Pères de l’Église mais Aristote déjà affirmait qu’ »il appartient aux classes favorisées de la fortune, si elles sont intelligentes et habiles, de veiller sur les pauvres et de leur procurer des moyens de travail. Il est bon d’imiter l’institution des Tarentins : ceux-ci concèdent aux indigents la jouissance commune de leurs propriétés. Ils se concilient ainsi la bienveillance de la masse » (Politique, VII, 3).
28. Id., qu. 66, a 7, sol. 3.
29. Op. cit., pp. 298-300.
30. Lalande, Supplément.
31. Les apports essentiels de saint Thomas, selon E. Herr, sont qu’il a bien vu le lien qui existe entre la justice et le droit et donc que l’autre est le fondement objectif de la justice. Qui plus est, si l’on replace les réflexions de Thomas dans le mouvement général de la Somme, on se rend compte qu’« il y a un(en justice) à l’égard de Dieu et d’autrui, parce que préalablement il y a un don (dans l’acte créateur de Dieu): et on pourrait ajouter un par-don (dans la « justification ») » ( op. cit., p. 300).

⁢xii. A l’écoute du Magistère

C’est dans la mouvance de saint Thomas que va s’élaborer la conception sociale chrétienne de la justice⁠[1]. Mais en l’ordonnant, de manière de plus en plus nette, à la personne telle que nous avons déjà eu l’occasion de la définir. Par personne, nous entendons un être libre, investi d’une dignité particulière, en relation avec les autres à travers des formes sociales diverses qui le construisent, un être responsable et solidaire, lié au monde qui l’entoure et essentiellement égal aux autres. Sa liberté fonde des droits, des pouvoirs, qu’il partage avec ses semblables. C’est uniquement dans cette perspective « personnaliste » qu’on peut vraiment parler de droit et donc de justice. Comment, en effet, envisager une justice sociale dans la mouvance capitaliste ou dans la mouvance marxiste puisqu’elles excluent l’éthique. Ni le matérialisme historique que nous définirons dans le chapitre suivant, ni la « destruction créatrice »[2] qui est le moteur du capitalisme (même si on ne le confond pas nécessairement avec le libéralisme) ne peuvent fonder une éthique et donc une justice sociale, ni même s’y associer.

Il y a certes, dans l’activité économique, une force voire une violence à l’œuvre mais l’objectif de la justice sociale est précisément de les mettre au service du droit, de la personne. Attachée à la promotion de la personne, la pensée sociale chrétienne rompt avec le modèle « holistique » du socialisme et avec toute tentation chrétienne semblable et rompt avec le modèle « atomistique » du libéralisme bâti sur la promotion de l’individu autonome.⁠[3]

L’expression « justice sociale » apparaît, semble-t-il, pour la première fois, sous la plume de Taparelli d’Azeglio, en 1840: « L’idée de la justice sociale découle naturellement de l’idée du droit : une âme bien faite admire l’ordre et l’aime (…) en soi-même comme dans les autres ; elle est naturellement portée à faire en sorte que l’accomplissement du devoir corresponde exactement au droit. Or, cette inclination habituelle à poser cette sorte d’équation, c’est la justice. Mais pour établir cette égalité, pour poser cette équation, il faut que nous ayons un fondement ; quelles sont donc ces raisons ?

La justice sociale est une justice d’homme à homme (…) ; quels rapports y a-t-il d’homme à homme ? Quand nous considérons l’homme d’une manière abstraite, c’est-à-dire, avec les propriétés essentielles de l’humanité, comme animal raisonnable, il est évident que d’homme à homme il ne peut exister que des rapports parfaitement égaux, une égalité parfaite, homme à homme, c’est l’humanité répétée deux fois, ce sont deux idées identiques ; il ne peut donc y avoir un rapport d’égalité plus parfait. d’où je conclus que, de fait, la justice sociale doit rendre tous les hommes parfaitement égaux dans les droits de l’humanité, comme le Créateur les a rendus parfaitement égaux dans leur nature humaine, et que l’homme en observant cette justice, ne peut manquer d’accomplir la volonté de celui qui l’a mise en nous. » Cette « égalité spécifique » est la base des « inégalités individuelles ». De ces deux perspectives non contradictoires, découle « l’immense différence que met la justice entre les biens individuels et les biens communs ou sociaux ». Dans le premier cas, la justice « établit l’égalité de quantité entre les individus », c’est la justice commutative. Dans le second, la justice « procure l’égalité de proportion pour le bien commun », c’est la justice distributive.⁠[4]

Visiblement, Taparelli reprend le schéma mis au point par Aristote et confirmé par saint Thomas mais la justice légale ou générale a été ici remplacée par « sociale ». Il est difficile de dire ce qui a poussé l’auteur à choisir cet adjectif mais, comme nous le verrons, c’est une très heureuse initiative. Retenons, en tout cas, cette présentation très moderne de la justice sociale dont la mission est de « rendre tous les hommes parfaitement égaux dans les droits de l’humanité »[5]. On se souvient, à ce propos, de la suggestion de Jean-Paul II de considérer, en définitive, le bien commun comme l’ensemble des droits objectifs de la personne.

Ceci dit, même si l’expression « justice sociale » ne se trouve pas dans l’enseignement de Léon XIII, on ne peut nier que le père de la doctrine sociale chrétienne, n’en ait le souci.

Non seulement, c’est bien la personne et ses droits que Léon XIII veut défendre en se penchant sur la « question sociale » : droit du travailleur face au marché aveugle ou à l’étatisation, droit de la famille, droit d’accéder à la propriété privée, droit à un juste salaire, droit de s’associer dans divers corps intermédiaires, etc.. Léon XIII dira clairement qu’au-dessus de ce que nous appellerions la « justice commutative », il y a un principe plus élevé : « Que le patron et l’ouvrier fassent tant et de telles conventions qu’il leur plaira, qu’ils tombent d’accord notamment sur le chiffre du salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir, que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête. Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures que d’ailleurs il ne peut refuser, parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste. »[6]

Qui plus est, après avoir fait remarquer qu’une société doit être « une et commune à tous ses membres grands et petits » et que les pauvres sont le plus grand nombre, Léon XIII déclare : « Comme il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et de négliger l’autre, il est donc évident que l’autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y manque, elle viole la stricte justice qui veut qu’on rende à chacun son dû. A ce sujet saint Thomas dit fort sagement : « De même que la partie et le tout sont en quelque manière une même chose, ainsi ce qui appartient au tout est en quelque sorte à chaque partie » (IIa IIae, qu 61 art 1).

C’est pourquoi parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernants qui veulent pourvoir comme il convient au bien public, celui qui domine tous les autres consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive

Tous les citoyens sans exception doivent apporter leur part à la masse des biens communs, qui du reste, par un retour naturel, se répartissent de nouveau entre les individus. »[7]

Léon XIII, inspiré par saint Thomas, décrit bien un mouvement de va-et-vient, des particuliers au bien commun et du bien commun au particulier. Le mouvement de retour est bien la justice distributive. Le simple mot de « justice » souvent employé par Léon XIII⁠[8] pour parler des rapports économiques et sociaux couvre les distinctions opérées par saint Thomas, « choses bien connues », dira-t-il.⁠[9]

Pie X fera comme son prédécesseur, réclamant la justice pour les ouvriers et les prolétaires, rappelant leurs devoirs de justice aux patrons et aux capitalistes, reprochant au Sillon une conception erroné&e de la justice⁠[10]. Il emploiera l’expression « justice sociale » une seule fois dans l’enseignement de ce pontife qui écrit, à propos de Grégoire le Grand⁠[11] qu’il fut « le champion public de la justice sociale »[12] parce qu’il « résista courageusement aux injustes prétentions des empereurs de Byzance ». « Justice sociale » prend donc ici un sens très particulier puisqu’il s’agit de la défense de l’autonomie de l’Église et de la résistance aux empiètements du pouvoir temporel dans le domaine spirituel. Ceci pourrait paraître curieux si l’on oubliait que « la confusion des pouvoirs conduit à l’injustice des structures sociales. »[13]

C’est en 1923, que Pie XI introduit l’expression « justice sociale » dans son sens réel. Et il l’associe à la justice légale de saint Thomas: « Dans tous les domaines, Thomas réfute péremptoirement les théories imaginées par les modernistes (…), en morale, en sociologie et en droit, en formulant avec exactitude les principes de la justice légale ou sociale, de la justice commutative ou distributive et en expliquant les rapports de la justice avec la charité. »[14] Cette justice sociale, il la décrira dans Quadragesimo anno (1931) et y reviendra encore dans Divini Redemptoris (1937) et Firmissimam constantiam (1937).


1. Plusieurs auteurs protestants se sont penchés aussi sur le problème de la justice sociale. Nous avons médité les réflexions de P. Ricoeur. Nous pourrions aussi évoquer les recherches de Charles Gide (1847-1932) ou de W. Rauschenbush (1861-1918) aux USA (Social Gospel). Mais beaucoup de protestants veulent, en fait, mettre l’enseignement moral de Jésus à la base d’un ordre social caractérisé par l’égalité sociale et économique ou, plus modestement, comme Reinhold Niebuhr (1892-1971), ils diront que les chrétiens sont moralement obligés de coopérer avec les autres pour créer le meilleur ordre social possible tout en reconnaissant qu’aucune société ne peut pleinement réaliser l’idéal de l’amour chrétien. Signalons aussi le célèbre débat entre Karl Barth et Emil Brunner (1889-1966) sur la possibilité d’une justice naturelle (Lacoste).
2. L’expression est de J. Schumpeter qui explique bien que « le capitalisme (…) constitue de par sa nature un type ou une méthode de transformation économique, et non seulement il n’est jamais stationnaire, mais il ne pourrait jamais le devenir (…). En fait, l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle - tous éléments créés par l’initiative capitaliste (…). » Il s’agit d’ »un processus de mutation industrielle - si l’on me passe cette expression biologique - qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Le processus de destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme (…) En d’autres termes, le problème généralement pris en considération est celui d’établir comment le capitalisme gère les structures existantes, alors que le problème qui importe est celui de découvrir comment il crée, puis détruit les structures » (Capitalisme, socialisme et démocratie, Payothèque, 1979, pp. 115- 118). Dans ce processus, les personnes sont sacrifiées aux choses.
3. J’emprunte ces expressions à E. Herr (op. cit., p. 306).
4. Essai théorique de droit naturel, Casterman, Deuxième édition, 1875, n° 353-358, pp. 145-146 (la première édition française date de 1857). Luigi Taparelli d’Azeglio s.j. (1793-1862), fut attaché à la rédaction de la célèbre revue Civilta Cattolica qui exerça une grande influence sur les débuts du catholicisme social et sur Léon XIII.
5. Tout le chapitre IV du Livre II (pp. 151-169) traite « Des droits et devoirs sociaux en général ». Il est intéressant de noter que Taparelli fait découler les droits des devoirs.
6. RN, in Marmy 479. Paul VI reprendra cet enseignement pour l’appliquer aux relations entre pays riches et pays en voie de développement : « L’enseignement de Léon XIII dans Rerum novarum est toujours valable : le consentement des parties, si elles sont en situation trop inégale, ne suffit pas à garantir la justice du contrat, et la règle du libre consentement demeure subordonnée aux exigences du droit naturel. Ce qui était vrai du juste salaire individuel l’est aussi des contrats internationaux : une économie d’échange ne peut plus reposer sur la seule loi de la libre concurrence, qui engendre trop souvent elle aussi une dictature économique. La liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale » (PP, 59).
7. RN, 465-466 in Marmy.
8. Rerum novarum présente la solution socialiste en « opposition flagrante avec la justice » ; c’est la « justice » qui exige que « le fruit du travail soit au travailleur » ; « on viole la justice qui exige qu’à chacun soit attribué ce qui lui revient » ; « que la justice soit religieusement gardée, que jamais les uns n’oppriment les autres » ; « il est permis de tendre vers un avenir meilleur conformément à la justice » ; « avant tous les autres devoirs il faut placer ceux qui dérivent de al justice » ; etc..
9. Sapientiae Christianae, 10-1-1890.
10. Cf. Motu proprio sur l’Action populaire chrétienne, 18-12-1903 et Lettre sur le Sillon, 25-8-1910.
11. 540-604 ; élu pape en 590.
12. Encyclique Jucunda sane, 12-3-1904.
13. HERR E., op. cit., pp. 286-287. Le message évangélique, explique l’auteur, induit la désacralisation du pouvoir politique et la dépolitisation du pouvoir spirituel (que de nombreux papes ont oubliée). En effet, « la divinité du Christ ne peut absorber son humanité » et « l’humanité ne pouvait accaparer pour elle la divinité ». d’une part, « selon la conception chrétienne, le pouvoir politique ne peut se donner comme projet et mission le salut intégral de l’homme ; ceci revient au Christ et d’une certaine manière, à son corps, l’Église. Un pouvoir politique qui se croirait en mesure d’accomplir toute la justice devrait s’arroger un pouvoir absolu ou sacré. Il faut donc opérer une différenciation dans le concept de justice. Le pouvoir politique a la responsabilité de la justice politique (garantir effectivement les droits), mais il n’est pas directement compétent pour établir la justice dans ses dimensions éthiques et spirituelles. d’autre part, « On ne peut poursuivre le salut ni imposer les convictions ultimes avec des moyens politiques. Le risque, symétrique au précédent, c’est que l’instance religieuse recoure à des moyens de force pour réaliser le Royaume. »
14. Lettre Studiorum ducem, 29-6-1923.

⁢a. Un changement de vocabulaire

Il est un peu hasardeux d’essayer d’expliquer le changement de vocabulaire opéré. On comprend que l’on ait abandonné l’expression de « justice légale » qui était, chez saint Thomas, synonyme de justice générale. Pour saint Thomas, la justice légale était la vertu non seulement des législateurs qu’elle incite à établir des lois propices à la réalisation du bien commun mais aussi des citoyens qui doivent obéir à ces lois. La justice générale pouvait s’appeler justice légale parce que le rôle de la loi était de nous orienter vers le bien commun⁠[1]. Mais, à l’époque contemporaine, l’adjectif « légale » pouvait induire en erreur en donnant à penser que cette justice se contentait d’être conforme aux lois positives en vigueur, de plus en plus détachées du droit naturel à notre époque.⁠[2]

L’adjectif « sociale », quant à lui, était souvent employé, à la suite de Taparelli et d’autres catholiques sociaux⁠[3]. Il est certainement plus concret que « générale », renvoie, bien sûr, à la question sociale⁠[4] qui était au centre des préoccupations de Léon XIII, et donne à la justice un aspect plus dynamique (il s’agit d’une vertu, ne l’oublions pas), suggérant que les sociétés sont diverses et changeantes, que la justice « sociale » ne sera jamais réalisée et qu’elle doit tenir compte des évolutions et des particularités politiques, économiques et culturelles des peuples.⁠[5]

L’enseignement de Paul VI tend à confirmer cette hypothèse : « L’Église a fait sien, non seulement dans la doctrine spéculative (comme ce fut toujours le cas depuis qu’a résonné le message évangélique qui proclame bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice), mais encore dans l’enseignement pratique, le principe du progrès de la justice sociale (cf. Summa theol., Iiae, q. 58 a. 5), c’est-à-dire la nécessité de promouvoir le bien commun en réformant les dispositions légales en vigueur lorsque celles-ci ne tiennent pas suffisamment compte de l’égale répartition des avantages et des charges de la vie sociale (…). En plus du concept d’une justice statique, sanctionnée par le droit positif et protectrice d’un ordre légal donné, un autre concept de justice dynamique, découlant des exigences du droit naturel, le concept de justice sociale, est intervenu dans le développement de la société humaine ».⁠[6]

Il y reviendra encore en évoquant, à l’instar du concile Vatican II, la croissance du sens de la justice à travers le monde:

« Mais la Justice n’est-elle pas elle-même comme une déesse immobile ? Si, elle l’est dans ses expressions que nous appelons droits et devoirs, et que nous codifions dans nos fameux codes, c’est-à-dire dans les lois et dans les pactes, qui produisent cette stabilité de rapports sociaux, culturels, économiques, qu’il n’est pas permis d’enfreindre : c’est l’ordre, c’est la Paix. Mais si la Justice, autrement dit ce qui est et ce qui doit être, suscitait d’autres expressions meilleures que celles que nous avons présentement, qu’arriverait-il ?

Avant de répondre, demandons-nous si cette hypothèse, c’est-à-dire celle d’un développement de la conscience de la Justice, s’avère admissible, ou probable, ou souhaitable.

Oui. C’est là le fait qui caractérise le monde moderne et le distingue du monde antique. Aujourd’hui la conscience de la Justice progresse. Personne, croyons-nous, ne conteste ce phénomène. Nous ne nous arrêtons pas présentement à en faire l’analyse. Mais nous savons tous qu’aujourd’hui, grâce à la diffusion de la culture, l’homme, tout homme, a de lui-même une conscience nouvelle. Tout homme aujourd’hui sait être une Personne, et il s’éprouve comme Personne, autrement dit un être inviolable, égal aux autres, libre et responsable, disons-le : sacré. Il s’ensuit qu’une attention nouvelle et meilleure, c’est-à-dire plus complète et plus exigeante, pour ce qu’on pourrait appeler la « diastole » et la « systole » de sa personnalité. Nous voulons dire son double mouvement moral au rythme du droit et du devoir, pénètre la conscience de l’homme : une Justice, non plus statique mais dynamique, surgit de son cœur. Ce n’est pas un phénomène simplement individuel, ni réservé à des groupes choisis et restreints. C’est un phénomène désormais collectif, universel. Les pays en cours de développement le proclament à haute voix ; c’est la voix des Peuples, la voix de l’humanité ; elle réclame une nouvelle expression de la Justice, une nouvelle base pour la Paix. »[7]


1. Cf. BIGO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 220. Rappelons, avec cet auteur, quel est ce bien « dont les personnes jouissent ensemble et qui les font croître ensemble » : « En premier lieu, l’ensemble des ressources matérielles dont elles disposent, pas seulement les ressources publiques, mais même les ressources privées, car il y a une destination commune de l’ensemble des ressources existant dans un pays : la totalité du sol sur lequel la société est implantée, le revenu global, la fortune globale de la société, s’ils sont harmonieusement distribués, sont un élément important du bien commun. Le bien commun comporte aussi un patrimoine immatériel : la langue, la culture, le prestige, le développement des intercommunications, le savoir-vivre qui sont à la base de l’éducation à tous les plans, social, moral, religieux, une législation juste, une sage organisation du pouvoir et de la justice, ce sont là des éléments du bien commun. Il faut encore y ajouter le bien propre des personnes: c’est un élément essentiel du bien commun que l’épanouissement de chacun dans la société, le respect de la dignité de chacun, une heureuse distribution des parts et des rôles ; une société jouit en commun du bien-être matériel et moral de chacun » (id., p. 221). Comme on le constate, le bien commun mérite bien d’être l’objet de la justice appelée « générale », d’autant plus que, par sa nature, ce bien commun est en constante évolution et que sa description ne peut jamais être exhaustive.
2. X. Dijon conteste l’idée d’une justice sociale qui remplacerait le droit naturel. Il critique, à ce point de vue, la thèse de François Ewald (L’État-providence, Grasset, 1986). L’expression justice sociale a évidemment un sens différent de celui que nous tentons de dégager dans la mesure où, pour Ewald, les rapports sociaux « se présentent plutôt, selon la perspective sociologiste, comme la source de la loi morale elle-même » (Droit naturel, Tome 1, Les questions du droit, Puf, 1998, p. 376).
3. Cf. CALVEZ J.-Y. et PERRIN J., Église et société économique, Aubier, 1959, pp. 192-194.
4. « La question sociale est indubitablement aussi une question économique ; mais c’est bien plus une question concernant l’ordonnance de la société humaine et, dans son sens plus profond, une question morale et par conséquent religieuse. Comme telle, elle se résume ainsi : les hommes possèdent-ils - depuis le simple particulier constituant le peuple jusqu’à la communauté des peuples - la force morale de créer des conditions publiques telles que dans la vie sociale aucun individu et aucun peuple ne soient un objet privé de tout droit et exposé à l’exploitation d’autrui, mais plutôt que tous soient aussi des sujets, participant légitimement à la formation de l’ordre social, et que tous suivant leur art et leur profession puissent vivre tranquilles et heureux, avec des moyens d’existence suffisants, efficacement protégés contre les violences d’une économie égoïste, dans une liberté circonscrite par le bien général et dans une dignité humaine que chaque homme respecte dans les autres comme en lui-même ? » (Pie XII, Discours à la jeunesse catholique, 12-9-1948).
5. Des petites différences apparaissent dans l’utilisation du vocabulaire, selon les auteurs. Ainsi, A. Piettre (op. cit., p. 32) estime que l’expression « justice sociale », dans les documents catholiques, « se distingue de la classification traditionnelle établie par les scolastiques spécialement par st Thomas d’Aquin entre : 1. justice légale, les décisions du Prince ; 2. justice commutative ou justice dans les échanges (mutare) selon la valeur des choses et indépendamment des situations personnelles ; 3. justice distributive, qui concerne la répartition des biens et des charges entre les membres de la société.
   Il s’agit là, écrit-il, de catégories (comme celle de justice politique, justice pénale…​). mais il est évident que le fait pour un acte de relever de l’une ou l’autre catégorie, n’implique nullement qu’il soit juste (il y a des lois injustes, des contrats injustes, etc.). Pour être juste, un acte doit être conforme à la dignité de l’homme et à ses mérites : tel est du moins l’idéal de la justice…​
   C’est dans ce sens non plus d’une catégorie, mais d’un optatif, voire d’un impératif à réaliser au sein de la justice commutative comme de la justice distributive, que se comprend la justice sociale ».
6. PAUL VI, Discours pour le 75e anniversaire de l’encyclique Rerum novarum, 22-5-1966, n° 3.
7. PAUL VI, Message pour la Journée mondiale de la Paix, 1972 : « Si tu veux la paix, agis pour la justice », 8-12-1971.

⁢b. La justice sociale selon Pie XI

La première fois que Pie XI évoque la justice sociale c’est très précisément pour souligner la spécificité de son enseignement face au socialisme et au libéralisme:

« De même qu’on ne saurait fonder l’unité du corps social sur l’opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. C’est en effet de cette illusion, comme d’une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l’intervention de n’importe quelle intelligence créée. Sans doute, contenue dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les faits l’ont surabondamment prouvé depuis qu’on a mis en pratique les postulats d’un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d’autant moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin pour se rendre utile aux hommes d’un frein énergique et d’une sage direction qu’elle ne trouve pas en elle-même. C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit donc pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement ; tâche dont ils s’acquitteront plus facilement s’ils veulent bien se libérer des attributions qui, Nous l’avons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre. »[1]

Ce texte nous donne, malgré son caractère un peu sommaire, quelques indications importantes : la justice sociale doit gouverner l’économie « grâce à un ordre juridique et social » ; elle doit imprégner toutes les institutions et activités ; elle est l’œuvre prioritaire des pouvoirs publics ; enfin, elle est animée par la « charité sociale ». Il est clair que Pie XI prend ses distances par rapports à l’étatisme économique (la « dictature économique », les pouvoirs publics qui s’attribuent des fonctions qui ne leur reviennent pas) et du « laisser-faire » libéral puisqu’il veut soumettre les puissances économiques à un principe supérieur. Un principe supérieur qui n’est pas l’État mais qui est servi par l’État. Pie XI, on le sait et on le verra plus loin, s’attache, s’attache, dans cette encyclique, à la description de cet « ordre » qui met en œuvre la justice sociale sans la définir exactement comme il le fera dans Divini Redemptoris où il dira:

  1. outre la justice commutative, il y a aussi la justice sociale, qui impose des devoirs auxquels patrons et ouvriers n’ont pas le droit de se soustraire. C’est précisément la fonction de la justice sociale d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun. Mais de même que, dans l’organisme vivant, on pourvoit aux besoins du corps entier en donnant à chacune des parties et à chacun des membres ce qu’il leur faut pour remplir leurs fonctions, ainsi dans l’organisme social, pour assurer le bien commun de toute la collectivité, il faut accorder à chacune des parties et à chacun des membres, c’est-à-dire à des hommes qui ont la dignité de personnes, ce qui leur est nécessaire pour l’accomplissement de leurs fonctions sociales. La réalisation de la justice sociale produira une activité intense de toute la vie économique, dans la paix et dans l’ordre, manifestant ainsi la santé du corps social, tout comme la santé du corps humain se reconnaît à l’harmonieuse et bienfaisante synergie des activités organiques. »[2]

Ce texte capital a été parfois mal compris suite à une lecture trop rapide. Certains ont compris que la justice sociale n’était autre que la justice distributive puisque Pie XI écrivait : « outre la justice commutative, il y a aussi la justice sociale »[3]. C’était faire fi de la suite et donner raison aux socialistes et libéraux pour qui la justice sociale était bien la justice distributive, les uns pour l’appliquer, les autres, comme Hayek, pour la dénoncer.⁠[4] A ce point de vue, il est très important de prendre en considération l’ensemble des textes magistériels concernant la justice sociale car certains raccourcis pourraient faire croire que, dans l’optique sociale chrétienne, la justice sociale se limiterait à la justice distributive.

Or Pie XI dit bien que la justice sociale a d’abord comme fonction « d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun » mais aussi d’accorder à ces membres « ce qui leur est nécessaire…​ ». Ainsi, la justice sociale doit tout ordonner au bien commun, des citoyens à la communauté, mais elle est entraîne avec elle la justice distributive, de la communauté aux citoyens. Saint Thomas disait avec son vocabulaire : « Tout mouvement est spécifié par son but. C’est pourquoi il appartient à la justice légale de subordonner au bien commun les biens particuliers ; mais subordonner, au contraire, le bien commun au bien des particuliers en le leur distribuant, concerne la justice particulière ».⁠[5] Mais le célèbre théologien n’avait pas souligné le lien qui unit justice sociale et justice distributive, le bien commun n’étant pas assuré, dit Pie XI, sans le concours de la justice distributive : « L’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice. »[6]

Notons que les biens matériels évoqués ne sont pas recherchés simplement pour eux-mêmes, indéfiniment mais dans la mesure où ils sont les supports nécessaires à l’exercice de fonctions plus élevées.

La justice sociale est donc un concept « englobant » pourrait-on dire puisqu’elle « veille, chez les gouvernants mais aussi en tous les lieux de décision de l’organisme social et jusque chez les membres particuliers, au développement des ressources sociales, à leur harmonieuse répartition entre les catégories sociales par leurs lois, institutions et initiatives convenables, ainsi qu’à la distribution des rôles, empruntant tour à tour ses normes à la justice générale, à la justice distributive et à la justice commutative, selon les situations diverses qu’elle régit.

Ainsi la justice sociale nous semble avoir deux objets qui ne peuvent se ramener à l’unité : d’une part, l’abolition des disparités entre classes, secteurs et peuples ; d’autre part, la croissance des ressources globales de la société : en bref, la répartition sociale et la croissance économique. »[7]

Le double mouvement des citoyens vers le bien commun et du bien commun vers les citoyens peut s’exprimer aussi en termes de droits et de devoirs⁠[8]. Pour que la personne puisse accomplir ses devoirs envers le bien commun dont elle naît débitrice, la justice sociale exige la reconnaissance de ses droits⁠[9]. Pour Jean XXIII, toute société « doit reposer sur la justice, c’est-à-dire sur le respect effectif de ces droits et sur l’accomplissement loyal de ces devoirs. »[10] Plus précisément encore, Jean-Paul II dira que « le principe des droits de l’homme touche profondément le secteur de la justice sociale et devient la mesure qui en permet une vérification fondamentale dans la vie des organismes politiques. »[11] Comme l’écrit J.-Y. Calvez, même si « les droits de l’homme sont, en un sens, une réalité dernière (…) il faut pourtant, d’autre part, les considérer comme la traduction d’exigences de la justice. »[12]

Si l’on a encore en mémoire l’analyse de Gaston Fessard⁠[13], on se souviendra que le bien commun est non seulement le bien de la communauté mais aussi, inséparablement, la « communauté du bien qui tend à faire participer chacun des membres de la communauté à tout le bien possible »[14].

Le bien commun n’est donc pas le bien de l’État car « l’homme, expliquera Pie XII, dans son être personnel n’est pas ordonné en fin de compte à l’utilité de la société, mais, au contraire, la communauté est là pour l’homme. La communauté est le grand moyen voulu par la nature et par Dieu pour régler les échanges où se complètent les besoins réciproques, pour aider chacun à développer complètement sa personnalité selon ses aptitudes individuelles et sociales. La communauté considérée comme un tout n’est pas une unité physique qui subsiste en soi, et ses membres individuels n’en sont pas des parties intégrantes. L’organisme physique des êtres vivants, des plantes, des animaux ou de l’homme possède en tant que tout une unité qui subsiste en soi ; chacun des membres, par exemple la main, le pied, le cœur, l’œil, est une partie intégrante, destinée par tout son être à s’insérer dans l’ensemble de l’organisme. Hors de l’organisme, il n’a, par sa nature propre, aucun sens, aucune finalité ; il est entièrement absorbé par la totalité de l’organisme auquel il se relie.

Il en va tout autrement dans la communauté morale et dans chaque organisme de caractère purement moral. Le tout n’a pas ici d’unité qui subsiste en soi, mais une simple unité de finalité et d’action. Dans la communauté, les individus ne sont que collaborateurs et instruments de la réalisation du but communautaire. »[15]

Le bien commun n’est pas non plus le bien des particuliers. La justice sociale ne s’identifie pas à la justice distributive , avons-nous dit. Le bien commun est le bien commun des personnes mais non un bien attribué singulièrement : « ce serait par exemple distribuer les pierres d’un pont à chacun des usagers. »[16]

Il ne faut pas oublier que la justice sociale comme le bien commun sont fondés sur la sociabilité naturelle de l’homme qui ne peut s’épanouir, en tant qu’homme, que dans et par la société⁠[17]. Ils se fondent aussi sur le fait que la société n’est pas une juxtaposition d’individus mais un corps vivant où tous sont appelés à la solidarité⁠[18] et enfin sur le fait que les biens de la terre sont destinés à tous et que l’égale dignité des hommes demande que la justice sociale s’applique en priorité à ceux qui sont dans le besoin, à qui manque telle ou telle possibilité de s’épanouir intégralement.

Le refus de l’étatisme et de l’individualisme nous rappelle que la solidarité et la subsidiarité sont deux principes « intimement liés »: « En vertu du premier, l’homme doit contribuer avec ses semblables au bien commun de la société, à tous ses niveaux. Par là, la doctrine sociale de l’Église est opposée à toutes les formes d’individualisme social ou politique. En vertu du second, ni l’État ni aucune société ne doivent jamais se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des communautés intermédiaires au niveau où elles peuvent agir, ni détruire l’espace nécessaire à leur liberté. Par là, la doctrine sociale de l’Église s’oppose à toutes les formes de collectivisme. Ces principes fondent des critères pour porter un jugement sur les situations, les structures et les systèmes sociaux ». ⁠[19]


1. QA, n° 88, in Marmy 577.
2. DR, n° 51, in Marmy 173.
3. On se rappelle que l’idéologie libérale privilégie « jusqu’à l’exclusive la face commutative de la justice (…) » ( DIJON X., op. cit., p. 373).
4. VALADIER P., op. cit., p. 73.
5. IIa IIae, qu. 61, art. 1, sol. 4.
6. QA, in Marmy 571.
7. BIGO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 230.
8. « En un sens, la justice représente un résumé de tous nos devoirs » (Bruguès).
9. Cf. GUERRY Mgr, La doctrine sociale de l’Église, Bonne Presse, 1959, p. 143.
10. PT, 35.
11. RH, 17.
12. CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme, la société, Desclée de Brouwer, 1989, p. 59.
13. Autorité et bien commun, Aubier, 1944, pp. 54-88.
14. BERNAERT Louis s.j., in Etudes, mars 1959, p. 306 (cf. MADIRAN J., op. cit., p. 25).
15. Discours aux médecins neurologues, 14-9-1952. Pie XII reprend dans ce discours ce qu’il avait déjà écrit dans l’encyclique Mystici corporis (26-6-1943) : « (…) tandis que dans un corps naturel le principe d’unité unit les parties de telle sorte que chacune manque entièrement de ce qu’on appelle subsistance propre, dans le Corps mystique, au contraire, la force de leur conjonction mutuelle, bien qu’intime, relie les membres entre eux de manière à laisser chacun jouir absolument de sa propre personnalité. En outre, si nous regardons le rapport mutuel entre le tout et chacun des membres, dans n’importe quel corps physique vivant, chacun des membres, en définitive, est uniquement destiné au bien de tout l’organisme ; toute société humaine, au contraire, pour peu qu’on fasse attention à la fin dernière de son utilité, est ordonnée, en définitive, au profit de tous et de chacun des membres, car ils sont des personnes. »
16. MADIRAN J., op. cit., p. 29.
17. « la justice générale est l’ouverture volontaire à, et l’instauration d’un espace sociétaire respectueux de l’homme » (HERR E., op. cit., p. 297).
18. « Ce qui rentre en ligne de compte, c’est la dignité de la personne humaine dont la défense et la promotion nous ont été confiées par le Créateur et dont sont rigoureusement responsables et débiteurs les hommes et les femmes dans toutes les circonstances de l’histoire » (SRS, 47).
19. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 73.

⁢c. Un bien vraiment commun

La justice sociale, avons-nous dit, doit ordonner toute l’activité humaine et donc la vie économique au bien commun dans tous ses aspects, en n’oubliant pas qu’il doit être commun précisément. Il s’agit donc bien prioritairement de combattre toutes les formes de pauvreté⁠[1] et pas seulement la pauvreté matérielle.

En effet, « le bien commun temporel consiste dans la paix et la sécurité dont les familles et les citoyens jouissent dans l’exercice de leurs droits et en même temps dans le plus grand bien-être spirituel et matériel possible en cette vie, grâce à l’union et à la coordination des efforts de tous. »[2] Pie XII confirmera cet enseignement de son prédécesseur: « Le bien commun ne peut être déterminé par des conceptions arbitraires, ni trouver sa loi primordiale dans la prospérité matérielle de la société, mais bien plutôt dans le développement harmonieux et dans la perfection naturelle de l’homme, à quoi le Créateur a destiné la société en tant que moyen.«⁠[3] Et plus précisément, il écrira que « toute l’activité politique et économique de l’État est ordonnée à la réalisation durable du bien commun, c’est-à-dire de ces conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, individuelle et religieuse. »[4]

Le Catéchisme résumera avec beaucoup de netteté tout cet enseignement en stipulant que « le développement des activités économiques et la croissance de la production sont destinés à subvenir aux besoins des êtres humains. La vie économique ne vise pas seulement à multiplier les biens produits et à augmenter le profit ou la puissance ; elle est d’abord ordonnée au service des personnes, de l’homme tout entier et de toute la communauté humaine. Conduite selon ses méthodes propres, l’activité économique doit s’exercer dans les limites de l’ordre moral, suivant la justice sociale, afin de répondre au dessein de Dieu sur l’homme (cf. GS, n° 64). »[5]

Et pour Jean-Paul II, « C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien commun de l’humanité »[6].

Quant à la pauvreté matérielle, elle n’est pas une fatalité et les pays développés pourraient mieux travailler à son éradication.

Un chercheur canadien a calculé, pour son pays, le « coût de la pauvreté zéro » c’est-à-dire le coût du revenu minimum garanti qui assurerait cette « pauvreté zéro » alors que ce revenu, en 1998, était en-dessous du seuil de pauvreté. Ce coût serait nettement inférieur aux réductions d’impôts promises et aux bénéfices annuels des banques…​⁠[7]

De son côté, réfléchissant sur les dépenses militaires consenties par les Américains et leurs alliés dans la guerre contre l’Irak en 2003, R. Petrella⁠[8] fait remarquer que les sommes dépensées « pour la guerre « punitive » et « préventive » contre l’Irak seraient suffisantes pour permettre l’accès à l’eau potable saine et aux services sanitaires de base à toute la population mondiale, ce qui signifierait garantir le droit à la vie pour tous ». Mais, accuse-t-il, les dirigeants des pays riches « ont graduellement abandonné « la culture des droits » pour affirmer « la culture de la performance et des mérites ». » C’est pourquoi il propose de déclarer illégale la pauvreté : « La pauvreté des plus faibles, des moins performants sur le plan commercial et financier, et des moins compétitifs sur le plan industriel, tertiaire et technologique, est vue désormais comme « naturelle », insurmontable. Une armée d’économistes s’affaire de par le monde pour expliquer que le fossé entre les pays riches et les pays pauvres est destiné à s’élargir et qu’il ne pourra plus être comblé quoi qu’on fasse[9]. Les inégalités dans le droit à la vie seraient devenues un fait « naturel » et non pas le résultat de l’évolution actuelle du monde contemporain.

Il est temps d’opposer à la folie de la guerre la primauté de la vie par la déclaration de l’illégalité de la pauvreté. Comme au XIXe siècle, nos sociétés furent capables de déclarer illégal l’esclavage (lui aussi considéré auparavant et pendant des siècles comme un fait « naturel ») accomplissant ainsi un saut qualitatif fondamental de civilisation, nos sociétés doivent au XXIe siècle sortir du retour à la barbarie actuelle en déclarant illégale la pauvreté. Personne n’a droit d’être pauvre. La pauvreté est la négation du droit à la vie des humains ».

C’est la même sensibilité qui pousse ce responsable d’ATD Quart-Monde à déclarer qu’‘ »aujourd’hui, une partie importante de l’humanité est toujours maintenue dans une véritable servitude alors que nous disposons des moyens pour libérer tous les hommes de la misère. Si les richesses, les connaissances et le travail étaient mieux partagés, toute personne pourrait être nourrie, logée décemment, bénéficier d’un enseignement de base et contribuer utilement au bien-être de chacun. Oui, plus que jamais, le monde d’aujourd’hui a les moyens d’éradiquer la misère. »[10]

Ce témoignage est intéressant parce qu’il décrit très concrètement les deux aspects de la justice sociale : la distribution à travers le souhait d’une meilleure répartition des biens essentiels et la participation au bien commun.

La justice sociale qui implique la lutte contre toutes les pauvretés, y compris la pauvreté matérielle, bien sûr, nous rappelle, une fois encore, l’option préférentielle pour les pauvres qui en agace plus d’un, qui est parfois réduite à un amour théorique ou suspectée de marxisme larvé. Or, cette option préférentielle pour les pauvres a toujours, malgré de tristes contre-témoignages, été le fait de l’Église dans son action à travers les siècles. Elle est la direction impérative que doit prendre la doctrine sociale de l’Église dans tous ses aspects:

« Sous ses multiples formes : dénuement matériel, oppression injuste, infirmités physiques et psychiques, et enfin la mort[11], la misère humaine est le signe manifeste de la condition native de faiblesse où l’homme se trouve depuis le premier péché et du besoin de salut. C’est pourquoi elle a attiré la compassion du Christ Sauveur qui a voulu la prendre sur lui (Mt 8, 17) et s’identifier aux « plus petits d’entre ses frères » (Mt 25, 40, 45). C’est pourquoi aussi ceux qu’elle accable sont l’objet d’un amour de préférence de la part de l’Église qui, depuis les origines, en dépit des défaillances de beaucoup de ses membres, n’a cessé de travailler à les soulager, les défendre et les libérer. Elle l’a fait par d’innombrables œuvres de bienfaisance qui restent toujours et partout indispensables (PP, 12 et Puebla 3, n° 476). Puis par sa doctrine sociale qu’elle presse d’appliquer, elle a cherché à promouvoir des changements structurels dans la société afin de procurer des conditions de vie dignes de la personne humaine.

Par le détachement des richesses, qui permet le partage et ouvre le Royaume (Ac 2, 44-45), les disciples de Jésus témoignent dans l’amour des pauvres et des malheureux de l’amour même du Père manifesté dans le Sauveur. Cet amour vient de Dieu et va à Dieu. Les disciples du Christ ont toujours reconnu dans les dons déposés sur l’autel un don offert à Dieu lui-même.

En aimant les pauvres, l’Église témoigne de la dignité de l’homme. Elle affirme clairement que celui-ci vaut plus par ce qu’il est que par ce qu’il possède. Elle témoigne que cette dignité ne peut être détruite, quelle que soit la situation de misère, de mépris, de rejet, d’impuissance, à laquelle un être humain a été réduit. Elle se montre solidaire de ceux qui ne comptent pas pour une société dont ils sont spirituellement et parfois même physiquement rejetés. (…) L’option privilégiée pour les pauvres, loin d’être un signe de particularisme ou de sectarisme, manifeste l’universalité de l’être et de la mission de l’Église. Cette option est sans exclusive.

C’est la raison pour laquelle l’Église ne peut l’exprimer à l’aide de catégories sociologiques et idéologiques réductrices, qui feraient de cette préférence un choix partisan et de nature conflictuelle. »[12]

Dérangeante, cette option préférentielle pour les pauvres, l’est particulièrement dans le domaine socio-économique et pourtant, c’est elle qui nous guidera lorsque nous examinerons les conditions socio-économiques de la justice sociale. Nous ne pouvons en faire fi après tant de rappels et le témoignage personnel du pape Jean-Paul II doit retentir au plus profond de notre conscience humaine et chrétienne:

« Cette « option », affirme-t-il devant les cardinaux, qui est aujourd’hui soulignée avec une force particulière par les épiscopats d’Amérique latine, je l’ai confirmée de manière répétée, à l’exemple, du reste, de mon inoubliable prédécesseur, le pape Paul VI. Je saisis volontiers cette occasion pour redire que l’engagement envers les pauvres constitue une raison dominante de mon action pastorale, la constante sollicitude qui accompagne mon service quotidien du Peuple de Dieu. J’ai fait et je fais mienne cette « option », je m’identifie avec elle. Je sens qu’il ne pourrait en être autrement puisque c’est le message éternel de l’Évangile. C’est ainsi qu’a fait le Christ, c’est ainsi qu’ont fait les apôtres, c’est ainsi qu’a fait l’Église au cours de son histoire deux fois millénaire.

Face aux formes actuelles d’exploitation du pauvre, l’Église ne peut se taire. Elle rappelle aussi aux riches leurs devoirs précis. (…) Oui, l’Église fait sienne l’option pour les pauvres. Une option préférentielle, je le répète. Ce n’est donc pas une option exclusive ou excluante car le message du salut est destiné à tous. » C’est « cependant, une option ferme et irrévocable. »[13]


1. N’oublions pas le distinguo établi entre la pauvreté à vivre et la pauvreté à combattre ou entre la « pauvreté évangélique » et la misère : « La pauvreté évangélique est un bien, elle est amie de la vertu et elle se contente de peu, mais la misère elle-même est un mal, ainsi que les maux qui en découlent : la première doit être aimée, la seconde doit être chassée et abolie. Dieu qui a donné la vie à l’homme, lui fournit par l’aide et l’ordonnance de sa loi secourable le nécessaire pour bien vivre. La justice sociale, qui est le plus beau lien de sagesse, de bienveillance et d’honnêteté, doit veiller attentivement à atteindre ce but, en réglant convenablement la répartition et l’usage des richesses de manière à ce qu’elles ne soient pas ici concentrées d’une manière excessive et ne fassent pas là totalement défaut : les richesses sont en effet le sang de la communauté humaine et doivent donc circuler normalement parmi tous les membres du corps social » (PIE XII, Lettre à l’épiscopat allemand, 18-10-1949).
2. PIE XI, Encyclique Divini illius Magistri, 31-12-1929.
3. PIE XII, Encyclique Summi Pontificatus, 20-10-1939.
4. Message de Noël, 1942.
5. CEC, n° 2426.
6. CA, 34.
7. BERNARD Michel, Justice sociale et revenu minimum garanti, Editions de l’Episode, 2001, disponible sur www.ao.qc.ca/chroniques/michel.
8. PETRELLA R., Déclarons illégale la pauvreté, in L’appel, n° 255, mars 2003.
9. Petrella cite le Sommet du Millénaire à New York en septembre 2000 qui estimait impossible d’éradiquer la pauvreté (2,7 milliards de pauvres en l’an 2000 dont 1,3 milliard d’extrêmement pauvres). Autre version au Sommet sur le financement du développement, en mars 2002, à Monterrey et au Sommet sur le développement soutenable, septembre 2002, Johannesburg) où l’on estimait que : « la lutte contre la pauvreté est de la responsabilité primaire des pays pauvres eux-mêmes et (qu’) elle ne peut passer que par la croissance économique et l’investissement privé dans le cadre d’un commerce mondial libéralisé selon les règles imposées par les pays occidentaux) »
10. KERCHOVE Georges de, Refusons la misère !, in La Libre Belgique, 17-10-2002. G. de Kerchove est président du Mouvement ATD Quart-Monde Bruxelles-Wallonie.
11. H. Declève n’hésite pas à déclarer « injuste une société dont les principes ou l’absence de principes mettent la plupart des membres dans l’impossibilité de chercher un sens nouveau, et tout spécialement de donner un sens à leur mort. » Tant que la mort n’a pas été assumée, « il n’y a simplement pas présence humaine au monde, il n’y a que le fait d’être ici et de figurer dans l’ensemble dénombrable de l’espèce humaine, guère plus qu’une mention sur une liste » (Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 225).
12. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 1986, 68.
13. Discours aux cardinaux et à la Curie, 21-12-1984, in DC, n° 1889, 3-2-1985, p. 170.

⁢d. Pas de justice sans charité

Il ne faudrait pas oublier toutefois que la justice sociale est, à sa source, une vertu et non un système⁠[1], « la plus parfaite des vertus », disait Aristote.⁠[2] C’est pourquoi Pie XI lui associe la « charité sociale » car la charité individuelle ne suffit pas au bien de la société. Après avoir décrit les réformes qu’il envisage pour assurer la justice sociale, Pie XI fait remarquer que « pour assurer pleinement ces réformes, il faut compter avant tout sur la loi de la charité qui est le lien de perfection (Col 3, 14). Combien se trompent les réformateurs imprudents qui, satisfaits de faire observer la justice commutative, repoussent avec hauteur le concours de la charité ! Certes, l’exercice de la charité ne peut être considéré comme tenant lieu des devoirs de justice qu’on se refuserait à accomplir. Mais quand bien même chacun ici-bas aurait obtenu tout ce à quoi il a droit, un champ bien large resterait encore ouvert à la charité. La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleurs formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira dons que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, et de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5) , en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (I Co, 12, 26). »[3]

Pour une juste compréhension et application de la justice sociale dans la vie économique, l’évangélisation est donc aussi nécessaire. d’autant plus, comme Pie XI le montre plus haut, que les biens matériels ne seuls pas seuls en cause. Le bien commun temporel reste ordonné au bien éternel.

L’appel à la charité sociale ne doit pas nous surprendre. Nous avons vu qu’Aristote estimait que si l’amitié régnait parmi les hommes, la justice serait inutile. Nous savons aussi que si nous définissons la charité comme « la vertu naturelle et morale de bonté, de bienveillance à l’égard d’autrui : cette vertu ressortit à la justice, au sens large du mot, puisque la justice règle tous les rapports entre les hommes. »[4] Dans une optique chrétienne, la charité donnée par l’Esprit de Dieu nous Le fait aimer ainsi que tous les hommes par amour pour Lui d’autant plus qu’Il s’est identifié aux plus pauvres des hommes. Les prescriptions de la charité ne peuvent certes être imposées comme celles de la justice mais elles sont aussi nécessaires. Sur le plan interpersonnel et sur le plan social : « Un peuple, écrivait saint Augustin, est un ensemble d’hommes unis dans l’amour d’un même bien. »[5] C’est cet amour-là qui inspire dévouement, souci du bien commun, partage, esprit de conciliation, générosité, oubli de soi, sens du service, de la paix et de Dieu.

Comme l’a bien montré G. Van Gestel⁠[6], sans la charité, la justice maintient certes les distances et l’ordre, délimite les droits tandis que la charité unit et vivifie ; la justice, attachée aux obligations extérieures, reste impersonnelle et froide alors que la charité crée des liens intimes ; enfin, la justice donne ce qui est dû mais justice faite, restent, comme nous le verrons, bien des souffrances qui ne peuvent être rencontrées que dans la charité.

Fidèle à l’Évangile et à son insistance sur un « au delà » de la justice, l’Église n’a jamais cessé de répéter que la justice ne suffit pas à la justice.

Jean-Paul II a longuement développé cette idée fort traditionnelle mais que les mouvements socialistes ou revendicatifs ont presque toujours oubliée:

« Il n’est pas difficile de constater que, dans le monde contemporain et sur une vaste échelle, le sens de la justice s’est réveillé ; et sans aucun doute, il met plus en relief ce qui est opposé à la justice dans les rapports entre les hommes, les groupes sociaux ou les « classes », comme entre les peuples et les États, et jusqu’à des systèmes politique entiers et même des mondes entiers. Ce courant profond et multiforme, à la source duquel la conscience humaine contemporaine a placé la justice, atteste le caractère éthique des tensions et des luttes qui envahissent le monde.

L’Église partage avec les hommes de notre temps ce désir ardent et profond d’une vie juste à tous points de vue, et elle n’omet pas non plus de réfléchir aux divers aspects de la justice, telle que l’exige la vie des hommes et des sociétés. Le développement de la doctrine sociale catholique au cours du dernier siècle le confirme bien. Dans le sillage de cet enseignement se situent aussi bien l’éducation et la formation des consciences humaines dans un esprit de justice, que les initiatives particulières qui se développent dans cet esprit, spécialement dans le cadre de l’apostolat des laïcs.

Cependant, il serait difficile de ne pas percevoir que, souvent, les programmes fondés sur l’idée de justice et qui doivent servir à sa réalisation dans la vie sociale des personnes, des groupes et des sociétés humaines, subissent en pratique des déformations. Bien qu’ils continuent toujours à se réclamer de cette même idée de justice, l’expérience démontre que souvent des forces négatives, comme la rancœur, la haine, et jusqu’à la cruauté, ont pris le pas sur elle. Alors, le désir de réduire à rien l’adversaire, de limiter sa liberté, ou même de lui imposer une dépendance totale, devient le motif fondamental de l’action ; et cela s’oppose à l’essence de la justice qui, par nature, tend à établir l’égalité et l’équilibre entre les parties en conflit. Cette espèce d’abus de l’idée de justice et son altération pratique montrent combien l’action humaine peut s’éloigner de le justice elle-même, quand bien même elle serait entreprise en son nom. Ce n’est pas pour rien que le Christ reprochait à ses auditeurs, fidèles à la doctrine de l’Ancien Testament, l’attitude qui se manifeste dans ces paroles : « Œil pour œil, dent pour dent ».[7] Telle était la manière d’altérer la justice à cette époque ; et les formes modernes continuent à se modeler sur elle. Il est évident, en effet, qu’au nom d’une prétendue justice (par exemple historique, ou de classe), on anéantit parfois le prochain, on tue, on prive de liberté, on dépouille des droits humains les plus élémentaires. L’expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu’elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu’est l’amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions. L’expérience de l’histoire a conduit à formuler l’axiome : summum ius, summa iniuria, le summum du droit, summum de l’injustice. Cette affirmation ne dévalue pas la justice, et n’atténue pas la signification de l’ordre qui se fonde sur elle ; mais elle indique seulement, sous un autre aspect, la nécessité de recourir à ces forces encore plus profondes de l’esprit, qui conditionnent l’ordre même de la justice. »[8]

Le Catéchisme dira : « Aucune législation ne saurait par elle-même faire disparaître les craintes, les préjugés, les attitudes d’orgueil et d’égoïsme qui font obstacle à l’établissement de sociétés vraiment fraternelles. Ces comportements ne cessent qu’avec la charité qui trouve en chaque homme un « prochain », un frère. »[9]


1. Parlant de la justice en général, Jean-Paul II rappelle aussi que « la justice est à la fois une vertu morale et un concept juridique ». Et il continue, dans le sens que nous allons développer : « On la représente parfois les yeux bandés ; en réalité, c’est le propre de la justice de veiller attentivement à assurer l’équilibre entre les droits et les devoirs, de même qu’à encourager le partage équitable des coûts et des bénéfices. La justice restaure, elle ne détruit pas, elle réconcilie, elle ne pousse pas à la vengeance. Sa racine la plus profonde, tout bien considéré, se situe dans l’amour, qui trouve son expression la plus significative dans la miséricorde. C’est pourquoi la justice sans l’amour miséricordieux devient froide et cassante » (Message pour la Journée mondiale de la paix, 8-12-1997, in DC, n° 2173, 4-1-1998, n° 1).
2. Et il ajoutait, citant Euripide : « ni l’étoile du soir, ni l’étoile du matin ne sont ainsi admirables » (Ethique à Nicomaque, V, 3).
3. QA, 118, Marmy 608.
4. Van GESTEL G. o.p., La doctrine sociale de l’Église, La pensée catholique, 1956, pp. 142-143.
5. La Cité de Dieu, XII, 24.
6. Op. cit., pp. 145-148.
7. Mt 5, 38.
8. DM, 12.
9. CEC, 1931.

⁢e. Pas de charité sans justice

Mais l’importance de la charité comme âme de la justice sociale ne doit pas nous faire oublier que s’il n’y a pas de justice sans charité, il n’y a pas de charité sans justice et que la célèbre apostrophe de Proudhon : « Nous n’avons pas besoin de votre charité, nous voulons la justice »[1], est un cri de colère qui devrait être sans objet.

Malheureusement, il faut bien avouer que, longtemps, trop longtemps, la pratique chrétienne a fait appel à la seule charité pour compenser les duretés de la réalité économique ou, comme aujourd’hui encore a demandé aux Églises « d’apporter les forces spirituelles et la dimension transcendante au capitalisme démocratique, seul capable de lutter efficacement contre la pauvreté qu’elles dénoncent (…) »⁠[2].

Des Pères de l’Église à Bossuet, nous avons rencontré de très puissantes interpellations ; François-Xavier Cuche a montré combien les pensées de Fleury, La Bruyère et Fénelon, marquées par Bossuet, développent une pensée sociale qui annonce la doctrine sociale chrétienne contemporaine⁠[3] ; mais, il semble, qu’à partir du XVIIe siècle et peut-être même avant, les requêtes de la justice sociale ont été, « jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres »[4]

Bien sûr, la charité dépasse la justice mais elle la suppose. Saint Augustin déjà l’affirmait : « Nous ne devons point souhaiter qu’il y ait des malheureux pour nous permettre d’accomplir des œuvres de miséricorde. Tu donnes du pain à qui a faim ; mais mieux vaudrait que nul n’ait faim et que tu ne donnes à personne. Tu habilles qui est nu ; si seulement tous étaient vêtus et qu’il n’y eût point telle nécessité ! (…) Tous ces services en effet répondent à des nécessités. Supprime les malheureux : c’en sera fait des œuvres de miséricorde. Le feu de l’amour s’éteindra-t-il donc ? Plus authentique est l’amour que tu portes à un heureux que tu ne peux en rien obliger ; plus pur sera cet amour et bien plus franc. Car si tu obliges un malheureux, peut-être désires-tu t’élever en face de lui, et veux-tu qu’il soit au-dessous de toi, lui, qui t’a provoqué à bien faire (…). Souhaite qu’il soit ton égal: ensemble soyez soumis à Celui qui ne peut être l’obligé de personne. »[5]

Pie XI confirmera : « Mais pour être authentiquement vraie, la charité doit toujours tenir compte de la justice (…) Une prétendue charité qui prive l’ouvrier du salaire auquel il a un droit strict, n’a rien de la vraie charité, ce n’est qu’un faux titre, un simulacre de charité. L’ouvrier ne doit pas recevoir à titre d’aumône ce qui lui revient en justice : il n’est pas permis de se dérober aux graves obligations imposées par la justice en accordant quelques dons à titre de miséricorde. La charité et la justice imposent des devoirs, souvent par rapport au même objet, mais sous un aspect différent : lorsqu’il s’agit des obligations d’autrui envers eux, les ouvriers ont le droit de se montrer particulièrement sensibles par conscience de leur propre dignité. »[6]

Cet enseignement s’enracine dans l’essence même de l’Évangile : « Le message chrétien intègre dans l’attitude même de l’homme envers Dieu son attitude envers les autres hommes : sa réponse à l’amour de Dieu qui nous sauve par le Christ, ne devient effective que par l’amour et le service des autres. (…) L’amour du prochain et la justice sont inséparables. L’amour est avant tout une exigence absolue de justice, c’est-à-dire reconnaissance de la dignité et des droits du prochain. Et, pour sa part, la justice n’atteint sa plénitude intérieure que dans l’amour.⁠[7] (…) Parce que tout homme est l’image visible du Dieu invisible et le frère du Christ, le chrétien trouve en chaque homme Dieu lui-même avec son exigence absolue de justice et d’amour. »[8]

On peut donc conclure que « notre conception chrétienne n’admet ni opposition ni l’alternative : l’amour ou le droit, mais la synthèse féconde : l’amour et le droit. Dans l’un et l’autre, double irradiation d’un même esprit de Dieu, résident le programme et le cachet de la dignité de l’esprit humain ; l’un et l’autre s’intègrent mutuellement, coopèrent, s’animent, se soutiennent, se donnent la main dans la voie de la concorde et de la pacification : le droit fraie la route à l’amour, l’amour tempère le droit et le rehausse. Ensemble ils font monter la vie humaine dans cette atmosphère sociale où, nonobstant les déficiences, les embarras, les aspérités de cette terre, une communauté fraternelle devient possible. »[9]

Plus complètement encore, on dira, avec le P. Calvez, que « la justice, incluant les droits de l’homme, et la charité, impliquant l’option préférentielle pour les pauvres, s’appellent (…) l’une l’autre. »[10]


1. In Justice, 1858.
2. PATERNOT Jacques et VERALDI Gabriel, Dieu est-il contre l’économie ?, De Fallois, 1989, p. . Les auteurs regrettent qu’en lieu et place, les Églises « bricolent une doctrine baroque » ! Un autre auteur, plus ancien, RIPERT Georges (La règle morale dans les obligations civiles, LGDJ, 1929) estime que, puisque « le droit naturel se confond, depuis la sécularisation que lui a imposée l’Ecole moderne du droit de la nature et des gens, avec la pure et simple raison législatrice que les humains mettent en œuvre dans la formulation du droit positif qui les régit de façon purement immanente (…). il convient de remettre en valeur, sur les ruines du droit naturel rabattu à sa pure immanence, les préceptes transcendants de la religion révélée afin que le droit des obligations, fatalement clos en sa position juridique, s’humanise davantage sous leur influence dans le sens d’un plus grand amour du prochain (…) » (DIJON X., op. cit., p. 376).
3. Les refus de ce « petit concile » comme il s’appela lui-même par plaisanterie, « ressemblent étonnamment à ceux de la doctrine chrétienne du XXe siècle : méfiance à l’égard de la civilisation urbaine, de l’économie monétaire, de l’évolutionnisme historique, refus du règne de l’argent, des excès d’inégalité, de la confiscation de tout bien et de toute liberté par l’État, refus du communisme intégral et de la société de concurrence, refus du matérialisme, qu’il soit philosophique ou pratique, refus de considérer la production économique comme une fin en soi, refus de la xénophobie, refus, malgré tant d’hésitations, de la violence, dans sa triple forme de guerre civile ou sociale, de guerre commerciale et de guerre internationale. Et surtout, refus fondamental, premier, de la misère. » Mais ce « petit concile », dans ses refus, s’appuie sur une théologie positive qui nous paraît familière. En effet, « elle suppose une théologie de la Création qui fixe la nature de l’Homme, qui le définit image et fils de Dieu, infiniment respectable en cela et membre d’une unique famille humaine, et qui proclame la destination universelle des biens ; elle suppose une théologie de la Chute qui explique par le péché le désordre du monde, et donc la nécessité des institutions et des lois, qui met le mal dans le cœur de l’homme autant que dans les structures sociales et fait du travail un instrument de rédemption ; elle implique encore une théologie de l’Incarnation qui entraîne que Dieu s’imite dans tous les états de vie : elle repose corollairement d’abord sur une théologie de la Providence selon laquelle Dieu veille sur l’histoire des hommes et la fait servir à ses propres fins, de sorte qu’histoire profane et histoire sacrée ont en quelque façon partie liée, ensuite sur une théologie de la Charité qui reconnaît en Dieu celui qui, étant Amour, fait justice et veut le bonheur de l’homme, sur une théologie qui affirme la dimension sociale et économique du commandement de l’amour, sans laquelle l’homme concret échapperait à la Charité, enfin sur une théologie du Pauvre, avec la conséquence que le chrétien se doit de rétablir la dignité de l’homme dans toutes les conditions et de susciter les institutions sociales et économiques qui rendent ce projet possible. En dernier lieu, elle s’achève en une théologie de l’Unité où l’unité plurielle de Dieu-Trinité se prolonge dans l’unité du corps du Christ et dans l’unité de l’Humanité, dont l’Église est le Sacrement, unité qu’il faut retrouver dans la société selon son ordre propre » (CUCHE Fr.-X., Une pensée sociale catholique, Fleury, La Bruyère, Fénelon, Cerf, 1991, pp. 530-531).
4. SCHOOYANS M., La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995, p. 97.
5. Tract. VIII, n° 5 ; P.L. t. XXXV, c. 2038-2039, cité par Van GESTEL G., op. cit., p. 141. Le concile Vatican II dira: « La pureté d’intention ne doit être entachée d’aucune recherche d’intérêt propre ni d’aucun désir de domination » (Apostolicam actuositatem, 8).
6. Divini redemptoris, in Marmy 171. Rappelons-nous : « Il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice » (Apostolicam actuositatem, 8).
7. E. Herr écrit : « La recherche de la justice (…) se présente comme une condition nécessaire de l’amour (…) mais ce n’est pas de la justice que surgit l’amour » (op. cit., pp. 288 et 301).
8. Justice dans le monde, Synode des évêques, 1971.
9. PIE XII, Radiomessage, Noël 1942.
10. L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 69.

⁢f. Vers une morale « intégrée ».

Dans le texte de Quadragesimo anno qui nous a servi de guide, une phrase doit encore retenir notre attention : la justice sociale, écrivait Pie XI, « doit (…) pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples (…). » Dans cette optique, l’évolution de l’économie « doit s’accomplir dans la justice comme dans un milieu dont elle reçoit sa vie, sa structure et son harmonie. »[1]

Or, plus que de justice sociale, on parle beaucoup aujourd’hui d’éthique économique mais qu’entend-on par là ? Dans une étude fort intéressante, M. Falise et J. Régnier⁠[2] considèrent qu’il y a trois attitudes possibles : ignorer l’éthique, comme le font les économismes de types libéral ou marxiste, soit accepter une éthique qu’ils appellent « périphérique » qui encadre, réglemente le fonctionnement de l’économie ou qui en corrige les effets négatifs. Dans ce cas, le pouvoir politique intervient « en amont » ou « en aval »[3]. C’est cette attitude qui s’est installée dans la plupart des démocraties qui ont mis en place des lois régissant les conditions de travail, les syndicats, les droits des travailleurs, les monopoles, la protection des consommateurs, les taux d’intérêt (en « amont »), la fiscalité, les allocations de chômage, le salaire minimum garanti (en « aval »), etc. Dans ce cadre, l’économie suit sa propre logique.

Pour les auteurs, il faut aller plus loin : ce qui est souhaitable, c’est une éthique « intégrée » qui agit au cœur de l’activité économique non pas pour la rendre plus performante mais pour en modifier l’esprit et la finalité.⁠[4] Il y a, en effet, une manière utilitariste de parler d’éthique au sein de l’entreprise ou dans le marché. Ainsi, « les discours, toujours plus fréquents, sur l’éthique des affaires aux États-Unis et dans les autres pays industrialisés, tendent à faire respecter certaines règles par et pour un marché toujours plus « imparfait » dans la conviction que l’éthique puisse servir l’efficience »[5]. Le vrai rôle de l’éthique n’est pas non plus, simplement, comme on le voudrait aujourd’hui de guider les comportements individuels. L’éthique doit orienter tous les moyens (scientifiques, techniques, économiques, financiers, informatifs, etc.) d’agir sur la société et son économie, en fonction du bien commun redéfini⁠[6] et en discernant ce qui peut servir la promotion d’une société humaine et ce qui la menace ou la pervertit.

Dans la mouvance de P. Ricoeur, M. Ruol⁠[7] déclare, à propos des éthiques existantes, qu’il faut « dépasser le clivage entre une éthique intimiste et une philosophie politique relayant des impératifs institutionnels (…) sortir de la dichotomie (…) entre d’une part, une éthique interpersonnelle, cantonnée à l’intimité des rapports de face-à-face et, d’autre part, une philosophie politique relayant les pseudo-impératifs des mécanismes socio-économiques se contentant, a) soit d’abandonner les questions de justice redistributive aux forces du marché et des rapports de force existants, b) soit de penser les conditions d’un juste dans le langage idéal qui ne prend pas en compte les conditions de son effectuation concrète et dans des termes qui ne remettent pas réellement en cause l’origine des situations injustes. »

Elle revient à Rawls qui, pour elle aussi, s’inscrit dans un courant qui « a déplacé l’accent d’une visée de la vie bonne en commun vers la question de la validité des normes réglant l’existence en commun. Son objet est de définir des procédures garantissant l’universalité (c’est-à-dire la reconnaissance par chacune des personnes concernées) des normes et des institutions sociales et politiques. » Ce courant a privilégié le légal et l’institutionnel, une éthique procédurale au détriment d’une éthique de l’action personnelle et collective. En effet, Rawls affirme « la priorité du juste par rapport au bien. (…) « La question de la justice est d’abord et avant tout une question de distribution. Le distribuendum comprend tout autant les revenus (aspect économique) que les charges et pouvoirs (aspects socio-politiques) que les libertés fondamentales. Il s’agit d’une approche en termes de biens primaires cherchant _ définir la distribution la plus équitable que l’on puisse proposer, c’est-à-dire celle qui permet de concilier le respect des libertés individuelles et l’intuition morale de l’équité. La solution est donnée par deux principes dont le premier vise la promotion prioritaire de la liberté de chacun et dont le second tend à privilégier dans la distribution des autres biens, les personnes « moins bien loties » (maximin). » M. Ruol note : « L’idée sous-jacente, c’est qu’il y a des inégalités productives : il faut donc laisser jouer les lois du marché et compenser celles-ci en se concentrant sur le sort de ceux qui sont moins bien lotis. »

Ce « solidarisme libéral » « ne peut apporter qu’une solution de compensation à des inégalités constatées passivement (et même approuvées tacitement en raison de l’impératif d’efficacité) et n’offrent aucune analyse pertinente des raisons et origines de ces phénomènes. La raison en est simple : abandonnant aux marchés et aux rapports de forces existants le soin de guider et de déterminer les grands équilibres macro-économiques et sociaux, une telle démarche n’intervient qu’en second lieu pour « panser des plaies », sans s’interroger sur les conditions d’une action collective qui agirait sur leurs causes structurelles. »[8]

L’auteur conclut : « On n’en a pas fini avec la justice lorsque, selon la formule célèbre du modèle rawlsien on a maximisé le sort des plus démunis. L’exclusion est un acte concret d’éviction de tout espace de reconnaissance sociale qui porte atteinte à la dignité des personnes refoulées. (…) Il s’agit de rendre à l’exclu sa dignité d’acteur social. »[9]

La justice sociale implique une éthique intégrée puisqu’elle est «  téléologique », ordonnant tout au bien commun et qu’elle a le souci de la dignité intégrale de tout homme.

La Catéchisme le souligne très bien en trois pages lumineuses qui mettent en exergue les trois piliers de la justice sociale:

\1. Le respect de la dignité transcendante de toute personne humaine⁠[10], non seulement il s’agit de reconnaître ses droits mais plus encore de la considérer comme un autre soi-même.

\2. Le respect, chez des personnes différentes, de l’égalité de leur dignité et des droits qui en découlent⁠[11]. Cette « égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie plus justes et plus humaines. Les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d’une seule famille humaine font scandale. Elles font obstacles à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine, ainsi qu’à la paix sociale et internationale. »[12]

\3. La mise en œuvre de la solidarité qui est le nouveau nom de l’amitié dont parlaient Aristote et Léon XIII, ou encore de la charité sociale chère à Pie XI. La loi de solidarité et de charité est « dictée et imposée aussi bien par la communauté d’origine et par l’égalité de la nature raisonnable chez tous les hommes, à quelque peuple qu’ils appartiennent, que par le sacrifice de rédemption offert par Jésus-Christ sur l’autel de la Croix à son Père céleste, en faveur de l’humanité pécheresse. »[13] « La solidarité se manifeste en premier lieu dans la répartition des biens et la rémunération du travail. Elle suppose aussi l’effort en faveur d’un ordre social plus juste dans lequel les tensions pourront être mieux résorbées, et où les conflits trouveront plus facilement leur issue négociée.

Les problèmes socio-économiques ne peuvent être résolus qu’avec l’aide de toutes les formes de solidarité : solidarité des pauvres entre eux, des riches et des pauvres, des travailleurs entre eux, des employeurs et des employés dans l’entreprise, solidarité entre les nations et entre les peuples. La solidarité internationale est une exigence d’ordre moral. La paix du monde en dépend pour une part. »[14]

Ce programme ne sera jamais accompli ici-bas et aucun système ne peut prétendre le réaliser et, a fortiori, l’avoir réalisé. Il nous décrit une société à l’image du Royaume, société à laquelle il nous faut donc travailler sans relâche, dans une tension perpétuelle vers plus de respect pour toute personne, vers plus d’égalité et plus de solidarité. Une tension personnelle et politique.

Beaucoup craignent que l’insistance sur l’égalité et la solidarité ne fasse entrave d’une manière ou d’une autre à la liberté. Rien n’est plus faux si l’on prend bien la peine de définir correctement la liberté.

Celle-ci fonde l’égalité le la solidarité. Guidée par la vérité sur l’homme et sa destinée, elle se mobilise pour l’égalité dans la solidarité.

H. Declève, par exemple, montre, très simplement, que l’homme juste est, précisément, « l’interlocuteur de ma liberté. Dans le langage, celui qui prend la parole et dit « je » s’adresse d’emblée à une « deuxième personne » qu’il met ainsi en situation de prendre également la place du « je » et de conférer au premier locuteur le rôle d’un « tu ». De même dans la vie morale : une liberté, en y assumant l’excellence, ouvre à autrui la possibilité de développer sa propre créativité en réponse à celle qui l’a interpellé et qu’elle-même suscite. Ce qui se dévoile de la sorte, c’est la fondement de l’EGALITE. Celle-ci n’est jamais un fait, ni un donné naturel. Elle est une promotion à accomplir sans cesse et une tâche à réaliser. La liberté à laquelle l’homme juste donne son assentiment reconnaît chez autrui et induit davantage en lui la possibilité de dire également « oui » à la liberté. »[15]

De son côté, X. Dijon montre que la liberté entraîne des obligations: « puisque la liberté n’a pas décidé de la présence d’autrui - pas plus que de son corps (…) - la voici obligée de descendre du piédestal de sa suffisante autonomie pour reconnaître que la relation à autrui le tient déjà, avant même toute décision qu’elle aurait prise à cet égard, comme la source de toutes les obligations qui se déploient dans le champ du droit. »[16]

Le chrétien ne s’arrête pas à la défense des « droits acquis ». Il n’est jamais satisfait de l’état présent car il le sait et il se sait toujours imparfait. C’est pourquoi, dans la pratique de la justice sociale, estime-t-il que l’égalité et la solidarité sont toujours à réaliser.

On peut dire de la justice sociale ce que Marc Van Putte dit de la législation sociale : qu’elle a un aspect réaliste, mesurant « ce qui est possible à un moment donné » et un aspect prophétique anticipant « toujours en quelque sorte l’égalité parfaite entre les hommes. » ⁠[17]

De même, l’intervention sociale ne doit pas être « simple intervention après coup pour rectifier les abus et injustices criantes » Il faut que « le système économique soit régulé de façon à ce que personne ne soit automatiquement défavorisé ou ne tombe dans le dénuement du fait de son fonctionnement. Le système économique doit avoir pour l’un de ses objectifs directs la solidarité ».⁠[18] Nous le verrons dans le chapitre suivant.

Dans cette tension vers plus de dignité, de vraie liberté, d’égalité, et de solidarité, on se rend compte que « l’exercice de la justice est déjà un acte d’espérance ».⁠[19]

Cette vision dynamique, ambitieuse par nécessité et forcément humble, est confirmée, dans une version très laïque par Comte-Sponville: « qu’est-ce qu’un juste ?, demande-t-il. C’est quelqu’un qui met sa force au service du droit, et des droits, et qui, décrétant en lui l’égalité de tout homme avec tout autre, malgré les inégalités de fait ou de talents, qui sont innombrables, instaure un ordre qui n’existe pas mais sans lequel aucun ordre jamais ne saurait nous satisfaire. Le monde résiste, et l’homme. Il faut donc leur résister - et résister d’abord à l’injustice que chacun porte en soi, qui est soi. C’est pourquoi le combat pour la justice n’aura pas de fin. Ce Royaume-là au moins nous est interdit, ou plutôt nous n’y sommes déjà qu’autant que nous nous efforçons d’y atteindre ; heureux les affamés de justice », termine-t-il, en précisant, dans sa logique horizontaliste, qu’ils « ne seront jamais rassasiés ! »[20]


1. BRO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 219.
2. Economie et foi, Centurion, 1993, pp. 18-33.
3. De même, Ph. Van Parijs écrit que « l’État-providence s’efforce de corriger ex post, par des mécanismes redistributifs, les iniquités engendrées par le marché, alors que dans une démocratie de propriétaires, c’est ex ante que la distribution équitable s’établirait, grâce notamment au rôle joué par le système d’enseignement et à une législation entravant la concentration de la propriété » (op. cit., p. 88).
4. « La pratique de l’économie est ouverte à une éthique et que la foi peut, pour des chrétiens, enraciner cette éthique » (FALISE M. et REGNIER J., op. cit., p. 9). Selon les auteurs, cette éthique « intégrée » n’est pas totalement absente. On en trouve quelques signes dans l’attitude des consommateurs au moment des choix qu’ils doivent opérer, entre biens marchands et non marchands, entre producteurs nationaux ou étrangers, soucieux ou non d’environnement ou de justice sociale, entre différentes fromes d’épargne. Dans les entreprises, certains patrons sont conscients de leur responsabilité sociale. Enfin, le souci du bien commun, souvent négligé par les pouvoirs publics, anime des particuliers et des associations diverses.
5. PAPINI Roberto, Ethique et démocratie économique, in Notes et documents, Institut international Jacques Maritain, n° 24-25, 1989. L’Église refuse aussi l’argument suivant lequel « il est impossible de faire de la justice sociale sans d’abord faire de la production…​ ; la production exigeant certes qu’il y ait moins de distribution, moins de justice sociale, moins d’État-providence, une plus totale concurrence » (CALVEZ J.-Y., L’Église devant le libéralisme économique, op. cit., p. 67).
6. Notre monde présente toute une panoplie de moyens, de systèmes mais à quelle fin sont-ils ordonnés ? « Ces systèmes, note E. Herr, relèvent encore trop souvent d’une logique de la pure force et ne sont pas encore suffisamment repris dans un projet raisonnable au service de tout l’homme et de tous les hommes », au service du bien commun, dirions-nous (op. cit., p. 332).
7. RUOL Muriel, La société du juste et de l’injuste : démocratie et économie, in Le juste et l’injuste : de l’indignation à la « juste distance » médiatique, psychanalytique, théologique, éthique et politique, Actes du colloque organisé par les professeurs de philosophie et d’éthique religieuse, Institut supérieur de formation sociale de Namur, 11-12 mars 1996. M. Ruol est économiste et philosophe, assistante à l’UCL.
8. Op. cit., pp. 3-4.
9. Id., pp. 9-10.
10. « La personne représente le but ultime de la société qui lui est ordonnée (…). Le respect de la personne humaine implique celui des droits qui découlent de sa dignité de créature. (…) Le respect de la personne humaine passe par le respect du principe : « Que chacun considère son prochain, sans aucune exception, comme « un autre lui-même ». qu’il tienne compte avant tout de son existence et des moyens qui lui sont nécessaires pour vivre dignement. » (GS 27,§ 1) (…) Le devoir de se faire le prochain d’autrui et de le servir activement se fait plus pressant encore lorsque celui-ci est plus démuni, en quelque domaine que ce soit. » (CEC 1929-1933).
11. Ce respect de l’égalité ne justifie pas l’égalitarisme car « en venant au monde, l’homme ne dispose pas de tout ce qui est nécessaire au développement de sa vie, corporelle et spirituelle. Il a besoin des autres. Des différences apparaissent, liées à l’âge, aux capacités physiques, aux aptitudes intellectuelles ou morales, aux échanges dont chacun a pu bénéficier, à la distribution des richesses (GS 29, § 2). Les « talents » ne sont pas distribués également (cf Mt 25, 14-30 ; Lc 19, 11-27).
   Ces différences appartiennent au plan de Dieu, qui veut que chacun reçoive d’autrui ce dont il a besoin et que ceux qui disposent de « talents » particuliers en communiquent les bienfaits à ceux qui en ont besoin. Les différences encouragent et souvent obligent les personnes à la magnanimité, à la bienveillance et au partage ; elles incitent les cultures à s’enrichir les unes les autres (…) » Toutefois, « il existe des inégalités iniques qui frappent des millions d’hommes et de femmes. Elles sont en contradiction ouverte avec l’Évangile (…) » (CEC, 1936-1938).
12. CA 10, SRS 38-40 et CEC 1938..
13. PIE XII, encyclique Summi pontificatus, 20-10-1939 et CEC 1939.
14. CEC, 1940-1941. Ajoutons avec le CEC (1942) que « la vertu de solidarité va au-delà des biens matériels. En répandant les biens spirituels de la foi, l’Église a, de surcroît, favorisé le développement des biens temporels auxquels elle a souvent ouvert des voies nouvelles. Ainsi s’est vérifiée, tout au long des siècles, la parole du Seigneur: « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33). »
15. Op. cit., p. 222.
16. Op. cit., pp. 374-375.
17. Les aspects juridiques de la justice sociale in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 99. M. Van De Putte, docteur en droit, licencié en sciences économiques, est administrateur de sociétés.
18. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 91.
19. DECLEVE H., op. cit., p. 267.
20. COMTE-SPONVILLE A., Petit traité des grandes vertus, PUF, 1995, p. 113. L’auteur base sa réflexion sur un bref parcours à travers les diverses conceptions philosophiques de la justice (op. cit., pp. 80-113).

⁢B. La mise en œuvre de la justice sociale

⁢Introduction

Nous allons, dans ce volume, étudier les conditions nécessaires pour que s’établisse davantage de justice sociale à l’intérieur des sociétés.⁠[1]

\1. Sans nier le moins du monde l’importance des structures, des systèmes et des lois, il est clair, ici comme dans l’établissement d’une authentique démocratie, que le facteur humain est essentiel, que de la qualité des hommes, de leur moralité, de leur perspectives philosophique ou religieuse, dépend le bien de la société. Sans une conversion permanente, car nous sommes faillibles, sans un amour sans cesse renouvelé qui nous pousse à établir de justes rapports avec les autres, les meilleures lois du monde resteront lettre morte, seront inopérantes ou détournées de leur vocation. Il est donc vain d’espérer plus de justice sociale si ne se développent un certain nombre de vertus appropriées, c’est-à-dire des habitudes d’action foncièrement bonnes et productrices de bien⁠[2].

\2. Pour bien apprécier la valeur de la proposition chrétienne, il n’est pas inutile de prendre le temps d’un parcours historique pour constater la difficulté qu’ont eue les hommes à estimer justement la valeur du travail, à marier sa pénibilité et sa nécessité, ses richesses et ses contraintes.

\3. Si le facteur humain est capital, si l’homme est bien un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, investi donc d’une dignité particulière, nous devons le respecter dans quelque circonstance que ce soit, dans les relations sociales comme dans la vie économique. Or cet homme, est créateur, travailleur, à l’image même de son Créateur. Il nous faut donc affirmer la valeur du travailleur et du travail.


1. Bien conscients que le problème se pose aussi au niveau du monde, nous devrons l’aborder de nouveau, dans toute son étendue, dans le volume suivant consacré à la paix.
2. Cf. Saint Thomas, Somme théologique, Ia IIae, qu. 55, art. 1-4.

⁢Chapitre 1 : Charité, justice et tempérance

« qu’il n’y ait donc pas de pauvre chez toi. »[1]


1. Dt 15, 4.

⁢i. Un petit rappel

Quelle type de société voulons-nous ? Et puisque économie et société sont liés, quelle finalité donner à l’économie ? Sa mission est de produire des richesses, des biens matériels, mais dans quel but ? Sans poser tout de suite le problème de leur répartition, peut-on laisser de côté la question de savoir à quoi doivent servir les richesses ? A rendre tous les hommes - idéalement - de plus en plus riches, de plus en plus « maîtres et possesseurs de la nature »[1] ?

Dans le tome précédent, nous avons donné à l’économie la mission de lutter contre les pauvretés, toutes les formes de pauvretés, dans le respect et, nous le verrons, avec la collaboration de la pauvreté volontaire.

C’est bien ce que Pie XII exprimait de manière plus positive : « la fin de l’organisme économique et social, à laquelle il faut ici se référer, est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique ont le moyen de procurer »[2]. Et le Saint Père ajoutait en citant Quadragesimo anno: « ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas d’obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire grandement l’exercice ».

Jean XXIII reprendra la même idée en soulignant qu’elle vaut aussi au niveau des nations : « L’expérience nous a appris les différences, souvent notables, de savoir, de vertus, de capacités intellectuelles et de ressources matérielles qui distinguent les hommes les uns des autres. Mais cet état de fait ne donne aux plus favorisés aucun droit d’exploiter les plus faibles ; il leur crée, au contraire, à tous et à chacun, un devoir plus pressant de collaborer à leur élévation réciproque.

De même certaines nations peuvent se trouver en avance sur d’autres dans le domaine des sciences, de la culture, du développement économique. Bien loin d’autoriser une domination injuste des peuples moins favorisés, cette supériorité oblige à contribuer plus largement au progrès général. En réalité il n’est pas possible qu’il y ait des êtres humains supérieurs à d’autres par nature, puisque par nature tous sont d’égale noblesse. Il en résulte que les communautés politiques ne diffèrent en rien les unes des autres si on considère leur dignité naturelle ; les différents États sont en effet comme un corps dont les membres sont les hommes. Du reste l’histoire montre que rien n’affecte les peuples comme ce qui touche de près ou de loin à leur honneur, et cette sensibilité est légitime. »[3]

La fin étant bien confirmée, il nous faudra, bien sûr, examiner les moyens : essentiellement, la production de richesses suffisantes et leur juste répartition mais avec le souci permanent d’un développement intégral de la personne car les biens matériels indispensables au corps servent aussi à la croissance intellectuelle, morale, religieuse.

Toutefois, nous l’avons vu également, dans les textes du Magistère que nous venons de relire, nous savons que le langage clair de Pie XII, de ses immédiats prédécesseurs et de ses successeurs, paraît, il faut le souligner, très neuf dans l’enseignement multiséculaire de l’Église.


1. DESCARTES, Discours de la méthode, 1637, VIe partie.
2. Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 7-7-1952.
3. PT, 85-88.

⁢ii. Un peu d’histoire

⁢a. Le temps de l’aumône

Face à la pauvreté qu’il faut combattre, la réponse traditionnelle de l’Église, dès l’origine, a été de préconiser l’aumône, ce qu’on appellera plus tard les « œuvres de miséricorde »[1].

Nous avons vu qu’à travers tout l’Ancien Testament, court « un sens aigu de la souffrance qu’entraîne la pauvreté, et des réactions fort diverses devant ce mal : la sagesse humaine y voit la conséquence de la paresse ou du désordre, la foi y perçoit tour à tour un châtiment divin, un scandale, un appel à découvrir certaines valeurs religieuses »[2].

La pauvreté qui est plus sociale qu’économique, plus infériorité, oppression, petitesse qu’indigence paraît anormale au croyant, « une atteinte à la solidarité du peuple de Dieu »[3]. Se justifie ainsi le devoir d’assister le pauvre, la veuve, l’orphelin⁠[4], de leur assurer l’aumône⁠[5].

L’Ancien testament demandera de consacrer la « dîme », aux temps prescrits, c’est-à-dire 10% des revenus à l’entretien du Temple, du personnel sacerdotal et au soulagement des nécessiteux⁠[6]. Tous sont soumis à la dîme y compris ceux qui la reçoivent. Mais la loi ne limite pas la générosité. Ainsi le vieux Tobit recommande-t-il à son fils Tobie : « Fais l’aumône avec les biens qui t’appartiennent. Ne détourne ton visage d’aucun pauvre, et Dieu ne détournera pas sa face de toi. Fais l’aumône dans la mesure où tes biens le permettent. Plus grands sont-ils, plus généreuse soit ton aumône. Si tu as peu, donne de ce peu lui-même. N’hésite pas à faire du bien. Tu t’amasseras ainsi un beau trésor pour le jour où tu connaîtras le besoin. Car l’aumône délivre de la mort et empêche de tomber dans les ténèbres. C’est un don magnifique aux yeux du Tout-Puissant que de faire l’aumône ».⁠[7]

Le Nouveau Testament, lui, ne parle pratiquement pas de la dîme : « Jésus n’a pas supprimé les exigences de l’Ancien testament, mais il en a transformé la motivation, délivrant l’homme d’un pesant carcan d’obligations souvent comprises de façon très matérielle, et lui proposant (Jésus n’impose jamais, toujours il propose : « si tu veux ») des pratiques d’amour, venant du cœur, marquant la justice, la miséricorde, tout ce qui est facteur d’unité et de fraternité, d’amour-agapê. Il a supprimé tout ce qui avait allure de légalisme, insistant par contre sur tout ce qui allait au service des autres.

Si l’on n’a pas de texte spécifique sur la dîme dans le Nouveau testament (sauf Mt 23, 23), il est cependant évident que tout celui-ci est traversé de considération sur la générosité pécuniaire. En fait, il demande plus qu’une réponse d’obéissance à une exigence de don : il attend du chrétien une ouverture du cœur sans limite »[8]

Dans le Nouveau Testament, le Christ exige l’aumône de tous car elle est un devoir de la charité. Avec la prière et le jeûne, elle est un moyen classique de pénitence. Le secours aux pauvres est matériel et spirituel, consolation des affligés.⁠[9] Cette assistance va de pair avec le détachement vis-à-vis des biens extérieurs qui n’est pas l’apanage des religieux. En effet, il n’y pas deux sortes de chrétiens : « le but est le même pour tous et, si certains choisissent des moyens spéciaux, la sequela Christi[10] et la perfection qui la conditionne s’imposent à tous et sont possibles à tous, chacun recevant de Dieu les indices qui lui permettent d’atteindre le Royaume selon la voie personnelle qui lui est tracée, chacun devant aussi prendre tous les moyens et assumer toutes les ruptures nécessaires quand leur appartenance à ce Royaume risque d’être compromise. » Dans l’ordre des moyens, « le choix de la voie radicale n’est bon et efficace que dans la mesure où celui qui le fait a reçu cette grâce, cette vocation personnelle. »[11]

C’est bien cela que Paul montre très concrètement lorsqu’il loue la générosité des Églises de Macédoine en faveur de la communauté de Jérusalem : « Au milieu des multiples afflictions dont ils étaient éprouvés, ils ont, dans une joie débordante, malgré leur extrême pauvreté, répandu largement les abondantes largesses de leur libéralité. Je l’atteste, ils ont spontanément donné selon leurs moyens, et même au-delà de leurs moyens, nous demandant avec insistance la faveur de prendre leur part des secours destinés aux saints[12]. Ils ont dépassé nos espérances. Ils se sont donnés eux-mêmes, au Seigneur d’abord, puis à nous, par la volonté de Dieu ».⁠[13] Nous sommes au-delà de la loi, au-delà de la dîme, face à une attitude spontanée qui ne compte plus, qui est, en fait, se calque sur la libéralité même du Seigneur comme Paul le montre un peu plus loin en écrivant : « Vous connaissez, en effet, la libéralité de notre-Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, afin de vous enrichir de sa pauvreté »[14]. C’est l’amour du Seigneur et non plus simplement la loi qui est le moteur du don, qui lui donne son sens et sa valeur. Amour du Seigneur et amour des autres, indissociables. « Quand on parle d’amour pour le prochain, on pense immédiatement aux « œuvres » de charité, aux choses qu’il faut faire pour le prochain : lui donner à manger, à boire, aller lui rendre visite ; en somme aider son prochain. mais ceci est un effet de l’amour, ce n’est pas encore de l’amour. Avant toute action de bienfaisance vient la bienveillance ; avant de faire le bien, vient la volonté de faire le bien. […] On peut […] faire la charité et l’aumône pour de nombreuses raisons qui n’ont rien à voir avec l’amour: pour se faire valoir, pour faire croire qu’on est un bienfaiteur, pour gagner le paradis, et même à cause de remords de conscience. […] On peut manquer de charité en « faisant la charité » ! »[15]

Quoi qu’il en soit, pendant des siècles, l’Église va insister sur cette invitation pressante des Écritures, à partager les biens avec les démunis.

L’aumône est recommandée pour la satisfaction des péchés commis⁠[16], comme intercession pour les défunts⁠[17] et, dans ces conditions, l’Église justifiera le mode de vie des ordres mendiants⁠[18].

Les riches sont tenus de prendre sur leurs ressources⁠[19].

En cette matière comme en bien d’autres, saint Thomas va développer toute une réflexion sur la nécessité de l’aumône et sa pratique. Après avoir rappelé qu’il est obligatoire de « faire l’aumône de son superflu, et la faire à celui qui est dans une extrême nécessité » et qu’en dehors de ces conditions, « faire l’aumône est de conseil »[20], le théologien pose la question de savoir si l’on doit faire l’aumône en donnant de son nécessaire.

Pour saint Thomas, le mot peut prendre deux sens. Tout d’abord, strictement parlant, le nécessaire « désigne ce en quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire l’aumône avec ce nécessaire-là ». Il est facile de le comprendre : « celui qui en serait réduit à n’avoir que l’indispensable pour vivre avec ses enfants et sa famille, ne peut en faire l’aumône ; ce serait s’ôter la vie à lui-même et aux siens. »[21] Mais le mot « nécessaire » peut avoir une autre signification. Il peut désigner « ce qui est indispensable pour vivre selon les exigences normales de sa condition ou de son état, et selon les exigences des autres personnes dont on a la charge. La limite d’un tel nécessaire ne constitue pas un point fixe et indivisible »[22] Pour saint Thomas, « faire l’aumône en prenant sur ce nécessaire est bon, mais c’est un conseil et non un précepte. » Il est facile de comprendre que personne n’est obligé, en principe, de se priver des moyens de vivre  »de façon conforme à sa condition et aux affaires qu’on doit traiter »[23].

Ceci dit, nous devons nous rendre compte que l’impossibilité de faire l’aumône à tous, l’invitation à choisir dans des états équivalents de nécessité, le plus saint ou le plus utile, même de préférence à un proche, enfin l’imprécision des mots nécessaire, superflu, nécessité grave ou extrême, ont permis diverses interprétations.

Le P. H.-D. Noble, dans son long commentaire de ce chapitre de la Somme théologique[24], remarque qu’ »il est difficile de discerner, selon les circonstances, où commence et où finit le strict nécessaire. A plus forte raison lorsqu’il s’agit du nécessaire relatif (…). Tout cela est assez élastique ». Quant au superflu, « il est très difficile à évaluer surtout de nos jours. (…) L’appréciation du superflu reste donc, en général affaire de conscience vertueuse », et c’est « chose difficile et délicate ». Néanmoins, le commentateur tente de préciser: « Aujourd’hui, écrit-il, les moralistes tendent à admettre que le superflu se distingue de ce qu’on appelle les propriétés immobilières, les biens fonciers, le capital en placement. Ceux qui indiquent un minimum dans le superflu à consacrer à l’aumône parlent de deux pour cent des revenus. Mais c’est là un minimum ; et, dans les grandes richesses, il doit être dépassé. La prudence vertueuse doit jouer ici et on ne peut établir de règles fixes (…).Le superflu n’est pas une mine sans fond. Répartir l’aumône avec sagesse, au gré des nécessités qui se présentent au jour le jour et même d’époque en époque, en réservant la part des besoins et des indigences à venir, est une heureuse administration de l’aumône ». Encore faut-il tenir compte des degrés de nécessité : nécessité extrême, grave ou commune : « Reste à voir ce qui est de précepte ou de conseil dans l’aumône à donner non plus à l’indigent en situation d’extrême ou de grave nécessité, mais aux indigents multiples qui n’ont pas de quoi vivre confortablement mais qui vivent difficultueusement, au jour le jour, avec des ressources qui seraient insuffisantes si l’aumône provenant de personnes charitables n’y ajoutait quelque apport ». Face à cette indigence « commune », « il faut noter que celui qui, de précepte ou de conseil, distribue l’aumône n’est pas obligé de donner à toute indigence qui se présente, à celle-ci plutôt qu’à celle-là ; car il a le droit de limiter sa clientèle de charité selon ses disponibilités, de se rendre compte si l’indigence est réelle ou truquée, s’il a affaire à un vrai pauvre ou à un exploiteur, de répartir ses dons et de les espacer. Il n’est pas obligé de se mettre à la recherche des pauvres à secourir : c’est à ceux-ci qu’il incombe de tendre la main et d’exposer leur besoin, à moins toutefois que, par charge ou par fonction, on soit de quelque façon obligé à cette recherche, surtout vis-à-vis de pauvres honteux » (prêtre, assistante sociale, religieuse).

Le Catéchisme du concile de Trente (1566), dans son commentaire du septième commandement (chapitre XXXV) précise (§ 6) que ce commandement « veut que nous ayons compassion des pauvres et des malheureux, et que nous sachions employer nos ressources et nos moyens pour les soulager dans leurs besoins et leur détresse ». Les pasteurs montreront aux fidèles « combien il est pour eux nécessaire de faire l’aumône - c’est-à-dire de venir généreusement en aide aux malheureux, et par leur argent et par leurs soins - en rappelant cette vérité, impossible à nier, que Dieu, au jour suprême du jugement, repoussera honteusement et enverra au feu éternel de l’Enfer ceux qui auront omis et négligé le devoir de l’aumône, tandis qu’au contraire il comblera de louanges et introduira dans le ciel ceux qui auront fait du bien aux indigents. » Ceux qui ne peuvent donner sont invités à prêter gratuitement et ceux qui ne peuvent prêter travailleront pour les pauvres.

Nous nous rappelons aussi le sermon où Bossuet salue l’« éminente dignité des pauvres »[25] qui sont les premiers citoyens du Royaume parce qu’ils sont l’image de la pauvreté du Christ. Les riches, disait-il, ne sont reçus dans le Royaume que pour servir les pauvres. Et donc, pour le célèbre évêque, « le refus de faire l’aumône est un crime capital puisqu’il est puni du dernier supplice »[26]comme il est dit dans l’évangile selon saint Matthieu⁠[27]. « Rien ne décide tant notre éternité, que les égards que nous aurons pour les affligés. » Pour expier nos péchés, « le plus efficace de tous (…), c’est la charité et l’aumône »[28].

Aumône et tempérance

A la réflexion sur l’aumône est associée une réflexion sur la tempérance. Cette vertu « cardinale » ou principale, nous vient de l’antiquité païenne : Aristote, dans son Ethique à Nicomaque, Epicure, dans sa Lettre à Ménécée, Cicéron, dans le De Officiis, entre autres, l’analyseront tellement bien que les auteurs chrétiens, saint Augustin, saint Ambroise, saint Thomas, reprendront leurs développements essentiels et concordants.

La tempérance demande modération, sobriété, retenue dans les plaisirs les plus naturels et les plus légitimes « car les biens sensibles et corporels, si on les considère selon leur nature, ne s’opposent pas à la raison mais la servent plutôt, comme des instruments dont la raison se sert pour parvenir à sa fin propre »[29], à condition qu’elle s’en serve avec mesure. Sont concernés surtout, parmi ces plaisirs, « ceux qui ont pour but de conserver la vie de l’individu par l’usage des aliments et la vie de l’espèce par l’union des sexes »[30] mais plus largement la tempérance concerne les passions qui tendent aux biens sensibles et corporels, « c’est-à-dire la convoitise et les délectations ; et par voie de conséquence elle concerne aussi les tristesses qui proviennent de l’absence de telles délectations »[31]. C’est pourquoi saint Thomas considérera comme parties intégrantes de la tempérance, la pudeur, l’honneur, la clémence, la mansuétude, la modestie, l’humilité, la studiosité, la modestie dans les mouvements extérieurs du corps et dans la tenue extérieure, tout en s’attardant principalement aux désirs et plaisirs du toucher et du goût.⁠[32]

Ainsi, les vices qui s’opposent à la tempérance sont, bien sûr, l’intempérance, vice « puéril », mais aussi l’insensibilité. Pourquoi l’insensibilité ? Parce que « tout ce qui contredit l’ordre naturel est vicieux. Or, c’est la nature qui a joint la jouissance aux opérations nécessaires à la vie. L’ordre naturel veut qu’on en use suivant les exigences de l’individu ou de l’espèce. Refuser ces plaisirs au point de méconnaître ces exigences contredit donc l’ordre naturel et c’est un péché. »[33]

Mais, saint Thomas, nous propose-t-il simplement la sagesse des Anciens ? En lisant les trente chapitres que saint Thomas consacre à la tempérance, on aurait bien l’impression que telle est son intention sauf qu’au chapitre 170, il montre l’importance de la tempérance dans la recherche de la charité « à laquelle nous sommes conduits par les deux préceptes se rapportant à l’amour de Dieu et du prochain ». En effet, les vices opposés à la tempérance ou à ses « parties », peuvent directement être un « attentat contre le bien d’autrui », comme dans le cas de l’adultère ou, dans leurs effets, indirectement, porter préjudice au prochain, comme dans la colère ou le refus d’honorer ses parents, ou à Dieu lui-même, comme dans l’orgueil.⁠[34] Notons d’ailleurs que tout le mouvement de la IIa II ae est de nous introduire, à travers une méditation sur les vertus théologales, les vertus cardinales et les charismes, à la fin propre de la vie humaine qui est « l’état de perfection », autrement dit, la charité.⁠[35]

Un esprit tatillon notera que l’« attentat contre le bien d’autrui » est seulement identifié à l’adultère. Mais il est clair que la convoitise peut s’exercer aussi vis-à-vis des biens matériels comme certaines manifestations d’intempérance le montrent bien dans la description de saint Thomas qui fait remarquer que la gourmandise ne s’oppose pas directement à l’amour du prochain comme dans le cas de l’adultère ou des autres formes de luxure. Il ajoute aussi fort opportunément que « Le Décalogue est l’énoncé de certains principes généraux de la loi divine ; de l, leur universalité. Or, il était impossible de formuler des préceptes généraux et positifs de tempérance, puisque celle-ci varie suivant les temps, les lois et les coutumes »_.⁠[36]

Notons que saint Thomas prêche la tempérance pour tous. De son côté, le catéchisme du Concile de Trente, après avoir rappelé aux « riches » l’obligation de l’aumône, va demander explicitement aux « pauvres » de pratiquer la tempérance : « ..il faut vivre avec frugalité, et faire en sorte d’épargner le bien d’autrui, afin de n’être pas à charge, ni insupportable aux autres. Cette vertu qui est la tempérance, brille d’une manière admirable dans la personne de tous les Apôtres, mais elle éclate surtout dans S. Paul, qui a le droit d’écrire en ces termes aux Thessaloniciens (1 Th 2, 9) : « Vous vous souvenez, mes Frères, des peines et des fatigues que nous avons essuyées en travaillant jour et nuit, pour n’être à charge à aucun de vous pendant que nous vous annoncions l’Évangile de Dieu », et qui répète dans un autre endroit : « Nous avons été accablé de travail le jour et la nuit pour n’être à charge de personne. »«⁠[37]

Pour être complet, ajoutons que plusieurs vertus sociales doivent être associées à l’exercice de la tempérance.

Tout d’abord, nous aurions pu commencer par évoquer la vertu de prudence qui est une vertu spéciale dans la mesure où « elle ne désigne (…) pas leurs fins aux vertus, elle ne raisonne pas des règles de la moralité qu’elle suppose connues et voulues, mais elle discerne et dicte les actions qui leur conviennent »[38]. Il lui revient « d’instituer conseil, jugement et précepte à l’endroit de tout ce qui est bien, de toute fin obligatoire »[39]. Elle est employée à promouvoir le bien individuel comme le bien commun⁠[40] c’est pourquoi l’on distingue la prudence, sans qualificatif, ordonnée au bien personnel, la prudence politique dont nous aurons à reparler dans la partie consacrée à l’action, et la prudence économique, dans son sens étymologique, c’est-à-dire domestique ou familiale⁠[41].

En fait, « La vertu de prudence dirige toutes nos actions vers le véritable but de toute la vie »[42]. Or, « …​notre principale sollicitude doit se tourner vers les biens spirituels, avec la ferme espérance que le nécessaire des biens temporels ne nous manquera pas, si nous faisons tout ce que nous devons »[43].

Et saint Thomas précise:

« 1. Les biens temporels ont été placés dans la sujétion de l’homme pour que celui-ci les emploie à ses besoins, mais non pas pour qu’il en fasse sa fin dernière ni qu’il ait, à leur propos, une sollicitude excessive.⁠[44]

2. Travailler pour gagner son pain est une sollicitude qui n’est pas excessive, mais raisonnable et obligatoire. « Il faut travailler, dit saint Jérôme, en évitant l’excès de sollicitude », l’inquiétude agitée et superflue.

3. S’occuper des choses temporelles en vue du soulagement des pauvres est ordonné à la divine charité : pareille sollicitude est donc permise, à moins qu’elle ne soit excessive et superflue. »[45]

La vertu de prudence relève donc de la raison pratique puisqu’elle dicte « l’action qui réalise pratiquement le juste milieu raisonnable »[46]

A ceux qui s’inquiéteraient de la « médiocrité » de ce souci du juste milieu, il faut encore rappeler deux autres vertus sociales plus généreuses pourrait-on dire : la vertu de libéralité et la vertu de magnificence.

La vertu de libéralité⁠[47] ou de largesse consiste dans le bon usage de l’argent ou de la richesse⁠[48], plus précisément dans le fait de le donner : « il y a (…) une force morale , une vertu plus grande à jeter l’argent plus loin, c’est-à-dire à le donner aux autres, qu’à le dépenser pour soi-même ». Donner dans la mesure, s’entend, puisque la libéralité n’est pas à confondre avec la dissipation. En effet, si l’avarice⁠[49] est évidemment un vice contraire à la libéralité, la prodigalité l’est aussi⁠[50] : « le prodigue donne trop, mais n’acquiert et ne retient pas assez ; l’avare, au contraire, donne trop peu, mais acquiert et retient trop »[51]. La vertu est toujours un juste milieu entendu non pas comme lieu de médiocrité mais lieu de perfection évitant les excès⁠[52].

Quant à la vertu de magnificence⁠[53] qui, elle aussi, use de la richesse, elle est « comme un surcroît de libéralité » dans la mesure où elle est « l’achèvement de quelque œuvre importante »[54] : « il revient à la magnificence de vouloir accomplir un grand ouvrage. Pour y parvenir, il faut des dépenses proportionnées, car on ne peut faire de grands ouvrages sans de grandes dépenses. Aussi le Philosophe dit-il : « le magnifique, à frais égaux, fait une œuvre plus magnifique ». Or la dépense est une perte d’argent qu’on pourrait refuser par cupidité. C’est pourquoi on peut attribuer comme matière à la magnificence et les dépenses que fait le magnifique pour réaliser un grand ouvrage ; et l’argent de ces grandes dépenses ; et l’amour de l’argent que le magnifique doit modérer, pour que ses grandes dépenses ne soient pas freinées. »[55]

Tel est le cadre moral dans lequel dans lequel, vaille que vaille, s’est inscrit, pendant des siècles, le souci social chrétien.


1. Saint Thomas qui établit que « faire l’aumône est un acte de charité par l’intermédiaire de la miséricorde » (IIa IIae, qu. 32, art. 1), distingue les « aumônes spirituelles » et les « aumônes corporelles ». Si, dans l’absolu, les premières l’emportent en noblesse sur les secondes, d’un autre côté, on peut montrer, en tel cas particulier, que « l’aumône corporelle est préférable à la spirituelle. Ainsi, mieux vaut nourrir qu’instruire celui qui meurt de faim ; ou, comme le remarque Aristote : « L’indigent a davantage besoin de s’enrichir que de philosopher », bien qu’(absolument parlant philosopher soit meilleur » (IIa IIae, qu. 32, art. 3). Comme quoi saint Thomas est sensible aux différentes formes de pauvreté et, sans l’angélisme que manifesteront certains chrétiens, par la suite, il ne sacrifie pas l’exigence corporelle au salut de l’âme tout en soulignant que l’aumône corporelle qui a d’abord un effet corporel, si elle est faite pour l’amour de Dieu et du prochain, a un effet spirituel en elle-même et aussi par le fait que le bénéficiaire « est porté à prier pour son bienfaiteur » (IIa IIae, qu. 32, art. 4).
2. GEORGE A., La pauvreté évangélique dans l’Ancien Testament, in La pauvreté évangélique, Ouvrage collectif, Cerf, 1971, p. 34. Augustin George, S.M., était professeur aux Facultés catholiques de Lyon.
3. Id., p. 24.
4. En Mésopotamie et en Égypte, ce devoir incombe au roi et ensuite aux dieux. En Israël, l’Alliance précède la royauté qui s’en inspirera (id., p. 26).
5. Il n’est pas inintéressant de s’arrêter un instant à l’histoire des mots. Le mot « aumône » vient du latin populaire « alemosina », altération du latin ecclésiastique « ellemosyna » qui est la transposition du grec « eleêmosynê » (compassion) qui a servi aux Septante à traduire « sedaqa », la justice. (Bvon W et. GEORGE A, id.). Le latin classique utilise « stips » qui désigne une petite pièce de monnaie, un faible tribut.
6. Cf. Gn 14, 20 ; 28, 22 ; Lv 27, 30 et 32 ; Nb 18, 21-29 ; Dt 12, 6-18 ; 14, 22-29 ; 26,12 ; 2 Ch 31, 10-12 ; Ne 10, 36-39 ; 13, 5-12 ; Tb 1, 6-8 ; Si, 35, 8 ; Am 4, 4-5 ; Ml 3, 8-10. Le Livre de Tobie (1, 6-8) résume bien les trois dîmes prescrites : « -la première dîme ou les prémices du sol et du bétail, offerte au Seigneur ; -la deuxième, apportée à Jérusalem et consommée sur place dans des festins ; -la troisième dîme, ou dîme des pauvres ; ce serait la seconde dîme versée tous les trois ans aux orphelins et aux pauvres (…) ». (MYON Jacques, La dîme et l’Église, Ed. Des Béatitudes, 2002, p. 33).
7. Tb 4, 7-11. Notons que dans la tradition juive, la bienfaisance (gemilouth hassadim) est considérée comme supérieure à l’aumône « en trois points: -l’aumône se fait avec l’argent ; la bienfaisance s’accomplit par un service personnel ou avec l’argent ; -l’aumône ne s’exerce qu’avec les pauvres ; la bienfaisance peut être dispensée aux pauvres et aux riches ; -l’aumône ne peut être faite qu’aux vivants, la bienfaisance atteint les vivants et les morts. » (A. Guigui, Dieu parle aux hommes, Racine, 2007, p. 132, note 6.)
8. MYON J., op. cit., p. 36.
9. Les textes les plus forts se trouvent chez Luc (6, 30,34-35, 38 ; 11, 41 ; 12, 33-34 ; 16, 9 ; Ac, 3,2-10 ; 10,2,4,31 ; 11, 29 ; 20,35 ; 24,27) et chez Matthieu (6, 1-4 ; et surtout 25, 34-45).
10. La suite du christ, l’ensemble de ceux qui suivent le Christ.
11. LEGASSE S., L’appel du riche, in La pauvreté évangélique, op. cit., p. 90. Cf. également Lumen gentium, 46-47). Simon Légasse, O.F.M, était professeur aux facultés catholiques de Toulouse.
12. Les chrétiens pauvres de Jérusalem.
13. 2 Co 8, 2-5.
14. 2 Co 8, 9.
15. CANTALAMESSA P. Raniero, prédicateur de la maison pontificale, On peut manquer de charité en faisant la charité, Zenit, 24 octobre 2008.
16. Concile de Trente, canon 13 sur le sacrement de pénitence.
17. Cf. INNOCENT III, Lettre Eius exemplo, à l’archevêque de Tarragone, 18-12-1208 ; 2e Concile de Lyon, 1274 ; Concile de Florence, 1439-1445 ; SIXTE IV, encyclique Romani Pontifici Provida, 1477.
18. ALEXANDRE IV, Constitution Romanus Pontifex de summi, 5-10-1256, contre Guillaume de Saint-Amour ; Concile de Constance, 4-5-1415, décret confirmé par Martin V, 22-2-1418, contre John Wycliff ; LEON X, bulle Exsurge Domine, 15-6-1520, contre Martin Luther et notamment cette formule : « Les prélats ecclésiastiques et les princes séculiers n’agiraient pas mal s’ils détruisaient tous les mendiants » (n° 41).
19. Parmi les propositions condamnées dans le décret du Saint-Office du 2-3-1679, on lit : « On trouverait difficilement chez ceux qui vivent dans le siècle et chez les rois quelque chose qui soit superflu pour leur état. Et ainsi à peine quelqu’un est-il tenu à l’aumône dès lors qu’il n’est tenu de la faire que du superflu » (n° 12).
20. IIa IIae, qu. 32, art. 5. Citant saint Luc (11, 41) : « Donnez plutôt l’aumône selon vos moyens », saint Thomas précise que « par là il faut entendre non seulement ce qui dépasse les besoins du donateur, mais encore les besoins de ceux dont il a la charge. Chacun, en effet, doit pourvoir d’abord à ses besoins propre et aux besoins de ceux dont il a la charge (en ce sens on parle de ce qui est nécessaire à la « personne », ce mot impliquant la responsabilité). Cela fait, on viendra en aide aux autres avec le reste dont on disposera ». De plus, « comme il est impossible à chacun de secourir tous ceux qui sont dans le besoin, le précepte n’oblige pas à faire l’aumône dans tous les cas de nécessité ; seule oblige sous le précepte la nécessité de celui qui ne pourrait être secouru autrement ». Un peu plus loin, il précise, en citant saint Augustin, que les bénéficiaires de l’aumône sont « ceux qui nous sont le plus étroitement unis ». Mais immédiatement, saint Thomas nous fait remarquer qu’il faut user de discernement à cet endroit et il nous invite à tenir compte « des degrés de parenté, de sainteté et d’utilité. Car, explique-t-il, il faut faire l’aumône de préférence, à celui qui étant plus saint souffre d’une plus grande indigence, et à celui qui est plus utile au bien général, plutôt qu’à un proche, surtout si celui-ci ne nous est pas très étroitement uni et n’est pas spécialement à notre charge, et s’il ne se trouve pas dans une grande nécessité » (IIa IIae, qu. 32, art. 9). Cette hiérarchisation des bénéficiaires doit dérouter à l’heure où les hommes sont surtout sensibilisés à leur égalité et où le prochain peut être le lointain vu par l’entremise des media…​
21. Saint Thomas prévoit cependant un cas d’exception : « celui où l’on se priverait pour donner à quelque personnage important dont le salut de l’Église ou de l’État dépendrait ; car s’exposer à la mort soi et les siens pour la libération d’un tel personnage est digne d’éloge, puisqu’on doit toujours faire passer le bien commun avant son propre bien ».
22. En effet, « on peut y ajouter beaucoup , sans estimer qu’on dépasse un tel nécessaire ; on peut aussi en retrancher beaucoup et garder encore assez de biens pour pouvoir vivre de façon convenable et selon les exigences de son état. »
23. Saint Thomas énumère trois cas d’exception : « le premier se présente lorsque quelqu’un change d’état, par exemple en entrant en religion ; alors, faisant largesse de tous ses biens pour le Christ, il fait œuvre de perfection et s’établit dans un nouvel état. Le second, lorsque les biens dont on se prive, quoique nécessaires pour tenir son rang, peuvent se retrouver facilement, de sorte qu’on n’en est pas gravement gêné. Le troisième, lorsqu’une extrême nécessité affecte une personne privée, ou aussi lorsque l’État a de grands besoins ; en ces cas-là il est louable en effet, pour un particulier, de sacrifier quelque chose de ce qui semblerait exiger sa condition, pour répondre à des besoins plus importants ».
24. IIa IIae, qu. 32, art. 5, Revue des jeunes, pp. 317-327.
25. 1659. In Sermons, Garnier, tome I, sd, pp. 575-593.
26. Sermon sur l’aumône, pour le lundi de la 1re semaine de Carême, vers 1660, op. cit., pp. 96-107
27. Mt 25, 41-42.
28. Sermon sur l’aumône, op. cit.. CUCHE Fr.-X. ( Une pensée sociale catholique, op. cit., pp. 330-331) souligne l’existence d’une pensée économique dans l’ouvrage de Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte (op. cit., p. 293 et 386) dont nous avons précédemment montré le parti-pris. Vérification faite des références données par Cuche, on se rend compte que seules deux idées assez répandues et peu susceptibles d’entraîner une révision complète du problème méritent d’être retenues en faveur des pauvres : ne pas accabler le peuple d’impôt (X, I, VII) et respecter la propriété privée, « légitime et inviolable » (VIII, II, III).
29. IIa IIae, qu. 141, art. 3.
30. IIa IIae, qu. 141, art. 4.
31. IIa IIae, qu. 141, art. 3.
32. IIa IIae, qu. 141, art.4 et 5.
33. IIa IIae, qu. 142, art. 1. Saint Thomas ajoute : « Mais il faut bien remarquer que la privation volontaire de ces plaisirs peut être recommandable ou même nécessaire en vue d’une certaine fin, par exemple, la santé, ou encore la profession, comme les athlètes et les soldats. De même, les pénitents, pour recouvrer la santé de l’âme, se condamnent à un régime d’abstinence ; de même encore, les contemplatifs doivent renoncer plus que les autres aux désirs charnels. Mais rien de tout cela ne rentre dans le vice d’insensibilité, parce que tout cela est conforme à la droite raison. »
34. IIa IIae, qu. 170, art. 1 et 2.
35. IIa IIae qu. 184, art. 1.
36. IIa IIae, qu. 170, art. 1.
37. Catéchisme du Concile de Trente, chap. 35, § 7.
38. IIa IIae, qu. 47, art. 6.
39. IIa IIae, qu. 47, art.10.
40. Ils ne s’opposent pas, comme nous le savons : « Celui qui s’emploie au bien commun a ces deux excellentes raisons de travailler à son propre bien : tout d’abord, le bien propre ne peut être assuré au complet sans qu’en même temps ne soit assuré le bien commun de la famille, de la cité, de la patrie auxquels appartient l’individu et dont il est tributaire. Valerius Maxime disait des anciens Romains « qu’ils préféraient être pauvres dans un empire riche que d’être riches dans un empire pauvre ». Au surplus, l’homme, parce qu’il est partie constitutive de la famille et de la cité, apprendra nécessairement, s’il prend souci du bien commun, à avoir souci de sa propre moralité, afin que celle-ci concoure à la prospérité commune. C’est d’après les exigences du tout que doivent se disposer les parties. » (IIa IIae qu. 47, art. 10, sol. 2). Valerius Maximus (Ier s av. J.-C. - Ier s. Ap. J.-C.) est un historien romain, auteur des « Faits et dits mémorables », ouvrage qui eut un vif succès dans l’Antiquité et au Moyen Age (Larousse.).
41. IIa IIae, qu. 47, art. 11. A la question suivante (48, art. 1), il distinguera la prudence individuelle et la prudence du gouvernement des autres qu’il subdivisera en prudence militaire, prudence familiale, prudence du gouvernement (pour les chefs) et prudence politique (pour les citoyens). Voici comment Jean de Jésus Marie fidèle disciple de saint Thomas définit la « prudence économique » : « La famille, elle aussi, est menée avec prudence, si toute proportion gardée, on lui applique les mêmes règles que celles que nous avons définies comme étant à propos pour la prudence monarchique. Ainsi le père de famille entretiendra la piété, la justice et la paix en trouvant les moyens adéquats à l’acquisition et à la sauvegarde de ces biens, moyens grâce auxquels il maintiendra dans le devoir les membres de sa famille en recourant, en premier lieu, à l’amour et en inspirant, lorsqu’il le faut, la crainte ». (Le culte de la prudence, II, 13, Soumillon, 1992, p. 55).
42. IIa IIae, qu. 55, art. 1.
43. IIa IIae, qu. 55, art 6.
44. Rappelons-nous le « principe et fondement » de saint Ignace : « L’homme a été créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il a été créé. Il s’ensuit que l’homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin, et s’en dégager dans la mesure où elles lui sont un obstacle. «  (Exercices spirituels, Desclée de Brouwer, 1960, p. 28). Notons encore que ce que dit ici saint Thomas vaut aussi pour celui qui manque de biens et qui, par le fait même, risque de se laisser absorber par la recherche de ces biens.
45. IIa IIae, qu. 55, art. 1., sol. 1,2,3.
46. IIa IIae, qu. 47, art. 7. Ses successeurs répercuteront la même vision. Ainsi, Jean de Jésus Marie, carme déchaux, écrit en 1614: « ...le souci des réalités temporelles, quoiqu’il soit sans reproche quand on l’assume avec modération, devient toutefois illicite quand on s’y adonne avec excès. C’est ce qui arrive, non seulement quand on met ses espoirs dans les réalités de ce genre, comme si elles constituaient le souverain bien, mais aussi quand on les recherche avec une ardeur si intense que l’esprit néglige la pratique nécessaire des réalités spirituelles ou ressent pour elles des angoisses excessives et n’y songe avec sérieux qu’au moment mal choisi. » (Le culte de la prudence, III, 10, Soumillon, 1992, p. 77).
47. IIa IIae, qu. 117.
48. Saint Thomas précise en citant saint Augustin : « Tout ce que les hommes possèdent ici-bas, tout ce dont ils ont le domaine, est compris sous le nom d’argent (pecunia, pécuniaire) ; cela vient de ce que toute la richesse des anciens, c’étaient leurs troupeaux (pecus, pécore, bétail) » ; et Aristote : « Nous appelons argent tout ce dont la valeur se mesure par la monnaie ». (IIa IIae, qu. 117, art. 2, sol. 2).
49. IIa IIae, qu. 118.
50. IIa IIae, qu. 119.
51. IIa IIae, qu. 119, art. 1.
52. Ia IIae, qu. 64.
53. Elle ne doit pas être confondue avec la dilapidation ou le gaspillage qui sont des vices (cf. IIa IIae, qu. 135, art. 2).
54. IIa IIae, qu.117, art. 3, sol 1.
55. IIa IIae, qu. 134, art. 3.

⁢b. Le temps de la justice sociale

A partir de Léon XIII, l’Église se rend compte, vu l’ampleur et la gravité des problèmes sociaux qui sont le signe d’un désordre profond, politique, économique, moral, religieux, qu’il faut plus que la bienveillance individuelle, plus que le bon vouloir des riches. d’autre part, depuis le XVIIe siècle et surtout le XVIIIe siècle, en Angleterre d’abord, les pouvoirs publics commencent à se pencher sur le problème de la pauvreté. Enfin, il faut bien reconnaître que la pensée marxiste⁠[1] et les divers mouvements socialistes ont été des incitants importants et parfois déterminants.

Léon XIII tient un langage nouveau dans la mesure où il dépasse le discours habituel sur l’aumône comme remède à la misère matérielle mais il reste néanmoins très tributaire - mais pouvait-il en être autrement ? - de l’enseignement traditionnel. Cet extrait de Rerum novarum, nourri de la pensée de saint Thomas, est éclairant à cet égard : « La juste possession des biens se distingue de leur juste usage. La propriété privée (…) est pour l’homme de droit naturel, et faire usage de ce droit, en particulier dans la vie sociale, est non seulement chose permise, mais véritablement nécessaire.

Mais si on demande quel doit être l’usage des biens, l’Église répond sans aucune hésitation : « Sous ce rapport l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit les partager volontiers avec les nécessiteux. Ainsi Paul écrit-il : « Recommande aux riches de ce monde…​ de donner de bon cœur et de savoir partager » (1 Tm 6, 17 s). Certes il n’est demandé à personne d’aider autrui avec ce qui lui est nécessaire )à lui et aux siens, ni même de donner à autrui ce dont il a besoin pour le maintien de ce qui convient à la personne et de ce qui est bienséant. …​Mais dès que l’on a satisfait à ce qui est nécessaire et à ce qui convient, c’est un devoir de donner de ce qui reste à ceux qui sont dans le besoin. « Ce qui reste, donnez-le en aumône » (Lc 11, 41). C’est là un devoir non de justice, sauf situation extrême, mais de charité chrétienne dont on ne peut urger l’accomplissement par voie de justice. Mais au-dessus des lois et des tribunaux des hommes, il y a la loi et le tribunal du Christ, de Dieu, qui de multiples manières appelle à la largesse…​ et qui jugera ce qui aura été accordé ou refusé » (Mt 25, 34 s). »[2]

On est frappé par le souci du Souverain Pontife de présenter le devoir de partager le superflu comme un devoir de charité et non de justice, par peur du socialisme sans doute et avec une prudence qui aurait paru bien frileuse à certains Pères de l’Église. Il est clair aussi que le don demandé est un don pris sur les « biens » qui excèdent le nécessaire et le « convenable ».

Toutefois, Léon XIII introduit un principe très important qui va progressivement être développé par le Magistère, s’imposer et changer le regard porté sur la pauvreté. C’est le principe de solidarité : « il a été énoncé à plusieurs reprises, explique Jean-Paul II, par Léon XIII sous le nom d’ »amitié » que nous trouvons déjà dans la philosophie grecque. Pie XI le désigna par le terme non moins significatif de « charité sociale », tandis que Paul VI, élargissant le concept en fonction des multiples dimensions modernes de la question sociale, parlait de « civilisation de l’amour ». »[3]

Or , la solidarité n’est pas « un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. » Il s’agit désormais « de se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit. »[4]

C’est dans cet esprit que Léon XIII prêchera pour l’union des classes, la protection, par l’État, des droits des citoyens et surtout des plus faibles, le respect du travailleur, le juste salaire, le droit à l’association professionnelle, etc.. Le souci d’une vraie justice sociale et de ses conditions, est en train de prendre le pas sur le remède traditionnel et désormais radicalement insuffisant, de l’aumône.

Pie XI rappellera, bien sûr, le « très grave précepte de pratiquer l’aumône, la bienfaisance et la magnificence » mais il parlera aussi du don du travail : « Consacrer des revenus qui sont plus larges à ce qu’il y ait des possibilités plus grandes de travail rémunérateur , dès lors que ce travail est employé à produire des biens réellement utiles, doit être considéré comme un exercice de la vertu de magnificence particulièrement remarquable et approprié aux besoins de notre temps, ainsi qu’on peut le déduire des principes du Docteur angélique. »[5] Ce don est le fruit d’une vertu : la force.

Par ailleurs, de la manière la plus nette qui soit, Pie XI, nous l’avons vu, donnera la justice et la charité sociales comme couronnement et mesure à toute l’organisation politique sociale et économique parce que la liberté du marché et de la concurrence ne permet pas l’avènement d’un régime économique bien ordonné. « Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace. (…) C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement (…). »⁠[6]

Pie XII affirmera clairement, non plus comme Léon XIII, les droits qui résultent du travail - un « salaire suffisant » et l’acquisition « d’un modeste patrimoine » - mais le droit au travail. Nous sommes désormais, de plein pied, sur le terrain de la justice : « Au devoir personnel du travail imposé par la nature correspond et s’ensuit le droit naturel de chaque individu à faire du travail le moyen de pourvoir à sa vie propre et à celle de ses fils (…) ».⁠[7] Le Concile de Trente demandait que l’on travaille éventuellement pour les pauvres mais non de travailler à ce que les pauvres puissent travailler et acquérir leur indépendance comme le souhaitera le concile Vatican II.

Avec un certain retard, le concept de justice sociale s’est imposé au cœur d’une véritable doctrine sociale. La justice sociale, rappelons-le, est bien « celle que tend à réaliser une société dont les membres œuvrent à un projet commun. Cette fin vers laquelle tend tout le corps social requiert d’une part le respect des personnes entre elles ; d’autre part l’acceptation, par les personnes, de devoirs envers la société, et, par les institutions dont se dote le corps social, des devoirs de cette société vis-à-vis des personnes. Procédant d’un approfondissement des exigences de la justice distributive, la justice sociale donne sa forme concrète à la justice générale et dès lors un contenu concret aux exigences du bien commun. La justice sociale est donc celle qu’une société tend à instaurer par des institutions publiques et privées en vue de promouvoir la dignité des personnes et le respect des communautés humaines. »[8]

« Charité » ou justice sociale ?

La charité plutôt que la justice ?

L’encyclique Rerum Novarum, nous l’avons déjà évoqué, va diviser les chrétiens. Certains n’accepteront pas cet enseignement, d’autres vont l’interpréter en sens divers.

En 1886, Paul-Gabriel comte d’Haussonville⁠[9], écrivait : « A quelque point de vue qu’on se place, il est impossible de ne pas arriver à une même conclusion, c’est-à-dire à reconnaître la permanence et l’indestructibilité des causes qui engendrent la misère. Tout ce qu’on peut espérer c’est de trouver des palliatifs qui l’adoucissent. Il en est un, le plus efficace de tous, auquel il faudra toujours revenir : ce palliatif, j’oserai presque dire ce remède, c’est la charité »[10].

Après la publication de Rerum Novarum, il réaffirmera, en réponse au chrétien social à Albert de Mun⁠[11], la nécessité de la charité plutôt que de la justice. A. de Mun accusait la Révolution, insurrection de l’homme contre Dieu, d’être responsable du triste état social de la France. Plus précisément, pout lui, c’est la suppression irrémédiable des corporations au nom de la liberté qui avait engendré la misère et « substitué une inégalité à une autre, un esclavage d’un nouveau genre à celui des temps passés ». A partir de ce moment, « l’ardeur de la spéculation envahit tout ; la lutte sans merci a pris la place de l’émulation féconde, la petite industrie est écrasée ; le travail personnel tombe en désuétude ; les salaires s’avilissent ; le paupérisme s’étend comme une lèpre hideuse ; l’ouvrier exploité sent germer dans son cœur le ferment d’une haine implacable. Il n’a d’asile que dans la résistance et de recours que dans la guerre ». Pour A. de Mun, un remède majeur serait l’établissement d’une législation sociale : « que la loi intervienne au nom de la justice ».⁠[12] Haussonville considère que la nostalgie du passé et les difficultés présentes ont poussé A. de Mun à idéaliser quelque peu la situation du travailleur sous l’ancien régime et se demande « si beaucoup de souffrances que nous croyons nouvelles ne demeuraient pas autrefois tout simplement ignorées, et si la grande différence du passé au présent n’est pas surtout celle du silence à la plainte ». Il concède toutefois à son interlocuteur que même si la cordialité entre patrons et ouvriers règne dans un grand nombre d’entreprises, il est regrettable que la Révolution, après avoir proclamé, à juste titre, la liberté du travail, ait « interdit aux travailleurs de se concerter et de s’associer pour la défense de leurs intérêts communs ». Haussonville réclame donc, comme A. de Mun, « le vote d’une loi intelligente, qui accorderait à tous les citoyens, quelque opinion qu’ils professent, quelque habit qu’ils portent, la liberté d’association ». Mais en ce qui concerne l’établissement d’une législation sociale, il ne peut suivre son interlocuteur. Il ne croit pas que la loi pourrait « guérir ces trois plaies (…), l’insuffisance du salaire, la fréquence du chômage et la concurrence de la machine ». Arguant qu’en Angleterre, l’interdiction du travail de nuit a « fait quelque peu baisser le salaire moyen déjà très faible », Haussonville conclut que « les mesures législatives par lesquelles on prétend régler les conditions de travail exercent souvent ainsi des répercussions dont (les économistes) (…) sont moins surpris que les législateurs ». Le remède alors que préconise l’orateur, c’est « l’influence sociale de l’Église ». Mais, qu’entend-il par là ? Simplement : la charité qui peut, comme elle l’a fait pendant dix-huit siècles, « d’une façon beaucoup plus efficace que la législation, tempérer par son action incessante la dureté des lois économiques, et empêcher (…) que l’humanité ne soit sacrifiée à la liberté. Aux conséquences brutales de l’offre et de la demande, elle oppose en effet l’obligation morale⁠[13] du juste salaire qui n’abuse point de la détresse de l’ouvrier, et tient compte de ses besoins légitimes. Elle proclame hautement que, si le travail est une marchandise, il n’en est pas de même du travailleur, et que celui qui paye équitablement le prix de la marchandise n’en est pas quitte pour cela avec ce créancier d’un nouveau genre vis-à-vis duquel lui reste encore des devoirs à remplir. Elle rappelle à ceux qui détiennent les biens de ce monde qu’ils sont comptables de leur emploi aux yeux du Maître qui les leur a dispensés, et qu’ils doivent en prélever la dîme au profit de ceux qui en sont dépourvus. Elle adoucit l’âpreté des luttes inévitables ; elle panse les plaies des vaincus, et impose mansuétude aux vainqueurs. Elle est enfin la meilleure garantie de la vraie liberté, car elle parle au nom de Celui, comme une femme l’a dit dans un vers admirable : Dont les deux bras cloués ont brisé tant de fers ».

Sept ans après Rerum Novarum, Haussonville⁠[14] ne craint pas de souligner que le rôle essentiel des ministres de l’Église est de « prêcher » et « pratiquer la charité », de « sagement (…) continuer à en rappeler les préceptes et à en donner l’incessant exemple, plutôt que de s’appliquer avec trop d’ardeur à la discussion de problèmes économiques dont la solution est souvent incertaine, et où la moindre erreur compromettrait en apparence l’autorité de l’Église elle-même ». Sans prendre parti d’avance, que les prêtres s’interposent entre patrons et ouvriers, « en s‘adressant à la conscience des uns, à la sagesse des autres, mais en rappelant avec force à ceux qui l’emportent par la richesse et les lumières que leur responsabilité morale est en proportion directe de leurs lumières et de leur richesse ».

Une solution : le patronage ?

En 1810, Henri De Gorge⁠[15] développe le site industriel du Grand-Hornu, près de Mons, et crée, pour la première fois en Europe, à côté du complexe industriel une cité de 425 maisons confortables dotées chacune d’un jardin. Dans cette cité, furent construits une école, une bibliothèque, un établissement de bains, une salle de danse et un hôpital.

En 1859 par J.-B. Godin⁠[16], ancien ouvrier devenu patron d’une poêlerie, fonde le Familistère de Guise. Le bâtiment abritait 1200 personnes avec des magasins, une « nourricerie » (de 0 à 2 ans), un « pouponnat » (de 2 à 4 ans), une école (laïque, gratuite, obligatoire jusqu’à 14 ans, mixte), une bibliothèque, un théâtre, une société de musique, une coopérative d’achats, un lavoir obligatoire, une piscine, et un jardin. Sont organisés des services sanitaires, un enseignement professionnel pour les adultes et des caisses de retraite. Le patron a un très grand souci de l’hygiène et de la moralité mais il n’a pas prévu d’église car il est anticlérical.⁠[17] Le Familistère est réservé aux travailleurs les plus talentueux. Ils peuvent devenir  »membres associés » et jouir d’un système d’actionnariat complexe de participation aux bénéfices en plus d’un meilleur salaire⁠[18]. Les autres travailleurs habitant Guise ou les alentours sont « membres sociétaires » ou « membres participants ».

A partir de 1887, William Hesketh Lever se met à construire à côté de son usine de Port Sunlight, des logements et des infrastructures pour ses ouvriers, « il avait en effet réalisé que plus ses ouvriers étaient heureux, plus ils étaient productifs »[19]. Il construit ainsi une galerie d’art, une église et un presbytère, une école, un théâtre, un réfectoire réservé aux femmes.

Outre ces réalisations spectaculaires, il ne manque pas de patrons qui mettent sur pied des œuvres d’éducation, des économats ou qui construisent des maisons pour leurs ouvriers.

Cette pratique fut dénoncée comme paternaliste et les différentes mesures généreuses furent reconnues comme inefficaces et humiliantes. Ainsi, lors de l’exposition de Paris en 1867, les délégués des travailleurs invités par Frédéric Le Play⁠[20], purent communiquer leurs remarques. Ils réclamèrent notamment des salaires équivalents pour les femmes qui accomplissent le même travail que les homme, la fixation d’un salaire minimum, la liberté de s’associer en syndicats, la suppression du livret ouvrier, le développement de sociétés coopératives, etc..⁠[21]. Et sur le sujet qui nous occupe, ils s’exprimèrent aussi en ces termes : « ce que nous n’admettrons jamais, c’est cette existence en dehors du droit commun, ce casernement dans un quartier spécial, qui ferait de nous une classe à part dans la société ; nous sommes dans un pays où l’égalité est trop enracinée dans les mœurs, pour jamais consentir à accepter même un don dans ces conditions »[22]

C’est dans cet esprit que le Congrès ouvrier de 1876 rejeta ces initiatives de « bourgeois bien intentionnés ».

En général, il est reproché à l’employeur de chercher son intérêt plutôt que celui des ouvriers, de les détacher du syndicat, de paralyser les revendications, et d’accroître la production. Par ailleurs, les coopératives et entreprises participatives sont vulnérables en cas de crise, de chômage et d’inflation. Enfin, comment calculer et réaliser la répartition des bénéfice lorsqu’elle est prévue ? En un mot, l’employé soumis au bon vouloir de l’employeur.⁠[23]

L’erreur serait de compter sur le dévouement de la classe dirigeante comme si rien n’était à changer dans les structures. La faute est aussi de considérer la charité comme un pouvoir.

La justice sociale plutôt que la charité ?

La réorientation du discours de l’Église rejoint donc les désirs des travailleurs. Et il est clair qu’il ne peut y avoir de conflit entre la charité et la justice. Si le Concile Vatican II dit bien qu’ »il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on n’offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice », et il est entendu que « la charité représente le plus grand commandement social. Elle respecte autrui et ses droits. Elle exige la pratique de la justice et seule nous en rend capables. »[24]

En quelques mots clairs, est défini l’essentiel d’un vrai programme social. L’amour est premier, comme moteur, comme motivation, mais il doit entraîner d’abord la justice avant le « don de la charité ».

Or souvent l’amour manque. Dans ces conditions est-il encore possible de parler de justice ? En février 2004, le rapport annuel sur la pauvreté fut présenté au parlement de la Région bruxelloise devant un hémicycle presque vide…​⁠[25]. Et est-il possible de délimiter les objectifs entre charité et justice ? Gaudium et Spes parle bien de « la règle de justice, inséparable de la charité »[26]. « Les actions propres à la justice, ajoutent des commentateurs, ne sont ni oubliées ni annulées par cette intervention de la charité, mais c’est elle qui les provoque et les commande. Quand l’Église vise à donner à chacun son dû, œuvre relevant éminemment de la justice, elle ne se satisfait pas d’avoir mesuré ce dû, mais se préoccupe bien davantage de toute la personne du « chacun ». L’Église ne pose jamais sur ses yeux le bandeau de la justice ; nourrissant une estime de fond pour tout l’homme, elle n’est pas tentée pour autant d’avantager l’un au détriment de l’autre. Cette motivation de charité décante les interventions de l’Église dans l’intérêt de la promotion intégrale, et leur confère leur qualité propre comme elle détermine son objet premier ».⁠[27]

Il était important de rappeler que l’Église tout en s’attachant à ce que « justice soit faite », va au delà par souci constant et constitutif du développement de tout l’homme dans tout homme⁠[28].

C’est pourquoi, contrairement à ce que pensait Léon XIII qui présentait l’aumône comme œuvre de charité plutôt que de justice, le Catéchisme de l’Église catholique ne craint pas d’encadrer la fameuse citation d’Apostolicam Actuositatem, d’une part de cette autre citation très représentative de saint Jean Chrysostome : « Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs »[29] ; et, d’autre part, de ce passage éclairant de saint Grégoire le Grand : « Quand nous donnons aux pauvres les choses indispensables, nous ne leur faisons point de largesses personnelles, mais leur rendons ce qui est à eux. Nous remplissons bien plus un devoir de justice que nous n’accomplissons un acte de charité ».⁠[30] Les textes sont juxtaposés sans commentaire mais on peut tout d’abord affirmer que l’enseignement de Vatican II est bien conforme à celui des Pères ; ensuite, que l’insistance des Pères sur l’acte de justice aurait dû ou pu susciter plus tôt une réflexion sur une obligation légale comme conséquence partielle de l’obligation morale d’agir en faveur des pauvres, à l’instar de ce que l’Ancien Testament nous révèle. En effet, « Dès l’Ancien Testament, toutes sortes de mesures juridiques (année de rémission, interdiction du prêt à intérêt et de la conservation d’un gage, obligation de la dîme, paiement quotidien du journalier, droit de grappillage et de glanage) répondent à l’exhortation du Deutéronome : « Certes les pauvres ne disparaîtront point de ce pays ; aussi Je te donne ce commandement : tu dois ouvrir ta main à ton frère, à celui qui est humilié et pauvre dans ton pays » (Dt 15, 11). Jésus fait sienne cette parole : « Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous : mais Moi, vous ne M’aurez pas toujours » (Jn 12, 8). Par là il ne rend pas caduque la véhémence des oracles anciens : « parce qu’ils vendent le juste à prix d’argent et le pauvre pour une paire de sandales…​ » (Am 8, 6), mais il nous invite _ reconnaître sa présence dans les pauvres qui sont ses frères (…) ».⁠[31]

L’aumône est-elle, pour autant, désormais obsolète ?

Certes non. Nous l’avons vu et nous le reverrons, bien des misères échappent à l’application de la justice et réclament l’investissement désintéressé, généreux des personnes, des associations voire des États.

A l’endroit même où le concile Vatican II proclame qu’ »il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que n’offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice », il rappelle aussi que les  »œuvres de charité et de secours mutuel » sont « aujourd’hui (…) beaucoup plus pressantes et doivent davantage prendre les dimensions de l’univers car (…) les habitants du monde entier deviennent comme les membres d’une même famille. L’action de la charité peut et doit atteindre aujourd’hui tous les hommes et toutes les détresses. (…) Cette obligation s’impose en tout premier lieu aux hommes et aux peuples qui sont les mieux pourvus. »[32]

Evidemment, on ne parlera plus d’aumône car le mot évoque, de nos jours, « une pratique condescendante et par trop individualiste »[33], on emploiera plutôt, avec bonheur, les mots de partage et de solidarité. Et Jean-Paul II n’hésitera pas, alors que Léon XIII invitait à partager le superflu, à solliciter le partage du nécessaire devant des situations dramatiques: famines, catastrophes, dettes exorbitantes, etc..

Aujourd’hui, certains chrétiens veulent remettre la dîme à l’honneur. Ils se demandent s’il ne serait « pas profondément évangélique de considérer que la somme des multiples collectes puisse atteindre le niveau de la dîme dont il est question dans la Bible (10% des revenus) ?

Nous serions encore loin, ajoutent-ils, de nous hisser à la hauteur de la veuve de l’Évangile : elle n’a pas donné de son superflu, mais de « ce qui lui était nécessaire pour vivre » (Lc 21, 1-4). Nous serions encore loin de répondre aux besoins criants des 2,8 milliards d’êtres humains qui n’ont pas deux dollars par jour pour vivre. Mais nous serions sur la route de l’appel évangélique au partage. Les Pères de l’Église, au début du christianisme, donnaient ce point de repère : « la mesure du dépouillement doit être l’échelle de l’infortune de ceux qui n’ont rien ». »[34] Ce qui est une manière d’inviter à rechercher une certaine égalité.

Mais, comme il a été dit plus haut, la justice, aussi perfectionnée soit-elle, ne peut assurer tout le développement de l’homme dans son intégralité. Ceux qui ont cherché la justice parfaite et définitive dans l’égalitarisme le plus strict, ont détruit la société et pervertit la personne.⁠[35]

Justice sociale et tempérance

En tout cas, la pratique de la justice sociale ou de la solidarité réclament, comme l’aumône, la pratique des vertus de prudence, de libéralité, de magnificence et donc de tempérance.

Il peut paraître irréaliste de parler de tempérance à une époque marquée surtout par la production intensive, la consommation, l’inflation des besoins, le désir de possession, le gaspillage, mais, outre que la vérité doit être dite à temps et à contretemps, pourquoi les chrétiens seraient-ils complexés pour prêcher la mesure au moment où des mouvements écologistes ou altermondialistes s’emploient à contester et calmer ces dérives contemporaines, à « maîtriser notre maîtrise » sur le monde !⁠[36]

La tempérance a mauvaise réputation dans la mesure où beaucoup la confondent avec la continence alors qu’on pourrait la considérer comme « la vertu du plaisir »[37] et exactement le contraire de la continence. Ni passion de jouir, ni insensibilité, « la tempérance est (…) bien meilleure que la continence puisqu’elle consiste dans la justesse du désir lui-même. Le continent en reste au tumulte des convoitises, auquel il résiste par un prodige de volonté. Mais il ne modère pas son désir charnel lui-même, et il souffre de cette contradiction interne. Au contraire, le tempérant a modéré son désir, et lorsqu’il jouit d’un objet mesuré, il ne souffre pas de ne pas jouir plus ».

Nous nous sommes demandé ce que cette vertu peut avoir de spécifiquement chrétien non seulement parce saint Thomas rappelle constamment, comme les Grecs, la mesure de la raison pour justifier la tempérance⁠[38] mais aussi parce qu’on peut interpréter ces textes et leurs sources comme un art de jouir. C’est la lecture plus qu’épicurienne à laquelle se livre Comte-Sponville⁠[39]. A partir d’Aristote, d’Epicure, de Lucrèce⁠[40], de Montaigne⁠[41] mais aussi de saint Thomas, l’auteur va montrer que cette vertu qui n’est pas opposée au plaisir nous permet, au contraire, de mieux jouir. d’une part, parce que « nous restons maîtres de nos plaisirs, au lieu d’en être esclaves » , ils seront plus « purs », plus « joyeux ». Si « être tempérant (…) c’est pouvoir se contenter de peu (…) ce n’est pas le peu qui importe : c’est le pouvoir, et c’est le contentement. » Autrement dit, « il s’agit de jouir le plus possible, le mieux possible, mais par une intensification de la sensation ou de la conscience qu’on en prend, et non par la multiplication indéfinie de ses objets ». Dans ce sens, si Comte-Sponville se montre soucieux de ne pas sombrer dans l’insatisfaction et l’esclavage évidemment, l’essentiel n’est pas d’abord de vivre selon la raison mais, très sensuellement, de préférer la qualité du plaisir à sa quantité.⁠[42]

Voilà une accentuation inattendue de la pensée du Docteur angélique, mais non un pur détournement !

Dans une société comme la nôtre, érotisée et consommatrice, l’accent doit rester de mise sur la tempérance vis-à-vis de tous les appétits sensibles qui peuvent nous absorber, nous asservir mais aussi attenter au bien d’autrui, dans le sens le plus large. Comte-Sponville souligne d’ailleurs que « la leçon vaut surtout pour nos sociétés d’abondance, où l’on meurt et souffre plus souvent par intempérance que par famine ou ascétisme ».⁠[43] Mais, en tout temps, ajoute-t-il encore, elle est difficile parce qu’elle porte sur « les désirs les plus nécessaires à la vie de l’individu (boire, manger) et de l’espèce (faire l’amour), qui sont aussi les plus forts et, partant, les plus difficiles à maîtriser ».⁠[44] C’est presque mot pour mot ce que dit saint Thomas⁠[45].

La tempérance est nécessaire à la pratique de l’aumône comme à l’exercice de la justice sociale mais sa dimension altruiste, dynamique au delà de notre construction personnelle par la maîtrise de nos appétits, ne peut lui être donnée vraiment que par une compréhension profonde, évangélique, de la charité. Comme l’écrit très justement Benoît Lobet, dans un texte plus chatoyant que celui de saint Thomas, trop prisonnier de la rationalité grecque, la tempérance chrétienne est « adossée à la découverte toujours étonnée que le salut, et avant lui, la vie elle-même, sont don et grâce ». Dès lors, « même dans ses formes les plus extrêmes (l’érémitisme, le monachisme), la tempérance chrétienne ne prétend pas, ou du moins pas seulement, être le fruit d’un effort humaniste de maîtrise de soi. Elle est action de l’Esprit, dans le cœur du croyant, pour qu’il accueille les plaisirs nécessaires de la vie, qu’il en jouisse et en fasse jouir d’autres (le frère innombrable et multiple), surtout ceux qui en sont privés, petits et sans-grade, mais tout cela dans la mesure. Et la mesure, dans cette optique chrétienne, n’est qu’un autre nom de l’action de grâce ».⁠[46] Texte admirable non seulement parce qu’il résout le paradoxe suscité à l’intérieur du message chrétien par l’appel à une maîtrise de soi qui ne peut « être disjointe du don fondateur de la foi, de son excès et de sa folie »[47], mais aussi parce qu’il montre que la lutte contre les pauvretés est, sous l’éclairage de la foi, diffusion de la joie. En effet, « être sobre, ce n’est pas être petit et calculer serré. C’est donner pleinement, entièrement parce qu’on est libre de soi, léger. Se déposséder n’a de sens que si cela nous donne du temps pour rendre heureux. (…) Choisir de se dessaisir d’une multitude d’objets, d’assurances, ce n’est sûrement pas devenir meilleur, ni même différent. Seulement plus proche …​ de Dieu, des autres et de cette dimension du temps qui est donnée et reçue. Cette dimension qui rejoint les béatitudes : « joie, simplicité, miséricorde » et que nous aimons appeler : légèreté.

La foi n’est-elle pas simplement cet espace qui s’ouvre en nous pour accueillir la question que Dieu nous pose : Veux-tu être ma joie ? »[48]

Dans le même esprit, Mgr Van Luyn, évêque de Rotterdam, va montrer toute l’importance de la tempérance, non seulement pour rendre effective la charité sociale mais aussi pour nous mettre en état d’aimer Notre Seigneur : « L’attitude de vie personnelle qui est le préliminaire pour une authentique spiritualité et solidarité[49], c’est la sobriété qui signifie prendre ses distances à l’égard de la société de consommation et du matérialisme moderne en tempérant ses propres exigences et aspirations et en concentrant l’attention sur la responsabilité propre envers Dieu et envers le prochain, spécialement envers ceux qui vivent la pauvreté et l’exclusion, et envers les générations futures en exploitant de manière adéquate les ressources de la nature. La sobriété suppose que nous combattions l’exaltation de l’argent et du confort, le gaspillage et la frénésie, le rythme continu de l’économie. Sobriété signifie aussi que nous mettions, à la disposition des autres, temps et attention, écoute et dialogue, intérêt vrai pour le prochain, échange et partage pour réfléchir ensemble sur le vrai sens de l’existence humaine, afin de nous orienter à la lumière que le Christ nous offre dans son Évangile ».⁠[50]

Au lendemain de la guerre, le P. Y. Congar, « pour vivre et diffuser le mystère sauveur de Pâques, la mission exige un appauvrissement volontaire, dans la suite de celui du Christ. Il faut qu’après lui les chrétiens, afin d’accomplir le dessein de Dieu - qui veut que les hommes faits à son image vivent et s’accomplissent dans la dignité et la liberté -, acceptent de s’appauvrir eux-mêmes pour éliminer la misère dégradante, soit en limitant la jouissance des biens dont ils disposent, soit en descendant dans la pauvreté pour être avec de plus pauvres et les aider à sortir de leur misère. »[51]

La tempérance ou l’esprit de pauvreté, si l’on préfère, concerne tous les hommes, les riches et les pauvres car rappelle le P. Georges Cottier, « si travailler à supprimer la misère dont nos frères sont victimes est un devoir impératif, cette suppression n’a pas pour elle-même valeur de fin. Vaincre la pauvreté pour déchaîner les concupiscences du lucre et de la puissance, c’est passer d’une misère à une autre. Les richesses sont trompeuses ; elles peuvent attiser la soif de l’homme pour les biens terrestres jusqu’à le détourner des vraies richesses qui sont celles du Royaume. La cupidité, l’avidité, l’avarice sont à la racine de tous les maux ; elles rendent l’homme égoïste, dur et orgueilleux, elles l’enferment dans les horizons de cette terre ; elles sont l’expression de ce « monde » pour lequel le Seigneur n’a pas prié. Il faut donc tout ensemble combattre la misère et se garder de la richesse. L’Église doit, part la parole et par l’exemple, prêcher la pauvreté. Mais, notons-le, il s’agit de la pauvreté voulue et choisie en vue du Royaume, non de la pauvreté sociologique subie et dégradante pour l’homme. »[52]

Le pape François insistera sur la « sobriété » rappelant que « la spiritualité chrétienne propose une croissance par la sobriété, et une capacité de jouir avec peu. » Il ajoute que « la sobriété, qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice. Ce n’est pas moins de vie, ce n’est pas une basse intensité de vie mais tout le contraire ; car, en réalité ceux qui jouissent plus et vivent mieux chaque moment, sont ceux qui cessent de picorer ici et là en cherchant toujours ce qu’ils n’ont pas, et qui font l’expérience de ce qu’est valoriser chaque personne et chaque chose, en apprenant à entrer en contact et en sachent jouir des choses les plus simples. […] Le bonheur requiert de savoir limiter certains besoins qui nous abrutissent, en nous rendant ainsi disponibles aux multiples possibilités qu’offre la vie. »[53]


1. A.-D. Sertillanges considère le marxisme comme une hérésie chrétienne et l’on peut estimer qu’ »elle systématise la faillite chrétienne en matière pratique, et qu’à ce titre elle est utile à la manière d’un épouvantail (…). Voilà où mène logiquement la trahison de la société croyante à l’égard des conséquences de sa foi. » ( in Le christianisme et les philosophes, tome II, Les temps modernes, Aubier, 1941, p. 224). M.-D. Chenu rejoint, à sa manière, son illustre prédécesseur en soulignant que, face à l’aliénation capitaliste, la ferveur des chrétiens « ne leur donna pas l’intelligence des causes , elle ne s’exprima pas dans un savoir : expérience, théorie économique, technique, philosophie des besoins et des valeurs, postulant au sommet une sagesse théologique. Cette défaillance fort explicable de la pensée mit en échec les intuitions évangéliques elles-mêmes : aveuglement sur l’injustice triomphante, insensibilité à la misère, méconnaissance des exigences de la fraternité et des violences de l’amour, indifférence au destin, voire au salut, de la masse. Lorsqu’ils se décidèrent à faire la critique de la société capitaliste et libérale, ce fut dans des conditions graves d’infériorité psychologique, sociale, politique et sans faire avancer d’un pas la révolution nécessaire.
   Marx, lui, construisait une métaphysique du travail, une sociologie de la communauté, une dialectique de l’histoire (…) C’est là de quoi faire une révolution. Il construisit même, son messianisme à lui seul en fait foi, une religion, une « théologie ». Mais ce fut dans l’athéisme. » (Pour une théologie du travail, Seuil, 1955, p. 61). Le jugement de Chenu sur la faiblesse ou la défection chrétienne peut paraître sévère voire injuste. Il faudrait évidemment, ce que ne fait pas l’auteur, préciser les dates dans lesquelles s’inscrivent ces faits. Toujours est-il qu’incontestablement, les chrétiens trop attachés peut-être à la problématique classique et séculaire de l’aumône et paralysés, sans doute, par la crainte d’une révolution, ont pris du retard dans la constitution d’une morale sociale globale et plus encore dans l’élaboration d’une théologie du travail qui, selon Chenu, commence à naître à l’époque de la seconde guerre mondiale.
2. RN, in Marmy 452-454.
3. CA, n° 10. Jean-Paul II se réfère à RN, n° 25 ; QA, n° 3 ; Homélie de clôture de l’Année sainte, 1975.
4. SRS, n° 38. C’est l’auteur qui souligne.
5. QA, in Marmy 555. Pie XI fait allusion à ce passage de saint Thomas : « La magnificence a pour but de faire une œuvre grande. Mais celle-ci, pour être faite comme il faut, exige des dépenses proportionnées : à grandes œuvres, grands frais. Il appartient donc à la magnificence de donner largement pour mener à bien une grande œuvre. » (IIa IIae, qu. 134, art. 3)
6. QA, n° 88.
7. Radio-message La Solennità, 1-6-1941, in Marmy, 667. Ce droit au travail sera réaffirmé dans le radio-message Con Sempre, Noël 1942, in Marmy, 793.
8. SCHOOYANS M., op. cit., pp. 96-97. C’est l’auteur qui souligne.
9. 1843-1924. Fils d’un député conservateur, il écrivit de nombreux ouvrages traitant des questions sociales de l’histoire littéraire. Il fut élu à l’Académie française en 1888 et à l’Académie des sciences morales en 1904.
10. In Etudes sociales : Misères et remèdes, cité par JACCARD P., in Histoire sociale du travail de l’antiquité à nos jours, Payot, 1960, p. 281. Pierre Jaccard fut Président de l’Ecole des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne.
11. Albert comte de Mun (1841-1914), fondateur des Cercles catholiques d’ouvriers (1871), de la revue L’Association catholique (1881). Partisan de l’union syndicale des patrons et des ouvriers, ce député monarchiste convaincu se rallia à la république après la publication de l’encyclique Au milieu des sollicitudes par Léon XIII (1892).
12. Ces citations d’Albert de Mun sont extraites du Discours de P.-G. d’Hassonville, Séance publique au palais de l’Institut, le 10 mars 1898, disponible sur www.academie-francaise.fr
13. C’est moi qui souligne.
14. Il terminera son discours en évoquant le « touchant appel » lancé depuis 20 ans par « le grand pontife » à une élite d’ »hommes de bien et de bonne foi » : « son large cœur les convie tous à ce grand œuvre de soulagement de la souffrance humaine. (…) Aucune main, de quelque côté qu’elle vienne, ne doit être repoussée si elle tente d’essuyer quelques-unes des larmes qui, depuis l’origine du monde, coulent sans trêve des yeux de l’humanité ».
15. 1774-1832. Fut élu sénateur en 1831. (Cf. www.ise-mons.be).
16. 1817-1888. C’est la pensée de Charles Fourier (1772-1837) qui l’influença. Celui-ci pensait que l’association volontaire supprimerait la concurrence et le salariat. Il proposa la création de « phalanstères », sociétés rurales de production et de consommation installées une sorte de grand hôtel confortable. Sociétés autosuffisantes dont chacun est propriétaire, employé et gestionnaire. L’idée passa aux États-Unis mais les tentatives de réalisation (à Brookfarm (1840), Red Bank (1843), au Texas 1852) échouèrent et ruinèrent leurs promoteurs dont Victor Considérant qui fut le disciple le plus zélé de Fourier comme en témoigne sa Doctrine sociale (1834-1844) (Mourre). La Société du familistère de Guise fut dissoute en 1968. Les appartements (de 2 à 6 pièces) furent mis en vente.
17. Cf. www.sciences-sociales.ens.fr.
18. Godin nourrissait aussi le projet d’accorder la propriété de l’entreprise aux employés.
19. Cf. www.ise-mons.be.
20. 1806-1870. Ingénieur de l’Ecole des Mines, étudia l’organisation du travail à travers l’Europe (cf. La Réforme sociale, 1864), fut chargé de l’organisation de l’exposition où il favorisa la présence de délégations ouvrières et instaura « un nouvel ordre de récompenses en faveur des personnes, des établissements ou des localités qui, par une organisation ou des institutions spéciales auront développé la bonne harmonie entre ceux qui coopèrent aux mêmes travaux et assuré aux ouvriers le bien-être matériel, moral et intellectuel ». ( cité sur http://tecfa.unige.ch). Pour Le Play, la réforme sociale doit être avant tout morale par l’application des principes du décalogue et la restauration de l’autorité tutélaire, altruiste, compréhensive du chef sur le groupe, du patron dans l’entreprise et du père dans la famille. C’est le « paternalisme » au sens strict.
22. Cf. JACCARD P., op. cit., p. 301.
23. Id., pp. 302-303.
24. CEC, n° 1889. Le Catéchisme rappelle que la charité « inspire une vie de don de soi : « Quiconque cherchera à conserver sa vie la perdra, et qui la perdra la sauvera » (Lc 1 7, 33) ».
25. JT de la RTBf, 20-2-2004, 19h30.
26. GS, 69.
27. RIEDMATTEN Henri de et GROSSRIEDER Paul, L’Église et la promotion humaine, in Communio, tome III, n° 2, mars 1978, p. 66. Les auteurs sont tous deux dominicains et suisses. C’est bien ce que Paul VI rappelait, en 1976: « de la libération que l’évangélisation annonce et s’efforce de mettre en œuvre, il faut dire (…):
   - elle ne peut pas se cantonner dans la simple et restreinte dimension économique, politique, sociale ou culturelle, mais elle doit viser l’homme tout entier, dans toutes ses dimensions, jusque et y compris dans son ouverture vers l’Absolu de Dieu ;
   - elle est donc rattachée à une certaine conception de l’homme, à une anthropologie qu’elle ne peut jamais sacrifier aux exigences d’une quelconque stratégie, d’une praxis ou d’une efficacité à court terme. » (Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, n° 33).
28. Cf. PP, 14.
29. Lazarum 1, 6 cité in CEC, n° 2246.
30. Regula pastoralis 3, 21 in CEC, n° 2246.
31. CEC, n° 2449.
32. AA, n° 8.
33. Bruguès.
34. Déclaration du Conseil national de la solidarité et de la Commission sociale des évêques de France, DC, n° 2229, 2-7-2000, p. 640. Un peu plus loin, le texte ajoute : « Le partage ne peut se réduire à une contribution financière. Donner de l’argent sans se donner soi-même est un mensonge. Partager veut dire, dans la mesure de ses moyens, donner de son temps, de son avoir, de son pouvoir, de ses qualifications, des dons reçus. C’est aussi participer à l’une ou l’autre des associations de solidarité ».
35. « La recherche d’égalitarisme, écrit un cadre, que généreusement certains confondent avec la lutte contre l’injustice, ne peut en rien s’identifier avec celle-ci et m’apparaît contraire à la réalité profonde du monde, qui est de diversité, de démesure et de particularisme. Pire, elle prend le risque de stéréotyper les individus dans leurs aptitudes et leurs comportements. Que de frustrations et d’injustices peuvent en découler ! Le sentiment de l’injustice éprouvé par chacun correspond au poids des rapports de force qui ne lui sont pas favorables, qui le mettent dans la dépendance d’un autre au profit de celui-ci. Celui qui le ressent s’estime méprisé, réduit, infériorisé, exploité individuellement ou collectivement par un ou des exploiteurs. Il vit la tension sociale par excellence. (…)
   Les cibles à détruire sont claires : l’excès des inégalités d’abord, parce qu’il engendre les privilèges et la « supériorité », ensuite ses corollaires, l’envie et la méfiance qui entretiennent par des formes sans cesse renouvelées, au fur et à mesure que sont contraintes de disparaître celles devenues trop criardes, une distance globale entre les hommes. Au niveau de l’avoir, (…) si des écarts peuvent se justifier par la différence des responsabilités et des apports dans la vie économique et sociale, ils ne doivent pas entraîner, ce qui est hélas le cas aujourd’hui, un modèle dominant de niveau de vie auquel la majorité n’a pas accès, cause profonde de frustration , d’envie, de révolte.
   Les excès du pouvoir et du savoir s’incarnent dans l’autoritarisme et l’arrogance. » Il faut « diminuer la « distance » entre les hommes ». (FLINOIS Jean-Luc, Qui ose parler de justice ?, in Communio, tome III, n° 2, mars 1978, p. 73 et pp. 75-76). L’auteur était directeur commercial des marchandises à la Société Nationale des Chemins de fer Français.
36. SERRES M., Le Contrat naturel, François Bourin, 1990, p. 61.
37. C’est le titre d’un article consacré à la tempérance par Hélène Machefert, in Communio, n° XXV, 5, septembre-octobre 2000, pp. 49-60. Nous lui empruntons les citations qui suivent.
38. La vertu, disait déjà Aristote, est une « disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en un juste milieu relatif à nous, lequel est rationnellement déterminé ». (Ethique à Nicomaque, II, 6, 1107a).
39. COMTE-SPONVILLE A., Petit traité des grandes vertus, Puf, 1995, pp. 52-58.
40. Dans le De natura rerum.
41. « L’intempérance est peste de la volupté et la tempérance n’est pas son fléau : c’est son assaisonnement » (Essais, III, 13).
42. Comme saint Thomas, Comte-Sponville est bien conscient que « les plaisirs du corps, par leur accroissement ou leur seule prolongation, passent la limite de l’équilibre naturel et deviennent objet de dégoût » (Ia IIae, qu. 33, art. 2).
43. Op. cit., p. 57.
44. Id., p. 58.
45. IIa IIae, qu. 141, art. 7et 8.
46. LOBET B., L’éléphant est-il chrétien, Propos sur la tempérance, in Oser la tempérance, Cahiers de Paraboles, n° 9, juin 2000, p. 20. B. Lobet fut professeur à l’Ecole de la Foi et des Ministères de Tournai. Actuellement doyen de Bruxelles-centre.
47. Id., p. 18. Cf. Ga 5, 19-23: « On sait ce que produit la chair : débauche, impureté, libertinage, idolâtrie, magie, inimitiés, discordes, jalousies, emportements, cabales, dissensions, factions, envie, ivrognerie, orgies et autres excès de ce genre. Je vous préviens, comme je l’ai déjà fait : ceux qui s’y livrent n’hériteront pas du royaume de Dieu. Le fruit de l’Esprit au contraire, c’est charité, joie, paix, longanimité, affabilité, bonté, fidélité, douceur, tempérance. »
48. GHEUR Michèle et Jean, Une aventure de sobriété, in Oser la tempérance, op. cit., pp. 37-38.
49. L’évêque précise que « la solidarité est liée étroitement à la spiritualité, elle en est la conséquence et la condition. Le service de l’Église au monde a toujours envisagé les deux dimensions de spiritualité et de solidarité comme deux faces inséparables de « l’unique nécessaire » : l’amour envers Dieu et l’amour envers le prochain. Nous touchons ici, ajoute Mgr Van Luyn, à l’essence de l’Évangile et de ceci l’Église tire sa raison d’être ».
50. Cf. SCOLAS Paul, Spiritualité, solidarité, sobriété, in Oser la tempérance, op. cit., pp. 40-41.
51. CONGAR Y. M.-J., op, L’application des exigences évangéliques, in Église et pauvreté, Ouvrage collectif, Cerf, 1965, p. 154. Le Père Congar (1904-1995) fut élevé au cardinalat en 1994.
52. COTTIER G., Dimensions actuelles de la pauvreté, in Église et pauvreté, op. cit., pp. 50-51.
53. Encyclique Laudato Si’ (LS) 222-225.

⁢c. L’insuffisance de la « charité »’

Ses dérives

Rappelons-nous les distinguos subtils qui entourent chez saint Thomas, la pratique de l’aumône, le flou qui, malgré ses tentatives d’éclaircissements, entoure les notions de superflu et de nécessaire, la nécessité d’établir une hiérarchie parmi les personnes à secourir ; rappelons-nous son obsession très grecque du juste milieu comme lorsqu’il écrivait que s’« occuper des choses temporelles en vue du soulagement des pauvres est ordonné à la divine charité : pareille sollicitude est donc permise, à moins qu’elle ne soit excessive et superflue »[1].

Par cette recommandation, saint Thomas veut éviter que nous soyons à ce point absorbé par nos tâches temporelles, tellement appliqués à soulager la misère que nous en oubliions les « choses spirituelles », la source de toute charité. Mais cette recommandation peut aisément servir de justification à une certaine retenue, une certaine « économie », dans la pratique de la charité et entraîner de scandaleuses indifférences.

L’enseignement traditionnel sur l’aumône a été l’occasion d’abus et de scandales. Si l’aumône peut m’apporter « satisfaction » pour les péchés commis, a quoi bon me convertir ? Ainsi, bien des instituts religieux furent-ils richement dotés par des gens qui, par ailleurs, menaient une vie en contradiction avec l’essentiel du message chrétien, échangeant, pensaient-ils, des biens matériels contre des biens spirituels⁠[2]. d’autre part, si les pauvres sont les privilégiés du Seigneur, il vaut mieux qu’ils restent pauvres…​ Et puis, que ces pauvres maîtrisent leurs désirs ! qu’ils travaillent donc et s’ils ne le peuvent, qu’ils patientent, la pauvreté n’est qu’ »un état transitoire pour des personnes susceptibles d’être intégrées par le travail »[3] ! De plus, comme on ne peut donner à tous et qu’il faut tenir compte « des degrés de parenté, de sainteté et d’utilité », qu’il faut «  faire l’aumône de préférence, à celui qui étant plus saint souffre d’une plus grande indigence, et à celui qui est plus utile au bien général, plutôt qu’à un proche, surtout si celui-ci ne nous est pas très étroitement uni et n’est pas spécialement à notre charge, et s’il ne se trouve pas dans une grande nécessité »[4], il vaut peut-être mieux donner à l’Église qui saura quoi faire plutôt qu’à ces indigents du hameau voisin. Et aujourd’hui, qu’ai-je à faire avec ces peuples lointains dont on nous montre la misère ?

Les considérations très (trop ?) raisonnables de saint Thomas peuvent, plus précisément encore, apparaître comme des calculs de boutiquiers dans le contexte religieux chrétien marqué par l’excès de l’amour de Dieu, l’excès de sa libéralité, lui qui s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté, lui qui s’est dépouillé, d’une certaine manière, de sa divinité pour nous permettre de « devenir Dieu »⁠[5] ou de « devenir en Dieu »⁠[6] et qui nous appelle à aimer sans mesure: « A qui t’enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique. A quiconque te demande, donne, et à qui t’enlève ton bien ne le réclame pas. (…) Prêtez sans rien attendre en retour »[7]. L’appel à la modération, dans un tel cadre, semble saugrenu ou, à tout le moins, inapproprié.⁠[8]

Ceci dit, même si ces dérives n’avaient pas existé, n’existaient pas, les chrétiens ne pourraient se satisfaire de cette « conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonnes œuvres »[9]. Fort heureusement, l’Église, actuellement, ne craint pas de parler de « péché social »[10], de « structures de péché »[11] . Certes, elles sont le fruit pervers d’un péché personnel⁠[12] qui se consolide, se constitue, s’organise mais elles deviennent par là même source de péché pour les autres dont elles influencent ou conditionnent la conduite. Il faut donc intervenir au niveau de la conscience personnelle, bien sûr, mais aussi au niveau des organes où la conscience dévoyée s’est imprimée.

Pourquoi cette dénonciation n’a-t-elle pas été prononcée plus tôt ?

Un peu plus haut, je justifiais l’apparition d’un souci de justice sociale au XIXe siècle, notamment par le fait que l’Église se rendait compte à cette époque de l’insuffisance de l’initiative personnelle pour faire face aux misères nouvelles. Mais nous pouvons nous demander si l’initiative personnelle a jamais pu, à elle seule, faire face aux problèmes de pauvreté dans le monde ancien ? Il est clair que non. Et donc il faut nous interroger sur l’absence, à côté des injonctions de la morale personnelle, d’une réflexion plus « politique » sur l’organisation de la vie sociale et économique.

Nous avons vu pourtant que les Pères de l’Église, en se fondant sur la Genèse, considéraient que l’acte de « charité » était en fait, d’abord, un acte de justice. Nous savons aussi que Paul, si attentif aux collectes, avait le souci de la justice lorsqu’il écrivait à Timothée: « Les anciens (les presbytres) qui remplissent bien leur fonction sont dignes d’une double rémunération, et surtout ceux qui se dévouent à la prédication et à l’enseignement. L’Écriture dit en effet : Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain (Dt 25, 4), et aussi: L’ouvrier mérite son salaire (Lc 10, 7). »[13]

Enfin, saint Thomas qui écrivit qu’« être juste, c’est donner à autrui ce qui est à lui ; être libéral, c’est lui donner ce qui est à nous »[14] aurait mérité une succession théologique et philosophique qui, se souvenant des Pères, aurait développé, à partir de ses intuitions et de ses synthèses, toute une conception de la justice sociale ou, du moins, d’une théologie du travail, qui se fera attendre 19 siècles…​⁠[15].

Comment expliquer cela ?

On serait tenté de dire, tout simplement, que les temps ont changé, qu’on est passé très rapidement d’un monde relativement stable à un monde dynamique en proie à déséquilibres permanents dans lequel il a fallu repenser le problème de la pauvreté.

Cette explication semble bien insuffisante. M. Schooyans, par exemple, va plus justement dénoncer l’esprit du XVIIe siècle, « époque où certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale, ajoute-t-il, est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres ».⁠[16]

Cette vision qui est peut-être présente en « chrétienté » depuis longtemps se marie bien avec l’idéologie libérale d’hier et d’aujourd’hui. Et certains aspects du libéralisme scientiste des origines décrits par M. Schooyans peuvent éclairer un passé plus lointain comme, hélas !, le présent : « On faisait intervenir des considérations relatives à la justice distributive : « A chacun selon ses besoins ». On oubliait toutefois que cette référence à la justice distributive[17] était elle-même mensongère : il allait de soi que les pauvres avaient, devaient avoir⁠[18], moins de besoins que les riches, et que de toute façon ils avaient moins à échanger. On abandonnait à l’initiative « charitable », au geste « gratuit », la solution - forcément aléatoire - de problèmes qui ressortissaient en fait à la justice.

Deux soupapes de sécurité étaient cependant prévues pour prévenir des abus. d’une part, ceux qui restaient pauvres méritaient d’être aidés par les autres ; et on invoquait le thème du superflu. d’autre part, ceux qui réussissaient étaient invités non seulement à être généreux et à faire l’aumône, mais à préférer, dans leur action, le bien commun à leur bien particulier.

Somme toute, les moralistes prenaient leur parti de l’existence de la pauvreté. Ils tâchaient d’en adoucir les rigueurs, mais ils ne se demandaient guère dans quelle mesure la cause première de cette pauvreté ne devait pas être recherchée dans des injustices profondes, mais peu apparentes. (…)

Ainsi, l’idée d’examiner le coût social du niveau de vie auquel les nantis avaient accès n’était envisagée par personne. On n’explorait que timidement la corrélation existant entre la pauvreté des uns et la richesse des autres. »[19]

M. Schooyans met en évidence dans ce texte deux éléments qui me paraissent importants pour comprendre pourquoi l’aumône ne peut être une solution satisfaisante qu’aux yeux de ceux qui considèrent que la pauvreté est fatale et qui ne voient pas ou ne veulent pas voir le coût social de la richesse. Il a fallu malheureusement du temps pour que l’Église approfondisse sa réflexion.

En fait, ce que M. Schooyans décèle dans une certaine spiritualité au XVIIe s, vient de beaucoup plus loin pour le P. M.-D. Chenu⁠[20].

La fréquentation de l’Évangile a donné, en principe, aux chrétiens tout ce qui était nécessaire pour réagir correctement devant les bouleversements de la révolution industrielle : attention à la pauvreté, souci de l’amour et de la justice, etc. , et effectivement, « ils se penchèrent toujours avec amour sur les déshérités et prêchèrent la noblesse du travail ; mais ils en restèrent à ce plan moral où les bonnes œuvres recouvrent le souci ontologique des réalités. »⁠[21]

Ce constat nous ramène à la sévérité de M. Schooyans désignant ces bonnes œuvres comme des « feuilles de vigne ».⁠[22]

M.-D. Chenu lui aussi dénonce une spiritualité trop confinée à l’intérieur. Or, quand, par peur de la matière peut-être, on exalte l’esprit « et sa pure intériorité, (on) aboutit au plus fade libéralisme bourgeois, perversion aristocratique de la liberté, hypocrisie de l’intériorité, échec mortel de la fraternité »[23]. C’est cette attitude, ajoute l’auteur, qui a nourri la réaction marxiste. Une fois de plus, qui veut faire l’ange fait la bête, certes, mais, plus profondément, on constate que cette spiritualité trop intérieure a pris un jour le pas sur une spiritualité « cosmique »⁠[24] qu’on redécouvre seulement au XXe siècle.

Tout est lié, en définitive, pour M.-D. Chenu à la manière dont on a, en théologie, envisagé la relation entre la nature et la grâce. Et, ajouterait un philosophe, à la manière dont on a envisagé les rapports du corps et de l’esprit.

Pour rester sur le terrain de la théologie, le problème a surgi lorsqu’on a abandonné la synthèse thomiste au profit d’une vision plus augustinienne, plus platonicienne.⁠[25]

Quelques mots d’explication sont nécessaires.

Pour saint Augustin, comme dans toute la tradition catholique, « la nature de l’homme a été créée originellement sans péché et sans aucun vice ; mais la nature présente de l’homme, par laquelle chacun naît d’Adam, a déjà besoin du médecin, car elle n’est pas en bonne santé »[26]. Reste à savoir l’ampleur de la maladie ou le degré de corruption de la nature humaine. J.-Y. Lacoste⁠[27] souligne que saint Augustin parle « tantôt d’un asservissement de l’homme aux mauvaises habitudes, tantôt d’un affaiblissement du libre arbitre, tantôt de sa disparition totale » et que, « plus tard, dans le De correptione et gratia, il inclinera à défendre l’idée d’une perte radicale de liberté. » Pour Augustin, si l’homme est capable de bien par lui-même, l’incarnation et le sacrifice du Christ sont inutiles.

Par contre, la théologie scolastique informée par Aristote, défendra l’idée d’une nature douée d’autonomie et de consistance propre qui la rendent capable de recevoir la grâce. Saint Thomas écrira : si « aucune nature créée n’est le principe suffisant d’un acte qui mérite la vie éternelle, à moins qu’un don surnaturel (qu’on appelle la grâce) ne lui soit ajouté »[28], l’homme, sans jamais obliger Dieu, bien sûr, est capable d’actes relativement méritoires. « Il est manifeste, explique saint Thomas, qu’entre Dieu et l’homme règne la plus grande inégalité ; l’infini les sépare ; de plus dans sa totalité le bien de l’homme vient de Dieu. Par conséquent de l’homme à Dieu il ne saurait être question de rapports de justice comportant une égalité absolue, il y a seulement une justice proportionnelle ; l’un et l’autre opérant selon son propre mode. Mais le mode et la mesure des capacités de l’homme lui viennent de Dieu. C’est pourquoi il ne peut y avoir de mérite pour l’homme auprès de Dieu que parce qu’il y a à la base un ordre préalablement établi par Dieu, de telle sorte que l’homme par son action obtienne de Dieu, à titre de rétribution, les biens en vue desquels Dieu lui a accordé ce pouvoir d’agir. C’est ainsi que les êtres de la nature parviennent par leurs mouvements et leurs opérations propres au but auquel Dieu les a ordonnés. Il y a cependant cette différence que la créature raisonnable se porte d’elle-même à l’action par son libre arbitre, ce qui confère à son action le caractère méritoire, qui n’appartient pas aux mouvements des autres créatures ».⁠[29] Le mérite est une question de justice mais « nous ne pouvons en justice avoir sur Dieu des droits comme si nous étions ses égaux et si nous ne lui devions rien ». L’ordre établi par Dieu « veut que nous obtenions par nos propres opérations, et comme une récompense, la fin surnaturelle en vue de laquelle il nous a pourvus des facultés naturelles et surnaturelles nécessaires. Dès lors, cette ordination divine sera le premier fondement de nos mérites. C’est elle qui les rend possibles ; mais précisément parce qu’elle donne à notre libre arbitre, surnaturalisé par la grâce, de pouvoir être cause de mérite devant Dieu et il n’y aura mérite que s’il y a un acte libre de notre part. Sans doute notre libre arbitre n’en sera que la cause seconde ; cependant ce pouvoir que Dieu lui a conféré en vue du mérite est un pouvoir réel, puisque, et ceci est essentiel dans la question qui nous occupe, saint Thomas a toujours enseigné que la cause seconde possède, suivant son mode, une efficacité réelle. Voilà pourquoi tout en ayant leur raison première ou leur cause première dans l’ordination divine, nos mérites sont pourtant vraiment nôtres et ont devant Dieu une valeur réelle. »[30]

Nous sommes avec Dieu dans une relation de collaboration, comme dit le Catéchisme[31] qui précise, en citant saint Augustin lui-même, que Dieu « commence en faisant en sorte, par son opération, que nous voulions ; Il achève, en coopérant avec nos vouloirs déjà convertis. »[32] « Certes nous travaillons nous aussi, mais nous ne faisons que travailler avec Dieu qui travaille. Car sa miséricorde nous a devancés pour que nous soyons guéris, car elle nous suit encore pour qu’une fois guéris, nous soyons vivifiés ; elle nous devance pour que nous soyons appelés, elle nous suit pour que nous soyons glorifiés ; elle nous devance pour que nous vivions selon la piété, elle nous suit pour que nous vivions à jamais avec Dieu, car sans Lui nous ne pouvons rien faire ».⁠[33]

On peut vraiment parler de collaboration dans la mesure où « la libre initiative de Dieu réclame la libre réponse de l’homme, car Dieu a créé l’homme à son image en lui conférant, avec la liberté, le pouvoir de Le connaître et de L’aimer. L’âme’ n’entre que librement dans la communion de l’amour. Dieu touche immédiatement et meut directement le cœur de l’homme. Il a placé en l’homme une aspiration à la vérité et au bien que Lui seul peut combler. »[34]

Entre saint Thomas et le Catéchisme, ou plus exactement entre saint Thomas et le concile Vatican II⁠[35] qui consacre une redécouverte des justes rapports entre nature et grâce (avec une courte parenthèse lors du concile de Trente), c’est une interprétation augustinienne, pessimiste, qui, sans aller toujours jusqu’aux extrêmes, a dominé, interprétation qui subsiste aujourd’hui chez les protestants pour qui la nature est radicalement corrompue de sorte que le salut n’est assuré que par la grâce de Dieu.

Par ailleurs, on constate, en philosophie, une situation parallèle. Après la synthèse thomiste, des courants séparés vont s’attacher soit à l’esprit, au sujet, soit au corps, à la nature, à l’objet. On se souvient que, pour G. Siewerth, cette dislocation était le signe de la « modernité » : « Les temps modernes, écrivait-il, ont aboli l’unité essentielle entre l’homme et la nature »[36]. On sait aussi que, tout en se détachant de son ancien professeur, Siewerth rendra grâce à Martin Heidegger⁠[37] d’avoir repensé l’homme comme « être dans le monde », mettant un terme au divorce prononcé depuis 6 siècles.

Pour le P. H. de Lubac⁠[38], dans sa « Petite catéchèse sur la « nature » et la « grâce » »[39], note que c’est le philosophe Maurice Blondel⁠[40] qui a rappelé la « distinction et cependant solidarité et causalité réciproque des « ordres « (…) »⁠[41], mais il confirme la conception thomiste.

Il ressort de cette conception consacrée par le concile Vatican II et entérinée dans le Catéchisme que si la grâce est absolument nécessaire au salut, elle « ne se répand dans les groupes humains comme dans les individus, qu’en reconstituant le tissu de nature où elle doit s’insérer »[42]. La « nature » n’est pas sans valeur : l’Église ne proclame-t-elle pas la valeur de la raison contre le fidéisme et l’autonomie du pouvoir politique contre la théocratie ? Dans cet esprit, et puisque l’homme est corps et âme, il n’est pas illogique de penser, écrit M.-D. Chenu, que « les conditions économiques engagent la destinée des activités spirituelles de l’homme ».⁠[43] En tout cas, le donné économique, avec ses spécificités, doit prendre place dans la vison globale de la vie chrétienne. Et c’est à partir de cette vision globale, de l’homme à l’image de Dieu, homo faber et homo sapiens, l’homo faber n’étant pas « extérieur » à l’homo sapiens[44], pas plus qu’à l’homo religiosus[45], que pourra s’élaborer une théologie du travail, comme nous le verrons plus loin.⁠[46]


1. IIa IIae, qu. 55, art. 1., sol. 3.
2. Le P. Jean de Jésus Marie (1564-1615) constate avec regret qu’ »ils sont peu nombreux ceux qui achètent le royaume des cieux par de pieuses largesses ». Le verbe « mercari » employé par l’auteur signifie bien « faire le commerce, acquérir à prix d’argent ». (in Le culte de la prudence, VI, XXVI, Soumillon, 1992, p. 235).
3. Le GALL Laurent, Lecture de André Gueslin, Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIXe siècle, Aubier, 1998, in Ruralia, n° 2000-07, disponible sur http://ruralia.org
4. IIa IIae, qu. 32, art. 9.
5. Cf. saint Augustin : « Dieu s’est fait homme afin que l’homme fût fait Dieu » (Sermon sur la Nativité du Seigneur, 128), cité in saint Thomas, IIIa, qu. 1, art. 2.
6. Titre d’une série de conférences sur l’Apocalypse, données par J. Rochette, directeur du séminaire de Namur à l’Ecole de la Foi de Namur, en février 2002.
7. Lc 6, 29-30 et 35.
8. A ce propos, Claude Bruaire fait une mise au point fort judicieuse : « la surabondance de la miséricorde, écrit-il, transcende efficacement, en puissance et en sens de dieu, la rationalité distributive, mais en laisse intacte la nécessité et en avive l’exigence. Elle donne une part inattendue à l’ouvrier de la dernière heure. Elle accomplit l’incroyable en gardant l’héritage du fils prodigue. Pourtant, la miséricorde suppose que la justice des hommes soit honorée avec une dure rigueur : point question d’ôter son dû à l’ouvrier de la première heure ni sa part au fils demeuré fidèle ». (La justice et le droit, in Communio, tome III, n° 2, mars 1978, pp. 3-4).
9. SCHOOYANS M., La dérive totalitaire du libéralisme, Editions universitaires, 1991, p. 95.
10. Exhortation apostolique Reconciliatio et Paenitentia, 1884, n° 16.
11. SRS, n° 36.
12. Il faut, en effet, tenir fermement que « le péché est quelque chose d’éminemment personnel ; c’est même en un sens ce qu’il y a de plus personnel ; l’aveu doit donc être personnel et le pardon de Dieu doit nous rejoindre au plus intime de notre cœur, de notre conscience pécheresse, pour la convertir » (Mgr Coffy cité par LUBAC H. de in Petite catéchèse sur la « nature » et la « grâce », Communio II, 4, juillet 1977, p. 20).
13. 1 Tm 5, 17-18.
14. IIa IIae, qu. 117, art. 5.
15. Les « utopies » de Thomas More (saint) (Utopia, 1516), du dominicain Tommaso Campanella (La cité du soleil, 1623), de l’abbé Claude Fleury (Les mœurs des Israélites, où l’on voit le modèle d’une politique simple et sincère pour le gouvernement des États et le réforme des mœurs, 1681) ou de Fénelon, archevêque de Cambray, (Les aventures de Télémaque, 1699) nous montrent que des sensibilités chrétiennes cherchaient un autre ordre du monde, plus égalitaire. Il est intéressant aussi de noter, comme l’a fait remarquer, entre autres, le P. A. Manaranche, que les utopistes prennent souvent leur modèle dans la société monastique (cf. Justification divine et justice politique, in Communio, tome III, n° 2, mars 1978, p. 19).
16. La dérive totalitaire du libéralisme, Editions universitaires, 1991, p. 95.
17. Rappelons que « la justice distributive règle les rapports entre la société et ses membres et distribue biens, charges et peines proportionnellement aux mérites. A travail égal, un père de famille nombreuse paie moins d’impôts qu’un célibataire. » (M. Schooyans, op. cit., p. 96).
18. Une fois pour toutes, c’est l’auteur qui souligne.
19. Id., pp. 110-111.
20. In Pour une théologie du travail, Seuil, 1955.
21. CHENU M.-D., op. cit., p. 60. Souligné dans le texte.
22. Ainsi, « l’aide internationale n’est, le plus souvent, qu’une « feuille de vigne » camouflant le jeu des intérêts (…) »( La dérive totalitaire du libéralisme, Editions universitaires, 1991, p. 45.)
23. CHENU M.-D., op. cit., p. 39.
24. M.-D. Chenu fait remarquer que si les Pères latins sont plus attachés à l’intériorité de l’homme, les Pères grecs, eux, sont plus attentifs au rapport entre l’homme et la nature, considérant l’homme comme un microcosme, récapitulant le cosmos. Il cite, à ce propos,(pp. 111-119), l’étude de von BALTHASAR H. Urs, Liturgie cosmique, Maxime le Confesseur (Aubier, 1947) et emprunte à saint Maxime (580?-662) ce texte éclairant en dépit de ses « affabulations »:
   « L’homme est un atelier vivant, en permanente continuité d’action, dans tous les êtres. A travers les réalités les plus différentes et selon toute leur diversité, il est, par lui-même et en nature, dans le bien et dans la beauté, selon la genèse de chaque être, l’artisan de leur unification. Il est lui-même réparti en mâle et femelle ; mais il possède, par nature, une vertu de totalisation, s’étendant à tous les extrêmes, par une propriété de copulation.
   Cette puissance unificatrice, s’exerçant dans la causalité du devenir de ces êtres divers, révèle, en l’accomplissant, le grand mystère du plan divin ; car elle détermine harmonieusement la cohérence mutuelle des êtres opposés, des plus proches aux plus lointains, des plus petits aux plus grands, et ainsi les conduit par un retour progressif à leur unité en Dieu.
   A cette fin, l’homme advient en dernier parmi les êtres, comme un élément de conjonction physique, accomplissant universellement par leurs propres composantes la synthèse entre les extrêmes. Il récapitule en lui, et selon leur nature, les choses les plus distantes. Ainsi les ramène-t-il toutes à Dieu comme à leur cause les rassemblant d’abord dans l’unité à partir de leur autonomie et de leur division antérieure, puis les faisant progresser vers Dieu, grâce à des connexions ordonnées, dans une montée exaltante et unifiante, où il n’est plus de division. »
25. N’oublions pas non plus l’influence de la tripartition fonctionnelle.
26. AUGUSTIN saint, De natura et gratia, Patrologie latine, Migne, 1841-1864, 44.
27. In Lacoste.
28. Ia IIae, qu. 114, art. 2.
29. Ia IIae, qu. 114, art. 1.
30. MULLARD P. R., in Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, questions 109-114, Ed. de la Revue des Jeunes, Desclée, 1929,Note 86, p. 290.
31. CEC 2001.
32. De gratia et libero arbitrio, 17, Patrologie latine, 44, 901.
33. De natura et gratia, 31, op. cit., 44, 264.
34. CEC 2002.
35. Dans Lumen gentium. Par ex.: LG 36, 40 ; 13, 16, etc.
36. SIEWERTH Gustav (1903-1963), La métaphysique de l’enfance, Parole et silence, 2001, p. 27. L’auteur met en question Descartes mais on peut déceler dès le XIVe siècle, dès la « scolastique tardive », l’éclatement regretté (Lacoste). Siewerth exerça une influence directe sur la théologie de H. Urs von Balthasar qui fut son ami admiratif.
37. 1889-1976. Un de ses ouvrages les plus célèbres est Sein und Zeit (L’être et le temps) (1927).
38. 1896-1991. Ce théologien jésuite fut élevé au cardinalat en 1983.
39. In Communio, II, 4, juillet 1977.
40. 1861-1949.
41. Id., p. 13, note 3 et p. 14, note 5. H. De Lubac s’inscrit dans la continuité de saint Thomas : . S’il y a opposition entre nature et grâce comme entre nature et surnature, il ne faut toutefois pas oublier que ce couple « qui doit être conçu d’abord comme un rapport d’opposition, c’est-à-dire d’altérité primordiale et d’infinie distance, se résout en un rapport d’union (…). Ce rapport exprime donc à la fois, d’une part la transcendance divine, la liberté du Don de Dieu, la « grâce », - et d’autre part le réalisme profond - le « physicisme », aimait à dire Teilhard de Chardin (…) - de la qualité d’ »enfants de Dieu » acquise aux hommes par l’incarnation du Verbe de Dieu (Jn 1, 12) » (p. 14). Et s’il y a, entre la grâce et le péché, « antagonisme, conflit violent (…) lutte (…) irréconciliable », comme « la nature pécheresse n’est pas entièrement corrompue », que « la liberté, apanage de l’homme créé à l’image de Dieu, n’est pas anéantie, si bien que la grâce, lors de sa victoire, n’aura point à prendre la place de l’homme, mais à le libérer (…) », dans « un second temps, il va donc pouvoir s’établir, de par l’initiative divine, entre la nature et la grâce un rapport qui ne sera plus d’antagonisme mais d’union (…) » (p. 19). Les deux ordres ne sont donc pas « comme deux étages superposés sans lien interne » ( H. de Lubac cite ici in article du P. Henri Bouillard in Bulletin de la société française de philosophie, séance du 25-1-1925, p. 14). « Le « surnaturel », explique le théologien, (…), n’est pas une « surnature », juxtaposée ou surimposée à la nature humaine ; il ne l’évacue pas non plus, il ne la dédaigne ni ne la remplace : il l’informe, et la refond, au besoin il l’exorcise, il la transfigure, en toutes ses activités. Le Verbe de Dieu venant dans ce monde n’entre pas en concurrence, comme s’il n’était qu’un autre élément de ce monde, avec tout ce que la nature première de l’homme ou le développement de son histoire et l’acquis de sa culture peuvent offrir de vrai, de juste, d’aimable et d’honnête (cf. Ph 4, 8). Il n’y a donc pas lieu (pour parler très schématiquement) de rejeter la « religion » pour faire place à la seule « foi », - ni de déprécier la « morale » au profit d’une « espérance » plus ou moins eschatologique, - ni de négliger tout ce qui peut être compris sous le titre des quatre « vertus cardinales » pour exalter une « charité » pure. Si la foi, l’espérance et la charité ne remplissent pas, dans leur force divine, leur rôle d’informer, de purifier, d’approfondir, de porter à leur achèvement les réalités authentiquement humaines, il est bien à craindre qu’elles-mêmes ne se dénaturent. Jamais, sans doute, ni dans un individu, ni dans un milieu social donné, ni dans un siècle ou dans un autre, la synthèse chrétienne n’est pleinement réalisée. Jamais n’est atteinte une harmonie parfaite. L’expérience montre même qu’en empêchant l’homme de se complaire dans un équilibre simplement humain, l’infusion du « surnaturel » introduit en lui le principe d’un nouveau déséquilibre qui fait sa noblesse supérieure mais aussi son tourment. Et la sainteté est autre chose que la sagesse. Toutefois, à travers les circonstances toujours changeantes qui obligent à de perpétuelles inventions et à des combats toujours renouvelés, l’équilibre, l’harmonie, la synthèse sont toujours à chercher ».( p. 17).
42. CHENU M.-D., op. cit., pp. 49-50 ; « Certes, continue-t-il, dans son contenu et dans ses fins, elle est au-delà des besoins de la nature et des espérances des civilisations ; mais ces besoins et ces espérances, elle les prend à son compte comme la greffe fait sienne la sève du sauvageon où on l’a plantée. Puis, en leur donnant leur satisfaction et leur consistance, elle les amène à leur plein épanouissement, garantit le jeu de leurs propres structures. Elle a pu d’abord suppléer à leur faiblesse initiale, mais, comme si elle avait hâte de se livrer à sa besogne surnaturelle, elle se plaît à reconnaître l’autonomie de leurs lois. » Ainsi, « dans son comportement social, l’Église a peu à peu transmis à la puissance civile, après les avoir suscités, les divers services dont les sociétés ont besoin, hospitalité, assistance, instruction publique, etc.. ».
43. CHENU M.-D., op. cit., p. 55.
44. Cf. op. cit., p. 105.
45. M.-D. Chenu ajoute encore : « Il est urgent de rétablir l’essentielle dimension de l’homme, qui ne peut aucunement atteindre l’éternité que dans le temps, et qui, en vérité, ne se conquiert lui-même qu’en entrant dans le mouvement de l’histoire, où sa vie sociale le tient engagé. »( op. cit., p. 72).
46. Selon M.-D. Chenu, ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que l’on trouve l’expression « théologie du travail ». Certes, depuis le XIXe siècle, depuis Rerum novarum, il existe une morale du travail ; on a vu naître également une spiritualité du travail mais la théologie du travail est une curiosité récente. Il ne s’agit plus simplement de moraliser, sanctifier le travail mais de mettre à jour les sens profondément religieux du travail dans son contexte moderne. Traditionnellement, le chrétien a loué le travail manuel souvent méprisé dans le monde païen, il a vanté la valeur éducative de sa discipline et sa fonction ascétique, purificatrice mais le remplacement de l’outil par la machine a changé le rapport de l’homme au travail. La machine a déshumanisé le travail, prolétarisé le travailleur et face à cette situation, c’est, toujours selon M.-D. Chenu, Pie XI qui, le premier, a senti qu’il fallait dépasser les recettes habituelles puisque «  contrairement au plan de Dieu, le travail de l’homme tend dans ces conditions à devenir un instrument de dépravation ; la matière inerte sort ennoblie de l’atelier, tandis que les hommes s’y avilissent ». Ce bouleversement appelle non pas un retour au passé, au « bon vieux temps » de l’outil, mais une nouvelle réflexion qui s’articule sur le livre de la Genèse dont les richesses, à ce point de vue, avaient été oubliées pendant des siècles.

⁢iii. Un autre regard sur la pauvreté

A la lumière de ce bref aperçu théologique, on peut affirmer que la pauvreté n’est pas un problème marginal, un épiphénomène, un accident inévitable de la croissance : c’est un problème fondamental car il atteint tout l’homme et tous les hommes. Un chrétien ne peut accepter c’e qu’on a appelé le darwinisme social inspiré de Malthus où l’on considère que les pauvres sont naturellement faibles et qu’ils sont tout aussi naturellement éliminés par les plus forts.⁠[1] Il n’y a pas non plus à diviser les pauvres en bons et mauvais, comme on l’a fait parfois : les bons qui vont à la messe et les mauvais qui votent socialiste. Le marxisme lui-même a érigé cette tentation en principe : il a pris le parti du prolétariat mais s’est méfié du lumpenprolétariat⁠[2] prêt à se rallier aux forces réactionnaires.

La pauvreté ne se définit pas non plus simplement par le manque de pain ou de travail⁠[3] ou de capacités physiques, intellectuelles, psychologiques. Un manque entraîne d’autres manques. Cette description de la pauvreté bâtie à partir des réalités sociales du XIXe siècle reste valable aujourd’hui et nous montre les résonances d’une indigence matérielle : « Le quart-monde dans les pays riches rassemble des populations dominées qui manquent du minimum vital et du minimum en général compte tenu des usages sociaux, qui ont des comportements marginaux et se trouvent exclues par l’absence de travail, par la difficulté de communiquer, par le sentiment de perte de dignité, et d’humiliation par leurs comportements mêmes. Privées souvent de liens contractuels, elles se heurtent à des phénomènes de blocages permanents tels, qu’elles ont les plus grandes difficultés pour s’intégrer, voire seulement pour s’insérer socialement ».⁠[4]

Il serait étonnant que l’indigence matérielle, pour ne parler que d’elle, n’ait pas d’incidences spirituelles. P. Scolas pose cette question qui est, en fait, une affirmation : « La lutte résolue pour un vrai bien-être matériel ne va-t-elle pas nécessairement de pair avec l’ouverture vers d’autres biens aussi vitaux ? »[5]

Par ailleurs, la pauvreté est un mal commun. La pauvreté n’est pas seulement un mal qui atteint une personne ou une catégorie de personnes, un mal auquel une autre personne ou un autre groupe de personnes peut apporter soulagement à défaut de guérison, la pauvreté est un mal social, une atteinte au bien commun. Le pauvre est celui qui ne peut partiellement ou totalement travailler à l’accroissement du bien commun, qui ne peut en recevoir tous les bienfaits ou certains d’entre eux mais qui, par sa défection, prive l’ensemble de la société du fruit de sa participation. Quand donc une société, corps intermédiaire ou état, lutte contre toutes les formes possibles de pauvreté, elle agit dans l’intérêt des personnes concernées, évidemment, mais aussi de l’ensemble des citoyens.

A la limite, on peut même contester la division sociale riches-pauvres et envisager, comme le faisait Paul VI, « un monde plus humain pour tous, où tous ont à donner et à recevoir ».⁠[6]

Tout ceci nous montre, si besoin était encore, la nécessité, au cœur de la charité, de garder le souci prioritaire, mais non exclusif, de la justice sociale, pour le bien des personnes et des sociétés.

Comme nous l’avons vu précédemment, la justice sociale est un concept « englobant », pourrait-on dire, puisqu’elle « veille, chez les gouvernants mais aussi en tous les lieux de décision de l’organisme social et jusque chez les membres particuliers, au développement des ressources sociales, à leur harmonieuse répartition entre les catégories sociales par leurs lois, institutions et initiatives convenables, ainsi qu’à la distribution des rôles, empruntant tour à tour ses normes à la justice générale, à la justice distributive et à la justice commutative, selon les situations diverses qu’elle régit.

Ainsi la justice sociale nous semble avoir deux objets qui ne peuvent se ramener à l’unité : d’une part, l’abolition des disparités entre classes, secteurs et peuples ; d’autre part, la croissance des ressources globales de la société : en bref, la répartition sociale et la croissance économique. »[7]

Si les réponses ne sont pas évidentes, les questions à résoudre sont claires : comment assurer avec justice la « croissance économique » et la « répartition sociale » ou, plus exactement, comme le dit l’auteur, la « distribution des rôles », le « développement des ressources sociales », « globales » et leur « harmonieuse répartition » pour que s’abolissent les disparités ?

Quelles sont donc précisément les conditions de l’établissement et de la croissance de la justice sociale ainsi définie ?

Elles sont nombreuses et d’ordres divers. Elles sont, nous allons le voir encore à travers les chapitres qui suivent, culturelles, philosophiques, spirituelles, morales, juridiques, politiques, structurelles. La justice sociale est ordonnée, ne l’oublions pas, au bien commun. En tant que justice, elle résume tous les devoirs sociaux⁠[8] et, vu leur diversité, « il n’est pas interdit de penser que les principes de la justice puissent varier d’après les domaines et les objets auxquels ils s’appliquent »[9]

Mais la justice sociale ne s’installe pas spontanément, elle ne peut être imposée. Elle doit se construire et s’organiser avec la collaboration de tous les acteurs sociaux, économiques et politiques. La variété des conditions le réclame. La réalisation du bien commun aussi. Trop souvent, on attribue à l’État le rôle essentiel en la matière. Et il est vrai que l’établissement d’une législation sociale est capital. Mais, au fil du temps, le rôle social de l’État s’est considérablement élargi. « d’abord ont été introduites timidement et assez tard dans le dix-neuvième siècle des lois de protection sociale ; cette protection s’est étendue à partir de 1919 et elle continue depuis de le faire. Ensuite, à partir des années trente, l’État prend des responsabilités, non seulement comme protecteur des faibles, mais comme leader principal des décisions économiques et sociales. Après la guerre de trente-neuf à quarante-cinq enfin, l’extension de la sécurité sociale et la création d’autres systèmes de redistribution des revenus dans un but de réduction des inégalités, ont rendu plus large encore l’emprise de l’État. » Suite à ce tableau qu’il brosse rapidement, Marc Van De Putte⁠[10] soulève deux probl_mes majeurs : d’une part les finances publiques ont de plus en plus de difficultés pour assumer leurs responsabilités et la loi, d’autre part, tend à régir de plus en plus de champs d’activités. Autrement dit, la dette tend à s’accroître et la liberté à diminuer.

Nous verrons que cette situation dramatique où s’enlisent bien des États modernes tentés de sacrifier des engagements sociaux pour échapper à l’étouffement, peut être évitée dans la mesure où l’on cesse de penser la réalisation de la justice sociale uniquement dans le chef des pouvoirs publics et uniquement selon des modalités financières.

La justice sociale, en tout cas, nous allons en voir quelques conditions pratiques réclame un autre regard sur l’économie. Va-t-elle être, selon l’heureuse expression d’un auteur, une économie du « bien-être » ou du « plus-avoir » ?⁠[11]

L’exigence évangélique était déjà difficile à vivre dans le monde relativement stable de jadis. Mais aujourd’hui, « le progrès scientifique et technique fait, en raison des déséquilibres qu’il entraîne dans le monde, une question de vie ou de mort d’une économie qui ne soit plus celle du profit mais des besoins des hommes « au niveau de leur vraie dignité », d’une économie « de participation » et « de don » ; ce n’est que dans une telle économie que l’on pourrait penser normalement la pauvreté.⁠[12] Et encore le problème est-il beaucoup plus qu’économique. Ce qui est en cause, c’est toute une mentalité que suscite la technique, avec ses harmoniques éthiques spontanées. »[13]

« L’Évangile nous dresse contre une certaine « économie d’abondance », comme on dit aujourd’hui, qui est la perversion du développement économique lui-même, comme on peut le voir dans la détresse présente des hommes. Aussi l’enrichissement du monde n’est-il légitime que si, d’abord, en justice, il nourrit et libère les pauvres, nations et individus. »[14]


1. Ne peut-on considérer comme une forme plus raffinée de darwinisme social, les théories très néo-libérales qui prétendent que c’est la dynamisation et la libération du marché qui amènera davantage d’égalité ? (Cf. MINC Alain, La machine égalitaire, Livre de Poche, 1987).
2. Lump en allemand signifie gueux, misérable. Lumpenproletariat désigne ceux qui n’ont ni ressources ni conscience politique. Engels dira : « Le lumpenproletariat - cette lie d’individus déchus de toutes les classes qui a son quartier général dans les grandes villes - est, de tous les alliés possibles, le pire. Cette racaille est parfaitement vénale et tout à fait importune. Lorsque les ouvriers français portèrent sur les maisons, pendant les révolutions, l’inscription : « Mort aux voleurs ! », et qu’ils en fusillèrent même certains, ce n’était certes pas par enthousiasme pour la propriété, mais bien avec la conscience qu’il fallait avant tout se débarrasser de cette engeance. Tout chef ouvrier qui emploie cette racaille comme garde ou s’appuie sur elle, démontre par là qu’il n’est qu’un traître ». (Préface de 1870 et 1875 à la Guerre des paysans, disponible sur www.marxists.org).
3. En 2004, le Conseil français de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale, dénombrait, en France, un million d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté national (1.200 euros par mois pour un couple avec un enfant) et deux millions si l’on tient compte du seuil de pauvreté européen (1.400 euros dans les mêmes conditions). Il s’agit d’enfants de familles monoparentales où, souvent, la mère doit abandonner son travail, de familles nombreuses qui ne jouissent que d’un salaire ou de familles étrangères non-européennes qui ajoutent aux problèmes cités diverses discriminations. Alors que le taux de pauvreté des ménages est stationnaire, la pauvreté infantile augmente à cause notamment de la multiplication des formes de travail précaire. Le fait d’avoir un emploi n’empêche pas de sombrer dans la pauvreté. (La Libre Belgique, 18-2-2004).
4. GUSLIN André, Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIXe siècle, Aubier, 1998, p. 49. Cf. également Le GALL Laurent, in Ruralia n° 2000-07 ou sur http://ruralia.org.
5. Spiritualité, solidarité, sobriété, in Oser la tempérance, op. cit., p. 42.
6. PP, n° 44.
7. BIGO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 230.
8. Cf. Bruguès.
9. De BRUYNE P. (professeur à l’UCL), Théories de la justice et politiques économiques, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 46.
10. Les aspects juridiques de la justice sociale, in La justice sociale en question ?, Contributions à une recherche réalisée par l’Association des dirigeants et cadres chrétiens (ADIC), avec le concours des Facultés universitaires Saint-Louis (FUSL), Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 123 et svtes. L’auteur est Docteur en Droit, Licencié en sciences économiques, administrateur de sociétés.
11. Cf. ALBERTINI J.-M., Bien-être et plus avoir, in Arguments, n° 22, 1961, pp. 14-16. Cité par LECOMTE B., Les chrétiens face à la pauvreté d’aujourd’hui, in Église et pauvreté, Ouvrage collectif, Cerf, 1965, p. 195.
12. C’est l’auteur qui souligne.
13. HAYEN A. sj et REGAMEY P.-R. op, Une anthropologie chrétienne, in Église et pauvreté, op. cit., p. 132.
14. ROLLAND Mgr Cl., évêque de Madagascar, in Informations catholiques internationales, 15-6-1964, p. 3. Cité par HAYEN A. et REGAMEY P.-R., op. cit., p. 133.

⁢a. Le regard « englobant » de Jean-Paul II

Le 2 juillet 1980, le pape Jean-Paul II visitait la favela⁠[1] ‘Vidigal » à Rio de Janeiro où vivent des milliers de pauvres. Il leur a adressé un discours particulièrement intéressant⁠[2].

Il rappelle que l’Église qui, « dans le monde entier veut être l’Église des pauvres » n’est autre que l’Église universelle : « ce n’est pas l’Église d’une classe ou d’une seule caste ». Elle parle à l’homme, « à chaque homme et à tous. En même temps, elle parle aux sociétés, aux sociétés dans leur globalité et aux diverses couches sociales, aux divers groupes et professions. Elle parle également aux systèmes et aux structures sociales, socio-économiques et socio-politiques. »

Que dit l’Église ? « Faites tout, vous particulièrement qui avez un pouvoir de décision. Vous de qui dépend la situation du monde, faites tout pour que la vie de chaque homme, sur votre terre, devienne plus humaine, plus digne de l’homme !

Faites tout pour que disparaisse, au moins progressivement, cet abîme qui sépare les « excessivement riches », peu nombreux, des grandes multitudes de pauvres, de ceux qui vivent dans la misère. Faites tout pour que cet abîme n’augmente pas mais diminue, pour que l’on tende à une égalité sociale. Enfin que la répartition injuste des biens cède la place à une répartition plus juste.

Faites-le en considération de chaque homme qui est votre prochain et votre concitoyen. Faites-le en considération du bien commun de tous. Et faites-le en considération de vous-mêmes. Seule a une raison d’être la société socialement juste, qui s’efforce d’être toujours plus juste. Seule une telle société a devant elle un avenir. La société qui n’est pas socialement juste et n’ambitionne pas de devenir telle met en danger son avenir. »

Où ce discours s’enracine-t-il sinon dans la première Béatitude: « Bienheureux les pauvres de cœur, car le Royaume des cieux est à eux »[3] ?

« Les pauvres de cœur sont ceux qui sont les plus ouverts à Dieu et aux « merveilles de Dieu » (Ac 2, 11). Pauvres parce que prêts à accepter sans cesse ce don d’en haut qui provient de Dieu lui-même. Pauvres de cœur - ceux qui vivent dans la conscience d’avoir tout reçu des mains de Dieu comme un don gratuit, et qui apprécient chaque bien reçu. » Et parce qu’ils sont ouverts à Dieu, ces cœurs sont, « par cela même, plus ouverts aux hommes. Ils sont prêts à apporter une aide efficace ».

Même si Jean-Paul II, au cœur de cette favela, salue particulièrement la miséricorde, la générosité et la magnanimité de nombre de ses interlocuteurs, il est clair que l’ouverture à Dieu et aux hommes n’est pas l’apanage d’un groupe sociologique. A ces pauvres de cœur, ouverts à Dieu et aux hommes, s’opposent ceux qui sont « fermés à Dieu et aux hommes, sans miséricorde », ceux que l’Écriture appelle « riches », les « malheureux »[4].

Tous les hommes, quelle que soit leur situation, doivent avoir l’ouverture de cœur évoquée.

Aux miséreux, le pape rappelle qu’ »il est nécessaire de faire tout ce qui est permis pour assurer, à soi-même et aux siens, tout ce qui est nécessaire à la vie et à la subsistance » et de rester dignes, magnanimes, ouverts et disponibles.

Aux riches, il demande de n’être pas « aveuglés par l’égoïsme et la satisfaction de leurs propres désirs » (…) : « Si tu as beaucoup, s’écrie Jean-Paul II, si tu as tellement, rappelle-toi que tu dois donner beaucoup, qu’il y a tant de choses à donner. Et tu dois penser à la façon de donner ; à la façon d’organiser toute la vie socio-économique et chacun de ses secteurs afin que cette vie tende à l’égalité entre les hommes et non pas à un abîme entre eux.

Si tu connais beaucoup de choses et que tu sois placé en haut de la hiérarchie sociale, tu ne dois pas oublier une seule seconde que, plus on est élevé, plus on doit servir ! Servir les autres. Autrement tu courras le danger de t’éloigner toi-même ainsi que ta vie du champ des Béatitudes et en particulier de la première d’entre elles : « Bienheureux les pauvres de cœur ». Ils sont « pauvres de cœur » les « riches » aussi qui, à la mesure de leur propre richesse, ne cessent de « se donner eux-mêmes » et de « servir les autres ». »

Texte important car il montre bien que nous sommes tous concernés par le problème de la pauvreté non seulement parce qu’elle est un manque de bien commun mais aussi parce que nous sommes tous à la fois pauvres et riches par rapport aux autres. Pas de société donc sans solidarité, sans ajustement de nos complémentarités, bannissant toute dialectique primaire entre riches et pauvres.

Texte important aussi parce qu’il insiste sur l’organisation indispensable à tous les échelons de la société pour faire reculer les pauvretés.

Texte important enfin parce qu’il montre précisément vers quoi toute société doit tendre : l’égalité. Alors que Léon XIII insistait, contre les socialistes sur l’inéluctable inégalité, l’accent s’est ici nettement déplacé. Il n’y a pas là contradiction si l’on se donne la peine de relire ce qu’en dit Rerum novarum : « Le premier principe à mettre en avant, c’est que l’homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau. Sans doute, c’est là ce que poursuivent les socialistes. Mais contre la nature, tous les efforts sont vains. C’est elle, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes ; différences d’intelligence, de talent, de santé, de force ; différences nécessaires, d’où naît spontanément l’inégalité des conditions. Cette inégalité, d’ailleurs, tourne au profit de tous, de la société comme des individus. La vie sociale requiert dans son organisation des aptitudes variées et des fonctions diverses, et le meilleur stimulant _ assumer ces fonctions est, pour les hommes, la différence de leurs conditions respectives. »[5]

Juste avant ce passage, le Saint Père précisait que l’Église « veut et désire ardemment que toutes les classes mettent en commun leurs lumières et leurs forces, pour donner à la question ouvrière la meilleure solution possible ».⁠[6]

L’appel à la solidarité par la collaboration des différences inéluctables est donc clair. Cela ne signifie pas que la société doit se figer dans sa hiérarchisation actuelle, économique, sociale, politique. Ce que le Pape refuse comme utopique et dangereux, c’est l’égalitarisme qui voudrait faire fi des différences et qui tuerait la solidarité.

Il y a, en fait, deux formes d’excès, d’aliénations, à combattre, celle de la pauvreté et celle de la richesse. L’appel à l’égalité se justifie à travers cette prière de l’ancienne alliance:

« J’implore de toi deux choses,

ne les refuse pas avant que je meure :

(…) Ne me donne ni pauvreté ni richesse, laisse-moi goûter ma part de pain,

de crainte que, comblé, je ne me détourne

et ne dise : « Qui est le Seigneur ? »

Ou encore, qu’indigent, je ne vole

et ne profane le nom de mon Dieu. »[7]

Par ailleurs, le système démocratique que Léon XIII a demandé avec insistance de ne pas rejeter sans examen, doit pour survivre, nous en reparlerons, s’accompagner d’une démocratie économique et culturelle qui n’a rien à voir, si on la définit correctement, avec un quelconque système marxiste ou marxisant.

Nous allons précisément voir que des inégalités, des différences artificielles et condamnables, naissent lorsqu’on oublie de donner, en toute circonstance, la primauté à la dignité de la personne, à l’égale dignité de toute personne qui travaille, sur les choses, sur l’outil comme sur le capital quelle que soit sa forme : terre, biens mobiliers, immobiliers, argent ; lorsque l’État aussi oublie qu’il est le gardien de cette dignité éminente.


1. Ce mot désigne, au Brésil, un « bidonville ».
2. In DC, n° 1791, 3-17 août 1980, pp. 754-757.
3. Mt 5, 3.
4. « Malheureux, malheureux, vous les riches, parce que vous avez reçu votre consolation. Malheureux qui êtes maintenant repus car vous aurez faim. Malheureux qui riez maintenant car vous serez dans le deuil et pleurerez. Malheureux êtes-vous quand tous les hommes disent du bien de vous. C’est ainsi que leurs pères traitaient les faux prophètes. » (Lc 6, 24-26).
5. Marmy, 447.
6. Id., 446.
7. Pr 30, 7-9.

⁢b. Pour davantage de justice sociale

Nous venons d’évoquer la responsabilité de l’État. Elle est grande, nous le verrons mais il serait erroné, vu tout ce qui a été dit précédemment, de ne compter que sur son action. A plusieurs reprises il a été dit que tous les acteurs sociaux doivent se mobiliser en faveur du bien commun et donc dans la lutte contre les pauvretés, tous les citoyens organisés ou non.

Les pauvretés sont multiformes et touchent, selon des modalités diverses, tous les individus. Même l’individu improbable qui serait doué des meilleures qualités physiques et intellectuelles, héritier de grands biens, béni dans ses amitiés et ses amours et dont la vie serait d’une paix égale, sera confronté à l’appauvrissement de la vieillesse et de la mort.

L’accroissement du bien commun et le recul des manques est fondamentalement l’œuvre de la solidarité qu’il n’est pas inutile de redéfinir ici. Elle n’est « pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. Une telle détermination est fondée sur la ferme conviction que le développement intégral est entravé par le désir de profit et la soif de pouvoir (…). Ces attitudes et ces « structures de péché » ne peuvent être vaincues - bien entendu avec l’aide de la grâce divine - que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit. »[1]

C’est dire qu’à la racine de la charité, au sens étroit du terme, et de la justice sociale, il doit y avoir nécessairement une conscience formée, convertie dans la liberté, bien sûr.

Très concrètement, pour prendre un exemple, en 1996, l’Église du Hainaut s’est mobilisée « avec les pauvres, contre la pauvreté »[2] ; Devant la croissance de la pauvreté dans le diocèse, qui se manifeste par la précarité de plus en plus grande des moyens d’existence, la décomposition du lien social et l’accentuation des carences éducatives, culturelle et spirituelles toute l’Église du Hainaut décide de se mobiliser. Sont énumérées, toute une série d’initiatives d’accompagnement, d’aide d’urgence au sein d’associations, de mouvements, et d’œuvres diverses, pluralistes parfois et, parfois aussi, en collaboration avec les services sociaux officiel, pour apporter une aide ponctuelle, organiser une campagne d’action et de sensibilisation, visiter des lieux de détresse, accueillir les exclus et les solitaires, rendre des services éducatifs ou administratifs. Un appel est lancé aussi au renouvellement de la vie spirituelle et à l’évangélisation pour rendre l’espérance et la paix à tous les blessés de la vie.

Dans ce programme, tous les chrétiens sont invités à s’inscrire personnellement et ils le peuvent souvent immédiatement forts de leur zèle, de leur dévouement et de leur foi. Toutefois, l’invitation à l’action ne s’arrête pas là, à cette « charité ». Très lucidement, appel est lancé à l’engagement syndical et politique pour une fiscalité plus juste, un renforcement de la sécurité sociale, une modification des processus socio-économiques et culturels, la démocratisation de l’école ou une politique culturelle authentique dans les media et les vecteurs éducatifs car, dit le texte, « sans développement culturel, la lutte contre la pauvreté est réduite à une assistance sans lendemain ».

Nous reviendrons dans le dernier tome sur l’ »action politique » globale suggérée ici. Pour l’instant, nous allons étudier quels changements culturels et structurels sont indispensables à l’établissement d’une justice sociale et économique, étant bien entendu, ne l’oublions pas, que, vu sa volonté de promotion humaine intégrale, l’Église ne peut considérer qu’un programme de développement socio-économique suffirait ni accepter que le problème de la pauvreté soit laissé aux « spécialistes » de la politique sociale et économique.⁠[3]


1. SRS, n° 38. Souligné dans le texte.
2. C’est le titre de la Déclaration de Mgr Jean Huard et du diocèse de Tournai, adoptée le 8-6-1996, in DC, n° 2146, 20 octobre 1996, pp. 892-897.
3. Cf. RIEDMATTEN H. de et GROSSRIEDER P., op.cit., p. 65.

⁢Chapitre 2 : Le travail : un mal nécessaire ?

« Pendant six jours, tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage…​ »⁠[1]

Dans quelque domaine que ce soit, le facteur humain est primordial. C’est pourquoi, dans la mise en œuvre de la justice sociale, nous avons commencé par en établir les conditions morales. Sans une réforme personnelle, sans une conversion à l’esprit de pauvreté qui est ouverture à Dieu et aux autres, toute construction sociale et économique, aussi séduisante soit-elle, en théorie, aussi ajustée soit-elle à la raison, sera vaine ou, pour se maintenir, substituera la coercition au libre et généreux souci du bien commun.

Il s’agit, en économie, comme en politique, de respecter d’abord et avant tout la dignité de la personne considérée dans son intégralité et non réduite à ses fonctions productrices et consommatrices. Et nous avons vu qu’ : « en matière économique, le respect de la dignité humaine exige la pratique de la vertu de tempérance, pour modérer l’attachement aux biens de ce monde ; de la vertu de justice, pour préserver les droits du prochain et de lui accorder ce qui lui est dû ; et de la solidarité, suivant la règle d’or et selon la libéralité du Seigneur qui « de riche qu’il était s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté » (2 Co 8, 9) ».⁠[2]

Le respect de la dignité humaine est valable dans toutes les circonstances. Or, derrière la charrue, le marteau, le clavier ou le bâton de craie, il y a toujours un homme et donc il n’y aura jamais de vraie justice sociale si le travail et le travailleur ne sont pas estimés à leur juste valeur.


1. Ex 20, 9.
2. CEC 2407. A propos de la solidarité, le Catéchisme rappelle encore que « Les problèmes socio-économiques ne peuvent être résolus qu’avec l’aide de toutes les formes de solidarité : solidarité des pauvres entre eux, des employeurs et des employés dans l’entreprise, solidarité entre les nations et les peuples. la solidarité internationale est une exigence d’ordre moral. La paix du monde en dépend pour une part. » (CEC 1941).

⁢i. Le problème du travail.

Surgit immédiatement une difficulté car, à toutes les époques de l’histoire de l’humanité, le travail nous révèle son ambivalence. Il a toujours été considéré, en même temps comme une joie et une peine, un bienfait et une souffrance. Il a été, à la fois, honoré et maudit. En effet, il assure à l’homme sa subsistance matérielle, la richesse même, ainsi que d’autres biens, comme une certaine indépendance, le plaisir de la création, de l’œuvre heureusement accomplie, l’admiration, etc. Le travail est aussi à la source du progrès de la société et de la civilisation. Mais tout cela ne se gagne pas sans effort, sans privation de certains plaisirs, sans douleur parfois⁠[1].

L’histoire nous montre aussi d’incessantes hiérarchisations dans le monde du travail. Suivant les époques, les classes sociales, certains genres de travaux ont été discrédités ou exaltés. On ne compte plus les querelles, parfois violentes, entre agriculteurs et éleveurs, intellectuels et manuels, artisans et marchands, travailleurs libres et travailleurs salariés, fonctionnaires et paysans, etc. Même entre divers métiers d’une même catégorie, des classements se sont établis selon des critères variés et changeants. Parfois c’est le travail lucratif qui est méprisé et parfois le travail non rémunéré.

Or, l’histoire semble montrer qu’ »il y a invention, découverte, croissance économique et progrès social lorsque le labeur, autant de la main que de l’esprit, est honoré, mais la ruine est proche lorsque le travailleur est méprisé. »[2] Encore faut-il que cet honneur également accordé aux différents types de travail soit justement mesuré, qu’il ne soit évidemment entaché d’aucun mépris mais qu’il ne soit pas non plus exalté exagérément. Le travail a son importance vitale, personnelle, sociale, spirituelle mais il n’est pas le tout de l’existence.

En définitive, si, au départ, l’estime du travail dépend de la nécessité, elle est surtout tributaire de la conception qu’on s’en fait⁠[3].

Regardons cela de plus près.


1. Le travail est le plus souvent pénible parce qu’il n’a pas sa fin en lui-même : on ne travaille pas pour travailler. d’un autre côté, dans la mesure où le travail aide l’homme à se perfectionner, et qu’il soit choisi par goût, librement, il finit par s’apparenter au jeu qui, dans toute sa noblesse, respecte aussi des règles, demande des efforts et l’exercice de valeurs morales et physiques. (Cf. LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV Les droits et devoirs individuels, 2e partie Travail, propriété, Wesmael-Charlier, 1946, pp. 5-26)
2. JACCARD P., Histoire sociale du travail de l’antiquité _ nos jours, Payot, 1960, p. 8. Pierre Jaccard fut Président de l’Ecole des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne.
3. Cf. LECLERCQ J., op. cit., pp. 55-61.

⁢a. L’Antiquité

Dans la Grèce archaïque, comme dans la plupart des sociétés anciennes, le travail dont le caractère pénible est universellement reconnu, est néanmoins honoré. d’ailleurs, les dieux travaillent. Héphaïstos forge, Héraclès garde des troupeaux, Poséidon et Apollon participent à la construction du mur de Troie. De plus, Déméter, déesse de la terre cultivée, et Artémis, déesse de la chasse semblent confirmer l’opinion de P. Jaccard⁠[1] qui affirme que « dans une civilisation où le travail est honoré, la femme est toujours l’objet d’une attentive considération » et qu’ »inversement, on peut affirmer aussi que là où la femme est respectée, le travail l’est également ». Ainsi et mieux encore, Athéna, fille de Zeus, « égale à son père en force et en prudente sagesse »[2] « apprend aux hommes à dompter les forces sauvages, à apprivoiser la nature, à se rendre maîtres des éléments. Elle est à l’origine de toutes les techniques : elle apprend le filage et le tissage à Pandore[3] et aux femmes de Phéacie[4]. Les forgerons l’invoquent. Elle dresse les chevaux et invente le char. C’est elle qui procure à Bellérophon le mors, instrument nécessaire pour dompter Pégase[5]. Elle préside aux travaux des bois et invente le premier navire avec Danaos[6]. Et c’est Athéna elle-même qui va sur la montagne du Pélion abattre les arbres à la hache pour la construction du navire des Argonautes[7]. Car elle veut apprendre aux hommes que c’est « la mêtis, c’est-à-dire l’intelligence et non la force, qui fait le bon bûcheron »[8] ».⁠[9] Les héros et les princes ne sont pas en reste : Prométhée qu’Eschyle célèbre, apprend aux hommes « des arts sans nombre »[10] et Ulysse qui sait faucher et charruer, a construit sa chambre nuptiale et explique avec force détails techniques comment il a construit son lit⁠[11]. Hésiode fait, avec réalisme et sans naïveté, l’éloge du travail dans Les Travaux et les Jours[12] et Sophocle, à l’autre bout de la grande histoire grecque, dit son admiration pour l’humanité inventive et laborieuse⁠[13].

Mais on sait que les philosophes eurent, en général, une opinion négative vis-à-vis du travail manuel. Sentiment de supériorité relativement classique de l’intellectuel ? Pas seulement. Plusieurs auteurs font remarquer que la généralisation de l’esclavage qui apporte une main-d’œuvre abondante et qui avilit la condition du travailleur dont le rendement, du fait de la servilité, est plus faible, a dû avoir un effet négatif sur l’opinion et a rendu inutile le progrès technique.⁠[14]

On ne peut négliger non plus, surtout chez les philosophes, l’influence de théories orientales comme le taoïsme et le bouddhisme indien.

Le taoïsme loue le travail agricole mais considère la technique comme impure car elle risque d’absorber l’homme dans le travail.

Le bouddhisme indien, de son côté, considère le travail comme foncièrement pernicieux et non comme un devoir honorable. Il faut éteindre les passions, réduire donc l’existence qui peut être une source de douleur⁠[15]. A cette vision s’ajoute le système indien des castes qui a cloisonné et hiérarchisé les activités dont certaines ne sont plus que des formes d’esclavage.

Cette intrusion orientale dans la pensée grecque, sensible chez Platon surtout⁠[16], mais aussi chez Xénophon⁠[17] et Aristote⁠[18], expliquerait pourquoi ils ont dénaturé le mythe de Prométhée présenté désormais non plus comme un bienfaiteur de l’humanité mais comme un dangereux orgueilleux. Le mépris des intellectuels pour la technique expliquerait aussi pourquoi toute une série de découvertes n’ont été utilisées qu’exceptionnellement. Les ingénieurs grecs avaient à maintes reprises montré leur savoir-faire : machines de guerre, élévateurs, tunnels, transport de bateaux, détournement de fleuve, horloge à eau, vis et écrou, machine à vapeur, moulin à eau pour l’irrigation et la meunerie sont restés trop souvent au stade théorique ou ont trouvé de rares et très limitées applications.

A Rome, il en fut de même. Les techniques qu’ont prête aux Romains venaient des Etrusques, eux-mêmes tributaires des Crétois mais les Géorgiques[19] nous montrent que le paysan romain utilisait un outillage qui n’était pas plus performant que celui décrit par Hésiode sept siècles auparavant et Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle nous apprend que si, en Gaule, on utilisait des charrues plus perfectionnées qu’en Italie, ces nouveaux outils furent peu utilisés par les Romains.

De nouveau, les intellectuels, tel Sénèque, considèrent comme vulgaire le travail manuel. Cicéron fait, par exemple, cette recommandation à son fils Marcus qui étudia la philosophie à Athènes : « Voici comment on distingue entre les professions et les diverses manières de faire du gain, celles qui sont libérales et celles qui sont sordides. d’abord, on méprise tout profit odieux : tel est celui des exacteurs, des usuriers. Ensuite, on regarde comme ignobles et méprisables les gains des mercenaires et de tous ceux dont ce sont les travaux, et non les talents, qui sont payés. Car pour ceux-là, leur salaire est le prix d’une servitude. On doit aussi faire peu de cas des revendeurs en détail ; leurs bénéfices se fondent sur le mensonge. Or, la fausseté est ce qu’il y a de plus bas au monde. Tous les artisans sont engagés dans des occupations sordides : une boutique n’a rien qui puisse convenir à un homme libre. Les métiers qui méritent le moins d’estime sont ceux qui servent les plaisirs du corps : tels sont, suivant Térence : poissonniers, bouchers, cuisiniers, charcutiers et pêcheurs. Mettez si vous voulez, avec eux, les parfumeurs, les baladins et tout ce qui vit des jeux de hasard. Par contre, l’exercice des professions suivantes, dont la société retire beaucoup d’avantages, comme la médecine, l’architecture, l’enseignement des arts libéraux, est honorable pour ceux au rang de qui elles conviennent. Méprisons le commerce s’il se fait en petit ; mais s’il est important et copieux, s’il fait circuler les marchandises de tous côtés, et s’il se fait sans fraude, il ne doit plus être réprouvé. Si le négociant, content de sa fortune plutôt qu’insatiable, se retire du port dans ses terres, comme auparavant il s’était retiré de la mer dans le port, il a des droits incontestables à notre estime. Mais de tous les moyens d’acquérir, l’agriculture est le meilleur, le plus fécond, le plus doux, le plus digne d’un homme libre. Je l’ai vantée suffisamment dans mon livre de Caton l’Ancien : c’est là que vous pourrez trouver le complément de ce chapitre. »[20]

Par contre, on trouve chez Virgile l’éloge littéraire classique de l’agriculture : « O fortunatos nimium, sua si bona norint, Agricoles ! » (« O trop fortunés, s’ils connaissaient leurs biens, les cultivateurs ?)⁠[21]. Conscient des difficultés mais aussi du bien-être qu’apporte cette vie, il écrit: « Le Père des dieux[22] lui-même a voulu rendre la culture des champs difficile, et c’est lui qui le premier a fait un art de remuer la terre, en aiguisant par les soucis les cœurs des mortels et en ne souffrant pas que son empire s’engourdît dans une triste indolence. Avant Jupiter[23], point de colon qui domptât les guérets ; il n’était même pas permis de borner ou de partager les champs par une bordure : les récoltes étaient mises en commun, et la terre produisait tout d’elle-même, librement, sans contrainte. C’est lui qui donna leur pernicieux virus aux noirs serpents, qui commanda aux loups de vivre de rapines, à la mer de se soulever ; qui fit tomber le miel des feuilles, cacha le feu et arrêta les ruisseaux de vin qui couraient çà et là : son but était, en exerçant le besoin, de créer peu à peu les différents arts, de faire chercher dans les sillons l’herbe du blé et jaillir du sein du caillou le feu qu’il recèle. Alors, pour la première fois, les fleuves sentirent les troncs creusés des aunes[24] ; alors le nocher dénombra et nomma les étoiles : les Pléiades, les Hyades et la claire Arctos, fille de Lycaon[25]. Alors on imagina de prendre aux lacs les bêtes sauvages, de tromper les oiseaux avec de la glu et d’entourer d’une meute les profondeurs des bois. L’un fouette déjà de l’épervier[26] le large fleuve, dont il gagne les eaux hautes ; l’autre traîne sur la mer ses chaluts humides. Alors on connaît le durcissement du fer et la lame de la scie aigüe (car les premiers hommes fendaient le bois avec des coins) ; alors vinrent les différents arts. Tous les obstacles furent vaincus par un travail acharné et par le besoin pressant en de dures circonstances. »[27]

d’autres, plus tard, comme Marc-Aurèle ou Epictète loueront, plus généralement, le travail des mains. Et l’idée germera d’une égale dignité des hommes. Même si certaines tâches restent peu nobles, inférieures, elles ne peuvent porter préjudice à la grande fraternité humaine : « J’ai, appris avec plaisir, par ceux qui me viennent de toi, la familiarité dans laquelle tu vis avec tes esclaves. Voilà qui est digne de ta sagesse et de ton instruction. Sont-ce des esclaves ? Non. Mais des hommes. Des esclaves ? Non. Mais des compagnons de tente. Des esclaves ? Non. Mais d’humbles amis. Des esclaves ? Dis plutôt des frères en servitude, si tu réfléchis que la fortune a le même empire sur eux et sur toi. » En effet, « tu peux le voir libre comme il peut te voir esclave. Lors du désastre de Varus[28], bien des hommes de la plus haute naissance, qui passaient par l’armée pour arriver au rang sénatorial, furent ravalés par la fortune : de l’un elle fit un berger, de l’autre un gardien de cabane. Méprise ensuite un homme dont le sort peut devenir le tien, dans l’instant même où tu le méprises. Voici ma doctrine en deux mots : vis avec ton inférieur comme tu voudrais que ton supérieur vécut avec toi. »[29]

Bref, ce rapide survol nous montre qu’il ne faut pas, à l’instar de nombreux auteurs, considérer que les Anciens ont eu une « conception pessimiste » du travail⁠[30]. Nous avons rencontré diverses conceptions qui peuvent s’affronter lorsque la société se différencie ou lorsque le travail est nécessaire pour les uns et superflu pour d’autres. Et encore peut-on préciser que, si certaines aristocraties à travers l’histoire, affichent un certain mépris pour le travail, il s’agit plus d’un mépris pour le travail lucratif que pour le travail en lui-même.⁠[31]


1. Op. cit., p. 52.
2. HESIODE, Théogonie, 896.
3. HESIODE, Les travaux et les jours, 64. Pandore est la première femme, par qui tous les malheurs des hommes sont arrivés (cf. HESIODE, Théogonie, 79-82).
4. Odyssée, VII, 110. La Phéacie est une région mythique souvent identifiée avec l’île de Corcyre dans la mer Ionienne.
5. PINDARE, Olympiques, XIII, 63-87. Pégase est un cheval ailé qui fut capturé par Bellérophon avant de devenir la monture de Zeus.
6. Apollodore, III, 1, 4. Danaos est un roi légendaire d’Argos.
7. APPOLONIOS de Rhodes, Les Argonautiques, II, 1187-1189.Les Argonautes sont les héros qui s’embarquèrent sur la nef Argo pour aller conquérir la Toison d’or en Colchide (au sud du Caucase).
8. Iliade, XV, 412.
9. COMTE Fernand, Les grandes figures des mythologies, Larousse-Bordas, 1996, p. 64.
10. ESCHYLE, Prométhée enchaîné, v. 200-480. Dans cette pièce, Prométhée est puni parce qu’il s’est opposé à Zeus qui « ne fit aucun compte des malheureux mortels ; il voulait même en faire disparaître la race tout entière pour en faire naître une nouvelle. Et personne ne s’y opposait, dit Prométhée, que moi. Seul, j’eus cette audace et j’empêchai que les mortels mis en pièces ne descendissent dans l’Hadès. (…) d’enfants qu’ils étaient auparavant, j’ai fait des êtres doués de raison et de réflexion. (…) Autrefois ils voyaient sans voir, écoutaient sans entendre, et semblables aux formes des songes, ils brouillaient tout au hasard tout le long de leur vie ; ils ne connaissaient pas les maisons de briques ensoleillées ; ils ne savaient point travailler le bois ; ils vivaient enfouis comme des fourmis agiles au fond d’antres sans soleil. Ils n’avaient point de signe sûr ni de l’hiver, ni du printemps fleuri, ni de l’été riche en fruits ; ils faisaient tout sans user de leur intelligence, jusqu’au jour où je leur montrai l’art difficile de discerner les levers et les couchers des astres. J’inventai aussi pour eux la plus belle de toutes les sciences, celle du nombre, et l’assemblage des lettres, qui conserve le souvenir de toutes choses et favorise la culture des arts. Le premier aussi j’accouplai les animaux et les asservis au joug et au bât pour prendre la place des mortels dans les travaux les plus pénibles, et j’attelai au char les chevaux, dociles aux rênes, luxe dont se pare l’opulence. Nul autre que moi non plus n’inventa ces véhicules aux ailes de lin où les marins courent les mers. Voilà les inventions que j’ai imaginées en faveur des mortels (…). »
11. HOMERE, Odyssée, XIII, 366 et XXIII, 189.
12. Voici, par exemple, comment ce poète-paysan (VIIIe-VIIe s) parle de la réussite : « De la misère, on en gagne tant qu’on veut, à la va-vite ; La route est plane, et on en trouve tout de suite. Mais, devant le mérite, les dieux immortels ont d’abord mis la sueur : Le chemin qui y mène est à pic, et il traîne en longueur, Et il est rocailleux pour commencer, mais si tu arrives à son sommet, Même s’il était difficile, le voilà maintenant tout aisé ! » (In BRASILLACH R., Anthologie de la poésie grecque, Livre de poche, 1950, pp. 82-83).
13. Cf. Antigone, Stasimon I : le chœur chante : « De mille merveilles, merveille entre toutes se dresse l’homme : à travers la mer blanchissante, aux rafales du vent du Sud, il s’avance, il passe au milieu du surplomb d’ondes mugissantes. La Déesse-Mère, la Terre incorruptible, inépuisable, il la travaille de charrues qui vont et viennent chaque année, car pour la retourner il a des bêtes de gent chevaline. La race des oiseux légers, il la capture dans ses pièges ; poissons de la mer bondissante et harde de bêtes des bois, aux plis de ses filets tressés les capture l’homme inventif. La ruse lui soumet le fauve à travers plaines et montagnes ; au col chevelu du cheval il passera le double joug, que de son côté recevra le sauvage taureau des monts. Langage, aile vive, ô pensée, principes fondateurs de villes, il a maintenant tout cela ; comme il sait fuir sous le ciel même et l’importunité du gel et les traits importuns des pluies. Tête féconde et non stérile, il sait affronter l’avenir. Hadès (la mort) seul reste inévitable. Or, atteint du mal le plus grave, on le voit, l’homme trouve remède à force de subtilité. Don des arts, mystère, ô génie riche au delà de tout espoir ! ou vers le mal ou vers le bien, il confond les lois de la terre et le droit qu’il a fait le serment devant les dieux de respecter. Grand, mais rebut de la cité, qui du mal se fait un ami pour satisfaire son audace. Puisse-t-il ne s’asseoir jamais à mon foyer ni dans mon cœur, celui qui tel crime commet ! » (v.332-375).
14. Cf. Daniel-Rops : « Considérons le régime de l’esclavage antique. Du seul point de vue économique et technique, c’est un système remarquable et dont les conséquences spirituelles sont éminentes. Il met à la disposition de la société une telle quantité d’énergie à bas prix qu’il permet à l’homme libre la poursuite des fins vraiment spirituelles. (…) Ce mépris du travailleur dans la société antique (« on ne fera jamais d’un ouvrier, un citoyen ! ») est le corollaire naturel d’un état de fait qui accordait, d’un autre côté, à la pensée, une admirable indépendance. Mais ce système tendait à rendre vains tous progrès techniques, de même qu’il ne pouvait, sous peine de disparaître, modifier les conditions essentielles de la vie servile. d’une part, il était inutile de changer le régime, puisqu’il fonctionnait bien et coûtait fort peu, d’autre part l’esprit humain cherchait à justifier ce régime même, qui nous paraît abominablement injuste, mais qui était indispensable. On saisit là parfaitement cette interférence de l’économique et du technique avec l’éthique qui se retrouve à toutes les étapes de l’humanité. Aux premiers chrétiens eux-mêmes, comme aux plus nobles des philosophes antiques, l’esclavage apparaissait comme une loi naturelle, l’expression d’une volonté divine. » (Pour un avenir humain, in L’avenir de la science, Plon, 1941, pp. 255-256).
15. Cf. BARON Roger, Regards catholiques sur l’Inde, Desclée et Cie, 1959, p. 14: « L’Inde est sensible _ la vanité du monde, se livre à la recherche de la contemplation, à la quête de l’absolu. L’Occident veut la possession du monde, a le culte de l’action, ajoute progrès à progrès dans le domaine du relatif. Le christianisme a le sens de la création, ordonne la vie active à la vie contemplative, réalise la collaboration de l’homme avec Dieu. »
16. Platon développe l’idée que les arts et les métiers ont abîmé les corps des artisans et les ouvriers « de même que leur âme cassée et flétrie par la bassesse de leur travail » (République, VI, 495 d). Ils ne sont pas faits pour la philosophie qui seule forme un homme et un citoyen.
17. Xénophon, comme Platon, parle des corps et des âmes exténuées par le travail (Economique, IV, 2). Il fait dire à Socrate : « Les arts appelés mécaniques sont décriés et c’est avec raison que les gouvernements en font peu de cas. Ils minent le corps de ceux qui les exercent (…) en les forçant de demeurer assis, de vivre dans l’ombre et parfois même de séjourner près du feu. Or, quand les corps sont efféminés, les âmes perdent bientôt toute leur énergie. »
18. Pour Aristote, l’ouvrier ne peut être citoyen : « Dans les temps anciens, écrit-il, chez certains peuples, l’artisan et l’ouvrier étaient sur le même plan que l’esclave et l’étranger. Il en va encore de même à présent en beaucoup de lieux et jamais un État bien policé ne fera d’un artisan un citoyen. S’il le devient, au moins ne faut-il pas attendre de lui le civisme dont nous parlerons : cette vertu ne se rencontre pas partout ; elle suppose un homme non seulement libre mais dont l’existence soit débarrassée du besoin de se vouer aux œuvres serviles. Or quelle différence y a-t-il entre les artisans ou autres mercenaires et les esclaves, si ce n’est que ceux-ci appartiennent à un particulier et ceux-là au public ». (Politique, III, 3). A propos des esclaves précisément, il écrira : « Il existe des hommes inférieurs, autant que l’âme est supérieure au corps et l’homme à la brute : l’emploi de leurs forces corporelles est le meilleur parti qu’on puisse tirer de leur être ; ils sont nés pour être esclaves (…). Utile aux esclaves eux-mêmes, l’esclavage est juste ». (Politique, I, 1.) Plus simplement encore, Plutarque dira que les esclaves sont « les organes vivants de l’économique » (Vie des hommes illustres, Crassus, II).
19. Œuvre de Virgile (70-19).
20. De officiis I, 42.
21. Géorgiques II, v. 458-459.
22. Jupiter.
23. Sous l’âge d’or de Saturne.
24. Pirogues creusées dans un bois qui ne pourrit pas.
25. Callisto changée en ourse par Junon, forme la constellation de la grande Ourse.
26. Filet de pêche muni de pierres ou de balles de plomb.
27. Géorgiques, I, 121-146.
28. Publius Quintilius Varus, général et administrateur romain qui s’enrichit par des spoliations. En 9, en Germanie, ses trois légions furent détruites et il se donna la mort.(Mourre)
29. SENEQUE, Lettres à Lucilius, XLVII.
30. L’expression est de DELHAYE Ph. Théologie du travail, in L’ami du clergé, 18-7-1957, p. 29. L’auteur distingue encore la « conception optimiste des modernes » puis la « conception mélioriste de la « philosophie chrétienne ».«  Cette dernière considère que le travail est naturel à l’homme et que s’il a un caractère pénible, on doit chercher à alléger cette peine.
31. Cf. LECLERCQ J., op. cit., pp. 55-61.

⁢b. Le judéo-christianisme

Il présente, dans son ensemble, une vision positive du travail qui apparaît surtout comme un privilège et un bienfait. N’est-il pas écrit que « le Seigneur Dieu prit (…) l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder »[1]. Après le péché de l’homme, Dieu maudira non pas le travail, mais le sol : « Maudit soit le sol à cause de toi »[2], c’est-à-dire les conditions du travail . Comme l’explique saint Thomas : « A l’homme, chargé du rôle de gagne-pain, la terre maudite opposa sa stérilité, ses épines et ses ronces, et imposa la labeur quotidien. »[3]

Le travail reste, malgré la peine désormais, un avantage, un bien et la paresse un mal. On peut lire, dans le livre des Proverbes[4], cette rude injonction : « Va voir la fourmi, paresseux ! Observe ses mœurs et deviens sage : elle qui n’a ni magistrat, ni surveillant ni chef, durant l’été elle assure sa provende et amasse, au temps de la moisson, sa nourriture. Jusques à quand, paresseux, resteras-tu couché ? Quand te lèveras-tu de ton sommeil ? Un peu dormir, un peu s’assoupir, un peu croiser les bras en s’allongeant, et, tel un rôdeur, viendra l’indigence, et la disette comme un mendiant. »

L’Ecclésiaste qui souligne tant la vanité des efforts humains, reconnaît cependant qu’ »il n’y a de bonheur pour l’homme que dans le manger et le boire et dans le bonheur qu’il trouve dans son travail, (…) cela aussi vient de la main de Dieu (…) »⁠[5] ; « ’il n’y a rien de meilleur pour l’homme que de jouir du fruit de ses travaux »[6].

Le Siracide conseille : « Ne déteste point les besognes pénibles, ni le labeur de la terre, qui a été créé par le Très-Haut. »[7]

Le travail a donc été voulu par Dieu.

Reste, néanmoins, comme dans les autres cultures, l’acceptation de l’esclavage avec, toutefois, comme nous l’avons déjà vu précédemment, d’importants accommodements. Dans le Siracide, précisément, on lit: « A l’âne le picotin, le bâton et le faix ; à l’esclave le pain, la correction et la tâche. L’esclave ne travaille que si on le châtie, et n’aspire qu’au repos ; laisse-lui les mains inoccupées, et il cherchera la liberté. Le joug et la courroie font plier le cou le plus dur, le travail continuel rend l’esclave souple ; à l’esclave malveillant, la torture et les entraves ; fais-le travailler, qu’il ne reste pas oisif, car l’oisiveté enseigne bien des erreurs. Tiens-le au travail, car c’est ce qui lui convient. S’il n’obéit pas, réduis-le par les entraves ; mais ne commets pas d’excès envers qui que ce soit, et ne fais rien d’important sans y avoir réfléchi. Si ton esclave t’est fidèle, qu’il te soit cher comme toi-même ; traite-le comme un frère, parce que tu l’as acquis au prix de ton sang. »[8]

Reste aussi la classique hiérarchisation des tâches. Dans le Siracide, s’exprime ainsi le sentiment de supériorité de l’intellectuel : « La sagesse du scribe s’acquiert à la faveur du loisir ; celui qui s’agite peu deviendra sage. Quelle sagesse pourrait acquérir l’homme qui mène la charrue, qui met son point d’honneur à brandir son aiguillon, qui stimule les bœufs, les dirigeant au son de sa ritournelle, et qui converse avec les bouvillons ? Il est préoccupé de herser les sillons, il met un soin vigilant à engraisser des génisses. »[9] La suite du texte évoque les tâches du charpentier, de l’architecte, du graveur de cachets, du forgeron, du potier et conclut avec plus de nuance : « Tous ces artisans attendent tout de leurs mains ; chacun d’eux est sage en son métier. Sans eux tous, nulle ville ne serait bâtie, ni habitée, ni fréquentée ; mais ils n’entreront point dans l’assemblée, ils ne siégeront pas aux réunions des juges, ils n’auront pas l’intelligence des dispositions judiciaires, ils ne publieront ni l’instruction ni le droit, on ne les trouvera pas à l’étude des maximes. Mais ils maintiennent les choses de ce monde, leur prière se rapporte à l’exercice de leur art ; ils s’y appliquent, et étudient ensemble la loi du Très-Haut. »[10]

Avec le Nouveau Testament, le travail acquiert une plus grande dignité encore puisqu’il est pratiqué par le Fils de Dieu lui-même ! Jésus est un travailleur manuel, charpentier et fils de charpentier⁠[11]. Aux premiers temps, beaucoup, comme Celse, se moquèrent de « ce dieu qui rabotait des planches »[12].

Par contre, Paul, fort de son expérience, va insister sur la nécessité, pour le serviteur de l’Évangile, de n’être à charge de personne et donc de travailler : « Vous vous rappelez, frères, nos labeurs et nos fatigues : à l’œuvre nuit et jour pour n’être à charge à aucun de vous, nous vous avons annoncé l’Évangile de Dieu. »[13]

« Mettez votre point d’honneur à vivre dans la sérénité, à vous occuper de vos propres affaires, à travailler de vos mains, comme nous vous l’avons recommandé. Aux yeux des gens du dehors, vous vous conduirez honorablement et vous ne serez à charge de personne ».⁠[14]

« Frères, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, nous vous enjoignons de vous tenir à distance de tout frère vivant dans la paresse, sans observer la tradition que vous avez reçue de nous. Vous savez vous-mêmes ce que vous avez à faire pour nous imiter. Nous n’avons pas vécu parmi vous dans ce dérèglement ; nous n’avons pas mangé sans rétribution le pain de personne ; mais, nuit et jour, avec fatigue et avec peine, nous avons travaillé pour n’être à charge à personne d’entre vous. Nous en avions pourtant le droit, mais nous avons voulu vous donner en nous-mêmes un exemple à imiter. Aussi bien, lorsque nous étions parmi vous, nous vous disions formellement que, si quelqu’un ne veut pas travailler, il n’a pas non plus le droit de manger. Or nous apprenons qu’il y a des gens désordonnés parmi vous ; au lieu de travailler, ils s’occupent de futilités. Nous les invitons et nous les exhortons, au nom du Seigneur Jésus-Christ, à travailler paisiblement ; qu’ils mangent ainsi le pain qu’ils auront eux-mêmes gagné. »[15].

Paul, tout en attribuant sa préférence « au travail manuel en tant que source de rétribution », affirme, en même temps, « le droit du travail intellectuel à une rémunération », droit qui, à travers les siècles et encore aujourd’hui sous certains aspects, ne sera guère reconnu.⁠[16] Paul apparaît très en avance sur son temps par un autre aspect également : comme nous le verrons plus tard, il va poser les bases d’une véritable théologie du travail en demandant : « Tout ce que vous faites, faites-le de bon cœur, comme pour le Seigneur, et non pour les hommes »[17].

Nous allons voir que ces avancées resteront, malheureusement, trop longtemps ignorées des successeurs de l’Apôtre.


1. Gn 2, 15.
2. Gn 3, 17.
3. IIa IIae, qu 164, a 2.
4. Pr 6, 6-11.
5. Qo 2, 24.
6. Qo, 3, 22.
7. Si, 7, 16.
8. Si 33, 25-31.
9. Si 38, 25-27.
10. Si 38, 35-39.
11. Cf Mt 13, 55 et Mc 6, 3.
12. JACCARD, op. cit., p. 115. Celse, philosophe (IIe siècle), auteur du Discours véritable (vers 178), œuvre antichrétienne connue par Origène qui la réfuta dans son livre Contre Celse (vers 248).
13. I Th 2, 9.
14. 1 Th 4, 11-12.
15. 2 Th 3, 6-12. Paul souligne ce droit de ne pas travailler auquel il a renoncé: « N’avons-nous pas le droit de manger et de boire ? (…) Ou bien serais-je seul, avec Barnabé, à être privé du droit de ne pas travailler ? (…) Si nous avons semé chez vous les biens spirituels, sera-ce trop exiger que de récolter vos biens temporels ? Si d’autres ont ce droit sur vous, ne l’avons-nous pas davantage ? Cependant, nous n’avons pas usé de ce droit : nous supportons tout, afin de ne pas créer d’obstacle à l’Évangile du Christ. Ne savez-vous pas que les ministres du culte vivent du culte, et que ceux qui servent à l’autel ont leur part à l’autel ? De même , le Seigneur a ordonné que ceux qui annoncent l’Évangile vivent de l’Évangile. Mais moi, je n’ai usé d’aucun de ces droits ; et ce n’est pas pour les revendiquer que j’écris ceci…​ ; mais personne ne m’enlèvera cette fierté. Annoncer l’Évangile n’a rien qui me rende fier ; c’est une nécessité qui me presse. Malheur à moi, si je n’annonce pas l’Évangile ! Si je le faisais de mon propre gré, j’en mériterais récompense ; si je le fais malgré moi, c’est une fonction qui m’est confiée. Alors, quelle est ma récompense ? C’est, dans la prédication de l’Évangile, de l’offrir gratuitement, sans user du droit que cette prédication me confère. » (1 Cor 9, 4-18).
16. LECLERCQ J., op. cit., p. 63. Rappelons-nous l’injonction aux Galates : « Que celui qu’on instruit de la Parole donne de tous ses biens à qui l’en instruit » (Ga 6, 6) et la recommandation à Timothée : « Les anciens qui remplissent bien leur fonction sont dignes d’une double rémunération, et surtout ceux qui se dévouent à la prédication et à l’enseignement » (1 Tm 5, 17). J. Leclercq explique, malgré cela, la « préférence » de Paul en faisant remarquer « combien est générale l’idée que le travail intellectuel ne se paie pas. (…) On peut même dire, d’une manière générale, qu’il a toujours été d’usage de ne pas payer les intellectuels. L’idée d’une équivalence entre une somme d’argent et le travail d’un juge, d’un avocat, d’un professeur, d’un roi ou d’un gouvernant d’État, de province, de commune a toujours paru choquante. Aussi, comme ils doivent vivre, leur paiement a-t-il toujours été irrégulier et irrationnel. (…) Bien que, de nos jours, l’idée d’une rétribution du travail intellectuel se soit acclimatée plus qu’autrefois, on sait combien sont encore nombreux ceux qui trouvent naturel de payer de grosses sommes pour des vêtements, des meubles, des voitures, mais qui ne comprennent pas qu’on leur demande un prix semblable pour des leçons à leurs enfants. (…) Au fond de cela, se trouve l’idée que le travail ne se paie pas. On paie des marchandises, et le salaire du travail manuel n’est, en réalité, pas le salaire du travail, mais le prix des marchandises qu’il procure.(…) Une chose se paie, un service ne se paie pas. » De plus_, « dans la pensée de la plupart des gens, le travail est lié à la nécessité de gagner sa vie. Quand on ne doit pas gagner sa vie, on peut être « occupé », on ne travaille pas_. (…) Or, ce travail qui s’impose comme une nécessité, c’est, à première vue, le travail manuel. (…) Tout cela permet de comprendre, que, lorsqu’on parle du travail, la plupart pensent exclusivement au travail manuel et que les moralistes lui trouvent une valeur spéciale ». On peut encore ajouter que « le devoir du travail à titre de collaboration à la vie sociale est une idée moderne ». ( op. cit., pp. 64-68).
17. Col 3, 23.

⁢ii. Une ère nouvelle ?

La question est de savoir si la nouveauté chrétienne a changé, en tout ou en partie, peu ou prou, la perception et l’estimation du travail et du travailleur.

La plupart des auteurs estiment que l’irruption du message chrétien dans les cultures traditionnelles va opérer une révolution ou, du moins, un changement sensible dans les mentalités. C’est l’avis de P. Jaccard qui parle d’une « nouvelle orientation ». Ce n’est pas tout à fait l’avis de J. Leclercq qui n’hésite pas à écrire que « le christianisme n’a pas changé grand-chose à l’estime du travail »[1]. Même s’il ajoute qu’ »il a, par l’Église, doté le monde du grand bienfait d’une autorité spirituelle chargée de rappeler les règles de la vie morale et d’envisager toutes questions sous l’angle moral » et que cette Église « a constamment réagi contre l’exagération des divisions en classes sociales et le mépris des classes inférieures », il semble, par l’illustration qu’il donne, qu’il faut attendre Léon XIII pour trouver de telles prises de position.

M.-D. Chenu précise, rappelons-nous, qu’il n’y pas de philosophie du travail et plus exactement de morale du travail avant ce souverain pontife et qu’il faut attendre le milieu du XXe siècle pour que s’élabore une théologie du travail qui s’appuie sur saint Thomas.

Comment expliquer cette carence, comment expliquer que rien n’ait vraiment changé, au moins, « quant à l’estime du travail » ?

Deux forces qui se conjuguent bien vont freiner, sur les plans social, économique et politique, la puissance transformatrice que le message chrétien contenait et l’empêcher de donner sa pleine mesure : la tripartition fonctionnelle et la persistance d’un certain platonisme.


1. Leçons de droit naturel, IV Les droits et devoirs individuels, IIe partie Travail, propriété, Wesmael-Charlier, 1946, p. 61.

⁢a. Les méfaits de la tripartition fonctionnelle et du platonisme

Alors que les Évangiles nous montrent clairement que Jésus bouscule les hiérarchies que les hommes ont établies et qu’il déroute ceux qui lui demandent d’en créer de nouvelles⁠[1], la société occidentale chrétienne sera influencée par une conception hiérarchique qu’on a appelée « tripartition fonctionnelle », conception typiquement indo-européenne⁠[2] inspirée par le systèmes hindou des castes⁠[3] et transmise par la Grèce à certains penseurs chrétiens.⁠[4]

La vision tripartite de la société va se mêler, à partir du IXe siècle à la vision bipartite qui accorde l’autorité au pouvoir spirituel (pape et évêques) et la puissance au pouvoir temporel (empereur, rois, comtes).

Le roi Alfred le Grand d’Angleterre (849-899) considère qu’il y a trois sortes d’hommes : les gebedmen (hommes pour la prière), les fyrdmen (hommes pour la guerre) et les weorcmen (hommes pour le travail).

A la même époque, en France, à l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre⁠[5], des théoriciens vont justifier ce type de classification où les diverses fonctions vont devenir des états hiérarchisés. Dans ce travail de conceptualisation, Haymon, maître dans les années 840/845-860, s’appuie sur les œuvres d’Isidore de Séville (vers 560-636)⁠[6]. Heiric (ou Heric), son successeur (né en 841) distingue, d’une part, les moines et les clercs et, d’autre part, les laïcs qui, eux, se répartissent en deux ordres : belligerantes et agricolantes : « Les uns combattant, les autres travaillant la terre, vous êtes un ordre, vous que Dieu a élus pour que, étant plus libres, vous vous occupiez des fonctions de son service. » Heiric a été marqué, lui, par la pensée de Jean Scot Erigène (entre 800 et 870)⁠[7] ; son néoplatonisme est nourri aussi par Maxime le Confesseur (580-662)⁠[8] et surtout par le Pseudo-Denys⁠[9] qui exerça une influence considérable sur les théologiens du moyen-âge⁠[10] et jusqu’au XVIIe siècle.⁠[11]

La notion dionysienne de hiérarchie « s’inscrit à la fois dans la tradition des cosmologies antiques et dans celle du système politique de Platon, l’idée de base étant que chaque intelligence, incarnée ou non, doit se tenir à sa place hiérarchique et accomplir les fonctions de son rang. De l’homme à Dieu, la hiérarchie est constituée de triades ascendendantes.[12] (…) Chaque rang reçoit la divinisation du rang supérieur et la transmet au rang inférieur, les deux hiérarchies (céleste et ecclésiastique) reliant l’un à l’autre les deux mondes des intelligences pures et des intelligences incarnées. Pour le Pseudo-Denys, la divinisation s’exerce à la manière de l’illumination solaire, qui atteint de proche en proche les objets les plus éloignés, mais en perdant de sa lumière à mesure qu’elle s’écarte de sa source ».⁠[13]

Pour le Pseudo-Denys, « la hiérarchie (…) est un ordre sacré, une science, une activité s’assimilant, autant que possible, à la déiformité, et, selon les illuminations dont Dieu lui a fait don, s’élevant à la mesure de ses forces vers l’imitation de Dieu, - et si la Beauté qui convient à Dieu, étant simple, bonne, principe de toute initiation, est entièrement pure de toute dissemblance, Elle fait participer chacun, selon sa valeur, à la lumière qui est en Elle et Elle le parfait dans une très divine initiation en façonnant harmonieusement les initiés à l’immuable ressemblance de sa propre forme ».

Le traducteur note très justement que « l’équivoque de la « hiérarchie » telle qu’elle est ici entendue est que cette « valeur » est à la fois une réalité « naturelle » (…) et cependant un mérite qui s’acquiert par un effort de « tension vers le haut ». Elle est en outre un don généreux, mais qui ne se transmet que « par degrés ».⁠[14]

Un siècle plus tard, l’évêque Adalbéron de Laon (950/957-1031) va jouer un rôle politique important. Son oncle, Adalbéron archevêque de Reims, avait favorisé l’élection d’Hugues Capet au détriment de l’héritier légitime Charles de Lorraine. Celui-ci fut livré par traîtrise à H. Capet par Adalbéron de Laon⁠[15] qui , par la suite, s’opposa souvent au nouveau roi et à son fils Robert le Pieux (987-1031) auquel il adressa son œuvre la plus célèbre : Poème au roi Robert où il expose la théorie de la tripartition : «  La société des fidèles ne forme qu’un corps ; mais l’État en comprend trois. Car l’autre loi, la loi humaine, distingue deux classes : nobles et serfs, en effet, ne sont pas régis par le même statut. Deux personnages occupent le premier rang : l’un est le roi, l’autre est l’empereur ; c’est leur gouvernement que nous voyons assurer la solidité de l’État. Il y en a d’autres dont la condition est telle que nulle puissance ne les contraint, pourvu qu’ils s’abstiennent des crimes réprimés par la justice royale. Ceux-ci sont les guerriers, protecteurs des églises ; ils sont les défenseurs du peuple, des grands comme des petits, de tous enfin, et assurent du même coup leur propre sécurité. L’autre classe est celle des serfs : cette malheureuse engeance ne possède rien qu’au prix de sa peine. Qui pourrait, l’abaque[16] en main, faire le compte des soins qui absorbent les serfs, de leurs longues marches, de leurs durs travaux ? Argent, vêtement, nourriture, les serfs fournissent tout à tout le monde ; pas un homme libre ne pourrait subsister sans les serfs. Y a-t-il un travail à accomplir ? Veut-on se mettre en frais ? Nous voyons rois et prélats se faire les serfs de leurs serfs ; le maître est nourri par le serf, lui qui prétend le nourrir. Et le serf ne voit point la fin de ses larmes et de ses soupirs.

La maison de Dieu, que l’on croit une, est donc divisée en trois : les uns prient, les autres combattent, les autres enfin travaillent. Ces trois parties qui coexistent ne souffrent pas d’être disjointes ; les services rendus par l’une sont la condition des œuvres des deux autres ; chacune à son tour se charge de soulager l’ensemble. Ainsi, cet assemblage triple n’en est pas moins un ; et c’est ainsi que la loi a pu triompher, et le monde jouir de la paix. Mais aujourd’hui les lois tombent en ruines, et déjà toute paix a fui ; les mœurs des hommes s’altèrent, la structure de l’État s’altère. Roi, tu ne tiens à bon droit la balance de la justice, tu ne gouvernes le monde que si tu contiens avec les rênes des lois ceux qui glissent sur la pente du crime. »[17]

L’auteur dénonce la place qu’occupent les moines dans la société. Il accuse nommément Odilon de Cluny d’usurper des tâches qui ne sont pas siennes : les moines prennent la place des évêques, usurpent la justice et se mêlent de combattre. Les vrais « priants » (oratores) sont les évêques.

Quelles que soient la formule retenue et sa justification, le fait est que, jusqu’à la fin de l’ancien Régime, on retrouvera cette tripartition de la société en classes hiérarchisées : le clergé, la noblesse et les roturiers (tiers état).

Dans cette optique, les roturiers seront souvent méprisés. Ce n’est pas neuf, certes, comme nous l’avons vu précédemment. Les intellectuels ayant souvent regardé le travail des mains avec un certain dédain. Mais maintenant s’ajoute une justification « spirituelle », le « soleil » ne brillant que faiblement pour ceux qui sont tout au bas de l’échelle. Leur « illumination » dépendant d’ailleurs de ceux qui sont au-dessus d’eux…​

Si aujourd’hui encore « paysan ! » est une insulte, il en était déjà de même en ces temps lointains pour le serf. Ainsi, dans La Chanson de Roland, quand le héros s’emporte contre Ganelon le traître, il lui lance : «  »Ahi culvert, malvais hom de put aire ! »[18] Beaucoup de traducteurs ont compris « Ah ! poltron, mauvais homme de sale race ».⁠[19] Mais le commentateur anglais F. Whitehead⁠[20], moins soucieux peut-être des convenances, traduit culvert par serf et ignoble wretch (ignoble gredin) et put par stinking ( puant) (de put aire : of vile birth, de vile naissance par opposition à bon aire, de naissance noble).

Quand l’auteur d’Aucassin et Nicolette[21] met en scène un paysan, il le décrit en termes peu flatteurs visiblement exagérés : « Il était grand et extraordinairement laid et hideux ; il avait une grande tête poilue, plus noire que nielle[22], et avait plus d’une pleine paume entre les deux yeux et de grandes joues et un énorme nez plat et de grandes et larges narines et de grosses lèvres plus rouges qu’une grillade et de grandes dents jaunes et laides. Il était chaussé de jambières et de souliers de cuir de bœuf, noués par des cordes en écorce de tilleul jusqu’au-dessus du genou et était enveloppé d’un large manteau réversible, et il était appuyé sur un grand bâton noueux. »[23]

On a fait remarquer⁠[24] que cette description est conventionnelle et qu’elle se retrouve parfois mot pour mot dans d’autres œuvres ce qui révèle un état d’esprit répandu parmi les lettrés.


1. Pensons à la naissance de Jésus et à sa vie cachée, à la prédication de Jean le Baptiste et au baptême de Jésus (Jn 1, 26 ; Lc 3, 16 et 21 ; Mc 1, 7 et 9 ; Mt 3, 11 et 14-15), à Jésus mangeant avec les pécheurs et les publicains ( Lc 5, 30 ; Mc 2, 16 ; Mt 9, 11), Jésus qui recrute des gens simples, prêche les béatitudes, donne les enfants comme modèles à ceux qui veulent être grands (Lc 9, 46-48 ; Mc 9, 33-37 ; Mt 18, 1-4 ; Lc 18, 16 ; Mc 10, 14 ; Mt 19, 14), ne craint pas de prendre à partie scribes, Pharisiens et docteurs de la Loi (Lc 11, 37-52 ; Mt 23, 25-36), demande de choisir la dernière place (Lc 14, 7-11), promet le calice à ceux qui rêvent d’une place d’honneur (Mc 10, 35-41 ; Mt 20, 20-24), s’identifie aux plus pauvres (Mt 25, 31-46) et se fait serviteur (Lc 22, 24-30 ; Mc 10, 42-45 ; Mt 20, 25-28 ; Jn 13, 1-20).
2. On peut consulter à ce sujet l’œuvre de Georges Dumézil (1898-1986) et notamment : L’idéologie tripartite des Indo-européens, Latomus, 1958.
3. En Inde, écrit J. Heers, « l’appartenance à un métier définit souvent la place de l’homme dans la société ». Se crée ainsi une hiérarchie : « A certains s’attache une lourde réprobation ; ainsi pour les tanneurs, corroyeurs, cordonniers qui travaillent les peaux de bêtes mortes. A l’opposé, orfèvres, potiers, surtout maçons et charpentiers appartiennent à des professions réputées nobles. La corporation, en Inde, n’est pas seulement u groupe professionnel mais bien le cadre rigide où s’inscrit toute la vie sociale, religieuse et affective. » (Le travail au Moyen Age, PUF, Que sais-je ?, 1968, pp. 107-108)
4. Cf. CAROZZI Cl. in Patrimoine littéraire européen, 4b, Le Moyen Age de l’Oural à l’Atlantique, Anthologie sous la direction de J.-Cl. Polet, De Boeck Université, 1993, p. 91.
5. Cf. www.auxerre.culture.gouv.fr
6. Dans le deuxième livre du De ecclesiasticis officiis décrit les diverses catégories de clercs et de fidèles ; dans le De ordine creaturarum le propos s’élargit à toutes les créatures.
7. Jean Scot Erigène appelé à la cour de Charles le Chauve y trouva les ouvrages du Pseudo-Denys qui avaient été offerts à Pépin le Bref par des ambassadeurs byzantins en 757. En 827 un second exemplaire fut envoyé par l’empereur d’Orient à Louis le Débonnaire. Une traduction latine fut réalisée mais elle était fautive. C’est alors que Jean Scot qui, lui, connaissait bien le grec les traduisit et s’en inspira.
8. Pour Maxime, il y a trois classes de fidèles, les servi (commençants guidés par la crainte), les mercenarii (progressants attirés par les récompenses) et les filii (les parfaits animés de la seule piété filiale). Cette gradation spirituelle a été traduite en termes de gradation sociale. Maxime le Confesseur a été un grand lecteur de Platon et du Pseudo-Denys.
9. Une œuvre de la fin du Ve siècle, semble-t-il, présentée sous le nom d’emprunt de Denys l’Aréopagyte, celui que Paul convertit. L’auteur reprend du néo-platonisme ce qu’il estime compatible avec la foi.
10. Cf. Vacant : « Le moyen âge fait de l’œuvre du Pseudo-Denys une des bases de sa théologie scolastique et mystique ; les théologiens d’alors élèvent le pseudo-Denys au-dessus de tous les saints Pères et ne reconnaissent au-dessus de lui que les écrivains canonique ». Les œuvres qui ont le plus retenu l’attention sont la Hiérarchie céleste et la Hiérarchie ecclésiastique (celle-ci étant modelée sur celle-là).
11. « Du IXe au XVIIe siècle, une quinzaine de traductions latines se succèdent, depuis celles d’Hilduin et de Jean Scot Erigène (entre 860 et 862), jusqu’à celles de Robert Grosseteste (entre 1239 et 1243), d’Ambroise Traversari (entre 1431 et 1437) et de Marsile Ficin (entre 1490 et 1492). Jean Scot, Albert le Grand et Thomas d’Aquin rédigent des commentaires aux Areopagitica ; il n’est pas jusqu’à Bossuet qui n’admire son style ». (COULIE B., in Patrimoine littéraire européen, 1 Traditions juive et chrétienne, Anthologie sous la direction de J.-Cl. Polet, De Boeck, 1992, p. 395).
12. « La hiérarchie ecclésiastique compte la triade des initiés qui comporte les ordres purifiés, le peuple saint et les moines ; puis la triade initiatrice, avec les ministres, les prêtres et les évêques ; la hiérarchie céleste comprend, dans l’ordre ascendant, les troisième (anges, archanges et principautés), deuxième (puissances, vertus et dominations) et première (trônes, chérubins et séraphins) triades.
   Seule la première triade de la hiérarchie céleste communique directement avec Dieu. » (COULIE B. in op. cit., p. 394).
13. COULIE B., in op. cit., p. 394.
14. M. de Gandillac, in DENYS l’Aréopagite, La Hiérarchie céleste, Cerf, 1970, p. 87.
15. Guibert de Nogent (1055-1125), dans son autobiographie De vita sua sive Monodiarum libri tres, écrit : « Au moment de parler maintenant, comme nous nous y sommes engagé, des gens de Laon, ou plus exactement de représenter leurs tragédies, il convient en premier lieu de dire que l’origine de tout le mal résida (c’est là notre avis) dans la dépravation de leurs évêques. Origine très lointaine à vrai dire, mais nous estimons que, pour la lier à notre récit, il nous faut parler d’Ascelin, également nommé Adalbéron. Ce prélat originaire de lorraine selon nos recherches, possédait de grands biens et était riche en terres ; tout cela, il l’employa à faire d’immenses donations au siège qu’il gouvernait. Son église fut en effet dotée par lui de riches ornements, il améliora grandement les conditions de vie des clercs et de l’évêque, mais il souilla cette abondance de bienfaits par une extraordinaire iniquité. qu’y a-t-il de plus scélérat, de plus ignominieux pour sa mémoire que d’avoir trahi son seigneur le roi, un enfant innocent auquel il avait juré fidélité, et d’avoir détourné vers une autre famille le cours de la descendance de Charlemagne ? Et ce crime il le perpétra à l’instar de Judas, au jour même de la Cène du Seigneur. » (En réalité, dans la nuit du dimanche des Rameaux au lundi saint 991) (in Autobiographie traduite par E.-R. Labande, Les classiques de l’histoire de France au Moyen-Age/Les belles lettres, 1981).
16. Ici : machine à calculer antique.
17. Poème au roi Robert, v. 275-305, in Patrimoine littéraire européen, 4b, Le Moyen Age de l’Oural à l’Atlantique, Anthologie sous la direction de J.-Cl. Polet, De Boeck Université, 1993, pp. 97-98.
18. LX, v. 763.
19. Cf. PAUPHILET A., in Poètes et romanciers du moyen-âge, La Pléiade, 1952, p. 40.
20. La Chanson de Roland, Basil Blackwell, Oxford, 1957.
21. Chantefable du XIIIe siècle, traduction par Gustave Cohen, Librairie ancienne Honoré Champion, 1954, p. 46.
22. En orfèvrerie, incrustation d’un émail noir sur un fond blanc.
23. Notons toutefois que cet être apparemment effrayant manifeste, dans l’épisode où il intervient, une belle grandeur d’âme.
24. Op. cit., p. 130.

⁢iii. Et les théologiens ?

Alors qu’il était apparemment assez clair que c’est la peine au travail qui est le fruit du péché et non le travail, il y en eut qui accrurent le mal en prétendant que le travail était la punition du péché⁠[1]. Encore au XVIIe siècle, on entend Bossuet proclamer que « …tout le genre humain ayant été condamné au travail, en suite du péché du premier homme, ce n’est pas de cette sentence que le Sauveur nous est venu délivrer, c’est de la damnation éternelle. »[2]

Tous les théologiens, heureusement, n’auront pas cette lecture superficielle mais furent confrontés à toute une série de questions qu’il fallait approfondir.


1. Ce sont les Pères de l’Église et les premiers théologiens du moyen âge qui virent dans la nécessité du travail la suite du péché originel (cf. LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV, op. cit., p. 69).
2. Premier sermon pour le quatrième dimanche de Carême, 1660, in op. cit., p. 366.

⁢a. L’éclairage de saint Thomas

Une fois de plus, Thomas d’Aquin va ouvrir des chemins prometteurs. Même s’il reste marqué par la culture de son temps et son attachement à la philosophie grecque, même s’il n’a pas développé autant qu’il l’a fait pour la politique une réflexion socio-économique, il y a, dans l’œuvre de Thomas, toute une série de considérations très intéressantes⁠[1] sur l’environnement et l’alimentation⁠[2], le libre-échange et le commerce⁠[3], la propriété⁠[4], l’impôt⁠[5], l’usure⁠[6], etc., dont nous aurons à méditer l’intérêt plus loin.

Pour l’instant, nous nous arrêterons aux parties de son œuvre qui auraient dû, à la suite de Paul, corriger la conception traditionnelle de la société et du travail.

Saint Thomas et la tripartition

La hiérarchie classique des tâches et des états s’est construite sur la certitude de la supériorité du spirituel sur le matériel, de la contemplation sur l’action.

Très attaché à établir des hiérarchies, saint Thomas va néanmoins nuancer cette affirmation. La vie contemplative est-elle plus digne que la vie active⁠[7] ? Saint Thomas répond⁠[8] : « Rien n’empêche qu’une chose soit en elle-même, de plus haut prix qu’une autre, tout en étant, à tel point de vue particulier, surpassée par cette autre. Tel est le cas de la vie contemplative, dont il faut dire qu’elle est, absolument parlant, supérieure à la vie active. Ce dont Aristote[9] donne huit raisons. 1° La vie contemplative convient à l’homme suivant ce qu’il y a de plus relevé en lui, qui est l’intelligence, et en regard de l’objet propre de l’intelligence, à savoir les intelligibles. La vie active, elle, est toute occupée de choses extérieures. Aussi le nom de Rachel, figure de la vie contemplative, s’interprète-t-il : le principe vu, tandis que la vie active est figurée par Lia [ou Léa in Gn 29, 17] aux yeux malades, selon saint Grégoire. -2° La vie contemplative peut durer plus longtemps, quoique non pas dans son degré suprême. (…) Aussi nous montre-t-on Marie, figure de la vie contemplative, assise, sans en bouger, aux pieds du Seigneur[10]. -3° Il y a plus de joie dans la vie contemplative que dans la vie active. d’où ce mot de saint Augustin : « Marthe s’agitait, Marie se régalait ».⁠[11] -4° Dans la vie contemplative, l’homme se suffit davantage à soi-même, ayant, pour s’y livrer, besoin de moins de choses. d’où cette parole : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et te troubles en vue de beaucoup de choses. »[12] - 5° La vie contemplative est davantage aimée pour elle-même, tandis que la vie active est ordonnée à autre chose. « J’ai demandé au Seigneur une seule chose, est-il écrit, et c’est elle que j’entends poursuivre, qui est d’habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour voir les délices du Seigneur. »[13] -6° La vie contemplative se présente comme un repos et une tranquillité, selon le mot du Psaume: « Donnez-vous du repos et voyez que je suis Dieu. »[14] -7° La vie contemplative se tient dans la sphère du divin, la vie active dans celle de l’humain. « Au commencement était le Verbe, écrit saint Augustin : Voilà celui que Marie écoutait. Le Verbe s’est fait chair : Voilà celui que Marie servait. »[15] -8° La vie contemplative appartient à ce qu’il y a de proprement humain dans l’homme, c’est-à-dire à l’intelligence, tandis que les facultés inférieures, communes à l’homme et à la bête, ont part aux opérations de la vie active. d’où le psaume, après avoir dit : « Tu sauveras, Seigneur, les hommes et les bêtes », ajoute ceci, qui est spécial à l’homme : « Et dans ta lumière nous verrons la lumière. »[16] »

Ceci dit, saint Thomas ajoute immédiatement : « Mais d’un point de vue particulier et dans un cas donné, à cause des nécessités de la vie présente, il arrive que la vie active doive être préférée. Même Aristote le reconnaît : « Il vaut mieux philosopher que gagner de l’argent ; mais pour celui qui est dans le besoin, gagner de l’argent est préférable. »[17] « Saint Thomas se demande alors⁠[18] si la vie active est plus méritoire que la vie contemplative. Sa réponse, de nouveau, fait la part des choses : « La racine du mérite, c’est la charité. (…) d’autre part, la charité consiste dans l’amour de Dieu et du prochain. Or, (…) il y a plus de mérite, à prendre les choses en soi, à aimer Dieu que le prochain. Donc, ce qui ressortit plus directement à l’amour de Dieu est, de par sa nature, plus méritoire que ce qui relève directement de l’amour du prochain pour Dieu. Or la vie contemplative relève directement et immédiatement de l’amour de Dieu. C’est la doctrine de saint Augustin[19] : « L’amour de la vérité, à savoir de cette Vérité divine qui fait la principale occupation de la vie contemplative, aspire au saint loisir, celui de la contemplation. » La vie active, par contre, se rapporte plus directement à l’amour du prochain, puisqu’aussi bien « elle est toute occupée à servir sans trêve », comme il est écrit[20] . Par sa nature même, la vie contemplative est donc de plus grand mérite que la vie active. C’est ce que dit saint Grégoire : « La vie contemplative l’emporte en mérite sur la vie active. Car celle-ci travaille aux œuvres de la vie présente, où il est nécessaire d’assister le prochain. Celle-là, par manière de véritable savourement intérieur, goûte déjà le repos à venir, dans la contemplation de Dieu. »[21]

Il peut cependant arriver qu’une personne acquière, dans les œuvres de la vie active, des mérites supérieurs à ceux que telle autre personne acquiert dans celles de la vie contemplative. S’il se trouve, par exemple, que par surabondance d’amour divin et en vue d’accomplir la volonté de Dieu pour sa gloire, elle supporte parfois d’être privée pour un temps de la douceur de la divine contemplation. C’est ce que dit saint Paul : « Je souhaitais d’être anathème loin du Christ pour mes frères. »[22] Saint Jean Chrysostome explique: « L’amour du Christ avait à ce point submergé son âme que, cela même qu’il mettait au-dessus de tout, c’est-à-dire être avec le Christ, il en arrivait, dans la vue de plaire au Christ, à n’en plus faire cas. »[23]

La vie contemplative est-elle empêchée par la vie active ? « La vie active, répond saint Thomas⁠[24], peut être envisagée sous un double aspect. En tant qu’elle est le goût et la pratique des actions extérieures. Prise en ce sens, il est évident que la vie active empêche la vie contemplative. Il est impossible de s’adonner simultanément à l’activité extérieure et à la contemplation de Dieu.

Mais l’on peut envisager la vie active en tant qu’elle discipline les passions de l’âme et les soumet à l’ordre de la raison. Prise en ce sens, la vie active représente un secours pour la contemplation, à laquelle fait obstacle le dérèglement des passions de l’âme. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire[25] : « Quiconque veut posséder la citadelle de la contemplation doit s’éprouver au préalable sur le champ de bataille de l’action. Il doit s’assurer qu’il ne cause plus aucun préjudice à son prochain, qu’il supporte patiemment celui que le prochain peut lui causer, que devant l’abondance des biens temporels son âme ne s’abandonne pas à une joie déréglée, que la perte de ces biens ne l’afflige pas sans mesure. Il doit s’assurer aussi que, lorsqu’il rentre en soi-même pour y méditer les choses spirituelles, il ne traîne pas après soi les images des choses corporelles ou, s’il en a traîné, qu’il les discerne et les chasse. » Donc l’exercice de la vie active est profitable à la vie contemplative en ceci qu’il apaise les passions intérieures d’où proviennent ces imaginations qui empêchent la contemplation. » » Si l’« application aux œuvres extérieures » empêche la contemplation, la vie active a pour résultat de modérer les passions, « elle est, par excellence, l’école des vertus morales et leur propre terrain d’exercice »[26]. Saint thomas justifie ici, a posteriori, le souci d’un Benoît de Nursie ou d’un Bernard de Clervaux qui recommandèrent le travail manuel comme remède à l’oisiveté et à d’autres défauts.⁠[27]

Mais est-ce suffisant pour que la vie active ait la priorité sur la vie contemplative ? « Le mot de priorité comporte un double sens. Celui, d’abord, de priorité de nature. Dans ce sens, la vie contemplative a la priorité sur la vie active, les objets auxquels elle s’applique étant premiers et meilleurs. Aussi meut-elle et dirige-t-elle la vie active. La raison supérieure, dont c’est la fonction de contempler » gouverne « la raison inférieure, préposée à l’action (…).

Celui, en second lieu, de priorité par rapport à nous, c’est-à-dire dans l’ordre de génération. Dans ce sens, la vie active a la priorité sur la vie contemplative, à laquelle elle nous dispose. (…) Dans l’ordre de génération, en effet, la disposition précède la forme, qui n’en possède pas moins sur elle une priorité absolue de nature. » Et saint Thomas ajoute cette précision intéressante : « On va de la vie active à la vie contemplative pour ce qui regarde l’ordre de génération. Mais on revient de la vie contemplative à la vie active dans l’ordre de la direction, en vue de soumettre la vie active à la direction de la vie contemplative. »[28]

De cette mise au point qui aurait dû relativiser la tripartition, saint Thomas ne tire pas de conséquences sociales, restant attaché par ailleurs à l’idée de hiérarchie des êtres⁠[29]. Mais le plus intéressant reste à venir.

Saint Thomas et le travail

Si saint Thomas, métaphysicien et non économiste, « va à l’économie par le chemin de l’éthique »[30], il montre qu’ »il n’y a économie véritable que là où il y a travail humain »[31].

Voyons cela de plus près.

d’une part, comme l’Écriture le souligne, l’homme est sujet et fin du monde, il est seigneur de cette nature créée pour lui et dont il use selon la raison. En effet, « tout fut mis sous ses pieds » dit le psaume⁠[32]. « Tout », le monde, est objet pour lui.

d’autre part, le sujet l’emportant sur l’objet, les valeurs humaines, valeurs spirituelles surtout, l’emportent sur les valeurs matérielles et doivent toujours l’emporter.

Il s’ensuit logiquement que l’économie, même la plus développée, est bonne si elle respecte cette hiérarchie, si ses valeurs restent subordonnées aux valeurs spirituelles, si les biens extérieurs sont considérés comme des moyens en vue d’une fin qui les dépasse, s’ils sont ordonnés à cette fin qu’est l’homme considéré dans l’intégralité de son être et d’abord dans ce qui fait sa spécificité : être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, appelé à faire croître en lui cette image et cette ressemblance. « Partout où le bien consiste dans une mesure déterminée, explique saint Thomas, l’excès ou le défaut constitue un mal. De plus, dans tout ce qui est relatif à une fin, le bien consiste dans une certaine mesure, déterminée par cette fin, comme, par exemple, un remède par rapport à la guérison. Or, les biens extérieurs ont le caractère de moyens relatifs à une fin. Leur usage sera donc bon, s’il est proportionné, si l’homme recherche la richesse dans la mesure où elle est nécessaire à sa vie et à sa condition. Dépasser cette mesure, vouloir acquérir ou amasser plus que de raison, c’est pécher »[33]. Et l’auteur précise encore: « L’homme désire naturellement les biens extérieurs comme des moyens relatifs à une fin. Ce désir est bon pour autant qu’il respecte la proportion entre les moyens et la fin »[34]. Nous allons éclairer cette notion importante de « bien relatif à une fin » mais il est important de faire remarquer que saint Thomas envisage aussi le cas de ceux qui disposent de plus qu’il n’est nécessaire à leur « vie » et à leur « condition » : « Comme le disent saint Ambroise[35] et saint Basile[36], Dieu donne à certains hommes une surabondance de richesses « afin qu’ils aient le mérite de les dispenser vertueusement ». A chacun il suffit de peu. L’homme libéral agit donc bien en faisant la part plus large aux autres qu’à lui-même »[37]. Les biens temporels sont donc, peut-on dire, des biens relatifs par rapport à diverses fins, à d’autres biens : vivre selon sa condition ou aider les autres. Mais ils sont relatifs aussi par rapport à un bien absolu, une fin ultime. Ordonnés au bien absolu, ils acquièrent leur plus grande perfection morale. A la question de savoir si les biens temporels peuvent être mérités, Thomas répond : « L’objet du mérite consiste en une récompense ou un salaire dont le caractère essentiel est d’être un bien. Mais il y a deux sortes de biens pour l’homme : le bien absolu et le bien relatif. Le bien absolu de l’homme c’est d’abord sa fin ultime, selon la parole du Psaume : « Le bien pour moi, c’est d’être uni à Dieu »[38] ; c’est aussi tout ce qui est de nature à conduire à cette fin. Tout cela est objet de mérite absolument. Le bien relatif et non absolu de l’homme est ce qui est un bien pour le moment ou sous un certain rapport. cette sorte de bien n’est pas objet de mérite absolument mais relativement.

Ces précisions étant données, il faut dire que, si l’on considère les biens temporels en tant qu’ils favorisent l’accomplissement des œuvres des vertus qui nous mènent à la vie éternelle, alors ils deviennent directement et absolument objet de mérite, au même titre que l’accroissement de la grâce et tous les autres secours qui nous permettent de parvenir à la béatitude, une fois la première grâce reçue. (…) Si, par contre, on considère les biens temporels en eux-mêmes, alors ils ne sont point absolument des biens pour l’homme, mais seulement à certains égards ».

A propos du « magnanime »⁠[39], il dira qu’il « méprise les biens extérieurs, en ce sens qu’il ne les regarde pas comme des biens tels qu’il faille jamais s’abaisser pour eux ; mais il les estime comme d’utiles auxiliaires de la vertu ».⁠[40] Certes, « la vertu peut exister sans les biens de la fortune, mais ils facilitent son action ».⁠[41]

Il résulte de tout ceci que l’acquisition des biens matériels comme leur production ne peuvent être autonomes. Elles doivent rester soumises à une régulation éthique pour que l’ordre des valeurs ne soit pas bouleversé et n’entraîne la société dans une culture matérialiste. Ceci dit, « L’étendue des biens désirés est de soi moralement indifférente »[42]

La production et l’acquisition des biens régulées selon les principes éthiques rappelés, sont essentiellement le fruit du travail humain. Nous verrons plus loin que saint Thomas a, comme Aristote, une position réservée face au commerce et qu’il est, comme dans l’Ancien testament, relativement sévère vis-à-vis du prêt à intérêt dans la mesure où l’argent ne peut pas, au sens propre, « travailler ».

On peut résumer ainsi la position de saint Thomas face au travail : tous les hommes sont tenus de travailler, comme il est dit dans le livre de la Genèse. C’est d’ailleurs une donnée qui découle de la nature même de l’homme⁠[43]. Le travail est un acte nécessaire à la vie et donc moralement bon : si, explique saint Thomas, « l’objet d’un acte humain est constitué par quelque chose qui correspond à l’ordre rationnel, il sera bon selon son espèce (…) »⁠[44].

De plus, l’homme au travail est particulièrement image de Dieu puisqu’il est cause relative à l’image de la Cause absolue⁠[45]. A l’image d’un Dieu créateur, il insère aussi dans le monde quelque chose de la bonté et de la beauté de Dieu.

Alors que la cause de l’activité chez l’animal est l’instinct, elle est toujours chez l’homme l’œuvre de la raison, l’œuvre de la personne, l’œuvre de l’esprit humain: « les actions (…) émanent de la personne et du tout, et non pas de la partie ou de la forme ou de la puissance. On ne dit pas, à proprement parler, que la main frappe, mais que l’homme frappe avec la main (…) ».⁠[46]

Tout travail a donc une valeur humaine⁠[47], morale⁠[48], sociale⁠[49] et même religieuse: en effet, comme déjà suggéré, « quel que soit le bien qu’il recherche, un être s’approche par là de la divine ressemblance puisque tout être créé est une participation à la bonté divine. Du fait qu’ils sont causes des autres, les êtres tendent donc à ressembler à Dieu ».⁠[50] « Quel que soit le bien qu’il recherche…​ » ! d’aucuns objecteront immédiatement le caractère spirituel de la nature humaine et sa vocation suprasensible et s’indigneront que l’on puisse découvrir une valeur religieuse, quelque chose de la vie et de la bonté de Dieu dans la recherche d’un bien matériel, par exemple, dans la « sollicitude pour la nourriture ». Thomas répond : « Tout acte (…) requiert de l’attention. Si donc l’homme ne doit appliquer son attention à rien de ce qui est temporel, il doit rester inactif dans cet ordre, ce qui est impossible et déraisonnable. Dieu a réglé l’activité de tout être selon le propre de sa nature. Or l’homme est formé de chair et d’esprit. En conséquence, selon le plan divin, il doit déployer ses activités corporelles en même temps qu’il s’applique aux choses spirituelles ; et plus il est parfait, plus il s’adonne à celles-ci. Néanmoins cette perfection humaine n’exclut pas toute activité corporelle. Ce genre d’activité est ordonné à la conservation de la vie ; le négliger serait négliger sa vie ; or chacun est tenu de l’assurer. Ne pas agir et attendre de Dieu quelque secours, alors que l’on peut s’aider par ses propres moyens, c’est être insensé et tenter Dieu. N’appartient-il pas à la divine Bonté d’exercer sa providence, non en produisant tous les effets immédiats, mais en promouvant les êtres à leurs activités propres (…). On ne doit donc pas attendre de secours de dieu sans apporter sa propre collaboration: ceci répugne au plan de Dieu et à sa bonté. »[51]

Même si Thomas estime que le travail intellectuel est supérieur au travail manuel⁠[52], tout travail, dans la mesure où il parfait l’homme⁠[53] et contribue au bien commun, est honorable, respectable et au service de Dieu⁠[54].

Ainsi, à la question de savoir si les religieux sont obligés de travailler de leurs mains, saint Thomas répond que : « le travail manuel a un quadruple but. Le premier et principal, c’est d’assurer la subsistance. d’où cette parole adressée au premier homme : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Et cette autre d’un Psaume (127, 2): « Alors tu te nourris du travail de tes mains. » Le second, c’est de supprimer l’oisiveté, mère d’un grand nombre de maux. C’est pourquoi il est écrit : « Envoie ton serviteur travailler pour qu’il ne reste pas oisif : l’oisiveté est une grande maîtresse de malice. »(Si 33, 28-29) Le troisième, c’est de refréner les mauvais désirs en macérant le corps. Aussi est-il écrit : « Dans les travaux, les jeûnes, les veilles, la chasteté. »(2 Co 6, 5-6) Le quatrième, c’est de faire l’aumône. Témoin cette parole : « Celui qui volait, qu’il ne vole plus. qu’il travaille plutôt, qu’il mette les mains à quelque ouvrage honnête pour avoir de quoi donner à l’indigent. »(Ep 4, 28) ».[55]

De ces quatre buts, seuls le premier est obligatoire, les autres peuvent être atteints par d’autres voies.

Le travail est nécessaire à la subsistance. Il peut nous détourner de l’oisiveté et de la convoitise et nous permettre éventuellement de faire l’aumône⁠[56]. Il est indispensable à la vie matérielle et a de bons effets donc sur la vie morale et sociale. Plus exactement encore, le travail nous évite surtout des maux : misère, dépendance, péchés. Son seul aspect vraiment positif est de nous permettre de soulager la misère d’autrui. Saint Thomas ne va pas au delà et ne s’interroge pas sur la valeur intrinsèque du travail, sur sa capacité plus profonde de collaborer à la formation de la personne, d’être un lien social, un facteur de progrès non seulement matériel mais aussi spirituel.

Notons encore que saint Thomas considère comme travail manuel, le travail qui met en œuvre « les mains, les pieds ou la langue ». Le travail manuel est, pour lui, le travail par excellence, comme chez la plupart des théologiens qui l’ont précédé et suivi. Ce qui explique que les « œuvres serviles » ont été principalement interdites lors du repos dominical⁠[57]. Pour J. Leclercq, une des explications de cette prédilection des auteurs chrétiens « se trouve sans doute (…), et sans même qu’ils s’en rendent compte, dans leur amour des humbles et leur souci de réagir contre le mépris aristocratique du travail manuel. »[58] Il nous montre aussi que, d’une certaine manière, le travail intellectuel n’est pas considéré comme un vrai travail dans la mesure où il ne produit pas de  »choses », de valeurs économiques mais se présente plutôt comme un service qui ne se paie pas : ce sont, d’ailleurs, les « choses », les marchandises que l’on paie et non le travail.

A la suite de saint Paul, saint Thomas va tout de même corriger un peu cette conception. Toujours à propos des religieux, à la question de savoir s’ils peuvent vivre d’aumônes, saint Thomas fait remarquer que « celui-là ne vit pas oisif qui, sous une forme quelconque, sert à quelque chose ».⁠[59] Ailleurs et plus précisément à propos des avocats, se demandant s’ils peuvent recevoir des honoraires, il écrira que « lorsqu’on n’est pas obligé de rendre un service à quelqu’un, on peut, en toute justice, exiger une rétribution après l’avoir rendu. Or il est clair qu’un avocat n’est pas toujours obligé d’accorder son assistance et ses conseils aux justiciables. Aussi bien ne commet-il pas d’injustice s’il fait payer son assistance ou ses conseils. Le même principe vaut pour le médecin qui se dévoue au chevet d’un malade et pour tous ceux qui remplissent des emplois analogues, à condition toutefois que leurs honoraires soient raisonnables et tiennent compte de la situation sociale de leurs clients, de la nature des services rendus, du labeur fourni et des coutumes du pays. »[60] Il est toutefois symptomatique que saint Thomas, dans son argumentation, souligne le fait que le travail de l’avocat est, in fine, une sorte de travail manuel : « Si la possession de la science juridique est un bien spirituel, son usage exige un travail matériel, pour la rétribution duquel on peut recevoir de l’argent ; sinon aucun artisan ne pourrait vivre de son art. »[61]

Ailleurs encore, condamnant la simonie⁠[62], saint Thomas notera qu’ »à celui qui possède la science et n’a point cependant un office qui l’oblige à la communiquer aux autres, il lui est permis de recevoir le prix de son enseignement ou de son conseil. Non point qu’il vende la vérité ou la science : il loue son travail. »[63]

Même si, pour saint Thomas et combien d’autres théologiens à travers l’histoire, le travail manuel est le travail par excellence, on voit que le Docteur angélique reconnaît, ne fût-ce qu’indirectement, la dignité du travail intellectuel et son droit à la rémunération.

Thomas va également poser le problème de la mesure du travail, de la quantité de travail à laquelle on est tenu. Y a-t-il un minimum exigible, y a-t-il un maximum à ne pas dépasser ?

Le travail minimum exigible est le travail nécessaire à la vie d’une personne, c’est-à-dire à sa subsistance physique, certes, mais aussi, en fonction même de ce qu’est une personne, être spirituel et être en relation : ce qui est nécessaire à la formation, aux bonnes mœurs, à la condition sociale, à l’entretien d’une famille, etc. : « c’est là le premier devoir : procurer à soi-même et aux siens ce qu’on dit être nécessaire à la personne, ce mot désignant aussi bien la condition et le rang »[64]. « Chacun dans la vie a des convenances à garder »[65]. Il va sans dire que ce minimum variera selon les conditions et les époques. La question du maximum est importante car elle est liée à l’accumulation des richesses. Thomas sait que la cupidité « n’a pas de bornes et tend à acquérir sans fin »[66]. Or, Il nous a bien dit que « les biens extérieurs ont le caractère de moyens relatifs à une fin. Leur usage sera donc bon, s’il est proportionné, si l’homme recherche la richesse dans la mesure où elle est nécessaire à sa vie et à sa condition.«  Il en conclut que « dépasser cette mesure, vouloir acquérir ou amasser plus que de raison, c’est pécher ».⁠[67] On a, dès lors, l’impression que le maximum permis se confond avec le minimum exigible ou, en tout cas, n’en est guère éloigné.

Max Weber dont nous allons bientôt parler prétendra que le dynamisme de l’économie moderne est le fruit de la Réforme. Les catholiques, à la suite de saint Thomas étant restés attachés à une vision très statique de l’économie, vision liée à une conception sociale fixe empêchant tout progrès⁠[68].

Saint Thomas est-il vraiment l’ennemi du progrès économique et doit-il dans la réflexion contemporaine être, d’office, banni ?

Certes, saint Thomas est tributaire du système économique de son temps, mais, une fois encore, il est dangereux de ne tenir compte que de tel ou tel passage de son œuvre. Il faut tenir compte de tous les éléments épars dans son œuvre qui tourne autour de la question économique. Or, que constate-t-on ?

Au delà ce qui est nécessaire à la subsistance et à la condition, Thomas va-t-il limiter la recherche du superflu s’il sert au soulagement des pauvres ? Il ne faut pas oublier que les biens extérieurs sont des moyens au service d’une fin qui en mesure la qualité morale relative.

Thomas précise⁠[69] que l’avarice, « amour immodéré de posséder » et donc péché, introduit un désordre social et un désordre intérieur.

Un désordre social car l’avare en acquérant et en détenant plus qu’il ne convient « pèche directement contre son prochain : les mêmes richesses ne pouvant être possédées à la fois par plusieurs, la surabondance chez les uns entraîne nécessairement la pénurie chez les autres. » Mais s’il ne s’agit pas de posséder, au plein sens du terme, mais de rechercher la « surabondance » pour la faire servir au bien commun ou parce qu’elle est indispensable à l’exercice d’une fonction sociale, peut-on encore parler d’avarice, de péché ?

L’avarice est aussi le signe d’un désordre intérieur, un « dérèglement du cœur » par « l’attachement aux richesses, que l’on peut désirer ou aimer, ou dans lesquelles on peut se complaire, avec excès ». Ce dérèglement devient « un péché contre Dieu, comme l’est tout péché mortel, pour autant que les biens temporels font mépriser les biens éternels ». Mais y a-t-il dérèglement, y a-t-il péché si le souci du temporel ne l’emporte pas sur le spirituel ?

Si la justice sociale est respectée, le désir et l’acquisition des richesses peuvent-elles être considérées comme avarice ?

Bien sûr, à lire saint Thomas, on constate que l’accent est nettement mis sur le juste nécessaire mais cette insistance qu’on peut relier à la vie socio-économique du temps n’est-elle pas justement contingente puisque liée au style d’une époque déterminée ?

Reste intacte l’idée essentielle de la primauté de la fin sur les moyens, des biens moraux et spirituels sur les moyens matériels. A propos du commerce dont Thomas, à la suite d’Aristote, se méfie, le théologien note que « si le gain, qui est la fin du commerce, n’implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n’implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n’empêche donc de l’ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête ».⁠[70] Mais il ajoutera immédiatement qu’il s’agira de toute façon d’un « gain modéré ».

La notion de progrès n’est pas étrangère à saint Thomas. Parlant des rôles du roi, il lui donne comme mission « d’abord d’instituer une vie bonne dans la multitude qui lui est soumise ; deuxièmement, l’ayant établie, la conserver ; troisièmement, l’ayant conservée, la faire progresser ». Ce souci du progrès, précise Thomas, doit s’appliquer « sur tous les points » et donc aussi à la recherche d’ »une quantité suffisante de choses nécessaires au bien-vivre ».⁠[71]

On peut déduire de tout ce qui précède, que les richesses sont bonnes si elles servent au bien personnel et bien social.⁠[72]

Johannes Haessle résume ainsi la position thomiste : « Le monde est un ordre, ordre stable et invariable, car les lois qui lient toutes ses parties entre elles culminent dans la « lex divina ». Le travail de l’homme dans le monde a une fin qui n’est pas dans le monde, fin pour laquelle l’homme et le monde ont été créés, à laquelle les choses sont nécessairement ordonnées et à laquelle l’homme doit se soumettre librement. Toute vie, vie économique comprise, n’a de sens qu’en réalisant la loi fondamentale : à nécessité naturelle, obligation morale. L’économie, comme tout travail appartiennent à l’ordre de la civilisation doit être un moyen de libération spirituelle, et seule la vertu libère l’esprit. La vertu, de son côté, n’est qu’un moyen de posséder le Souverain Bien, qui est la vision de Dieu. (…) Mettre au contraire le désir au-dessus de la possession, préférer l’exaltation de la recherche à la paix de la béatitude, comme le Faust de Goethe (…), c’est ôter tout sens à l’infini de l’inquiétude et du désir. Car tout mouvement vit du pressentiment d’un repos. Le mouvement de la vie économique ne peut donc se suffire à lui-même ; relatifs, les biens économiques ne peuvent être désirés que relativement, car le désir, l’action, l’effort, si infatigables soient-ils, n’ont jamais, par eux-mêmes, de valeur absolue : ils valent ce que vaut leur fin. La rationalisation capitaliste est purement technique, la « rationalisation du thomisme est morale et vise à la perfection de l’âme »[73]. »[74]


1.  »Il n’a pas cherché à établir un système économique, il s’est borné à traiter des questions déterminées » (HAESSLE J., Le travail, Desclée de Brouwer, 1933, p. 1).
2. De Regno ad regem Cypri, II, VI, in Petite somme politique, Téqui, 1997, pp. 108-110.
3. Id., II, VII, in Petite somme politique, op. cit., pp. 111-113 et IIa IIae, q.77, a. 4. On trouve même chez saint Thomas un petit traité sur les marchés à terme : De emptione et venditione ad tempus (cf. HAESSLE J., op. cit., p. 19).
4. IIa IIae, q. 32, a. 5 ; q. 66, a. 2 et 7 ; q. 105, a. 2 ; q. 118, a. 1.
5. Lettre à la duchesse de Brabant, in Petite somme politique, op. cit., p. 201.
6. IIa IIae, q. 78, a. 1 et 2.
7. « ...puisqu’il y a des hommes qui s’adonnent principalement à la contemplation de la vérité, tandis que d’autres font leur occupation préférée des actions extérieures, l’on est fondé à diviser la vie humaine en active et contemplative. » (IIa IIae, q. 179, a. 1)
8. IIa IIae, q .182, a.1.
9. Ethique, 10, 7-8.
10. Lc 10, 39.
11. De Verbis Domini, 26, 2.
12. Lc 10, 41.
13. Ps 26, 4.
14. Ps 45, 11.
15. De Verbis Domini, 27, 2.
16. Ps 37, 7 et 10.
17. Topiques 3, 2.
18. IIa IIae q. 182, a. 2.
19. La Cité de Dieu, 19, 19.
20. Lc 10, 40.
21. Sur Ezéchiel, 3.
22. Rm 9, 3.
23. De Compunctione, 1, 7. La componction est le regret d’avoir offensé Dieu.
24. IIa IIae, q. 182, a. 3.
25. Morales, 6.
26. LEMONNYER A., o.p., in St Thomas d’Aquin, Somme théologique, La vie humaine, ses formes, ses états, 2a-2ae, Questions 179-189, Editions de la Revue des Jeunes, Desclée et Cie, 1926, p. 507.
27. Cf. quelques extraits de la règle 48 de saint Benoît: « 1. La paresse est l’ennemie de l’âme. Aussi, à certains moments, les frères doivent être occupés à travailler de leurs mains. A d’autres moments, ils doivent être occupés à la lecture de la parole de Dieu. (…) 7. Quand ils doivent rentrer les récoltes eux-mêmes, parce que c’est nécessaire là où ils sont, ou bien parce qu’ils sont pauvres, ils ne seront pas tristes. 8. En effet, quand ils vivent du travail de leurs mains, comme nos Pères et las Apôtres, alors ils sont vraiment moines. » La journée se partage entre travail manuel et lecture. Il semble que cette dernière occupation était plus difficile faire respecter car une surveillance est prévue ainsi que des reproches et des punitions pour ceux qui ne veulent pas lire ou ne s’appliquent pas. Il est précisé encore : « 23. Si un frère négligent ou paresseux ne veut pas ou ne peut pas méditer ou lire, on lui commande un travail pour qu’il ne reste pas sans rien faire. » (La règle de saint Benoît est disponible sur http://perso. wanadoo.fr).
28. IIa, IIae, q. 182, a. 4.
29. Dans sa hiérarchie, saint Thomas parle encore d’esclavage mais en se détachant d’Aristote. « Œuvre servile signifie œuvre d’esclave » mais on peut être esclave du péché, esclave de Dieu ou « au service d’un autre homme ». Dans ce cas, « il ne l’est jamais que de corps et non pas d’âme » (IIa IIae, qu. 122, art. 4). Saint Thomas (IIa IIae, qu. 104, art. 5) affirme clairement l »« égalité naturelle de tous les hommes » et reprend un distinguo déjà formulé par Sénèque : « On se trompe si l’on croit que la servitude étreint l’homme tout entier. La meilleure partie de lui-même y échappe: c’est le corps qui est l’esclave et la propriété d’un maître ; l’âme est maîtresse d’elle-même » (De beneficiis, 3, 20).
30. HAESSLE J., op. cit., p. 18.
31. Id., p. 102.
32. Ps 8, 7.
33. IIa IIae, q. 118, a. 1.
34. IIa IIae, q. 118, a. 1., sol. 1.
35. Sermon 64.
36. Homélie sur Lc 12, 18 et svts.
37. IIa IIae, q. 117, a. 1., sol. 1.
38. Ps 72, 28.
39. « Celui dont l’âme tend à agir grandement », et plus précisément celui qui s’efforce « d’accomplir des choses dignes d’honneur, sans toutefois attacher un grand prix à l’honneur que peuvent donner les hommes » (IIa IIae, q. 129, a. 1 et sol. 3).
40. IIa IIae, q. 129, a. 8, sol. 2.
41. IIa IIae, q. 129, a. 8, sol. 1.
42. J. Haessle, op. cit., p. 53.
43. Comparant les animaux aux hommes, saint Thomas fait remarquer : « La divine Providence pourvoit à la vie des oiseaux et des lis qui sont de condition inférieure et qui ne peuvent travailler comme les hommes pour se procurer la nourriture nécessaire. A plus forte raison doit-elle subvenir aux besoins des hommes : ils sont dans une condition supérieure, et ils ont reçu la faculté d’acquérir leur subsistance par un travail personnel » (Somme contre les gentils, Cerf, 1993, III, CXXXV).
44. Ia IIae, qu. 18, art. 8.
45. « …​même du point de vue de leur causalité sur les autres, les êtres tendent à ressembler à Dieu. Un être créé cherche cette ressemblance par son opération, et c’est par son opération qu’un être est cause d’un autre. Ainsi jusque dans leur causalité les êtres aspirent à ressembler à Dieu. » ( Contre les gentils, III, XXI).
46. IIa IIae, qu. 58, art. 2.
47. Disons mieux: personnelle. « Les actions, en effet, émanent de la personne et du tout, et non pas de la partie ou de la forme ou de la puissance. On ne dit pas à proprement parler que la main frappe, mais que l’homme frappe avec la main (…) ». (IIa IIae, q. 58, a. 2). Tout travail mobilise le corps mais il est agi par la raison en vue d’une fin.
48. « Par cela seul, en effet, que quelqu’un agit de façon ordonnée pour l’entretien ou le repos de son corps, ce qu’il fait sa rapporte au bien de la vertu » (Ia IIae, q. 18, a. 9, sol. 3).
49. La société se présente comme une grande communauté de travail : « un homme seul ne pourrait pas par lui-même s’assurer les choses nécessaires à la vie. Il s’ensuit donc qu’il est dans la nature de l’homme de vivre en société (…) afin que chacun soit aidé par le prochain, et que tous s’occupent de découvertes rationnelles diverses, par exemple l’un en médecine, l’autre dans tel domaine, un autre dans tel autre. » (De Regno, I, I). Dans la Somme contre les Gentils : « Chez les abeilles toutes ne sont pas employées au même office, mais les unes ramassent le miel, les autres construisent avec la cire les alvéoles et les reines ne prennent part à aucune de ces besognes. Il doit en être ainsi chez les hommes. Les nécessités humaines sont multiples, et nul ne peut se suffire ; les tâches doivent donc être réparties : par exemple, ceux-ci seront agriculteurs, ceux-là bergers, d’autres architectes et ainsi de suite. Mais les besoins de la vie ne sont pas seulement corporels, ils sont surtout spirituels, il importe donc que, pour le perfectionnement des autres, certains se consacrent à des tâches spirituelles et pour autant soient libérés des soucis temporels. » Thomas précise que c’est par la divine Providence « que certains sont inclinés davantage vers tel emploi plutôt que vers tel autre ». (III, CXXXIV).
50. Contre les gentils, III, XXI.
51. Contre les gentils, III, CXXXV.
52. « S’il est naturel à l’homme d’amasser ce qui est nécessaire à sa subsistance (…)il n’est pas requis que chacun soit assigné à cette tâche. (…) Les nécessités humaines sont multiples, et nul ne peut se suffire ; les tâches doivent donc être réparties : par exemple, ceux-ci seront agriculteurs, ceux-là bergers, d’autres architectes et ainsi de suite. Mais les besoins de la vie ne sont pas seulement corporels, ils sont surtout spirituels, il importe donc que, pour le perfectionnement des autres, certains se consacrent à des tâches spirituelles et pour autant soient libérés des soucis temporels. Cette répartition des divers offices entre les divers individus se fait par la divine Providence en ce sens que certains sont inclinés davantage vers tel emploi plutôt que vers tel autre.(…) Il doit exister une amitié telle entre les hommes qu’ils s’assistent mutuellement dans les œuvres spirituelles ou temporelles. Mais autant le spirituel l’emporte sur le temporel et s’impose davantage pour atteindre le bonheur, autant il est préférable de subvenir à son prochain dans ses besoins spirituels que dans ses besoins temporels ». (Contre les gentils, III, CXXXIV).
53. En langage aristotélicien, on dira que, par le travail, l’homme fait passer ses puissances à l’acte.(Cf. HAESSLE J., op. cit., p. 63).
54. Cf. HAESSLE J., op. cit., p. 78. L’auteur poursuit: « Mais le travail qui s’est détourné de sa fin, qui n’est pas ordonné à la perfection de la personne humaine, perd toute valeur et toute signification et ne se distingue plus de l’activité animale ».
55. IIa, IIae, q. 187, a. 3. Dans ses notes, le P. A. Lemonnyer rappelle que « le travail des mains appartenait jusque là à la discipline régulière aussi bien chez les chanoines que chez les moines. Sa suppression, au bénéfice de l’étude, de l’enseignement et de la prédication, par la législation des Prêcheurs, fit l’effet d’une révolution. » (In Somme théologique, Revue des jeunes, Desclée, 1926, p. 524). C’est pour cette raison que saint Thomas va longuement développer sa pensée : « Or le travail, en tant qu’il représente un moyen de gagner sa vie, est obligatoire dans la mesure où il est nécessaire. Ce qui est ordonné à une fin tire sa nécessité de cette fin même. C’est-à-dire qu’il est nécessaire dans la mesure où cette fin le requiert. Aussi celui qui n’a pas de quoi vivre par ailleurs doit-il travailler de ses mains, quelle que soit sa condition. C’est ce que veut dire saint Paul : « Celui qui refuse de travailler, qu’il se passe aussi de manger. »(2 Th 3, 10) C’est comme s’il disait : « Nécessité de travailler et nécessité de manger, cela ne fait qu’un. Si donc quelqu’un pouvait se passer de manger, il serait dispensé de travailler. Il en va de même pour ceux qui ont par ailleurs de quoi vivre honnêtement. Car l’on ne doit pas entendre que l’on puisse faire ce qu’on ne peut pas faire licitement. Aussi ne voit-on pas que saint Paul ait prescrit le travail des mains autrement que pour réprouver le péché de ceux qui se procuraient de quoi vivre par des moyens illicites. Il prescrit, en effet, le travail manuel d’abord pour éviter le vol : « Celui qui volait, qu’il ne vole plus. qu’il travaille plutôt, qu’il mette les mains à quelque ouvrage. »(Ep 4, 28) Ensuite pour éviter la convoitise du bien d’autrui : « Travaillez de vos mains, comme nous vous l’avons prescrit, afin de vous conduire honnêtement à l’égard de ceux du dehors. »(1 Th 4, 11) Enfin, afin d’éviter les honteux trafics par lesquels certains gagnent leur vie. « Lorsque nous étions parmi vous, nous vous disions que si quelqu’un refuse de travailler, il ne doit pas manger non plus. Nous avons appris, en effet, que certains d’entre vous mènent une vie agitée, ne faisant rien et se mêlant de tout (Glose : « Des gens qui se procurent le nécessaire par des moyens honteux ») A ceux-là, nous adressons cette déclaration, cette prière plutôt : qu’ils travaillent en silence pour manger du pain qui soit à eux. »(2 Th 3, 10 et svts) C’est pourquoi saint Jérôme remarque que l’Apôtre fait ici « l’office, moins de docteur, que de correcteur de vices. »(Commentaire sur la lettre aux Galates)
   Encore faut-il savoir que par travail manuel l’on doit entendre toutes les industries humaines propres à assurer honnêtement la subsistance, qu’elles mettent en œuvre les mains, les pieds ou la langue. Les veilleurs, courriers et autres gens vivant de leur travail, sont censés vivre du travail de leurs mains. La main étant l’outil par excellence, le travail des mains en est venu à désigner toute activité par laquelle on peut honnêtement gagner sa vie.
   Si maintenant nous considérons le travail manuel comme remède à l’oisiveté ou comme moyen de macérer le corps, il n’est pas de précepte en lui-même. Il y a d’autres moyens de remédier à l’oisiveté ou de macérer la chair. Les jeûnes et les veilles macèrent la chair. La méditation des Saintes Écritures et les louanges de Dieu empêchent l’oisiveté. Commentant le mot du Psaume (118, 82) : « Mes yeux ont défailli sur ta parole », la Glose fait cette remarque : « Celui-là n’est pas oisif qui se consacre à l’étude de la Parole de Dieu. Celui qui se livre au travail matériel ne l’emporte pas sur celui qui s’applique à la connaissance de la vérité. » C’est pourquoi les religieux ne sont pas obligés aux ouvrages manuels, pas plus d’ailleurs que les séculiers. A moins toutefois que les statuts de leur Ordre ne leur en fassent une obligation. Tel est le cas visé par saint Jérôme : « Les monastères égyptiens observent cette coutume de ne recevoir personne sans lui imposer l’engagement de s’occuper et de travailler. Et ce n’est pas tant par souci de la subsistance matérielle qu’en vue du salut de l’âme et pour empêcher les pernicieuses divagations de l’esprit. »
   Si nous considérons enfin le travail manuel comme moyen de faire l’aumône, il ne fait non plus l’objet d’aucun précepte. Exceptons seulement le cas où l’on se trouverait dans la nécessité de faire l’aumône et où l’on ne pourrait se procurer par d’autres voies de quoi subvenir aux besoins des pauvres. Dans ce cas-là, religieux et séculiers seraient pareillement obligés de faire quelque ouvrage manuel. »
56. Cette pensée se trouve déjà chez saint Jean Chrysostome : « Travaillez sinon pour vous, du moins pour les autres, travaillez de vos mains : vous échapperez à l’oisiveté qui est la mère de tous les vices ; vous vous mettrez à même de donner » (Homélie 6 sur 1 Th).
57. On peut y ajouter « le commerce public et l’administration de la justice » (LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV, op. cit., p. 71).
58. LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV, op. cit., pp. 71-72.
59. IIa IIae, q. 187, a. 5, sol. 2.
60. IIa IIae, q. 71, a. 4. Saint Thomas ajoute: « On n’est pas toujours tenu de donner gratuitement ce que l’on peut faire sous forme de miséricorde ; autrement personne n’aurait le droit de vendre quoi que ce soit, car tout peut être la matière d’un acte de miséricorde. Mais lorsqu’un homme donne une chose sous forme de miséricorde, il ne doit pas attendre sa récompense des hommes, mais de Dieu. Donc lorsque l’avocat assume la défense d’un pauvre par miséricorde, il ne doit pas se proposer une rétribution humaine, mais la récompense divine. Ce n’est pas dire qu’il soit tenu de plaider gratuitement. » (Sol. 1).
61. Id., sol. 2.
62. « Vendre ou acheter une chose spirituelle, c’est marquer de l’irrévérence envers Dieu et les choses divines. C’est donc pécher par irréligion. » (IIa IIae, q. 100, a. 1).
63. IIa IIae, q. 100, a. 3. Saint Thomas continue: « Mais s’il y était tenu par office, on devrait penser qu’il vend la vérité, et il pécherait gravement. C’est le cas de ceux qui sont, dans certaines églises, chargés de l’enseignement des clercs de l’église et d’autres pauvres. Ils reçoivent à cet effet un bénéfice ecclésiastique et ils n’ont pas le droit de rien recevoir, ni pour enseigner ni pour célébrer ou omettre certaines solennités. »
64. Cette traduction n’est pas la plus heureuse. Le texte latin dit : « respectu quorum dicitur necessarium personae secundum quod « persona » dignitatem importat ». Notons d’une part la mise entre guillemets de « persona » et d’autre part, son caractère essentiel, pourrait-on dire, qui est la « dignitas » que certains (Cerf) traduisent par « responsabilité ».( IIa IIae, q. 32, a. 5).
65. IIa IIae, qu. 32, art. 6.
66. IIa IIae, q. 77, a. 4.
67. IIa IIae qu. 118, art. 1.
68. Cf. cette description de Werner Sombart (1863-1941) a décrite ainsi : « Saint thomas avait une vue statique de l’économie, la conception d’un état social immuable, fidèle reflet de l’état précapitaliste de l’économie. Chaque homme reste à sa place et y demeure durant sa vie : à chacun sa profession, son état, son train de vie répondant exactement à sa condition. Dans un pareil univers, tout changement, tout progrès sont des événements qui n’intéressent que les âmes individuelles dans l’intime de leurs relations avec dieu. C’est pourquoi la mesure de la richesse de chacun est déterminée une fois pour toutes : elle est ce qu’exige sa condition. Dépasser cette mesure c’est pécher. » (in Le Bourgeois, 1913, cité in HAESSLE, op. cit., p. 107).
69. Il s’agit encore et toujours de la fameuse question 118 in IIa IIae, a. 1 et sol. 2.
70. IIa IIae, q. 77, a. 4.
71. De Regno, II, IV.
72. d’une manière très claire, saint Thomas, montre que la pauvreté n’est pas nécessairement bonne : « Les richesses extérieures sont nécessaires à la perfection de la vertu puisque par elles nous pourvoyons à notre entretien et nous secourons les autres. Or la valeur des moyens se mesure d’après celle de la fin. Les richesses sont donc un bien pour l’homme, non pas principal cependant, mais en quelque sorte secondaire: la fin est en effet le bien premier, le reste ne vaut qu’en raison d’elle. C’est pourquoi quelques-uns ont conclu que les vertus sont pour les hommes les biens les plus élevés tandis que les richesses viennent en dernier. Cependant il importe de juger des moyens selon les exigences de la fin, ainsi les richesses apparaîtront-elles bonnes dans la mesure où elles favorisent l’exercice de la vertu ; si au contraire cette mesure est dépassée, que les richesses soient un obstacle à la vertu, on ne les comptera plus parmi les biens, mais parmi les maux. La possession des richesses se présente donc comme un bien pour qui en use vertueusement, comme un mal au contraire pour qui, à cause d’elles, s’écarte de la vertu, soit par excès de préoccupation ou d’attachement à leur sujet, ou à cause de l’orgueil qu’elles provoquent. » Après avoir fait remarquer qu’ »il y a des vertus de la vie active et des vertus de la vie contemplative, et (que) les unes et les autres n’ont pas le même besoin des richesses », Thomas définit la « pauvreté vertueuse : celle qui libère l’homme des préoccupations terrestres et lui permet de se consacrer aux réalités divines et spirituelles. Elle doit lui laisser toutefois la faculté de subvenir d’une manière licite à sa subsistance, ce qui d’ailleurs requiert peu de choses. Et moins une forme de vie pauvre comporte de soucis, plus cette pauvreté est digne d’éloges ; l’excellence de celle-ci n’est pas affaire quantitative, car la pauvreté n’est pas une valeur absolue : elle vaut dans la mesure où elle libère l’homme et lui permet de se donner aux réalités spirituelles. La mesure de sa bonté est marquée par le degré de libération qu’elle assure à l’homme devant les obstacles signalés antérieurement. C’est d’ailleurs la règle commune à tout ce qui est extérieur à l’homme : il n’y a pas de biens absolus, mais leur excellence se juge d’après le profit qu’ils assurent à la vie vertueuse. » (Somme contre les Gentils, III, CXXXIII). Ailleurs, à propos de la prière, saint Thomas écrit : « Le désir des biens temporels est légitime. Non point, sans doute, si nous les recherchons par-dessus tout, au point de mettre en eux notre fin. Il faut les considérer comme des secours qui nous aident à tendre à la béatitude ; notre vie corporelle trouvant en eux son soutien, et notre activité vertueuse les employant _ titre d’instruments, selon que l’enseignait déjà Aristote (Ethique, I, VIII). Il est donc légitime de prier pour les obtenir. Et c’est ce que dit saint Augustin. « Il est très normal de vouloir les moyens suffisants de vivre, quand on veut cela et rien de plus. On ne les recherche pas pour eux-mêmes mais pour le salut du corps, pour se comporter convenablement suivant son rang et n’être point à charge à ceux avec qui l’on doit vivre. Lorsqu’on les a, il faut prier pour les conserver, et demander à les avoir si l’on en est privé ».(Lettre à Proba CXXX, VI-VII) «  (IIa IIae, q. 83, A. 6).
73. Citation de Max Scheler (1874-1928) in Vom Umsturz der Werte, II.
74. Op. cit., pp. 116-117. C’est l’auteur qui souligne.

⁢b. Une contestation esquissée

On voit clairement que même s’il ne touche que sporadiquement aux questions qui nous intéressent ici, même si la présentation qui précède est quelque peu trompeuse dans la mesure où elle rassemble des éléments épars, la pensée de saint Thomas pouvait être le point de départ d’une réflexion plus développée et plus systématique sur le travail. Réflexion qui n’a pas eu lieu avant le XIXe siècle⁠[1], avant Léon XIII, dirons-nous, pour faire court, même si quelques travaux déjà cités précédemment ont préparé l’avènement d’une doctrine sociale catholique.

En gros, on peut dire, du côté catholique, du moins, rien d’essentiel ne s’est produit sur le plan de la réflexion économique et sociale entre saint Thomas et Léon XIII qui s’appuiera précisément sur l’illustre théologien.⁠[2]

Comment expliquer ce vide ?

La synthèse thomiste ayant été déchirée dès le XIVe siècle entre réel et raison, entre nominalisme et idéalisme, il n’a plus été possible, semble-t-il de « penser » le travail avant que quelques philosophes et théologiens ne tentent, à partir du XIXe siècle précisément, de retrouver l’équilibre rompu.⁠[3]

L’équilibre thomiste consistait à dire que l’homme est créateur, à l’image de son Créateur. Il est artifex[4]. Saint Thomas le mit bien en évidence en écrivant que genus humanum arte et ratione vivit[5]. En latin, on le sait, le mot ars, par opposition à natura, désigne toute espèce d’art ou de science, toute habileté, métier, profession. L’artifex est l’artiste, l’artisan ou l’ouvrier. L’homme est invité par Dieu à dominer la nature, à l’humaniser (Gn 1, 26) et sa raison est à la fois fabricatrice et spéculative. L’homme est tout entier à l’image de Dieu et pas seulement par ses plus hautes facultés intellectuelles, par sa capacité contemplative. Raison fabricatrice et raison contemplative ne sont pas étrangères.

Le travail est précisément à la jonction du corps et de l’esprit, de l’homme et de l’univers. A l’image de Dieu, l’homme est homo faber et le travail est participation divine, collaboration à la création. Le cosmos entre par le travail dans l’économie totale du salut et le travail peut entrer dans l’économie de la grâce puisqu’il est œuvre de l’homme et principe d’une communauté. Par le travail « l’incarnation est continuée ».⁠[6]

Si l’on sépare corps et âme, si l’on craint la fragilité de l’esprit confronté à la matière, si l’on tient trop exclusivement à l’ »intériorité » de l’esprit, la recherche de la perfection de l’œuvre devient une aliénation. (comme chez Platon). Par contre, si l’on tient à l’union substantielle du corps et de l’âme, comme saint Thomas, « la supériorité de l’esprit sur la matière n’implique point cette indépendance vis-à-vis de la matière, par quoi la perfection spirituelle du travailleur se réglerait en définitive hors la perfection de l’œuvre, simple matière amorphe dont les lois internes ne seraient que des « moyens » pour une fin transcendante ». Le travail « vaut en soi, pour sa vérité propre, pour son efficacité originale, pour la construction du monde, pour le destin historique de l’humanité ; non certes qu’elle soit une fin suprême, par laquelle l’homme s’accomplirait définitivement, comme le pense le marxisme, dans une dictature du travail ; mais ce travail est vraiment une fin en son ordre, une fin seconde, non un instrument de perfection, simple faisceau d’utilités, d’avantages, de prospérités, à moraliser par de pieuses intentions. » Le travail doit être « à la jointure de la matière et de l’esprit, dans l’humanisation de l’homme comme dans la qualité de la civilisation, et alors, ultérieurement, dans l’incarnation individuelle et collective de la grâce chrétienne ».⁠[7]

Comme dit déjà précédemment, la synthèse thomiste éclate dès le XIVe siècle, l’influence de Platon par l’entremise du pseudo-Denys et, dans une certaine mesure, de saint Augustin perdure et s’impose, la morale se privatise⁠[8] : ce n’est pas donc un hasard si l’émergence d’une doctrine sociale coïncide avec une renaissance du thomisme et une redécouverte des aspects sociaux de la justice. Dans le déclin relatif⁠[9] du thomisme du XIVe au XIXe siècle⁠[10], brille tout de même l’exception espagnole. Est-ce un hasard si, après le Concile de Trente, c’est dans le giron des dominicains⁠[11] fidèles à la pensée de saint Thomas, qu’apparaissent non seulement les illustres théologiens Dominique Soto (1494-1556), Melchior Cano 1509-1560), Domingo Bañez (1528-1604), mais aussi les protestations de Las Casas et les bases du droit international établies par Francisco de Vitoria ? Enfin, est-ce un hasard si c’est Léon XIII, le père de la doctrine sociale, qui relança, avec l’encyclique Aeterni Patris[12], en 1879, les études thomistes ?

En attendant, quelle fut la condition des travailleurs ?


1. Et il ne s’agit encore que d’une réflexion morale et pas encore d’une vraie théologie du travail comme nous l’avons déjà dit. Confirmant la réflexion de M.-D. Chenu, Bernard Häring écrit en 1954: « Les bases d’une théologie du travail seraient à chercher dans le prolongement dogmatique de la Création ». (C’est moi qui souligne). (Cf. La loi du Christ, Tome II, Théologie morale spéciale, Desclée & Cie, 1957, p. 352).
2. Cf. HAESSLE Johannes, Le travail, Desclée de Brouwer, 1933. Dans sa présentation d’une philosophie morale du travail, l’auteur allemand montre, tout au long de son étude, ce que Léon XIII, « le restaurateur de la philosophie thomiste » (p. 18) doit à saint Thomas.
3. Cf. TOURPE E., Donation et consentement, Lessius, 2001.
4. M.-D. Chenu emprunte cette définition à E. Mounier, in La petite peur du XXe siècle, Seuil, 1948, p. 29.
5. Commentaires sur Aristote, Post. Analyt., n° 1, cité par JEAN-PAUL II, Discours à l’Unesco, 2-6-1980, n° 6.
6. CHENU M.-D., op. cit., pp. 28-30.
7. Id., pp. 34-35.
8. Même s’il situe tardivement le problème, la remarque de M. Schooyans n’en est pas moins éclairante : « Le XVIIe siècle avait déjà vu fleurir une conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonnes œuvres. C’est l’époque où certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres. L’influence durable de Molina (1535-1600), théologien jésuite, doit être rappelée ici. Sa doctrine accentue le rôle de la liberté individuelle, imprimant une orientation correspondante à une conception de la pédagogie chrétienne, et par là, à la vie publique. » (La dérive totalitaire du libéralisme, Editions universitaires, 1991, p. 95).
9. Malgré la canonisation de Thomas en 1323 par Jean XXII, malgré sa proclamation comme docteur de l’Église par Pie V en 1567, malgré la demande que fit Clément VIII aux jésuites, en 1594, d’adhérer à la doctrine thomiste.
10. Cf. JUGNET Louis, Pour connaître la pensée de saint Thomas d’Aquin, Bordas, 1964, pp. 221-224.
11. C’est en, 1346 que Clément VI avait demandé aux dominicains de rester fidèles à la doctrine de saint Thomas mais c’est surtout après le Concile de Trente que l’appel du souverain Pontife porta ses fruits.
12. L’encyclique attire l’attention sur les limites mais aussi sur l’importance de la philosophie dans l’histoire de la pensée chrétienne avant de célébrer la qualité exceptionnelle et l’intérêt majeur du travail de saint Thomas dont le saint Père dit que « ça été une témérité de n’avoir continué, ni en tous temps, ni en tous lieux, à lui rendre l’honneur qu’il mérite ».

⁢iv. Un peu d’histoire

Le Moyen Age⁠[1] fut, au début, une civilisation rurale aux rendements faibles⁠[2], agitée par des rivalités sociales et enserrée dans le cadre seigneurial où, au bas de l’échelle sociale, vivent esclaves⁠[3], serfs⁠[4] et demi-serfs. Il y a certes quelques industries mais elles sont lourdement soumises à l’autorité du seigneur qui possède ou grève de son droit, forêts, bois, monts, plaines, mines, voies d’eau, chutes d’eau, aqueducs et canaux.⁠[5] Les moyens techniques sont pauvres, les sols et les climats parfois difficiles mais « ces campagnes médiévales d’Occident nourrissent mieux leurs hommes que ne l’ont fait ou ne le font encore tant d’autres pays où la faim est un mal de chaque année. »[6]

Petit à petit la situation va évoluer.


1. Nous suivrons ici l’étude de HEERS J., Le travail au Moyen Age, PUF, Que sais-je ?, 1968.
2. « Chaque maison de vilain s’entoure d’un jardin enclos qui joue un rôle essentiel dans l’économie des campagnes. Les plus pauvres des paysans n’ont aucun champ à emblaver : seulement cet étroit carré de terre où ils récoltent des « herbes » - les légumes - et quelques mesures de blé ; ils y cultivent parfois du lin, filé et tissé en hiver dans leur masure. Tous les villages d’Occident comptent ainsi des cottagers, cottiers, bordiers, Gärtner, Kotner, Kossaten, qui ne vivent que de leurs gages d’ouvriers agricoles sur les terres d’autrui, d’une ou deux bêtes confiées au troupeau communal, des épis glanés sur les champs moissonnés, des droits d’usage dans les bois, et surtout du petit jardin enclos. Sans doute sont-ils fort nombreux ; mais les textes de l’époque, presque toujours liés à la seigneurie foncière, parlent peu de ce prolétariat rural, qui vit étroitement soumis au droit du maître, et aux exigences de la communauté villageoise. Seul ce travail à la houe et à la bêche de petits carrés de terre fertilisés par l’engrais animal et humain, peut expliquer les fortes densités de certaines communautés rurales de l’Occident médiéval. En de nombreux villages d’Italie, les statuts disent d’ailleurs, très exactement, quelle doit être la dimension minimum des jardins potagers et contraignent chaque habitant à planter un nombre bien précis de pieds de poireaux, oignons, aulx et ciboules. » (Id., pp. 27-28)
3. Comme vu précédemment, celui-ci évolue lentement sous l’effet de l’évangélisation de sorte que « ...de toutes les sociétés médiévales, celle des pays d’Islam, plus proche de l’héritage antique et oriental, paraît la plus résolument esclavagiste. » (HEERS J., op. cit., p. 124). Georges Lefranc, lui, se pose la question : « L’esclavage a-t-il duré parce qu’on ne connaissait pas le collier d’épaules ? Ou bien a-t-on inventé le collier d’épaules lorsqu’on n’a plus eu d’esclaves en suffisance ? » ( Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1957, p. 90). Marc Bloch répond : « Au Moyen Age, moulins mus par l’eau ou le vent, moulins à grains et à tan, à foulons, scieries hydrauliques, martinets de foyer, collier d’épaules, ferrure des bêtes de somme, attelage en file, rouet ; : autant de progrès qui épargnent le travail humain parce que le maître a moins d’esclaves. » ( in Avènement et conquête du moulin à eau, in Annales d’histoire économique et sociale, t. VII, 1935, p. 538).
4. G. Lefranc : « Si dure qu’elle soit, la condition du serf est cependant supérieure à celle d’esclave ; il peut ester en justice, et sous certaines conditions se marier légalement, voire disposer de sa tenure. » (Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1970, p. 97).
5. Id., p. 38.
6. Id., p.49.

⁢a. L’importance de l’industrie et du commerce

A partir du XIe s et surtout du XIIe, le nombre de petites et moyennes exploitations augmente, les progrès techniques⁠[1] se répandent comme le harnachement d’épaule, le moulin à eau ou à vent qui facilitent certains travaux. En même temps, les échanges se multiplient notamment grâce aux croisades, la numération arabe et de nouvelles techniques arithmétiques transforment les livres de compte, les transports s’améliorent. Les marchands s’associent, les artisans se groupent en ateliers, ou par métiers ce qui fut incontestablement un progrès avant de devenir obstacle au progrès.

Mais le peuple laborieux va-t-il parvenir à imposer à ses dirigeants temporels et spirituels une plus juste conception du travail et du travailleur ?

Les mines et les forges vont échapper à bien des contraintes féodales mais tomberont sous le contrôle d’hommes d’affaires⁠[2].

Les mines notamment rapportent de substantiels revenus aux princes qui accorderont volontiers des droits particuliers aux mineurs : le droit de prospecter et fouiller presque partout ou encore le droit d’avoir leurs propres tribunaux. Voici, par exemple, en quels termes, le roi Jean d’Angleterre confirme, en 1201, l’ancien droit des « stanneries » (mines d’étain) : « L’ancien droit des mineurs à creuser la terre pour en extraire l’étain n’importe quand, n’importe où, en paix et librement, sans l’interdiction de qui que ce soit, fût-ce sur les dunes et les landes d’un abbé, d’un évêque ou d’un comte (…) leur donne aussi le droit de ramasser et mettre en fagots tout le menu bois nécessaire à leur fonderie, sans causer de dommages aux forêts, ainsi que le droit de détourner le cours des rivières si l’eau est indispensable aux stanneries, comme il est dit dans les anciens usages. (…) Nous avons également décidé que seul le représentant principal des « stanneries » ou ses baillis ont plein droit de rendre la justice et de traduire les mineurs devant la loi »[3]. Cette législation favorable accrut le rendement mais aussi les revenus du Roi qui jouissait en outre du droit de préemption⁠[4]

Mais c’est surtout le marchand qui va très naturellement échapper à l’étroite dépendance économique et juridique et qui, échappant aux règles, va, par ailleurs, scandaliser.⁠[5]

Comme le note très justement J. Heers, « le passage de cette activité essentiellement rurale, marquée par les coutumes et les contraintes du monde féodal, à une industrie proprement urbaine dominée par des chefs d’entreprise « capitalistes », vouée à l’exportation vers les pays lointains pour le compte de grands marchands, se situe, selon les régions, à des périodes très variables ; dans la plupart des cas, seulement au cours du XIIIe siècle. Certains pays, plus éloigné des itinéraires du commerce international, ne l’ont pas connu. »[6]

A cette époque, le changement sera patent en Italie et en Flandre principalement où « le degré d’évolution - de perfection parfois - des techniques marchandes, financières ou bancaires, leur large emploi dans toutes les classes de la société, l’usage général du crédit d’affaires à un taux raisonnable, une politique systématique et consciente pour diminuer les frais de transport et d’assurance, enfin la distribution du travail dans les industries essentielles de la laine et de la soie, témoignent amplement d’une organisation économique et d’une mentalité résolument « capitalistes ». »[7]

Au XVe siècle, on peut même parler de  »triomphe »[8]du capitalisme marchand non partout certes mais dans les villes qui se situent sur les grands circuits commerciaux⁠[9]. On assiste à l’essor de l’industrie textile (laine et soie). De plus, après la guerre de cent ans, la courbe démographique remonte, la main-d’œuvre est plus nombreuse et pour répondre à un appétit de luxe, on abuse de l’emprunt.

d’une manière générale, « ce sont les propriétaires de grands domaines, les bourgeois et les financiers qui profitèrent le plus de l’expansion industrielle »[10]


1. Au contraire de l’Église byzantine hostile à l’introduction d’idées nouvelles et de compromis avec la technologie, « c’est l’ouverture d’esprit de l’Église de Rome au Moyen, Age qui a permis l’essor technologique ».( GIMPEL J., op. cit., p. 226).
   Le cardinal Jean Bessarion (1403-1472) adresse en, 1444 à Constantin Paléologue qui allait devenir empereur de Byzance en 1449, une recommandation pour que l’Empire adopte un certain nombre d’innovations techniques occidentales. Cette recommandation et projet de réfome resta lettre morte. (Cf. KELLER A. G., A Byzantine Admirer of « Western Progress », Cardinal Bessarion, Cambridge Historical Journal, t. XI, 1955, p. 345.
2. Id., p. 39.
3. Cité in GIMPEL J., op. cit., p. 98.
4. Droit que détient une personne ou une administration d’acquérir un bien de préférence à toute autre.
5. Id., p. 42. Au Xe s. déjà, une légende (française ?) représentait le diable sous les traits d’un marchand de Bruxelles qui tente les âmes par l’appât du gain.(Cf. MARTIN M.-M., Baudouin Ier et la Belgique, Flammarion, 1964, p. 63). On se souvient, nous y reviendrons, de la méfiance manifestée par Aristote et saint Thomas vis-à-vis du commerce.
6. Op. cit., p. 32.
7. Id., pp. 50-51. Il n’est pas inintéressant de s’intéresser un instant à l’étymologie du mot « bourse », lieu public où l’on s’assemble pour des opérations commerciales. Bloch et von Wartburg (Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF, 1975), sans se prononcer, donnent deux origines possibles : la demeure des Van Der Beurse à Bruges (capitale du commerce mondial dès le XIIe s) devant laquelle se réunissaient, dès 1400, les commerçants des grands centres européens et qui se trouvait près des maisons des associations commerciales, gênoise, florentine, vénitienne. Mais a pu aussi intervenir le mot bursa, sac contenant de l’argent, attesté dans des textes brabançons dès 1290. C’est dire le rayonnement commercial de nos régions puisque le mot bursa ou beurs se retrouve, par exemple, en allemand, en italien, en espagnol, en français.(Cf. aussi Bruges, trésors et merveilles touristiques, Christophe Colomb, 1986, pp. 34-35). Pour évoquer la prospérité des villes flamandes, on peut aussi citer le moine Suger (1081-1151) qui exerça la régence du royaume de France en l’absence de Louis VII parti à la croisade : il trouvera Paris modeste aux côtés de Bruges et de Gand. (MARTIN M.-M., op. cit., p. 63).
8. HEERS J., op. cit., p.51.
9. On pense aux ports, bien sûr, mais il ne faut pas oublier les villes sur les grands fleuves. Avant que Bruges n’acquière sa pleine puissance et draine l’essentiel du commerce européen, les villes de Meuse furent prospères (XIe et XIe s) grâce au commerce alimenté par plusieurs industries régionales, de la Champagne à Cologne: métallurgie (dinanderie), pelleterie, tannerie, drap, étoffes de luxe, vêtements, minerais, sel de Lorraine, vins du Rhin et de la Moselle (cf. ROLAND J., Le Comté et la province de Namur, Wesmael-Charlier, 1959, pp. 55-56).
10. GIMPEL J., op. cit., p. 7.

⁢b. L’avènement de la bourgeoisie.

La rupture entre le capital et le travail est consacrée⁠[1] et apparaissent avec l’importation des métaux précieux d’Amérique, des spéculateurs comme Jacques Cœur⁠[2] qui fut grand argentier de Charles VII ou la famille catholique Fugger⁠[3] en Allemagne qui subit les foudres de Luther.

En même temps, le travail il des métaux s’affirme ici et là, en Europe, grâce à de nouveaux procédés mécaniques et on va assister à la naissance de grandes dynasties métallurgiques.

A la tripartition classique va se mêler une autre partition où l’argent va rivaliser avec les valeurs spirituelles. A la hiérarchie selon l’ »honorabilité » s’ajoute une hiérarchie selon la puissance économique L’aristocratie traditionnelle va être concurrencée par une puissante bourgeoisie qui souvent recevra, pour les services sonnants et trébuchants rendus au prince, armoiries et titres.

Cette bourgeoisie va dicter ses lois au travail.

Dans les villes marchandes, les riches bourgeois coordonnent l’ouvrage de divers ateliers spécialisés nécessaires aux différentes opérations de fabrication. Ces capitalistes doivent rassembler d’importants capitaux pour acheter, parfois au loin, les matières premières et puis les vendre. Ils vont jouer un rôle politique important et, à travers leurs associations, hanses, guildes, compagnes, imposer leurs lois et s’assurer des monopoles.⁠[4]


1. Cf. PIRENNE H. : « dans la grande industrie (…) le capital et le travail se sont dissociés » (Histoire économique et sociale du Moyen Age, PUF, 1969, p. 161).
2. 1395-1456.
3. Hans (+1409), Andreas (1388-1457), Jakob Ier (+1469) et surtout Jakob II surnommé « le riche » (1459-1525). Celui-ci établit solidement la fortune de la famille par le commerce et des entreprises minières. Il fut le financier des empereurs Maximilien et Charles Quint et finança aussi la construction, à Augsbourg, d’une cinquantaine de maisons pour les pauvres artisans. Son neveu Anton (1493-1560) reçut droit de battre monnaie et finança la lutte contre les protestants. (Mourre).
4. HEERS J., op. cit., pp. 67-68.

⁢c. La condition des travailleurs

A la ville comme à la campagne⁠[1], le travailleur subit la toute puissance du groupe, des confréries, des métiers. Et même si « en Europe, dans tous les domaines, le Moyen Age a développé plus qu’aucune autre civilisation l’usage des machines »[2], la situation des travailleurs n’en reste pas moins lourdement tributaire des règles établies par les puissants et des guerres économiques qu’ils se livrent.

A la ville, la confrérie qui, à l’origine, est une communauté liée par la pratique religieuse, devient une association de secours mutuel, une « charité » (surtout dans les pays du Nord, Scandinavie et Angleterre) dominée par les bourgeois et à la campagne, règnent aussi des confréries rurales qui peuvent posséder terres, bêtes, charrues et qui imposent des contraintes collectives⁠[3].

Les métiers ou guildes (qu’on appellera plus tard « corporations ») sont des associations professionnelles d’abord, de véritables aristocraties des arts et du peuple, riches et puissantes. Tous les membres sont soumis au maître qui le plus souvent n’est pas artisan mais marchand, banquier, riche bourgeois. C’est lui qui prend l’initiative de fonder un « métier juré » pour mieux contrôler les ouvriers « afin d’éviter toute conspiration ou tumulte parmi les compagnons »[4]. L’accès à la maîtrise est difficile car l’habileté professionnelle doit s’accompagner surtout d’une importante mise de fonds et les maîtres auront tendance à favoriser systématiquement leurs fils.

A la tripartition classique, à la hiérarchie construite sur l’argent s’ajoute encore une hiérarchisation des métiers. Les grands métiers (laine et soie) occupent la première place dans le gouvernement des villes : « A Londres, au XIVe s, huit métiers gouvernent la cité. A Florence, seuls les Arts majeurs qui forment le Popolo grasso, élisent les prieurs de la Seigneurie ; ce sont les grands marchands (arte di Calimala), les juges et les notaires, les drapiers (‘arte della lana), les soyeux (arte di Por Santa Maria), les changeurs, les merciers, épiciers et médecins, les pelletiers et fourreurs. Au-dessous, les cinq Arts moyens et les neuf Arts mineurs n’ont, pratiquement, aucune part aux responsabilités politiques et au gouvernement de la ville. Cette stricte hiérarchie des Arts se retrouve dans toute l’Europe occidentale. »[5]

Les règlements de ces métiers ne sont pas « l’expression d’un véritable programme social inspiré par l’Église »[6] mais le moyen d’assurer leurs monopoles et leurs profits par le contrôle des prix, de la concurrence et des points de vente. On dira de ces métiers, futures corporations qu’ils sont des « syndicats de patrons exploitant un monopole »[7].

Dans ce cadre, comment le travail est-il vécu ?

Les petits maîtres artisans propriétaires de leur atelier, de leurs outils et de leurs produits sont libres économiquement à condition de respecter les règlements de la ville et de l’association du métier. Ils sont souvent spécialisés dans les objets de luxe (orfèvrerie, vêtements) mais peu nombreux et peu influents dans les villes marchandes.

Le statut des ouvriers est précaire, ils forment « une plèbe urbaine soigneusement laissée à l’écart du peuple de la ville »[8], objet d’une ségrégation sociale, sous le contrôle des villes et des guildes qui fixent le salaire (payé à la tâche), la durée de travail qui est tributaire de la saison (8 heures en hiver, 16 heures l’été) et de la production (on limite le nombre d’heures pour éviter la surproduction). Le rares documents qui les décrivent « les montrent pauvres, très mal vêtus, les mains abîmées (…) »⁠[9]. Ils formeront aussi des associations, fomenteront des troubles qui inciteront les « patrons » à aller chercher une main-d’œuvre plus docile, divisée, peu habituée aux salaires de la ville⁠[10].

Ainsi, pour ne prendre qu’un secteur d’activité, on peut dire que « les ouvriers du textile des villes industrielles de Flandre et d’Italie formaient un véritable prolétariat asservi à un système capitaliste »[11]. Jusqu’à la fin du XIIIe s, cette industrie s’est développée à Bruges, Gand, Ypres, Arras et Douai. Mais elle s’approvisionne en laine en Angleterre. En 1271, Henri III tente d’attirer les travailleurs flamands en proclamant que « tous les travailleurs du textile, hommes ou femmes, de Flandres ou d’ailleurs, peuvent venir en toute sécurité dans notre royaume pour y faire du drap. »[12] En 1275, Edouard Ier établit une taxe à l’exportation, puis l’embargo en 1296. Des grèves et des révoltes éclatent contre les entrepreneurs ; les foulons et les tisserands émigrent vers le Brabant. Suite à des massacres et pillages, les ouvriers bannis passent Angleterre où ils bénéficieront des avantages fiscaux promis.

Cette guerre économique implique aussi l’Italie : des banquiers florentins⁠[13] interviennent sur le marché anglais : la laine part vers l’Italie. C’‘est l’époque où l’industrie florentine maintient en servitude 30.000 travailleurs, sans droits professionnels ni politiques. La division du travail est poussée au maximum : jusqu’à 26 manipulations sont nécessaires pour produire une pièce de drap. Chaque manipulation est assurée par un ouvrier spécialisé qui n’est plus qu’un rouage dans la chaîne de production. Pour asservir la main-d’œuvre, les Italiens utilisent le système flamand : le « verlag system » (de « verlagen »: abaisser, diminuer, avilir ) qui deviendra le « truck-system » en Angleterre. Ce système enchaîne l’ouvrier à sa tâche car : « il devait rembourser en heures de travail les avances de marchandises ou les prêts d’argent, estimés souvent à une valeur bien supérieure à leur valeur réelle. ». Les banquiers sont maîtres des guildes, leurs inspecteurs ne sont pas habilités à recevoir des plaintes, les guildes ont « leurs propres officiers et leurs propres prisons pour châtier tout travailleur récalcitrant ».⁠[14]

Tous ces faits poussent l’historien à résumer ainsi la situation: « Pendant tout le Moyen Age, dans le monde chrétien d’Occident, le travail des hommes s’inscrit soit dans le cadre féodal des seigneuries locales, soit, plus tard, dans le cadre bourgeois et capitaliste des villes. Aucun métier n’y échappe et l’idée d’une profession « libérale », affranchie de ces contraintes, est complètement étrangère à l’époque. Dans les sociétés médiévales de l’Occident, l’homme ne travaille et ne vit qu’en fonction du groupe, familial, religieux ou professionnel. »[15]

Et on peut ajouter que les conditions de travail sont dures. L’activité économique modelée par le commerce a ses lois et ce ne sont pas les idées religieuses qui semblent déterminantes sauf en ce qui concerne l’interdiction du travail aux jours fixés par l’Église. C’est dans le régime des congés que l’influence de l’Église se fait sentir et, heureusement pour les travailleurs, les fêtes chômées, fêtes religieuses pour la plupart, sont nombreuses « si bien que le nombre de jours de travail, environ 250 par an, était sans doute le même qu’aujourd’hui. »[16] Cet interdit formel, nous le verrons, a ici et là, à certaines époques, suscités le mécontentement des travailleurs, privés de revenus bien nécessaires ou frustrés dans leur désir de gagner davantage. Notons aussi qu’une réflexion sur le « dimanche » et la fête religieuse en général aurait pu aussi déboucher sur d’intéressantes considérations, comme nous le verrons plus loin⁠[17].


1. L’essor des villes marchandes va introduire de nouvelles pratiques à la campagne : l’économie de marché, l’usage de la monnaie, les prêteurs sur gages (juifs ou italiens), les ventes à terme, le crédit, la construction de halles où les paysans viennent vendre leurs produits.
2. GIMPEL J., op. cit., p. 9. L’auteur ajoute : « C’est un des facteurs déterminants de la prépondérance de l’hémisphère occidental sur le reste du monde ».
3. A partir des XIe-XIIe s, des chartes de franchise viennent améliorer, à l’instar des villes, la situation des communautés rurales. Toutefois, « cette émancipation se traduit surtout par une bien plus grave hiérarchie des fortunes à l’intérieur du monde paysan. Les faibles, privés de plus en plus des droits d’usage, des droits de pâture, par exemple, forment, en de nombreux villages, un véritable prolétariat rural (…). De riches laboureurs acquièrent plus de terre, prennent en fermage des parts de la réserve seigneuriale, construisent de belles demeures, accaparent des droits banaux et mettent la main sur l’administration du village. Ainsi, surtout en Angleterre et en Normandie où de riches paysans ont leurs propres sceaux à leurs armes. » (HEERS J., Précis d’histoire du Moyen Age, PUF, 1968, p. 120).
4. HEERS J., op. cit., p. 98.
5. Id., p. 99. Ph. de Beaumanoir (1279-1281),dans ses Coutumes de Beauvaisis (Ed. A. Salmon, 1900), note : « Nous voyons beaucoup de bonnes villes où les bourgeois pauvres et ceux de condition moyenne ne prennent aucune part à l’administration de la ville qui est tout entière entre les mains des hommes riches…​ En dix ans ou en douze, tous les riches hommes possèdent toutes les administrations des bonnes villes. Et quand le commun demande qu’on lui rende des comptes, ils se dérobent en disant qu’ils se sont rendu leurs comptes les uns aux autres. » Et il nous donne cette définition de la grève : « Alliance qui est faite contre le commun profit ; quand les ouvriers promettent ou assurent ou conviennent qu’ils ne travailleront plus à si bas prix, que devant, mais augmentent leur salaire de leur propre autorité, s’accordent pour ne pas travailler à moins et décident entre eux peines ou menaces contre les compagnons qui ne tiendront pas leur parti ».
6. Id., p.100.
7. Formule courante rapportée par J. Gimpel in op. cit., p. 109.
8. HEERS J. s, op. cit., p. 69.
9. Id., p. 74.
10. Id., p. 79.
11. GIMPEL J., op. cit., p. 99.
12. Id., p. 101.
13. Ils utilisent des lettres de crédit payables à l’étranger, des lettres de change non négociables, la comptabilité en partie double.
14. GIMPEL J., op. cit., p. 104.
15. HEERS J., op. cit., p. 101.3. Il faut peut-être faire une exception pour les ouvriers du bâtiment (maçons, mortelliers, tailleurs de pierre) : ils sont libres, ils se déplacent à leur gré d’un chantier à l’autre. C’est une main-d’œuvre flottante, payée à la tâche, qui, par le fait même, peut difficilement organiser une résistance sérieuse face à l’employeur mais qui négocie son salaire, se met en grève. Dans ce domaine donc il y a une grande diversité de salaires mais, en général, les ouvriers du bâtiment sont bien payés : en moyenne 20 deniers la semaine ce qui représente 3 fois le montant dépensé pour la nourriture et à condition ne pas avoir plus d’un enfant. A partir de 2 enfants la vie est plus difficile à moins de jouir des revenus annexe d’une petite terre ce qui n’était pas rare. Donc, finalement, en général, le maçon, ouvrier très qualifié, « eut un niveau de vie supérieur à celui des maçons du XVIIe et du XVIIIe s. » (Cf. GIMPEL J., op. cit., pp. 109-110 et 112).
16. HEERS J., op. cit., p. 71.
17. Cf. HÄRING B., op. cit., pp. 352-364: « le travail dans le rayonnement du dimanche ».

⁢d. Un ordre contesté

Une fois de plus, certains écrivains vont se montrer sensibles à la condition des travailleurs. On se souvient de Complainte des tisserandes flamandes:

« Toujours tisserons drap de soie,

Jamais n’en serons mieux vêtues,

Toujours serons pauvres et nues

Et toujours aurons faim et soif…​

Nous avons du pain à grand-peine,

Peu le matin et le soir moins…​

Mais notre travail enrichit

Celui pour qui nous travaillons.

Des nuits veillons grande partie. »[1]

Les hiérarchies et les crises économiques ont ainsi suscité des revendications d’égalité. Au cœur de la très prospère cité de Bruges, Jacob van Maerlant⁠[2] s’insurge : « Il y a deux mots funestes dans le monde, le mien et le tien. Si on pouvait les supprimer, partout régneraient paix et discorde. Hommes et femmes, tous seraient libres et il n’y aurait plus d’esclaves. Tout serait en commun, le blé comme le vin…​ Les biens abondent ; il faudrait les mettre en commun et en faire profiter ceux qui sont pauvres. Ainsi toute guerre cesserait, l’âme se laverait et se purifierait du péché. »[3]

De telles théories « communisantes » se répandent partout, en Angleterre surtout : le prêtre John Ball, en 1381, prêche la révolte de région en région, proclame l’égalité des hommes, réclame la confiscation des terres de l’Église pour les distribuer aux paysans pauvres. Dans un célèbre sermon sur l’inégalité, il lança « Lorsque Adam bêchait et qu’Eve filait, où était le gentilhomme ? »[4]

On trouve l’écho de ces protestations chez Froissart⁠[5] : « Bonnes gens, les choses ne peuvent pas bien aller et n’iront pas bien en Angleterre tant que les biens ne seront pas mis en commun, tant qu’il y aura des vilains et des gentilshommes et que nous ne serons pas tous égaux. Pourquoi ceux que nous nommons seigneurs sont-ils plus grands maîtres que nous ? Nous venons tous d’un même père et d’une seule mère, Adam et Eve. En quoi peuvent-ils dire et montrer qu’ils sont mieux seigneurs que nous, sauf parce qu’ils nous font cultiver et labourer ce qu’ils dépensent ? Ils sont vêtus de velours et nous de pauvres étoffes ; ils ont les vins, les épices et les bons pains, nous avons le seigle, le son et la paille et nous buvons de l’eau ; ils reposent en de beaux manoirs et nous avons la pluie et le vent dans les champs, et il faut que de nous et de notre labeur, vienne ce dont ils vivent. »

Dans son Roman de Troie qui forme avec les deux autres romans de la « trilogie antique » (Roman de Thèbes et Roman d’Eneas) une sorte d’ »encyclopédie »⁠[6]où, notamment, nous voyons vivre les diverses classes de la société, Benoît de Sainte-Maure écrit : « Ce sont les paysans qui font vivre les autres, qui les nourrissent et les soutiennent, et pourtant ils endurent les plus graves tourments, les neiges, les pluies, les ouragans. Ils ouvrent la terre de leurs mains, avec grand mésaise et grande faim. Ils mènent une assez âpre vie, pauvre, souffreteuse et mendiante. Sans cette race d’hommes, je ne sais pas vraiment comment les autres pourraient durer. »

Outre ces prises de position d’intellectuels éclairés, il convient de constater aussi que les travailleurs ont réagi souvent violemment contre le sort qu’ils subissaient mais ces réactions ne sont ni générales, ni uniformes, ni nécessairement codifiées. Elles se heurteront longtemps, d’une manière ou d’une autre, à l’idéologie tripartite et à la bipartition économique.

Des avancées eurent lieu, lorsque les « maîtres » y trouvaient de l’intérêt : bien des affranchissements, par exemple, furent octroyés non pour raisons humanitaires mais simplement parce qu’on avait constaté que le salarié travaille davantage et rapporte plus que le serf.

Les circonstances peuvent aussi inopinément servir la cause des travailleurs. Aux XIVe et XVe s, l’Europe connut une agitation religieuse, une extension de la sorcellerie, les croisades, les famines, la peste, la guerre de cent ans, des dévaluations ; tous ces facteurs, à des titres divers, ont eu des incidences sur la vie sociale et économique. Pour ne prendre qu’un exemple, « la peste fut la cause de l’amélioration du niveau de vie des survivants »[7] : la raréfaction de la main-d’œuvre favorisa les revendications et les ouvriers non spécialisés malgré les réticences et les efforts des employeurs. De plus, après les hausses du temps de la peste, les prix diminuèrent (sauf pour le fer à cause de l’industrie des armes). La situation nouvelle poussa le poète John Gower, vers 1375, à se plaindre en ces termes choquants même s’ils sont littérairement exagérés : « Tout va de mal en pis dans ce bas monde : bergers et vachers exigent pour leur labeur plus que le bailli acceptait autrefois pour lui-même. Pour mener à bien une affaire, il faut payer la main-d’œuvre cinq ou six shillings, alors qu’elle en valait deux il n’y a pas si longtemps…​ Ah, quelle époque !…​ Les pauvres et le petit peuple s’habillent mieux que leurs maîtres. Bien plus, ils s’attifent de beaux vêtements de toutes les couleurs. Si ce n’était pour flatter leur vanité ou pour leurs affaires personnelles, ils se contenteraient de toile grossière comme au bon vieux temps…​ Ah, quelle époque !…​ Je vois des pauvres plus hautains que leurs seigneurs. Chacun tire à soi ce qui lui plaît. »⁠[8]


1. CHRETIEN de Troyes, Le chevalier au lion (1170).
2. 1235?-1293?. Le premier à avoir introduit l’usage, dans sa région où il n’y avait que des dialectes, d’une langue générale, le « diets ». Il écrivit de nombreuses œuvres qui furent traduites, dès le Moyen-Age, en français et en latin (romans, ouvrages scientifiques, historiques, poésie). Il a sa statue sur la grand place de Damme. (Cf. www.damme-online.com)
3. In Wapene Martijn, cité in GENICOT L., Les lignes de faîte du Moyen Age, Casterman, 1969, p. 252.
4. Cité in MOLLAT M. et WOLFF P., Ongles bleus, Jacques et Ciompi, Les révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe s, Calman-Lévy, 1970, p. 194 et in GIMPEL, op. cit., p. 208.
5. Chroniques, II, chap. 106.
6. BAUMGARTNER E., in Patrimoine littéraire européen, 4b, op. cit., p. 455.
7. GIMPEL J., op. cit., p. 203.
8. GHOWER J., Miroer de l’omme, v. 26437-26529, in Complete works, G.C. Macaulay, 1899, voL I, cité in GIMPEL, op. cit., p. 207.

⁢e. Du XVe siècle à la veille des révolutions

Pour l’essentiel, le statut du travail et du travailleur ne va pas beaucoup évoluer⁠[1]. Nous sommes toujours dans le cadre de la tripartition fonctionnelle qui s’est compliquée d’une bipartition économique et sociale suite à l’apparition d’une nouvelle classe : la bourgeoisie qui va de plus en plus s’imposer par sa puissance financière et sera, sans surprise, le moteur des révolutions qui lui donneront le surplus du pouvoir politique qui lui échappait encore.

On ne s’étonnera pas du langage employé par Richelieu dans son Testament politique[2] à propos de l’impôt⁠[3] : « Si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir. S’ils étaient libres de tributs, ils penseraient l’être de l’obéissance. Il les faut comparer aux mulets qui, accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail ; mais, ainsi (de même que) ce travail doit être modéré et qu’il faut que la charge de ces animaux soit proportionnée à leurs forces, il en est de même des subsides à l’égard des peuples. S’ils n’étaient modérés lors même qu’ils seraient utiles au public, ils ne laisseraient pas d’être injustes…​ Ainsi qu’un prince ne peut être estimé bon s’il tire plus qu’il ne faut de ses sujets, les meilleurs ne sont pas toujours ceux qui ne lèvent jamais que ce qu’il faut ».

A propos du travail manuel ou mécanique, les avis continuent à différer. Si les ingénieurs le tiennent en grande estime⁠[4], par orgueil, esprit de profit ou désir de puissance⁠[5], il est, en général, de bon ton, dans la « bonne société », de le mépriser. Dans le Dictionnaire français de Richelet, en 1680⁠[6], on peut lire à la rubrique « mécanique » : « ce mot, en parlant de certains arts, signifie ce qui est opposé à libéral et honorable ; le sens en est bas, vilain et peu digne d’une personne honnête. »


1. Dans certaines branches, la situation sera moins bonne qu’au moyen-âge. C’est le cas pour les ouvriers du bâtiment qui eurent à l’époque un niveau de vie supérieur à celui de leurs confrères des XVIIe et XVIIIe siècles (cf. GIMPEL, op. cit., pp. 110-112).
2. Le cardinal de Richelieu (1585-1642) joua un rôle politique de premier plan sous le règne de Louis XIII. Son Testament politique (1642) est cité par LEFRANC Georges, in Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1957, pp. 168-169).
3. Cf. LEFRANC G., op. cit., p. 168: « Plus encore que des redevances héritées du régime seigneurial, le paysan français d’Ancien Régime est victime de la fiscalité royale ».
4. C’est le cas de Léonard de Vinci : « la science de la mécanique est, de toutes, la plus noble et la plus utile…​ » (In JACCARD, op. cit., p. 171).
5. Cf. JACCARD, op. cit., p. 178.
6. Cité in JACCARD, op. cit., p.182.

⁢f. Les écrivains réagissent

Comme au moyen-âge, certains écrivains se montrent sensibles aux misères des paysans, premières victimes des guerres. On se souvient de ces vers d’Agrippa d’Aubigné:

« Mais je te plains, rustique, qui, ayant la journée

Ta pantelante vie en rechignant gagnée (…).

Ce ne sont pas les grands, mais les simples paysans,

Que la terre connaît pour enfants complaisants (bien-aimés, qui lui plaisent) ».⁠[1]

On se souvient aussi du bûcheron de la fable La mort et le bûcheron et de la description que La Fontaine fait de la condition de cet homme en marche vers sa « chaumine enfumée »:

« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?

En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?

Point de pain quelquefois, et jamais de repos ;

Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,

Le créancier et la corvée

Lui font d’un malheureux la peinture achevée. »

Le même La Fontaine, dans sa fable, Le jardinier et son Seigneur, met en scène un homme « demi-bourgeois, demi-manant » qui, ayant demandé de l’aide à son seigneur pour se débarrasser d’un lièvre destructeur, se trouve confronté, impuissant, à la mentalité féodale d’un seigneur sans gêne et sans scrupule, qui va piller le garde-manger, caresser la fille de la maison, et détruire le jardin:

« …​ les chiens et les gens

Firent plus de dégâts en une heure de temps

Que n’en auraient fait en cent ans

Tous les lièvres de la province ».

Commentant ce texte, H. Taine concluait que « le vilain est toujours gent corvéable et taillable (…) »⁠[2]. La Fontaine le montrera encore dans La vieille et les deux servantes exploitées sans relâche par leur maîtresse.

En même temps, rappelons-nous, l’auteur fait l’éloge du travail dans Le laboureur et ses enfants:

« Travaillez, prenez de la peine…​

d’argent, point de caché. Mais le père fut sage

De leur montrer, avant sa mort,

Que le travail est un trésor. »

On s’en rend compte aussi dans Le savetier et le financier où le travail simple procure plus de joie et de paix que la gestion d’une fortune. Dans la même fable, La Fontaine se fait l’écho d’une revendication qui se manifestera souvent et de plus en plus contre l’abondance de jours chômés qui privent le travailleur de revenus:

« Le mal est que, dans l’an, s’entremêlent des jours

qu’il faut chômer. On nous ruine en fêtes.

L’une fait tort à l’autre, et monsieur le Curé

De quelque nouveau Saint charge toujours son prône ».

Mais c’est chez La Bruyère que l’on trouve l’approche la plus intéressante de la pauvreté et de ses causes. L’auteur ne craindra pas de contester l’intolérable inégalité des conditions : « Il y a des misères qui saisissent le cœur ; il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse ; de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités : je veux être, si je le puis, ni malheureux ni heureux ; je me jette et me réfugie dans la médiocrité. »[3] L’idée sous-jacente sera développée dans la dernière page de son livre : « Si vous faites cette supposition, que tous les hommes qui peuplent la terre sans exception soient chacun dans l’abondance, et que rien ne leur manque, j’infère de là que nul homme qui est sur la terre n’est dans l’abondance et que tout lui manque. Il n’y a que deux sortes de richesses, et auxquelles les autres se réduisent, l’argent et les terres : si tous sont riches, qui cultivera les terres et qui fouillera les mines ? (…) Si les hommes abondent de biens, et que nul ne soit dans le cas de vivre par son travail, qui transportera d’une région à une autre les lingots ou les choses échangées ? qui mettra des vaisseaux en mer ? qui se chargera de les conduire ? qui entreprendra des caravanes ? On manquera alors du nécessaire et des choses utiles. S’il n’y a plus de besoins, il n’y a plus d’arts, plus de sciences, plus d’inventions, plus de mécanique. d’ailleurs cette égalité de possessions et de richesses en établit une autre dans les conditions, bannit toute subordination, réduit les hommes à se servir eux-mêmes, et à ne pouvoir être secourus les uns des autres, rend les lois frivoles et inutiles, entraîne une anarchie universelle, attire la violence, les injures, les massacres, l’impunité.

Si vous supposez au contraire que tous les hommes sont pauvres, en vain le soleil se lève pour eux sur l’horizon, en vain il échauffe la terre et la rend féconde, en vain le ciel verse sur elle ses influences, les fleuves en vain l’arrosent et répandent dans les diverses contrées la fertilité et l’abondance ; inutilement aussi la mer laisse sonder ses abîmes profonds, les rochers et les montagnes s’ouvrent pour laisser fouiller dans leur sein et en tirer tous les trésors qu’ils y renferment. Mais si vous établissez que de tous les hommes répandus dans le monde, les uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie : ceux-ci servent, obéissent, inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent ; ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, protègent, gouvernent : tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre.

Mettez l’autorité, les plaisirs et l’oisiveté d’un côté, la dépendance, les soins et la misère de l’autre : ou ces choses sont déplacées par la malice des hommes ou Dieu n’est pas Dieu.

Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l’ordre et la subordination, est l’ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine : une trop grande disproportion, et telle qu’elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts.

Les extrémités sont vicieuses et partent de l’homme : toute compensation est juste et vient de Dieu. »[4]

La description peut paraître un peu naïve par son caractère très théorique mais la conclusion est juste et bien conforme à ce qu’Aristote et saint Thomas nous ont appris de la justice.

Malheureusement, cette voix est bien isolée comme celle, d’ailleurs, de Descartes qui, à la recherche de « connaissances qui soient fort utiles à la vie », estime « qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »[5]

Descartes, par le renversement qu’il souhaite, par la prééminence de la « pratique » sur la spéculation, qu’il appelle de ses vœux, annonce une nouvelle culture celle qui accompagnera le bouleversement de la révolution industrielle. Le philosophe offre même, dans ce passage, une première approche d’une conception matérialiste de l’homme dont le bonheur dépendrait de la matière.


1. AGRIPPA d’AUBIGNE Les tragiques, I, Misères, v. 257-258 et 275-276.
2. La Fontaine et ses fables, Hachette, p. 115.
3. (1645-1696) Les caractères, Des biens de fortune, Rencontre, 1968, p. 134.
4. Id., Des esprits forts, pp. 383-384.
5. Discours de la méthode, 6.

⁢g. L’Église persévère

En attendant ce basculement d’un extrême à l’autre, du mépris de la matière à l’exaltation de la transformation du monde, l’Église continue de prêcher aux pauvres l’acceptation de leur condition privilégiée dans le plan du salut et aux riches la générosité pour mériter leur salut.

Quant au travail, il reste, dans cette théologie négative, une punition, un moyen de faire pénitence, de se libérer des mauvais penchants ou une possibilité de faire l’aumône si l’on manque de moyens⁠[1].

Comment peut-on estimer justement le travail lorsque l’on méprise les biens du monde et les plaisirs même les plus légitimes ? Comment l’estimer lorsqu’on continue, consciemment ou non, à vivre selon le schéma platonicien et que l’on considère que seul l’esprit importe ? Comment l’estimer si la pauvreté matérielle est finalement une chance ?

C’est l’époque où Bossuet recommande :  »ne murmure pas en ton cœur en voyant les profusions de ces tables si délicates, ni la folle magnificence de ces ameublements somptueux : ne te plains pas que ton Dieu te maltraite en te refusant tous ces délices. Mon cher frère, n’as-tu pas du pain ? Il ne promet rien davantage. C’est du pain qu’il promet dans son évangile (…) » C’est-à-dire ce qui est nécessaire à la subsistance. Et cette promesse n’est faite qu’à ceux qui cherchent d’abord le Royaume de Dieu : « Toi donc, mon frère, qui te plains sans cesse de la ruine de ta fortune et de la pauvreté de ta maison, mets la main sur ta conscience : as-tu cherché le Royaume de Dieu ? » Mais même cette promesse ne nous donne pas « une certitude infaillible » comme nous le révèle la vie d’Elie ou de Paul. Car « ce n’est pas assez au Sauveur de nous détacher simplement de l’agréable et du superflu, (…) mais qu’il nous veut mettre encore au-dessus de ce que le monde estime le plus nécessaire. Car il ne prêche pas seulement le mépris du luxe et des vanités, mais encore de la santé et de la vie. (…)Cherchez donc sa vérité et sa justice, cherchez le royaume qu’il vous prépare, et soyez assurés sur sa parole que tout le reste vous sera donné, s’il est nécessaire ; et s’il ne vous est pas donné, donc il n’était pas nécessaire ». (…) Je vous ai appris, âmes fidèles, à mépriser les biens superflus ; méprisez donc aussi votre vie ; car elle vous est superflue, puisque vous en attendez une meilleure. »[2]

C’est l’époque où, comme les autres grands prédicateurs Bossuet et Massillon, Bourdaloue déclare : « S’il y a de l’innocence dans le monde, où est-elle, sinon dans les conditions et dans les états où la loi du travail est inviolablement observée ? » L’auteur pense « à ces médiocres états de vie, qui subsistent par le travail, à ces conditions moins éclatantes, mais plus assurées pour le salut, de marchands engagés dans les soins d’un légitime négoce, d’artisans qui mesurent les jours par l’ouvrage de leurs mains, de serviteurs qui accomplissent à la lettre le précepte divin : vous mangerez selon que vous travaillerez. »[3]

C’est l’époque où un évêque peut décréter que : « Dieu a créé le riche afin qu’il rachète ses péchés en secourant le pauvre ; il a créé le pauvre afin qu’il s’humilie par le secours qu’il reçoit du riche. »[4]

C’est l’époque où un jésuite ne craint pas d’affirmer aux pauvres qui l’écoutent : « Vous êtes nés pauvres , c’est Dieu qui l’a voulu »[5]. Epoque où d’autres continuent à penser simplement que la paresse fait les pauvres et le mérite le riche.

Les jansénistes de Port-Royal n’apporteront rien de neuf sur ce terrain. Certes, ils travaillaient de leurs mains mais parce que, comme l’écrivait Nicole, « la vie laborieuse diminue toujours l’amour du monde (…). Il faut regarder le travail comme une pénitence que Dieu a imposée à l’homme et dont personne n’est dispensé.(…) Personne ne doit se croire dispensé de l’obligation de travailler, sous prétexte qu’il est d’une condition distinguée, ou qu’il n’a pas besoin de travailler pour vivre. »[6]


1. S’appuyant sur Paul (2 Th 3, 7 ; 1 Th 4, 11 ; Ep 4, 28), le Catéchisme du concile de Trente (1566), déclare à propos du septième commandement : « Si l’on n’a pas les moyens de venir en aide à ceux qui attendent leur vie de la compassion des autres, la piété chrétienne veut qu’on se mette en état de soulager leur détresse, en s’occupant pour eux, en travaillant de ses mains, s’il le faut. Ce sera en même temps un excellent moyen de fuir l’oisiveté. C’est à quoi l’Apôtre saint Paul exhorte tous les fidèles par son propre exemple (…) ». (Chapitre XXXV, § 7).
2. Premier sermon pour le quatrième dimanche de Carême, 1660, in op. cit., II, pp. 362-392. Bossuet y commente Jn 6, 5 (« Jésus, ayant élevé sa vue, et découvert un grand peuple qui était venu à lui dans le désert, dit à Philippe : d’où achèterons-nous des pains pour nourrir tout ce monde qui nous a suivis ? »). Certes, Bossuet commente la demande de pain quotidien, chez les Minimes*, mais l’Oraison dominicale ne s’adresse-t-elle pas à tous ? « Si nous avions bien mis dans notre esprit que ce peu qui nous est nécessaire, nous sommes encore obligés de le demander à Dieu tous les jours, ni nous le rechercherions avec cet empressement que nous sentons tous, mais nous l’attendrions de la mains de Dieu en humilité et en patience ; ni nous ne regarderions nos richesses comme un fruit de notre industrie, mais comme un présent de sa bonté, qui a voulu bénir notre travail ; ni nous n’enflerions pas notre cœur par la vaine pensée de notre abondance, mais nous sentant réduits, contraints tous les jours à lui demander notre pain, nous passerions toute notre vie dans une dépendance absolue de sa providence paternelle. »
   (* Odre religieux fondé, en Calabre, vers 1435 par François de Paule qui fut canonisé par Léon X en 1519. Ces « ermites de saint François d’Assise », comme on les nommait au début, devaient convertir les peuples par l’exemple d’une vie austère de prière et de pénitence.(Vacant))
3. Cité in JACCARD, op. cit., pp. 198-199.
4. Valentin Esprit Fléchier (1632-1710), évêque de Nîmes, cité in Jaccard, op. cit., p. 191.
5. Père Griffet sj, cité in JACCARD, op. cit., p.199.
6. Cité in JACCARD, op. cit., pp. 188-189 et in SAINTE-BEUVE, Port-Royal, Hachette, I, pp. 392 et 500, III, pp. 322-324.

⁢h. Une contestation rêvée

Finalement, chassée du champ de l’investigation intellectuelle, philosophique ou théologique, l’aspiration à une société plus juste, plus égalitaire, à un plus grand respect pour tout travailleur et tout travail, va s’exprimer dans les utopies.

Rabelais⁠[1] décrit l’éducation idéale qui ne néglige aucun domaine de l’activité humaine. Ainsi, Gargantua et son maître utiliseront « des marropchons (houes), des pioches, serfouettes (sortes de bêches), bêches, tranches (tranchoirs) et autres instruments requis à bien herboriser. » Il nous est dit aussi qu’ils « s’ébattaient à botteler du foin, à fendre et scier du bois et à battre les gerbes en la grange. (…) Semblablement, ou allaient voir comment on tirait les métaux, ou comment on fondait l’artillerie ; ou allaient voir les lapidaires, orfèvres et tailleurs de pierreries, ou les alchimistes et monnayeurs, ou les hautelissiers (faiseurs de tapisseries de « haute lisse »), les tissoutiers (tisserands), les veloutiers, les horlogers, mirailliers (miroitiers), imprimeurs, organistes, teinturiers, et autres sortes d’ouvriers, et partout donnant le vin, apprenaient et considéraient l’industrie et invention des métiers. »

Ce sont surtout les créateurs de cités idéales, More, Campanella, Fleury ou Fénelon qui, en s’appuyant sur le modèle monastique, exprimeront le rêve de sociétés égalitaires qui estiment tout travail.

Thomas More, dans son Utopie[2] raconte qu’« il est un art commun à tous les Utopiens, hommes et femmes, et dont personne n’a le droit de s’exempter, c’est l’agriculture. (…) Outre l’agriculture, qui, je le répète, est un devoir imposé à tous, on enseigne à chacun une industrie particulière. Les uns tissent la laine ou le lin ; les autres sont maçons ou potiers ; d’autres travaillent le bois ou les métaux.(…) Tous, hommes et femmes, sans exception[3], sont tenus d’apprendre un des métiers mentionnés ci-dessus. (…) La fonction principale et presque unique des syphograntes (magistrats renouvelés annuellement) est de veiller à ce que personne ne se livre à l’oisiveté et à la paresse, et à ce que tout le monde exerce vaillamment son état. Il ne faut pas croire que les Utopiens s’attellent au travail comme des bêtes de somme depuis le matin jusque bien avant dans la nuit. Cette vie abrutissante pour l’esprit et pour le corps serait pire que la torture et l’esclavage. Et cependant tel est partout ailleurs le triste sort de l’ouvrier. Six heures sont employées aux travaux matériels (…): trois heures de travail avant midi, puis dîner. Après midi, deux heures de repos, trois heures de travail, puis souper. » Les moments de loisir sont occupés librement par des cours ou l’« exercice de leur état », la musique, la conversation, pas de jeux hormis « la bataille arithmétique » et le « combat des vices et des vertus. (…) Les six heures de travail produisent abondamment toutes les nécessités et commodités de la vie, et en outre un superflu bien supérieur aux besoins de la consommation ». En effet, tout le monde travaille, à quelques exceptions nécessaires près, aux choses vraiment nécessaires : pas de luxe, pas de gaspillage, ni d’ »arts vains et frivoles ». En conclusion, « le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur. »

De telles descriptions hanteront longtemps encore l’imaginaire et stimuleront peut-être, comme elles l’ont déjà fait⁠[4], les efforts à consentir pour l’établissement d’une société plus juste. Toutefois, dans l’immédiat, l’émergence du protestantisme va, elle, mettre en question, efficacement, l’ordre social établi et le pauvre statut du travailleur.


1. (1494-1554?). In Gargantua, XXIII-XXIV.
2. II, 6, Des arts et métiers, (1516), disponible sur www.uqac.uquebec.ca
3. Thomas Campanella, dans La cité du soleil, 1602, reprendra cette idée. Il avait lu More et Platon (La République).
4. A Moscou, derrière le Kremlin, à deux pas de la statue du maréchal Joukov, s’élève une stèle citant tous les grands précurseurs révolutionnaires. Parmi eux, sont cités More et Campanella.

⁢i. Une contestation développée

Il faut nous arrêter, dans la famille chrétienne mais en dehors de la mouvance catholique à la position qu’adoptèrent les protestants en matière socio-économique en nous appuyant d’abord sur la présentation qu’en fit le sociologue et économiste allemand Max Weber⁠[1]. Sa thèse est très célèbre⁠[2] et est encore aujourd’hui au centre de nombreux débats et discussions. Elle mérite toujours d’être examinée car elle est source de malentendus ou plutôt d’interprétations abusives.

Selon Max Weber, même si l’entreprise capitaliste a toujours existé, il y aurait une affinité entre l’éthique protestante, calviniste surtout, et l’esprit du capitalisme moderne c’est-à-dire le « capitalisme d’entreprise bourgeois, avec son organisation rationnelle du travail libre »[3]. Cette affinité se manifesterait d’abord par une nouvelle conception du travail. L’auteur note, en effet, que « si l’on consulte les statistiques professionnelles d’un pays où coexistent plusieurs confessions religieuses, on constate avec une fréquence digne de remarque un fait qui a provoqué à plusieurs reprises de vives discussions dans la presse, la littérature et les congrès catholiques en Allemagne : que les chefs d’entreprise et les détenteurs de capitaux, aussi bien que les représentants des couches supérieures qualifiées de la main-d’œuvre et, plus encore, le personnel technique et commercial hautement éduqué des entreprises modernes, sont en grande majorité protestants ».⁠[4]

Une nouvelle éthique du métier trouverait son origine dans la théorie luthérienne de la vocation. Pour traduire Luther va employer le mot Beruf qui signifie à la fois « vocation » et « profession » dans sa traduction de ce passage de la Bible:

« Sois attaché à ta besogne, occupe-t’en bien

et vieillis dans ton travail.

N’admire pas les œuvres du pécheur,

confie-toi dans le Seigneur et tiens-toi à ta besogne. »[5]

Dès lors, il va considérer que tout travail est une vocation alors que la tradition catholique avait tendance, semble-t-il, à n’employer le mot « vocation » qu’à propos des engagements strictement religieux.

Luther va opposer sa conception à celle des catholiques : « Si tu demandes si c’est une action bonne d’exercer son métier et d’accomplir tout ce qui est nécessaire à la vie et utile au bien commun[6], et si cela plaît à Dieu, tu verras qu’ils disent non et qu’ils rétrécissent le domaine des bonnes œuvres aux prières, aux jeûnes, aux aumônes ordonnées par l’Église. Ils croient que Dieu ne se préoccupe pas de ce que nous faisons en dehors de cela. Ils réduisent et amoindrissent le domaine dans lequel nous sommes appelés à servir Dieu. Mais tout ce que l’on peut dire et faire sous l’inspiration de la foi est un service rendu à Dieu…​ Par la foi, toute distinction entre les œuvres tombe, qu’elles soient grandes ou petites, courtes ou larges, nombreuses ou insignifiantes. Car les œuvres ne sont pas agréables à Dieu en elles-mêmes, mais à cause de la foi qui les inspire. »[7]

Tous les descendants d’Adam sont appelés au travail et, pour répondre à ce devoir, chaque homme reçoit un appel et pas seulement l’ecclésiastique. Tout travail est donc digne puisque, quel que soit l’état où nous sommes appelés, quel que soit notre métier, nous devrons travailler au service de Dieu. Quelle que soit l’œuvre, elle ne vaut que par la foi qui l’animera.

Commentant cet aspect de la pensée de Luther, un auteur protestant, Michel Johner⁠[8], nous montre que nous touchons là au centre même de la pensée protestante : « il n’y a de « salut » ou de « justification » qu’à travers un acte de foi personnel en l’œuvre rédemptrice accomplie par Jésus-Christ ». Il en découle « une valorisation certaine de l’individu ou de l’individualité au détriment des médiations sacramentelles et ecclésiales ». Chaque être est unique et tout croyant est « prêtre devant Dieu ». Tout naturellement donc, soit dit en passant, le protestantisme va inspirer un gouvernement démocratique dans l’Église et puis dans la société.

Luther au travers de sa conception du beruf, a « étendu à l’exercice des professions (manuelles, artisanales, commerciales, techniques) la dignité spirituelle et religieuse qui était jusqu’alors reconnue à la vocation des prêtres et des moines. » Le métier va donc prendre plus d’importance⁠[9] dans la mesure où, pour Luther, la vocation professionnelle va se revêtir « d’une dignité religieuse égale à celle du ministère ecclésial traditionnel. » En même temps, il est reconnu que « l’activité professionnelle se déploie dans une sphère qui lui est propre, dans laquelle l’Église n’a pas vocation d’intervenir de façon directe, et dans laquelle, en conséquence, l’énergie créatrice de l’artisan peut se déployer en toute liberté. » il n’empêche que le travailleur luthérien à travers sa tâche particulière, est « ministre de Dieu » et « glorifie Dieu (…) autant que le prêtre ». Son indépendance se manifeste par rapport à l’Église et non par rapport à Dieu. Naît alors, comme dit Weber un « ascétisme séculier » à l’intérieur de l’activité professionnelle alors que, dans la tradition catholique, l’ascétisme impliquait la fuite du monde.

Toutefois, Luther, très attaché au modèle socio-économique offert par la Bible, rêvait d’un retour à une économie patriarcale. C’est Calvin⁠[10] qui, en s’appuyant sur le concept de Beruf va construire une éthique nouvelle qui se mariera parfaitement avec le capitalisme moderne.

Toujours selon Michel Johner, Calvin reprenant les idées de son prédécesseur va préciser que « la dignité du travail de l’homme s’inscrit dans le prolongement du travail que Dieu entreprend dans le monde pour l’entretien de ses créatures. (…) Le travail n’est pas digne en soi, mais susceptible de le devenir en se réinscrivant dans la continuité du travail de Dieu. » Dieu est l’inspirateur et le bénéficiaire du travail de l’homme. Il est « le grand pourvoyeur de la richesse ». Par le fait même, la rétribution du travail doit être regardée « comme don de Dieu (…), comme le salaire immérité dont il plaît à Dieu, dans sa grâce, d’honorer l’œuvre de chacun. » Patrons et employés sont débiteurs de Dieu et doivent « se répartir équitablement ces fruits en tenant compte de l’apport initial et de la responsabilité de chacun »[11]. Dans cet esprit, la propriété et la richesse acquises par un travail qui vise à l’accroissement des revenus au delà du minimum nécessaire, ne causent plus de problèmes de conscience. Au contraire de ce qui se passait avant la Réforme, c’est désormais la richesse créée avec effort, celle des bourgeois, qui est honorable et non plus celle qui a été reçue sans effort.

Les puritains⁠[12] poursuivront le raisonnement en mariant l’enrichissement et l’ascèse : il ne s’agit pas de thésauriser et de vivre oisif ou de gaspiller en luxe la fortune gagnée mais bien, par des réinvestissements immédiats, d’accroître la fortune en vivant simplement car il s’agit de glorifier Dieu et non de se glorifier.

A cet endroit, M. Johner prend ses distances par rapport à une thèse de Weber et à son exploitation, semble-t-il, par certains puritains américains surtout. Pour Weber, la prédestination pousse les hommes à chercher les signes de leur salut ou de leur perte. C’est dans l’activité économique qu’ils chercheraient à dissiper leur doute religieux. Dans la mesure où l’« on reconnaît l’arbre à ses fruits », la réussite économique serait un de ces fruits et l’enrichissement une preuve de la bénédiction de Dieu, une sorte de « sacrement séculier ». Cette théologie « de la rétribution » ou « de l’abondance » trahit, pour Johner, la pensée de Calvin qui demande simplement la confiance face à la prédestination⁠[13]. Cette théologie n’a rien de biblique puisque le texte sacré montre que le pauvre Job reste béni de Dieu. Même si la richesse peut avoir un sens prophétique comme c’est le cas pour Salomon dont la splendeur annonce celle du Royaume qui vient, on ne peut rattacher systématiquement richesse et bénédiction. d’autre part comment, dans l’économie moderne, pourrait-on lier misère et paresse, prospérité et vertu ? Le capitalisme rémunère-t-il vraiment les hommes suivant leur mérite ?

Reste la question du prêt à intérêt qui, toléré par Calvin à certaines conditions, aurait constitué « un tournant majeur de l’histoire économique occidentale ». Nous devrons contester ce privilège « calviniste » lorsque nous aborderons, plus loin, cette question.

Pour l’essentiel, l’analyse du protestant belge J.-L. Simonet⁠[14] rejoint celle de Michel Johner, en tout cas en ce qui concerne les fondements de l’éthique protestante.

Attaché à la justification par la foi seule, le croyant « sert Dieu par reconnaissance et pour montrer sa reconnaissance. Ce service de dieu est avant tout orienté vers le prochain. » Ce n’est pas l’œuvre qui justifie mais la foi et donc les œuvres sont bonnes seulement « si elles sont accomplies dans la foi en la justification de Dieu. La foi, dira Luther, est donc la bonne œuvre par excellence, puisqu’elle confère la bonté à toutes les autres œuvres ». Autrement dit encore, « un acte qui serait conforme au commandement de Dieu, mais qui serait accompli hors de la foi, ne pourrait être offert à la justification de Dieu, et ne pourrait, en conséquent, en toute rigueur, être vraiment appelé bon (on pourrait rappeler ici le verset qui dit « devant Dieu, nos bonnes œuvres sont comme du linge souillé »). » Par conséquent, « il ne peut plus y avoir d’œuvres surérogatoires[15]. Plus besoin, non plus, de rechercher l’extraordinaire (l’ascèse, les « conseils évangéliques »): l’action la plus profane, accomplie dans la foi, et au service du prochain, est sainte. L’état chrétien par excellence n’est plus l’état religieux du moine qui s’isole du monde pour s’efforcer vainement d’être plus près de Dieu ; l’état monastique, recherche de l’extraordinaire, est au contraire une fuite devant les tâches les plus ordinaires que Dieu confie au Chrétien. Luther réhabilite donc la sphère profane, et en particulier l’exercice de la profession, qui est toujours une vocation (Beruf) de Dieu au service des hommes (ceci est dans la même ligne que la redécouverte par Luther du sacerdoce universel des croyants) ».

J.-L. Simonet ajoute : « Calvin , plus jeune que Luther, perçoit mieux que celui-ci les conséquences de la libération du Chrétien pour son service dans la sphère profane, et vit davantage les transformations économiques de son siècle. Calvin admet le prêt à intérêt (position audacieuse pour l’époque), fait important pour l’avenir du capitalisme commercial et industriel ; il a encouragé l’esprit d’entreprise de Chrétiens qui servent Dieu et le prochain en développant leurs affaires: le succès en affaires est pour Calvin une bénédiction de Dieu, dont le Chrétien profitera avec modération. »

Si nous ne pouvons admettre intégralement la radicalité avec laquelle les protestants proclament la justification par la foi ni leur refus de distinguer, dans la même foi, les vocations laïques et religieuses, saint Thomas nous a montré que le travail, tout travail, avait un caractère religieux, devait être respecté⁠[16] car le travailleur était à l’image d’un Dieu créateur et ouvrier. Comme le luthérien ou le calviniste, le catholique peut rappeler l’origine divines des métiers en s’appuyant, par exemple, outre la Genèse, sur le livre de l’Exode[17]. Saint Thomas nous a montré aussi que le catholique n’est pas ennemi des richesses à condition qu’elles soient bien ordonnées. Même la notion de Beruf ne peut être considérée comme purement luthérienne dans la mesure où, d’une part, Paul recommande  »que chacun demeure dans l’état où l’a trouvé l’appel de Dieu »[18] et dans la mesure où, d’autre part, nous avons entendu saint Thomas nous dire que « la répartition des divers offices entre les divers individus se fait par la divine providence en ce sens que certains sont inclinés davantage vers tel emploi plutôt que vers tel autre ».⁠[19]

Il faut néanmoins reconnaître, comme dit précédemment, que ce sont des lumières qui n’ont pas été exploitées par les catholiques avant le XIXe siècle. Dès le XVIe siècle, se répand parmi les protestants la certitude que le travail, tout travail, accompli dans la foi, a une valeur positive, religieuse.

Quand on se rappelle ces seigneurs ou ces bourgeois qui donnaient aux monastères, à l’Église, des biens matériels pour recevoir, en retour, des biens spirituels, ce qui leur permettait de continuer à vivre n’importe comment, on peut comprendre aussi, à partir de là, l’attitude des protestants réagissant vivement, trop vivement, contre l’importance ainsi octroyée aux « œuvres » d’une part et à la pauvreté, d’autre part, présentée comme salvatrice en elle-même, indépendamment de la foi.

A partir de cette théologie, les protestants ont pu, bien plus tôt que les catholiques, contester la division tripartite traditionnelle et ont été plus vite et plus franchement des artisans efficaces dans l’instauration de la démocratie.

Quant à dire maintenant que la prospérité a été surtout le fruit du protestantisme, ce serait solliciter les textes car même pour Weber, il y a affinité entre capitalisme moderne et éthique protestante⁠[20], des « affinités électives », mais il n’y a pas relation de cause à effet. Il est vrai que, dans l’optique catholique, surtout à l’époque, la richesse est sous haute surveillance et finalement culpabilisante alors que le protestant se sent encouragé à poursuivre librement et sans complexe les biens de ce monde mais néanmoins dans un cadre précis : « Dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber montre que le développement du capitalisme moderne ne peut être expliqué par le jeu « naturel » de lois économiques « pures » (libéralisme économique), ni par l’économique déterminant en dernière instance (marxisme), non plus que par une constance psychologique, la « soif de l’or » (Sombart). Mais il ne substitue pas la causalité religieuse à la causalité économique : il explicite l’importance de l’éthique, plus que du dogme d’ailleurs, dans le traditionalisme économique comme dans l’émergence de conduites et de concepts économiques nouveaux. L’éthos calviniste, sa version puritaine surtout, hostile aux traditions, à la magie, à la sentimentalité, au luxe, à tout ce qui est « irrationnel », car inefficace, inutile, était propice à la naissance de l’ »esprit du capitalisme moderne » : mentalité et style de vie impliquant libéralisme politique et libéralisme économique, pour exploiter les « chances formellement pacifiques » de profit du marché des biens et du travail. Une accumulation primitive du capital est possible sans le recours à la force ; le calvinisme et le puritanisme condamnant la jouissance des richesses, qu’il s’agisse de thésaurisation ou de dépense, comme dangereuses pour le salut de l’âme, seul l’investissement en capital, favorable au développement des entreprises, reste licite. »[21]

En tout cas, le capitalisme et la prospérité économique ne sont pas une nouveauté due au protestantisme comme certains lecteurs distraits de Weber le suggèrent parfois.

Alors que Michel Johner insiste sur le fait que le développement économique aux XVIIe et XVIIIe siècles est nettement sensible à l’intérieur des pays protestants, la plupart des historiens nous ont montré que le capitalisme existait avant l’apparition de la réforme, au sein de communautés catholiques ou juives. Ce qui est sûr, c’est qu’au XVIIe siècle, l’économie capitaliste va se déplacer vers le nord et que les protestants y joueront un rôle déterminant. En effet, anabaptistes, huguenots, piétistes, quakers, opposés à l’autorité de l’État et des églises et malmenés par tous les pouvoirs, condamneront la paresse et la consommation et favoriseront l’épargne et le travail, peut-être aussi parce que ces minorités persécutées et marginalisées sont particulièrement sensibilisées aux conditions de leur survie.


1. 1864-1920.
2. Cf. WEBER Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, (1904-1905), Plon, 1994, disponible sur www.uqac.ca (Les classiques des sciences sociales) ou http://gallica.bnf.fr ; Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, (1906), disponible sur www.uqac.ca (Les classiques des sciences sociales).
3. Op. cit., p. 9.
4. Id., p. 15.
5. Si 11, 20-21.
6. « Chacun a dans la communauté son œuvre particulière: cordonnier, artisan, paysan…​ De même que tous les membres du corps fonctionnent les uns pour les autres, de même les charges particulières, les vocations individuelles servent au bien général et n’ont d’autre but que le corps et l’âme de la communauté entière. » (A la noblesse allemande 1520).
7. Sermon sur les bonnes œuvres, 1520.
8. In Travail, richesse et propriété dans le protestantisme, in La Revue Réformée, n° 218, juin 2002, tome III, disponible sur www.unpoissondansle.net. M. Johner est doyen de la faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, membre de la Commission Église et société de la Fédération protestante de France.
9. Pour reprendre les catégories de la « tripartition », on peut dire qu’ici, les « laboratores » prennent le pas sur les « bellatores » et les « oratores ».
10. Cf. Institution chrétienne 1539.
11. M. Johner cite ici BIELER A., La force cachée des protestants, Labor et fides, 1995, p. 139. Du même auteur, on lira avec profit La pensée économique et sociale de Calvin, Librairie de l’Université, 1959.
12. Cf. également : NOREK J.-P., Weber et la genèse de la modernité, in Ecoflash n° 109, juin 1996, disponible sur www.ac-versailles.fr
13. Certains contestent l’idée que la prédestination nourrirait l’esprit du capitalisme dans la mesure, pensent-ils, où elle encouragerait plutôt le fatalisme, le relâchement ou favoriserait aussi les bonnes œuvres comme moyen d’évaluer le salut.
14. A propos de l’éthique évangélique, cours d’éthique donné à l’Institut biblique belge, disponible sur www.ping.be/eglise-evangelique-arlon/
15. Supplémentaires, qui sont faites en plus de ce qu’on est tenu de faire (R).
16. Un catholique s’indignera-t-il de cette apostrophe de Calvin : « Il y en a qui seraient contents au bout de trois jours d’avoir tué une pauvre personne, quand elle sera à leur service ; ce leur est tout un, moyennant qu’ils en aient du profit. Or, au contraire, Dieu nous déclare qu’il nous faut traiter en telle humanité ceux qui travaillent pour nous, qu’ils ne soient point grevés outre mesure mais qu’ils puissent continuer et qu’ils aient occasion de rendre grâce à Dieu en leur travail. » ? (Prêche du 12-2-1556, sur Dt XXV).
17. Ex 31, 1-11: « Yahvé parla à Moïse et lui dit : « Vois, j’ai désigné nommément Beçaléel, fils de Uri, fils de Hur, de la tribu de Juda. Je l’ai comblé de l’esprit de Dieu en habileté, intelligence et savoir pour toutes sortes d’ouvrages ; pour concevoir des projets et les exécuter en or, en argent et en bronze ; pour tailler les pierres à enchâsser, pour tailler le bois et pour exécuter toute sorte d’ouvrage. Voici que je lui adjoins Oholiab, fils d’Ahisamak, de la tribu de Dan, et j’ai mis la sagesse dans le cœur de tous les hommes au cœur sage pour qu’ils fassent tout ce que j’ai ordonné : la Tente du Rendez-vous, l’arche du Témoignage, le propitiatoire qui est sur elle et tout le mobilier de la Tente ; la table et tous ses accessoires, le candélabre pur et tous ses accessoires, l’autel des parfums, l’autel des holocaustes et tous ses accessoires, le bassin et son socle ; les vêtements d’apparat, les vêtements sacrés pour Aaron le prêtre, et les vêtements de ses fils, pour exercer le sacerdoce ; l’huile d’onction et l’encens pour le sanctuaire. En tout ils feront comme je l’ai ordonné. »
18. 1 Co 7, 20.
19. Contre les Gentils, III, CXXXIV.
20. Cf. PLEAU J.-Ph., Max Weber : l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, in Ao ! Espaces de la parole, vol. IV-n°2 (été 1998) pp. 32-34, disponible sur www.ao.qc.ca
21. Max Weber, in Encyclopédie Hachette Multimedia, 1998, disponible sur http://mper.chez.tiscali.fr

⁢j. Quelques lumières catholiques, tout de même…

Il s’est trouvé tout de même, durant le XVIIe siècle, quelques serviteurs de l’État qui tentèrent d’attirer l’attention du pouvoir sur certaines injustices.

Pour nous en tenir à la France, on peut citer le président du tiers État Miron au roi qui, courageusement, fait remarquer au roi Louis XIII: « Sans le labeur du pauvre peuple, que valent à l’Église les dîmes, les grandes possessions ? A la noblesse, leurs belles terres, leurs grands fiefs ? Au Tiers État, leurs rentes et leurs héritages ? …​ Qui donne à votre Majesté les moyens d’entretenir la dignité royale, fournir aux dépenses nécessaires de l’État, tant dedans que dehors le royaume ? Qui donne le moyen de lever les gens de guerre que le laboureur. » Plus que l’impôt, c’est le passage des soldats qui ruine le paysan. En effet, les gens de guerre « ne sont pas si tôt en pied qu’ils écorchent le pauvre peuple qui les paie ; ils le traitent de telle façon qu’ils ne laissent point de mots pour exprimer leurs cruautés. Combien ont été plus doux les passages des Sarrasins, quand on les a vus en France, que ne sont aujourd’hui les rafraîchissements[1] des gens de guerre. ».⁠[2]

La description de La Buyère déjà citée n’est pas une exagération littéraire comme on l’a dit parfois. Elle est confirmée par d’autres sources. Ainsi les Commissaires du Roi, en 1687, écrivent : « Il n’y a presque plus de laboureurs aisés. Autrefois ils étaient montés et fournis de tout ce qui était nécessaire pour l’exploitation des fermes ; ils avaient des bestiaux pour le labour et pour l’engrais ; ils avaient nombre de valets ; ils pouvaient garder le blé qu’ils recueillaient et le vendaient dans la saison.

Aujourd’hui il n’y a plus que de pauvres métayers qui n’ont rien. Il faut que les maîtres leur fournissent les bestiaux, qu’ils leur avancent de quoi se nourrir, qu’ils paient leurs tailles et qu’ils prennent en paiement toute leur portion de récolte, laquelle même quelquefois ne suffit pas. Ils sortent aussi gueux des métairies qu’ils y sont entrés. A peine peuvent-ils entretenir un valet. Dans leurs maisons, on voit une misère extrême. On les trouve couchés sur la paille : point de meubles, point de provisions pour la vie ; enfin tout y marque la nécessité. »[3]

Aux côtés de ces courageux « fonctionnaires » qui osent critiquer l’ordre établi et les privilèges, on doit surtout citer Vauban. Connu surtout comme spécialiste des sièges et des fortifications, Vauban fut aussi un économiste soucieux non seulement de la puissance de son pays mais aussi des remèdes à apporter à la misère du peuple.

Il publie, 1707, un Projet d’une dîme royale[4] où Vauban propose de substituer à la multitude complexe des taxes existantes (taille, aides, traites, …​) un impôt unique, pesant, sans exception, sur tout ce qui porte revenu à hauteur de 5%. 10% étant considéré comme le maximum tolérable⁠[5]. Son livre enseignait aussi « que le souverain doit égale protection à tous ses sujets ; que le travail est le principe de toute richesse, et que l’agriculture est le travail par excellence ; qu’il faut éviter les emprunts ; que toutes les entraves apportées au commerce et à l’industrie sont nuisibles au pays ; que le menu peuple qu’on méprise et qu’on accable est le véritable soutien de l’État. »

Conscient que trop d’impôt tue le travail, Vauban met ses espoirs dans la « modération dans l’imposition des revenus ». A la campagne, « celui qui pourrait se servir du talent qu’il a de savoir faire quelque art ou quelque trafic, qui le mettrait, lui et sa famille, en état de pouvoir vivre un peu plus à son aise, aime mieux demeurer sans rien faire ; et celui qui pourrait avoir une ou deux vaches et quelques moutons oui brebis, plus ou moins, avec quoi il pourrait améliorer sa ferme ou sa terre, est obligé de s’en priver, pour n’être pas accablé de taille l’année suivante, comme il ne manquerait pas de l’être s’il gagnait quelque chose et qu’on vît sa récolte un peu plus abondante qu’à l’ordinaire. C’est par cette raison qu’il vit, non seulement très pauvrement, lui et sa famille et qu’il va presque tout nu, c’est-à-dire qu’il ne fait que très peu de consommation, mais encore qu’il laisse dépérir le peu de terre qu’il a, en ne travaillant qu’à demi, de peur que si elle rendait ce qu’elle pourrait rendre, étant bien fumée et cultivée, on en prît occasion de l’imposer doublement à la taille. Il est manifeste que la première cause de la diminution des biens de la campagne est le défaut de culture et que ce défaut provient de la manière d’imposer les tailles et de les lever ».

Comme il l’écrit en conclusion, les fonds qui produisent les revenus du roi « doivent être affectés sur tous les revenus du royaume, de quelque nature qu’ils puissent être, sans qu’aucun en puisse être exempt, comme une rente foncière mobile, suivant les besoins de l’État, qui serait bien la plus grande, la plus certaine et la plus noble qui fût jamais, puisqu’elle serait payée par préférence à toute autre, et que les fonds en seraient inaliénables et inaltérables. Il faut avouer que si elle pouvait avoir lieu, rien ne serait plus grand ni meilleur ; mais on doit en même temps bien prendre garde de ne pas la outrer en la portant trop haut. »

Ces réflexions de bon sens n’eurent pas malheureusement la suite qu’on aurait souhaité. Vauban, ce catholique qui n’avait pas craint de s’opposer au roi lors de la révocation de l’Edit de Nantes (1685), tomba en disgrâce après la publication de son Projet d’une dîme royale qui scandalisa les privilégiés et les collecteurs d’impôts et fut finalement interdit.

Tous les témoignages cités ci-dessus nous montrent non seulement qu’il y a un lien entre la pauvreté et les conditions de travail mais aussi que des solutions ne peuvent être trouvées sans une intervention positive du pouvoir politique. A chaque fois, dans les exemples historiques repris, le roi est interpellé.


1. Les « rafraîchissements » désignent les frais de séjour et d’entretien.
2. MIRON R. (1569-1641), Discours au Roi lors des États généraux de 1614. R. Miron fut conseiller au parlement de Paris (1595), conseiller d’État (1604), prévôt des marchands de Paris (1614), présida le Tiers État aux États généraux de 1614-1615, ambassadeur en Suisse (1617-1624) et intendant du Languedoc (1631-1640).
3. Mémoires des commissaires du roi sur la misère des peuples, cité in LEFRANC G., op. cit., p. 163.
4. Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707). Texte disponible sur http://gallica.bnf.fr, et cité in G. Lefranc, op. cit., p. 164.
5. Dans un pays de 20 millions d’habitants, à l’époque, Vauban comptait ainsi récolter 120 millions de livres soit environ 525 millions d’euros ce qui serait insuffisant aujourd’hui vu les charges de l’État moderne. L’allègement de l’impôt devrait aujourd’hui passer par l’allègement des charges de l’État mais l’impôt est évidemment une nécessité : « L’État dont le rôle essentiel est la protection du corps social de la nation a besoin d’être soutenu dans cette tâche par une contribution équitable de tous. L’impôt n’est donc pas immoral en soi. » (TURBIER Paul, La dîme royale, disponible sur http://home.tiscali.be/vexilla. Cf. aussi http://fr.encyclopedia.yahoo.com).

⁢k. La tentation dirigiste

Il serait injuste cependant d’affirmer que le pouvoir est resté indifférent face à la pauvreté et qu’il s’est contenté de l’impôt pour assurer le fonctionnement de l’État.

L’expérience anglaise

Pour beaucoup d’auteurs, l’origine du droit au travail se trouve dans les « poor laws » établies en Angleterre dans l’esprit de la Réforme. Ces lois marquent l’intervention de l’État dans l’assistance. Dès 1536, Henri VIII avait établi le principe de l’assistance obligatoire des pauvres dans chaque paroisse et interdit la mendicité sous la menace de peines très sévères. En 1601, Elisabeth Ire perfectionne la mesures précédentes. Dans l’Old Poor Law, toujours sur une base paroissiale, elle établit un traitement différent pour les enfants et les invalides d’une part et les valides d’autre part⁠[1]. Par une taxe spéciale, « les enfants et les invalides nécessiteux recevaient des allocations monétaires. En ce qui concerne les pauvres valides, leur situation d’indigence étant le plus souvent liée à l’inactivité, les paroisses étaient dans l’obligation de les secourir en leur fournissant un travail ».⁠[2] La loi prévoit, par exemple, qu’ »il sera levé, chaque semaine, au moyen d’une taxe imposée à chaque habitant, telle somme jugée nécessaire pour acquérir une provision de lin, de chanvre, de laine, de fer et autres matières premières propres à être ouvragées par les pauvres ». Par ailleurs, « les juges de paix condamneront à la prison les indigents valides qui refuseront de faire la tâche qui leur aura été fixée ».⁠[3] Ainsi furent créées les workhouses, ateliers collectifs où étaient hébergés et devaient travailler les indigents valides et où régnait une telle discipline qu’ils « ressemblaient beaucoup plus à des prisons qu’à des maisons de travail »[4] . L’Old Poor Law fut complétée par d’autres mesures : l’Act of Settlement (1662) ou « loi du domicile » qui interdisait aux paroisses de se débarrasser de leurs pauvres et contraignait ceux-ci à ne pas changer de domicile ; le Gilbert’s Act (1782) qui, notamment, permit d’accueillis des enfants et des invalides dans les workhouses.

Il est peut paraître un peu vite dit, comme le fait P. Rosanvallon, que nous trouvons là l’origine du droit à l’assistance et, en même temps, du droit au travail, vu la coercition rigoureuse. Mais, même si l’on pense qu’il est plus juste de dire que les Poor Laws « confèrent un droit à l’assistance à chaque habitant d’une paroisse et à celle-ci l’obligation de l’assister »[5], l’idée sous-jacente est bien que tout homme doit travailler, que le travail est une valeur et donc, que normalement, chacun doit pouvoir exercer son droit de travailler. Même si le contexte historique est sombre, pour la première fois, officiellement, l’aumône n’apparaît plus comme la panacée ou la seule voie pour lutter contre la pauvreté.

Toutefois, si le travail s’affirme comme une valeur et si le travailleur paraît plus digne que le mendiant ou le oisif, ce n’est qu’en tant que travailleur et non en tant que personne à part entière. Le travail prime notamment sur la liberté d’aller et venir. L’enfermement n’a pas pour but momentané de permettre au bout d’un temps l’autonomie mais, disons-le de garder une main-d’œuvre à bon compte.

Ce système fut exporté en Nouvelle-Ecosse et au Nouveau Brunswick (Canada), et aux États-Unis. Il fut imité un peu partout, aussi bien dans les pays protestants, Allemagne, Suisse, Scandinavie ou Pays-Bas (les « rasphuis ») que les pays catholiques : les hôpitaux généraux ou ateliers de charité en France, les « alberghi dei poveri » en Italie, ou « casas de misericordia » en Espagne.⁠[6]

La politique de Colbert

[7]

Dans le même esprit, ce ministre de Louis XIV va lutter contre l’aumône et privilégier le travail sans trop d’égards pour les personnes.

A Rouen, le 28-11-1660, il ordonne à l’intendant d’ »obliger les religieux qui font des aumônes publiques d’acheter des laines et de les faire filer parce qu’il n’y a rien qui entretienne plus la fainéantise que ces aumônes publiques qui se font presque sans cause et sans aucune naissance de nécessité ». Le 31-1-1681, il le félicite d’avoir invité des religieux « à faire travailler les pauvres auxquels ils donnent l’aumône, n’y ayant rien qui soit préjudiciable à l’État que la mendicité des pauvres valides qui peuvent travailler ». Il faut appliquer, dit-il, progressivement cette politique : « diviser ce qu’ils donnent aux pauvres, moitié en pain et moitié en laine », diminuer peu à peu le pain et augmenter la laine. Ainsi, « on pourrait réduire la mendicité aux pauvres malades et invalides ». Il souhaitait aussi que les femmes travaillent et fit prendre des mesures en ce sens mais la résistance des intéressées fut très forte.⁠[8]

Ces mesures s’inscrivent dans une politique économique à laquelle il convient de s’arrêter un peu.

L’idée de base qui guida Colbert était que la richesse d’un État dépend essentiellement de la quantité de numéraire qu’il possède et donc, disait-il, « pour augmenter les cent cinquante millions qui roulent dans le public, de vingt, trente, soixante millions, il faut bien qu’on le prenne aux États voisins ». Dans cette optique le commerce est une guerre, « une guerre perpétuelle et paisible d’esprit et d’industrie entre toutes les nations »[9]. L’objectif sera de vendre beaucoup et d’acheter peu en augmentant considérablement les droits de douane sur les produits étrangers concurrents et en abaissant les droits intérieurs sur les produits nationaux. Le colbertisme est protectionniste.

Il est aussi, on s’en doutait, dirigiste. L’État intervient constamment dans la vie économique, il investit dans de nouvelles entreprises : les manufactures qui jouissent d’un monopole⁠[10]. Il impose une politique de bas salaires pour vendre à bon compte et fait appliquer dans les manufactures des règlements minutieux et même tatillons qui prévoient des sanctions en cas de non-respect⁠[11].

Dans ces manufactures où le travail est très divisé, on emploie de manière permanente une minorité de travailleurs qualifiés, un nombre variable d’auxiliaires à la journée et des artisans qui alentour travaillent pour la manufacture. On parlerait aujourd’hui de flexibilité et de sous-traitance. La discipline dans les manufactures était telle qu’on les compare à des casernes ou mieux à des couvents. On y travaille dix à treize heures par jour, dans le silence qui ne peut être interrompu que par des cantiques. La journée commence par le signe de la croix ou par une prière, les repas sont précédés d’un benedicite, on y lit la Bible, la confession est obligatoire aux grands fêtes. Il y est interdit de bavarder de chanter de fumer, etc.⁠[12]

Ces règlements furent l’occasion d’abus de la part des dirigeants et furent souvent mal acceptés par les ouvriers⁠[13] qui s’y engageaient malgré tout pour échapper aux charges et impôts ordinaires.

Pour favoriser l’exportation, Colbert développa aussi la marine et encouragea l’expansion coloniale qui permettait d’importer des matières premières « nationales ». C’est dans ce cadre que Colbert décida, en 1681, de rédiger un code de lois concernant l’esclavage. Il fut appelé Code noir[14] et parut en 1685, deux ans après la mort de Colbert, signé par Jean-Baptiste Colbert marquis de Seignelay, son fils, qui lui succéda au secrétariat d’État à la Marine.

Si la politique économique de Colbert assura la richesse de certaines villes, il faut tout de même préciser que l’agriculture fut sacrifiée, que les règlements sclérosèrent les fabriques, que cette politique confondait le bien de la nation et la puissance de l’État, et que le protectionnisme outrancier fut la cause principale de guerres incessantes et coûteuses.⁠[15]


1. Luther, pour supprimer la mendicité, avait préconisé qu’ »il faudrait établir dans chaque ville un administrateur ou tuteur des pauvres, dont al charge serait de s’enquérir d’eux, d’apprécier leurs besoins, d’en faire rapport aux pasteurs ou au conseil, et d’indiquer les mesures à prendre à leur égard. » Ainsi, seraient distingués les véritables pauvres de ceux qui ne le sont pas pour assister les premiers et donner du travail aux seconds (A la noblesse chrétienne de la nation allemande, 1520, cité in JACCARD, op. cit., p. 216). Calvin suivit cette voie.
2. ROSANVALLON P., L’État-Providence, Seuil, 1981, p. 143.
3. Cf. JACCARD, op. cit., pp. 216-217.
4. ROSANVALLON P., id..
5. MAJNONI d’INTIGANO Béatrice, L’insécurité sociale, in Commentaire, printemps 1995, disponible sur www.catallaxia.org.
6. Cf. LAGUET P.-L., Patrimoine hospitalier à travers l’Europe : un dilemme entre restructuration ou désaffectation, sur www.culture. gouv.fr. Ces hôpitaux, maisons, ateliers « sont des institutions à buts multiples, alliant enfermement, apprentissage et exploitation des internés ». Au XVIIIe siècle, « les hôpitaux généraux deviennent de véritables ateliers dont le but est d’assurer une rentabilité maximale en vue de compenser l’investissement public ou privé dans la charité ». Si ces établissements permettent de contrôler et enfermer des « marginaux », des indigents, des vagabonds, ce sont aussi de véritables entreprises : « la gestion du travail dans ces lieux est de plus en plus guidée part des impératifs économiques, si ce n’est par la volonté de réformer le travail, l’apprentissage et les techniques de fabrication ». Ils deviennent souvent « de véritables centres d’expérimentation technique où les inventeurs, les administrateurs et les savants testent les machines et les procédés ». Ils peuvent compter sur « l’exploitation d’une main-d’œuvre nombreuse et déqualifiée ». (HILAIRE-PEREZ Liliane, maître de conférence en histoire des techniques, DOLZA Luisa, chercheur au Centre d’études supérieure de la Renaissance de l’Université de Tours, WEYGAND Zina, secrétaire générale du Laboratoire Brigitte Frybourg au Conservatoire national des Arts et métiers, Les Hôpitaux généraux au XVIIIe siècle en France et au Piémont : des ateliers entre rentabilité, réforme et expérimentation, Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, 127e congrès, Nancy, 2002, sur www.cths.fr).
7. Cité in LEFRANC G., op. cit., pp. 184. Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) fut un homme ambitieux, peu scrupuleux, un « froid bureaucrate » (Mourre), « capable de perfidies noires, de violences, de bassesses » (Lavisse), il pratiqua aussi le népotisme à outrance. Mais, ce fonctionnaire sérieux, travailleur acharné, dévoué à l’État, cumula les fonctions grâce à Louis XIV à qui il fut toujours fidèle et dont il assura la puissance. Fondateur d’Académies, surintendant des bâtiments et manufactures, contrôleur général des finances, secrétaire d’État à la Maison du roi et à la Marine, il mit en œuvre le « mercantilisme » (qu’on appela par la suite « colbertisme »), conçu par les deux économistes Antoine de Montchrétien (1575-1621) et Barthélemy de Laffemas (1545-1612).
8. Colbert aussi estimera qu’il vaut mieux que les filles se marient plutôt que d’entrer en religion. Il souhaitait « que l’âge des vœux soit retardé jusqu’à 25 ans et qu’on aide les pères à doter leurs filles. » (LEFRANC, op. cit., p. 184).
9. Cité in Mourre.
10. Parmi les plus célèbres, on peut citer les manufactures de Beauvais (tapis et tapisseries), des Gobelins (Tapisseries) ou de Saint Gobain (glaces).
11. Cf. Edit de Colbert pour les manufactures de savon, 5 octobre 1688, disponible sur www.marius-fabre.fr/fr/historique/EditDeColbert.htm. Dans le domaine important du textile et notamment des produits de luxe, on trouve, par exemple, datés du 13-8-1669: un Statut et règlement général pour les teintures en grand et bon teint des draps, serges et étoffes de laine, uniformément (…), un Règlement général pour les longueurs, largeurs et qualités des draps, serges et autres étoffes de laine et de fil, un Règlement général pour toutes sortes de teintures des soies, laine et fil qui s’emploient aux manufactures des draps d’or, d’argent et de soie, tapisseries et autres étoffes et ouvrages et, bien sûr, un Règlement pour la juridiction des procès et différends concernant les manufactures, in Edition Frédéric Léonard de 1669. Pour la petite histoire, ce Frédéric Léonard fut condamné par un arrêt du Conseil d’État du Roi signé Colbert pour avoir imprimé ces textes officiels alors que d’autres imprimeurs en avaient le privilège pour dix ans.
12. Cf. Règlement de la manufacture de James Fournier (Lyon, 1667), cité in LEFRANC, op. cit., p. 186:
   « 1° Tous les ouvriers se confesseront et communieront aux fêtes solennelles de pâques, Pentecôte, toussaint et Noël, et aux quatre fêtes de la Très Sainte Vierge, entendront la messe toutes les fêtes et dimanches, comme aussi les prédications.
   2° Seront tenus lesdits ouvriers, matin et soir, faire la prière (…).
   3° Ne jureront le très Saint Nom de Dieu, ni aucuns jugements et blasphèmes, ne chanteront aucunes chansons déshonnêtes, soit dans les fabriques ou aux habitations du dit sieur Fournier, ne s’injurieront les uns les autres, ni ne se battront, ni prendront tabac en pipe.
   4° Ils ne pourront les jours ouvriers sortir de la maison dudit sieur Fournier, sans son dû et consentement ou de sa femme ou de son fils. Et seront tenus les jours de fête et dimanches être de retour au plus tard à neuf heures du soir, sans pouvoir coucher hors du logis dudit sieur Fournier sans sa permission. »
13. Précisons aussi que les ouvrières étaient plus mal payées que les ouvriers. (LEFRANC, op. cit., p. 187).
14. Il s’agit de l’Edit du roi touchant la police des îles de l’Amérique française. Ce texte affligeant qui chasse les juifs et interdit « la religion prétendue réformée », organise dans le détail la vie des esclaves noirs dans ces îles est justifié par le souci d’ »y maintenir la discipline de l’Église catholique, apostolique et romaine » et d’ »y régler ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves ». Le texte est disponible sur http://perso.wanadoo.fr/yekrik.yekrak- Ajoutons que cet édit est signé aussi par Le Tellier, vraisemblablement Michel Le Tellier (1603-1685), beau-frère du grand-père de Colbert, chancelier et membre du Conseil du Roi, ancien secrétaire d’État à la Marine, homme « dur et impitoyable » (Mourre) qui rédigea, année de sa mort, l’Edit de Fontainebleau qui révoqua l’Edit de Nantes. Certains pensent toutefois que ce Le Tellier cosignataire du Code noir, est peut-être son fils François Michel le Tellier (1641)1691), marquis de Louvois.
15. Cf. Mourre.

⁢l. Le tournant du XVIIIe siècle

La politique de Colbert annonce des temps nouveaux et surtout un esprit nouveau. C’est, on ne s’en étonnera pas, dans le monde anglo-saxon que cet « esprit » va se développer.

Dans ses réflexions sur l’éducation, John Locke annonce : « ...je vais parler de la nécessité d’un métier, et je n’ai prétendu élever qu’un gentleman dont la condition ne paraît pas compatible avec un métier. Et cependant je n’hésite pas à le dire, je voudrais que mon gentilhomme apprît un métier, oui, un métier manuel ; je voudrais même qu’il en sût deux ou trois, mais un particulièrement. (…) Les arts manuels, qui pour être appris et pour être pratiqués exigent le travail du corps, ont pour résultat non seulement d’accroître notre dextérité et notre adresse par l’exercice, mais aussi de fortifier notre santé, surtout ceux auxquels on travaille en plein air. Dans ces occupations-là, par conséquent, la santé et l’habileté progressent conjointement, et l’on peut en choisir quelques-unes pour en faire les récréations d’un enfant dont l’affaire principale est l’étude des livres. »[1]

Cette valeur du travail lui est inspirée par le texte de la Genèse. Locke constate que Dieu « a donné la terre aux hommes en commun » et, en même temps, leur a commandé « de labourer et cultiver la terre ». Les deux choses étant « jointes ensemble », il en conclut que « le travail, qui est mien, mettant ces choses hors de l’état commun où elles étaient, les a fixées et me les a appropriées ». En effet, si Dieu a donné la terre aux hommes en commun, « il l’a donnée pour l’usage des hommes industrieux, laborieux, raisonnables ; non pour être l’objet et la matière de la fantaisie ou de l’avarice des querelleurs, des chicaneurs ». Ainsi, si l’accumulation excessive et le gaspillage sont une usurpation de la portion du prochain⁠[2], le bien qui n’est pas travaillé redevient libre : « Mais si l’herbe de son clos se pourrit sur la terre, ou que les fruits de ses plantes et de ses arbres se gâtent, sans qu’il se soit mis en peine de les recueillir et de les amasser, ce fonds, quoique fermé d’une clôture et de certaines bornes, doit être regardé comme une terre en friche et déserte, et peut devenir l’héritage d’un autre ». Si le travail crée un droit de propriété, il établit en même temps une différence de valeur entre les choses : « qu’on fasse réflexion à la différence qui se trouve entre un arpent de terre, où l’on a planté du tabac ou du sucre, ou semé du blé ou de l’orge, et un arpent de la même terre, qui est laissé Commun, sans propriétaire qui en ait soin : et l’on sera convaincu entièrement que les effets du travail font al plus grande partie de la valeur de ce qui provient des terres ».⁠[3]

Cette philosophie va se populariser. Ainsi, Daniel Defoë⁠[4] dans Robinson Crusoë « montre que seul le travail persévérant permet à l’homme, non seulement de maîtriser la nature, mais encore de surmonter les épreuves de la solitude et du découragement »[5]. Et Benjamin Franklin⁠[6] dans son Almanach du Bonhomme Richard va diffuser sa philosophie puritaine : « Ne remettez jamais à demain ce que vous pouvez faire aujourd’hui » ; « Il n’y a point de profit sans peine » ; « La paresse est semblable à la rouille, elle use plus que le travail ».

On sait que l’Angleterre, au XVIIIe siècle, va exercer une grande influence sur les « philosophes » français et quelle que soit leur tendance.

Il est clair que Montesquieu, devant « les pays désolés par le despotisme, ou par les avantages excessifs du clergé sur les laïques (…) »⁠[7], a en tête l’exemple anglais et la pensée de Locke lorsqu’il écrit qu’ »un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille pas. Celui qui n’a aucun bien et qui travaille, est aussi à son aise que celui qui a cent écus de revenu sans travailler. Celui qui n’a rien et qui a un métier, n’est pas plus pauvre que celui qui a dix arpents de terre en propre, et qui doit les travailler pour subsister. L’ouvrier qui a donné à ses enfants son art pour héritage, leur a laissé un bien qui s’est multiplié à proportion de leur nombre. Il n’en est pas de même de celui qui a dix arpents de fonds pour vivre, et qui les partage à ses enfants.

Dans les pays de commerce, où beaucoup de gens n’ont que leur art, l’État est souvent obligé de pourvoir aux besoins des vieillards, des malades et des orphelins. Un État bien policé tire cette subsistance du fonds des arts mêmes ; il donne aux uns les travaux dont ils sont capables ; il enseigne les autres à travailler, ce qui fait déjà un travail ».⁠[8]

Grand vulgarisateur de la pensée de Locke⁠[9], Voltaire, tout en tenant parfois des discours très réactionnaires⁠[10], va montrer son admiration pour l’Angleterre.

Dans une de ses Lettres philosophiques, appelées aussi Lettres anglaises, il évoque le temps où l’Angleterre ne connaissait pas, dans son gouvernement, le « mélange heureux », « ce concert entre les Communes, les Lords et le Roi » : « Tandis que les barons, les évêques, les papes déchiraient (…) l’Angleterre, où tous voulaient commander le peuple, la plus nombreuse, la plus vertueuse même et par conséquent la plus respectable partie des hommes, composée de ceux qui étudient les lois et les sciences, des négociants, des artisans, en un mot de tous ce qui n’était point tyran, le peuple, dis-je, était regardé par eux comme des animaux au-dessous de l’homme. Il s’en fallait bien que les communes eussent alors part au gouvernement ; c’étaient des vilains : leur travail, leur sang appartenaient à leurs maîtres, qui s’appelaient nobles. Le plus grand nombre des hommes étaient en Europe ce qu’ils sont encore en plusieurs endroits du Nord, serfs d’un seigneur, espèce de bétail qu’on vend et qu’on achète avec la terre. Il a fallu des siècles pour rendre justice à l’humanité, pour sentir qu’il était horrible que le grand nombre semât et que le petit nombre recueillît ; et n’est-ce pas un bonheur pour le genre humain que l’autorité de ces petits brigands ait été éteinte en France par la puissance légitime de nos rois, et en Angleterre par la puissance légitime des rois et du peuple ? »[11]

Immédiatement après, dans la Lettre X, il montrera qu’en Angleterre, il n’est pas déshonorant de se livrer au commerce, au contraire, puisque le marchand anglais, qui assure la richesse et la puissance de son pays, « ose se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain. Aussi le cadet d’un pair du royaume ne dédaigne point le négoce. Milord Townshend, ministre d’État, a un frère qui se contente d’être marchand dans la cité. Dans le temps que Milord Oxford gouvernait l’Angleterre, son cadet était facteur à Alep (…). Cette coutume, qui pourtant commence trop à se passer, paraît monstrueuse à des Allemands entêtés de leurs quartiers ; ils ne sauraient concevoir que le fils d’un pair d’Angleterre ne soit qu’un riche et puissant bourgeois (…). En France est marquis qui veut ; et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser et un nom en ac ou en ille, peut dire « un homme comme moi, un homme de ma qualité, » et mépriser souverainement un négociant : le négociant entend lui-même parler si souvent avec mépris de sa profession, qu’il est assez sot pour en rougir. Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde. »

Dans son conte philosophique Candide[12], quelques formules feront dates : « l’homme n’est pas né pour le repos » « Travaillons sans raisonner, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable » « Il faut cultiver notre jardin » « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. » Et ailleurs, la postérité retiendra d’autres maximes : « Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes gens » ; « Le travail est souvent le père du plaisir. Je plains l’homme accablé du poids de son loisir » ou encore « Travailler, c’est vivre ».

Même si l’opposition entre Voltaire et Rousseau fut bien réelle, ce dernier reprendra aussi l’essentiel des thèses de Locke⁠[13] et les développera.

C’est le cas dans l’Emile[14] où, annonçant les révolutions à venir et la destruction de la hiérarchie sociale établie et des privilèges hérités, l’auteur défend la nécessité pour tous d’apprendre un métier utile à la société⁠[15] : « L’homme et le citoyen, quel qu’il soit, n’a d’autre bien à mettre dans la société que lui-même, tous les autres biens y sont malgré lui, et quand un homme est riche, ou il ne jouit pas de sa richesse, ou le public en jouit aussi. Dans le premier cas, il vole aux autres ce dont il se prive ; et, dans le second, il ne leur donne rien. Ainsi la dette sociale lui reste tout entière, tant qu’il ne paie pas de son bien. « Mais mon père, en le gagnant, a servi la société…​ -Soit ; il a payé sa dette mais non pas la vôtre. Vous devez plus aux autres que si vous fussiez né sans bien, puisque vous êtes né favorisé. Il n’est point juste que ce qu’un homme a fait pour la société en décharge un autre de ce qu’il doit ; car chacun se devant tout entier, ne peut payer que pour lui, et nul père ne peut transmettre à son fils le droit d’être inutile à ses semblables (…). Hors de la société, l’homme isolé, ne devant rien à personne, a le droit de vivre comme il lui plaît ; mais dans la société, où il vit nécessairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien ; cela est sans exception. Travailler est donc un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon. » Et à ceux qui s’indigneraient de ce projet, Rousseau répond qu’au lieu de réduire l’enfant « à ne pouvoir jamais être qu’un lord, un marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien : moi, je veux lui donner un rang qu’il ne puisse perdre, un rang qui l’honore dans tous les temps, je veux l’élever à l’état d’homme (…). » Et d’ajouter cette remarque importante :  »il s’agit moins d’apprendre un métier pour savoir un métier, que pour vaincre les préjugés qui le méprisent. » L’apprentissage d’un métier a donc aussi une utilité morale.

La réhabilitation du travail se poursuit avec les encyclopédistes.

Dans le Discours préliminaire (1751) ; d’Alembert⁠[16] écrit à propos de Diderot⁠[17]: « Mon collègue est l’auteur de la partie de cette Encyclopédie la plus étendue, la plus importante, la plus désirée du public, et, j’ose le dire, la plus difficile à remplir : c’est la description des Arts. M. Diderot l’a faite sur des mémoires qui ont été fournis par des ouvriers ou par des amateurs, ou sur les connaissances qu’il a été puiser lui-même chez les ouvriers, ou enfin sur des métiers qu’il s’est donné la peine de voir et dont quelquefois il a fait construire des modèles pour les étudier plus à son aise ».⁠[18] On assiste par rapport aux siècles précédents à un renversement de la hiérarchie des métiers ; « L’avantage que les Arts libéraux ont sur les Arts mécaniques, par le travail que les premiers exigent de l’esprit, et par la difficulté d’y exceller, est suffisamment compensé par l’utilité bien supérieure que les derniers nous procurent pour la plupart. C’est cette utilité même qui a forcé de les réduire à des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre. Mais la société, en respectant avec justice les grands génies qui l’éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent. La découverte de la boussole n’est pas moins avantageuse au genre humain que ne le serait à la Physique l’explication des propriétés de cette aiguille. Le mépris que l’on a pour les Arts mécaniques semble avoir influé jusqu’à un certain point sur leurs inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l’histoire de ses destructeurs, c’est-à-dire des conquérants, n’est ignorée de personne. Cependant c’est peut-être chez les artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience et de ses ressources ».⁠[19], 1751)

Très clairement, le mot « travail » va s’étendre à toutes les espèces d’occupation et plus seulement aux labeurs pénibles et considérés comme subalternes

Dans la comédie Le philosophe sans le savoir, Sedaine⁠[20] à travers le personnage du riche négociant Vanderk d’origine noble, l’auteur attaque un préjugé répandu parmi la noblesse et réhabilite le commerce qui, comme pour Voltaire, établit la paix entre les peuples: « Quelques particuliers audacieux font armer les rois, la guerre s’allume, tout s’embrase, l’Europe est divisée ; mais ce négociant anglais, hollandais, russe ou chinois, n’en est pas moins l’ami de mon cœur : nous sommes, sur la surface de la terre, autant de fils de soie qui lient ensemble les nations, et les ramènent à la paix par la nécessité du commerce (…) ».

La reconnaissance accordée par ces penseurs et écrivains au travail manuel notamment, à l’industrie et au commerce va naturellement déboucher sur la contestation du pouvoir exercé par une aristocratie qui, dans l’ensemble, s’est peu investie dans la création de richesses mais qui prétend néanmoins garder la première place sur le terrain politique. La révolution qui s’annonce sera bien une révolution bourgeoise où la hiérarchie « économique » supplantera la hiérarchie selon l’ »honorabilité ». Mais en attendant, les considérations nouvelles sur le travail vont inspirer des mesures politiques qui tendent à rompre avec les habitudes passées.

Le travail, un devoir et un droit

A ce point de vue, le ministère de Turgot⁠[21], sous le règne du roi de France Louis XVI, est révélateur des tendances nouvelles.

Comme de 1761 à 1774, en tant qu’intendant de la généralité de Limoges, il avait obtenu « des résultats remarquables dans une région qui était l’une des plus pauvres de France, diminuant les impôts, réparant et construisant des routes, remplaçant la corvée par une taxe sur tous les propriétaires, organisant des ateliers et des bureaux de charité, orientant le clergé vers l’action sociale, etc. »[22], il fut appelé auprès du Roi où il entreprit de réduire la dette de l’État, de simplifier la fiscalité et projeta de réformer profondément l’activité économique dans tout le royaume. Contre les monopoles, il parvint à rendre effectif un édit sur la liberté du commerce des grains (1774-1775) mais, ses autres projets inspirés par son expérience limousine se heurtèrent à l’opposition des privilégiés nobles, des corporations et des banquiers⁠[23]. En 1776, Louis XVI le força à démissionner⁠[24].

En 1770, pour lutter contre la pauvreté dans sa province, il avait établi des bureaux de charité⁠[25] alimenté de contributions volontaires, si possible⁠[26], pour le soulagement des misères suite à la disette de cette année-là. Ces bureaux sont invités à distinguer parmi les pauvres de la région⁠[27] : ceux « que l’âge, le sexe, les maladies, mettent hors d’état de gagner leur vie par eux-mêmes » et ceux « à qui leurs forces permettent de travailler. Les premiers seuls doivent recevoir les secours gratuits[28] ; les autres ont besoin de salaires, et l’aumône la mieux placée et la plus utile consiste à leur procurer les moyens d’en gagner. »

Ceux qui peuvent travailler seront employés par les propriétaires aisés dans des travaux d’amélioration et d’embellissement. Si cela ne suffit pas, les pauvres valides seront occupés à des ouvrages publics grâce à des fonds du Trésor royal. Quant aux femmes et aux filles qui pour la plupart ne peuvent travailler la terre, les bureaux de charité leur « avanceront » des rouets, paieront une fileuse en chaque lieu pour leur apprendre la filature et fourniront les matières. Toujours dans le cadre de la disette de 1770, une autre ordonnance de Turgot⁠[29] interdit aux propriétaires de domaines, privilégiés ou non, de renvoyer « une partie de leurs métayers ou colons » mais plutôt de les « garder et nourrir jusqu’à la récolte prochaine ».

En même temps, pour éviter toute spéculation sur une matière rare et à l’instigation de Turgot, le Conseil d’État du roi cassait un arrêt du Parlement de Bordeaux et déclarait qu’ »il sera libre à toutes personnes de vendre leurs grains dans les provinces du limousin et du Périgord, tant dans les greniers que dans les marchés ».⁠[30]

A partir de 1774, c’est au pays tout entier que Turgot va chercher à adapter et appliquer les principes qu’il s’est forgés dans la lecture des « philosophes » et de l’économiste Quesnay⁠[31] mais qui n’ont jamais, comme ce qui précède en témoigne, éclipsé son souci des pauvres et sa conviction que le « pouvoir central » devait être un acteur énergique.

Il fut partisan de la liberté du commerce intérieur et international mais ses motivations furent aussi sociales, attentif qu’il était à « procurer des soulagements » au peuple. Quand, en 1775⁠[32], il est décidé d’octroyer des gratifications à ceux qui importent des grains de l’étranger, il précise que la concurrence étrangère peut freiner l’augmentation des prix. Le commerce de l’huile de pavot est libéré⁠[33] après que la Faculté a conclu que cette huile ne « contient rien de narcotique ni de contraire à la santé ». La liberté du commerce de la viande pendant le carême est décrétée en ces termes dans la Déclaration du Roi[34] : « nous avons pris la résolution de subvenir aux besoins de ceux de nos sujets que leur état d’infirmité met dans la nécessité de faire gras pendant le carême, et notamment des pauvres malades, en leur procurant des moyens plus faciles d’avoir les secours qui leur sont indispensables (…) ».

Turgot fait aussi supprimer la corvée, travail gratuit et forcé pour la confection des chemins. S’il fait remarquer que ce type de travail est lent et imparfait, il souligne que « la corvée est (…) une imposition bien plus forte, bien plus inégalement répartie, bien plus accablante » que l’impôt qu’elle prétendait remplacer. C’est « demander, écrit-il, un impôt aux pauvres pour en faire profiter les riches, et (…) faire supporter la construction des chemins à ceux qui n’y ont point d’intérêt ». Et l’Edit stipule que désormais la construction des chemins sera à charge des propriétaires qui y ont intérêt.

Les ateliers de charité consacrés à l’ouverture de nouvelles routes, au perfectionnement et à la réparation des anciennes, sont prévus partout où la disette sévira⁠[35]. En 1775, il remet un « Mémoire sur les moyens de procurer, par une augmentation du travail, des ressources au peuple de Paris, dans le cas d’une augmentation dans le prix des denrées ». Le raisonnement de Turgot est simple. Quand le prix des denrées augmente, ce n’est pas pour lui-même que le travailleur souffre mais  »ce sont sa femme et ses enfants qu’il ne peut soutenir, et c’est cette portion de famille qu’il faut chercher à occuper et salarier » par des travaux de filature⁠[36].

Convaincu qu’il faut lutter contre la pauvreté par le travail et que les organisations professionnelles sont un obstacle à la liberté du travail, Turgot va s’employer à une réforme radicale. En mars 1776, paraît l’Edit du Roi portant suppression des jurandes.

Tout le texte mériterait d’être analysé mais retenons ici les points les plus importants. d’emblée, est défini le rôle du pouvoir politique: « Nous devons à tous nos sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits ; nous devons surtout cette protection à cette classe d’hommes qui, n’ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d’autant plus le besoin et le droit d’employer, dans toute leur étendue, les seules ressources qu’ils aient pour subsister. » Or, constate le document, « Nous avons vu avec peine les atteintes multipliées qu’ont données à ce droit naturel et commun des institutions anciennes (…) ». Suit une longue énumération de griefs contre ces « institutions » inspirées d’un « esprit de monopole » et consacrées malheureusement par des édits royaux⁠[37] : confiscation des métiers par un petit nombre, indigence des exclus, absence de concurrence qui prive le consommateur du meilleur rapport entre la qualité et le prix, sclérose le commerce et l’industrie.

Face à cette situation, le texte rappelle que « Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. » En conséquence, « nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice, et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance, d’affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l’humanité. »⁠[38] Dès lors, « nous nous sommes déterminé[39] à ne point confirmer, et à révoquer expressément les privilèges accordés par nos prédécesseurs aux communautés de marchands et artisans, et à prononcer cette révocation générale par tout le royaume, parce que nous devons la même justice à tous nos sujets. »[40]

La liberté accordée n’est toutefois pas absolue car l’« ordre public » doit être respecté.⁠[41]

Les communautés existantes supprimées, il est interdit « à tous maîtres, compagnons, ouvriers et apprentis desdits corps et communautés, de former aucune association ni assemblée entre eux sous quelque prétexte que ce puisse être ». Avec un peu de retard, Turgot suivait l’exemple de l’Angleterre qui avait supprimé l’organisation corporative en 1753 et avait été imitée par la Suisse en cette même année 1776.

Ces réformes audacieuses, nous l’avons dit, indisposèrent et Turgot fut renvoyé après deux ans de ministère. L’historien royaliste Jacques Bainville⁠[42], ne craint pas de mettre en cause « l’inconséquence de Louis XVI »[43] tout en notant qu’ »il est impossible de dire si les réformes de Turgot auraient préservé la France d’une révolution ».⁠[44]

Toujours est-il que les idées de Turgot furent reprises après la révolution par d’Allarde et Le Chapelier dont nous avons déjà parlé pour signaler les conséquences sociales de leurs mesures. Mais, au moment où leurs lois furent adoptées, il s’agissait bien, comme pour Turgot, de libérer le travail des entraves qui l’avaient paralysé depuis des siècles.

Déjà durant la nuit du 4 août 1789, les représentants de la noblesse et du clergé avaient voté la suppression des maîtrises et jurandes. En 1790, vu la demande du Tiers-État en faveur de la liberté du travail, d’Allarde proposa (15-2-1791) d’abolir les corporations : « La faculté de travailler est un des premiers droits de l’homme et les jurandes lèsent ce droit. Elles sont en outre une source d’abus en raison de la longueur de l’apprentissage, de la servitude du compagnonnage, des frais de réception[45]. Elles nuisent au public en restreignant le commerce ». Sa loi établissait : « A partir du 1er avril prochain, il sera libre à tout citoyen d’exercer telle profession ou métier qu’il trouvera bon après s’être pourvu d’une patente et en avoir acquitté le prix. »[46]. Tous les privilèges des professions furent supprimés.

Le 14-6-1791, la loi Le Chapelier parachève la libération du travail ou mieux la libéralisation du travail en s’opposant d’avance aux revendications ouvrières par l’interdiction de toute » assemblée »:

« Le but de ces assemblées qui se propagent dans le royaume et qui ont déjà établi entre elles des correspondances, est de forcer les entrepreneurs de travaux - les ci-devant maîtres - à augmenter le prix de la journée de travail, d’empêcher les ouvriers et les particuliers qui les occupent dans leurs ateliers de faire entre eux des conventions à l’aimable, de leur faire signer sur des registres l’obligation de se soumettre aux taux de la journée de travail fixé par ces assemblées et autres règlements qu’elles se permettent de faire »

« Il doit sans doute être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs. Mais (…) il n’y a plus de corporation dans l’État. Il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique pour un esprit de corporation.

C’est aux conventions libres d’individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier. C’est ensuite à l’ouvrier à maintenir la convention qu’il a faite avec celui qui l’occupe. »

« Si contre les principes de liberté et de la Constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations et conventions, accompagnées ou non de serment, seront déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des droits de l’homme et de nul effet. »[47]

Pourtant, Le Chapelier lui-même, avait tenté d’attirer l’attention des députés sur la condition des ouvriers mais il avait été interrompu: « Sans examiner quel doit être raisonnablement le salaire de la journée de travail et avouant seulement qu’il devrait être un peu plus raisonnable qu’il ne l’est à présent…​ Ce que je dis est extrêmement vrai, car dans une nation libre, les salaires doivent être assez considérables pour que celui qui les reçoit soit hors de cette dépendance que produit la privation des premières nécessités et qui est presque celle de l’esclavage ».⁠[48]

Cette réserve fut balayée et les mesures adoptées, si elles permirent un grand essor économique, eurent, comme on le sait, un grave coût social⁠[49]. Des émeutes ne tardèrent pas à éclater mais on ne comprit que bien plus tard que la liberté du travail ne peut être absolue.

En 1792 (an I), Le Comité de mendicité de la Constituante dénombrait 4 à 5 millions de miséreux et, à Lyon, 30.000 canuts⁠[50] sans travail⁠[51]

Dans le sillage de la loi Le Chapelier, la Municipalité de Paris prit cet arrêté (An II-1793) : « Tous les citoyens sont égaux en droit, mais point en facultés, en talents et en moyens. La nature ne l’a pas voulu. Il est donc impossible qu’ils se flattent de faire tous les mêmes gains. Une coalition d’ouvriers pour porter le salaire de la journée à des prix uniformes et forcer ceux du même état à se soumettre à cette fixation serait une violation de la loi, l’anéantissement de l’ordre public et un véritable délit ».⁠[52]

La même année, le Comité de Salut public constata que « Des intrigants, placés par les ennemis extérieurs dans les ateliers, suscitent du désordre, retardent les travaux, font perdre du temps aux ouvriers, sèment des troubles, font naître des mouvements, échauffent les esprits. Pour déjouer leurs intrigues, désormais toutes coalitions ou rassemblements d’ouvriers sont défendus. Les ouvriers qui auront des plaintes à faire adresseront leurs mémoires à l’administration dont dépend chaque atelier. Les attroupements qui pourraient se former seront dispersés, les instigateurs seront mis en arrestation et punis selon les lois ».⁠[53]

Le régime libéral qui s’installe est bien un régime bourgeois. La bourgeoisie a pris la place des seigneurs, a acheté leurs biens nationalisés et, en 1830, elle se retrouvera en possession de la moitié des terres cultivées ; la plupart des paysans étaient fermiers ou journaliers⁠[54].

Ceci explique qu’en fait, seules les associations ouvrières, en France, furent interdites jusqu’en 1864. Car, comme le dénonce l’avocat Berryer en 1862 défendant des imprimeurs grévistes : « Nous ne voyons autour de nous que chambres syndicales : agents de change, notaires, avoués, huissiers, avocats, entrepreneurs de tous les corps d’état, tous ont leur chambre ; tout le monde est en corporation, à une condition cependant ; c’est qu’on soit maître ».⁠[55]

C’est par la lutte que les organisations ouvrières imposèrent leur reconnaissance ou se libérèrent du contrôle de l’État ou des patrons⁠[56].


1. Quelques pensées sur l’éducation, 1693, n° 201-202, Les Classiques des sciences sociales, www.uqac.uquebec.ca.
2. Nous reviendrons, dans le chapitre suivant, sur le problème de la limitation du droit de propriété.
3. LOCKE J., Traité du gouvernement civil, 1690,, chap. V, De la propriété des choses, Les classiques des sciences sociales, pp. 34-46, disponible sur http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm.
4. 1660-1731. Robinson Crusoë fut publié en 1719.
5. JACCARD, op. cit., p. 205
6. 1706-1790. Le Poor Richard’s Almanach fut publié de 1732 à 1757. Ce savant fut un des pionniers de l’indépendance américaine et un des rédacteurs de la Déclaration d’indépendance.
7. De l’esprit des lois, 1748, Livre XXIII, chap. XXVIII, Garnier, 1961, p. 130 .
8. Id., Livre XXIII, Chapitre XXIX,, p. 131.
9. Cf. THONNARD F.-J., Précis d’histoire de la philosophie, Desclée & Cie, 1966, p. 559.
10. « J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je discute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux et des ignorants. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois. » ( in Bicentenaire de la Révolution de 1789, Economie et monde du travail : le grand bond en arrière, Etudes et Enquêtes, n° 4, Centre patronal, Lausanne, mars 1989, p. 4.
11. Lettres philosophiques, n°9, 1734, Garnier-Flammarion, 1964, pp. 61-62.
12. 1759.
13. Cf. THONNARD. F.-J., op. cit., p. 580.
14. Emile ou de l’éducation, 1762, Livre III.
15. Rousseau insiste sur ce point : « ce n’est point un talent que je vous demande, c’est un métier, un vrai métier, un art purement mécanique, où les mains travaillent plus que la tête, et qui ne mène point à la fortune, mais avec lequel on peut s’en passer. » Dans cet esprit, et fidèle à son obsession de s’approcher au plus près de l’état de nature, il repoussera les métiers du luxe (brodeur, doreur, vernisseur) et les métiers artistiques (musicien, comédien, faiseur de livres) : « j’aime mieux qu’il soit cordonnier que poète ; j’aime mieux qu’il pave les grands chemins que de faire des fleurs de porcelaine... ».
16. Jean Le Rond d’Alembert, 1717-1783.
17. 1713-1784.
18. Dans l’Encyclopedie, 177 professions sont présentées.
19. Discours préliminaire, p. 70. Cf. JACCARD, op. cit., pp. 206-207et GRENET A. et JODRY Cl., XVIIIe siècle, Documents, Collection Lagarde et Michard, Bordas, 1968, p. 351.
20. Le philosophe sans le savoir,1765, II, 4. Michel Jean Sedaine, 1719-1797.
21. Anne-Robert-Jacques Turgot, baron de l’Aulne, 1727-1781.
22. Mourre.
23. Il était farouchement opposé à une politique d’emprunt.
24. Intervint aussi dans sa disgrâce, son opposition à toute politique de grandeur notamment par une nouvelle guerre contre l’Angleterre dans le cadre de l’indépendance américaine.
25. Les officiers de police, de justice, de municipalité, les curés et les seigneurs invitent « tous les habitants notables et distingués par leur état, et tous ceux qui jouissent de quelque aisance » à participer à ces assemblées qui constitueront les bureaux de charité. (Instruction sur le projet d’établir dans chaque paroisse des bureaux de charité, 1770, disponible, comme tous les autres textes de Turgot, sur http://gallica.bnf.fr).
26. « Lorsque les personnes charitables sont en assez grand nombre et leur générosité assez étendue pour que ces souscriptions volontaires paraissent suffire à l’étendue des besoins, il est naturel de s’en tenir à ce moyen, qui est tout à la fois le plus noble et le plus doux. Il est vraisemblable que l’exemple des principaux membres excitera une émulation universelle, et qu’il n’y en aura point qui ne veuille donner. S’il arrivait que quelqu’un s’y refusât, il se mettrait dans le cas d’être taxé par l’assemblée suivant ses moyens et facultés, et d’^tre obligé de faire, d’une manière moins honorable, ce qu’il n’aurait pas voulu faire par le seul mouvement de sa générosité et de sa charité. » (Id.).
27. Les pauvres étrangers seront renvoyés chez eux. Les mendiants seront emprisonnés sauf les « bons sujets » qui promettront de ne plus mendier.
28. Il ne s’agit pas d’argent mais de denrées (pain, riz, légumes), de chauffage, de vêtements.
29. Ordonnance qui enjoint aux propriétaires de pourvoir à la subsistance de leurs métayers ou colons.
30. Arrêt du Conseil d’État du Roi, 19-2-1770.
31. François Quesnay, 1694-1774.Médecin et chirurgien du roi Louis XV, il commença à présenter ses idées sur l’économie politique dans l’Encyclopédie. Il est le chef de file des physiocrates, partisans de l’ »ordre naturel ».
32. Arrêt du Conseil d’État, 25 avril 1775.
33. Arrêt du Conseil d’État, 20-12-1774.
34. 25-12-1774.
35.  »Le Roi ayant bien voulu arrêter qu’il serait chaque année accordé aux différentes provinces des fonds pour soulager les habitants des villes et des campagnes les moins aisés, en leur offrant du travail, Sa Majesté a pensé que le moyen le plus sûr de remplir ces vues était d’établir des ateliers de charité dans les cantons qui auront le plus souffert par la médiocrité des récoltes (…) ». (Instruction pour l’établissement et la régie des ateliers de charité dans les campagnes, 2 mai 1775).
36. « Sa Majesté destine des fonds ; ils seront confiés, dans différents quartiers de la ville, à six commerçants, qui les administreront par esprit de charité et sans aucun bénéfice ; les frais seuls leur seront payés ; ils achèteront et feront venir les matières, en livreront des portions aux ouvriers indigents de chaque paroisse, par avance et sans exiger le payement du prix, sur les certificats que donnera M. le curé de leur honnêteté. (…) Quand elle sera fabriquée, le commerçant achètera l’ouvrage et payera sur-le-champ le prix, en déduisant seulement la valeur de la matière, et il donnera au pauvre la même quantité de matière pour le mettre en état de continuer son travail (…). L’évaluation de l’ouvrage sera faite par une femme qui sera attachée au bureau de chacun de ces commerçants, et afin d’exciter au travail et augmenter ce genre de secours, on recommandera de faire l’évaluation un peu au-dessus du prix ordinaire.
   L’ouvrier qui aura rapporté son ouvrage au bureau pourrait se croire lésé par l’évaluation, s’il était obligé d’y acquiescer ; (…) on propose de laisser à l’ouvrier la liberté de remporter son ouvrage et d’aller le vendre ailleurs ; néanmoins, en rapportant au bureau la valeur de la matière qui lui avait été avancée, on lui en livrera une autre quantité.
   Les commerçants chargés de chaque bureau vendront les ouvrages qui leur auront été rapportés, et du prix qui en sera résulté, ils achèteront de la nouvelle matière. » (Op. cit.).
37. Edits de 1581 (Henri III), de 1597 (Henri IV) et 1673 (Louis XIV).
38. Le texte continue: « Nous voulons en conséquence abroger ces institutions arbitraires, qui ne permettent pas à l’indigent de vivre de son travail ; qui repoussent un sexe à qui sa faiblesse a donné plus de besoins et moins de ressources, et qui semblent en le condamnant à une misère inévitable, seconder la séduction et la débauche ; qui éteignent l’émulation de l’industrie, et rendent inutiles les talents de ceux que les circonstances exclues de l’entrée d’une communauté ; qui privent l’État et les arts de toutes les lumières que les étrangers y apporteraient ; qui retardent le progrès de ces arts, par les difficultés multipliées que rencontrent les inventeurs auxquels différentes communautés disputent le droit d’exécuter des découvertes qu’elles n’ont point faites ; qui, par les frais immenses que les artisans sont obligés de payer pour acquérir la faculté de travailler, par les exactions de toute espèce qu’ils essuient, par les saisies multipliées pour de prétendues contraventions, par les dépenses et les dissipations de tout genre, par les procès interminables qu’occasionnent entre toutes ces communautés leurs prétentions respectives sur l’étendue de leurs privilèges exclusifs, surchargent l’industrie d’un impôt énorme, onéreux aux sujets, sans aucun fruit pour l’État ; qui enfin, par la facilité qu’elles donnent aux membres des communautés de se liguer entre eux, de forcer les membres les plus pauvres à subir la loi des riches, deviennent un instrument de monopole, et favorisent des manœuvres dont l’effet est de hausser au-dessus de leur proportion naturelle les denrées les plus nécessaires à la subsistance du peuple. »
39. C’est le Roi qui édicte.
40. L’Edit est « à regret forcé d’excepter » les communautés de barbiers-perruquiers-étuvistes qui jouissent d’un statut particulier ainsi que les professions de la pharmacie, de l’orfèvrerie et de l’imprimerie qui demandent une surveillance particulière de la part de l’autorité publique.
41. « En assurant au commerce et à l’industrie l’entière liberté et la pleine concurrence dont ils doivent jouir, nous prendrons les mesures que la conservation de l’ordre public exige, pour que ceux qui pratiquent les différents négoces, arts et métiers, soient connus et constitués en même temps sous la protection et la discipline de la police.
   A cet effet, les marchands et artisans, leurs noms, leurs demeures, leur emploi, seront exactement enregistrés. Ils seront classés, non à raison de leur profession, mais à raison des quartiers où ils feront leur demeure. Et les officiers des communautés abrogées seront remplacés avec avantage par des syndics établis dans chaque quartier ou arrondissement, pour veiller au bon ordre, rendre compte aux magistrats chargés de la police, et transmettre leurs ordres. »
42. 1879-1936. Il fut « l’une des grandes figures du courant de pensée monarchiste dans la mouvance de l’Action française, entre les deux guerres. Mais son engagement politique ne nuisait ni à sa lucidité ni à l’élégance de son style ; et son Histoire de France reste un livre de première importance ». (Cf. www.academie-francaise.fr).
43. Outre la pression des nantis, des corporations et des banquiers, le rétablissement des Parlements « réactionnaires et frondeurs » et surtout la volonté d’en découdre avec l’Angleterre par une guerre coûteuse, à l’occasion de l’insurrection américaine, précipitèrent la chute du rénovateur économe que voulait être Turgot.
44. Histoire de France, Arthème Fayard, 1924, Livre de poche, 1972, pp. 258 et svtes.
45. « L’examen du chef-d’œuvre, écrit J. Roland, entraîne de grosses dépenses ; un apprenti reconnu maître doit offrir une collation « à la généralité de la frairie (…). On en jugera par le menu d’une « collation » chez les bouchers en 1753 (…): « premièrement 3 plats de soupe avec une poule à chaque. 3 plats de porce garny de sausasse. 2 Poitrinne de bœuf salé. 1 Jambon. 2 Langues de bœuf. 2 Cocque d’Indie poudré. 2 Plats de civet de lièvre et 2 plats en ragoût. 9 Dindons roty. 2 Derrières de lièvre piqué. 6 Poulardes. 18 Couples de poulets roty. 2 Alloyaux roty. 2 Bisque belle. 4 Tourte ». Le desert ensuite : 4 assiettes de cornichons, 2 longe de veau roty, 6 canards, et livre de pain ensuitte et tout ce qui s’ensuit pour le mestier des bouchers » (in Le Comté et la Province de Namur, Wesmael-Charlier ; 1959, pp. 85-86). L’orthographe d’époque a été respectée.
46. Cité in LEFRANC, op. cit., p. 233 et in JACCARD, op. cit., pp. 224-225.
47. Cité in LEFRANC, op. cit., p. 309.
48. Cité par DOLLEANS E., Histoire du travail, J. Loviton, 1943, p. 82 et JACCARD, op. cit., pp. 229-230.
49. Cf. JACCARD, op. cit., p. 198: dès la fin du XVIIIe siècle, s’annonce le libéralisme, « en accordant à la nature humaine une confiance illimitée, en enlevant à l’État sa responsabilité et son rôle de défenseur des faibles, en donnant libre champ à la compétition des forces économiques et libre cours à la poursuite du profit, aggravera encore la condition misérable des salariés. »
50. Ouvriers spécialisés dans l’industrie de la soie.
51. JACCARD, op. cit., p. 229.
52. Id.
53. Id.
54. Cf. la description de la paysanne par G. Flaubert: « Ainsi se tenait devant ces bourgeois épanouis ce demi-siècle de servitude ». (Madame Bovary, II, VIII, Pléiade, p. 463).
55. Cité in WEIL Georges, Histoire du mouvement social en France (1852-1902), Revue d’histoire du XIXe siècle, 1904, p. 62, et in JACCARD, op. cit., p. 230 .
56. Pour nous en tenir à l’exemple français, rappelons que Louis Napoléon (empereur de 1852 à 1870) par peur de voir de nouveau des émeutes comme en 1848, interdit les coalitions et autres associations ouvrières et créa des associations ouvrières de type mutualiste dirigées par des industriels ou des hommes du pouvoir. Eugène Varlin artisan relieur (1839-1871) va s’efforcer de renforcer l’indépendance des organisations mutuellistes vis-à-vis du pouvoir et de les faire évoluer vers des organisations de lutte et d’éducation politiques. La Société de solidarité des ouvriers relieurs de Paris qu’il crée en 1866 veut « poursuivre l’amélioration constante des conditions d’existence des ouvriers relieurs en particulier, et, en général, des travailleurs de toutes les professions et de tous les pays, et d’amener les travailleurs à la possession de leurs instruments de travail ». Et en 1869, il parviendra, malgré les interdictions et les réticences des intéressés, à créer la Fédération parisienne des sociétés ouvrières qui prendra ensuite une dimension nationale et qui est la base de l’actuelle CGT (Confédération générale du travail) .

⁢m. Le siècle décisif

C’est au XIXe siècle que l’on va effectivement tourner le dos à un monde où l’on réclamait l’assistance au nom du droit à l’existence, à un nouveau monde où la revendication du droit au travail qui est incontestablement un droit fondamental et les possibilités nouvelles d’enrichissement par l’industrie et la mobilisation d’une main-d’œuvre élargie vont inspirer dans les idéologies libérale et marxiste une exaltation telle du travail que certains revendiqueront un « droit à la paresse ». Ce conflit très spectaculaire au XIXe siècle marque encore notre temps.

Au départ donc, on s’est rendu compte de l’importance sociale, personnelle, vitale du travail, de la nécessité pour le pouvoir, de le favoriser et de protéger le travailleur. Très sagement, le célèbre poète Lamartine qui entra en politique⁠[1] déclarait en 1844: « le dernier mot d’une société bien faite à un peuple qui périt ne peut pas être la mort ! Le dernier mot d’une société bien faite doit être du travail et du pain. Le droit au travail n’est pas dans ce cas autre chose que le droit de vivre. Si vous reconnaissez le droit de vivre, vous devez reconnaître à ce peuple le droit au travail ! L’Assemblée constituante dans tous les droits de l’homme qu’elle a proclamés, n’en a oublié qu’un seul : le droit de vivre. Mais c’est sans doute parce qu’il était d’une telle évidence qu’il n’avait pas besoin d’être écrit ! Les phénomènes, les vicissitudes, les catastrophes, les ruines soudaines, les interruptions de salaire dans une société devenue industrielle, nous imposent la nécessité d’écrire ce droit de plus. (…) Or, que ferait la propriété de ses bras reconnue à l’ouvrier, s’il n’avait pas, dans certains cas d’urgence, le droit de demander à la société d’occuper ses bras et de lui en payer un salaire de nécessité ? C’est ce que nous voulons, c’est ce que veulent la justice, la religion, l’humanité, la prudence. »[2]

Malheureusement, la société ne va pas tout de suite s’inquiéter du sort du travailleur, tout enivrée de la liberté nouvelle et des possibilités de croissance économique qu’elle offre.

Vive le travail !

Le travail devient l’objet d’un véritable culte⁠[3] dans la bourgeoise comme dans les milieux socialistes.

P. Jaccard⁠[4] a collecté quelques dithyrambes bien caractéristiques de l’esprit du temps. Un fils de banquier s’écrie : « Le principe de la société et son éternel mobile…​ n’existent que dans un seul intérêt, une seule passion, le travail…​, créateur de tous les biens, de toutes les richesses, à qui tout devrait être sacrifié…​ Il est l’art pratique du bonheur, le remède des passions ou plutôt une passion lui-même qui tient lieu de toutes les autres ; il se compose des intérêts les plus chers de la vie, ceux de la famille, de la cité, de la patrie…​ Honneur à toi, sentiment généreux, passion des hommes éclairés, utile laboriosité, honneur à toi ! »[5]. Une comtesse renchérit : « Travailler, quelle joie ! Le travail, c’est l’épanouissement ; le travail, c’est l’honneur ; le travail, c’est le pouvoir ; le travail, c’est la vie. Ah ! Parlez-moi de travailler, parlez-moi de servir ! N’eussé-je que des bras chétifs, que des lèvres malhabiles, qu’une pauvre intelligence, qu’un esprit ignorant ; fussé-je sans appui, sans crédit, sans le sou ! »[6]

Cette nouvelle philosophie va triompher dans ce qu’on appellera : le taylorisme.

Frederick Winslow Taylor⁠[7], ouvrier américain, issu d’une famille de pasteurs, devint ingénieur et pensa une organisation scientifique du travail où l’ouvrier n’est plus qu’un exécutant dont la tâche consiste à accomplir le minimum de gestes dans le minimum de temps. En contrepartie, il touchera des primes qui iront de 30 à 100% du salaire de base.

Sa pensée n’est pas exempte de cynisme. Ainsi, écrit-il, en 1909: « La direction des ouvriers consiste essentiellement dans l’application de trois idées élémentaires :

1° Tenir devant une prune pour les faire grimper.

2° Faire claquer le fouet au-dessus d’eux, avec, à l’occasion, une touche de la mèche.

3° Travailler épaule contre épaule, avec eux, poussant ferme dans la même direction, et toujours les instruisant, les guidant, les aidant.

La direction actuelle consiste dans une combinaison des deux premiers de ces éléments où la prune s’avère plus efficace que le fouet, bien que celui-ci soit trop souvent employé. La direction scientifique, la direction de l’avenir, consiste dans l’application des trois éléments à la fois, le fouet étant cependant à peu près relégué hors de vue tandis que la collaboration étroite, cordiale, de la direction avec les ouvriers devient le trait essentiel, et qu’une belle grosse prune est toujours bien tenue en évidence (…). »⁠[8]

L’œuvre de Taylor sera continuée par Henry Ford⁠[9]qui fut le pionnier de la production en série qui permettait de fabriquer des automobiles standardisées à bon marché⁠[10].

Le taylorisme, système fondé sur la volonté et la valeur de gestes ennuyeux donna de remarquables résultats techniques mais déshumanisa le travail le privant de créativité. Dès 1912, L’American Federation of Labor critiqua la déqualification croissante de la main-d’œuvre et, en 1916, une commission d’enquête réunissant chercheurs et syndicalistes, condamna le taylorisme en faisant remarquer que « l’organisation scientifique du travail détruit toute instruction et toute habileté d’ordre mécanique. Elle fractionne le travail en une série de petites tâches et confine les travailleurs dans l’exécution continue de l’une d’elles. Elle tend à éliminer les travailleurs qualifiés, prive l’ouvrier de la possibilité d’apprendre un métier, abaisse les travailleurs qualifiés au niveau des moins qualifiés, les déplace et les oblige à entrer en concurrence avec les moins qualifiés, restreint le champ de la concurrence et affaiblit la position de l’ouvrier au moment des négociations de l’embauche zen spécialisant les tâches et en détruisant l’habileté professionnelle. »⁠[11]

De leur côté, les socialistes ne seront pas en reste. Charles Péguy⁠[12] en témoigne : « Notre socialisme n’était pas moins qu’une religion du salut temporel. Et aujourd’hui encore il n’est pas moins que cela. Nous ne cherchions pas moins que le salut temporel de l’humanité par l’assainissement du monde ouvrier, par l’assainissement du travail et du monde du travail, par la restauration du travail et de la dignité du travail ».⁠[13] Un des sympathisants des Cahiers de la Quinzaine écrivait : « Il n’y a point de plus grande force et de plus grand honneur pour une nation que le travail : l’industrie, l’agriculture, le commerce passent avant tout…​ » « L’ouvrier accomplit chaque jour par ses mains le salut du monde » « La plus grande force de ce temps est la force ouvrière. C’est après elle que le monde change. La transformation des sociétés n’est plus due à la prédication d’un homme, mais à la pesée des foules au travail. Les métiers sont à eux-mêmes leurs prophètes et annoncent une religion où l’acte de foi n’est pas de croire mais de travailler. L’humanité refait son âme plus avec ses mains qu’avec sa pensée. Par la force ouvrière, les hommes fraternisent à travers le monde mieux que par la force religieuse. Il ne peut plus y avoir de salut hors le travail. Nous serons sauvés quand nous aurons compris, après deux mille ans d’hésitation, que la plus pure grandeur de l’homme est de semer le blé et de tenir l’outil ».⁠[14]

Plus radical et moins poète, un syndicaliste déclara : « Notre conception essentielle, c’est qu’il n’y a rien hors du travail, que le travail doit être tout ».⁠[15] C’est Karl Marx qui, en se distançant des utopistes va substituer à leur vision morale une vision matérialiste du travail qui n’en reste pas moins la force transformatrice fondamentale.

Partant de l’affirmation d’Adam Smith⁠[16] : « Le travail ne varie jamais dans sa valeur ; celle-ci est donc la mesure réelle avec laquelle la valeur de toutes les marchandises peut, en tout temps et en tous lieux, être comparée et estimée », Marx va affirmer que si la valeur d’usage d’une chose (le froment, par exemple, ou le fer) est déterminée par son utilité et donc par ses propriétés indépendamment de la quantité de travail nécessaire pour en jouir, la valeur d’échange, elle, se mesure à la quantité de travail mesurée elle-même par la durée, par le temps de travail. Dans l’échange, écrit Marx, « une valeur d’usage, ou un article quelconque, n’a une valeur qu’autant que du travail humain est matérialisé en lui. Comment mesure maintenant la grandeur de sa valeur ? Par le quantum de la substance « créatrice de valeur » contenue en lui, du travail. La quantité de travail elle-même a pour mesure sa durée dans le temps, et le temps de travail possède de nouveau sa mesure dans des parties du temps telles que l’heure, le jour, etc.. »[17] Comme le temps, et donc la valeur, pourrait être abusivement augmenté par la paresse ou la maladresse, Marx précise que le temps dont il est question est le temps nécessaire en moyenne, ce qu’il appelle « le temps de travail nécessaire socialement », c’est-à-dire « celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales ».⁠[18] Dès lors, « plus est grand le temps nécessaire à la production d’un article, et plus est grande sa valeur ; en général, plus est grande la force productive du travail, plus est court le temps nécessaire à la production d’un article, et plus est petite la masse de travail cristallisée en lui, plus est petite sa valeur. Inversement, plus est petite la force productive du travail, plus est » Ainsi, « si l’on réussissait à transformer avec peu de travail le charbon en diamant, la valeur de ce dernier tomberait peut-être au-dessous de celle des briques ».⁠[19]

Marx ne fait pas de référence à la qualité ou à la créativité : « le travail supérieur n’est que du travail simple multiplié ; il peut toujours être ramené à une quantité plus grande de travail simple : une journée, par exemple, de travail supérieur ou compliqué à deux journées de travail simple ». C’est le temps de travail qui est donc l’élément déterminant. La valeur de l’ouvrier n’est que la valeur de sa productivité mais paradoxalement, c’est le travail qui fait la personne, qui l’insère dans la communauté et le libère de l’asservissement de la matière. Toutes les valeurs sont subordonnées à la valeur du travail à tel point que le travail forcé est légitime. On ne s’étonnera pas d’apprendre que le taylorisme aura sa version soviétique à partir de 1935: le stakhanovisme⁠[20]

Aucun bien n’est supérieur au travail. C’est de lui que découle toute joie comme voulut le démontrer Henri de Man dans son célèbre essai : La joie au travail[21]. S’il ne lui est pas fait obstacle, le travail procure naturellement la joie même si elle est confrontée à des difficultés : « Le destin qui se dévoile alors est certes cruel, mais il n’est pas sans espoir. Du point de vue de la santé morale de l’organisme social, le dépérissement de la joie au travail est sans aucun doute un état de maladie des plus graves. Néanmoins ce qui malade n’est pas mort. On ne peut détruire complètement la joie au travail. Elle n’est qu’entravée, elle cherche à se frayer des voies nouvelles de réalisation. » Subsiste toujours, de toute façon, la joie du devoir accompli qui relie le travailleur à sa classe et d’une certaine manière à la société tout entière : « La solution du problème de la joie au travail dépend, en dernière analyse, de la diffusion d’une nouvelle éthique du travail qui reposerait sur l’idée du travail-devoir considéré comme dette envers la communauté. Et pour le dire sans détours, le problème de la joie au travail est insoluble si l’on ne fait passer l’obligation morale du travail en vue du bien commun avant tout autre mobile de travail. Autant chercher la quadrature du cercle que de vouloir faire du travail une joie pure en dehors de ce mobile. »[22]

Commentant ces lignes, Philippe Delhaye⁠[23] s’emporte : « on ne peut se déprendre de l’impression d’une duperie. La « joie au travail » n’est plus ce que le mot veut dire mais une satisfaction très éthérée. On se retrouve devant une transposition du paradoxe socratique : la vertu seule suffit au bonheur. Dans une telle perspective, la vertu et le travail deviennent un absolu auquel l’homme doit être heureux de tout sacrifier, sans autre espoir de récompense que la satisfaction morale d’avoir accompli la volonté du destin. L’homme ne travaillera plus pour se sustenter, pour acquérir de l’argent ou d’autres biens, mais parce que c’est un bien de travailler. Mais pourquoi est-ce un bien de travailler ? On ne nous le dit pas. Le devoir posé comme un absolu, c’est très court au point de vue doctrinal. Ce l’est encore plus au point de vue psychologique car l’ouvrier ressent, beaucoup plus que les penseurs en chambre, le poids du travail. (…) Celui qui se tue à la tâche ne peut accepter que ce travail abrutissant soit la fin de la vie et oublier la dureté de l’effort pour une satisfaction sentimentale. Il faut être plus réaliste, reconnaître le fait de la dureté du travail mais orienter cette peine vers une fin supérieure. »

Ce sera, nous le verrons dans le chapitre suivant, la position chrétienne.

Vive le travail ?

En tout cas, le problème du sens du travail va se poser de plus en plus. En effet, comme l’a montré, en son temps, Georges Friedman⁠[24], l’homme qui avait toujours évolué dans un milieu naturel, s’est trouvé, à partir du XVIIIe siècle mais surtout du XIXe siècle, c’est-à-dire à partir de l’introduction du machinisme, inséré dans un nouveau milieu, le milieu technique, « soumis à des milliers de sollicitations, d’excitations, de stimulants naguère inconnus »[25]. Dans ce nouveau milieu, le travail va subir de profondes modifications⁠[26]. Certes, avec les nouvelles techniques, la production peut s’accroître⁠[27] et le volume des biens augmenter mais la division du travail dont on peut certes trouver des exemples dans le passé, va se généraliser et se complexifier⁠[28]. Elle va provoquer « un éclatement progressif des anciens métiers unitaires » et entraîner souvent une « dégradation de l’habileté professionnelle »[29]. En même temps, le progrès réclame des machines de plus en plus perfectionnées qui exigent, non plus une connaissance du matériau mais une qualification « mécanicienne ».⁠[30]

Avec le raffinement de la division du travail et sa rationalisation, la liberté décroît. Dans les travaux parcellaires et répétitifs, favorisés par la machine, la personnalité n’est plus absorbée entièrement. Il n’est plus nécessaire de mobiliser la réflexion notamment puisque la tâche est imposée par la machine ou l’organisation rationnelle du travail. L’inconscient prend le pas et laisse vaguer l’esprit à un divertissement ou à la rêverie. Dans cette circonstance, le travailleur ne jouit plus du plaisir de produire. Sans autonomie, responsabilité, créativité, la conscience professionnelle est réduite à la correction dans l’accomplissement de tâches hétéronomes. On peut conclure ainsi que « les postulats techniques et psychologiques de la joie au travail sont donc très rarement réunis ».⁠[31] Pire, à la longue, ces tâches parcellaires, répétitives, hétéronomes, provoquent une accoutumance⁠[32]. On s’habitue à ne pas penser, à ne pas prendre d’initiatives surtout si l’on peut se distraire en travaillant machinalement, surtout si l’on se sent étranger à l’entreprise voire en opposition politique ou syndicale avec elle⁠[33]. Tout ceci explique que le travailleur moderne sera très attaché à ses loisirs et à « l’usage actif du loisir, où des virtualités qui ne trouvent pas leur emploi à l’intérieur du travail productif (ateliers ou bureaux), cherchent par des formes et des moyens divers, à s’exprimer ».⁠[34] C’est là « une réaction « instinctive » contre la limitation du travail » ou « un réflexe de liberté », « une réaction de compensation » ?[35] « Tant qu’il y aura, écrit Friedman, des travaux à la chaîne (…), des travaux de bureaux spécialisés et mécanisés, aussi longtemps se maintiendront de multiples tâches qu’il est difficile de rendre véritablement intéressantes en soi. L’individu sera tenté d’exprimer en dehors d’elles, dans les loisirs, le meilleur de ses virtualités, de son potentiel d’aptitudes et de goûts. »[36]

Il est intéressant de noter que ce phénomène déjà perçu par Proudhon⁠[37], se retrouve aussi bien aux USA qu’en URSS pour parler comme à l’époque de Friedman. Car si le rêve de Marx était de « substituer à l’individu parcellaire, simple exécutant d’une fonction sociale de détail, l’individu à développement intégral, pour qui les diverses fonctions sociales ne seraient que des façons différentes et successives de son activité »[38] ; si Marx fut longtemps persuadé que « dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel, quand le travail sera devenu, non seulement le moyen de vivre, mais même le premier besoin de l’existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s’accroissant et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »⁠[39], il a dû, à la fin de sa vie, revoir quelque peu cette vision. Sans doute s’était-il rendu compte que la technique moderne, ses exigences et ses possibilités ne permettraient pas la réalisation du rêve poursuivi même au sein d’une société collectiviste. Il écrit, en effet dans le tome III du Capital[40] : « le domaine de la liberté commence seulement là où cesse le travail qui est déterminé par la nécessité et la finalité extérieure ; d’après sa nature, ce domaine se situe donc au delà de la sphère de la production à proprement parler matérielle. Comme le sauvage doit lutter avec la nature pour satisfaire ses besoins, pour continuer et produire sa vie, de même l’homme civilisé y est obligé et il l’est dans toutes les formes de la société et dans toutes les manières possibles de la production. A mesure qu’il se développe, ce domaine de la nécessité de la nature s’élargit, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps croissent les forces productives qui les satisfont. La liberté dans ce domaine ne peut donc consister qu’en ceci : l’homme socialisé, les producteurs associés règlent rationnellement ce métabolisme entre eux et la nature, le soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par lui comme par une force aveugle ; ils l’accomplissent avec la moindre dépense d’énergie possible et sous les conditions qui sont les plus dignes de leur nature humaine et qui y sont les plus adéquates. Néanmoins, cela reste toujours un domaine de la nécessité. C’est au delà que commence ce développement des forces humaines qui est à lui-même son propre but, qui constitue le véritable domaine de la liberté, mais qui ne peut éclore que sur la base de cet empire de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale. »

Ainsi, l’ouvrier socialiste, comme l’ouvrier capitaliste, ne peut être vraiment libre, vraiment lui-même qu’au delà de la « nécessité ». L’idée de l’ouvrier révolutionnaire qui prend possession des moyens de production ou du paysan qui prend possession de la terre a été vite dépassée. L’ouvrier aujourd’hui ne songe plus à se réaliser dans l’entreprise mais en dehors, dans les activités libres. Et la machine qu’il veut posséder, en priorité, c’est la voiture Dans la mesure où tous estiment que l’essentiel se vit en dehors du travail, l’effort portera sur l’aménagement du temps de travail : sur les horaires, les congés, l’âge de la retraite ou de la préretraite.

Toutes les mesures sociales, non seulement celles qui agissent sur le temps mais aussi celles qui agissent sur les rémunérations, qui veillent à la salubrité, la santé, la sécurité, au confort, etc., concernent bien les conditions de travail, sa périphérie, mais non sa nature. Il semble accepté une fois pour toutes et par tous que le travail en lui-même ne peut avoir, à de rares exceptions près peut-être, de vrai sens humain. Comme on l’a dit, il apparaît comme une obligation à laquelle il faut se consacrer dans la juste mesure précisément de la nécessité. L’idéal étant de travailler le moins possible pour le maximum de temps libre et de moyens de l’occuper.

C’est pourquoi, très tôt, face aux revendications pour le droit au travail et à la mystique du travail sous-tendue par les intérêts économistes du capitalisme comme du socialisme, s’est dressée une revendication qui, d’emblée, a réclamé sans fard le droit à la paresse.

Vive la paresse !

En 1883, Paul Lafargue⁠[41] écrit un petit essai intitulé précisément Le droit à la paresse. L’auteur fustige, à juste titre d’ailleurs, à travers quelques citations l’esprit nouveau souvent teinté de cynisme. Il épingle successivement ces déclarations indécentes de Napoléon : « Plus mes peuples travailleront, moins il y aura de vices. Je suis l’autorité (…) Et je serais disposé à ordonner que le dimanche, passé l’heure des offices, les boutiques fussent ouvertes et les ouvriers rendus à leur travail »[42] ; de Louis Adolphe Thiers⁠[43] qui, à la Commission sur l’instruction primaire, en 184,9 avait déclaré : « Je veux rendre toute puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : « Jouis » » ; de Destutt de Tracy⁠[44]: « Les nations pauvres, c’est là où le peuple est à son aise ; les nations riches, c’est là où il est ordinairement pauvre »[45] ; de Cherbulliez⁠[46] : « les travailleurs eux-mêmes, en coopérant à l’accumulation des capitaux productifs, contribuent à l’événement qui, tôt ou tard, doit les priver d’une partie de leur salaire »[47] ; d’un prêtre anglican, un certain révérend Townshend, qui estime que l’imposition légale du travail « donne trop de peine, exige trop de violence et fait trop de bruit ; la faim, au contraire, est non seulement une pression paisible, silencieuse, incessante, mais, comme le mobile le plus naturel du travail et de l’industrie, elle provoque aussi les efforts les plus puissants »[48].

Lafargue condamne cette « morale capitaliste » qui « prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci »[49]. L’amour du travail est une « folie », une « aberration mentale »[50] et les Anciens avaient bien raison de mépriser le travail⁠[51]. Il conteste la durée du travail : 16 heures dans certaines entreprises alors que, dans les bagnes, on travaille 10 heures et que les esclaves aux Antilles ne travaillent que 9 heures en moyenne⁠[52]. Il estime, étant donné les moyens de production modernes, qu’il est possible de limiter le travail à trois heures. Mais pour cela, il faut lutter contre la passion du travail et consommer ce qu’on produit. Déjà dans l’antiquité, le poète Antiparos⁠[53] célébrait le moulin à eau qui allait libérer les femmes esclaves : « Epargnez le bras qui fait tourner la meule, ô meunières, et dormez paisiblement ! Que le coq vous avertisse en vain qu’il fait jour ! Dao a imposé aux nymphes le travail des esclaves et les voilà qui sautillent allègrement sur la roue et voilà que l’essieu ébranlé roule avec ses rais, faisant tourner la pesante pierre roulante : Vivons de la vie de nos pères et oisifs réjouissons-nous des dons que la déesse accorde ». Or, à l’époque moderne, plus la machine produit et plus la classe ouvrière travaille dans l’abstinence alors que la classe capitaliste vit dans l’oisiveté et la surconsommation. De plus, on est entré dans l’âge de la falsification[54] dans la mesure où la fabrication moderne ne s’embarrasse même plus de la qualité des marchandises.

Pour que tous aient du travail, il faut le rationner⁠[55]. La réduction du temps de travail poussera aussi au perfectionnement des machines : « Pour forcer les capitalistes à perfectionner leurs machines de bois et de fer, il faut hausser les salaires et diminuer les heures de travail des machines de chair et d’os ».⁠[56] Il conclut : « Si, déracinant de son cœur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme, qui ne sont que l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au travail qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers…​ Mais comment demander à un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une résolution virile ? »[57]. Seule la paresse peut sauver l’homme de la souffrance au travail, de la faim, seule la paresse engendre les arts et les vertus.

Le rêve de Lafargue ne s’est pas réalisé et il n’aurait pu prendre corps sans l’instauration d’une discipline sociale bridant l’avidité ni sans la confrontation avec un nouveau et lourd problème : celui des loisirs. Il n’empêche que cette utopie exprime l’impression qu’éprouvent nombre de nos contemporains : que la vie serait belle si l’on travaillait moins et si on pouvait jouir davantage de la vie. La jouissance ne pouvant se trouver qu’en dehors de l’activité professionnelle.

Aujourd’hui, beaucoup travaillent et parfois très durement soutenus par la proximité du week-end, dans la perspective de belles vacances ou d’une pension précoce et confortable. d’autres fuient, autant que faire se peut, le monde du travail. Au lendemain des révoltes étudiantes qui agitèrent plusieurs pays d’Europe en 1968, un psychologue⁠[58] s’interrogeant sur l’allergie des jeunes face au monde du travail, constatait le « divorce grandissant entre ce monde et celui des aspirations individuelles, (…) tant de métiers deviennent incapables de satisfaire les appétits naturels de responsabilité, d’autonomie et de créativité de ceux qui les exercent…​ ». il regrettait, très justement, qu’on n’invite pas les jeunes « à réfléchir sur le contenu et la finalité d’une activité laborieuse à laquelle ils sont pourtant condamnés à consacrer demain tant de temps et tant d’eux-mêmes. »

Au mieux, l’activité professionnelle ne sera qu’un moyen pour parvenir à des fins extérieures. Un moyen qui en lui-même n’a que peu de sens ou de valeur. Si peu que certains ne travailleront qu’épisodiquement pour répondre à la nécessité ou fuiront, s’en iront vivre en autarcie de leur jardin ou de leur élevage, se contentant de peu. d’autres retarderont le plus longtemps possible l’entrée dans la « vie active » en accumulant, grâce à leurs parents ou à quelque bourse, diplômes et formations. d’autres encore attendront toute leur vie le « gros lot » libérateur.

Dans les premières années du XXIe siècle, un peu partout en Europe, des voix de tous bords se sont élevées pour dénoncer la réduction systématique du temps de travail, pour réclamer, au nom de la compétitivité, davantage de flexibilité, pour proposer de retarder l’âge de la prépension et de la pension dans la mesure où tous ces « acquis sociaux » ont un coût, de plus en plus lourd pour des économies de plus en plus dépendantes des caprices financiers, des concurrences inattendues et des fluctuations pétrolières. Quel émoi parmi les travailleurs ! Les projets de « retour en arrière » concoctés parfois par des gouvernements de gauche, comme en Allemagne, ont poussé dans la rue des centaines de milliers de manifestants. Par contre, en juin 2004 les ouvriers de Siemens acceptaient de passer de 35 à 40 heures par semaine sans compensation financière, pour éviter une délocalisation partielle vers la Hongrie⁠[59].

En effet, plus pénible que le travail, l’absence de travail épouvante nos contemporains au point que la lutte contre le chômage est devenue l’obsession des politiques, l’objectif majeur de tous les programmes. Le travail reste en effet la voie royale pour se libérer tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre de la pénibilité du travail.

Cette dialectique permanente travail-loisir (désiré ou forcé) taraude nos contemporains mais semble profitable pour le système capitaliste dans ce qu’il a de plus aliénant.

Vive la paresse ?

Un des plus fins analystes et critiques du capitalisme, le philosophe et sociologue marxiste Michel Clouscard⁠[60] estime que le plan Marshall, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, a américanisé le vieux continent et y a installé un nouveau type de capitalisme(qu’il appelle « capitalisme monopoliste d’État ») qui a bouleversé la société⁠[61]. Notamment « les temporalités traditionnelles - celles qui autorisaient le rythme villageois de la société préindustrielle et qui s’étaient maintenues même sous le capitalisme concurrentiel libéral - ont été totalement liquidées. Naguère, le temps de travail et le temps de non-travail s’organisaient autour de la cellule familiale. Et celle-ci dans la communauté villageoise. Le temps de loisir, en tant que tel, n’existait pas : les temporalités de la famille et de la communauté l’impliquaient, le contenaient, l’organisaient. »[62] Le nouveau capitalisme a détruit cette « harmonie spatio-temporelle », « désintégré la cellule familiale » et inventé le temps de loisir : « Temporalité qui sera le lieu de l’émancipation. Car ce temps de loisir va se développer sous la double pression du progrès social (…) et de l’industrie du loisir. Et de telle manière que les conquêtes sociales seront utilisées, récupérées par l’industrie du loisir et du plaisir. Pour en venir au ministère du Temps libre.[63]

Ce qui fait que le nouveau rythme social ne dispose plus de l’unité organique famille/village, d’une temporalité apaisante, de longue durée, lente, équilibrée. A la place : deux systèmes spatio-temporels : le temps de travail et le temps de loisir. Et entre les deux, ce monstrueux cancer spatio-temporel : le temps de transport.

Trois systèmes du vécu sans lien organique et sans lieu référentiel. Trois mouvances sociales hétérogènes. Et opposées. Contradictoires même. Et chaque système devient de plus en plus complexe. Sa pratique interne de plus en plus différenciée. Aussi, les raccordements des trois existences sont de plus en plus heurtés, conflictuels. On ne peut pas vivre trois vies en une : un temps de travail soumis aux cadences infernales, un temps de loisir plein à craquer, un temps marginal, qui n’est ni temps de loisir ni temps de travail, vide à pleurer »[64]. Cette «  arythmie sociale » est une « pathologie », une « névrose objective »[65], une « totale désintégration de l’intimité. A la place, l’intimisme de foule : les bandes de jeunes et les troupeaux de touristes.

Le système est incapable de proposer un remède à cette situation pathologique. Et pour cause. Ses idéologues refusent toute perspective synthétique. Incurablement empiristes, ils proposent soit des idéologies du travail soit des idéologies du loisir. Encore et toujours la complémentarité du technocrate et du gauchiste. »[66]

En fait, « ...le néo-capitalisme, maintenant exploite au maximum ces trois spatio-temporalités. Il gagne sur le temps de travail (productivisme et licenciements), sur le temps de loisir (énorme exploitation par l’industrie du loisir du week-end, des vacances), sur le temps de transport (augmentation systématique du prix des transports en commun, de l’essence…​). L’exploitation de l’homme n’est plus seulement celle de son travail. Mais aussi celle de son temps, de son vécu. Et au moment où ce vécu se croit en dehors du système (…). »⁠[67]

Au moment donc où le contemporain pense échapper au rythme effréné de la vie professionnelle et se libérer par ce que l’auteur appelle « la consommation libidinale, ludique, marginale »[68], il est en fait encore prisonnier du système. La contestation elle-même l’y réintègre. Lorsque le jeune, par son habillement, sa moto ou sa chaîne hi-fi cherche à se démarquer de ce monde, la mode qu’il suit ou la technologie qu’il emploie font vivre une industrie. Jusqu’au rock qui entraîne son corps aux cadences du capitalisme⁠[69] , jusqu’à la drogue et à la « pilule » qui dressent le corps à la consommation⁠[70].

Ainsi, « production capitaliste et contestation d’ordre freudo-marxiste ne sont pas une réelle contradiction, mais, au contraire, une complémentarité stratégique. »[71]

On peut mettre en doute, certes, le fondement matérialiste de la pensée de Clouscard qui, en bon marxiste, considère que les comportements humains sont conditionnés par les structures économiques. Il n’empêche qu’il met en évidence, face au monde du travail, insatisfaisant, dirons-nous, aliénant peut-être, un phénomène de compensation ou de contestation illusoire qui, pour reprendre les termes employés par Pie XI, maintient l’homme dans un univers temporel clos et même, si nous suivons l’auteur, dans un cercle vicieux économique.

Certes, l’homme ne peut être réduit à ses fonctions de producteur et de consommateur, certes, il faut contester l’ »économisme » mais la question est de savoir si le travail n’est que pénibilité, activité nécessaire mais sans joie, s’il aliène l’homme au point de le faire rêver d’ailleurs coûteux ou improbables où il se retrouverait.

La vision chrétienne va-t-elle nous permettre d’échapper à cette dialectique ?⁠[72]

C’est ce que nous allons voir dans les chapitres suivants.


1. 1790-1869. Député en 1833, membre du gouvernement provisoire en 1848, il abandonna, la même, année, la carrière politique suite à son échec à l’élection du président de la république. (Mourre).
2. Du droit au travail et de l’organisation du travail, in Le Bien Public, décembre 1844, disponible sur www.ac-rouen.fr
3. Déjà dans l’Encyclopédie, on peut lire : « Le travail est l’occupation journalière à laquelle l’homme est condamné par son besoin. Il lui doit en même temps sa santé, sa subsistance, son bon sens et sa vertu peut-être. » (Art. « Travail »).
4. JACCARD P., op. cit., pp. 251-258 et pp. 270-271.
5. Alexandre de Laborde, fils de banquier, comte sous l’Empire, préfet sous Louis-Philippe, 1818.
6. Valérie Bonnier, comtesse de Gasparin (1813-1894), auteur de plus de 80 ouvrages fut, au XIXe siècle, une figure intellectuelle de premier plan.
7. 1856-1915.
8. Cité in LEFRANC, op. cit., p. 367.
9. 1863-1947.
10. Sur le plan social, par une politique de hauts salaires, H. Ford « voulait faire des ouvriers des consommateurs capables d’absorber une part croissante de la production industrielle. En 1914, alors que l’ouvrier américain gagnait en moyenne 11 dollars par semaine, il payait les siens au moins 5 dollars par jour ; il leur assurait en outre une participation aux bénéfices et de larges possibilités d’achat grâce à un système de crédit à long terme. En revanche, il contrôlait la vie morale de ses employés, exigeait d’eux la sobriété. » (Mourre) De plus, jusqu’en 1941, il fut opposé à toute organisation syndicale. Il fut lent aussi à renouveler sa production et même à proposer des couleurs différentes.
11. Cité in LEFRANC, op. cit., pp. 368-369.
12. 1873-1914. Ce célèbre poète chrétien, fondateur des Cahiers de la Quinzaine, fut, dans sa jeunesse, un socialiste utopique et humanitaire.
13. Notre jeunesse, Cahiers de la quinzaine, (12e cahier de la 11e série), 1910.
14. Henri Bourrillon (1876-1962) publia, sous le pseudonyme de Pierre Hamp, des romans et enquêtes sur les métiers. Il fut pâtissier et cuisinier avant de devenir chef de gare puis inspecteur du travail. Son œuvre a été abondamment traduite dans les pays de l’Est, surtout en Union soviétique où il fut l’auteur le plus traduit jusqu’en 1927.
15. JOUHAUX, in Le Populaire, 16-9-1932. Léon Jouhaux (1879-1954) fut Secrétaire général de la CGT et prix Nobel de la Paix en 1951.
16. 1723-1790. Un des ancêtres du libéralisme économique.
17. MARX, Le capital (1867), in Oeuvres, Economie I, La Pléiade, NRF, 1965, p. 565.
18. Id., p. 566.
19. Id., pp. 567-568.
20. Cette année-là, la propagande soviétique annonça qu’un ouvrier mineur, Alexeï Grigorievitch Stakhanov, avait en 6 heures, extrait 102 tonnes de charbon, c’est-à-dire quatorze fois la norme. C’était en fait le résultat d’une équipe. Un mouvement était lancé mettant en évidence, par exemple, les performances d’un ouvrier mécanique qui avait atteint 820% de la norme, celles d’un autre ouvrier qui avait fabriqué 1.400 paires de chaussures en une journée, celles encore de kolkhoziens qui avaient récolté 500 quintaux (50 tonnes) de betteraves à l’hectare, etc. La performance fut encouragée par des augmentations de salaire et des distinctions (Mourre).
21. Alcan et L’Eglantine, 1930.
22. Op. cit., pp. 59, 134, 176.
23. Théologie du travail, in L’Ami du Clergé, 18-7-1957, p. 451.
24. Où va le travail humain ?, Gallimard, 1950. Georges Friedman fut professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers et à l’Institut d’Etudes politiques de l’Université de Paris, Directeur d’études à l’Ecole pratique des Hautes Etudes.
25. Op. cit., p. 22.
26. Vont fleurir des règlements de travail très précis comme celui des filateurs de Rouen en 1867. On y lit notamment:
   « Art. 17 - Est passible d’une amende de 3 francs :
   1° L’ouvrier qui fumera dans l’établissement ou rentrera avec une pipe mal éteinte.
   2° Celui qui touchera aux courroies ou au mécanisme des métiers.
   3° Celui qui, conduisant deux métiers, s’absentera un jour entier, même pour cause de maladie, s’il ne présente pas un certificat du médecin. L’amende sera réduite à 2 francs si l’ouvrier ne conduit qu’un métier.
   Art. 18 - Est passible d’une amende de 0,50 francs :
   1° L’ouvrier qui allumera lui-même son bec de gaz.
   2° Celui qui introduira un étranger.
   3° Celui qui nettoiera ou graissera son métier pendant la marche.
   4° Celui dont le métier sera reconnu mal nettoyé à la visite de détail.
   5° Celui qui introduira ou boira des liqueurs dans l’atelier.
   6° Celui qui coupera sa pièce avant les marques indiquées.
   Art. 19 - Est passible d’une amende de 0,25 francs :
   1° L’ouvrier qui laissera traîner du déchet hors de son sac ou par terre.
   2° Celui qui se lavera, se coiffera ou cirera ses souliers à son métier avant le dernier quart d’heure qui précède la sortie.
   3° Celui qui se trouvera sans permission sur un, point où son travail ne l’appelle pas.
   4° Celui qui, à la visite journalière des bacs et baguettes, sera convaincu de malpropreté. »
   Ces mesures sont dictées par un souci de sécurité mais créent un climat d’oppression et de crainte.
27. La journée de travail va aussi s’allonger. En Angleterre, elle passera, au XIXe siècle, de dix à dix-huit heures ! (JACCARD P., op. cit., p. 238).
28. La division du travail est aussi ambivalente. Face à un travail compliqué, l’homme a tendance à le diviser et à le simplifier. Le phénomène n’est pas neuf mais il a été amplifié avec l’invasion des machines. Le danger est de réduire le travail à un geste et l’ouvrier à ce geste. A la limite, l’ouvrier peut être remplacé même pour ce dernier geste simple mais peut être ainsi libéré pour des tâches plus complexes ou plus intellectuelles.
29. Id., pp. 315-316.
30. Notons bien cette ambivalence de la machine. Elle produit plus, répond à la demande et soulage le travail (elle a même libéré la femme mieux que les mouvements féministes, écrira L. Leprince-Ringuet in Le grand merdier, Livre de poche, 1979) mais elle constitue une menace pour l’emploi (des machines seront détruites par les ouvriers à certaines époques) et l’habileté au travail. Dans certains cas, l’ouvrier devient outil soumis à la discipline et au rythme de la machine.
31. Id., p. 342.
32. L’oppression de la rationalisation , le sentiment d’exploitation, la domination de la machine n’engendrent pas nécessairement la révolte mais plutôt la soumission : cf. WEIL S., La condition ouvrière, Gallimard, 1951, p. 200.
33. Cf. ce témoignage : « Je me souviens, lorsque j’étais dans l’industrie et que les nécessités du service m’avaient mis un temps en relation avec une chaîne de fabrication, avoir proposé au contremaître responsable de ne plus assigner les jeunes femmes qui y travaillaient à un poste exclusif, unique, mais de les rendre interchangeables en leur apprenant les manipulations relatives à tous les postes de la chaîne. Si, bien sûr, l’interchangeabilité était de nature à faciliter, à certains moments, le bon fonctionnement de l’entièreté de l’atelier, mon souci premier n’en avait pas moins été d’une part de diversifier les opérations effectuées par ces ouvrières, augmentant de ce fait leurs qualifications, et d’autre part de leur faire comprendre le cycle complet de la fabrication, leur rendant ainsi évidentes les raisons pour lesquelles certaines précautions, certains soins leur étaient exigés parfois.
   Ce fut le délégué syndical qui entreprit de me faire comprendre, fort aimablement du reste, ce que la mesure que je préconisais avait de maladroit et d’anti-social. Car ces ouvrières bénéficiaient de primes proportionnelles, suivant une arithmétique au demeurant fort compliquée, à la quantité de pièces fournies. Cette quantité était fonction de leur dextérité manuelle et donc, en définitive, de la pratique qu’elles avaient d’une et d’une seule opération. Tout changement de poste nécessiterait d’une part un nouvel écolage sanctionné par une perte momentanée de productivité et donc de salaire, et d’autre part une attention de l’esprit à la compréhension et à la bonne exécution des nouvelles tâches. Comme je m’étonnais de ce dernier point, on m’expliqua patiemment que, si une longue pratique d’un seul et unique poste avait acquis aux ouvrières des gestes précis et rapides, elle leur avait aussi permis de laisser vagabonder l’esprit. On opérait de délicates micro-soudures mais l’esprit était trop souvent au dernier roman-photo ! Toute intervention de ma part en vue d’une augmentation des primes ou d’une réduction des horaires et des quotas, à poste constant, eût été considérée avec reconnaissance, mais on ne pouvait que décliner une revalorisation du travail qui n’aurait pas maintenu la désoccupation de l’esprit ! » (STOQUART J., De la mystique du travail au droit à la paresse, 6e Congrès de Savoir et Agir, 1978, p. 9).
34. Id., p. 351.
35. Id., p. 354.
36. Id., p. 359.
37. « Il n’est pas rare de rencontrer des hommes d’une capacité réelle et d’un talent très développé, qui préfèrent, à salaire égal, la fonction la plus simple et la plus uniforme, parce qu’ils réservent toutes les forces de leur intelligence pour des compositions libres et desquelles ils n’attendent aucune rétribution. Dans ce cas le travail parcellaire, ne portant préjudice ni à la société ni aux personnes, exécuté par des mains capables, à l’occasion, de direction et de synthèse, n’offre plus d’inconvénient. Qui sait même si un jour, telle ne sera pas notre condition commune et définitive ? L’homme, après avoir parcouru la sphère de sa spécialité, commandé et instruit les autres, à son tour, aime à se replier sur lui-même et à concentrer sa pensée. Alors, pourvu que le salaire quotidien arrive, content d’avoir fait ses preuves, il laisse à d’autres les grands projets et les postes brillants et s’abandonne aux rêveries de son cœur, dont l’uniformité du travail parcellaire ne fait plus que faciliter le cours. » (De la justice dans la Révolution et dans l’Église, t. II, https://fr.wikisource.org/wiki/De_la_justice_dans_la_R%C3%A9volution_et_dans_l%E2%80%99%C3%89glise p. 336).
38. Le Capital, cité in FRIEDMAN G., op. cit., p. 365.
39. Critique du programme de Gotha, Librairie de l’Humanité, 1922, pp. 35-36.
40. Tome III, IIe partie, chap. 48.
41. Paul Lafargue, né en 1842, fut le gendre de Karl Marx et fondateur du Parti ouvrier français. Il se suicida avec sa femme Laura en 1911, « avant que l’impitoyable vieillesse ne fasse de moi une charge à moi et aux autres » (Universalis). Lors des funérailles, Lénine leur rendit hommage. Le droit à la paresse est disponible sur www.uqac.uquebec.ca/zone30/Calssiques_des_sciences_sociales/index.html.
42. A Osterode, 5-5-1807, cité in LAFARGUE, op. cit., p. 11.
43. Député, ministre, chef de l’exécutif, 1797-1877.
44. Antoine Destutt de Tracy (1754-1836), philosophe, linguiste et académicien, fut député de la noblesse et sénateur. Il écrivit Projets d’éléments d’idéologie (1804-1815).
45. LAFARGUE, op. cit., p. 14.
46. Victor Cherbulliez (1829-1899), écrivain et académicien d’origine suisse.
47. LAFARGUE, op. cit. p. 14.
48. Id..
49. LAFARGUE, op. cit., p. 5.
50. Id., p. 7.
51. Il cite Virgile : « O Mélibae, Deus nobis haec otia fecit » (un dieu nous a donné cette oisiveté) (p. 9) ; Hérodote : « Je ne saurais affirmer si les Grecs tiennent des Égyptiens le mépris qu’ils font du travail, parce que je trouve le même mépris établi parmi les Thraces, les Scythes, les Perses, les Lydiens ; en un mot parce que chez la plupart des barbares, ceux qui apprennent les arts mécaniques et même leurs enfants sont regardés comme les derniers des citoyens…​ Tous les Grecs ont été élevés dans ces principes, particulièrement les lacédémoniens » (Histoire, I, 67) (pp. 31-32) ; Platon (République, I, V) : « La nature n’a fait ni cordonnier, ni forgeron ; de pareilles occupations dégradent les gens qui les exercent, vils mercenaires, misérables sans nom qui sont exclus par leur état même des droits politiques. Quant aux marchands accoutumés à mentir et à tromper, on ne les souffrira dans la cité que comme un mal nécessaire. Le citoyen qui se sera avili par le commerce de boutique sera poursuivi pour ce délit. S’il est convaincu, il sera condamné à un an de prison. La punition sera double à chaque récidive. » (p. 32) ; Xénophon (Economique IV et VI) : « Les gens qui se livrent aux travaux manuels ne sont jamais élevés aux charges, et on a bien raison. La plupart, condamnés à être assis tout le jour, quelques-uns même à éprouver un feu continuel, ne peuvent manquer d’avoir le corps altéré et il est bien difficile que l’esprit ne s’en ressente. »(p. 32) et « le travail emporte tout le temps et avec lui on n’a nul loisir pour la République et les amis » (p. 33) ; Aristote (Politique II et VII) : « si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d’œuvre de Dédale se mouvaient d’eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré ; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes, le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves » (p.33) ; Cicéron (Des devoirs, I, tit . II, chap. XLII) : « Que peut-il sortir d’honorable d’une boutique ? Et qu’est-ce que le commerce peut produire d’honnête ? Tout ce qui s’appelle boutique est indigne d’un honnête homme (…) les marchands ne pouvant gagner sans mentir, et quoi de plus honteux que le mensonge ! Donc, on doit regarder comme quelque chose de bas et de vil le métier de tous ceux qui vendent leur peine et leur industrie ; car quiconque donne son travail pour de l’argent se vend lui-même et se met au rang des esclaves » (p. 32) ; et même le Christ lorsqu’il dit (Mt 6) : « Contemplez la croissance des lis des champs, ils ne travaillent ni ne filent, et cependant, je vous le dis, Salomon, dans toute sa gloire, n’a pas été plus brillamment vêtu » (p. 9).
52. Id., p. 13.
53. Lafargue reprend ici textuellement, sans le nommer, un passage de Marx, Le capital, Livre I, Section IV, Chapitre XV, 3e partie, 1867.
54. LAFARGUE, op. cit., p. 23.
55. Id., p. 24.
56. Id., p. 25.
57. Id., p. 30.
58. ROUSSELET Jean, L’allergie au travail, Seuil, 1974, pp. 15-18. Jean Rousselet est médecin et psychologue, spécialiste de l’adolescence.
59. Cf. TILQUIN Th., Y a-t-il une vie après le travail ? in L’Appel, 270, Octobre 2004, pp. 4-5.
60. Né en 1928, professeur honoraire de l’Université de Poitiers (cf http://philoclouscard.free.fr).
61. Plus largement, l’auteur esquisse l’évolution de la société sous l’influence de l’industrialisation et décrit ainsi « les deux moments essentiels de cette civilisation machinale, de la machination qui récupère le machinisme.
   Premier moment : l’industrialisation a autorisé une énorme libération du temps de travail. (…) Au Moyen Age, il fallait 28 heures de travail abstrait pour une livre de pain. Maintenant, il suffit d’une demi-heure. L’industrialisation a libéré l’humanité de la terreur du manque. Elle garantit la vie de subsistance en libérant tout un temps de travail qui avant ne suffisait même pas à acquérir le nécessaire pour vivre.
   Deuxième moment : cette libération par le temps de travail-abstrait a été récupérée, par la nouvelle bourgeoisie, comme temps marginal concret. Comme marginalités, ludicités, libidinalités du mondain. (Le meilleur symbole de cette récupération est le hippie). Alors que les travailleurs, eux, ont à peine profité de cette libération dont ils sont pourtant la cause.
   Aussi peut-on dire que la nouvelle aliénation, par le machinisme, n’est que le corollaire, l’effet des nouvelles marginalités, ludicités, libidinalités, autorisées par le détournement d’usage de la machine. Au potlach de la plus-value correspond la nouvelle exploitation du travailleur. L’autre face de la consommation mondaine, c’est le productivisme, l’inflation, le chômage. Et c’est la classe ouvrière qui en est l’essentielle victime. L’autre face du hippie, c’est le travailleur étranger. A l’idéologie de la Fête correspond l’austérité sur les travailleurs. Au ministère du Temps libre, 1.800.000 chômeurs. » (CLOUSCARD M., Le capitalisme de la séduction, Editions sociales, 1981, p. 231).
62. Id., p. 102.
63. Entre 1981 et 1983, ce ministère a existé en France.
64. Id., p. 103.
65. Id..
66. Id., p. 104.
67. Id., p. 105.
68. Id..
69. « Le rock ou le jazz sans âme, ou le rythme sans le swing ! Alors qu’il se prétend révolte et subversion, il n’est que soumission à l’ordre capitaliste. (…) Il est l’expression corporelle de l’ »aliénation de l’homme ». La marque du rythme répétitif, saccadé, fébrile, de la machine. » (Id., pp. 70-73).
70. « Le corps n’a que vocation de consommation. Selon cette triple détermination : répétition sécurisante, exclusion de l’autre, passage automatique du désir à la jouissance » (id., p. 98). A propos de la drogue, l’auteur écrit : « le hasch est l’initiation au parasitisme social - de la nouvelle bourgeoisie. A l’essence du système: l’extorsion de la plus-value à des fins de jouissance, de sensation : une consommation resquillée » ( id., p. 95). Quant à la pilule, elle « devient le moyen du droit au plaisir, l’essentielle conquête de l’idéologie du désir. Alors la culture sexuelle est réduite au plaisir. Et à une conception encore plus réductrice du plaisir. Celui-ci n’est plus qu’un usage sexologique, de fonction, de consommation. (…) La cible, c’est la fillette. La classe d’âge, la sous-classe d’âge, de 14 à 16 ans. Il faut l’amener à consommer la pilule ; tout le reste suivra. L’usage du produit entraînera l’idéologie de l’usage, une nouvelle initiation au système. » (Id., pp. 109-110). Tout concourt à entretenir ce système : la mode rétro qui récupère les vieilles résistances culturelles, la « cascade des snobismes », la boîte (ou le club) , la bande et l’animateur (la fièvre du samedi soir), le Club Méditerranée, les vedettes des media, du show-business, de la publicité qui consacrent le caractère « prostitutionnel » de cette société : « …​la Vedette est bien la grande pute du système. Le pur produit de la promotion de vente de l’industrie, du loisir et du plaisir. Elle s’est vendue au succès, au show-business. Aux valeurs culturelles des media. C’est elle qui conditionne les masses. » (id., p. 201)
71. Id., p. 160.
72. Je laisse de côté la voie du « désengagement au travail » préconisée par Corinne Maier dans Bonjour paresse, Michalon, 2004. Le sous-titre de l’ouvrage -De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise- confirme bien la tendance largement répandue, à considérer que le travail n’est qu’une nécessité dans laquelle il faut s’investir le moins possible.

⁢Chapitre 3 : La dignité du travailleur

…​mais le septième jour est un sabbat pour Yahvé ton Dieu.⁠[1]

Sans trop caricaturer la réalité, on peut dire, à la lumière du chapitre précédent, qu’avant le XIXe siècle, c’est en dehors du monde catholique, à quelques exceptions près, que l’on s’est efforcé de rendre au travail sa dignité, en évitant exaltation et mépris, en réduisant sa pénibilité, en le récompensant mieux, en soulignant ses capacités transformatrices, sa force progressiste.

Au XIXe siècle, l’Église catholique va enfin se pencher sur le problème, interpellée par la nouveauté -les « nouvelles choses »- de l’industrialisation et la déchristianisation de la classe ouvrière. En effet, la transformation du travail au XIXe siècle a eu des conséquences spirituelles. Ce bouleversement a mobilisé les consciences chrétiennes et finalement amené Léon XIII à prendre la parole.

En 1965, Paul VI s’interrogeait encore sur cette période trouble et se demandait, tout d’abord, à propos du rapport entre vie religieuse et vie du travail, « pourquoi ces deux expressions suprêmes de l’activité humaine devraient être séparées l’une de l’autre ? Pourquoi en opposition ? Comment se fait-il que leur alliance, leur symbiose se soit rompue ? Quelle longue histoire, quelle analyse diligente a pu nous en montrer les raisons, les prétextes, les ruines ? Peut-être, continuait-il, n’a-t-on pas compris à temps la transformation psychologique et sociale qu’aurait produite le passage de l’emploi d’outils simples et humbles qui aidaient l’homme dans sa fatigue quotidienne, à l’emploi des machines avec leurs nouvelles puissantes énergies ? N’a-t-on pas vu que naissait à partir du royaume terrestre, une fabuleuse espérance qui aurait obscurci et remplacé l’espérance du royaume des cieux ? Ne s’est-on pas rendu compte que la nouvelle forme du travail aurait réveillé chez le travailleur, la conscience de son aliénation, c’est-à-dire la conscience de ne plus travailler pour lui-même mais pour les autres, avec des instruments qui n’étaient plus les siens mais ceux des autres, non plus seul mais avec d’autres ? Et ne s’est-on pas rendu compte que, dans son âme, serait née une aspiration à une rédemption économique et temporelle qui ne lui aurait plus laissé l’occasion d’apprécier la rédemption morale et spirituelle offerte par la foi au Christ rédemption qui n’est pas contraire à la première mais qui en est le fondement et le couronnement ? Et peut-être ont-ils manqué (certainement pas de la part des papes) le langage et le courage pour dire au monde du travail bouleversé dans ses propres affirmations, quel était le bon chemin à suivre pour son rachat et quelle nécessité et quel devoir il y avait à ne pas sacrifier, au niveau du bien-être économique, sa capacité et son droit de s’élever, en même temps, au niveau des réalités suprêmes de la vie, qui sont celles de l’âme et de Dieu ? »[2] Cette réflexion, trop courte, selon l’aveu même du Souverain Pontife, suggère qu’une théologie du travail est nécessaire pour intégrer le travail d’aujourd’hui dans la perspective de la vie spirituelle.

Comme le saint Père le dit, à sa manière, il est clair que le machinisme a changé considérablement le travail car, désormais, « la finalité de l’œuvre ne coïncide plus avec la finalité de l’opérant. Elle la recouvre, l’élargit surtout jusqu’à devenir un autre domaine. L’œuvre est projetée sur un plan social »[3]. Ce que confirme le P. Chenu en précisant: « Puisque le passage de l’outil à la machine effectue, au-delà d’une intensification quantitative, une transformation qualitative du travail humain, et qu’il aboutit à modifier le genre de vie non seulement des individus mais de l’humanité en corps, ce n’est pas seulement un allongement de la morale des occupations humaines qu’il faut élaborer, mais la signification nouvelle d’un tel travail qu’il importe de définir, dans une rencontre imprévue de l’homme et de la nature. »[4]

Par contre, à propos du lien entre la vie du travail et la vie spirituelle, la réflexion de Paul VI, mérite effectivement une mise au point. Que le lien ait été rompu à l’époque du machinisme, c’est clair. Comme le dit très justement le P. Chenu : « dans la mesure même où l’homme s’aliénait dans le travail, il perdait Dieu en même temps que lui-même. Le travail ne pouvait plus avoir un sens religieux, parce qu’il n’avait plus de sens humain »[5]. Mais quel lien existait entre travail et vie spirituelle avant la révolution industrielle ?

Il est un fait que trop longtemps, on n’a guère retenu que la malédiction : « …​maudit soit le sol à cause de toi. C’est au prix d’un travail pénible que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. Il te produira des épines et des chardons, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras le pain…​ »⁠[6]. On a considéré que le travail était une pénitence. En même temps, nous l’avons vu aussi, on a tenté de persuader les pauvres involontaires d’aimer leur pauvreté et de s’en réjouir.⁠[7]

« Pendant plusieurs siècles, explique le P. Chenu, le travail était considéré par le chrétien, tant dans son comportement que dans sa catéchèse, comme une pesante occupation pour gagner sa vie « à la sueur de son front » (Gn, 2), conséquence d’un mystérieux dérèglement collectif dénommé « péché originel ». L’attention, psychologique et religieuse, ne se porte plus alors sur le contenu objectif et la valeur positive du travail ; on le valorise par l’intention dont on l’anime, de sorte qu’il n’est de lui-même, qu’une occasion, et que ses techniques restent sans intérêt ni profit pour la mentalité chrétienne (…). « Devoir d’état », disait-on, dans le trop court moralisme, qu’on accomplissait dans une oblation à Dieu ou en acceptation pénitentielle de la souffrance, mais sans référence consciente à l’œuvre elle-même. »[8]

En conséquence, « La chrétienté libérait les âmes mais les corps souffraient de misère et de famine, sauf chez la minorité favorisée. Le travail manuel du paysan n’avait pas droit à la même considération que les exploits du seigneur ; le christianisme remettait les valeurs en place, non la structure sociale. »[9]

A manqué donc, au delà ou en deçà de la morale, une véritable théologie du travail. Ont manqué cruellement la poursuite et l’approfondissement de la réflexion plus positive esquissée chez Paul et chez saint Thomas. « Il est curieux et bien douloureux, écrit encore le P. Chenu, d’observer que, sinon depuis le moyen âge de la théologie classique en Occident, du moins depuis le XVIe siècle, avec Vitoria et Suarez, il y a, chez les chrétiens, une théologie de la guerre (…) ; il y a une théologie des affaires, ne fût-ce que dans la condamnation obstinée de l’usure, qu’on nous dit avoir barré - bien inefficacement !- la naissance du capitalisme ; il y a une théologie de l’histoire, voire des théologies différentes, même si on en conteste la vérité, telle la théologie providentialiste de Bossuet ; mais il n’y a pas de théologie du travail. Le mot même est tout récent : car, si, depuis le XIXe siècle on parle d’une morale du travail, et depuis une vingtaine d’années d’une mystique du travail, ou d’une spiritualité du travail, on ne voit apparaître l’expression théologie du travail que depuis cinq ou six ans. C’est significatif. Cela confirme la constatation faite que jusqu’ici les docteurs chrétiens ne prenaient en considération cette réalité humaine comme une matière amorphe, apte ainsi que toutes les autres à être moralisée, sanctifiée, au titre de « devoir d’état ». Ils commentaient, bien sûr, les chapitres de la Genèse sur le caractère pénal du travail ; mais ils ne donnaient pas une attention directe à son contenu objectif, pour discerner la valeur originale que ce contenu, économique et humain, pouvait contracter dans sa relation possible avec le gouvernement de Dieu sur le monde ».⁠[10]

Léon XIII renouant avec saint Thomas va relancer la recherche mais il faut attendre le Concile d’abord et surtout Jean-Paul II pour que se construise et s’affirme la théologie du travail souhaitée. Théologie qui, comme nous allons le voir, change de point de vue. Théologie qui, dans da fraîche nouveauté, n’a pas encore produit tous ses fruits. Les chrétiens, nous l’avons dit, se contentant, dans l’ignorance de leur propre originalité, de souscrire, suivant leur sensibilité et leurs intérêts, aux vieilles théories et habitudes, en tentant, a posteriori, de leur trouver des accents chrétiens.


1. Ex, 20,9.
2. Audience générale, 1-5-1965. Traduction personnelle. Le P. Chenu se réfère aussi mais partiellement à ce texte de Paul VI, in Le travail humain, Lettre encyclique de Jean-Paul II, Introduction, Cana-Cerf, 1981, pp. VII-VIII.
3. GUISSARD Lucien A.A., Catholicisme et progrès social, Je sais-Je crois, V, 57, Arthème Fayard, 1959, p. 77.
4. Pour une théologie du travail, op. cit., p. 12. La révolution que la machine a opérée consiste en ceci : « L’homme vit, d’une manière jadis impensable, non plus la vie de la nature, mais une vie dirigée, rationalisée, une vie qu’il crée lui-même, qu’il s’invente à lui-même. Et ce travail ne va déshumaniser que parce que, de soi, conduit selon sa loi, il serait capable d’humaniser » (Id., p. 31.). Aujourd’hui, le travail n’est plus d’abord l’occasion d’une perfection de l’homme mais  »d’abord la production d’une œuvre ». Si le travailleur travaille pour la perfection de l’œuvre et sa propre perfection, « la perfection de l’œuvre commande ». S’il ne faut pas exagérer le caractère objectif du travail, exagération qui serait dépersonnalisante, on ne peut non plus « faire jouer prématurément (…) les fins subjectives du travailleur » (Id., pp.32-33.).
5. Id., pp. 27-28.
6. Gn 3, 17-19.
7. Il y eut une pensée laïque qui s’accommoda bien de cette vision. On se souvient de la « sagesse » assez négative proposée dans le conte philosophique Candide : « Le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin » ; « Travaillons sans raisonner, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable » et « Il faut cultiver notre jardin ». Voltaire, octogénaire, dans son château de Ferney goûte son aisance et écrit sans autre état d’âme:
   « Je vois de ma terrasse, à l’équerre tracée,
   L’indigent Savoyard, utile en ses travaux,
   Qui vient couper mes blés pour payer ses impôts ;
   Des riches Genevois las campagnes brillantes ;
   Des Bernois valeureux les cités florissantes (…) ». (Epître à Horace, 1772).
   Cette description illustre la conception que Voltaire se faisait de l’égalité et de l’inégalité : « Tous les hommes seraient (…) nécessairement égaux s’ils étaient sans besoins ». Mais « il est impossible, dans notre malheureux globe, que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes, l’une d’oppresseurs, l’autre d’opprimés ; et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances différentes. (…) Le genre humain, tel qu’il est, ne peut subsister, à moins qu’il n’y ait une infinité d’hommes utiles qui ne possèdent rien du tout ; car certainement, un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre ; et, si vous avez besoin d’une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes qui vous la fera. L’égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle et en même temps la plus chimérique. » Si c’est un accident de l’histoire qui fait que l’un est cardinal et l’autre cuisinier, que l’un commande et que l’autre obéisse, il se pourrait qu’un autre accident inverse les rôles. « Mais, continue Voltaire, en attendant que le Grand Turc s’empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société humaine est pervertie. » (Dictionnaire philosophique, article Egalité, Garnier-Flammarion, 1964, pp. 171-173).
8. Le travail humain…​., Introduction, pp. XIV-XV. L’auteur ajoute cette remarque : « Point ne faut écarter la part de vérité que comportent cette perspective et cette expérience. Après les années faciles de 1950 à 1970, nous ressentons, à mesure de l’humanité entière, le poids lourd d’un travail qu’on disait libérateur, et que la perfection même de la technique rend déshumanisant. La détresse des jeunes, même quand ils ne sont pas chômeurs, nous impose une interprétation plus réaliste de l’évolution présente. Ce réalisme ne doit pas tarir les sources authentiques de notre confiance, confiance en la Création dans son destin suprême : « Dieu vit que cela était bon » (Gn, 1), confiance en l’homme (…), co-auteur conscient de cette Création. »
9. GUISSARD Lucien A.A., Catholicisme et progrès social, Je sais-Je crois, V, 57, Arthème Fayard, 1959, p. 75. Evoquant la situation du XIXe siècle, l’auteur précise : « La moralisation souhaitée en termes divers par les apôtres et par les philanthropes du siècle dernier supposait sans en faire l’aveu la permanence des structures. Il fallait amender les conduites individuelles pour atténuer les effets du désordre. Dans ce but, la religion pouvait prêter main-forte ; elle prêcherait aux patrons et aux ouvriers ; on concevait mal qu’elle pût porter le fer dans les organes vitaux d’un régime économique qui les rivait les uns aux autres au même sort. On ne songeait guère à moraliser par le changement institutionnel et par la purification des doctrines. » (Id. p. 74). Il faut, comme nous le savons, attendre Léon XIII pour entendre évoquer le rôle de l’État et des organisation professionnelles dans la question sociale.
10. Pour une théologie du travail, op. cit., pp. 11-12.

⁢i. L’élaboration d’une théologie du travail

Il n’est pas inutile ici de rappeler ce qu’est une théologie. On entend « par théologie non une science ésotérique d’intellectuels, mais une réflexion se portant, organiquement et rationnellement, sous la lumière de la foi, sur les réalités humaines entrant ainsi, de droit ou de biais, dans une économie du salut »[1].

Elle se greffe donc sur l’expérience des hommes, leur vécu, leur sentiment.


1. CHENU P., id..

⁢a. Les « choses nouvelles »

A l’écoute du monde, qu’est-ce que l’Église a entendu ? Elle n’est pas seule, bien sûr, à avoir été interpellée par les « choses nouvelles ».

Or, depuis le XIXe siècle, la revendication essentielle des hommes au travail est, sans conteste et fondamentalement, le respect de leur dignité.

Ainsi, pour P.-J. Proudhon, « le point de départ de la Justice est le sentiment de la dignité personnelle. Devant le semblable ce sentiment se généralise et devient le sentiment de la dignité humaine, qu’il est de la nature de l’être raisonnable d’éprouver en la personne d’autrui, ami ou ennemi, comme dans la sienne propre. »[1] C’est pour cette raison que le célèbre précurseur du socialisme contestera l’ancienne hiérarchisation fonctionnelle et sociale et estimera que « l’instabilité de l’équilibre politique, quelle que soit la forme du gouvernement, a sa cause première dans l’opposition des intérêts, en autres termes, dans l’inégalité des fortunes »[2].

C’est aussi au nom de cette dignité du travailleur, que Proudhon va s’élever avec vigueur contre la division du travail⁠[3] : « Tout est absurde dans les conditions actuelles du travail, et semble avoir été combiné pour l’asservissement à perpétuité de l’ouvrier. Après avoir, dans l’intérêt de la production, divisé et sous-divisé à l’infini le travail, on a fait de chacune de ses parcelles l’objet d’une profession particulière, de laquelle le travailleur, enroutiné, hébété, ne s’échappe plus. (…) Ce n’est pas tout : comme si l’exercice d’une fonction aussi limitée devait épuiser toutes les forces de son intelligence, toutes les aptitudes de sa main, on a limité à l’apprentissage de cette parcelle l’éducation théorique et pratique du travailleur ».⁠[4] Après avoir rappelé que « l’initiation maçonnique comprend trois degrés : apprenti, compagnon, maître » et que « tous sont appelés à la maîtrise, parce que tous sont frères », Proudhon propose de transporter le « principe d’égalité progressive des cérémonies de l’initiation maçonnique dans la réalité industrielle » et donc:

« 1. Que, l’instruction ouvrière devant être intégralement donnée à tous, tant au point de vue de chaque spécialité industrielle qu’à celui de la collectivité des industries, tout établissement de grande production où les fonctions sont divisées est en même temps, pour les individus en cours d’apprentissage ou non encore associés, un atelier de travail et une école de théorie et d’application ;

2. qu’ainsi tout citoyen voué à l’industrie a le devoir, comme apprenti et compagnon, et indépendamment du service public, dont il doit fournir sa part, de payer sa dette au travail en exécutant l’une après l’autre, pendant un temps déterminé, et moyennant salaire proportionnel, toutes les opérations qui composent la spécialité de l’établissement ; et plus tard le droit, comme associé ou maître, de participer à la direction et aux bénéfices ;

3. Que, sous le bénéfice de la capacité acquise dans un premier apprentissage et de la rémunération à laquelle elle donne droit, le jeune travailleur a tout intérêt à augmenter ses connaissances et perfectionner son talent par de nouvelles études dans d’autre genres d’industrie, et qu’il est invité à le faire jusqu’au moment où il pourra se fixer, avec honneur et avantage, dans une position définitive. » Clairement, et en bref, pour Proudhon, l’émancipation du travailleur consiste dans « l’apprentissage polytechnique et l’ascension à tous les grades ».⁠[5] Même si les mesures proposées semblent, telles quelles, irréalistes⁠[6], retenons quand même cette insistance sur l’égalité au nom de la dignité de chaque travailleur.

On peut aussi évoquer, à cet endroit, l’apport de Karl Marx. Comme les économistes du XVIIIe siècle, Marx construira toute une philosophie autour de ses prises de position économiques de sorte qu’on ne peut sérieusement séparer les thèses économiques de Marx de son athéisme qui est « un principe intérieur au système »[7]. Mais, le mérite particulier de Marx, ne craint pas d’écrire le P. Chenu, a été de faire, à propos de l’homme, une double découverte : « celle de sa misère, dans la condition faite au travail, celle de sa grandeur, dans la nature vraie du travail ».⁠[8] Le travail n’est pas en soi aliénant. Au contraire, c’est par le travail que l’homme se construit et construit la société. C’est le capitalisme qui a défiguré le travail. Marx et Engels vont, dans des pages célèbres, dénoncer, avec le souffle de la colère, la destruction moderne du travail ou plus exactement l’avilissement de l’homme mis au travail, asservi par la bourgeoisie capitaliste :  »A mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, le prolétariat se développe aussi, classe des ouvriers modernes, qui ne vivent qu’en trouvant du travail, et qui n’en trouvent que si le travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre - et se trouvent ainsi exposés à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.

Le travail des prolétaires a perdu tout attrait avec le développement du machinisme et la division du travail. Le travailleur devient un simple accessoire de la machine ; on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, le coût du travailleur se limite à peu près à ce qu’il lui faut pour vivre et perpétuer sa descendance.(…). Au fur et à mesure que le travail devient plus désagréable, le salaire diminue. Il y a plus : la somme de travail s’accroît avec le développement du machinisme et la division du travail, soit par l’augmentation des heures effectuées, soit par l’augmentation du travail exigé dans un temps donné, l’accélération du rythme des machines, etc..

(…) Des masses d’ouvriers entassés dans la fabrique sont organisés militairement. Simples soldats de l’industrie, ils sont placés sous la surveillance d’une hiérarchie complète de sous-officiers et d’officiers. Ils ne sont pas seulement les valets de la classe bourgeoise, de l’état bourgeois, - mais encore chaque jour, chaque heure, les valets de la machine, du contremaître, et surtout du bourgeois fabricant lui-même. Ce despotisme est d’autant plus mesquin, odieux, exaspérant, qu’il proclame ouvertement le profit comme son but unique.

(…) Les distinctions d’âge et de sexe n’ont plus d’importance sociale pour la classe ouvrière. Il n’y a plus que des instruments de travail dont le coût varie suivant l’âge et le sexe.

Une fois que l’ouvrier a subi l’exploitation du fabricant et qu’on lui a compté son salaire, il devient la proie d’autres membres de la bourgeoisie : propriétaire, boutiquier, usurier, etc..

Les petites classes moyennes d’autrefois, petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tombent dans le prolétariat, d’une part parce que leurs faibles capitaux ne leur permettent pas d’employer les procédés de la grande industrie et ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes - d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. Ainsi le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. »[9]

Plus tard, dans le Capital, il décrira de manière encore plus saisissante la déshumanisation du travailleur : « qu’est-ce qu’une journée de travail ? (…) La journée de travail comprend 24 heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident que le travailleur n’est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu’en conséquence tout son temps disponible est, de droit et naturellement, temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation. Du temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement des fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, même pour la célébration du dimanche et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche[10], pure niaiserie ! Mais, dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l’incorpore, toutes les fois qu’il le peut, au procès m_me de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l’huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale, au minimum d’heures de lourde torpeur sans lequel l’organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l’entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c’est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu’elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l’ouvrier. Le capital ne s’inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité. »[11]

Devant cette dégradation et cet asservissement, l’objectif de Marx et d’Engels sera de changer la société⁠[12] pour donner au travail toute sa puissance libératrice : « Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’accroître le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail accumulé n’est qu’un moyen d’élargir, d’enrichir, de favoriser l’existence des travailleurs. »[13] On sait que du Manifeste aux dernières œuvres, Marx élargira encore sa vision du travail dans une société communiste qu’il ne décrit pas⁠[14] : « Lorsque la subordination servile des individus dans la division du travail et avec elle l’opposition du travail manuel et du travail intellectuel auront disparu[15] ; lorsque le travail ne sera plus un simple moyen mais sera devenu le premier besoin de la vie ; lorsque les forces de production s’accroîtront avec le développement en tout sens des individus et que toutes les sources de la richesse collective jailliront : alors seulement l’étroit horizon juridique bourgeois pourra être complètement dépassé, et la société inscrira sur ses drapeaux : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». »[16]

En attendant, les contradictions mêmes du capitalisme provoquent « à la façon d’une loi physique » une évolution positive : « les catastrophes mêmes que fait naître la grande industrie imposent la nécessité de reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleur, comme une loi de la production moderne, et il faut à tout prix que les circonstances s’adaptent au fonctionnement normal de cette loi. C’est une question de vie ou de mort. oui, la grande industrie oblige la société sous peine de mort à remplacer l’individu morcelé , porte-douleur d’une fonction productive de détail[17], par l’individu intégral[18] qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises. »[19]

Il est piquant de se rappeler que l’expression « développement intégral » est une expression fréquente dans les textes de Jean-Paul II !

En attendant d’y revenir, constatons qu’indépendamment des solutions proposées, de leur caractère irrecevable ou de leur flou, Proudhon et Marx apparaissent comme des hommes qui ont été profondément et justement choqués par l’avilissement du travail et des travailleurs.

Ces réactions sont intéressantes car elles nous montrent que la révolution industrielle a suscité l’éveil de bien des consciences sensibles à la déshumanisation du travail et provoqué la réflexion philosophique et politique sur une question essentielle qui n’avait jamais été l’objet de tant d’attention dans le passé.

On le voit aussi et plus en profondeur chez H. Bergson. Sa démarche mérite particulièrement d’être évoquée parce que non seulement il a compris l’importance des bouleversements entraînés par la machine mais, contre les scories d’un platonisme diffus, pourrait-on dire, il réhabilite l’intelligence fabricatrice : « En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication. ».⁠[20]

Sans sombrer dans le matérialisme, Bergson va aussi rendre à la matière sa vraie valeur. Il sait comme nous que le travail sera toujours chargé de peine car la matière résiste. Nous sommes, dit-il, confrontés sans cesse à « la résistance de la matière à l’effort humain ». Mais nous pouvons travailler même durement si nous savons par ailleurs que l’effort n’est pas inutile et qu’on ne sera pas dépossédé du fruit de son labeur. Qui plus est, le labeur, le dur labeur, dans ces conditions, est réjouissant car l’homme est créateur par nature et ce qui correspond à sa nature est source de joie : « Mettons donc matière et conscience en présence l’une de l’autre : nous verrons que la matière est d’abord ce qui divise et ce qui précise. Une pensée, laissée à elle-même, offre une implication réciproque d’éléments dont on ne peut pas dire qu’ils soient un ou plusieurs : c’est une continuité, et dans toute continuité il y a de la confusion. Pour que la pensée devienne distincte, il faut bien qu’elle s’éparpille en mots : nous ne nous rendons bien compte de ce que nous avons dans l’esprit que lorsque nous avons pris une feuille de papier, et aligné les uns à côté des autres des termes qui s’interpénétraient. Ainsi la matière distingue, sépare, résout en individualités et finalement en personnalités des tendances jadis confondues dans l’élan originel de la vie. d’autre part, la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort. L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification.

Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme, n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie : il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faîte, nous trouvons que partout où il y a joie il y a création : plus est riche la création, plus profonde est la joie. »[21]

Nous verrons que cette présentation du travail comme première manifestation de l’activité créatrice est très proche de la théologie développée par Jean-Paul II dans ses encycliques sociales. Après avoir consulté les philosophes, on peut aussi examiner les enquêtes sociologiques⁠[22]. Pour ce qui est du travail, on se souvient certainement, pour rester dans le domaine francophone, des travaux de Georges Friedmann⁠[23]. Après avoir rappelé l’ancienne parole biblique « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », l’auteur face à l’invasion du « milieu technique », fait remarquer que « la machine a pris la sueur. Mais, ajoute-t-il, la vieille malédiction demeure. Seule la formule a changé : « Tu gagneras ton pain dans la tristesse et l’ennui…​ ». »[24] Toutefois, au terme d’une longue enquête à travers les expériences américaines, les travaux des psychologues et des pédagogues, l’auteur entrevoit un « magnifique possible » non seulement dans « une production immensément accrue de biens de consommation » mais aussi dans l’amélioration des tâches et de tout ce qui les entoure par le contrôle psycho-physiologique du travail, la participation aux mesures de rationalisation et de promotion, l’extension de l’enseignement professionnel, les changements de poste et l’accroissement du sentiment d’appartenir à une collectivité. G. Friedmann est bien conscient que ces perspectives « impliquent de considérables transformations économiques et sociales ». Pour éclairer les transformations auxquelles il pense, il cite ce texte qui, selon lui, « exprime les sentiments profonds de nombreux ouvriers » : « La joie au travail dans la production mécanicienne ne se retrouve qu’avec la possession collective des moyens de production ».⁠[25]

Avec beaucoup de réalisme, Friedman ajoute : « Il importe de ne point se faire d’illusions : quelle que soit l’injection d’intérêt dans le travail que puisse réussir une société à laquelle adhérerait continûment et pleinement la masse des citoyens, cette revalorisation se heurtera à des limites imposées par la technique elle-même. Tant qu’il y aura des travaux à la chaîne (…), des travaux de bureaux spécialisés et mécanisés, aussi longtemps se maintiendront de multiples tâches qu’il est difficile de rendre véritablement intéressantes en soi. L’individu sera tenté d’exprimer en dehors d’elles, dans les loisirs, le meilleur de ses virtualités, de son, potentiel d’aptitudes et de goûts. » Aussi finalement l’auteur met-il son espoir dans les « loisirs actifs »[26]« peuvent être assurés l’équilibre, la continuité entre les apports nouveaux, magnifiques de la civilisation technicienne et le legs irremplaçable des civilisations artisanales. »[27]

Cette analyse porte la marque d’une époque profondément marquée par le travail parcellaire. d’autre part, à part les aménagements souhaités dans le cadre de la propriété collective des moyens de production, l’espérance ultime porte une nouvelle fois sur le temps de loisir.

Le travail ayant encore évolué dans la seconde moitié du XXe siècle, le secteur tertiaire rassemblant de plus en plus la majorité des travailleurs et le rêve collectiviste ayant fortement régressé, on doit se tourner vers des analyses plus récentes qui, elles, nous apporteront peut-être des éléments neufs.

Tout d’abord, en 1974, fut publiée une étude à la fois sociologique et médicale qui eut un certain retentissement et consacrée à L’allergie au travail, chez les jeunes principalement.⁠[28]

Au terme de son enquête, l’auteur a le mérite de poser la question essentielle qui est celle du sens du travail.

Tout d’abord, et sans surprise, il rappelle, comme nombre de ses prédécesseurs, que « N’importe quelle réflexion sur le sens à accorder aujourd’hui au travail humain devrait, à son avis, s’inspirer de deux propositions essentielles (…).

-Il existe chez l’homme un besoin naturel d’œuvrer à une activité de son choix pour témoigner de son existence[29]. Ce besoin ne fera que croître à mesure que s’élèvera son niveau de connaissance et ne pourra que se diversifier à mesure qu’augmenteront ses informations sur le monde.

-Le progrès ne libérera jamais entièrement l’homme de l’obligation de travail, mais il lui offrira des chances grandissantes de satisfaire ses appétits d’action, de créativité, et d’épanouissement, à condition de ne plus faire de l’activité de travail l’unique et indispensable instrument de cet accomplissement. »

Mais il ajoute, et ceci doit retenir tout particulièrement notre attention, que le « besoin d’œuvrer » répond au besoin de « retrouver sa propre image dans l’action ». Il explique que « …ce besoin irrésistible d’agir, d’œuvrer, trouverait son origine dans le subconscient. Selon les différentes écoles psychanalytiques, il serait le seul moyen que l’homme a de lutter contre son angoisse existentielle, soit en s’évadant pour un temps de l’éternel conflit entre Eros et Thanatos, soit en obéissant à un profond désir de domination ou d’agression, soit enfin en inspirant son propre vécu du souvenir inconscient de tout le vécu agissant du passé de l’humanité.

Les médecins commencent à bien connaître les troubles organiques entraînés par une trop longue mise au repos d’un ou de plusieurs de nos appareils moteurs, et les psychiatres rattachent beaucoup de névroses à l’impuissance à satisfaire cet élan vital. »[30]

Nous tenterons de voir, plus loin, si la théologie ne nous offre pas une explication plus profonde encore et plus radicale.

En attendant, il est un autre livre incontournable, à mon sens, pour réfléchir sérieusement aux problèmes de toujours et d’aujourd’hui, suscités par l’activité de l’homme au travail. Entre 1995 et 2001, le syndicat français CFDT⁠[31] a questionné 80.000 travailleurs de tous les secteurs et non plus seulement auprès les ouvriers et paysans victimes du machinisme. Le monde du travail a en effet beaucoup évolué depuis Marx, Léon XIII ou Friedmann, même si « le taylorisme le plus contraignant existe toujours, spécialement dans l’industrie. »[32] La place prépondérante prise par le secteur tertiaire⁠[33] réclamait cet élargissement et l’invasion électronique impose une réévaluation du travail qui s’est complexifié et diversifié. Parmi les nouveautés, l’enquête relève aussi la croissance des effectifs dans les fonctions publiques, la féminisation des emplois, le vieillissement de la population active, la difficulté des jeunes à accéder à l’emploi, de nouvelles causes à l’intensification du travail, le développement, par les entreprises, des partenariats et de la sous-traitance, les contrats de faible durée et à définition variable, la politique des préretraites, les pratiques nouvelles du management, etc..

Autre point intéressant de l’enquête : elle ne se contente pas d’interroger les intéressés sur leur travail et les conditions dans lequel il s’exerce mais aussi sur la signification qu’ils lui attribuent⁠[34].

L’enquête révèle tout d’abord une très grande variété de situations suivant les secteurs et même, à l’intérieur du même secteur, suivant le type d’activité. Il n’est ni possible, ni utile, ici, d’en rendre compte. Disons globalement que ceux qui s’attendaient à une mise en exergue des revendications en faveur des salaires et d’une diminution du temps de travail seront déçus. La réalité est beaucoup nuancée voire étrangère à cette problématique classique. Quand il en est question, les travailleurs expriment, d’une part, le désir de voir leurs compétences reconnues et valorisées et, d’autre part, si souvent le temps de travail est l’objet d’un choix, d’autres, les cadres, en particulier, l’ont vu s’allonger par nécessité.

Toutefois, l’insistance des travailleurs porte sur d’autres aspects. Ainsi, si beaucoup de travailleurs constatent qu’ils ont aujourd’hui plus de responsabilité, de participation et d’autonomie, ils souhaitent néanmoins un travail toujours plus épanouissant et une amélioration continue des relations au sein de l’entreprise, au niveau de l’information, de l’expression, de l’écoute. Ce qu’ils déplorent, par-dessus tout, dans l’ensemble toujours, c’est l’augmentation de l’intensité de travail sous la pression des clients ou des usagers et sous la nécessité d’une formation continuée vu la complexité croissante de certains domaines. La cadence et le stress restent des problèmes majeurs qui s’accentuent avec l’âge.

En tout cas, si, dans la mouvance marxiste, l’appropriation collective des moyens de production était la condition sine qua non de la libération des travailleurs, il ne reste plus une ombre de cette vieille revendication. Ce qui confirme l’intuition de P. Jaccard qui affirmait, en 1960, que ce n’est pas la cogestion ou la nationalisation qui intéresse le travailleur : « il suffit que chacun ait, dans son travail, le sentiment d’être à sa place et qu’il n’y ait ni barrages pour les uns ni privilèges pour les autres dans l’activité économique »[35]

De plus, si l’on tient compte de tout ce qui précède, on se rend compte qu’un autre historien du travail avait vu juste en écrivant, à propos des travailleurs, qu’« aucun des problèmes qui se posent à eux ne pourra plus être résolu sans eux ; aucun des problèmes qui se posent à eux ne pourra être résolu par eux seuls ».⁠[36]

Mais venons-en à l’aspect le plus original de l’enquête : que pensent les salariés « du travail pris dans son sens général, sa signification abstraite » ?⁠[37] Plus précisément, il leur était demandé:

« Pour vous, le travail, c’est ?

1) Une obligation que l’on subit pour gagner sa vie.

2) Une obligation et aussi un moyen de se réaliser.

3) Etre utile, participer à la vie en société.

4) Réaliser un projet, une passion. »

Sur les 50.000 salariés qui ont répondu à cette question, 5% définissent le travail comme la réalisation d’un projet ou d’une passion, 20% comme une utilité sociale, 33% comme une obligation subie et 42% comme une obligation et un moyen de se réaliser⁠[38]

Vu la diversité des situations, il est nécessaire d’identifier chaque catégorie.

Ceux qui considèrent le travail comme une obligation subie sont majoritairement ceux qui, par nécessité, exercent un travail répétitif, parcellaire, sous cadence, qui sont peu ou pas informés sur la situation de l’entreprise, peu consultés et dont les salaires sont faibles.

Ceux qui voient le travail comme une obligation mais aussi un moyen de se réaliser appartiennent pour la plupart au secteur tertiaire. La réalisation de soi, comme l’utilité sociale ou la passion du métier, l’emporte sur l’obligation dans la mesure où le travail est choisi et consiste à aider, soigner, enseigner.

Ainsi, alors que souvent les théories du travail le définissent comme « moyen de se réaliser » parce qu’il implique « la transformation de la matière, la production d’un objet utile à partir d’éléments sinon inutiles du moins non directement utilisables », on constate, au contraire, à travers cette enquête, « des salariés qui définissent positivement le travail quand ils ont un emploi qui les place en situation d’échange et de dialogue avec des personnes et négativement quand leur activité consiste à transformer la matière ou à surveiller des processus de transformation de la matière ».⁠[39]

Pour terminer, on retiendra surtout cette remarque qui me paraît capitale : « Comment proposer et convaincre d’agir pour l’emploi, pour le plein emploi, si le travail n’a pas de sens, n’est pas, aussi, un moyen de se réaliser ? »[40]


1. De la justice dans la révolution et dans l’Église, Nouveaux principes de philosophie pratique, Garnier, 1858, tome I, p. 194.
2. Id., p. 392.
3. Adam Smith distinguait 18 opérations dans la fabrication des épingles et proposait de confier chacune de ces tâches à un ouvrier, ainsi, pensait-il, la production serait accrue de 10 à 20 fois (cf. JACCARD, op. cit., pp. 315-316). Déjà en 1836, Charles Fourier avait, dans le titre d’un ouvrage, exprimé son indignation devant le travail réduit à un geste sans égards pour l’ouvrier : La fausse Industrie, morcelée, répugnante, mensongère et l’antidote, l’Industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit et perfection extrême en toutes qualités. La division du travail tant décriée au XIXe siècle et encore au XXe siècle n’est pas un phénomène nouveau. Xénophon en voit l’origine dans une détermination sexuelle : « Ces fonctions du dedans ou du dehors demandent, les unes et les autres, du travail et du soin. Les dieux ont, ce me semblent, créé la femme pour les premières, l’homme pour les autres. Le froid, le chaud, les voyages, la guerre, ont été dévolus à l’homme, dont l’âme et le corps sont mieux trempés pour les supporter: il est donc chargé de l’extérieur ; à la femme, dont la complexion est moins vigoureuse, les dieux ont réservé l’intérieur. Pour la femme, il est plus honnête de rester à la maison que d’être sans cesse au dehors ; pour l’homme, il serait honteux de toujours rester enfermé chez soi, au lieu de s’occuper des affaires du dehors. » (Economique, VII). Platon attribuera la division du travail à la diversité de nos besoins que nous ne pouvons seuls satisfaire. Telle est l’origine de la société politique (La République, II, 369-371, in Œuvres complètes, La Pléiade, 1950, pp. 914-919.). Ce phénomène inévitable mais qui fut poussé à l’extrême, est-il toujours néfaste ? Pour P. Jaccard (op. cit., p. 317), ce sont les conditions dans lesquelles s’exerce la travail parcellaire lorsqu’il est exclusivement justifié par la poursuite du profit qui le rendent pénible : « Appliquant la division du travail, l’entrepreneur la pousse aussi loin que lui commande son intérêt, sans s’inquiéter des conséquences fâcheuses qu’elle peut avoir pour l’ouvrier, seul chargé, avec son salaire, du soin de sa personne. De savoir ensuite ce qui peut résulter pour cet ouvrier, pour sa santé, son intelligence, son bien-être, ses mœurs, d’un travail excessif, insalubre, répugnant, parcellaire, mal rétribué : c’est une autre affaire, dont la psychologie et l’hygiène ont le droit de s’enquérir, qui pourrait bien aussi intéresser la justice, partant l’économie politique et le gouvernement, mais qui ne regarde point l’entrepreneur, qui ne lui impose aucune responsabilité, qui n’affecte en rien sa religion et ne soulève en lui ni scrupule ni regret ». En dehors de ce cas, comme G. Friedman, appelé à la rescousse, le précise : « Peut-être la division du travail est-elle, après tout, un mal nécessaire. Le travail étant arrivé à sa dernière limite de simplification, la machine prend la place de l’homme et l’homme reprend un autre travail plus compliqué, qu’il s’applique ensuite à diviser, à simplifier, en vue d’en faire encore besogne à machine, et ainsi de suite. En sorte que la machine envahit de plus en plus le domaine du manouvrier et qu’en poussant le système jusqu’à ses dernières limites, la fonction du travailleur deviendrait de plus en plus intellectuelle. Cet idéal me va beaucoup ; mais la transition est bien dure puisqu’il faut, avant d’avoir trouvé les machines, que l’ouvrier, par le fait de la simplification du travail, se fasse lui-même machine et subisse les conséquences déplorables d’une nécessité abrutissante…​ Acceptons donc la division du travail là où elle est démontrée nécessaire, mais avec l’espoir que la mécanique se chargera de plus en plus des travaux simplifiés ; et demandons pour les travailleurs des autres classes un enseignement qui non seulement les sauve de l’hébétement, mais surtout qui les incite à trouver les moyens de commander à la machine, au lieu d’être eux-mêmes la machine commandée ». (Le travail en miettes, cité in JACCARD, op. cit., p. 325).
4. Op. cit., tome III, p. 229.
5. Op. cit., III, pp. 239-240.
6. Marx critiquera la suggestion de Proudhon en ces termes : « M. Proudhon (…) fait un pas en arrière, et propose à l’ouvrier de faire non seulement la douzième partie d’une épingle, mais successivement toutes les douze parties. L’ouvrier arriverait ainsi à la science et à la conscience de l’épingle. Voilà ce que c’est que le travail synthétique de M. Proudhon. (…)
   En résumé, M. Proudhon n’est pas allé au delà de l’idéal du petit bourgeois. Et pour réaliser cet idéal, il n’imagine rien de mieux que de nous ramener au compagnon, ou tout au plus au maître artisan du moyen âge. »( Misère de la philosophie, Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon, 1847, in Œuvres, Economie, I, La Pléiade, 1965, pp. 108-109).
7. CHENU, op. cit., p. 64. Marx lie l’aliénation économique à l’aliénation religieuse.
8. CHENU, op. cit., pp. 60-61.
9. Manifeste du parti communiste (1847), UGE 10/18, pp. 28-30.
10. « En Angleterre, par exemple, on vit de temps à autre dans les districts ruraux quelque ouvrier condamné à la prison pour avoir profané le sabbat en travaillant devant sa maison dans son petit jardin. Le même ouvrier est puni pour rupture de contrat s’il s’absente le dimanche de la fabrique (…), même par dévotion. Le Parlement orthodoxe ne s’inquiète pas de la profanation du sabbat quand elle a lieu en l’honneur et dans l’intérêt du dieu Capital. Dans un mémoire des journaliers de Londres employés chez des marchands de poisson et de volaille, où l’abolition du travail du dimanche est demandée (août 1863), il est dit que leur travail dure en moyenne 15 heures chacun des 6 premiers jours de la semaine et 8 à 10 heures le dimanche. On voit par ce mémoire que c’est surtout la gourmandise délicate des bigots aristocratiques d’Exeter Hall qui encourage cette profanation du jour du Seigneur. Ces saints personnages si zélés in cute curanda, autrement dit, dans le soin de leur peau, attestent leur qualité de chrétien par la résignation avec laquelle ils supportent le travail excessif et les privations d’autrui. Obsequium ventris istis perniciosus est, - mener joyeuse vie leur (c’est-à-dire aux travailleurs) fait du tort. » (Note de Marx).
11. Le Capital, I, 1867, III, X, V, in Œuvres, op. cit., pp. 799-800.
12. On sait que la société, pour Marx, se transforme par la lutte des classes inspirée par la dialectique du Maître et de l’Esclave de Hegel. Mais, pour celui-ci, ce n’était pas la lutte mais le travail de l’Esclave qui était transformateur. A. Kojève explique ainsi ce passage célèbre de la Phénoménologie de l’esprit : « Le Maître force l’Esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la nature. Or, il n’est devenu l’Esclave du Maître que parce que -au prime abord- il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave : il se libère du Maître. Dans le monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le monde technique, transformé par son travail, il règne -ou, du moins, règnera un jour- en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise « immédiate » du Maître. L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu’il laisse -ne travaillant pas- intact. Si l’angoisse de la mort incarnée pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait. » Alors que le Maître satisfait immédiatement son désir en consommant ce que l’Esclave a préparé, l’Esclave, lui, ne peut travailler pour le Maître qu’en refoulant ses propres désirs. « Il se transcende donc en travaillant ; ou si l’on préfère, il s’éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. d’autre part, il ne détruit pas la chose telle qu’elle est donnée. Il diffère la destruction de la chose en la transformant d’abord par le travail ; il la prépare pour la consommation ; c’est-à-dire - il la « forme ». Dans le travail, il transforme les choses et se transforme lui-même : il forme les choses et le monde en se transformant, en s’éduquant soi-même ; et il s’éduque, il se forme, en transformant des choses du Monde ». (Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1980, pp. 28-30).
13. Id., p. 39.
14. Cf. H. Lefebvre : « Marx n’a pas essayé de pousser plus loin la description de l’État socialiste et de la société communiste. On le lui reproche parfois. Mais il savait que tout essai d’anticipation eût été aussi vain, aussi stérile, aussi critiquable qu’une utopie. » (in Pour connaître la pensée de Marx, Bordas, 1966, p. 269).
15. « Une araignée accomplit des opérations qui ressemblent à celles du tisserand ; une abeille , par la construction de ses cellules de cire, confond plus d’un architecte. Mais ce qui distingue d’abord le plus mauvais architecte et l’abeille la plus habile, c’est que le premier a construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire. A la fin du travail se produit un résultat qui, dès le commencement, existait déjà dans la représentation du travailleur, d’une manière idéale, par conséquent. Ce n’est pas seulement une modification de formes qu’il effectue dans la nature, c’est aussi une réalisation dans la nature de ses fins ; il connaît cette fin, qui définit comme une loi les modalités de son action et _ laquelle il doit subordonner sa volonté. » (Le capital, I, 3e section, chap. VII, in Œuvres, La Pléiade, 1965, p. 728).
16. Critique du programme de Gotha (1875), Librairie de l’Humanité, 1922, pp. 35-36.
17. Une autre traduction propose : « individu parcellaire, simple exécutant d’une fonction sociale de détail » (Cf. FRIEDMANN G., op. cit., p. 365).
18. Le texte allemand parle de « l’individu totalement développé » (Œuvres, Economie I, op. cit., p. 1675).
19. Le Capital, I, IV, XV, IX, 1867, in Œuvres, Economie, I, op. cit., p. 992. Dans la conclusion du tome III, Marx développe un peu plus concrètement sa pensée. Elle pourra décevoir dans la mesure où elle aboutit à une revendication plus modeste que ce que les formules précédentes suggéraient : « A la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de la société et sous tous les types de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : l’homme socialisé, les producteurs associés règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. » (Œuvres, Economie, II, op. cit., pp. 1487-1488). Nous verrons plus loin que Jean-Paul II est bien plus ambitieux…​
20. L’évolution créatrice (1907), in Œuvres, PUF, 1963, pp. 612-613. C’est l’auteur qui souligne. Le lien entre l’intelligence et la main a été aussi mis en évidence par Marx (cf. supra), par G. Friedman qui parle d’ »intelligence ouvrière » (in Où va le travail humain, Gallimard, 1950, pp. 55-56), ou encore par G. Bachelard, qui complète Bergson en soulignant que « l’imagination intelligente des formes imposées par le travail à la matière doit être doublée par l’énergétisme d’une imagination des forces (…) qui organise le temps de travail, qui en fait une durée volontaire et réglée (…). » (La terre et les rêveries de la volonté, II, J. Corti, 1948, pp. 36-62).
21. L’énergie spirituelle, La conscience et la vie (1911), in Œuvres, op. cit., pp. 831-832.
22. Il est parfois malaisé, surtout en ce qui concerne le XIXe, de distinguer philosophie et sociologie. On dit de Proudhon et de Marx qu’ils sont aussi sociologues comme on dit d’A. Comte (1798-1857) (créateur du mot) et d’E. Durkheim (1858-1917) (fondateur de la méthode) qu’ils sont philosophes.
23. 1902-1977. Il est surtout connu pour ces deux ouvrages qui eurent un grand succès : Où va le travail humain ? Gallimard, 1950 et Le travail en miettes, Gallimard, 1956. G. Friedmann a été fortement marqué par les « romans » autobiographiques de Georges Navel (1904-1993). Ce cadet d’une pauvre famille paysanne de treize enfants fut un ouvrier autodidacte, proche des milieux libertaires et anarchistes. Il nous livre à travers ses œuvres (Travaux, Stock, 1945 ; Parcours, Gallimard, 1950 ; Sable et limon, Gallimard, 1952 ; Chacun son royaume, Gallimard, 1960 ; Passages, Le Sycomore, 1982) un portrait très réaliste du passage de l’économie rurale à la société industrielle. A la « tristesse ouvrière », il ne voit qu’un remède : l’action politique. (cf. A contretemps, Bulletin de critique bibliographique, n° 14-15, décembre 2003, disponible sur www.acontretemps.plusloin.org). G. Friedmann collabora aussi avec Pierre Naville (1904-1993) à la rédaction d’un Traité de sociologie du travail, Tomes I et II, A. Colin, 1961-1962. P. Naville, fils de banquier genevois, politisa le mouvement surréaliste, se rallia à Trotsky puis, après la guerre, milita dans les mouvements socialistes tout en menant une carrière de sociologue. Son « pessimisme utile », selon sa propre expression, s’est exprimé dans divers ouvrages dont certains sont souvent réédités : Essai sur la qualification du travail, Rivière et Cie, 1956 ; La classe ouvrière et le régime gaulliste, EDI, 1964 ; La révolution et les intellectuels, Gallimard, 1975 ; Le nouveau Léviathan, Gallimard, 1977 ; La maîtrise du salariat, Economica, 1999 ; Sociologie d’aujourd’hui, Economica, 1999 ; Trotsky vivant, M. Nadeau, 2001 ; etc.. (Cf. ROLLE P., Essai sur Pierre Naville, du surréalisme à la sociologie, http://multitudes.samizdat.net).
24. Où va le travail humain ?, op. cit., p. 67.
25. Marcel Mermoz, in Le Lien, N° 54, p. 4, cité in FRIEDMANN G., op. cit., pp. 358-359. M. Mermoz, qui fut successivement ouvrier, anarchiste, communiste, maquisard, est surtout connu pour avoir été le responsable de la communauté de travail « Boimondau » à Valence (France) et dirigeant d’une entreprise dans laquelle il a aboli le salariat et instauré l’autogestion. (Cf. DOMENACH J.-M., L’autogestion, c’est pas de la tarte, Entretiens avec Marcel Mermoz, Seuil, 1978). M. Mermoz justifie ainsi sa prise de position: « Dans la communauté de travail, l’homme travaille pour lui-même et sa famille ; il travaille avec ses machines, avec ses copains dans un climat de liberté. Il n’a plus au cœur cette sensation avilissante d’être exploité. La Communauté, c’est son œuvre. Quelque parcellaire que soit la besogne accomplie, l’homme dans la Communauté sait que l’opération faite contribue à la grandeur, à la solidité de son affaire, de son entreprise, du groupe solidaire auquel il appartient. Tout comme l’artisan ou le cultivateur (…). La joie dans le travail industriel est possible mais d’abord à condition que les moyens de production soient des biens collectifs à la mesure de la production industrielle qui, elle, est collective. »
26. Rappelons-nous les « compositions libres » de Proudhon : « Il n’est pas rare de trouver des hommes, d’une capacité réelle et d’un talent très développé, qui préfèrent, à salaire égal, la fonction la plus simple et la plus uniforme, parce qu’ils réservent toutes les forces de leur intelligence pour des compositions libres et desquelles ils n’attendent aucune rétribution. Dans ce cas le travail parcellaire, ne portant préjudice ni à la société ni aux personnes, exécuté par des mains capables, à l’occasion, de direction et de synthèse, n’offre plus d’inconvénient. Qui sait même si, un jour, telle ne sera pas notre condition commune et définitive ? L’homme, après avoir parcouru la sphère de sa spécialité, commandé et instruit les autres, à son tour, aime à se replier sur lui-même et à concentrer sa pensée. Alors, pourvu que le salaire quotidien arrive, content d’avoir fait ses preuves, il laisse à d’autres les grands projets et les postes brillants et s’abandonne aux rêveries de son cœur, dont l’uniformité du travail parcellaire ne fait plus que faciliter le cours. » (De la justice dans la Révolution et dans l’Église, op. cit., t. II, p. 336).
27. Où va le travail humain, op. cit., pp. 356-361.
28. ROUSSELET Jean, L’allergie au travail, Seuil, 1974.
29. Cf. Freud : « Quand l’homme n’a pas, dans sa vie, de dispositions particulières, il ne peut rien faire de mieux que de suivre le sage conseil de Voltaire : cultiver son jardin. A cet égard, il n’y a pas de différence entre le travail scientifique et les plus communes besognes par lesquelles on puisse gagner son pain. Le travail assure à l’homme non seulement sa subsistance, mais il justifie sa vie en société. Il n’est pas moins utile lorsqu’il donne à l’individu la possibilité de se décharger des pulsions de sa libido, narcissiques, agressives et même érotiques. Il est vrai que la grande majorité des gens ne travaillent que par nécessité et ne s’engagent pas volontiers dans cette voie vers le bonheur. C’est que la vie est trop dure pour nous ; elle nous apporte trop de souffrances, trop de déceptions, trop de tâches impossibles à remplir. Il n’y a qu’une solution à ce très difficile problème social: le libre choix du métier. Alors le travail de chaque jour apporte une satisfaction particulière car il est soutenu non seulement par une inclination naturelle, mais encore par la sublimation d’instincts profonds qui, sans cela, demeurent inutilisés ». (La civilisation et ses insatisfactions, cité in JACCARD, op. cit., p. 336).
30. ROUSSELET J., op. cit., pp. 252-254.
31. Fondée en 1919 sous le nom de Confédération française des travailleurs chrétiens, la CFDC est devenue en 1964 la CFDT : Confédération française démocratique du travail.
32. CFDT, Le travail en questions, Enquêtes sur les mutations du travail, Syros, 2001, p. 8.
33. Cf. PRADERIE M., Ni ouvriers, ni paysans : les tertiaires, Seuil, 1968.
34. La CFDT définit ainsi sa propre « philosophie » du travail : « le travail est, continue et continuera à être un élément majeur de l’organisation de nos sociétés, de la dignité des hommes et des femmes qui y vivent et de leur investissement dans des pratiques collectives. Cette conviction, pour autant, ne fait pas du travail le nec plus ultra de l’aventure humaine. Elle considère comme tout à fait utile, important et nécessaire de critiquer le travail dans certaines formes concrètes qu’il prend, parce qu’elles sont « vides de sens » et d’intérêt ou dangereuses, comme de défendre l’importance pour la société d’activités bénévoles, militantes et associatives, qui ne sont pas du « travail » au sens précis du terme. d’une certaine manière, la CFDT aborde le travail avec une approche laïcisée : elle n’en fait pas l’activité unique qui fabrique l’homme et, surtout, le héros de l’avenir de l’humanité, mais elle le prend au sérieux et souhaite autant le promouvoir qu’en changer les conditions d’exercice. » (Op. cit., pp. 23-24). Comme nous le verrons, cette approche « laïcisée » n’est pas très éloignée de la conception défendue par Jean-Paul II.
35. Op. cit., p. 326.
36. LEFRANC, op. cit., p. 480.
37. Op. cit., pp. 187-228.
38. Id., p. 189.
39. Id., p. 194.
40. Id., p. 193. On peut aussi noter que « le travail est souvent défini en référence à la situation professionnelle » : situation contractuelle, nature des activités et des contraintes, finalités du travail et valorisation de ces finalités. Ceci peut expliquer, en partie ,parfois, les différences entre les revendications : « Si le travail, c’est-à-dire en fait mon travail, a pour caractéristique d’être utile à la société et de me permettre de me réaliser, n’est-il pas naturel et logique d’en défendre une meilleure reconnaissance ou de vouloir qu’il continue à s’exercer « comme avant » ? Si le travail, c’est-à-dire en fait mon travail, est une obligation à laquelle je ne peux pas me soustraire, parce qu’il faut gagner sa vie, n’est-il pas naturel et logique de défendre mon emploi, de hurler de rage quand on annonce sa transformation ou, pire, sa suppression ? On peut à la fois dénoncer le caractère pénible de son travail, la faiblesse de sa rémunération et tenir à le conserver, puisque travailler est une obligation et que je n’ai que cet emploi pour y satisfaire. » (p. 210).

⁢b. Une nouvelle orientation philosophique

L’Église qui se dit « experte en humanité » ne peut se passer d’écouter le « monde », les plaintes et les espoirs des hommes, les analyses et les réflexions que le travail a suscitée et suscite. Nous savons que, face aux injustices et aux réductions idéologiques, à partir de Léon XIII, les souverains pontifes vont appeler au respect de la dignité de l’homme, dignité naturelle et dignité éminente d’un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Comme l’a très bien vu M. Schooyans, toutes les questions particulières qu’ils ont abordées, travail, propriété, entreprise, salaire, etc., ont été étudiées en référence à cette dignité. Mais, « avec Jean-Paul II, cette perspective classique bascule : tout part de la question centrale : celle de l’homme, et toutes les questions particulières s’articulent autour de ce pôle ».⁠[1] « La question ouvrière, explique-t-il, était perçue, du temps de Rerum novarum, comme un problème technique dont on mesurait la dimension morale, et à la solution duquel les intéressés, l’État et l’Église, avaient quelque chose à apporter. Le développement selon Jean-Paul II n’est un problème technique qu’à titre dérivé ; il est avant tout un problème d’anthropologie et de morale ressortissant à la théologie ».⁠[2] C’est pourquoi dans l’encyclique Laborem exercens[3] qui nous servira de guide principal, l’accent est mis « sur le travailleur plutôt que sur le travail ».⁠[4]

Ce « basculement » qui n’est en rien une rupture avec la tradition, a été expliqué par divers auteurs. Ph. Jobert⁠[5], par exemple, nous rappelle que le philosophe Karol Wojtyla a, bien sûr, étudié la philosophie objective de saint Thomas mais aussi la philosophie subjectiviste moderne. « Si l’on étudie les choses en tant qu’objets connus, on bâtit une philosophie objective, ou réaliste parce qu’elle concerne les choses telles qu’elles sont dans la réalité, distinctes du sujet, extérieures à lui (…). Si l’on étudie les choses du point de vue du sujet connaissant, on construit une philosophie subjective. Elles ne considère pas les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais telles que le sujet les connaît en raison de ce qu’il est lui-même. (…) Il en résulte une certaine interprétation des choses par le sujet, ce qu’on appelle aujourd’hui pompeusement l’herméneutique. Cependant, il est évident que c’est l’objectivité qui domine de beaucoup dans le domaine de la connaissance et que la subjectivité ne joue qu’un rôle secondaire, subordonné et limité. Le subjectivisme est donc l’erreur qui lui attribue le rôle principal et dominant ». Dans une perspective subjective (non subjectiviste), on « prend comme centre absolu de référence le sujet connaissant et agissant. Autrement dit, c’est l’homme qui est le centre du monde dans une philosophie subjective. » La philosophie de la subjectivité élaborée par K. Wojtyla ne va pas s’opposer au système thomiste mais le compléter. En effet, « la subjectivité de l’homme est sa personnalité consciente , sa face intérieure. La personnalité totale de l’homme est la synthèse de sa face intérieure et subjective, et de sa face extérieure et objective. Il s’agit de la même personne vue de l’intérieur et de l’extérieur. Une philosophie complète de la personne humaine comprend donc une partie objective et une partie subjective. St Thomas d’Aquin a élaboré la partie objective de l’anthropologie, le professeur Wojtyla la partie subjective. La partie objective est première parce que l’homme commence par être et agir. La partie subjective est postérieure et fondée sur la partie objective, puisqu’elle résulte de la connaissance que l’homme a de son agir et de son être ». Comme dans l’anthropologie objective de saint Thomas, il est dit que « l’action révèle la personne » mais K. Wojtyla précisera que « la personne, par la conscience, devient pour elle-même (comme sujet) sujet de son acte, elle l’assume, le reconnaît comme sien, s’en sait responsable ; en même temps sa subjectivité se manifeste objectivement à elle par la conscience, et la personne prend conscience de sa personnalité intérieure ; simultanément sujet et objet, elle appréhende qu’elle est l’agent de sa propre action et de l’actualisation de soi-même comme sujet, par opposition à ce qui se passe naturellement en elle : par exemple ce qui est corporel, ce qui est instinctif, les passions et les velléités. » L’acte conscient révèle donc la personne. Mais l’acte conscient est un acte libre, volontaire, qui accomplit la personne. Comme chez saint Thomas, l’acte volontaire est intentionnalité (désir éveillé par la connaissance) puis  »manifeste une direction active de l’agent vers l’objet », mouvement qui  »laisse le sujet identique à lui-même ». K. Wojtyla va plus loin et souligne « que dans l’acte volontaire, il n’y a pas seulement la direction active du sujet vers son objet ; car le sujet décide non seulement en ce qui concerne son mouvement, amis aussi en ce qui le concerne lui-même : il se meut. L’autodétermination consiste à se mouvoir ; elle inclut plus qu’agir, accomplir une action ; par elle, l’homme s’accomplit lui-même, il se développe, se perfectionne, devient son propre fabricant. L’autodétermination est dirigée vers l’intérieur, alors que la direction active de l’acte volontaire est orientée vers l’extérieur : mais c’est par le moyen du mouvement volontaire que l’autodétermination agit sur le sujet. Avant d’agir l’homme est déjà une personne substantiellement, mais en agissant il devient de plus en plus une personne opérativement ; il tend à la plénitude personnelle de son humanité, vers la « vérité de l’homme ». » Tel est le sens profond de cette injonction récurrente dans l’enseignement de Jean-Paul II : il faut que l’homme soit toujours plus homme. Tel est le fondement de toute l’éthique personnelle, familiale et sociale du Souverain pontife, éthique subjective aussi, éthique des valeurs c’est-à-dire de « ce que le sujet expérimente comme lui convenant, répondant à son désir. Tandis que le bien est bon en soi, la valeur est bonne pour moi ». Plus exactement, car on pourrait mal comprendre, la valeur « est un bien objectif subjectivement expérimenté comme tel. » Cette éthique « axiologique » (du grec axiô : estimer, apprécier) « se distingue ainsi de l’éthique téléologique, celle d’Aristote et de saint Thomas, qui se base sur la fin à atteindre, en grec télos. Cela ne veut pas dire que l’éthique du professeur Wojtyla abandonne la notion de fin, fondamentale en morale, puisqu’on agit toujours pour un but ; mais pour sa morale, la fin est le point d’arrivée, tandis que le point de départ est dans le sujet agissant qui fait dans l’expérience des actes humains, l’expérience des valeurs qui conviennent au sujet. »

En tout cas, le système de K. Wojtyla est « une clé de l’enseignement du Concile Vatican II comme de Jean-Paul II ». Lui seul « explique l’anthropocentrisme de cet enseignement : l’homme en est bien le centre unique, un centre totalement dépendant de Dieu par la création, et totalement orienté vers Dieu par la vocation à la vie éternelle, l’homme racheté en Jésus-Christ. » Mais si ce système qui crée « une vision globale des choses à partir de l’homme », «  conduit par la voie subjective à la Vérité que le thomisme démontre par la voie objective », quel peut être son intérêt ? Indépendamment de son utilité philosophique, il est d’une très importance pédagogique aujourd’hui parce que les « axiomes du subjectivisme (…) sont devenus les dogmes de la civilisation contemporaine : ils imprègnent la mentalité des foules du monde entier. »⁠[6]

Et qu’on ne dise pas qu’il ne s’agit là que de subtilités pour intellectuels ! L’orientation philosophique de K. Wojtyla a immédiatement trouvé son incarnation politique dans l’éthique du mouvement « Solidarité », en Pologne. Joseph Tischner écrit clairement que « l’éthique de Solidarité se veut une éthique de la conscience. Elle part du principe que l’homme est doué d’une conscience, d’un « sens éthique » naturel dans une large mesure indépendant des systèmes éthiques. Ceux-ci sont multiples, mais la conscience est une. Elle leur est antérieure. Elle constitue en l’homme une réalité autonome, un peu comme la raison et la volonté. De même qu’il peut exercer sa volonté et sa raison ou négliger de le faire, l’homme peut écouter sa conscience ou l’étouffer. A quoi l’exhorte-t-elle, aujourd’hui ? Avant tout, à ce qu’il veuille avoir une conscience, être conscience. (…)

Mais quelle idée de l’homme défendons-nous alors ? La qualité d’un acte proprement humain ne peut venir d’un exercice effectué sur commande, mais uniquement d’un comportement inspiré depuis l’intérieur de l’être. Pour que se construise la moralité, toute règle doit être acceptée par la conscience qui est capacité instinctive de déchiffrer le sens des panneaux et de déterminer lequel est important ici et maintenant. Les penseurs chrétiens disaient : la conscience est la voix de Dieu. Cela signifiait qu’un Dieu qui ne se manifeste pas à travers la conscience de l’homme n’est pas un vrai Dieu, mais une idole. Le vrai Dieu touche d’abord les consciences ».⁠[7] L’auteur ajoute, comme nous l’avons déjà vu précédemment dans le commentaire de la parabole du bon Samaritain : « Chaque « nous », chaque « avec » n’est pas la solidarité. (…) La solidarité authentique est la solidarité des consciences. Car être solidaire d’un homme c’est pouvoir compter sur lui, et compter sur un homme, c’est croire qu’il y a en lui quelque chose de stable, qui ne décevra pas. La conscience est en l’homme cet élément stable qui ne déçoit pas ? Encore faut-il vouloir avoir une conscience. Or, l’homme a le triste pouvoir de détruire ce qu’il y a en lui d’humain. Mais aussi l’heureux pouvoir de reconstruire sa conscience, à condition qu’il en ait la volonté. »[8]

Nous verrons plus loin les conséquences de cette vision sur le travail mais il est bon de s’attarder encore un peu aux fondements philosophiques pour bien saisir en profondeur l’importance du « basculement », sa nouveauté et sa possible efficacité face aux idéologies et aux théories à la mode.

Rocco Buttiglione⁠[9] a longuement suivi le parcours intellectuel du futur pape Jean-Paul II et confirme, en l’approfondissant, la brève présentation de Ph. Jobert.⁠[10] Dans ce qui peut paraître au lecteur comme un détour de plus, nous ne perdons pas de vue que nous devons bien parler du travail dans la conception chrétienne d’aujourd’hui mais justement l’auteur insiste sur ce fait que nous pressentions : « La crise du travail se présente avant tout, comme crise de la signification et du contenu éthique du travail »[11]

Et « si le marxisme, écrit Rocco Buttiglione, est devenu dominant dans le mouvement ouvrier, cela vient en grande partie de ce qu’il a réussi à penser le travail humain et le fait que l’homme se réalise par son travail ».⁠[12]

Il nous faut nous attarder un peu à cette affirmation parce qu’on la retrouve chez Jean-Paul II et que cette parenté a pu paraître troublante. René Coste qui relève cette proximité l’explique ainsi : « Ce dont les fondateurs du marxisme ne se sont pas rendu compte, c’est que, dans leur effort de revalorisation du travailleur, ils recueillaient en réalité un héritage chrétien essentiel »[13]. En témoigne, selon l’auteur, la position de Paul opposée à la mentalité grecque de l’époque. Or, nous avons vu que la réalité grecque était plus nuancée qu’on ne le dit souvent et aussi et surtout qu’après Paul et en exceptant saint Thomas, les chrétiens ont rapidement et longuement perdu le fil…​

Certes, Marx écrit bien que « pour l’homme socialiste, l’histoire universelle n’est rien d’autre que la génération de l’homme par le travail humain, rien d’autre que le devenir de la nature pour l’homme ; c’est pour lui la preuve évidente et irréfutable de sa génération par lui-même, du processus de sa genèse. »[14] Position confirmée par Engels : « Le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est effectivement…​ conjointement avec la nature qui lui fournit la matière qu’il transforme en richesse. Mais il est infiniment plus encore. Il est la condition fondamentale première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui-même. »[15]

Toutefois, l’affirmation de Marx, comme celle d’Engels, s’inscrit dans un contexte matérialiste. Engels, dans le dernier chapitre de sa Dialectique de la nature, chapitre intitulé « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme », raconte comment « sous l’influence, au premier chef sans doute, de leur mode de vie », chez des singes anthropoïdes, la main s’est libérée, une main « hautement perfectionnée par le travail de milliers de siècles ». « Ainsi la main n’est pas seulement l’organe du travail, elle est aussi le produit du travail ». Ensuite, » le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les liens entre les membres de la société (…) Bref, les hommes en formation en arrivèrent au point où ils avaient réciproquement quelque chose à se dire. Le besoin se créa son organe (…). » Le langage est donc « né du travail et l’accompagnant. » Le travail puis le langage ont été « les deux stimulants essentiels sous l’influence desquels le cerveau d’un singe s’est peu à peu transformé en un cerveau d’homme (…). » Plus tard encore, « le régime carné a conduit à deux nouveaux progrès d’importance décisive : l’usage du feu et la domestication des animaux. » Engels alors tire de cette évolution cette idée importante pour la suite du débat : « Comme nous l’avons indiqué, les animaux modifient la nature extérieure par leur activité aussi bien que l’homme, bien que dans une mesure moindre, et, comme nous l’avons vu, les modifications qu’ils ont opérées dans leur milieu réagissent à leur tour en les transformant sur leurs auteurs. » Avec les progrès de la science de la nature et la connaissance de ses lois, nous apprendrons à connaître et maîtriser les conséquences de nos actions puisque nous appartenons à la nature « avec notre chair, notre sang, notre cerveau », et que, chaque jour davantage, « les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature. » Ainsi, de plus en plus, « deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. »[16]

Il est inutile ici de revenir sur l’ »opposition » signalée. Soyons attentifs aux implications de cette philosophie qui est bien conforme a ce que Marx avait établi dans sa critique du matérialisme un peu simpliste de Feuerbach⁠[17] à qui il reproche de n’avoir pas compris « l’importance de l’activité « révolutionnaire », de l’activité « pratique-critique » » : « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la pratique, est purement scolastique. (…) La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. (…) Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». En conséquence, Marx reproche donc à Feuerbach « de faire abstraction du cours de l’histoire », de ne pas voir « que l’ »esprit religieux » est lui-même un produit social » et que « toute vie sociale est essentiellement pratique ». Et il conclut par la formule célèbre : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer ».⁠[18]

L’homme n’est pas une essence à penser en dehors du contexte social et de la « praxis ». L’homme se fait par la praxis mais indirectement car si son action, son travail transforme le milieu, le milieu transformé, à son tour, transforme l’homme. Dans ce mouvement, le plus important, c’est la transformation efficace du milieu matériel et des relations sociales. Peu importe les moyens.⁠[19] Cette « philosophie de la praxis », comme on l’appelle⁠[20], K. Wojtyla va la reformuler ou plus précisément l’« approprier à la philosophie de l’être »[21]. Il montre que la conception marxiste de la praxis, de l’acte, est limitée. En effet, elle met bien en évidence le fait que l’acte transforme la nature -c’est son aspect « transitif », dira-t-il-, l’acte « en revanche, a toujours et immédiatement un effet sur l’homme qui l’accomplit, il est pour lui réalisation de sa propre vérité humaine ou sa négation ».⁠[22] Les adverbes « toujours et immédiatement » ont ici toute leur importance.

Avec saint Thomas, Wojtyla affirme bien que « l’homme préexiste ontologiquement à l’action » mais il ajoute « qu’il se réalise en elle et que la praxis, et particulièrement le travail, est comme le lieu de la réalisation de l’humanum dans l’homme »[23]. Indépendamment de l’influence que peut avoir le milieu transformé sur l’homme, le travail accroît dans son acte même l’humanité de l’homme.

La tradition chrétienne et post-chrétienne avait surtout étudié l’action de l’homme sur la nature, l’aspect objectif du travail, et oublié qu’ »il est aussi -et fondamentalement- un système de relations entre les hommes et un processus d’accomplissement de soi par la personne. »[24]

C’est au cœur du travail que naissent la culture et la contemplation⁠[25]. La confrontation avec la chose révèle à l’homme, dans le travail, sa valeur pratique pour la satisfaction de ses besoins mais aussi sa valeur esthétique. Cette relation a donc un caractère éthique Les choses ne sont plus, comme chez Marx, de la matière indifférenciée qu’il s’agit de transformer efficacement. Et l’homme ne peut plus être un Prométhée destructeur, pollueur, exploiteur.

Si, par le travail, l’homme se réalise et découvre ses liens avec la nature faite pour lui, il entre aussi en relation avec les autres⁠[26] et protège sa vie de la mort⁠[27].

Cette courte évocation de la philosophie du futur Jean-Paul II suggère clairement l’allure nouvelle que va prendre la réflexion de l’Église sur le travail à partir d’un enracinement anthropologique d’une perspicacité inégalée jusque là.

Cette anthropologie va se confirmer et se renforcer dans la redécouverte de la Parole de Dieu.


1. SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, in Conseil pontifical « Justice et paix », De Rerum novarum à Centesimus annus, Cité du Vatican, 1991, pp. 51-52.
2. SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, op. cit., p. 67. L’auteur renvoie à SRS, 28-37, à CA, 53-55 et 59 et ajoute : « Il n’y a pas de plus grand sous-développement pour l’homme, ni de plus grande pauvreté, que d e ne pas connaître Jésus-Christ. Ceux qui reprochent à Jean-Paul II de « se mêler de politique » n’ont pas compris que les considérations qu’il expose à ce sujet ne sont pas la pointe de son discours social ; elles ne font qu’expliciter les retombées pratiques d’un discours essentiellement évangélique ».
3. LE, 1981.
4. SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, op. cit., pp. 52.
5. JOBERT Dom Ph., moine de Solesmes, Iniciación a la filosofía de Juan Pablo II, in Tierra nueva, Cedial, Bogotá, año XII, n° 47, octubre de 1983, pp. 5-25. (Traduction communiquée par l’auteur).
6. Jean-Paul II dira : « (…) si la foi est indispensable pour marcher sur les eaux, nous devons chercher sans cesse telle forme de foi qui soit à la mesure d’un monde qui se renouvelle sans cesse, et non pas seulement à la mesure d’un passé que nous avons quitté sans retour. Il nous serait, du reste, difficile de nous identifier avec ce monde d’autrefois que par ailleurs nous admirons ; nous aurions du mal à vivre dans un monde d’ »avant Copernic », d’ »avant Einstein »…​et même d’ »avant Kant ». » ( « N’ayez pas peur ! », André Frossard dialogue avec Jean-Paul II, Laffont, 1982, p. 282).
7. Ethique de Solidarité, Ardant-Criterion, 1983, pp. 19-20.
8. Id., p. 21
9. Né en 1948, professeur de philosophie politique et homme politique italien.
10. BUTTIGLIONE Rocco, La pensée de Karol Wojtyla, Communio-Fayard, 1984. Notamment le chapitre 8: Conclusions : une confrontation avec les philosophies contemporaines (pp. 374 et svtes). Suite à la formulation cartésienne du « cogito ergo sum », « dans la pensée moderne, l’accès à la connaissance de l’homme est totalement conditionné par la connaissance de soi, à tel point que l’on ne peut avoir de connaissance de l’homme qui ne coïncide pas avec la conscience de soi ». C’est bien l’essence du subjectivisme puisque le « cogito » « en fondant la connaissance sur la conscience de soi, réduit l’objectivité des objets connus à la pure succession des états de conscience. Cela conduit à un primat absolu de la conscience subjective et, à la limite, au refus de la part du sujet de rien reconnaître comme réel, doté d’un droit autonome propre qui soit extérieur à la conscience » (pp. 396-397). Cette prise de position a des conséquences politiques. « d’une part, cette position est tendanciellement anarchiste, parce qu’elle finit par concevoir la liberté comme pur arbitre de la volonté subjective qui suit le sentiment propre sans se soumettre à aucune loi morale.
   d’une façon contradictoire cependant, cette même position a également un aboutissement totalitaire. Dans l’impossibilité de fonder d’une manière adéquate la communication entre les sujets, elle finit, pour expliquer la dimension sociale et historique, par postuler une espèce de macro-subjectivité sociale dans laquelle l’individu s’annule.
   La séparation entre le moi et l’autre est dépassée par un coup de force spéculatif. Ce qui devient le véritable sujet, c’est le sujet collectif, qu’il soit État, classe ou humanité, et devant lui le sujet empirique est réduit à n’être qu’un lieu phénoménal de la manifestation de la subjectivité collective. Individualisme et totalitarisme sont les deux aspects entre lesquels, éternellement inquiète, hésite et doit hésiter la conscience moderne » (pp. 397-398).
   K. Wojtyla va réinterpréter le « cogito » cartésien. Pour lui, « la connaissance ne se fonde pas sur la conscience. La conscience ne fait rien connaître mais subjective, introduit et ouvre vers l’intimité du sujet ce qui a été connu. A la valeur objective que la connaissance reconnaît comme telle, la conscience ajoute la participation de la personne » (p. 398). De plus, à partir du moment où le sujet humain, « en même temps, existe en soi et prend conscience qu’il existe par la relation avec l’autre » (399), s’amorce une autre vision socio-politique : « l’homme réalise sa liberté intérieure en intériorisant dans la conscience la vérité et le bien qui s’offrent à sa connaissance. Ni pure authenticité conscientielle ne se tournant pas vers la vérité objective, ni l’obéissance à une norme objective sans une authentique participation de la conscience ne peuvent accomplir le destin de l’homme. La voie de la participation apparaît alors alternative tant pour un individualisme qui ne peut reconnaître l’autre sans se renier lui-même, que pour un totalitarisme abandonnant la subjectivité de l’individu dans le collectif. C’est par cette double négation que s’affirme l’idéal de la communion des personnes, la réalisation de soi dans la participation à l’humanité de l’autre et dans la communion avec lui ». (p. 403).
11. Id., p. 389.
12. Id., p. 412.
13. René Coste, professeur à l’Institut catholique de Toulouse, Une intense vérité humaine, in L’homme et son travail, Proposition de seize pistes d’échanges ou de réflexions pour l’étude de l’encyclique de Jean-Paul II sur le travail (septembre 1981), Editions du Paroi, sd., p. 7.
14. Economie et philosophie, 1844, in Œuvres, Economie II, op. cit., p. 89.
15. Friedrich Engels, Dialectique de la nature, 1883, p. 134, sur www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales.
16. Id., pp. 135-143.
17. Ludwig Feuerbach (1804-1872), philosophe et sociologue allemand, disciple de Hegel, influença Marx et Engels. Dans son œuvre principale, « L’essence du christianisme » (1841) (François Maspero -Fondations, 1982) que Marx va critiquer, « la relation religieuse représente la différence entre l’homme comme individu, et l’Homme dans son essence complète. Essence qui est aussi le genre humain récupérant la totalité des individus dans sa plénitude substantielle. Voilà ce que contient, mais en termes impropres, la religion chrétienne. Car son Dieu représente exactement ce qui manque à l’individu pour être pleinement Homme. Le Dieu représenté est le détour par lequel chaque conscience réfléchit, sous forme d’Objet , comme sur un miroir, son être essentiel qu’elle n’arrive pas à rejoindre ni à vivre : « Dieu est le miroir de l’homme. » Que cela soit compris, que l’individu recouvre son essence, que l’Homme soit restitué à l’homme, et l’humanisme accomplira les vœux religieux, opérera le salut des hommes. » (BRUAIRE Cl., Le droit de Dieu, Aubier Montaigne, 1974, p. 43). Autrement dit, la religion est un dialogue entre l’homme tel qu’il est et l’Homme tel qu’il doit être. Il faut donc revendiquer pour soi le droit de Dieu et ne plus projeter ses désirs dans un autre monde. On gardera la dimension anthropologique du christianisme où l’Église sera remplacée par l’État, les miracles par la technologie, la prière par le travail et les sacrements par la nourriture.
18. Thèses sur Feuerbach (1845), I, II, III, VI, VII, VIII, XI, texte disponible sur www.marxists.org.
19. « L’attention portée unilatéralement à la transformation du milieu explique que n’importe quel prix, en termes de valeurs humaines et même en termes de souffrances des individus coexistant réellement, apparaisse comme acceptable, afin de parvenir à ce changement révolutionnaire des structures objectives qui, par la suite, réagira infailliblement, même sur les générations futures, en produisant une humanité entièrement nouvelle. » (BUTTIGLIONE R., op. cit., p. 412).
20. Cf. BUTTIGLIONE R., Vers une nouvelle philosophie de la praxis, in op. cit., pp. 404-422.
21. Id., p. 413.
22. Id., pp. 414-415. R. Buttiglione cite ce texte de K. Wojtyla : « l’agir humain, c’est-à-dire l’acte, est à la fois transitif (…) et non-transitif. Il est transitif en tant qu’il va « au-delà » du sujet en cherchant une expression ou un effet dans le monde extérieur, et ainsi s’objective dans quelque production. Il est non-transitif dans la mesure où il « reste dans le sujet », en détermine la qualité et la valeur, et établit son devenir essentiellement humain. C’est pourquoi l’homme en agissant, non seulement accomplit quelque action, mais en quelque sorte se réalise lui-même et devient lui-même. (…) Le travail (…) est possible dans la mesure où l’homme existe déjà (…) La priorité de l’homme comme sujet essentiel de l’action humaine, c’est-à-dire la priorité au sens métaphysique, est liée à l’idée de la praxis, dans le sens qu’il décide d’elle. Il serait absurde d’entendre cela dans un sens opposé, c’est-à-dire de considérer comme sujet une sorte de praxis indéterminée, qui devrait ensuite définir et déterminer ses sujets. Il n’est pas possible non plus de penser à une praxis a priori, comme si de cette praxis presque absolue devaient émerger, sur la voie de l’évolution du monde, les catégories, les formes particulières de l’opération, que détermineraient ses agents. Notre thèse est que l’agir humain (praxis) nous permet de comprendre l’agent d’une manière plus complète (…) ». (Il problema del costituirsi della cultura attraverso la « praxis » umana, in Rivista di Filosofia neoscolastica, a. 69, n. 3, pp. 515-516).
23. BUTTIGLIONE R., op. cit., , p. 415.
24. Id., p. 416.
25. « Ce qui est culture, c’est la capacité d’aimer et de respecter et d’utiliser toutes les choses, chacune selon la dignité qui lui est propre. » (Id. p., 418). R. Buttiglione cite encore K. Wojtyla : « C’est par la praxis humaine que se forme la culture, dans la mesure même où l’homme ne devient pas un esclave de l’agir, du travail, mais parvient à l’admiration de la réalité (…) c’est-à-dire dans la mesure où il retrouve en lui-même le sens fort du « cosmos » et donc de l’ordre du monde dans sa dimension macro et micro-cosmique (…) fascination, admiration, « contemplation » constituent la base essentielle de la construction de la culture par la praxis humaine. » (Il problema…​, op. cit., p. 521).
26. Cet aspect sera développé par J. Tischner qui présente le travail comme une « forme particulière du dialogue entre les hommes qui contribue à maintenir et développer la vie humaine ». (Ethique de Solidarité, op. cit., p. 32). Nous y reviendrons.
27. Certes, l’homme meurt et ce qu’il a créé s’use également mais ne s’use pas « l’aspect intransitif du travail, ce que l’homme est devenu par lui. C’est dans la culture de l’homme que se conserve le résultat de cette lutte avec la mort que les hommes, au cours des générations, ont menée à l’intérieur d’eux-mêmes. » (BUTTIGLIONE R., op. cit., p. 421). Et K. Wojtyla va plus loin : « Les empreintes laissées dans la culture humaine non seulement s’opposent en soi à la mort, parce qu’elles vivent et inspirent toujours les hommes nouveaux, mais elles semblent en outre rappeler l’immortalité - et peut-être encore davantage : elles semblent témoigner de l’immortalité personnelle de l’homme sur la base, précisément, de ce qui en lui est « intransitif ». La culture devient ainsi une expérience et un témoignage perpétuels qui se présentent comme une réponse à un pessimisme existentiel de l’homme » (Il problema..., op. cit., p. 524).

⁢ii. Une théologie du travail

Si le travail a un sens, c’est dans l’homme que nous devons le chercher. Or, nous savons aussi que Dieu révèle l’homme à lui-même. C’est pourquoi il nous faut écouter les testaments de Dieu avant de nous pencher sur les « questions particulières ». Le sens profond du travail doit s’éclairer à la Parole de Dieu, sinon Dieu n’est pas Dieu créateur de l’homme, du ciel et de la terre ou bien le travail est une pure absurdité et toute recherche de sens est trompeuse.

Nous allons voir que la Parole de Dieu écarte d’abord deux idéologies extrêmes. Celle, d’une part, véhiculée par une fausse conception religieuse qui considère le travail comme une punition, une expiation, conception qui imprègne aussi certaines revendications visant à réduire au maximum le temps de travail. Celle, d’autre part, qui considère le travail comme l’essentiel de la vie, l’unique moyen pour l’homme de se construire par le biais incontournable de la société nouvelle dont il sera l’artisan.

La Parole de Dieu nous permet de sortir des apparentes contradictions relevées par les philosophes et les sociologues, de justifier la nécessité et la pénibilité, d’échapper à la dialectique travail-loisir en établissant les conditions d’un travail humain épanouissant qui réponde autant que faire se peut aux aspirations de l’homme.

Avant le Concile, tout un courant théologique qu’on a appelé « humaniste » ou « temporel » s’est attaché à montrer que les choses et les faits temporels sont une préparation secondaire, certes, mais une préparation tout de même au Royaume des cieux.

Jean Laloup et Jean Nélis⁠[1] qui appartiennent à ce courant, font remarquer, dans leurs ouvrages de vulgarisation que leur position « s’oppose à une conception « eschatologique », qui est attirée par la transcendance des réalités surnaturelles et n’accorde aux réalités temporelles qu’une valeur d’étape dont il faut se dégager au plus tôt par l’esprit et la grâce. »[2] Il est vrai qu’a perduré chez nombre de théologiens un certain platonisme alors que d’autres, dont les auteurs cités, à la suite de saint Thomas, renouaient avec la vision positive que la Genèse, par exemple, nous offre de la Création tout entière⁠[3].

On sait que le cardinal Mercier fut, en Belgique, le promoteur d’un renouveau thomiste dont le centre fut Louvain.⁠[4]

Dans cette mouvance, en 1933, le P. Mersch va, à propos du Corps mystique du Christ⁠[5], rappeler la largeur de vue d’un certains nombre d’auteurs scolastiques et de saint Thomas, en particulier, qui affirme, tout d’abord, que tous les hommes⁠[6], corps⁠[7] et âme, sont membres du Christ qui est aussi tête des anges⁠[8]. Reste la question des créatures matérielles qui nous intéresse tout spécialement ici. La position de saint Thomas est claire : « Une fois fini le jugement dernier, la nature humaine sera entièrement fixée en son terme. Mais, puisque toutes les choses corporelles sont en quelque façon faites pour l’homme, il est convenable qu’à ce moment aussi l’état de toute la création matérielle soit changé, afin d’être adapté à l’état des hommes qui seront alors.(…)

Le mouvement du ciel cessera et toute génération et toute corruption dans les éléments. Mais la substance des choses demeurera, appuyée sur l’immobilité de la bonté divine. Dieu a créé les choses pour qu’elles soient ; en conséquence, l’être des choses qui ont aptitude à demeurer sans fin, demeurera sans fin. (…) Dieu suppléant par sa puissance tout ce qui fait défaut à leur faiblesse.(…)

Puisque les hommes ne seront pas seulement délivrés de la corruption, mais aussi revêtus de gloire, et puisque la création matérielle sera finalement disposée en conformité avec l’état des hommes, il faudra aussi que la création matérielle reçoive une certaine splendeur de gloire. C’est pourquoi il est écrit (Ap 21, 1) : « J’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle » et encore (Is 65, 17-18) : « Je créerai des cieux nouveaux et une terre nouvelle, et on ne se souviendra plus des anciens, et on n’y pensera plus, mais vous serez dans la joie et dans l’allégresse pour toujours ». Amen »[9].

La pensée de Thomas est bien conforme avec celle de Paul lorsqu’il écrivait que « la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise,- c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. »[10] Le P. Mersch fait remarquer que « ce texte, fort clair cependant, avait été (…) commenté par saint Augustin d’une façon qui en réduisait beaucoup la portée. Par crainte de manichéisme, et d’origénisme, il avait déclaré que « toute la création » dont il s’agit, ce n’est en réalité que l’homme tout seul. L’homme, en effet, disait le saint, contient en lui-même tous les éléments de la création : l’esprit, la vie, la matière. Aussi, quand, seul, il crie vers Dieu dans l’attente, on peut dire qu’en lui, c’est l’univers entier qui crie. L’autorité d’Augustin domina un certain temps l’exégèse du passage (…). Mais l’évidence finit par l’emporter. Les scolastiques forcés en quelque sorte par l’Écriture, oseront évoquer l’image grandiose mais vague d’un univers haletant de désir et tendu vers l’adoption divine (…). »

Et le P. Mersch ajoute que, pour les scolastiques, ce n’est « pas plus tard seulement que le monde sera repris par l’économie du salut. Dès maintenant, le Christ utilise tout pour le bien de ses élus. (…) Il est Seigneur de tout, déclarent unanimement, quoique en des sens divers, les scolastiques, et il l’est parce que tout rentre dans son œuvre rédemptrice. »

Et il conclut : « Par continuité avec l’homme, dirons-nous, les choses reçoivent quelque prolongement de l’influx de la grâce, en même temps qu’elles servent, à leur manière, à transmettre cet influx. Le Christ est donc leur chef, pour autant qu’elles rentrent de la sorte dans l’économie de la rédemption. Le Christ complet, c’est le Sauveur avec toute l’humanité ; l’humanité complète, c’est l’homme avec tout l’univers ; le Christ complet, c’est donc le Christ avec tous les hommes et avec le monde entier. »[11]

Les recherches historiques du P. Mersch reprises et développées en 1936 et plus tard⁠[12] encore ne passeront pas inaperçues. Elles s’inscrivent en fait dans un large mouvement de réflexion dont la Nouvelle revue théologique[13] sera le porte-parole. Le P. Malevez⁠[14] revisite la thèse ressuscitée par le P. Mersch et l’appuie. Il réaffirme que « le dogme des origines nous invite à penser que normalement la grâce désire, pour bien être, une transformation du corps et de son milieu » ; que l’Incarnation, la Rédemption et la promesse de notre « sublimation » attestent que « l’univers matériel fait partie du Corps mystique du Christ »[15]. Poussant jusqu’au bout cette logique, il n’hésite pas à écrire que « les plus précieuses conquêtes de la civilisation occidentale, dans le domaine purement « temporel », peuvent s’interpréter comme le prolongement de l’Incarnation, comme le produit d’une grâce se composant peu à peu le climat nécessaire à sa parfaite floraison »[16]. Dès lors, « prise en elle-même, la maîtrise contemporaine de la matière, l’organisation politique, l’art, la pensée et toute la technique complètent le Christ et, en le complétant, le glorifient. » Le chrétien est donc invité à voir le progrès sous un angle positif et à découvrir « un aspect intrinsèque du Christ total et la lente élaboration mystérieuse « des cieux nouveaux et de la terre nouvelle ». »

Le P. Malevez est bien conscient que cette ébauche d’une « théologie du progrès » risque de surprendre tous les désenchantés du monde, chrétiens ou non⁠[17] mais elle est une « théologie du Bien » qui dit à l’homme moderne : « oui, le monde est grand et digne de ton effort et de ta vie, si toutefois tu le cherches non pas pour son excellence séparée, mais dans un Tout et en vue d’un Tout qui l’englobe et qui le dépasse, et qui est le Corps mystique du Christ, vivant de la vie de Dieu. » Ajoutons à cet optimisme dynamique qui est une invitation à la transformation du monde et une justification essentielle du travail humain⁠[18], que cette théologie du Corps mystique est une théologie de la solidarité qui condamne aussi bien l’individualisme libéral que le nationalisme⁠[19] dans le respect des droits de chaque personne.⁠[20]

Ce que la théologie du Corps mystique nous dit de la valeur du « monde », se renforce encore à la lumière de la théologie de la création qui fleurit, à l’époque, dans le même cercle intellectuel et qui lui est liée⁠[21].

Ainsi, le P. Charles⁠[22] qui fut un des maîtres du P. Mersch, montre que, contrairement à ce que l’on croit, dans le binôme Dieu-monde, l’homme, partout et toujours a d’abord cru à l’invisible et s’est intéressé à lui prioritairement : « ce n’est qu’à une époque relativement récente que l’homme s’est passionné pour les « nourritures terrestres » et qu’il s’est enivré du visible. L’homme, en fait, a mis un temps infini, des dizaines, des centaines de siècles peut-être, à découvrir non pas qu’il avait une âme mais qu’il avait un corps. Il a cru au ciel invisible, à l’enfer tout aussi lointain, bien avant de découvrir la terre ; et la matière, précisément parce qu’elle est sa découverte la plus récente, exerce encore sur lui, aujourd’hui, la fascination de la nouveauté. »[23]

Bouddhisme, soufisme⁠[24], platonisme, augustinisme⁠[25], stoïcisme, gnoses⁠[26], ont enseigné, d’une manière ou d’une autre, « l’exaltation de l’esprit, de l’idée, de l’invisible ; et le mépris des choses, de la matière, du corps, et du monde. »[27] Et que l’on ne se méprenne pas sur la condamnation de la « chair » chez saint Paul⁠[28] . On se rappellera que dans l’Ancien Testament déjà, la chair désigne « la créature (âme aussi bien que corps) laissée à elle-même, quand l’ »l’Esprit » de Dieu ne vient pas la soutenir d’en-haut (cf. Gn 6,3) ». C’est dans ce sens que Jean emploiera le mot⁠[29]. Paul ajoutera l’idée de « la perversion de l’homme naturel, due à son péché », péché qui touche d’abord l’âme et qui, à travers elle, dérègle le corps. Dès lors, « puisque c’est l’âme qui a péché, le corps n’étant que son instrument, c’est elle-même qui a le plus besoin de salut. Seul l’Esprit de Dieu pourra, en la délivrant de l’esclavage de ses désirs, restaurer avec elle le corps dans la gloire finale à laquelle Dieu destine l’homme tout entier (Rm 8, 11) ».⁠[30]

Le P. Charles a donc parfaitement raison de souligner que « la première grande lutte doctrinale de l’Église n’a pas été contre les négateurs de Dieu, mais contre les négateurs du monde ; et sa première victoire, aujourd’hui presque oubliée dans nos Somme théologiques, a consisté à « sauver la terre ». »[31]

La tâche de la théologie qui s’occupe de « toutes les choses », visibles et invisibles, individuelles et sociales, passées, présentes ou à venir, est de « s’efforcer d’en comprendre et d’en faire comprendre la signification et la valeur divine ».⁠[32] Dieu n’est-il pas, comme le proclame le Credo, créateur de « l’univers visible et invisible » ? « Puisque tout vient de Dieu, créateur unique, commente le P. Charles, et que toutes les choses ont une signification divine, adorer Dieu, tendre vers lui, et respecter le monde, lui demeurer fidèle, ne sont pas deux attitudes, deux tendances divergentes entre lesquelles il faudrait choisir. Ce sont deux aspects solidaires, complémentaires, logiquement et naturellement liés, d’un seul et même devoir, d’un seul et même amour. »⁠[33] Et la valeur du monde vient d’abord de son principe, c’est-à-dire du fait qu’il est fait par Dieu et non pas du fait qu’il est fait pour l’homme. La théologie de la création, d’une création « bonne » répète la Genèse, révèle que c’est l’homme qui est l’ennemi de l’homme et non le monde, que tout ce qui particularise et individualise est estimable est respectable puisque « les choses et la matière ont leur valeur divine, parce que venant du même auteur que l’élément spirituel »[34].

La tâche de la théologie paraît immense : « Il ne suffit pas qu’elle détaille des règles de conduite morale ni qu’elle tranche des cas de conscience. Avant de dire aux hommes comment ils doivent se comporter avec les choses, il faut leur en donner la vision divine et les leur faire comprendre. Le sens divin du monde et la vie concrète du métier et de la terre, de la santé et de la souffrance, du progrès industriel et du sport, du labeur et du rythme, de la maison et du voyage, du corps et de la route, des larmes et de l’amour ; le sens divin du monde bourru et hostile où nous sommes, de l’effort humain vers plus de puissance et plus de fierté ; le sens divin de la terre et de tout ce qu’elle porte, c’est à la théologie, à la théologie dogmatique à le montrer. » Et l’auteur ajoute cette remarque importante : « Ce n’est plus là un monopole des clercs, c’est le pain que demandent les foules des croyants - et les autres aussi - et les pierres de la dialectique ne remplacent pas cette nourriture. »[35]

Le lecteur aura senti, dans ce bref résumé, combien la pensée du P. Charles est proche de celle de Teilhard de Chardin⁠[36]. Si l’œuvre du célèbre jésuite n’a été accessible qu’après sa mort, il faut savoir qu’en 1927, c’est précisément au P. Charles qu’il envoya le manuscrit du Milieu divin qui ne sera publié qu’en 1957⁠[37]. Dans une perspective eschatologique où, conformément à la Tradition, il nous faudra, pour être divinisés, nous abandonner à la volonté divine, le monde n’est pas insignifiant pour autant car, « au chrétien qui sait regarder, il n’est rien dans le monde qui ne montre Dieu. Tout y est capable de mener à Dieu, « point ultime » où tout converge. Tout, et plus spécialement, d’abord, ce qui est notre lot constant de chaque jour : le travail ; pas seulement ce travail humainement privilégié dans lequel l’homme aurait le sentiment qu’il « fait de l’histoire », ou qu’il « construit l’histoire » (…), ou encore le sentiment qu’il élève de quelques degrés l’édifice toujours montant de la science ; mais, sans distinction, toute œuvre humaine, la plus humble tâche ménagère aussi bien que l’activité la plus spirituelle. »[38] Comme l’écrit Teilhard, Dieu « est, en quelque manière, au bout de ma plume, de mon pic, de mon pinceau, de mon aiguille, de mon cœur, de ma pensée ».⁠[39] Dans cet esprit, « le croyant s’exerce donc à la seule chose qui importe : voir Dieu en toutes choses, en tout être ; le voir « où que ce soit »[40]. Il cherche Dieu en toute action, en tout amour, -sans que jamais rien ne lui soit Dieu, que Dieu seul. »[41]

Le cardinal Ratzinger fera remarquer qu’on ne peut « ignorer la dimension cosmique du culte chrétien. » Il rappelle que la création débouche sur le sabbat, c’est-à-dire « le jour où l’homme et tout l’univers créé participent au repos de Dieu. » Et l’on constate dans le récit de la Genèse, qu’« il n’y est pas directement question de culte, encore moins de ce que le Créateur puisse avoir besoin des dons des hommes. Le sabbat offre au contraire une vision de liberté : ce jour-là, esclave et maître se retrouvent sur le même plan, ils sont égaux. » Bien sûr, il ne s’agit pas de réduire le sens de l’événement à un niveau seulement social car la Création « a pour raison d’être l’histoire d’amour entre Dieu et l’homme. » Ainsi, la liberté et l’égalité découvertes « n’ont de sens que d’un point de vue théologique : c’est par son alliance avec Dieu que l’homme devient libre, c’est dans cette alliance que tous les hommes deviennent égaux. » Dieu de se donne à l’homme et l’homme répond à Dieu par l’adoration. Cette alliance a lieu dans l’espace de la Création. celle-ci « est donc destinée à être l’espace de l’adoration. » C’est pourquoi le culte « ne sauve pas l’homme seulement, mais entraîne toute la réalité dans la communion avec Dieu. » Dès lors l’opposition que certains font entre le culte des religions naturelles ou encore des religions non théistes, qui aurait un caractère cosmique et le culte judéo-chrétien qui aurait un caractère historique ne tient pas vraiment. « Le cosmos en effet n’est pas une construction immuable, un lieu clos reposant en lui-même, où de déroulerait l’histoire. le cosmos est aussi mouvement, qui va d’un commencement à une fin, et en ce sens il est histoire. »[42]

Dans cet esprit, comment considérer le travail ? « L’homme, répond Teilhard, ne continuera à travailler et à chercher que s’il conserve le goût passionné de le faire. Or ce goût est entièrement suspendu à la conviction, strictement indémontrable à la Science, que l’Univers a un sens, et qu’il peut, ou même qu’il doit aboutir, si nous sommes fidèles, à quelque irréversible perfection. Foi au progrès. »[43]

On a reconnu, au passage, l’influence des Exercices spirituels de saint Ignace et, au delà, la théologie de certains Pères de l’Église⁠[44] et finalement de Paul qui, très nettement, lui a inspiré la vision d’un « Christ cosmique » notamment, à partir de ce passage de l’épître aux Colossiens où il est dit du Christ : « Il est l’Image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances, tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui. »[45] Ou encore au début de l’épître aux Ephésiens où Paul salue « le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ » en ces termes: « Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. »[46]

Dans cette mouvance, mais en prolongeant explicitement « par une réflexion existentielle », les conclusions du P. Malevez, le P. Rideau⁠[47] relève à travers les « parasites » et les « contaminations », une « avance » des techniques et des sciences, de l’éducation de la conscience et de l’organisation sociale. Ces « montées » sont sans doute l’œuvre « latérale » de la Révélation de l’Incarnation qui « fonde et stimule la liberté de la personne » et de la Résurrection qui, par l’espérance, ouvre l’avenir. La conclusion du P. Rideau rejoint par un chemin parallèle celle de Teilhard qui n’est jamais cité⁠[48] : « Le mouvement de l’histoire pose au monde des problèmes que seul le christianisme peut résoudre, et c’est « par ma force des choses » que l’homme est acculé à l’inévitable option, sinon d’un dépassement, du moins d’un consentement à l’Esprit. Comme à Babel, toute construction s’écroule, qui n’est pas fondée sur Dieu. (…) La transformation finale de l’homme par la surabondance gratuite du Don de Jésus, dans son second Avènement, sera (…) d’abord une purification et un rachat ; et il faudra que soit surmonté, résorbé, le « mystère d’iniquité », plus actif à mesure qu’approche sa défaite. Elle implique aussi une récapitulation de toute l’histoire et de tous les élus qui y sont apparus. Mais la nouveauté de cette grâce, qui sera l’achèvement de l’homme en Dieu et le commencement de la Cité éternelle, n’exclut pas une préparation de la conscience et une économie de continuité : le premier avènement du Christ fut enté sur l’histoire d’Israël. d’où la nécessité, sinon d’un progrès - le terme est ambigu - du moins d’une avance de l’homme dans l’histoire. (…) Nous allons vers Dieu, mais, le premier, Dieu vient à nous, prior dilexit nos. Déjà, depuis Jésus, nous sommes entrés dans la fin des temps, mais, par la miséricorde du Seigneur, cette fin des temps a elle-même une histoire réelle, une histoire sainte, qui assume et consacre, tout en l’animant, une histoire profane, encore mêlée de mal et d’erreur. Nous sommes déjà dans l’éternel, et pourtant nous attendons non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour toute l’humanité une révélation plénière du Seigneur. La croissance qui nous en rapproche n’est pas comparable à un progrès mécanique, ni à une maturation biologique ; elle se signale pourtant mystérieusement à l’œil de la foi. Veni, Domine Jesu. »

Nous sommes loin de cet esprit que nous avons détecté dans notre parcours historique et qui se caractérisait par un certain mépris pour le monde matériel, par la hiérarchisation des tâches, par l’insistance sur la pénibilité rédemptrice du travail, par l’acceptation de sa pauvreté. Nous sommes loin aussi du pessimisme exprimé par certains penseurs chrétiens⁠[49] qui, au XXe siècle, exprimaient leur méfiance vis-à-vis de la civilisation technicienne.

Les théologiens que nous venons de survoler ont une tout autre vue : la transformation du monde sert à l’édification du Corps du Christ et l’Église peut répondre aux problèmes temporels des hommes, non en leur proposant de fuir mais en les invitant à découvrir le sens divin de l’agir humain puisque, depuis la Résurrection du Christ, ils sont déjà dans la vie de Dieu au cœur d’un monde qu’il a créé et où l’Esprit reste à l’œuvre.

Le Concile Vatican II va consacrer cette tendance théologique⁠[50].

Seize ans avant Laborem exercens, il proclame clairement combien l’activité humaine est conforme au plan de Dieu : « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers : en sorte que, tout en étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre.

Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire.

Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire bien persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l’homme, plus s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant. »[51]

Avant d’aborder « quelques problèmes plus urgents », les Pères conciliaires vont insister sur l’importance et la valeur de l’engagement temporel en reprenant l’essentiel théologique : « le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, s’est lui-même fait chair, il est entré dans l’histoire du monde, l’assumant et la récapitulant en lui (c.f Ep 1, 10). C’est lui qui nous révèle que « Dieu est charité » (1 Jn 4, 8) et qui nous enseigne en même temps que la loi fondamentale de la perfection humaine, et donc de la transformation du monde, est le commandement nouveau de l’amour. A ceux qui croient à la divine charité, il apporte ainsi la certitude que la voie de l’amour est ouverte à tous les hommes et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas vain. Il nous avertit aussi que cette charité ne doit pas seulement s’exercer dans des actions d’éclat, mais, avant tout, dans le quotidien de la vie. En acceptant de mourir pour nous tous, pécheurs (cf. Jn 3, 16 ; Rm 5, 8-10), il nous apprend, par son exemple, que nous devons aussi porter cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix. Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre (cf. Ac 2, 36 ; Mt 28, 18), agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ; il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir, mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière. (…) De tous il fait des hommes libres pour que, renonçant à l’amour-propre et rassemblant toutes les énergies terrestres pour la vie humaine, ils s’élancent vers l’avenir, vers ce temps où l’humanité elle-même deviendra une offrande agréable à Dieu (cf. Rm 15, 16). »[52]

« Nous ignorons le temps de l’achèvement de la terre et de l’humanité (cf Ac 1, 7), nous ne connaissons pas le mode de transformation du cosmos. Elle passe, certes, la figure de ce monde déformée par le péché (cf. 1 Co 7, 31) ; mais, nous l’avons appris, Dieu nous prépare une nouvelle demeure et une nouvelle terre où règnera la justice (cf. 2 Co, 5, 2 ; 2 P 3, 13) et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme (cf. 1 Co 2, 9, Ap 21, 4-5). Alors, la mort vaincue, les fils de Dieu ressusciteront dans le Christ, et ce qui fut semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité (cf 1 Co 15, 42 et 53). La charité et ses œuvres demeureront (cf 1 Co 13, 8 ; 3, 14) et toute cette création que Dieu a faite pour l’homme sera délivrée de l’esclavage de la vanité (cf. Rm 8, 19-21).

Certes, nous savons qu’il ne sert à rien à l’homme de gagner l’univers s’il vient à se perdre lui-même (cf. Lc 9, 25), mais l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine (cf. Pie XI, QA). »[53]

La Constitution se clôturera sur cette formule forte : « Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père (cf. Mt 7, 25) et qui, courageusement, agissent. »[54]

Quand il aborde plus précisément la vie économico-sociale, le Concile rappelle encore : « Le travail des hommes, celui qui s’exerce dans la production et l’échange des biens ou dans la prestation de services économiques, passe avant les autres éléments de la vie économique, qui n’ont valeur que d’instruments.

Ce travail, en effet, qu’il soit entrepris de manière indépendante ou par contrat avec un employeur, procède immédiatement de la personne: celle-ci marque en quelque sorte la nature de son empreinte et la soumet à ses desseins. Par son travail, l’homme assure habituellement sa subsistance et celle de sa famille, s’associe à ses frères et leur rend service, peut pratiquer une vraie charité et coopérer à l’achèvement de la création divine. Bien plus, par l’hommage de son travail à Dieu, nous tenons que l’homme est associé à l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ qui a donné au travail une dignité éminente en œuvrant de ses propres mains à Nazareth. »[55]

Faut-il s’étonner que Gaudium et spes contienne déjà tous les éléments théologiques fondamentaux qui seront développés dans Laborem exercens ? On se rappelle le rôle décisif que joua le cardinal Wojtyla dans la réorientation et la correction du schéma 13 qui allait devenir la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes.⁠[56]

C’est pour donner son plein sens au travail que l’encyclique Laborem exercens s’ouvre, après une introduction qui inscrit le document dans la tradition de l’Église⁠[57], sur une méditation du livre de la Genèse[58] et se ferme avec les « Eléments pour une spiritualité du travail »[59].

L’encadrement théologique nous permet de dépasser les meilleures analyses sociologiques et même philosophiques. Car si l’on veut rendre le travail plus humain, encore faut-il savoir ce que « humain » veut dire, savoir de quel homme nous parlons et surtout replacer l’homme au centre du problème. C’est pourquoi l’encyclique Laborem exercens nous parle en fait du travailleur plus que du travail : L’Église « croit en l’homme: elle pense à l’homme et s’adresse à lui, non seulement à la lumière de l’expérience historique ou avec l’aide des multiples méthodes de la connaissance scientifique, mais encore et surtout à la lumière de la parole révélée du Dieu vivant. Se référant à l’homme, elle cherche à exprimer les desseins éternels et les destins transcendants que le Dieu vivant, Créateur et Rédempteur, a liés à l’homme ».⁠[60]

Or, pour tous les siècles, la mission donnée à l’homme, à tout homme, créé à l’image de Dieu⁠[61], est de soumettre la terre⁠[62], tout le monde visible avec ses innombrables ressources que le travail révèle et utilise. Mais il est bien clair que « ce plan est nécessairement et indissolublement lié au fait que l’être humain a été créé, en qualité d’homme et de femme, « à l’image de Dieu ». »[63]

En s’attachant au récit de la création qui est un texte de bénédiction⁠[64], Jean-Paul II met en évidence l’aspect positif du travail humain et la dignité du travailleur plutôt que l’aspect douloureux du travail. En évoquant la semaine du « travail » de Dieu », le Pape montre que, dans son travail, l’homme « reflète l’action même du Créateur ». Dès lors, la malédiction qui suit le péché n’annule pas « l’intention fondamentale et primordiale de Dieu »[65].

Tel est le message essentiel du chapitre 4.

Il faut attendre les tout derniers chapitres (24-27) pour que la réflexion théologique reprenne et se prolonge. Comment expliquer cette construction ? Pour bien souligner, avons-nous dit, dans quelle vision significative s’inscrit le travail humain. Mais on peut ajouter, en regardant le texte de plus près, qu’après avoir donné, d’ouverture, le sens profond du travail, en rappelant la théologie de la création, il était bon, pour clore, d’offrir, à la vie laborieuse, « des exemples à suivre ou à fuir, des modèles à vivre »[66], empruntés à l’Ancien Testament mais surtout à « l’évangile du travail ». Dans le mystère de l’Incarnation (26), Jésus est devenu, par son travail, « non pas exclusivement, mais très réellement » « l’homme qu’il était et qu’il demeure par la gloire de sa résurrection. Pour se faire homme, le Verbe de Dieu, s’est fait travailleur. »[67] Finalement, le mystère pascal (27) marque le triomphe de la bénédiction sur la malédiction, dès maintenant. Si nous le suivons, « le Christ intervient (…) à l’intérieur du labeur pour en changer le sens (…). C’est parce qu’il n’y a pas évasion qu’il peut y avoir anticipation : que le labeur humain prépare l’ébauche terrestre de la cité de Dieu (…). Le Royaume n’est pas un phantasme, un délire, une compensation, une sécrétion onirique : il est une œuvre présente ».

Nous sommes loin aussi de la mentalité ancienne qui considérait le travail comme une pure ascèse indifférente au contenu de l’œuvre⁠[68]. Et nous sommes loin, évidemment de la mentalité, hélas, trop répandue aujourd’hui, du travailleur qui estime que « le labeur n’est plus guère que le prix consenti de mauvaise grâce pour s’offrir le loisir hebdomadaire ou annuel ».⁠[69]

La théologie du travail telle qu’elle est présentée dans Laborem Exercens se marie parfaitement avec la théologie du dimanche. Le dimanche, jour de la résurrection du Seigneur, est le jour de la Libération de l’homme. Certes, il fixe une limite au travail qui n’est pas le tout de la vie humaine et qui, dans son caractère pénible, réclame aussi une libération⁠[70]. Mais, bien davantage, au cœur du dimanche chrétien, la participation au sacrifice de la messe est l’occasion toute particulière de sanctifier et consacrer le travail représenté, sur l’autel, par le pain et le vin, ces fruits de la terre et « du travail des hommes ».⁠[71]

Le dimanche, illuminé par l’eucharistie, lève l’antique malédiction et rend le travail à la bénédiction primitive A ce moment, le travail se révèle non comme une simple occupation mais « le moyen d’exprimer et de façonner en nous la ressemblance divine, (…) (de) participer à l’œuvre créatrice de Dieu toujours au travail dans le monde ».[72]

Par le travail, l’homme « se travaille », se rend toujours plus « à l’image de Dieu », du Dieu du premier jour, qui se met au travail, du Dieu du septième jour, qui n’a plus ni matin ni soir parce qu’il est aussi déjà huitième jour, jour de l’éternité.

Il est donc bien entendu, une fois pour toutes, que « tout travail, qu’il soit matériel ou intellectuel, est inévitablement lié à la peine », que le travail demeure fondamentalement bon mais que le péché y a attaché un coût. Enfin, qu’« en supportant la peine de son travail en union avec le Christ, l’homme collabore en quelque sorte avec le Fils de Dieu à la Rédemption de l’humanité ».⁠[73] « Si nous vivons en chrétiens notre travail, nous faisons aussi l’œuvre de prophètes et nous annonçons cette terre nouvelle et ce monde nouveau qui sont notre grande espérance à tous. »[74]


1. Hommes et machines, Casterman, 1953, republié en 1957 sous le titre général « Dimensions de l’humanisme contemporain » reprenant aussi Communauté des hommes (1950) et Culture et civilisation (1955).
2. Hommes et machines, op. cit., p. 261.
3. Cf Bouyer: « Ce qui est vrai, c’est qu’une certaine influence des idées platoniciennes sur les théologiens a pu parfois les conduire à minimiser l’importance positive du corps dans le composé humain, comme s’il était accidentel à l’âme humaine de vivre dans un corps. C’est là un trait particulièrement remarquable dans l’augustinisme (…). L’inspiration aristotélicienne de saint Thomas l’a aidé au contraire à rendre pleine justice à l’anthropologie biblique. » (op. cit., p. 94).
4. Désiré Joseph Mercier (1851-1926). Pendant ses années de formation, « il a rencontré fortuitement la pensée de saint Thomas -alors bien oubliée- (…) Il voit dans cette théologie, et surtout dans cette philosophie, l’instrument indispensable pour répondre, sur son terrain, au rationalisme ambiant. Sans le savoir, il rejoint ainsi Léon XIII qui, peu de temps après son élection, propose dans l’encyclique Aeterni Patris (4 août 1879), la pensée de l’Aquinate comme modèle à la chrétienté. Dans le renouveau intellectuel par le thomisme qu’il souhaite promouvoir, Louvain occupe une place de choix : en 1880, il demande aux évêques protecteurs d’y créer une chaire de philosophie thomiste ; elle est confiée, en 1882, au jeune Mercier. L’enthousiasme du professeur et le soutien constant du pontife font de Louvain l’un des centres de la renaissance thomiste qui marque la pensée catholique à la fin du XIXe siècle : la fondation de l’Institut supérieur de philosophie et de la société philosophique (1888), celle du séminaire Léon XIII pour la formation philosophique des prêtres (1892), la parution de la Revue néo-scolastique de philosophie (1894) jalonnent une œuvre qui se trouvera en butte aux manœuvres de l’université d’accueil et de milieux romains désireux de conserver l’apanage et la direction du renouveau. Cependant, l’appui pontifical ne se dément pas : chanoine honoraire de Malines en 1882, prélat en 1886, Mercier reçoit le siège archiépiscopal belge en 1906 et le chapeau de cardinal l’année suivante. » (Universalis).
5. MERSCH Emile, sj, professeur aux Facultés N.-D. De la Paix, Le Corps mystique du Christ, 2 tomes, Museum Lessianum, 1933.
6. « Si nous considérons en général toutes les époques du monde, le Christ est tête de tous les hommes, mais à divers degrés : en premier lieu et principalement il est tête de ceux qui lui sont unis dans la gloire ; en second lieu il est tête de ceux qui lui sont unis actuellement par la charité ; en troisième lieu, de ceux qui lui sont unis par la foi ; en quatrième lieu, de ceux qui lui sont unis en puissance mais qui, dans les desseins de la prédestination divine, le seront un jour en acte ; en cinquième lieu enfin, de ceux qui lui sont unis en puissance et qui ne le seront jamais en acte, tels les hommes qui vivent en ce monde et qui ne sont pas prédestinés ; quant aux autres qui ont quitté cette vie, ils cessent entièrement d’être membres du Christ, car ils ne sont plus en puissance de lui être unis. » (Somme théologique, IIIa, qu. 8, art. 3, c.).
7. « Le corps humain possède un ordre naturel à l’âme rationnelle, qui est sa forme propre et son moteur : en tant qu’elle est sa forme, l’âme lui communique la vie et les autres propriétés qui appartiennent spécifiquement au corps humain ; en tant qu’elle est son moteur l’âme se sert du corps instrumentalement.
   Ainsi l’humanité du Christ possède un pouvoir d’influence, parce qu’elle est conjointe au Verbe de Dieu, le corps se trouvant uni par l’intermédiaire de l’âme, comme il a été déjà dit. Dès lors toute l’humanité du Christ, aussi bien son âme que son corps, exerce une influence sur les hommes, sur leurs âmes comme sur leurs corps ; principalement sur leurs âmes, il est vrai ; et sur leurs corps secondairement. Cette dernière influence se manifeste d’une double manière : en ce sens d’abord que comme dit l’apôtre, « les membres du corps sont offerts pour être les instruments se la justice » qui, grâce au Christ, se trouve dans l’âme, pour parler comme l’Apôtre (Rm 6, 13) ; en ce sens encore que la vie glorieuse dérive de l’âme jusqu’au corps, selon cette parole de l’Epître aux Romains : « Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts, rendra la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous » (Rm, 8, 11). » ( id., IIIa, qu. 8, art. 2, c).
8. « Là où il y a un seul corps, il faut nécessairement placer une seule tête : or par analogie nous appelons corps une multitude ordonnée dans l’unité, selon des activités et des fonctions distinctes : et il est manifeste que les hommes et les anges sont ordonnés à une seule fin qui est la gloire de la divine béatitude. Le corps mystique de l’Église ne se compose donc pas seulement des hommes, mais aussi des anges. De toute cette multitude, le Christ est la tête : il est plus près de Dieu en effet et reçoit ses dons avec une plus entière plénitude que les hommes et même que les anges ; en outre les anges, aussi bien que les hommes, reçoivent son influence : il est écrit en effet dans l’Epître aux Ephésiens (1, 20-22), que « (Dieu le père) l’a fait asseoir à sa droite dans les cieux, au-dessus de toute principauté, de toute autorité, de toute puissance, de toute dignité et de tout nom qui peut se nommer, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir : et il a tout mis sous ses pieds (Ps 8, 8). » Le Christ n’est donc pas seulement tête des hommes, mais aussi tête des anges, et c’est pourquoi nous lisons dans saint Matthieu : « Des anges s’approchèrent et le servaient » (Mt 4, 11) ». (id., IIIa, qu. 8, art. 4, c).
9. Somme contre les Gentils, IV, XCVII.
10. Rm 8, 19-23.
11. Le corps du Christ, op. cit., tome II, pp. 234-236.
12. Le projet du P. Mersch était d’écrire une « synthèse théologique de la doctrine du Corps Mystique ». Il y travailla jusqu’en 1940, date de sa mort tragique. En 1946, le P. J. Levie publia les manuscrits retrouvés sous le titre La théologie du Corps Mystique, Desclée de Brouwer. Il y développe sa pensée sur le « Christ total » qui est « une unité -la vie n’est-elle pas une unité- mais une unité surnaturelle : l’unité surnaturelle de toute la création, et plus spécialement, puisqu’il s’agit des hommes, l’unité de l’humanité dans l’Homme-Dieu » (op. cit., tome I, p. 61). Pour comprendre le Christ total, le Corps mystique, il faut comprendre l’homme. Celui-ci donne son sens à l’univers : « Il y a, dans l’univers, une partie de cet univers, et bien prise dans la masse, bien reliée à la lignée animale où elle a sa place, bien partie de l’univers par son corps, et qui est cependant, par son âme, capable d’exprimer tout cet univers en elle-même, dans l’acte infiniment un où elle se replie sur elle-même, et de l’exprimer en son être à lui, en sa réalité même qui, bien plus que les êtres sans raison, est tout l’univers en petit -faut-il même dire, en petit ?- dans le grand univers. C’est l’homme.
   C’est donc à l’homme qu’aboutit l’effort vers l’unité qui se trouve partout dans l’univers. L’acte humain de penser, dans lequel l’univers se retrouve, mais pensé, mais un, n’est pas seulement activité humaine ; il est fonction cosmique.
   Nulle part ailleurs l’unité qui travaillait la masse n’avait son principe, parce qu’elle n’y avait pas son être propre. C’est dans l’homme, dans l’homme seul qu’elle arrive à se trouver et à trouver sa force en elle-même. Ainsi, si elle est l’intériorité de l’homme en lui-même, elle est aussi l’intériorité, la seule, que le monde ait en lui-même, l’unité du monde. » (Id., p. 122). On peut donc dire que l’homme est la fin de la création, « la fin intérieure au monde, relativement dernière pour le monde ; Dieu étant la fin transcendante et absolument dernière, mais le monde ne tendant vers Dieu que dans l’homme ». Il n’empêche que l’homme a besoin de l’univers, il y est lié par son corps (« il faut partir du chaos primitif, comme, pour faire l’histoire sainte de l’Homme-Dieu, l’auteur divin a fait commencer le récit à la création du ciel et de la terre »), par son âme qui ne vit et ne connaît que par le corps qui lui-même « n’est que par l’ensemble de l’univers ». La science « manifeste la même parenté de l’homme et de l’univers ». Et, dans la vie morale aussi, l’homme a besoin de l’univers :  »L’âme est l’expression du corps dans le domaine du spirituel ; elle est faite, dans l’état d’union, pour vouloir selon les lois du corps. Dieu l’a mise là, dans la matière, pour changer en acceptation morale ce qui est phénomène matériel et pour assimiler ainsi l’univers dans l’esprit.
   Il faut donc que l’homme arrive à les vouloir et à les aimer, ces lois du monde, ses lois à lui, à les édicter lui-même en quelque sorte même quand il en souffre et cela, sans raideur stoïcienne, mais avec une tendresse fraternelle et une sympathie ontologique, pour avoir rempli une de ses plus augustes fonctions : celle de reprendre tout l’ordre de la matière dans la vie de l’esprit et dans l’action morale, de faire, avec l’univers humain tout entier, un immense acte d’amour du bien et de Dieu.
   Aussi est-ce cet univers qui lui permet ses principaux actes moraux: actes de patience, de sérénité, de force ; les maladies, les incommodités de l’âge, sont ses grands éducateurs ; et son acte humain suprême, celui où il fera passer tout son être, celui de mourir en acceptant de mourir, c’est encore grâce à l’univers et à ses lois qu’il le fera.
   Ainsi, même en sa moralité, l’homme est cosmique ; il va vers le bien, à sa manière d’homme, dans le rythme des choses. » (Id., pp. 124-127)
13. Revue des professeurs jésuites de l’Institut d’Etudes théologiques à Bruxelles.
14. La philosophie chrétienne du progrès, in Nouvelle Revue théologique, avril 1937, t. 64, n° 4, pp. 381 et svtes.
15. A propos de la Rédemption, le P. Mersch, rappelle le récit de la mort du Christ :  »C’était déjà environ la sixième heure quand le soleil s’éclipsant, l’obscurité se fit sur la terre entière, jusqu’à la neuvième heure » (Lc 23, 44). « Et voilà que le voile du Sanctuaire se déchira en deux, du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent » (Mt 27, 51-52). Il y voit une confirmation de sa thèse : « (…) A la rédemption, les choses matérielles ont coopéré elles aussi, et la mort de Jésus-Christ sur la croix s’est manifestée comme un événement cosmique, alors qu’aucun autre geste de jésus n’avait fait apparaître de tels prolongements. (…) C’est le Créateur qui est devenu rédempteur. Ne faut-il pas que la création entière devienne une rédemption ? » Et de citer Paul : « Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise, - c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude et de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu ?. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule: nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps » (Rm 8, 19-23). Le Père en conclut : « L’économie rédemptrice, parce qu’elle est divine, parce qu’elle est ainsi totalement humaine, est cosmique ». ( La théologie du Corps du Christ, op. cit., pp. 375-376).
16. L’auteur cite ce passage de Bergson : « Que le mysticisme appelle l’ascétisme, cela n’est pas douteux. L’un et l’autre seront toujours l’apanage d’un petit nombre. Mais que le mysticisme vrai, complet, agissant, aspire à se répandre, en vertu de la charité qui en est l’essence, cela est non moins certain. Comment se propagerait-il, même dilué et atténué comme il le sera nécessairement, dans une humanité absorbée par la crainte de ne pas manger à sa faim ? L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. » (Les deux sources de la Morale et de la Religion, in Œuvres, op. cit., p. 1238.)
17. Ses contemporains sont-ils si différents des nôtres ? Voici comment l’auteur en parle : « Ils ne croient plus à la valeur absolue des étapes ni des fins possibles de leur progrès. Ils commencent à dire avec les philosophes de l’Existence tragique -lesquels du reste ne font qu’exprimer la sourde angoisse de tous les esprits- : Nous devons avoir « la conscience nette de notre être humain comme d’une existence délaissée et déjetée, régie par la fatalité…​ ; à ce savoir clair de notre anéantissement final, nous opposons une décision courageuse de nous consacrer quand même à la tâche qui nous incombe » ; et, si le devoir de l’homme consiste à « se donner tout entier à l’édification d’une civilisation terrestre » (THIELEMANS H., sj, Existence Tragique, La métaphysique du Nazisme, Nouvelle Revue théologique, t. LXIII, 1936, p. 561 et 573), qu’il sache en l’accomplissant que cette civilisation elle-même est périssable, et que seules des valeurs relatives, aussi peu divines et éternelles que lui-même, termineront son effort. » On songe, avant la lettre, au mythe de Sisyphe qui sera au cœur de la méditation d’A. Camus sur l’absurde (cf. Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942, pp. 161-166). On songe aussi aux théologiens du « désenchantement » dont Karl Barth, pour le P. Malevez, est le prototype. « Sans doute, écrit-il, à la différence de « l’Existence Tragique », la « Parole de Dieu en Christ », telle que l’entend Barth, est une Parole de salut, et donc aussi une promesse de résurrection et de joie. Mais cette Parole est perçue et ce salut est rencontré par ceux-là seuls qui nient et qui condamnent le monde ; la personne humaine est divinement libérée dans l’acte même où, à la lumière de la Révélation, elle confesse le néant de toutes les formes de sa vie. Ainsi, le Royaume de Dieu n’est en prolongement d’aucun de nos actes, ni de notre spéculation sur les mystères divins, ni de notre vertu, ni de notre mystique, ni même d’une foi chrétienne que l’on considérerait comme une richesse devenue nôtre et qu’il nous serait loisible de faire fructifier - a fortiori, le Royaume n’est-il pas sur le prolongement de notre progrès et de notre culture humaine. Il est le pur Evénement, le fait que rien, en nous, ne prépare, qui tombe verticalement sur nos vies, et auquel nous ne pouvons apporter que l’acceptation et la décision de l’instant. »
18. d’une part, ramener toute la religion à un phénomène de conscience est « un résumé de toutes les hérésies » comme si en dehors de notre conscience, de nos sentiments intérieurs, de notre appétit religieux, tout était inconnaissable. « Quant à l’aspiration d’une religion plus intérieure (…), elle paraîtra toujours fausse, et, plus encore, douloureusement vulgaire, à ceux qui ont compris la doctrine du corps mystique. Pauvre immanence que cet emprisonnement de l’homme en lui-même et que cet appel qui se perd dans la nuit !
   qu’on parle d’immanence, soit. Pourquoi abandonnerait-on à l’erreur un mot qu’elle a dérobé ? Mais non d’une immanence qui nous priverait de notre plus précieux trésor intérieur. Toute vie est immanente. La vie de l’homme l’est aussi. Elle l’est, non en se refermant sur elle-même, mais en aspirant à la vie et à l’immanence suprême, au Dieu qui vit en lui-même. Et la vie chrétienne est immanente aussi, mais d’une immanence supérieure à celle de l’homme seul. Repris tous dans le Christ, nous sommes tous repris en Dieu. C’est la vie éternelle, qui, vivifiant l’humanité sainte du Sauveur, nous vivifie tous en lui. Et cette vie est catholique, universellement humaine, comme elle est éternelle et divine. Et puisqu’elle est une vie, elle est, en même temps, immanente. Mais de quelle immanence ! C’est l’intériorité du Christ mystique, l’intimité de la catholicité entière, la coïncidence, au dedans de soi-même, dans le Christ et par le Christ, avec toute l’humanité régénérée et avec Dieu.
   Chaque chrétien a sa grâce propre ; mais toutes les grâces, en chacun de ceux qui les possèdent, demeurent unies par leur commune origine, qui est le Christ, chef de l’Église ; en lui, il n’y a, dans l’ordre surnaturel, qu’un seul vivant. Et ce vivant, à travers les siècles, grandit et se développe ; en tous les peuples, sur toute la terre, il s’étend et se dilate. Et tout cela, toute cette vie, tout ce qui se fait de bien, au ciel, parmi les saints, et ici-bas, en tout l’univers et pendant toute la durée des temps, cela ne fait qu’un seul Christ, tête et membres, unus Chistus amans seipsum. » (MERSCH E., op. cit., tome II, pp. 336-337).
19. Cf. Paul : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. » (Ga 3, 28).
20. Cf. MERSCH E., op. cit., tome II, pp. 334-337.
21. Le P. Mersch, par exemple, écrit : « le Christ, en fait, est venu dès les premières origines, et le dogme qui dit le commencement de tout dit par le fait même son commencement à lui, en tant qu’il est homme. (…) Ce n’est pas l’homme qui y dit ses déductions ; c’est Dieu qui y déclare son amour : la création est le début d’une donation totale ; s’il donne aux hommes tout leur être, c’est pour leur donner tout le sien, en Jésus-Christ. (…) Dans le chaos qui surgit à l’origine, éparses dans l’universel mélange, il ya avait toutes les parcelles qui à la plénitude des temps feraient le corps du Seigneur : Dieu, dès lors, se formait un corps. La race humaine, qu’il suscita le sixième jour, était en réalité sa race à lui ; en la produisant, il commençait à produire l’Homme-Dieu, et cette humanité régénérée qui serait le plérôme de l’Homme-Dieu ». (La théologie du Corps Mystique, op. cit., pp. 160-163).(Plérôme : plénitude divine (Rel)).
22. CHARLES Pierre, sj, Créateur des choses visibles, in Nouvelle Revue Théologique, mars 1940, texte republié par les Editions du Renouveau-Casterman, collection Rencontres, VI, 1946. P. Charles fut professeur de dogme à Louvain.
23. Op. cit., p. 13.
24. Appelé aussi « mystique musulmane », le soufisme estime, à la limite, que Dieu « est seul réellement existant et, (que) devant lui, toute créature est comme non existante, sans cesse « périssante » (Coran 55, 26-27) ».( Rel)
25. Cf. « Je désire connaître Dieu et l’âme. Rien de plus ? Absolument rien ! » (Soliloquiorum libri duo, XXXII, 872).
26. Les sectes gnostiques, dans leur apparente diversité, ont « une attitude constante de rejet du monde et de l’histoire », elles sont dualistes, opposant le monde d’ »ici », monde de ténèbres au monde de « là-bas », monde de lumière. (Rel)
27. Id., p. 23.
28. Cf. Rm 7, 7-20, 18 et 24-25 ; 8, 5-13 ; 1 Cor 15, 50 ; Ga 5, 12-24.
29. Cf. Jn 6, 62.
30. Bouyer.
31. CHARLES P., op. cit., p. 26.
32. Id., pp. 26-27.
33. Id., p. 43.
34. Id., p. 51. Cette remarque a une très grande portée sur le plan de l’évangélisation du monde car « l’Église (…) ne cherche pas seulement à sauver les âmes mais à sanctifier les hommes et les choses. Elle ne peut pas considérer que les Chinois et les Indiens et les Noirs sont tous interchangeables « parce qu’une âme vaut une âme ». Toute la civilisation chinoise, et le milieu indien, et la psychologie ou l’art africain, tout cela, qui a pour auteur Dieu et sa Providence, est aussi son patrimoine et son champ d’action. Ce sont, non pas des prétextes, des accidents, mais des œuvres divines auxquelles il ne faut toucher qu’avec des mains délicates et que personne n’a le droit de modifier ou d’abolir ou de mutiler que suivant la volonté de leur auteur divin » (p. 52). Nous y reviendrons dans le tome consacré à l’action et notamment à propos de l’inculturation.
35. Id., pp. 52-53.
36. Pierre Teilhard de Chardin, sj, 1881-1955.
37. Cf. De LUBAC H., sj, La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin, Aubier, 1962, p. 24.
38. Id., pp. 38-39.
39. Milieu divin, Seuil, 1957, p. 54.
40. Lettre du 22-8-1925.
41. De LUBAC H., op. cit., p. 39. Déjà en 1916, Teilhard écrivait à une cousine-: « Ce qui me passionne dans la vie c’est de pouvoir collaborer à une œuvre, à une Réalité plus durable que moi : c’est dans cet esprit et cette vue que je cherche à me perfectionner et à dominer un peu plus les choses. » (Hymne de l’univers, Seuil, 1961, p. 122).
42. RATZINGER J. cardinal, L’esprit de la liturgie, Ad Solem, 2001, pp. 21-29. Une manière de comprendre la relation entre cosmos et histoire est celle proposée par Teilhard de Chardin que résume ainsi le cardinal Ratzinger : « Pierre Teilhard de Chardin, par exemple, prenant appui sur la conception moderne de l’évolution, a décrit le cosmos comme un processus d’ascension, fait d’unions successives. Ce chemin conduirait d’unités très simples à des unités de plus en plus grandes et complexes, dans lesquelles la multiplicité ne serait pas annulée mais fondue dans une synthèse en expansion qui mènerait à la noosphère, où l’esprit embrasserait tout et se fondrait dans une sorte d’organisme vivant. S’appuyant sur les épîtres aux Ephésiens et aux Colossiens, Teilhard voit le Christ comme cette énergie qui s’épandrait vers la noosphère et qui finalement comprendrait tout dans sa « plénitude ». A partir de là, Teilhard propose une interprétation nouvelle et personnelle du culte chrétien : l’hostie transformée serait pour lui l’anticipation de la transformation de la matière et de sa déification dans la « plénitude » christologique. L’eucharistie donnerait en quelque sorte sa direction au mouvement cosmique ; elle anticiperait son but et en même temps hâterait son accomplissement. » (id., pp. 24-25).
43. Le phénomène humain, Seuil, 1955, p. 316. Cette réflexion n’est pas dévalorisée par ce que Jean-Paul II dira du « progrès » en 1988. A propos du développement des peuples, il soulignait qu’il « n’est pas un processus linéaire, quasi automatique et par lui-même illimité, comme si, à certaines conditions, le genre humain devait marcher rapidement vers une sorte de perfection indéfinie. Une telle conception, explique le Saint Père, plus liée à une notion de « progrès », inspirée par des considérations caractéristiques de la philosophie des lumières, qu’à celle de « développement », employée dans un sens spécifiquement économique et social, semble maintenant sérieusement remise en question (…). A un optimisme mécaniste naïf s’est substituée une inquiétude justifiée pour le destin de l’humanité » (SRS 27). Pour Teilhard, avec l’apparition de l’homme, l’évolution qui marche selon une loi de complexité croissante, est devenue consciente d’elle-même. Cette évolution dont l’homme est la « flèche montante », « non seulement nous lisons dans nos moindres actes le secret de ses démarches. Mais, pour une part élémentaire, nous la tenons dans nos mains : responsables de son passé devant son avenir ». (Le phénomène humain, op. cit., pp. 249-251). A ce niveau, la montée vers le point Omega n’est pas « automatique ». Même si « immenses seront les puissances dégagées dans l’Humanité par le jeu interne de sa cohésion (…), encore se peut-il que demain, comme hier et aujourd’hui, cette énergie opère de façon discordante. Synergie mécanisante, sous la force brutale ? Ou synergie dans la sympathie ? L’Homme cherchant à s’achever collectivement sur soi ? Ou personnellement sur un plus grand que lui-même ? Refus ou acceptation d’Oméga ? » (id., p. 321). Cela dépendra donc de nous. Et l’optimisme dont on accuse parfois Teilhard, optimisme qu’il a reconnu lui-même, est un optimisme chrétien ou, si l’on préfère l’interprétation du P. de Lubac : « un pessimisme surmonté » (op. cit., p. 47) qui est une victoire de la foi. Notons que le P. Mersch avait lui aussi, avant Teilhard, répondu à cette accusation d’optimisme apparemment choquant dans un monde voué au mal et à la souffrance. Lorsque l’on dit que « nos maux, dès qu’ils sont pris par le Verbe de Dieu dans sa propre personne, sont incontestablement déifiés » (Cajetan), il ne s’agit pas, écrit-il, « d’un petit optimisme naïf, qui refuse de voir le mal, ni d’un petit optimisme modeste qui concède une place au mal, mais se restreint lui-même en proportion. Il s’agit d’un optimisme courageusement intégral, qui regarde le mal en face, si avant qu’il y voit l’œuvre de réparation qui s’y opère, si avant qu’il parvient à l’annexer.
   Il ne s’agit pas non plus du pseudo-optimisme philosophique, qui prétend que le monde qui existe est le meilleur monde possible. Comme si l’idée même du meilleur monde possible n’était pas contradictoire en soi.
   Mais optimisme de croyants, optimisme surnaturel.
   Il déclare que ce monde, comme l’humanité, n’est certes pas ce qu’il y a de meilleur, au contraire ; mais que Dieu y fait l’œuvre la meilleure possible : la divinisation de l’homme, de l’homme devenu mauvais, par l’homme lui-même et au moyen de maux qu’il s’est lui-même attirés.
   Optimisme que n’entament pas les douleurs, les dangers, les terribles angoisses morales, individuelles et collectives, comme une dure nourriture : c’est de cela que l’on fait le renoncement et la confiance qu’il y faut.
   Optimisme, encore, qui n’est pas une bonne humeur facile, mais une attitude à conquérir par la grâce de Dieu, car il n’existe qu’à un niveau d’âme où l’homme pécheur n’arrive et ne se maintient que par l’effort de toute sa ferveur. Il ne vient pas tout seul : on doit le faire en soi ; et le faire, puisqu’il inclut la souffrance et la peine, au prix de peines et de souffrances, optimisme racheté de rachetés, optimisme de rédemption.
   Optimisme enfin, qui est une grâce, et que Dieu même opère dans les efforts de l’homme. Car il n’est que l’anticipation, par la foi, l’espérance et la charité, de la béatitude, et tout cela est grâce et don ». (La théologie du Corps mystique, op. cit., pp. 378379).
44. On peut évoquer, par exemple, la doctrine de la « récapitulation » chère à Irénée de Lyon. (Cf. CAYRE F., op. cit., I, p. 143).
45. Col 1, 15-17. Sur ce sujet, on peut lire, de LUBAC H., La prière du Père Teilhard de Chardin, Arthème Fayard, 1964, pp. 39-50.
46. Ep 1, 9-10. La Bible de Jérusalem (Desclée, 1975, p. 1959), résume ainsi la pensée de Paul à cet endroit : « la révélation de la gloire (1 Co 2, 9-10 ; 2 Co 4, 17+ ; Col 3,3-4) va intéresser tout l’univers (Col 3, 19-22). Celui-ci créé pour l’homme (Gn 1, 28 ; 2, 19), déchu à cause de lui (Gn 3,17-19), participera à la libération des rachetés (Ep 1, 10 ; Col 1, 16-20 ; 2 P 3, 12-13 ; Ap 21, 1+). »
47. RIDEAU Emile, sj, Problème et mystère du progrès humain, in Nouvelle Revue Théologique, sept.-oct. 1952, t. LXXIV, n° 8, pp. 834-847.
48. Par contre, il cite E. Mounier (La petite peur du XXe siècle, Seuil, 1948) et G. Thibon (Destin de l’homme, Desclée de Brouwer, 1941) pour des perspectives analogues.
49. Le P. Rideau cite le Bernanos de La France contre les robots et Gabriel Marcel.
50. On peut encore citer, en Belgique, les travaux de THILS Gustave : Théologie des réalités terrestres, 2 tomes, Desclée-De Brouwer, 1946 et 1949 ; Transcendance ou incarnation ?, Nauwelaerts, 1950.
51. GS, 34, § 1-3.
52. GS 38, § 1.
53. GS 39, § 1 et 2.
54. GS 93 § 1.
55. GS, 67, § 1-2.
56. Cf. BUTTIGLIONE R., op. cit., chapitre VI et en particulier pp. 272 et svtes.
57. L’encyclique se réfère, évidemment, en particulier, à Gaudium et spes.
58. LE, 4 et 9.
59. LE, 24-27.
60. LE, 4.
61. Gn, 27.
62. Gn, 28.
63. LE, 4.
64. Cf. GUILLET Jacques, Présence de l’Écriture sainte, in L’homme au travail, L’encyclique « Laborem exercens » de Jean-Paul II, Le Centurion, 1982, p. 137 et svtes.
65. J. Guillet remarque que le même mot « abd » (servir) est utilisé dans Gn 2, 15 pour le travail à l’intérieur du jardin et dans Gn 3, 23, pour le travail à l’extérieur du jardin : « Signe sans doute que la chute ne change en substance ni la nature de l’homme ni celle du sol » (op. cit., p. 141)..
66. Id., p. 142.
67. Id., p. 143.
68. Id., p. 150.
69. MANARANCHE A., Un discours théologique, in L’homme au travail, CERAS/Action populaire, Le Centurion, 1982, pp. 151-152.
70. « Pendant six jours, tu feras tes travaux, et le septième jour tu chômeras, afin que se repose ton bœuf et ton âne, et que reprennent souffle le fils de ta servante ainsi que l’étranger » (Ex 23, 12).
71. Il est essentiel que repos et travail soient tous deux ordonnés à Dieu. L’évangélisation est indispensable pour donner son vrai sens au labeur et au loisir, pour rendre les hommes solidaires et rendre possible la paix sociale : « Le travail et le repos dominical sont l’un et l’autre, dans une mesure égale, une loi divine sociale. C’est seulement lorsque chacun de nous sera prêt à porter et à diminuer le fardeau du travail pour soi et pour les autres ; lorsque le plus fort ne cherchera plus à faire peser sur les épaules du plus faible sa propre part du fardeau ; lorsque, au contraire, chacun de ceux qui peuvent travailler portera (comme le fardeau du Christ) la part de ceux qui n’ont plus de forces, c’est alors seulement que l’homme aura chance de remplir sans catastrophe sa mission de domination sur le monde. Car le travail ne divisera plus les hommes entre eux, comme il l’a fait si souvent dans l’histoire. Il sera le joug du Christ qui unira les hommes, parce qu’ils le porteront ensemble dans le sentiment d’une même mission, avec le même amour. » (HÄRING Bernard, La loi du Christ, tome II, Desclée, 1957, p. 355).
72. Id., p. 359.
73. LE 27.
74. RAYNAUD Michel, Travail et foi : Dieu s’intéresse-t-il à mon travail ?, in Pâque nouvelle, n° 4, oct.-nov.-déc. 2003, p. 40. M. Rayanud est cadre dirigeant dans une entreprise multinationale à Bruxelles.

⁢a. Conséquences pratiques

Vu tout ce qui précède, on peut, très concrètement affirmer que le travail est une valeur à la fois objective et subjective.⁠[1]

Objectivement

Le travail est une valeur parce que c’est une activité universelle ⁠[2] par laquelle l’homme, par son corps et son esprit, « soumet la terre » pour en tirer sa subsistance en domestiquant les animaux, en cultivant, en perfectionnant ses outils, en développant l’industrie, etc.. Le travail est ainsi facteur de progrès et peut être considéré, à cet endroit, comme plus ou moins synonyme d’une « technique » qui, selon son usage, sera l’alliée ou l’ennemie de l’homme, qui influera, de toute façon, sur le milieu, sur le mode de vie, et sur l’homme lui-même.

Par le fait même, Le problème du travail est une clé et probablement la clé essentielle de toute la question sociale. On le voit très bien, par exemple, à travers les problèmes nés au XIXe siècle, problèmes qui, aujourd’hui, se sont confirmés et accentués non plus à l’échelle des classes mais à celle du monde. Et le problème se double encore, de nos jours, du fait que nous sommes à un tournant de l’histoire, marqué par une révolution semblable à la révolution industrielle et sous-tendu par la crise de l’énergie et l’invasion de l’électronique, des microprocesseurs, etc..

Subjectivement

Mais le travail vaut surtout parce que, quel que soit le genre de travail qu’on accomplit, il est l’œuvre d’une personne. « Le premier fondement de la valeur du travail est l’homme lui-même, son sujet »[3] Ainsi, précise un commentateur, « disparaît le fondement même de la distinction des hommes en groupes déterminés par le genre de travail qu’ils exécutent ».⁠[4]

En fait, le but ultime du travail n’est pas de soumettre la terre, mais de promouvoir l’homme lui-même. L’aspect subjectif, c’est-à-dire la personne qui agit, l’emporte sur l’aspect objectif, c’est-à-dire l’action. Si le travail est objectivement un bien utile puisqu’il produit des fruits dont on peut jouir, c’est aussi un bien digne, conforme à la dignité de l’homme.

L’originalité du message social chrétien, nous le savons, est de repenser tous les problèmes temporels à partir de l’anthropologie chrétienne. Les ouvrages consacrés aux problèmes du travail pèchent par l’absence de cette référence et ne déboucher, par le fait même, sur une véritable rénovation, sociale.

Et pourtant, par quelque côté que l’on aborde le problème, on est contraint, pour être complet ou rigoureux, de tenir compte de la place privilégiée que l’homme doit occuper dans le processus du travail et occupe d’ailleurs de plus en plus.

« Dans l’histoire, écrit Jean-Paul II, (…) le travail et la terre se retrouvent toujours au principe de toute société humaine ; cependant ils ne se situent pas toujours dans le même rapport entre eux. Il fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité. En notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles[5] et matérielles (…). En outre (…) plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni. »[6]

Cette constatation permet au saint Père d’affirmer qu’en somme, « avec la terre, la principale ressource de l’homme, c’est l’homme lui-même. (…) Si, autrefois, le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard, c’était le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui, le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, c’est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et satisfaire les besoins des autres. »[7]

Reste à savoir qui est l’homme, à découvrir le vrai sens de sa liberté et de sa vocation tel qu’il est révélé en Jésus-Christ qui seul nous permet de vivre, à sa suite, selon le plan de Dieu qui a donné l’homme à lui-même⁠[8]. Nous voilà revenu au point de départ de toute la morale sociale chrétienne.

Considérons donc, en priorité, l’homme au travail ou plus exactement comment le travail peut être vraiment digne de l’homme. Il est un peu court, en effet, et finalement peu mobilisateur d’insister simplement sur le « devoir d’état », comme on disait jadis, « dans ce trop court moralisme, qu’on accomplissait dans une oblation à Dieu ou en acceptation pénitentielle de la souffrance, mais sans référence consciente à l’œuvre elle-même. »[9]

Le travail est digne s’il est bien un des moyens par lequel l’homme exprime son être intime, réalise sa destinée, devient plus homme.

Georges Friedman, lui-même, notait à propos de la joie au travail « proprement dite », qu’elle est « fondée sur une adhésion profonde de la personnalité au travail : la personnalité enrichit le travail et réciproquement se trouve enrichie, épanouie même, par son accomplissement ». Elle exige certaines conditions : « Il faut d’abord que le travail, considéré globalement, soit constitué par un ensemble de tâches demeurées sous l’entier contrôle de l’opérateur : tâches qui, par conséquent, sont définies et coordonnées selon son initiative, sa volonté et, par définition, demeurées d’une certaine plasticité ; tâches, qui possèdent à ses yeux une finalité (qu’il comprend et domine) et sont tendues vers un achèvement maintenu sous son contrôle, vers un but plus ou moins lointain, mais qui reste dans son champ de vision et d’action ; tâches qui, par conséquent, mettent en jeu sa responsabilité et constituent une épreuve, toujours renouvelée et surmontée, de ses capacités. »⁠[10]

Le travail est digne parce qu’il est le fondement de la vie familiale. En effet, c’est par lui que la vie et l’éducation sont assurées.

Le travail est digne parce qu’il accroît le bien commun de la nation et de toute la famille humaine.

Le travail est digne parce qu’il est un facteur de solidarité à tel point que M. Schooyans ne craint pas d’écrire qu’ »avec Jean-Paul II la doctrine sociale de l’Église devient en quelque sorte une théologie de la solidarité (…) ».⁠[11] En effet, le travail, par sa nature même, est susceptible de créer l’union de tous dans une activité qui a la même signification et la même source. On constate ainsi souvent qu’une solidarité du travail se développe spontanément entre ceux qui partagent le même type d’activité ou de profession, pour embrasser, avec les intérêts des individus et des groupes, le bien commun de toute la société.

On constate aussi une solidarité avec le travail (avec chaque homme qui travaille) qui dépasse tout égoïsme de classe ou les intérêts politiques unilatéraux et prend en charge le drame du chômeur ou de celui qui est dans une situation difficile de travail.

Enfin, dans le travail, la solidarité peut être sans frontières si elle se fonde sur la nature du travail humain, c’est-à-dire sur la priorité de la personne humaine sur toute chose. Elle brise alors toute barrière de division et d’incompréhension et devient une catégorie morale en tant que détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ; c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, afin que tous soient vraiment responsables de tous.

Le travail socialise, diront certains⁠[12], c’est-à-dire qu’il contribue à la construction d’une vraie société qui est plus qu’un rassemblement d’individus.⁠[13]

J. Tischner confirme cette analyse en définissant le travail comme « une forme particulière du dialogue entre les hommes qui contribue à maintenir et à développer la vie humaine »[14]. Comme dans une conversation, les travailleurs échangent des produits qui, comme des mots, sont la synthèse d’une matière et d’une signification. Cette « conversation » ne concerne pas que les contemporains, elle se fait avec le passé, par l’héritage du travail d’autrui, et avec le futur qui héritera de mon travail. Elle est source de sagesse au delà du savoir nécessaire, grâce à la pratique. Enfin, « le travail sert la vie quand il la maintient et assure son développement (travail du paysan, du médecin, de l’ouvrier du bâtiment, etc.), ou bien il lui donne un sens plus profond (comme par exemple le travail de l’artiste, du philosophe, du prêtre). » C’est « au service de la vie » que « le travail acquiert valeur et dignité ». Tel est le critère qui nous permet d’apprécier la juste valeur du travail : « le vrai travail est celui qui adhère à la vie et qui (…) naît de l’entente et la prolonge » et « le fruit du travail est une sorte de mot d’amitié qui parcourt le temps et l’espace ». L’exploitation du travailleur, qui asservit et divise, n’est pas du vrai travail.

Enfin, M. Schooyans rappelle que « c’est (…) tout à la fois, en travaillant pour autrui, en se souciant des besoins d’autrui, en souffrant pour autrui que l’homme collabore dès ici-bas à la construction du Royaume »[15].

Ainsi, par quelque côté qu’on aborde le problème, on constate que « la valeur du travail humain n’est pas avant tout le genre de travail que l’on accomplit mais le fait que celui qui l’exécute est une personne. Les sources de la dignité du travail doivent être cherchées surtout, non pas dans sa dimension objective mais dans sa dimension subjective »[16].

On ne peut donc jamais accepter que l’aspect objectif l’emporte sur l’aspect subjectif. Au XIXe siècle, par exemple, l’homme fut considéré comme un simple instrument de production et le travail comme une marchandise. Depuis lors, des changements sont intervenus dans l’aspect objectif du travail et des réactions sont apparues contre la dégradation de l’homme. Toutefois, le danger reste permanent dans la mouvance du néo-capitalisme et du collectivisme. Il est donc nécessaire de toujours défendre l’aspect subjectif.

La personne humaine dans toute sa complexité et sa richesse est le principe et l’objectif de l’économie. Telle est l’affirmation à laquelle nous devons sans cesse nous référer.

C’est pourquoi l’Église va insister sur les droits du travailleur.

Le travail est une obligation, un devoir. Indépendamment de l’ordre du Créateur, il est nécessaire de travailler pour sa propre subsistance et son développement, pour le service du prochain, de sa famille en particulier, de la société nationale et internationale, pour renforcer l’union entre les hommes.

A toute obligation correspond évidemment un droit. Le premier des droits en matière de travail paraît logiquement devoir être le droit de travailler. Droit inaliénable et capital ; découlant de la nature même de l’homme.


1. Nous suivons ici la présentation offerte par LE 5 et svts.
2. Cf. Pie XI : « L’homme est fait pour travailler comme l’oiseau pour voler » QA, 563 in Marmy. A l’expérience, on se rend compte que ce n’est pas le travail qui est intolérable mais, bien plus souvent, l’absence de travail. Combien de chômeurs et même de retraités souffrent du désœuvrement.
3. LE 6.
4. SCHOTTE Ian, Réfexions sur « Laborem exercens, Commission pontificale « Iustitia et Pax », 1982, p. 4.
5. Il s’agit « de la connaissance, de la technique et du savoir » (CA 32 a). Par la suite, Jean-Paul II parlera de la capacité de collaborer, d’organiser, de planifier, de créer, de la capacité d’initiative et d’entreprise ((id. 32 b).
6. CA 31 c.
7. Id. 32 c et d.
8. Cf. CA 38 a.
9. CHENU M.-D., in Le travail humain, Cana-Cerf, 1981, pp. XIV-XV. Cf. Georges Lefranc, à propos de la conception chrétienne « classique » du travail : « Par le travail accepté comme une pénitence, le plus misérable des hommes peut accéder à la communion des saints. » ( Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1957, p. 8)
10. Où va le travail humain ? Gallimard 1950, p. 341. Dans le même ordre d’esprit : WEIL S., L’enracinement, Le déracinement ouvrier, Idées-Gallimard, 1949, pp. 81-83.
11. Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, in Conseil pontifical « Justice et Paix », De « Rerum novarum » à « Centesimus annus »,, Cité du Vatican, 1991, p. 33. Jean-Paul II développera particulièrement cet aspect dans Sollicitudo Rei Socialis, à propos du développement des peuples.
12. C’est un point sur lequel le P. M.-D. Chenu a beaucoup insisté. Pour lui, le travail est bien « un facteur de vraie socialisation, un principe de vie communautaire » (op. cit., p. 99). Si les individus sont mis en présence par quelques déterminismes, il est clair que la liberté doit prendre le relais. Un devenir social humain ne peut être que l’effet de la liberté, d’une socialisation donc consciente et volontaire.
   Dans ce cas, la socialisation n’est pas une juxtaposition d’activités mais « la concentration en une densité collective, au-delà et au-dessus des individus, des valeurs humaines engagées. De sorte que leur ensemble est plus et autre, en efficacité et en vérité, que la somme des parties » (p. 88).
   M.-D. Chenu ajoute encore que dans le processus de socialisation, les faits économiques et en particulier les nouvelles techniques jouent un rôle majeur : « C’est par les nouveaux modes de production que l’homme antique se dégage de l’esclavage ; au moyen-âge l’emploi du collier et du fer à cheval libère des blocs humains entiers des liens matériels et spirituels du servage. (…) Les techniques, avec leurs déterminismes objectifs, rendent les progrès de demain possibles et deviennent les propulseurs de l’histoire » (pp. 90-91). La machine n’est donc pas, a priori, l’ennemie de l’homme. Pas plus que le corps. Il s’agit, comme dans la vie personnelle, de trouver l’équilibre de l’âme et du corps. Ici, « le corps, c’est l’appareil économique dont les forces productrices enserrent d’avance toutes les activités et en commandent le destin ; l’âme, c’est dans la communauté d’hommes ainsi réunis, par leur appartenance à ce milieu déterminant, l’éveil de la conscience par laquelle, non comme individus, mais comme membres du groupe, ils aperçoivent l’engagement de leur destinée » . Alors se produit, dit Chenu, « une intériorisation du bien commun ».(p. 93)
   Qui plus est, au-delà encore de cette socialisation, on assiste à ce que l’auteur appelle, en 1947, « une collectivisation » progressive de l’humanité qui est ainsi définie : « Interdépendance étroitement contraignante des besoins économiques, rapidité étourdissante des communications, brassage continu et parfois violent des peuples, déracinements et transplantations collectifs, loisirs dirigés et « propagandes » éducatives, trusts financiers et centrales intellectuelles, avènement des masses er régimes totalitaires (…) » (pp. 96-97). Cette « collectivisation » progressive entendue par Chenu comme une « évolution vers une structure communautaire » (p. 98) et que nous appellerions aujourd’hui « mondialisation » a été aussi évoquée par Teilhard de Chardin qui la considère comme un processus naturel. L’évolution révèle une montée de la conscience qui elle-même provoque un effet d’union. C’est dans ce sens que Teilhard parlait de « la confluence des grains de Pensée » (Le phénomène humain, op. cit., p. 265).
13. C’est bien la pensée de Pie XII : « Par-dessus la distinction entre employeurs et employés, qui menace de devenir toujours davantage une inexorable séparation, il y a le travail lui-même, le travail, tâche de la vie personnelle de tous en vue de procurer à la société les biens et les services qui lui sont nécessaires ou utiles. Ainsi compris, le travail est capable, en raison de sa nature même, d’unir les hommes véritablement et intimement ; il est capable de redonner forme et structure à la société devenue amorphe et sans consistance et par là d’assainir à nouveau les relations de la société avec l’État. Lorsque, au contraire, on veut faire de la société et de l’État un pur et simple rassemblement de travailleurs, on méconnaît ce qui constitue l’essence de l’une et de l’autre, on ôte au travail son véritable sens et la puissance intime qu’il a d’unir, on organise en fin de compte non des hommes, travailleurs considérés comme tels, mais une gigantesque addition de revenus en salaires ou traitements. Le danger que l’État soit dominé par les forces économiques, au grand détriment du bien général, est exactement aussi grave dans ce cas que dans celui où la conduite de l’État est soumise à la pression du capital ». ( Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 18-7-1947).
14. Op. cit., pp. 32-36.
15. Centesimus annus…​, op. cit., p. 71.
16. LE 6.

⁢iii. Le droit de travailler.

Nous avons vu que le travail est une dimension fondamentale de l’existence de l’homme sur terre. Il lui permet, répétons-le, de devenir plus homme, de fonder une famille et d’accroître le bien commun de la nation et de l’humanité, il est participation à la Création et annonce des cieux nouveaux et d’une terre nouvelle.

Même si le travail comporte inévitablement une part de peine, l’expérience des hommes nous révèle que l’absence de travail est encore plus pénible. « Rien n’est si insupportable à l’homme, écrivait Pascal, que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »

« Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles, et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre (…) ». Et il concluait: « Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur, etc., qu’on les mette à ne rien faire ».⁠[1]

Toutefois, dans les anciennes sociétés rurales, on a traditionnellement réclamé le droit à la subsistance et le droit au repos avant de réclamer, au XVIIIe siècle, contre l’excès de réglementation, le droit de travailler. La liberté de travailler s’est traduite pratiquement par la liberté du contrat de travail qui, on le sait, a été l’occasion de nombreux abus dans un contexte où la main-d’œuvre était surabondante. C’est pourquoi cette liberté est appelée « liberté négative. C’est la liberté qui résulte de la protection légale des individus contre la contrainte d’autres individus ou de groupes, ou de l’État. Elle a été nommée formelle, du côté marxiste, et stigmatisée comme telle dans les communautarismes d’hier et d’aujourd’hui, parce que, notamment, elle n’est pas la liberté positive de travailler si on veut, et encore moins de s’épanouir dans un travail de son choix. »[2]

C’est avec la société industrielle et la montée parfois spectaculaire du phénomène du chômage que l’on a commencé à parler de droit au travail.⁠[3] Expression qui sous-entend l’obligation dans laquelle se trouve l’État de créer les conditions du plein emploi.

En 1848, en France, la question sera âprement discutée. Il n’est pas inutile d’évoquer à nouveau ce débat car il interpelle encore aujourd’hui. En 1848, le socialiste Louis Blanc⁠[4] va développer une argumentation simple pour répondre au refus d’Adolphe Thiers⁠[5] d’inscrire le droit au travail dans la Constitution:

« M. Thiers nie résolument le droit au travail. Toutefois, il daigne admettre le droit à l’assistance. Eh bien ! à vrai dire, nous ne pensons pas que jamais on se soit permis une contradiction plus étonnante. Sur quoi peut reposer, en effet, le droit à l’assistance ? Evidemment, sur ce principe que tout homme, en naissant, a reçu de Dieu le droit de vivre. Or, voilà le principe qui, justement, fonde le droit au travail. Si l’homme a droit à la vie, il faut bien qu’il ait droit au moyen de la conserver. Ce moyen, quel est-il ? Le travail. Admettre le droit à l’assistance et nier le droit au travail, c’est reconnaître à l’homme le droit de vivre improductivement, quand on ne lui reconnaît pas celui de vivre productivement ; c’est consacrer son existence comme charge, quand on refuse de la consacrer comme emploi, ce qui est d’une remarquable absurdité. De deux choses l’une, ou le droit à l’assistance est un mot vide de sens, ou le droit au travail est incontestable. Nous mettons au défi qu’on sorte de ce dilemme. »[6]

Ce texte est intéressant car, depuis 1848, on peut affirmer que  »pendant plus d’un siècle, on a continué à ressasser les mêmes arguments ».⁠[7]

En attendant, la Constitution française n’a pas inscrit le droit au travail parmi les droits du citoyen. Elle déclara dans son Préambule: « La République doit protéger le citoyen dans (…) son travail (…) ; elle doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler. »[8]

En fait, comme aucun État n’est capable de garantir le plein emploi sans être autoritaire, le droit au travail va être entendu comme droit au chômage. Il va servir à justifier le droit à un revenu assuré à toutes les personnes qui restent disponibles pour le travail, celles qui ont travaillé et se trouvent momentanément sans emploi ou celles qui sont prêtes à travailler et qui n’ont pas encore trouvé d’emploi.

En soi, n’hésite pas à dire F. Tanghe, le droit au travail « n’a jamais signifié grand-chose »[9]. En effet, explique D. Maugenest, « ou bien ce droit est un droit moral seulement, et il n’est pas nécessaire alors de le proclamer ; ou bien c’est un véritable droit juridique, positif, exigible, et la question se pose alors -et elle n’est pas résolue- de savoir auprès de qui un particulier peut recourir pour faire valoir son droit. On voit mal comment un particulier pourrait se voir opposer le droit au travail d’un autre particulier envers qui il n’a aucune obligation ou à qui il n’a plus la possibilité de fournir effectivement du travail. On voit tout aussi mal comment ce droit serait opposable à l’État qui n’a pas normalement pour mission d’organiser le travail de tous ».⁠[10]

Il n’empêche qu’au XXe siècle, devant l’accroissement du risque de chômage massif, le droit au travail va apparaître dans plusieurs textes officiels.

Dans le camp communiste, d’abord. En 1936, la Constitution soviétique reconnaît le droit au travail dans son article 118 ; en 1977, la nouvelle Constitution soviétique précisera : « Les citoyens de l’URSS ont droit au travail -c’est-à-dire à recevoir un emploi garanti, avec une rémunération selon la quantité et la qualité du travail fourni, non inférieure au minimum fixé par l’État-, y compris le droit de choisir la profession, le type d’occupation et d’emploi conformes à leur vocation, à leurs capacités, à leur formation professionnelle, à leur instruction, compte tenu des besoins de la société » (art 40)⁠[11]. En 1982, la Constitution chinoise écrit : « Les citoyens de la République populaire de Chine ont droit au travail et le devoir de travailler.

L’État crée les conditions pour l’emploi par divers moyens, renforce la protection du travail, améliore les conditions de travail et, sur la base du développement de la production, assure une rémunération accrue du travail et accroît le bien-être des travailleurs.

Le travail est le devoir glorieux de tout citoyen ayant la capacité de travail. Les travailleurs des entreprise d’État et des organisations de l’économie collective urbaine et rurale doivent tous se comporter, envers leur travail, en maîtres du pays. L’État encourage l’émulation socialiste au travail, accorde des récompenses aux travailleurs modèles et d’avant-garde. L’État met en honneur le travail bénévole parmi les citoyens.

L’État donne la formation professionnelle nécessaire aux citoyens avant qu’ils reçoivent un emploi. » (Art. 42). Notons, à propos de la Chine, que la révision de mars 1993 qui introduit l’économie de marché dans la Constitution, ne modifie pas cet article.

On sait que les pays communistes européens ont toujours prétendu qu’ils ne connaissaient pas le phénomène du chômage. Mais même si nous ne mettons pas en question les affirmations officielles⁠[12], il est sûr, pour certains auteurs, « qu’un chômage déguisé très important (a alourdi) considérablement l’appareil économique de ces pays, leur productivité, leur compétitivité et leur croissance ». L’expression « chômage déguisé » désigne ici « la situation de travailleurs occupant des emplois qui ne sont pas vraiment nécessaires à la vie de l’entreprise », travailleurs qui, « dans un système économique ouvert et concurrentiel (…) seraient des chômeurs réels ».⁠[13]

d’autres contestent l’idée d’ »un chômage caché pour des raisons de propagande » et font remarquer que « pour beaucoup d’économistes, le plein emploi est une conséquence naturelle de l’état de pénurie chronique généré par le système de planification lui-même. Pour d’autres, le plein emploi est un objectif politique, voulu par les autorités. » Mais, dans l’un ou l’autre cas, il faut se poser cette question : « veut-on réellement obtenir cet avantage, même au prix de toutes les inefficacités du système ? »[14]. Des inefficacités et, doit-on ajouter, des répressions. Le coût humain de la collectivisation forcée de la terre, à partir de 1929, fut considérable : « on évalue le nombre des victimes à 8 à 10 millions de personnes, sans tenir compte de celles de la famine de l’hiver 1932-1933 »[15]. Rappelons aussi que l’industrialisation fut forcée et que le régime profita, dans des travaux titanesques de la main-d’œuvre fournie par les camps.

En Chine, on parle aujourd’hui, suite à l’introduction de l’économie de marché, d’une explosion du chômage et de la pauvreté⁠[16]. Analysant ce phénomène inquiétant, un chercheur chinois⁠[17] reconnaît, au passage, que la Chine de l’ »ancien régime » a connu deux vagues de chômage. De 1949 à 1953⁠[18], il y eut sur 27,54 millions d’employés dans les villes, 3,33 millions de chômeurs enregistrés c’est-à-dire de sans-emploi parmi les résidents permanents des villes qui avaient entre 16 et 60 ans. Ensuite, entre 1976 et 1980, c’est-à-dire après la Révolution culturelle⁠[19], on enregistra sur 105,25 millions d’employés dans les villes, 5,41 millions de chômeurs dont la plupart étaient des « jeunes instruits ».

Même si l’on estime ces chiffres dérisoires par rapport au niveau de chômage actuel et même si les Chinois nous disent que ces deux premières vagues ont été « apaisées », reste le problème des droits du travailleur et des autres droits personnels. Comme dans la fable de La Fontaine, Le loup et le chien, faut-il nécessairement sacrifier la liberté à l’emploi aliénant dans un contexte de contraintes ?

S’il paraît « normal » que l’on ait affiché le droit à l’emploi dans des économies dirigistes avec comme corollaire le devoir pour l’État-employeur de fournir coûte que coûte un emploi à tous les citoyens, il peut être étonnant d’entendre proclamer aussi, dans des démocraties libérales, le droit au travail.

En 1941, le président Roosevelt le cite dans son Discours des quatre libertés ; en 1946, la Constitution française affirme que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » (Préambule). En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule: « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage » (art. 23). Dans cette mouvance, sans doute, en 1978, la Constitution espagnole déclare : « Tous les Espagnols ont le devoir de travailler et le droit au travail, au libre choix de leur profession ou de leur métier, à la promotion par le travail et à une rémunération suffisante pour satisfaire leurs besoins et ceux de leur famille, sans qu’en aucun cas ils puissant faire l’objet d’une discrimination pour des raisons de sexe » (art 35).⁠[20]

L’interprétation la plus courante ici, nous l’avons déjà rencontrée plus haut, elle consiste à retenir « du droit au travail la revendication surtout à un revenu qui, normalement, est acquis précisément par un travail dans un emploi effectif, mais qui, à défaut de celui-ci, doit être assuré à chacun sous forme d’un revenu de substitution. C’est la voie dans laquelle sont engagées les législations de la plupart des nations industrielles avancées ».⁠[21]

Toutefois, depuis quelques années, de nombreux auteurs font remarquer que le chômage ne sera jamais entièrement résorbé. Nous le constatons chaque jour, malgré les efforts déployés par les gouvernements, la mondialisation, la délocalisation et l’automation forcent nombre d’entreprises à « se restructurer » ou à fermer leurs portes. Le drame est que le taux de croissance peut rester satisfaisant malgré l’aggravation du chômage et que la bourse réagit parfois positivement à des licenciements. Face à cette situation, dans l’espoir d’enrayer le mal, les solutions proposées sont la flexibilité des prestations et des salaires et la formation professionnelle. Certains envisagent même le rétrécissement de la protection sociale.

Quelques auteurs, plus audacieux, comme Philippe Van Parijs⁠[22] ou Jean-Marc Ferry⁠[23], veulent rompre avec ces solutions hasardeuses ou inadéquates et avec les interprétations traditionnelles du droit au travail. Ils proposent l’instauration d’une allocation universelle, pour assurer une liberté du travail positive et en finir avec le spectre du chômage, la limitation quantitative et qualitative du marché de l’emploi et précisément avec cette « aumône déguisée » qu’est l’allocation de chômage qui transforme l’appareil d’État « en atelier protégé pour une partie considérable des salariés. ».⁠[24]

De quoi s’agit-il ?

« Une allocation universelle est un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence en termes de travail »[25], revenu, supérieur au seuil de pauvreté, versé en espèces et régulièrement, précise Ph. Van Parijs.

Tel est le principe. Certes les avis divergent sur le montant de ce revenu, son financement, sa combinaison avec d’autres allocations, son imposition éventuelle ou encore l’âge à partir duquel on y aurait droit mais l’idée centrale est que ce « revenu de base », ce « revenu de citoyenneté », soit bien inconditionnel⁠[26] c’est-à-dire versé a priori et automatiquement du simple fait qu’on est citoyen et non en fonction d’un travail qu’on a déjà effectué ou que l’on recherche. Ce revenu n’est plus lié à l’obligation de travailler. A partir de là, chacun pourrait choisir sa vie, ne serait plus obligé d’accepter n’importe quel travail par nécessité⁠[27], pourrait s’engager dans des activités lucratives ou non, faire preuve d’initiative, de créativité ou ne rien faire. Alors que l’économie actuelle sans contrôle politique et obsédée par la conquête des marchés perd sa finalité sociale, le capitalisme étant devenu surtout financier et spéculatif, le socle de sécurité offert par ce revenu inconditionnel qu’est l’allocation universelle, réorienterait l’économie vers des activités socialisantes sur le marché intérieur, activités que J.-M. Ferry appelle quaternaires.⁠[28] Dans cette optique, « il s’agit moins de donner de l’emploi aux gens que de les empêcher d’être exclus »[29].

Le droit au travail s’entend ici comme un droit non à l’emploi mais comme un droit au revenu qui permet à chacun de choisir librement de travailler ou non.⁠[30]

Il n’est pas question ici de discuter tous les aspects économiques de l’allocation universelle⁠[31]. Nous resterons sur le terrain éthique.

A ce propos, et en dehors de toute référence chrétienne même implicite, des remarques sévères ont été faites par divers auteurs.

L’un, reconnaît que « cette allocation est équitable, mais au regard d’un critère lexicalement inférieur à un autre critère : inférieur au droit au travail parce que le travail constitue encore, qu’on le regrette ou non, l’un des facteurs essentiels d’intégration sociale, et parce qu’il est à l’origine de tout revenu ; sans lui, tout revenu, d’activité ou de transfert, est impossible. Nous considérons donc que toutes les théories cherchant à légitimer une allocation universelle dissociée du travail ne sont admissibles qu’une fois reconnue l’équité devant un droit fondamental supérieur à la fois parce qu’il est conforme à la réalité -l’activité productive précède la distribution de revenus- et parce qu’il est respectueux de la dignité de soi, que l’on peut considérer avec Rawls comme bien premier parmi les premiers ».⁠[32]

Un autre⁠[33], après avoir souligné le flou qui entoure la proposition, déclare l’allocation universelle immorale. Pourquoi ? Parce qu’elle ne réclame aucune réciprocité de la part du citoyen dans la mesure où il n’est pas tenu de manifester sa gratitude vis-à-vis de la société par le désir, d’une manière ou d’une autre, de « rendre la pareille ». Il prend l’exemple d’un citoyen qui déciderait, fort de son allocation, de se consacrer au surf : « si le surfeur ne peut rien exiger du travailleur au nom de la réciprocité, il est clair que, s’il reçoit quand même quelque chose de ce dernier, il lui doit alors une contrepartie au nom de cette même réciprocité. (…) On ne peut bénéficier par principe d’avantages qu’à titre provisoire ou sous condition de payement ultérieur sous une forme ou sous une autre ». Or, l’allocation universelle « exonère explicitement les bénéficiaires de toute obligation de réciprocité (…) ». Le principe de réciprocité est, pour l’auteur, « le principe constitutif du lien social entre personnes non apparentées ».⁠[34]


1. Pensées, Audin-Gilbert Jeune, 1949, pp. 110 et 117.
2. FERRY J.-M., Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration sociale, dans Vers un revenu minimum inconditionnel ?, in Revue du Mauss, 1996, n° 7, pp. 115-134, disponible sur http://users.skynet.be, p. 10. Le Mauss est le mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales. Jean-Marc Ferry est professeur à l’ULB en Philosophie et en Sciences politiques et à l’Institut d’Etudes européennes de Bruxelles.
3. Pour étudier en détail l’avènement du droit au travail, on peut lire TANGHE Fernand, Le droit au travail entre histoire et utopie, 1789-1848-1989: de la répression de la mendicité à l’allocation universelle, Facultés universitaires Saint-Louis,1989.
4. 1811-1882.
5. 1797-1877. Historien, ministre et député.
6. BLANC L., Droit au travail, réponse à M. Thiers, Kiessling, 1848, p. 45. Cité in DIJON X., Droit naturel, tome I, PUF, 1998, p. 327.
7. TANGHE F., op. cit., p. 221.
8. Constitution du 4 novembre 1848, Préambule VIII, in Textes constitutionnels français, PUF, Que sais-je ?, 1996, p. 57.
9. TANGHE F., op. cit., p. 222. J.-M. Ferry parle d’ »une hypocrisie de l’État social » (op. cit., p. 10).
10. MAUGENEST Denis, Droit au travail et droit des travailleurs, in L’homme au travail, op. cit., p. 193.
11. Références données par MAUGENEST D., op. cit., pp. 193-194.
12. A partir de 1930, le chômage « en tant que catégorie statistique officielle », disparaît et ne réapparaîtra qu’en 1991.(Cf. LEFEVRE Cécile, Note sur les notions de chômage et d’emploi dans les années 1920 et 1930 en URSS, in Cahiers du monde russe, 38/4, 1997, Statistique démographique et sociale).
13. Id., p. 194.
14. ROLAND Gérard, L’économie soviétique : du Plan au chaos, in L’URSS de Lénine à Gorbatchev, GRIP, 1989, p. 73. G. Roland est économiste, assistant à l’ULB. Il explique : « Le plein emploi et la croissance par les plans tendus sont en effet obtenus au prix d’innombrables gaspillages microéconomiques ainsi qu’au détriment de la satisfaction des besoins. (…) Ces gaspillages ont évidemment des conséquences macroéconomiques. d’abord, la mauvaise qualité pose un problème de compétitivité, et donc d’exportation, sur les marchés mondiaux et limite par conséquent les possibilités d’importations en devises. Par ailleurs, la haute consommation de ressources par unité produite implique la prépondérance du secteur des moyens de production. L’absence de motivation à économiser sur les ressources entraîne un manque d’intérêt des entreprises pour le progrès technique, et les dépenses élevées de ressources donnent à la croissance son caractère extensif. Le progrès technique doit être injecté d’en haut, ce qui entraîne également toutes sortes de gaspillages et un taux d’investissement élevé, au détriment de la consommation qui ne croît que faiblement. Enfin, les pénuries de biens de consommation ne stimulent pas les travailleurs à accroître leur productivité, car les accroissements de revenus permettent rarement d’acheter les marchandises désirées » (pp. 73-74). On peut aussi rappeler l’importance de la bureaucratie. Mikha_l Gorbatchev reconnaissait en 1987: « La sphère de gestion emploie aujourd’hui environ 18 millions de personnes, dont 2,5 millions pour l’appareil des différents organes de direction et environ 15 millions pour l’appareil de gestion des unions de production, entreprises et organisations. Ce qui constitue 15% des ressources de main-d’œuvre du pays. (…) Actuellement, pour l’entretien et la rémunération de cet appareil, nous dépensons plus de 40 milliards de roubles, alors que depuis quelques années nous n’augmentons le revenu national que de 20 milliards par an environ » (Discours à Mourmansk, in Pravda, 2-10-1987). G. Roland ajoute encore le témoignage d’un témoin de la « base » : « L’an dernier, notre canton a fait l’objet d’environ 200 contrôles divers de la part des instances supérieures ; rien qu’en octobre, nous avons reçu 37 représentants de la région. Exprimé en langage statistique, cela veut dire que 114 journées-homme ont été passées en un mois à nous accorder de l’ »aide ». Et cela sans compter le temps passé par les spécialistes, les dirigeants du canton et des fermes à offrir de l’ »aide » en retour, pour accompagner ces représentants et leur préparer rapports et comptes-rendus. » (Discours de Janna Fedorova, chef du parti dans un canton de la région de Voronej, au 27e Congrès du Parti, in Pravda, 2-3-1986).
15. FEJTÖ François, L’héritage de Lénine, Livre de poche, 1977, p. 135.
16. Cf., entre autres, De RUDDER Chantal, L’empire déboussolé, Dossier spécial Chine, Le Nouvel Observateur, semaine du 6 mai 1999, n° 1800. L’auteur parle de « dizaines de millions d’ouvriers ».
17. Jun Tang, maître de conférence, Département de sociologie, Université de Pékin, octobre 2001. Analyse disponible sur www1.msh-paris.fr.
18. La République populaire de Chine a été fondée en 1949.
19. Cette révolution dura de 1966 à 1976.
20. Plus prudente, la Loi fondamentale allemande de 1949 affirme que « tous les Allemands ont le droit de choisir librement leur profession, leur emploi et leur établissement de formation » et que « nul ne peut être astreint à un travail déterminé sinon dans le cadre d’une obligation publique de prestation de services, traditionnelle, générale et égale pour tous. Le travail forcé n’est licite que dans le cas d’une peine privative de liberté prononcée par un tribunal » (art. 12). Et la Constitution italienne (1947) déclare que « La République protège le travail » (art. 35).
21. MAUGENEST D., op. cit., p. 195.
22. Ce professeur très « rawlsien » d’éthique économique à l’UCL est membre du Basic Income European Network (BIEN) qui est un réseau européen de personnes et d’organisations intéressés par le thème de l’allocation universelle. On peut lire à ce propos : GUERICOLAS Pascale, A quand l’allocation universelle ?, www.scom.ulaval.ca. Auparavant, dans les années 80, il avait été, sur ce sujet, l’un des animateurs du collectif Charles Fourier à Louvain-la-Neuve. De Ph. Van Parijs, outre qu’est-ce qu’une société juste ? déjà analysé : L’allocation universelle. Utopie pour l’Europe d’aujourd’hui, www.etes.ucl.ac.be ; Peut-on justifier une allocation universelle ? in Futuribles, n° 144, juin 1990 ; Au delà de la solidarité, Les fondements éthiques de l’État-Providence et de son dépassement, in Futuribles, n° 184, février 1994 ; Sauver la solidarité, Cerf, 1995 ; De la trappe au socle : l’allocation universelle contre le chômage, supplément aux Actes de la recherche en sciences sociales, n° 120, décembre 1997 ; L’allocation universelle: une idée simple et forte pour le XXIe siècle, in FITOUSSI Jean-Paul et SAVIDAN Patrick, Comprendre, n° 4, « Les inégalités », PUF, octobre 2003, pp. 155-200.
23. Outre l’article du Mauss déjà cité : L’allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Cerf, 1995 ; Entretien avec Jean-Marc Ferry, in Le Soir, 21-11-1997 ; L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse ? Plaidoyer pour l’allocation universelle, http://users.skynet.be/sky95042/plaidoye.html ; Emploi, sécurité, Zéro, Fondation Collège du travail, 1998, pp. 109-117 ; Entretien avec Jean-Marc Ferry, in Esprit, juillet 1997, n° 234, pp. 5-17 ; Jean-Marc Ferry, Entretiens, Labor, 2003.
24. TANGHE F., op. cit., pp. 221-222 et 225.
25. Van PARIJS Ph., L’allocation universelle : une idée simple et forte pour le XXIe siècle, op. cit.. Il s’agirait, selon Ferry, d’établir « un droit inconditionnel à un revenu versé à chacun, indépendamment de sa situation dans la production, qu’il (ou elle) soit actif, chômeur, étudiant, retraité, femme au foyer, banquier ou autre ». ( L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse, op. cit., p. 1).
26. Sauf en cas d’incapacité légale et tant qu’elle dure.
27. « Une allocation universelle sans contrainte de travail assure aux plus faibles un pouvoir de négociation que ne permet pas un revenu garanti conditionné au travail ». (Van PARIJS Ph., L’allocation universelle : une idée simple et forte pour le XXIe siècle, op. cit.).
28. FERRY J.-M., L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse, op. cit., pp. 5-7. Ailleurs l’auteur explique : « Nous connaissons le secteur primaire dont, avec l’exode rural, les forces productives se sont déversées dans le secteur secondaire et ont alimenté la révolution industrielle ; ce secteur secondaire s’est dégagé à son tour dans un secteur tertiaire de services actuellement pléthorique. Nous sommes donc dans une situation où les exclus de la grande production n’ont plus de secteur d’accueil, et la notion de secteur quaternaire figure l’idée de ce secteur d’accueil » (Entretien, in Esprit, op. cit.) . L’auteur cite les activités autonomes, personnelles et non automatisables comme les activités artistiques, artisanales, relationnelles (assistance, animation, surveillance, tutelle, médiation), scientifiques, etc.. (Cf. Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration, op. cit.).
29. FERRY J.-M., Entretien, in Esprit, op. cit..
30. Cf. HARRIBEY Jean-Marie, Une allocation universelle garantirait-elle une meilleure justice sociale ? in Encyclopédie : Protection sociale, quelle refondation ?, Economica, Liaisons sociales, 2000, pp. 1211-1221, disponible sur Internet, p. 3.
31. On peut se reporter, à ce point de vue, par exemple et pour faire simple, à l’article de QUIRION Philippe, Les justifications en faveur de l’allocation universelle : une présentation critique, 1995, disponible sur http://perso.wanadoo.fr/marxiens/politic/revenus : quirionO.htm. Par contre, on peut discuter de la « crédibilité politique » de l’allocation universelle. Ph. Quirion se demande « quelles forces sociales se battront pour une revendication aussi éloignée des luttes passées du mouvement ouvrier ? (…) Ce système rencontre à la fois l’hostilité de « la droite » parce qu’il nécessite un accroissement des prélèvements obligatoires et la méfiance de « la gauche » en apparaissant comme une caution possible à une offensive ultra-libérale de démantèlement de l’État-providence et du droit au travail. » (Op. cit, p. 9). Les partisans de l’allocation universelle rétorquent qu’elle n’accroîtra pas les prélèvements mais les réduira. Et pour affirmer leur réalisme, ils évoquent des expériences réussies qui vont dans leur sens : la pension universelle pour tous les plus de 65 ans en Nouvelle-Zélande (1938) ; le système d’allocations familiales universelles au Canada (1944) ; le système universel de protection contre la maladie et l’invalidité au Royaume-Uni (1946) ; et surtout depuis 1984, l’exemple de l’État d’Alaska qui « commence à verser à chaque résident, de manière indifférenciée et inconditionnelle, un revenu pouvant aller jusqu’à $1000 par an et financé par une part de la rente provenant de l’exploitation du pétrole. » (Van PARIJS Ph., L’allocation universelle. Utopie pour l’Europe d’aujourd’hui, op. cit., p. 4). Ph. Van Parijs salue aussi l’action du syndicat néerlandais Voedingsbond FNV qui milite depuis des années pour l’allocation universelle. En Belgique, les partis Ecolo et Agalev se sont intéressées à cette formule mais c’est surtout le parti Vivant (1997-2007) qui en a fait son programme électoral, sans succès. ‘Cf. VANDERBORGHT Yannick, « Vivant » ou l’allocation universelle pour seul programme électoral, in Multitudes 8, mars-avril 2002, disponible sur http://multitudes.samizdat.net).
32. HARRIBEY J.-M., op. cit., p. 8. L’auteur, visiblement d’obédience libérale, montre la différence qui existe entre cette allocation et l’impôt négatif de Milton Friedman. Cet impôt négatif intervient a posteriori et éventuellement, c’est-à-dire lorsque l’on constate que les revenus déclarés sont inférieurs à un chiffre donné. A ce moment, une allocation est prévue pour que les revenus perçus atteignent le minimum légal. L’allocation universelle, elle, fonctionne inconditionnellement et a priori. L’auteur ajoute que Milton craignait néanmoins que son système n’ait un effet de désincitation au travail.
33. WOLFESPERGER Alain, professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, L’immoralité de l’allocation universelle, disponible sur www.libre.org.
34. Id., p. 14.

⁢a. Et l’Église, parle-t-elle de droit au travail et si oui, dans quel sens ?

L’expression « droit au travail » n’apparaît pas chez Léon XIII. Dans Rerum Novarum, il écrit : « Dans la réalité, c’est une obligation commune pour tous de subvenir à sa vie, et s’y soustraire est un crime. Il en résulte nécessairement le droit de se procurer ce qui permet de subvenir à sa vie ; et à celui qui n’a pas de moyens, la faculté ne lui est donnée que par le salaire acquis par le travail. » Le devoir de travailler implique qu’on ait la liberté de le faire. C’est clair.

Il semble que le premier pontife à parler de « droit au travail » soit Pie XII. Evoquant le « droit naturel de chaque individu à faire du travail le moyen de pourvoir à sa vie propre et à celle de ses fils », il précisera :  »Un tel devoir et le droit correspondant au travail est imposé et accordé à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris. »[1]

Dans un autre message , il citera parmi les « droits fondamentaux de la personne » : « le droit au travail comme moyen indispensable à l’entretien de la vie familiale ».⁠[2]

Il est très important de noter que le droit au travail ici est lié au devoir d’en procurer ou de s’en procurer mais il n’implique pas, pour autant et immédiatement, le devoir de l’État de fournir un travail. La responsabilité première en incombe prioritairement aux intéressés eux-mêmes. L’État n’intervient qu’à titre subsidiaire et dans le respect du bien commun, ce qui évite toute interprétation de type autoritaire

Quand Jean XXIII rédige l’encyclique Pacem in terris, il a sous les yeux la Déclaration universelle des droits de l’homme. Celle-ci déclare, d’une part que : « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage »[3], et, d’autre part, que. : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ces moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. »[4] Ces extraits ont visiblement inspiré le Souverain Pontife qui écrira d’abord que « Tout être humain a droit à la vie, à l’intégrité physique et aux moyens nécessaires et suffisants pour une existence décente, notamment en ce qui concerne l’alimentation, le vêtement, l’habitation, le repos, les soins médicaux, les services sociaux. Par conséquent, l’homme a droit à la sécurité en cas de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse, de chômage et chaque fois qu’il est privé de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ».⁠[5] Un peu plus loin, le texte rappelle que « Tout homme a droit au travail et à l’initiative dans le domaine économique »[6]. Et il ajoute que « La dignité humaine fonde également le droit de déployer l’activité économique dans des conditions normales de responsabilité personnelle. »[7]

Cet ordre qui place le droit à la vie et à la subsistance avant le droit au travail semble, mieux que la Déclaration universelle, suggérer que le droit au travail doit « être compris avant tout comme le droit à subsister, indépendamment de la possibilité et de l’existence d’un travail réel (…) ».⁠[8] En tout cas, cette présentation tend à justifier les allocations sociales qui existent dans plusieurs pays et qui sont octroyées indépendamment du travail et en fonction des besoins. Ces allocations garantissent non plus au travailleur mais au citoyen un minimum vital. Il s’agit en Belgique du Revenu d’intégration sociale (RIS, l’ancien « Minimex », Minimum moyen d’existence), en France du Revenu minimum d’insertion (RMI) qui sont octroyés à certaines conditions et à certaines catégories de personnes. De plus, cette aide financière à laquelle peuvent s’ajouter d’autres aides sociales s’inscrit dans la perspective d’une remise au travail.

Mais peut-on déduire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et, partant, des extraits cités de Jean XXIII, la légitimité de l’allocation universelle ?

Mireille Chabal affirme sans hésiter que l’allocation universelle est « un don nécessaire, elle est un dû. Elle est implicitement prescrite par la Déclaration universelle des Droits de l’homme ».⁠[9] C’est aller un peu vite, semble-t-il mais, en ce qui concerne la pensée de l’Église, l’affaire paraît plus claire et, nous allons le voir, il est difficile dans la perspective qui est la sienne d’admettre le principe de l’allocation universelle tel qu’il a été défini. Même si, après Jean XXIII, le concile Vatican II⁠[10] puis Paul VI réaffirment que « Tout homme a droit au travail, à la possibilité de développer ses qualités et sa personnalité dans l’exercice de sa profession (…) »⁠[11], ce ne peut être que dans le sens où ses prédécesseurs en ont parlé.

C’est peut-être pour éviter l’équivoque née, dans les années 80, autour de l’expression « droit au travail » que Jean-Paul II ne l’emploie pas au grand étonnement d’ailleurs de son commentateur Denis Maugenest qui écrit : « En ces temps difficiles, le droit au travail paraît encore plus urgent que ne le sont les droits des travailleurs. Curieusement pourtant l’encyclique ne parle nulle part de droit au travail…​ »[12] Laborem exercens parle du « travail humain, compris comme un droit fondamental de tous les hommes »[13] et Jan Schotte⁠[14] explique cette phrase en ces termes : « Respecter ce droit est la responsabilité de tous ceux qui appartiennent à une société déterminée et agissent à travers les structures de l’État, mais il est aussi la responsabilité de toute la communauté internationale. » Nous allons y revenir.

Mais ce que souligne avec force l’encyclique, c’est que « Le travail est (…) une obligation, c’est-à-dire un devoir de l’homme, et ceci à plusieurs titres. L’homme doit travailler parce que le Créateur le lui a ordonné, et aussi du fait de son humanité même dont la subsistance et le développement exigent le travail. L’homme doit travailler par égard pour le prochain, spécialement pour sa famille, mais aussi pour la société à laquelle il appartient, pour la nation dont il est le fils ou la fille, pour toute la famille humaine dont il est membre, étant héritier du travail des générations qui l’ont précédé et en même temps co-artisan de l’avenir de ceux qui viendront après lui dans la suite de l’histoire. Tout cela constitue l’obligation morale du travail entendue en son sens le plus large ».⁠[15] Obligation morale très large puisque « Le mot « travail » désigne tout travail accompli par l’homme, quelles que soient les caractéristiques et les circonstances de ce travail, autrement dit toute activité humaine qui peut et qui doit être reconnue comme travail parmi la richesse des activités dont l’homme est capable et auxquelles il est prédisposé par sa nature même, en vertu de son caractère humain. »[16] Dans cette optique, celui qui n’aurait pas besoin de travailler pour vivre ou même pour faire vivre sa famille, a encore des obligations vis-à-vis de ses compatriotes et, au delà, vis-à-vis de la famille humaine tout entière dans la mesure où nous sommes responsables des autres quels qu’ils soient. La théologie du travail est une théologie de la solidarité. Le travail bénévole, par exemple, s’inscrit bien dans ce cadre.

Il paraît difficile donc de séparer, comme le fait l’allocation universelle, le don et le travail.⁠[17] On se rappelle l’injonction de Paul : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ».⁠[18]

Mais allons plus loin. Plusieurs partisans de l’allocation universelle évoquent la figure d’un ancêtre, Thomas Paine⁠[19], qui, à la fin du XVIIIe siècle, dans une réflexion sur la réforme agraire en France⁠[20], « propose l’instauration d’une pension universelle (à partir de 50 ans) et d’une dotation universelle (à 21 ans) en reconnaissance de la propriété commune de la terre ».⁠[21] Cette propriété commune est « de droit naturel » dit Paine. Toutefois, comme chez Rousseau⁠[22], il précise que « pour bien concevoir ce que l’état de société devrait être, il est indispensable d’avoir quelques notions de l’état primitif et naturel des hommes, tel qu’il est encore aujourd’hui. On n’aperçoit chez eux aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits de la vie civilisée. Elle n’existe point dans l’état naturel. »[23] Ce développement nous montre à quel sens du mot « nature » Paine se réfère dans l’expression ambigüe « droit naturel ». Dans le fond, « La nature est l’état primitif des choses, auquel elles doivent s’arrêter ou qu’elles doivent restituer pour satisfaire à leur essence, ou encore la nature est l’exigence essentielle, divinement déposée dans les choses, d’un certain état primitif ou d’avant-culture que les choses sont faites pour réaliser ».⁠[24]

Il n’empêche que le chrétien peut se sentir interpellé par l’argument de Paine. En effet, même s’il reconnaît le bien-fondé de la propriété privée, comme nous le verrons plus tard, il ne peut oublier que le livre de la Genèse, livre des origines qui nous révèle quelque chose l’avenir auquel nous sommes appelés, fonde le principe de la destination universelle de tous les biens puisque la terre a été donnée à tous les hommes. Dès lors, la proposition de Taine comme l’allocation universelle ne sont-elles pas justifiées dans la mesure où elles se présentent comme une anticipation de la communauté des biens à laquelle nous devons tendre sans pour autant, comme les marxistes, abolir la propriété privée ? L’allocation universelle serait un moyen de restituer un peu la justice originelle qui sera notre justice finale.

Une telle interprétation est impossible. Indépendamment de l’insistance des papes sur le devoir de travailler, indépendamment de l’injonction de Paul, il reste que la terre a été donnée à l’homme, avant la chute, pour qu’il la travaille (domine, soumette, cultive, garde).


1. Radiomessage pour le cinquantenaire de l’Encyclique « Rerum Novarum », 1-6-1941.
2. Radiomessage de Noël au monde entier, 24-12-1942.
3. Art. 23.
4. Art. 25.
5. PT §12.
6. PT § 19.
7. PT §21.
8. MAUGENEST D., op. cit., p. 196.
9. L’allocation universelle, http://mireille.chabal.free.fr ; M. Chabal est l’auteur de qu’est-ce que le travail humain ? Communication au Colloque Lupasco, 13-3-1998, Bulletin du CIRET, n° 13 ; et avec Dominique Temple, de La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, L’Harmattan, 1995. Stéphane Lupasco (1900-1988) est un philosophe d’origine roumaine qui a tenté de construire une philosophie à partir de la physique quantique. Il a fondé le Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires (CIRET).
10. Cf. GS 26 qui cite le droit « au travail ».
11. OA 14.
12. Op. cit., p. 189.
13. LE 18.
14. Réflexions sur « Laborem Exercens », Commission pontificale « Iustitia et Pax », 1982, p. 16.
15. LE 16 §2.
16. LE, Adresse.
17. Ph. Quirion présente finalement l’allocation universelle comme « un moyen d’assurer le « droit à la paresse » » (op. cit., p. 9).
18. 2 Th 3, 10.
19. 1737-1809. Cet Anglais, ami de Benjamin Franklin fut un des artisans de l’indépendance des États-Unis et de la Constitution de Pennsylvanie. Il participa à la vie politique de la jeune république puis s’engage dans la révolution en France où il connut la prison et les honneurs avant de regagner l’Amérique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages politiques.
20. La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, précédé de A la Législature et au Directoire, 1797, in Revue du Mauss, n° 7, 1er trimestre 1996.
21. Van PARIJS Ph., L’allocation universelle. Utopie pour l’Europe d’aujourd’hui, op. cit., p. 3. Th. Paine propose « un fonds national pour payer à tous les individus qui auront atteint l’âge de vingt-un ans, la somme de quinze livres sterling, à titre d’indemnité du droit naturel, dont le système des propriétés territoriales les a dépouillés. Et pour payer annuellement la somme de six livres sterling, durant leur vie, à tous les individus qui ont atteint l’âge de cinquante ans, et aux autres, à mesure qu’ils arriveront audit âge. (…) Je propose d’abord de faire les paiements tels que je les ai énoncés, à tous les individus, pauvres ou riches. Cette mesure commune est propre à éviter toute odieuse distinction, et elle est d’autant plus convenable qu’à titre d’indemnité ou de compensation d’une propriété naturelle, tous les individus y ont un droit égal, indépendamment des propriétés qu’ils peuvent avoir créées ou acquises par hérédité ou de toute manière.(…) » (Extraits de La justice agraire…​cités in GUILLON Claude, Economie de la misère, La Digitale, 1999, disponibles sur http://claudeguillon.internetdown.org.
22. A propos de Rousseau, J. Maritain rappelle l’explication que saint Thomas donne de l’expression « droit naturel » : « Une chose est dite de droit naturel de deux façons : une chose peut être dite « de droit naturel » soit parce que la nature y incline (comme de ne pas faire injure à autrui), soit seulement parce que la nature n’assure pas du premier coup la disposition contraire, « en ce sens-là on pourrait dire que d’être nu est pour l’homme de jure naturali, parce que c’est l’art, et non la nature, qui lui fournit le vêtement ; c’est en ce sens qu’on doit entendre le mot d’Isidore, appelant de droit naturel l’état de possession commune, et d’une et identique liberté pour tous ; en effet la distinction des propriétés et la soumission à un maître ne sont pas choses fournies par la nature, mais amenées par la raison des hommes pour l’utilité de la vie humaine ». (Ia IIae qu. 94, art. 5, sol. 3). Commentant ce passage, J. Maritain écrit : « En d’autres termes, le mot nature peut être pris au sens métaphysique d’essence comportant une certaine finalité. Est naturel alors ce qui répond aux exigences et aux inclinations de l’essence, ce à quoi les choses sont ordonnées en raison de leur type spécifique et en définitive par l’auteur de l’être. Et il peut être pris au sens matériel d’état primitif donné en fait. Est naturel alors ce qui se trouve exister de fait avant tout développement dû à l’intelligence. » (Trois réformateurs, Plon, 1925, pp. 181-182).
23. Extrait de La justice agraire…​, cité in GUILLON Claude, op. cit..
24. MARITAIN J., Trois réformateurs, op. cit., p. 183.

⁢b. Propriété collective ou privée, la propriété est liée au travail

[1].

Les partisans de l’allocation universelle procèdent à une dissociation entre le devoir et le droit, les besoins et le travail.

Pour J.-M. Ferry, il s’agit bien « de dissocier le droit au revenu de la contrainte du travail et, ce faisant, de mieux penser le droit au travail comme tel, c’est-à-dire comme un droit et non pas comme un devoir imposé de l’extérieur par la nécessité de gagner un revenu, lequel ne fait pas toujours l’objet d’un droit indépendant. En effet, le droit au revenu, loin d’être inconditionnel, reste plus ou moins implicitement fondé par référence à un principe de contributivité, c’est-à-dire de proportionnalité entre le revenu que l’on reçoit et la contribution productive que l’on apporte. S’il était rendu inconditionnel, le droit au revenu, loin d’attenter au droit au travail, l’émanciperait, au contraire, puisqu’il cesserait de faire du travail une obligation de survie alimentaire.

Tant que le travail est une contrainte, il n’est pas un droit. Et si le droit au travail était ainsi émancipé, non seulement il supprimerait son hypocrisie, mais la morale du travail, qui, dans la rhétorique politique, frise parfois le ridicule, pourrait plus clairement devenir une morale autonome, c’est-à-dire une vraie morale. L’attachement au droit au travail, ainsi qu’à la forme d’intégration sociale par le travail n’est pas répressif par lui-même. Il le devient, lorsqu’il entre en réaction contre un droit au revenu indépendant du travail. »[2]

Nous retrouvons ici, une conception du droit très libérale. Le divorce étant à nouveau prononcé entre la liberté et le devoir. La liberté ne peut être que sans condition préalable, sans examen préalable de ce qui constitue l’homme et de la « vérité » du travail dans tous ses aspects personnels et sociaux. Le droit à la subsistance que l’Église a toujours défendu dans sa lutte contre la pauvreté est détaché du devoir de travailler pour fonder la nécessité de l’allocation universelle, autrement dit, le devoir de l’État d’assurer cette subsistance. Nous nous trouvons face à une version allégée et apparemment séduisante du mouvement classique qui entraîne tout individualisme à une forme ou autre de collectivisme.

Nous nous trouvons aussi devant une nouvelle dévalorisation du travail. Si l’on estime qu’en soi le travail est enrichissant pour l’homme et pour la société, il est nécessaire à tous et doit être l’objet de soins attentifs pour que tous y accèdent et qu’il soit réellement et le mieux possible source de tous les bienfaits qu’il peut offrir.

En séparant la satisfaction des besoins du travail qui peut y pourvoir, on met logiquement en péril la subsistance car si personne ne choisit de travailler, comment pourra-t-elle être assurée ?

Et même si on refuse d’envisager la possibilité de cette position extrême que l’on peut contester au nom du réalisme dans la mesure où le montant de l’allocation ne permet que la survie et incitera donc les « gourmands » ù trouver d’autres revenus, l’allocation universelle ne justifie-t-elle une nouvelle forme d’esclavage ? N’est-il pas établi, depuis la suppression théorique de l’esclavage, que « nul ne doit porter le fardeau de la nécessité pour le compte des autres et (que) nul, donc, ne doit être dispensé d’en porte sa part » ? « Or l’allocation universelle ouvre le droit à la dispense. Elle permet à la société de ne pas s’occuper de la répartition équitable du fardeau. En cela, elle fait, par idéalisme, le jeu de l’idéologie du travail : elle paraît considérer le travail comme une activité choisie, facultative, qui peut être réservée à celles et à ceux qui aiment le faire. Or le travail est d’abord à faire, qu’on l’aime ou non, et c’est seulement en partant de la reconnaissance de sa nécessité qu’on peut chercher à le rendre aussi plaisant et épanouissant que possible, à en alléger le poids et la durée ».⁠[3]

On peut encore ajouter un argument. Dans le binôme subsistance-travail, si, chronologiquement, la subsistance a priorité sur le travail, celui-ci est intrinsèquement plus important sur le plan de la croissance intégrale de l’être. Car si la subsistance nous rend dépendants de nos besoins et, dans le cas de l’allocation universelle, dépendants de la collectivité, le travail, lui, est un lieu de liberté parce qu’il me permet d’accroître mes pouvoirs et notamment sur le plan politique au sens large : « puisque le travailleur, écrit X. Dijon, exprime, par sa peine, sa soumission responsable à la loi de la pénurie qui affecte tous les humains (« il faut travailler pour gagner sa vie »), le voici mieux habilité à entrer avec le sérieux qui convient dans le débat politique qui déterminera la loi de la cité ».⁠[4]

Pour appuyer cette idée, l’auteur en appelle au témoignage des premiers intéressés -les pauvres-, et affirme que « la « contributivité » (…) constitue en réalité le souhait le plus cher des personnes qui, reléguées aux marges de la société, voudraient au contraire exercer leur citoyenneté en y apportant leur capacité de se mettre à l’œuvre. Or en dissociant le revenu et le travail, l’allocation universelle fait l’impasse sur la cause efficiente de l’appropriation ; en se polarisant de la sorte sur la satisfaction du besoin, cause finale de l’appropriation, elle ne rencontre pas l’aspiration des pauvres qui considèrent précisément le travail comme un lieu important de reconnaissance sociale. »[5]

Une fois encore, comme nous l’avons vu, il faut rappeler que les droits de l’homme sont indivisibles. Dans la mesure où ils sont concrets et objectifs, en détacher un de l’ensemble est une mutilation de la personne considérée dans son intégralité. « Par exemple, continue le P. Dijon, le critère qui légitime toutes les appropriations pourvu qu’elles résultent du travail de leur titulaire méconnaît les conditions personnelles et sociales de l’activité laborieuse, laissant ainsi sans réponse la question du chômage : le sujet jouissait-il de la capacité physique et psychique d’entreprendre un travail ? La société a-t-elle distribué les biens culturels et matériels de telle sorte que chaque sujet ait pu exercer par le travail sa maîtrise sur la nature ? Si l’on tient par contre que les attributions de biens se règlent seulement selon les besoins des sujets, comment assurera-t-on l’effectivité de cette répartition qui, de soi, impose une limite alors que les besoins, hâtivement confondus avec le désir, connaissent une extension indéfinie ? Comment savoir que tel bien de la nature doit satisfaire le besoin de telle personne et non de tel autre ? N’est-ce donc pas dans la tension de ces deux critères que se joue la reconnaissance inhérente au droit ? »[6]

En un mot, pour conclure, « l’idée de verser un revenu à des personnes sans en attendre, en contrepartie, une utilité sociale est une idée qui dégrade »[7].


1. « Quand une terre est « commune », écrit Alain Wolfsperger dans une perspective libérale que nous ne pouvons suivre jusqu’au bout, cela signifie que chacun y a un droit d’accès pour l’utiliser et la faire lui-même fructifier et non pas que chacun a un droit sur les produits de l’usage qu’en font les autres ». (op. cit., p. 14).
2. L’allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Cerf, 1995, pp. 46-47).
3. GORZ A., Capitalisme, Socialisme, Ecologie, Désorientations, Orientations, Galilée, 1991, pp. 175-176, cité in DIJON X., Droit naturel, Tome 1, op. cit., p. 329. A. Gorz lie le droit à un revenu de citoyenneté d’une part « à un programme de réduction progressive mais radicale de la durée du travail sans réduction de salaire » et d’autre part au droit, voire à l’obligation de travailler. En effet, « le revenu garanti représente la part de richesse à laquelle chacun(e) a droit en raison de sa participation au processus social de production ». (Cf. CERICA Claudio et VERCELLONE Carlo, Au-deà de Gorz, travail et revenu garanti_, disponible sur http://multitudes.samizdat.net).
4. DIJON X., id..
5. Id.. X. Dijon s’appuie sur le Rapport général sur la pauvreté réalisé par la Fondation Roi Baudouin à la demande du ministère de l’Intégration sociale, 1994: »qu’est-ce qu’être citoyen quand la dignité d’une personne ne peut plus ni s’exprimer ni être reconnue par les autres ; qu’est-ce qu’être citoyen quand on ne dispose pas d’un logement décent, pas de travail, pas de protection sociale, ni plus généralement d’aucun outil de reconnaissance sociale à sa disposition ? (…) Le Rapport montre-t-il à suffisance les effets ravageurs de la pauvreté, de l’absence d’emploi, de l’inutilité contrainte, sur la conscience qu’un individu peut avoir de sa dignité, et de ses droits, du lien civique, d’un contrat social ? » (pp. 394 et 397).
6. Op. cit., p. 331.
7. Mgr Albert Rouet, Président de la Commission sociale de l’épiscopat français, in Face au chômage, changer le travail, Centurion, 1993, p. 201. Et même, ajoute l’auteur, très sévèrement, « un « petit boulot », un emploi plus ou moins fictif est indigne des hommes, et loin de les aider, la société les humilierait un peu plus en les payant pour une tâche qui limiterait l’épanouissement de leur humanité. L’utilité sociale est beaucoup plus large que celle d’une organisation où des serviteurs feraient, grâce à leur disponibilité, des tâches dont une élite ne voudrait plus. Ce serait passer du travail au noir à l’obscurité totale ! » (Id., pp. 200-201).

⁢c. Que propose l’Église face au chômage ?

L’Église, en particulier dans l’encyclique Laborem exercens, a insisté sur le devoir du travail étant donné sa valeur multiforme. Et donc, le chômage, quelle que soit sa nature⁠[1], qu’il soit technologique suite, par exemple, à l’introduction de nouvelles machines⁠[2], conjoncturel ou cyclique découlant des crises de surproduction, doit toujours être considéré comme un mal, une calamité⁠[3] et non comme la conséquence fatale et naturelle des lois économiques qui finiraient par l’estomper si on laissait les « lois » jouer sans contrainte⁠[4]. Deux siècles d’expériences libérales ou néo-libérales n’ont pas réussi à assurer le plein emploi⁠[5] d’autant plus que la production a tendance à croître beaucoup plus vite que la main-d’œuvre à cause de la mécanisation, de la concurrence.

Disons d’emblée, pour ne pas y revenir, que le principe de l’usage commun des biens impose surtout à l’État, un des employeurs indirects⁠[6], comme dit Jean-Paul II, d’assurer des subventions qui permettent aux chômeurs et à leurs familles de subsister après la perte d’un emploi ou en attente d’un travail : « L’obligation de prestations en faveur des chômeurs, c’est-à-dire le devoir d’assurer les subventions indispensables à la subsistance des chômeurs et de leurs familles, est un devoir qui découle du principe fondamental de l’ordre moral en ce domaine, c’est-à-dire du principe de l’usage commun des biens ou, pour s’exprimer de manière encore plus simple, du droit à la vie et à la subsistance ».⁠[7]

Cela étant dit, on peut penser, tout d’abord, que le chômage est le résultat d’une mauvaise organisation du travail comme en témoigne le contraste entre les ressources naturelles inutilisées et les foules de chômeurs. Avec beaucoup d’analystes, nous pouvons dénoncer « la pseudo-fatalité d’un chômage important »[8]. Avec humilité cependant pour ne pas tomber dans la dangereuse utopie qui a animé les sociétés marxistes.⁠[9]

Dans la lutte contre le chômage⁠[10], puisqu’on ne peut, l’actualité le montre, faire confiance aux seuls mécanismes du marché, une large mobilisation est nécessaire, à tous les niveaux. Une mobilisation permanente car le problème ressurgit constamment. Toute politique à court ou moyen terme finira par être prise en défaut. Le chômage doit être combattu avec le concours de toutes les parties intéressées : les instances internationales, l’État, les partenaires sociaux⁠[11], les employeurs⁠[12], les collectivités et les chômeurs eux-mêmes⁠[13].

Les instances internationales

Au plan international, étant donné les relations d’interdépendance, la collaboration et la solidarité entre États sont indispensables à la promotion du travail et de l’emploi et pour éviter que les marchés financiers et les grandes entreprises continuent à perturber gravement parfois le marché du travail. « Les pays hautement industrialisés, écrit Jean-Paul II, et plus encore les entreprises qui contrôlent sur une grande échelle les moyens de production industrielle ‘ce qu’on appelle les sociétés multinationales ou transnationales) imposent les prix les plus élevés possibles pour leurs produits, et cherchent en même temps à fixer les prix les plus bas possible pour les matières premières ou les produits semi-finis (…) Il est évident que cela ne peut pas demeurer sans effet sur la politique locale du travail ni sur la situation du travailleur dans les sociétés économiquement désavantagées. »[14]

Tout en respectant les droits et la personnalité des États, et avec l’aide efficace des organisations internationales, bien des mesures doivent être prises au niveau européen et mondial en faveur du Tiers-Monde. Mesures qui auraient aussi d’heureuses répercussions en nos pays et qui réduiraient les différences choquantes et injustes dans le niveau de vie des travailleurs. Nous y reviendrons.

L’objectif premier des instances internationales, comme des instances nationales, est de favoriser l’accès du plus grand nombre au travail et de garantir aux travailleurs l’ensemble de leurs droits. De plus, il est indispensable « que le niveau de vie des travailleurs dans les diverses sociétés soit de moins en moins marqué par ces différences choquantes qui, dans leur injustice, sont susceptibles de provoquer de violentes réactions. »[15] Nous le savons, la justice sociale ne peut s’installer sans une recherche d’une certaine égalité.

L’État

Au plan national, l’employeur indirect, en définitive l’État, gardien du bien commun, doit coordonner les efforts en respectant l’initiative des personnes, des groupes, etc., en vue d’une organisation correcte et rationnelle d’un chantier de travail différencié et équilibré⁠[16]. Dès 1932, pour remédier à la crise en cours depuis 1929, le futur Président Roosevelt lançait son «  New Deal »⁠[17] : « Si vous parlez avec nos jeunes hommes et nos jeunes femmes, vous constaterez qu’ils ne demandent qu’à travailler pour eux et leur famille ; qu’ils estiment avoir un droit au travail. Ils auront le droit de réclamer pour eux et pour tous les hommes et femmes valides et désireux de travailler, la subsistance pour vivre et une occupation selon leurs capacités. Notre gouvernement peut et doit leur assurer cette sécurité ». Et en 1944, toujours dans la libérale Amérique, la Conférence internationale du travail, à Philadelphie, affirmait clairement : « Ils sont définitivement révolus, les temps où un État pouvait croire qu’il avait rempli son devoir lorsqu’il avait garanti un revenu minimum aux chômeurs au moyen d’assurances ou de toute autre manière. Les travailleurs ne tolèreront plus longtemps une société où ceux qui veulent du travail et s’efforcent sérieusement d’en trouver seraient inévitablement contraints d’abdiquer toute dignité si on les condamnait à l’inaction (…). Un système politique et économique incapable de résoudre ce problème ne pourra paraître acceptable à un monde qui, au cours de deux guerres mondiales, se sera rendu compte de l’efficacité de l’intervention de l’État ».⁠[18]

Bien entendu, cette planification globale ne peut s’entendre comme une centralisation unilatérale par les pouvoirs publics. Elle doit s’appuyer sur le principe de subsidiarité et c’est pour cela que tous les acteurs sont concernés. Les corps intermédiaires ont un rôle important à jouer.

En attendant, si c’est une erreur de compter d’emblée ou exclusivement, comme on le fait trop souvent aujourd’hui, sur l’action de l’État, son rôle est néanmoins important, nous l’avons déjà dit et nous le verrons encore plus tard. Il n’est pas question, en effet, de laisser sans brides ni balises le pouvoir économique mais il ne s’agit pas non plus de l’étouffer par une politique fiscale ou une réglementation sociale qui paralyse l’activité ou l’empêche de se développer. Il ne s’agit pas non plus que l’État se fasse employeur, outre mesure. Il a néanmoins l’obligation, au nom du bien commun, de stimuler le travail.

Les corps intermédiaires

Entre l’État et l’individu, ils ont une utilité capitale. On pense principalement aux organisations syndicales et aux entreprises elles-mêmes⁠[19], au service du travail et non du capital d’abord. Mais il ne faut pas négliger le rôle que peuvent jouer les communes, les régions et toutes les associations à caractère social. Enfin, comme nous allons le voir, dans le paragraphe suivant, n’oublions jamais la mission primordiale de l’école et des différentes formes d’apprentissage.

Comme le souligne un sociologue, « qu’il s’agisse de l’activité industrielle, commerciale ou de services, des activités culturelles ou éducatives, des secteurs médico-sociaux, de la vie politique et syndicale, (…) cet espace-temps tire sa valeur des ressources qu’il permet de créer, une dynamique sociale de rapprochement des individus comme acteurs de réalisations, au-delà des règles et structures établies ».⁠[20] Les structures intermédiaires « mobilisent des dynamiques exceptionnelles de régulations sociales conférant une légitimité particulière de réactivité transitionnelle et de lien social entre acteurs du changement ».⁠[21] Ces valeurs, l’auteur, au terme d’une vaste enquête⁠[22] va les rappeler tout particulièrement à propos des « organisations productives » dans un monde en profonde mutation dont la description révèle a contrario leur fonction cruciale :  »Le contexte contemporain d’une mondialisation des économies libérales et des réseaux de communication d’une part, de l’autonomie et des individus sujets et acteurs de leur propre histoire d’autre part, pose ainsi la question cruciale de l’existence même de la société démocratique. Un monde virtuel d’images à destination universelle estompe en effet les représentations de cultures spécifiques, et les multimédias accélèrent les échanges, sans pour autant situer les acteurs dans la vérité de leurs appartenances et de leurs responsabilités ; tandis que les rapprochements dans les rapports humains dépassent certes les frontières nationales, objet de tant de luttes passées, mais plongent les individus dans l’inquiétude pour l’avenir de leurs sociétés devenues incertaines sur leurs fondements culturels et leurs structures politiques. Un tel constat exige qu’apparaissent d’autres modalités de régulation sociale de la vie collective sous peine de livrer les individus à l’emprise de communautés défensives aux allures de sectes et de mafias. »[23] Dans un tel monde, les organisations productives intermédiaires « entre les institutions du politique et celles de l’éducation (…) doivent aider leurs individus salariés à retrouver de nouvelles légitimités collectives sous peine de basculer dans de brutales régressions sociales et économiques ». Et cela sans « substituer l’entreprise aux structures sociales d’État ou des familles. Ce serait retourner aux modalités paternalistes ou totalitaires du développement économique ». Dans un monde marqué par le libéralisme, ces organisations sont des lieux de socialisation et de « solidarisation ». Tel est en effet le travail qui, malgré ses difficultés et ses problèmes, révèle « combien les individus sont acteurs et quasiment citoyens d’une œuvre collective de production pour laquelle ils s’engagent et se veulent partie prenante. (…) En bref, l’expérience vécue du travail fait concrètement expérimenter les valeurs de la démocratie (…). »[24]

Bien conscient des problèmes graves suscités par les inégalités, l’espérance de travail et la misère, l’auteur prêche pour que les valeurs démocratiques ne restent pas cantonnées dans les activités civiques. Il n’est pas question « de supprimer « les méfaits du travail » pour imaginer un monde meilleur, sans travail pour les uns, mais avec trop de travail pour les autres. Il s’agit de tirer les conséquences des acquis de la socialisation par le travail pour tous (…). »⁠[25] Il s’agit de « trouver les voies efficaces d’une dynamique de légitimation des institutions intermédiaires, car c’est dans cette ressource des activités productives que doit s’inventer concrètement plus d’égalité sociale, plus de compréhension entre les hommes et plus de mobilisation sur des projets d’avenir, puisque les citoyens consommateurs et salariés s’y vivent aussi comme acteurs de réalisations collectives. »⁠[26]

Les personnes

En définitive, il va de soi et à la lumière de l’analyse que nous venons de survoler, qu’au premier chef, ce sont les personnes elles-mêmes qui sont immédiatement concernées par le problème du travail et du chômage. En effet, expliquait Pie XII, le « devoir et le droit correspondant au travail est imposé et accordé à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris ».⁠[27]

A la lumière de cette sagesse, s’il n’est pas possible dans l’immédiat de créer tous les emplois stables nécessaires, parmi les mesures qui peuvent être prises pour mettre au travail davantage de personnes, la mesure prioritaire touche à la formation.

Même aux États-Unis, c’est une réalité qui n’avait pas échappé au Dr Raymond L. Saulnier, conseiller du président Eisenhower⁠[28], qui recommandait « training, education, relocation » : c’est-à-dire le perfectionnement de la formation des travailleurs, une meilleure éducation et une mobilité accrue pour les jeunes. Il faut élever le niveau de qualification du travailleur car le progrès technique à long terme crée des emplois mais des emplois qui demandent toujours plus de formation. Il faut aider le travailleur à s’adapter à un genre nouveau de travail ou à un nouveau lieu de travail. Le recyclage facilitera le passage des travailleurs de secteurs en crise vers d’autres secteurs en développement. De toute façon, l’éducation doit être la préoccupation première en adaptant le système d’instruction et d’éducation, qui doit se préoccuper, avant tout, certes, du développement et la maturation de toute la personne, mais aussi de la formation spécifique nécessaire à l’insertion dans le chantier de travail. La prolongation de la scolarité peut être bénéfique, de même que l’apprentissage sous toutes ses formes.

Dans une perspective plus directement volontariste encore, les pouvoirs publics et les associations sociales peuvent aider les sans-emploi à créer leur emploi⁠[29] ou, par un système de coaching, faire accompagner par des intervenants sociaux les chômeurs dans la recherche d’un emploi, dans leurs démarches administratives ou encore dans leurs problèmes juridiques. Si, comme on l’a dit, le manque de travail est d’abord un manque d’idées⁠[30], il faut tout faire pour encourager la créativité et la responsabilité des intéressés.

Autrement dit, c’est la personne du travailleur qui doit être au centre des préoccupations. Trop souvent, pour ne pas dire dans tous les cas, les politiques de l’emploi ou les politiques pour l’emploi⁠[31] réfléchissent non à partir des besoins objectifs de la personne et de ses capacités acquises ou à acquérir, mais à partir du nécessaire élargissement du marché du travail, de sa répartition, en tout cas, de l’indispensable croissance économique⁠[32] ou du « benchmarking »⁠[33]. A partir de ce point de vue, diverses pistes sont proposées. Par exemple, certains veulent favoriser le temps partiel qui, selon eux, assurerait un partage efficace du travail, créerait des emplois et permettrait de concilier vie familiale, vie associative et vie professionnelle. Mais il faut aussi se rendre bien compte que dans la création d’emplois nouveaux par le partage, la solidarité est nécessaire et doit entraîner un effort de réduction des privilèges sectoriels et des « droits acquis »⁠[34]. Beaucoup d’observateurs vont plus loin encore et contestent, comme un leurre, « l’idée qu’on partagera l’emploi en travaillant moins et moins longtemps »[35]. d’autres, aujourd’hui, plus nombreux, réclament la flexibilité des salaires, la mobilité des travailleurs, l’abaissement des charges sociales patronales et du coût salarial, s’accommodent de la précarité d’emploi, vantent le travail intérimaire, pour une économie plus concurrentielle et donc plus efficace, plus productive. Mais qu’en est-il de la sécurité et de la stabilité nécessaires à l’épanouissement de la personne et de la famille ?⁠[36]

Le droit à l’initiative que Jean XXIII liait au droit au travail⁠[37], doit être étendu le plus largement possible : « Le développement doit être sous le contrôle de l’homme. Il ne doit pas être abandonné à la discrétion d’un petit nombre d’hommes ou de groupes jouissant d’une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique ou à celle de quelques nations plus puissantes. Il convient au contraire que le plus grand nombre possible d’hommes, à tous les niveaux, et au plan international l’ensemble des nations, puissent prendre une part active à son orientation. (…) Les citoyens doivent se rappeler que c’est leur droit et leur devoir (et le pouvoir civil doit aussi le reconnaître) de contribuer selon leurs moyens au progrès véritable de la communauté à laquelle ils appartiennent ».⁠[38]

C’est dire combien la personne est importante dans le processus économique : « Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni et avec qui l’on travaille (…). Il y a des différences caractéristiques entre les tendances de la société moderne et celles du passé même récent. Si, autrefois, le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard, ce fut le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, c’est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres »[39]. S’il est donc très « important que les pays en voie de développement favorisent l’épanouissement de tout citoyen, par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations »[40], il en va de même dans les pays « développés » qui connaissent la marginalisation croissante d’un nombre non négligeable de citoyens.

Comme l’écrit très justement J.-Y. Calvez, «  le libéralisme courant défend la liberté d’initiative économique, liberté d’entreprendre, mais sans un très grand souci de mettre chacun en condition d’exercer une telle liberté, alors que ceci ne va nullement de soi pour le plus grand nombre des hommes. L’Église lutte, elle, en vue de l’initiative pour tous…​ «⁠[41] Pour tous : nuance capitale !

Une autre culture

Prioritairement, à travers les quelques mesures suggérées par l’Église et les mesures concrètes et positives prises par certains États, c’est un renouveau de la culture du travail qu’il faut souhaiter. Pour améliorer en profondeur et durablement la situation, disait un évêque, il faut:

« -Avoir en vue que construire une société digne de l’homme requiert le travail de chacun ;

-Maîtriser le progrès technique et les flux financiers au service de l’homme ;

-Répartir plus équitablement les ressources ;

-Trouver un nouvel équilibre de vie. »[42]

Qui ne voit la réforme intellectuelle et morale indispensable à ce changement qui ne peut se réaliser sans l’attachement à une juste hiérarchie de valeurs, un sens aigu de la solidarité et une volonté politique déterminée à se préoccuper d’abord de la promotion intégrale de la personne humaine et non de la productivité, de la rentabilité, de la performance à n’importe quel prix.

d’une manière générale, d’ailleurs, s’il se vérifie que l’automation et la mondialisation continuent à saccager le marché de l’emploi, ce n’est que dans l’exercice de la vertu de tempérance, dans le souci de l’autre, qu’employeurs et employés devront accepter de vivre.

Le souci des vraies priorités rendrait aussi vigueur au secteur non marchand qui manque souvent cruellement de bras dans la mesure où il n’est pas reconnu comme rentable économiquement. Une meilleure reconnaissance serait nécessaire au bénéfice de toute la vie sociale et finalement économique.

On l’a compris, rien ne peut réussir dans le court terme puisqu’on ne peut rien réussir sans se soucier en premier de la formation professionnelle certes, mais aussi civique, éthique, spirituelle⁠[43].

En conclusion, deux maîtres-mots : formation donc et, par-dessus tout, solidarité. Ce n’est pas pour rien que M. Schooyans a présenté la théologie du travail chez Jean-Paul II comme une théologie de la solidarité. Une solidarité sans frontières, une « solidarité fondée sur la vraie signification du travail humain », solidarité de tous au service du bien commun de toute la société, pour le travail, pour la justice sociale en renversant « les fondements de la haine, de l’égoïsme, de l’injustice », solidarité des travailleurs et solidarité avec les travailleurs, avec le travail, « c’est-à-dire en acceptant le principe de la primauté du travail humain sur les moyens de production, la primauté de la personne au travail sur les exigences de la production ou les lois purement économiques ». Bref, « la solidarité est (…) la clé du problème de l’emploi ». Mais elle ne peut exister que si elle « voit dans la dignité de la personne humaine en conformité avec le mandat reçu du Créateur le critère premier et ultime de sa valeur ».⁠[44]


1. Il s’agit de chômage involontaire. Le chômage est considéré comme volontaire « dans les cas suivants : -un abandon d’emploi sans raison légale ; -un licenciement qui est la suite logique d’une attitude fautive de la part du travailleur salarié ; -ne pas se présenter auprès d’un employeur ou refuser un emploi convenable ; -ne pas se présenter auprès du service compétent de l’emploi et de formation professionnelle ; -le refus ou l’échec d’un parcours d’insertion. » (Source : http://socialsecurity.fgov.be). Ce type de chômage implique surtout des personnes ne voulant pas travailler à cause d’un gain potentiel de revenu jugé trop faible. On parle aussi de « chômage déguisé » pour désigner, par exemple, le temps partiel subi ou des emplois non marchands aidés.
2. Encore une fois, ne nous méprenons pas. La machine, œuvre de l’homme n’est pas nécessairement un mal. Il ne faut pas oublier que l’homme, par le biais de la machine, ne travaille plus seulement pour son pain, pour son profit ou le profit d’un autre, profit qu’il faut apprendre à modérer, il travaille dans la quantité et peut donc se mettre au service des besoins d’une collectivité plus ou moins large, au service de la construction du monde, de son humanisation. « La vie des sociétés humaines, écrivait J. Maritain, avance et progresse (…) au prix de beaucoup de pertes, elle avance et progresse grâce à cette surélévation de l’énergie de l’histoire due à l’esprit et à la liberté, et grâce aux perfectionnements techniques qui sont parfois en avance sur l’esprit (d’où des catastrophes) mais qui demandent par nature à être des instruments de l’esprit » ( Les droits de l’homme et la loi naturelle, Hartmann, 1947, pp. 34-35).
3. Un mal, disait Pie XI, qui « afflige un très grand nombre de travailleurs, les plonge dans la misère et les expose à mille tentations ; il consume la prospérité des nations et compromet, par tout l’univers, l’ordre public, la paix et la tranquillité. » (QA, 570 in Marmy).
4. « Je me refuse à croire, déclare Jean-Paul II, que l’humanité contemporaine, apte à réaliser de si prodigieuses prouesses scientifiques et techniques, soit incapable, à travers un effort de créativité inspiré par la nature même du travail humain et par la solidarité unissant tous les êtres, de trouver des solutions justes et efficaces au problème essentiellement humain qu’est celui de l’emploi. » (Allocution à l’Organisation internationale du travail, Genève, 15-6-1982, in DC, 1833, 4-7-1982, p. 650).
5. Classiquement, on définit le plein emploi suivant la formule de William Beveridge : situation où « le nombre des places vacantes (est) supérieur au nombre de candidats à un emploi, et (où) les places (sont) telles et localisées de telle façon que le chômage se ramène à de brefs intervalles d’attente ». Ce chômage estimé normal à 3%, est appelé « frictionnel » : « constitué de personnes recherchant un emploi pendant une courte période ». Le chômage frictionnel et le chômage volontaire forment ce que l’on appelle le chômage structurel ou chômage d’équilibre c’est-à-dire un « chômage qui ne peut être expliqué par une insuffisance de l’activité économique ». (Cf. BOURDIN Joël, Rapport d’information, Sénat français, le 30-5-2001 (disponible sur www.senat.fr).
6. « Dans le concept d’employeur indirect entrent les personnes, les institutions de divers types, comme aussi les conventions collectives de travail et les principes de comportement, qui, établis par ces personnes et institutions, déterminent tout le système socio-économique ou en découlent. (…) L’employeur indirect détermine substantiellement l’un ou l’autre aspect du rapport de travail et conditionne ainsi le comportement de l’employeur direct lorsque ce dernier détermine le contrat et les rapports de travail. (…) Le concept d’employeur indirect peut être appliqué à chaque société particulière, et avant tout à l’État ». (LE, 17).
7. LE 18.
8. RUOL M., op. cit., pp.5 et svtes.
9. C’est avec sagesse que P. Jaccard nous met en garde : « Au lieu de souhaiter la proclamation d’un droit absolu au travail, dont la mise en pratique sera toujours malaisée, nous préférerions qu’on s’accordât sur la volonté de réaliser le vœu de Lord Beveridge : « utiliser les pouvoirs de l’État pour assurer à tous, non pas une sécurité absolue de trouver du travail, mais une chance raisonnable d’être employé dans une activité utile ». » (Op. cit., p. 287). Lord William Beveridge (1879-1963) fut un économiste et homme politique britannique.
10. Il n’est pas simple d’évaluer le nombre de chômeurs dans une société donnée. En Belgique, en 1997, le ministère de l’Emploi et du Travail ne recensait qu’un peu plus de 420.000 chômeurs indemnisés qui sont inscrits comme demandeurs d’emploi et ne travaillent pas du tout. La même année, la FGTB recensait près d’un million de chômeurs en incluant dans son calcul les chômeurs indemnisés non inscrits comme demandeurs d’emploi (chômeurs âgés, prépensionnés, exemptés et interruptions de carrière à plein temps), les travailleurs combinant leur salaire avec une indemnité de chômage (temps partiel, interruption de carrière partielle, travailleurs de l’Agence locale pour l’emploi, travailleurs en formation, chômeurs temporaires) et les chômeurs sanctionnés ( chômeurs volontaires, chômeurs de longue durée, chômeurs sanctionnés administrativement), les demandeurs d’emplois libres non indemnisés, les jeunes en stage d’attente, les minimexés). Le calcul des chômeurs volontaires et leur identification relève aussi de critères variables suivant les pays. Toujours en Belgique et en 1997,la FGTB estimait qu’il y avait un peu plus de 16.000 chômeurs volontaires alors qu’en France , la même année le nombre de chômeurs volontaires représentait 53% de la masse globale ! (Sources: http://users.skynet.be/fgtbbruxelles et BOURDIN J., op. cit.). En 2003, Jan Smets, Vice-Président du Conseil supérieur de l’emploi et Directeur de la Banque nationale de Belgique, parlait, chez nous, de 36% de sans-emploi qui « n’en cherchent pas non plus activement » alors que la moyenne européenne est de 30%. (Mobilisation générale pour l’emploi, Conférence pour l’emploi, 19-9-2003, www.meta.fgov.be). En octobre 2019, le taux de chômage était de 5,6%. deux ans plus tôt, le taux était à 7,9% selon le rapport de l’OCDE.
11. « Les prérogatives des partenaires sociaux et du gouvernement sont absolues dans ces matières. En tout état de cause, le dernier mot leur appartient (…) ». (JADOT Michel, secrétaire général du Ministère fédéral de l’Emploi et du Travail, La politique fédérale de l’emploi, Rapport d’évaluation 1997, Ministère fédéral de l’Emploi et du Travail, pp., 15). Comme nous allons le voir, il faut sans doute nuancer cette affirmation ou du moins préciser l’identité des « partenaires sociaux ». En tout cas, il est sûr qu’on ne peut, en aucune manière, accepter le libre jeu de la « main invisible ».
12. L’employeur a sa part de responsabilité. Le licenciement ne devrait être que l’ultime recours alors « qu’on règle le problème des restructurations sur le dos des derniers entrés et des plus âgés. On ne renouvelle pas le contrat des uns et on pousse les autres à la prépension. Le noyau « stable », lui, s’en sort plus ou moins non affecté…​ jusqu’à la prochaine restructuration ! Hélas, syndicats et employeurs, encouragés par le cadre législatif, s’entendent pour maintenir cette politique du court terme. Il faudrait des solutions « qui coûtent » à l’ensemble des travailleurs et à l’employeur. Mais c’est un discours dérangeant. » (Bruno Van der Linden, président de l’Institut de recherches économiques et Sociales de l’UCL (IRES), in L’Appel, n° 259, septembre 2003, p. 5).
13. Cf. P. Bigo : le droit au travail « ne peut être un droit en justice commutative exercé à l’égard d’une entreprise. Il est un droit en justice distributive exercé à l’égard de la société globale, c’est-à-dire non pas seulement de l’État, mais de tous ceux qui ont en mains les possibilités de création de travail » (op. cit., p. 415, note 2).
14. LE 17.
15. Id.. C’est aussi l’avis du sociologue R. Sainsaulieu : « Mais peut-on (…) oublier que d’autres classes et sociétés de mondes en développement difficile, ont encore à espérer le travail, quels que soient les horaires, pour sortir de la misère et accéder à une définition plus digne de leur existence. Cela ne mènera-t-il pas à une nouvelle coupure dans la civilisation, à un malaise d’inégalité fondamentale ? Les empires de l’Ancien Régime ont explosé sur leur superbe ignorance des inégalités sociales issues des contraintes et bénéfices de la sphère productive. Récemment encore, l’empire soviétique n’a pas résisté aux inégalités de la nomenklatura. » ( Des sociétés en mouvement, La ressource des institutions intermédiaires, Desclée de Brouwer, 2001, pp. 218-219)
16. LE 18.
17. La « nouvelle donne » fut le nom donné à sa politique économique qu’il mit en place dès son installation à la Maison blanche.
18. Cités in JACCARD P., op. cit., pp. 286-287.
19. Le problème du syndicat va être abordé un peu plus loin. Quant à l’entreprise, nous nous y attarderons dans le volume suivant.
20. SAINSAULIEU Renaud, op. cit., p. 105.
21. Id., p. 133.
22. Son analyse n’est pas une pure spéculation intellectuelle. Elle repose sur une recherche de « toutes les valeurs, les fractures et les audaces de la vie sociale de travail, dans les pays industrialisés d’Europe de l’Ouest et de l’Est mais aussi dans le monde des pays francophones. ». (op. cit., p. 216).
23. Id., p. 215.
24. Id., pp. 217-218. « Au travail, en effet, explique Sainsaulieu, les individus ne sont pas que les contractants rationnels d’un échange entre salariés et résultats. Dans le processus même de compétence et de performance, ils s’impliquent dans une extrême richesse de relations, d’engagement et de risques. De ce fiat ils vivent des collectifs de coopération toujours fragiles ; ils en retirent estime, confiance mais aussi inquiétudes sur l’avenir. Ils apprennent que la qualité de leur travail dépend de la qualité de sociétés qu’ils constituent avec les collègues et collaborateurs. C’est ainsi qu’ils rencontrent, comme salariés, la fraternité des solidarités actives dans toutes sortes d’épreuves et de succès. Ils font aussi l’expérience difficile d’une liberté d’engagement comme acteurs d’une scène collective de production, où les désirs de coopération affrontent souvent la passion des relations de pouvoir. Ils espèrent enfin plus d’égalité et de justice dans toute la diversité des modalités de reconnaissance des investissements personnels et collectifs qu’exigent les impératifs techniques et commerciaux de la production. » (Id.).
25. Id., p. 219.
26. Id., p. 220.
27. Radiomessage pour le cinquantenaire de l’encyclique Rerum Novarum, 1-6-1941.
28. Cf. SAINSAULIEU, op. cit., p. 284.
29. Cf. Sortir du chômage en créant son emploi, Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale, août 2003. Cette brochure décrit les différentes formalités à remplir, les obligations à respecter et les dispositifs d’aide en matière de formation, de préparation ou de prêt.
30. Mgr Albert Rouet, Président de la Commission sociale de l’épiscopat français, in Face au chômage, changer le travail, Centurion, 1993, p. 175. Dans cet esprit, le Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale, a publié en 2003: Nouveaux gisements d’idées, 50 initiatives locales de développement et d’emploi. L’objectif est de montrer que la question de l’emploi « trouve une multiplicité de réponses innovantes grâce à des acteurs qui s’appuient sur les ressources et les enjeux locaux, cherchant à transformer les problèmes en atouts ». Dans les réalisations décrites, on constate que « la dimension locale est prise en compte de façon de plus en plus sérieuse comme source d’innovation et comme potentiel de création de nouveaux emplois, y compris dans des déclinaisons particulières que sont l’économie sociale et solidaire, et les services de proximité ». A travers les pratiques mises en œuvre, on découvre que « la rencontre entre l’initiative privée, associative en particulier, et l’État produit généralement des développements intéressants ».(p. 1).
31. « Au sens strict, la politique de l’emploi réunit l’ensemble des dispositifs mis en œuvre pour corriger les déséquilibres observés sur les marchés du travail ou en réduire le coût social ». Tandis que la politique pour l’emploi, « au sens large, (…) désigne l’ensemble des interventions publiques visant à agir sur le niveau ou sur la qualité de l’emploi ». (FREYSSINET Jacques, Agir pour l’emploi, in Projet, n° 278, 2004, p. 53.
32. « Il ne suffit pas, écrivait Pie XII, de répéter sans cesse le mot d’ordre, trop simpliste, que : ce qui importe le plus, c’est de produire. La production se fait elle aussi par les hommes et pour les hommes. La production est par elle-même éminemment une question -et un facteur- d’ordre et d’ordre vrai entre les hommes ». (Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 18-7-1947).
33. Il s’agit de « l’échange de bonnes pratiques » : pour établir une politique d’emploi, on s’appuie sur un exemple étranger ou sur le « modèle » proposé par les organisations internationales à partir d’emprunts aux meilleures pratiques. Michel Jadot, fait remarquer « que s’il advenait que notre gouvernement adopte dans tous les domaines les recommandations qui lui sont faites, rien ne garantit absolument que les résultats promis soient au rendez-vous. Sur le terrain social, en effet, l’absolue certitude -même quand elle est étayée par moult analyses- ne peut être de mise. On entend aussi que le domaine social est par excellence le lieu des spécificités, que la machine sociale ne sera jamais affaire de pure mécanique être que tel dispositif qui délivre d’heureux résultats là-bas serait inopérant ici. Autrement dit, aucun modèle n’aurait de validité universelle : alors que, d’une certaine façon, c’est effectivement l’ambition qui se dégage des études qui balisent ce travail de recommandation.
   Les critiques adressées au travail de ces instances emportent assurément leur part de vérité, mais on conviendra que, dès lors qu’il ne puisse en aucun cas s’agir de transposer mécaniquement ces recommandations dans nos réalités institutionnelles et que tout « emprunt » passera nécessairement par les conditions de notre démocratie sociale et politique, les dangers supposés de la prise en, compte de celles-là sont forcément limités ».(in La politique fédérale de l’emploi, Rapport d’évaluation 1997, op. cit., pp. 15-16). Cette mise ne garde nous rappelle que les théories les plus belles ne peuvent faire fi de la complexité historique et, en dernière analyse, du vécu des individus.
34. Il n’est pas sûr du tout, comme le suggère Jan Smets (op. cit.), que l’organisation « assouplie » du travail rencontre le souhait « des travailleurs de mieux combiner vie professionnelle et vie familiale, activités sociales et loisirs ». C’est vrai chez un certain nombre de femmes mais le temps partiel ou intérimaire répond d’abord au désir des entreprises « d’adapter, de la manière la plus souple possible, le volume de travail à la production ». La vie familiale demande stabilité et sécurité. Elle s’accommode mal des variations dans les salaires, l’emploi, les horaires, etc..
35. Cf. Van der LINDEN Bruno, op. cit., pp. 4-5. R. Rezsohazy explique: « une politique d’emploi qui s’inspire directement de la justice distributive raisonne volontiers comme si le travail disponible était une quantité fixe qu’il s’agit tout simplement de répartir en diminuant la durée du travail et en abaissant l’âge de la pension. Or cette politique, inspirée de sentiments nobles, est purement défensive. Elle ne considère pas que les emplois résultent de facteurs qui se situent plus haut dans la chaîne causale, comme les besoins nouveaux à satisfaire ou les investissements. Agir sur ceux-ci apparaît alors prioritaire. » (La justice : réflexions sociologiques et normatives, in La justice sociale en question ? op. cit., pp. 88-89). Mgr Albert Rouet, renchérit et poursuit : « L’idée est généreuse à première vue. Mais le remède risque d’être pire que le mal. (…) Le travail est envisagé comme une masse globale à répartir entre les intéressés. Outre que certaines tâches sont insécables, qui peut garantir que cette masse n’est pas elle-même fluctuante, qu’elle ne va pas encore décliner ? On irait ainsi vers un nombre croissant d’emplois frappés de précarité grandissante. Ce remède offre une plus grande souplesse -et il y en a besoin- mais il reste de tendance « malthusienne ».
   Beaucoup avancent une précision en demandant de partager le temps de travail, en clair de le réduire progressivement. Cela est une perspective à étudier sérieusement, et à programmer dans le temps par des accords entre les parties intéressées. Mais la réduction du temps de travail conduit inexorablement à deux questions.
   d’abord, celle de la répartition des charges de la protection sociale qui ne peuvent indéfiniment être prélevées seulement sur les salaires, sauf à accepter qu’un temps de travail attribué à davantage d’hommes mais pour moins longtemps, supporte un prélèvement proportionnellement plus important.(…)
   La seconde question posée par la réduction du temps de travail, bien évidemment, est celle du partage des revenus. Travailler moins conduit à gagner moins, donc le niveau de vie devra être réduit en proportion. » (op. cit., pp. 199-200).
36. « Avant tout, écrivait le futur Paul VI, la famille a besoin d’une certaine sécurité économique. Quand, en effet, l’homme est obligé de mener une vie désespérément malheureuse et de vivre dans des habitations malsaines et repoussantes ; aussi longtemps que ne lui sont pas assurés une certaine tranquillité de travail, la possibilité de se marier jeune, un salaire qui lui permette d’épargner et d’acquérir une petite propriété familiale, la vie domestique deviendra pour lui dans ces conditions, toujours plus désorganisée et toujours plus exposée aux germes de corruption sociale et morale ». (Lettre de Mgr J.-B. Montini, Pro-secrétaire d’État, à la XXVIIe Semaine sociale d’Italie, 19-9-1954).
37. PT 18: « Tout homme a droit au travail et à l’initiative économique ».
38. GS 65.
39. CA, 31-32.
40. SRS, 44.
41. L’Église devant le libéralisme, op. cit., p. 84.
42. ROUET Albert Mgr, op. cit., p. 216.
43. Pie XII parlait de « l’esprit de justice, d’amour et de paix ». Il ajoutait : « c’est (…) dans l’absence de cet esprit qu’il faut voir une des principales causes des maux dont souffrent, dans la société moderne, des millions d’hommes, toute l’immense multitude de malheureux, que le chômage affame ou menace d’affamer ». (Discours au Congrès international des Etudes sociales, 3-6-1950).
44. JEAN-PAUL II, Allocution à l’Organisation internationale du travail, 15 juin 1982.

⁢iv. Les droits du travailleur

[1]

On se souvient que c’est en réagissant à la condition scandaleuse dans laquelle se trouvaient les travailleurs au XIXe siècle, que Léon XIII, au nom de la dignité de la personne humaine, établit la première liste des droits de la personne au travail et, par le même coup, réconcilie l’Église avec les droits de l’homme dont la proclamation avait été ressentie comme une menace jusque là.

Parmi les droits du travailleur, l’Église en relève deux d’importance majeure : le droit à une juste rémunération et le droit d’association.


1. Le mot « travailleur » désigne bien toute personne au travail : ouvrier, employé, technicien, cadre ou directeur. P. Bigo ajoute : « Quand le chef d’entreprise est propriétaire, il faut distinguer son rôle comme travailleur et son rôle comme propriétaire. » (Op. cit., p. 314, note 1).

⁢a. Le droit à une juste rémunération.

Ce problème est très important car la rémunération est la voie par laquelle la grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens naturels et aux fruits de la production, à ces biens de la terre qui sont destinés à tous. Dans une société artisanale où le travailleur est propriétaire des instruments de production et du produit, sa rémunération se fait par les prix. Mais dans une société industrielle où travail et propriété sont dissociés, la question du salaire devient essentielle.⁠[1]

Par ailleurs, la salaire est un droit personnel, nécessaire⁠[2] et non pas l’équivalent de la valeur d’une marchandise. Il fut un temps où, trop souvent, le patron avait tendance à ne faire du salaire qu’un élément du prix de revient des marchandises. Et pourtant, le théoricien du libéralisme économique, Adam Smith⁠[3], lui-même, avait établi : « Il faut de toute nécessité qu’un homme vive de son travail et que son salaire suffise au moins à sa subsistance ; il faut même quelque chose de plus dans la plupart des circonstances, autrement il serait impossible au travailleur d’élever sa famille ».⁠[4]

Léon XIII ira plus loin. Il montrera que la justice, au sens le plus large, reste lésée même si le salaire est « librement consenti de part et d’autre » et satisfait donc à la justice commutative : « Que le patron et l’ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu’il leur plaira. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête. Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures que, d’ailleurs, il ne peut refuser parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre de travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste.

Mais, dans ces cas et autres analogues, comme en ce qui concerne la journée de travail et les soins de santé des ouvriers dans les usines, les pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats (…), ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d’en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l’appui de l’État ».⁠[5]

Texte intéressant parce qu’il évoque, comme nous l’avons déjà vu, un au delà de la justice commutative, la « justice naturelle » qui nous renvoie à la « justice sociale » de Pie XI. De plus, la « subsistance de l’ouvrier » inclut bien la famille comme il est dit immédiatement après, « pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille »[6]. « Aisément » car le Saint Père souhaite aussi que l’ouvrier s’applique « à être économe », à « de prudentes épargnes », à se ménager « un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine ». Enfin, le texte en appelle à la vigilance, dans l’ordre, des « corporations et syndicats », corps intermédiaires, et de l’État, si nécessaire, pour qu’ils garantissent de justes salaires et favorisent « l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires ».

En somme, Léon XIII estime que « pour fixer la juste mesure du salaire, il y a de nombreux points de vue à considérer ».⁠[7]

Pie XI reprend l’enseignement de son prédécesseur et précise qu’il devient impossible d’estimer le travail « à sa juste valeur et de lui attribuer une exacte rémunération, si l’on néglige de prendre en considération son aspect à la fois individuel et social. »[8] Concrètement, le salaire doit permettre premièrement l’ouvrier « de pourvoir à sa subsistance et à celle des siens », notamment parce que le travail des mères de famille est à la maison. « A cet égard, écrit-il, il convient de rendre un juste hommage à l’initiative de ceux qui, dans un très sage et très utile dessein, ont imaginé des formules diverses destinées, soit à proportionner la rémunération aux charges familiales, de telle manière que l’accroissement de celles-ci s’accompagne d’un relèvement du salaire, soit à pourvoir le cas échéant à des nécessités extraordinaires. »[9] Deuxièmement, le salaire doit tenir compte « des besoins de l’entreprise et de ceux qui l’assument. Il serait injuste d’exiger d’eux des salaires exagérés, qu’ils ne sauraient supporter sans courir à la ruine et entraîner les travailleurs avec eux dans le désastre. Assurément, si par son indolence, sa négligence, ou parce qu’elle n’a pas un suffisant souci du progrès économique et technique, l’entreprise réalise de moindres profits, elle ne peut se prévaloir de cette circonstance comme d’une raison légitime pour réduire le salaire des ouvriers. Mais si, d’autre part, les ressources lui manquent pour allouer à ses employés une équitable rémunération, soit qu’elle succombe elle-même sous le fardeau de charges injustifiées, soit qu’elle doive écouler des produits à des prix injustement déprimés, ceux qui la réduisent à cette extrémité se rendent coupables d’une criante iniquité, car c’est par leur faute que les ouvriers sont privés de la rémunération qui leur est due, lorsque sous l’empire de la nécessité, ils acceptent des salaires inférieurs à ce qu’ils étaient en droit de réclamer. »[10] Enfin, troisièmement, la fixation du taux des salaires doit s’inspirer « des nécessités de l’économie générale » car « un niveau ou trop bas ou exagérément élevé des salaires engendre également le chômage ». La justice sociale demande « que tous les efforts et toutes les volontés conspirent à réaliser, autant qu’il peut se faire, une politique des salaires qui offre au plus grand nombre possible de travailleurs le moyen de louer leurs services et de se procurer ainsi tous les éléments d’une honnête subsistance. » Pour y arriver, il faut aussi « un raisonnable rapport entre les différentes catégories de salaires » et « un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits des différentes branches de l’activité économique (…) ». Il faut enfin que tous puissent profiter des biens produits et que ceux-ci soient « assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilité au contraire singulièrement l’exercice. »[11]

Devant l’extension du travail féminin, Pie XII ajoutera « que l’on doit à la femme, pour le même travail et à parité de rendement, la même rémunération qu’à l’homme »[12] et qu’ »il serait injuste et contraire au bien commun d’exploiter sans ménagement le travail de la femme, seulement parce qu’on peut l’avoir à plus bas prix, au préjudice non pas uniquement de l’ouvrière, mais encore de l’ouvrier, qui se trouve ainsi exposé au danger du chômage ! »[13]

Jean XXIII reprendra les différents paramètres déjà cités par Pie XI en ajoutant quelques précisions intéressantes, en élargissant encore le concept d’ »économie générale » mais en mettant bien en évidence la primauté des obligations familiales : « Les travailleurs doivent recevoir un salaire suffisant pour mener une vie digne de l’homme et subvenir à leurs charges de famille. Mais, dans la fixation d’un juste salaire, on doit aussi considérer l’apport effectif de chacun à la production, la situation financière de l’entreprise où il travaille, les exigences qu’impose le bien du pays, en particulier le plein emploi ; ce que requiert, enfin, le bien commun de toutes les nations, c’est-à-dire les communautés internationales rassemblant les États de nature et d’étendue diverses. »[14] Ce texte nous invite à penser aux disparités mondiales et de mesurer le salaire au nom du droit au travail pour tous toujours dans la perspective d’une solidarité nécessaire pour combattre les inégalités et par là assurer plus de justice sociale.

Plus brièvement encore mais toujours avec le souci prioritaire de la famille, le Concile déclarera : « Compte tenu des fonctions et de la productivité de chacun, de la situation de l’entreprise et du bien commun, la rémunération du travail doit assurer à l’homme les ressources nécessaires qui lui permettent, à lui et à sa famille, une vie digne sur le plan matériel, social, culturel et spirituel. »[15]

Enfin, si Jean-Paul II n’apporte rien de neuf d’une certaine manière, il va, très opportunément et avec force insister sur l’importance du salaire au regard de la justice générale et d’autre part, pour la vie familiale. « Le problème clé de l’éthique sociale dans ce cas est celui de la juste rémunération du travail accompli. Dans le contexte actuel, il n’y a pas de manière plus importante de réaliser la justice dans les rapports entre travailleurs et employeurs que la rémunération du travail. Indépendamment du fait que le travail s’effectue dans le système de la propriété privée des moyens de production ou dans un système où cette propriété a subi une sorte de « socialisation », le rapport entre employeur (avant tout direct) et travailleur se résout sur la base du salaire, c’est-à-dire par la juste rémunération du travail accompli ». Jean-Paul II va plus loin encore et relève « que la justice d’un système économique, et, en tout cas, son juste fonctionnement, doivent être appréciés en définitive d’après la manière dont on rémunère équitablement le travail humain dans ce système. Sur ce point, nous en arrivons de nouveau au premier principe de tout l’ordre éthico-social, c’est-à-dire au principe de l’usage commun des biens. En tout système, indépendamment des rapports fondamentaux qui existent entre le capital et le travail, le salaire, c’est-à-dire la rémunération du travail, demeure la voie par laquelle la très grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens qui sont destinés à l’usage commun, qu’il s’agisse des biens naturels ou des biens qui sont le fruit de la production. Les uns et les autres deviennent accessibles au travailleur grâce au salaire qu’il reçoit comme rémunération de son travail. Il découle de là que le juste salaire devient en chaque cas la vérification concrète de la justice de tout le système socio-économique et en tout cas de son juste fonctionnement. Ce n’est pas l’unique vérification, mais celle-ci est particulièrement importante et elle en est, en un certain sens, la vérification clé. » Comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II rappelle qu’ »une juste rémunération est celle qui sera suffisante pour fonder et faire vivre dignement sa famille et pour en assurer l’avenir. » Il précisera néanmoins que « cette rémunération peut être réalisée soit par l’intermédiaire de ce qu’on appelle le salaire familial, c’est-à-dire un salaire unique donné au chef de famille pour son travail, et qui est suffisant pour les besoins de sa famille sans que son épouse soit obligée de prendre un travail rétribué hors de son foyer, soit par l’intermédiaire d’autres mesures sociales, telles que les allocations familiales ou les allocations de la mère au foyer, allocations qui doivent correspondre aux besoins effectifs, c’est-à-dire au nombre de personnes à charge durant tout le temps où elles ne sont pas capables d’assumer dignement la responsabilité de leur propre vie. »[16]

Au salaire que touche immédiatement le salarié et qu’on appelle souvent salaire direct sont associées diverses prestations sociales -salaire indirect ou différé, dit-on parfois- qui ont aussi comme but « d’assurer la vie et la santé des travailleurs et de leurs familles ». Léon XIII y était déjà attentif et Jean-Paul II cite rapidement comme autant de droits : l’assistance sanitaire, le repos, la retraite, l’assurance-vieillesse, l’assurance pour les accidents de travail, et « des lieux et des méthodes de travail qui ne portent pas préjudice à la santé physique des travailleurs et qui ne blessent pas leur intégrité morale ».⁠[17]

Ce rappel n’est pas superfétatoire parce que « malheureusement, aujourd’hui encore, on trouve des cas de contrats passés entre patrons et ouvriers qui ignorent la justice la plus élémentaire en matière de travail des mineurs ou des femmes, pour les horaires de travail, les conditions d’hygiène dans les locaux et la juste rétribution. Cela arrive, affirme encore Jean-Paul II, malgré les Déclarations et les Conventions internationales qui en traitent, et même les lois des divers États. » Et d’évoquer à nouveau l’intervention de Léon XIII qui « assignait à l’ »autorité publique » le « strict devoir » de prendre grand soin du bien-être des travailleurs, parce qu’en ne le faisant pas, on offensait la justice, et il n’hésitait pas à parler de « justice distributive ». »[18]

Notons, pour terminer, que nous avons encore quelques problèmes annexes à aborder comme celui du salaire familial, celui de la participation éventuelle des travailleurs aux bénéfices ou celui du dépassement du salariat par un régime de société. Ces questions seront étudiées dans les chapitres suivants.


1. BIGO, op. cit., p. 314.
2. Le travail « est nécessaire parce que l’homme a besoin du fruit de son travail pour conserver son existence, et qu’il doit la conserver pour obéir aux ordres irréfragables de la nature. Or, si l’on ne regarde le travail que par le côté où il est personnel, nul doute qu’il ne soit au pouvoir de l’ouvrier de restreindre à son gré le taux du salaire. La même volonté qui donne le travail peut se contenter d’une faible rémunération ou même n’en exiger aucune. Mais il en va tout autrement si, au caractère de personnalité on joint celui de nécessité dont la pensée peut bien faire abstraction, mais qui n’en est pas séparable en réalité. En effet, conserver l’existence est un devoir imposé à tous les hommes et auquel ils ne peuvent se soustraire sans crime. De ce devoir découle nécessairement le droit de se procurer les choses nécessaires à la subsistance que le pauvre ne se procure que moyennant le salaire de son travail. » (RN, 479 in Marmy).
3. 1723-1790.
4. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, II, 2, cité in JACCARD, op. cit., p. 232.
5. RN, 479 in Marmy.
6. P. Bigo explique que si Léon XIII ne parle pas explicitement de la proportionnalité entre salaire et nombre d’enfants, comme le fera Jean-Paul II, c’est pour éviter une discrimination à l’embauche ou pénaliser les entreprises qui employaient des pères de famille nombreuse. (Op. cit., p. 316).
7. RN, 450 in Marmy.
8. QA, 567 in Marmy.
9. QA, 568 in Marmy.
10. QA, 569 in Marmy.
11. QA, 570-571 in Marmy.
12. Discours aux dirigeantes féminines de l’Action catholique italienne, 21-10-1945.
13. Discours aux ouvrières catholiques, 15-8-1945.
14. MM 71.
15. GS 67, § 2.
16. LE 19. Le problème du travail féminin sera abordé plus en profondeur dans un chapitre suivant.
17. Id..
18. CA 8.

⁢b. Le droit d’association

Nous connaissons bien l’histoire des corporations et de leur suppression au XVIIIe siècle pour libérer l’accès au travail.

La fameuse loi Le Chapelier stipule que « Les citoyens de même état ou profession, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer de président ou secrétaire ou syndic, tenir registre, prendre des arrêtés, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs ».⁠[1] Et le 14 juin 1791, Le Chapelier, devant l’Assemblée nationale, critique la Municipalité de Paris qui avait accordé aux charpentiers la permission de s’assembler, en ces termes : « Il n’y a plus de corporation dans l’État. Il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général ». Autrement, dit, il n’y a plus de corps intermédiaires mais des individus et l’État.⁠[2]

Dès lors, le travailleur est livré au bon vouloir ou à l’arbitraire de l’employeur.

Mais plus ou moins rapidement, on voit apparaître des sociétés de secours mutuel, des coopératives d’achat, de production, et, en certains endroits, des associations de travailleurs se constituent clandestinement avant que le droit d’association ne soit petit à petit reconnu par les États⁠[3].

Un droit naturel

L’Église, quant à elle, reconnaît, depuis toujours, le droit d’association comme un droit naturel. Léon XIII après avoir rappelé « la bienfaisante influence des corporations » se réjouit de voir « se former partout des sociétés de ce genre » et il souhaite « qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action ».⁠[4] Voici comment il en justifie l’existence : « L’expérience que fait l’homme de l’exigüité de ses forces l’engage et le pousse à s’adjoindre une coopération étrangère. C’est dans les Saintes Écritures qu’on lit cette maxime : « Mieux vaut vivre à deux que solitaire ; il y a pour les deux un bon salaire dans leur travail ; car s’ils tombent, l’un peut relever son compagnon. Malheur à celui qui est seul et qui tombe sans avoir un second pour le relever » (Qo 4, 9-12) ! Et cet autre : « le frère qui est aidé par son frère est comme une ville forte (Pr 18, 19). De cette tendance naturelle, comme d’un même germe, naissent la société civile d’abord, puis au sein même de celle-ci, d’autres sociétés qui, pour être restreintes et imparfaites, n’en sont pas moins des sociétés véritables ».⁠[5] Au sein de la société civile, société « publique » ou encore « grande société », se constituent donc des sociétés « privées » « car leur raison d’être immédiate est l’utilité particulière exclusive de leurs membres »[6]. Ces sociétés privées « n’ont d’existence qu’au sein de la société civile, dont elles sont comme autant de parties. Il ne s’ensuit pas, cependant, à ne parler qu’en général et à ne considérer que leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme ».⁠[7]

Il est demandé à l’État qu’il « protège ces sociétés fondées sur le droit ; que toutefois, il ne s’immisce point dans leur gouvernement intérieur et ne touche point aux ressorts intimes qui leur donnent la vie ; car le mouvement vital procède essentiellement d’un principe intérieur et s’éteint très facilement sous l’action d’une cause externe. »[8] Mais il va de soi aussi que si une de ces sociétés « poursuivait une fin en opposition flagrante avec la probité, avec la justice, avec la sécurité de l’État, les pouvoirs publics auraient le droit d’en empêcher la formation, et, si elle était formée, de la dissoudre. »[9]

Est donc clairement et solidement établi, dans les limites du bien commun, le droit des citoyens de s’associer et « de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu’ils poursuivent. »[10] Cette doctrine simple sera, on s’en doute, reprise sans cesse par les Souverains Pontifes⁠[11] qui insisteront, comme leur prédécesseur, sur le fait qu’il s’agit bien d’une liberté. d’une part, on ne peut forcer les ouvriers à y adhérer⁠[12], d’autre part, l’État ne peut y être acteur et il faut éviter les monopoles ou les cartels dominateurs.

Pie XI rappellera que « les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu seulement qu’il soit tenu compte des exigences de la justice et du bien commun ».⁠[13] Ce qui est vrai pour les formes de gouvernement⁠[14], est vrai aussi pour les associations de travailleurs : « Mais comme les habitants d’une cité ont coutume de créer aux fins les plus diverses des associations auxquelles il est loisible à chacun de donner ou de refuser son nom, ainsi les personnes qui exercent la même profession gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession ».⁠[15]

Très soucieux de défendre la juste autonomie des corps intermédiaires, il mettra ses contemporains en garde contre la dérive fasciste en la matière : « (…) Il ne manque pas de personnes qui redoutent que l’État ne se substitue à l’initiative privée, au lieu de se limiter à une aide ou à une assistance nécessaire et suffisante. On craint que la nouvelle organisation syndicale et corporative ne revête un caractère exagérément bureaucratique et politique, et qu’(…) elle ne risque d’être mise au service de fins politiques particulières, plutôt que de contribuer à l’avènement d’un meilleur équilibre social « .⁠[16]

S’adressant aux évêques des États-Unis oµ les syndicats ont toujours eu quelques difficultés à rayonner comme il serait souhaitable, Pie XII dira : « puisque naturellement les hommes sont portés à vivre en société et qu’il est licite, en unissant ses forces, d’accroître ce qui est honnêtement utile, on ne peut, sans injustice, refuser ou restreindre, pour les patrons comme pour les ouvriers et les paysans, la libre faculté de former des associations ou sociétés, par lesquelles ils défendront leurs droits et obtiendront, d’une façon plus complète, des avantages relatifs aux biens de l’âme et du corps et au confort légitime de la vie ».⁠[17]

Et aux cheminots romains : « Aucun vrai chrétien ne peut rien trouver à redire si vous vous unissez en organisations fortes afin de défendre vos droits -tout en reconnaissant pleinement vos devoirs- et d’arriver à améliorer vos conditions de vie. Bien plus, précisément parce que l’action commune de tous les groupes de la nation est une obligation chrétienne, aucun d’eux ne doit devenir la victime de l’arbitraire et de l’oppression des autres. Vous agissez donc en pleine conformité avec la doctrine sociale de l’Église quand, par tous les moyens moralement licites, vous faites valoir vos justes droits. »[18]

Mais cette liberté est toujours menacée non seulement de l’extérieur mais aussi de l’intérieur ; « Le syndicat doit se maintenir dans les limites de son but essentiel qui est de défendre les intérêts des travailleurs dans les contrats de travail. Dans le cercle de cette fonction, le syndicat exerce naturellement une influence sur la politique. Mais il ne pourrait pas dépasser ces limites sans se causer à lui-même un grave préjudice. Si le syndicat, comme tel, par suite de l’évolution politique et économique, en venait à exercer une sorte de patronage ou le droit en vertu duquel il de disposerait librement du travailleur, de ses forces et de ses biens, comme il arrive dans d’autres domaines, le concept même de syndicat qui est une union pour l’aide et la défense de ses membres, en serait altérée ou détruit. »[19] Si les syndicats visaient « à la domination exclusive dans l’État et la société, s’ils voulaient exercer un pouvoir absolu sur l’ouvrier, s’ils repoussaient le sentiment strict de la justice et la sincère volonté de collaborer avec les autres classes sociales, ils failliraient à l’attente et aux espérances que tout honnête et consciencieux travailleur met en eux. Que faudrait-il penser de l’exclusion du travail d’un ouvrier, parce qu’il n’est pas persona grata du syndicat, de la cessation forcée du travail pour l’obtention de buts politiques, de l’égarement dans de nombreux autres sentiers erronés qui mènent loin du vrai bien et de l’unité de la masse ouvrière tant souhaitée ».« La défense des intérêts légitimes des travailleurs par les contrats de travail est la tâche propre des syndicats ». Les syndicats « ne doivent pas viser à la domination exclusive dans l’État et la société », ils ne doivent pas « exercer un pouvoir absolu sur l’ouvrier ».⁠[20] Le Concile consacrera cet enseignement et le résumera ainsi : « Il faut mettre au rang des droits fondamentaux de la personne le droit des travailleurs de fonder librement des associations capables de les représenter d’une façon valable et de collaborer à la bonne organisation de la vie économique, ainsi que le droit de prendre librement part aux activités de ces associations, sans courir le risque de représailles. »[21]

Dans cette ligne et fort, non seulement de son expérience polonaise mais aussi des situations dramatiques où des travailleurs se trouvent, à travers le monde, Jean-Paul II replacera l’association dans le contexte général de la solidarité : « Une société solidaire se construit chaque jour en créant, d’abord, et en défendant ensuite les conditions effectives de la participation libre de tous à l’œuvre commune. Toute politique visant le bien commun doit être le fruit de la cohésion organique et spontanée des forces sociales. C’est là encore une forme de cette solidarité qui se manifeste d’une façon particulière à travers l’existence et l’œuvre des associations des partenaires sociaux. Le droit de s’associer librement est un droit fondamental pour tous ceux qui sont liés au monde du travail et qui constituent la communauté du travail. Ce droit signifie pour chaque homme au travail de n’être ni seul ni isolé ; il exprime la solidarité de tous pour défendre les droits qui leur reviennent et qui découlent des exigences du travail ; il offre, de manière normale, le moyen de participer activement à la réalisation du travail et de tout ce qui y a trait, en étant guidé également par le souci du bien commun. Ce droit suppose que les partenaires sociaux soient réellement libres de s’unir, d’adhérer à l’association de leur choix et de la gérer. Bien que le droit à la liberté syndicale apparaisse sans conteste comme un des droits fondamentaux les plus généralement reconnus -et la Convention numéro 87 (1948) de l’Organisation Internationale du Travail en fait foi-, il est pourtant un droit très menacé, parfois bafoué, soit en son principe, soit -plus souvent- dans tel ou tel de ses aspects substantiels, de sorte que la liberté syndicale s’en trouve défigurée. Il apparaît essentiel de rappeler que la cohésion des forces sociales -toujours souhaitable- doit être le fruit d’une décision libre des intéressés, prise en toute indépendance par rapport au pouvoir politique, élaborée dans la pleine liberté de déterminer l’organisation interne, le mode de fonctionnement et les activités propres des syndicats. L’homme au travail doit lui-même assumer la défense de la vérité et de la vraie dignité de son travail. L’homme au travail ne peut pas par conséquent être empêché d’exercer cette responsabilité, à charge pour lui de tenir compte aussi du bien commun de l’ensemble. »[22]

Syndicat ou corporation ?

On l’a remarqué, le vocabulaire des Souverains Pontifes paraît avoir évolué de Léon XIII à Jean-Paul II. Alors que le premier parlait beaucoup de « corporation », le second ne parle que de « syndicat ». Voyons cela de plus près.

Léon XIII, comme ses successeurs⁠[23], encourage la création d’associations de travailleurs, « soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons »[24]. Dans le développement qui suit, le Pape continuera à parler d’ »associations », de « sociétés » mais aussi de « corporations ». Or, la corporation est précisément la société qui associe patrons et ouvriers. Formule qui sans conteste a la faveur du Pape car à plusieurs reprises, il évoquera la collaboration entre patrons et ouvriers. L’autre association réunissant seulement des ouvriers, est celle qui sera appelée syndicat. On sait que « c’est seulement sur les instances du cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, que Léon XIII introduisit le membre de phrase décisif, « sociétés…​ composées des seuls ouvriers » (…) ».⁠[25] Ce sont donc les circonstances qui ont amené Léon XIII à accepter l’idée du syndicat, ainsi qu’en témoigne cet autre passage : « Jamais assurément à aucune époque, on ne vit une si grande multiplicité d’associations de tout genre, surtout d’associations ouvrières.(…) Mais c’est une opinion confirmée par de nombreux indices, qu’elles sont ordinairement gouvernées par des chefs occultes et qu’elles obéissent à un mot d’ordre également hostile au nom chrétien et à la sécurité des nations : qu’après avoir accaparé toutes les entreprises, s’il se trouve des ouvriers qui se refusent à entrer dans leur sein, elles leur font expier ce refus par la misère. Dans cet état de choses, les ouvriers chrétiens n’ont plus qu’à choisir entre deux partis : ou s’inscrire dans ces associations périlleuses pour la religion, ou en former eux-mêmes d’autres et unir ainsi leurs forces afin de pouvoir se soustraire hardiment à un joug si injuste et si intolérable. qu’il faille opter pour ce dernier parti, est-il personne, ayant vraiment à cœur d’arracher le plus grand bien de l’humanité à un péril imminent, qui puisse avoir là-dessus le moindre doute ? »[26].

La porte était ouverte pour la reconnaissance du syndicalisme ce qui sera fait d’une manière plus nette en 1895, dans l’encyclique Longinqua où Léon XIII, à propos des classes ouvrières, déclare qu’ »elles assurément le droit de s’unir en associations pour la promotion de leurs intérêts ; un droit reconnu par l’Église et sans opposition avec la nature ».⁠[27]

Le mot « syndicat » apparaît sous la plume de Pie X qui permet aux évêques allemands de « tolérer » les « syndicats dits chrétiens », « parce que le nombre des ouvriers qu’ils comprennent est bien supérieur à celui des associations catholiques et que de graves inconvénients résulteraient du refus de cette permission. Cette demande, précise le Saint-Père, eu égard à la situation particulière du catholicisme en Allemagne, Nous croyons devoir l’accueillir (…) ». Pie X ajoute : « Nous déclarons qu’on peut tolérer et permettre que les catholiques entrent aussi dans les syndicats mixtes existant dans vos diocèses, tant que de nouvelles circonstances n’auront pas rendu cette tolérance ou inopportune ou illégitime. » Le syndicat mixte désigne ici un syndicat où catholiques et non catholiques se trouvent associés « pour travailler au bien commun (…), pour ménager à l’ouvrier un meilleur sort, arriver à une plus juste organisation du salaire et du travail, ou pour toute autre cause utile et honnête ». Il faut toutefois, recommande Pie X, que certaines précautions soient prises : que les catholiques membres de ces syndicats s’inscrivent également dans une association catholique et veillent à ce que, au sein d’un syndicat mixte, ils ne soient jamais, en théorie ou dans l’action, en opposition avec « les enseignements et les ordres de l’Église ou de l’autorité religieuse compétente » ou confrontés à des discours ou comportements répréhensibles.

La réticence de Pie X vient du fait que les associations catholiques, ont comme première tâche, sous la direction du clergé, la défense de la foi et des mœurs : « les associations catholiques, sous l’impulsion du clergé qui les conduit et gouverne avec vigilance, contribuent puissamment à sauvegarder la pureté de la foi et l’intégrité des mœurs de leurs membres, comme elles fortifient leur esprit religieux par de multiples exercices de piété. »[28]

Il n’empêche, que dans ce débat, était implicitement reconnu le droit des ouvriers à entrer dans un syndicat.

Plus directement, sous le pontificat de Pie XI qui est très attaché, nous allons le voir plus loin, à l’idée de corporation, la Sacrée Congrégation du Concile eut à prendre position dans un conflit qui opposait, en France, cette fois, un Consortium patronal et des syndicats ouvriers chrétiens⁠[29]. Dans sa lettre à l’évêque de Lille⁠[30], la Congrégation, sollicitée par les patrons, affirme que « L’Église reconnaît et affirme le droit des patrons et des ouvriers de constituer des associations syndicales, soit séparées, soit mixtes, et y voit un moyen efficace pour la solution de la question sociale ». Et à propos des sociétés d’ouvriers, que « L’Église, dans l’état actuel des choses, estime moralement nécessaire la constitution de telles associations syndicales ». Elle exhorte les catholiques à les constituer « selon les principes de la foi et de la morale chrétienne » pour être « des instruments de concorde et de paix ». Ces associations seront de préférence catholiques, mixtes si nécessaire. qu’il y ait de toute façon une certaine union entre associations catholiques diverses, entre associations ouvrières et patronales « pour un travail commun dans les liens de la charité chrétienne » et grâce, est-il suggéré, à des « commissions mixtes ».⁠[31]

Pie XII recevant les délégués du Mouvement ouvrier chrétien leur dira: « Votre mouvement comporte une forte organisation syndicale visant à sauvegarder, dans cette vaste sphère, les droits de l’ouvrier, à les maintenir au niveau des exigences modernes. Les syndicats ont surgi, comme une conséquence spontanée et nécessaire du capitalisme érigé en système économique. Comme tels, l’Église leur a donné son approbation, à la condition toutefois que, appuyés sur les lois du Christ, comme sur leur base inébranlable, ils s’efforcent de promouvoir l’ordre chrétien dans le monde ouvrier. C’est bien cela que veut votre syndicat : c’est à ce titre que Nous le bénissons. »[32]

Pour Jean-Paul II, on appelle bien syndicats ces unions de défense des « intérêts vitaux des hommes employés dans les différentes professions », intérêts vitaux qui « sont, jusqu’à un certain point, communs à tous », même si « chaque genre de travail, chaque profession a une spécificité propre, qui devrait se refléter de manière particulière dans ces organisations. »

Un distinguo historique ?

P. Bigo pense que « la dissociation opérée entre la propriété et le travail dans l’entreprise » a rendu nécessaire l’action du syndicat⁠[33]. L’ouvrier devait sortir d’une situation d’infériorité face au patron et à la concurrence et il le fit par une « association, non pas seulement avec les autres ouvriers de l’entreprise, mais avec tous les travailleurs hors de l’entreprise qui peuvent le concurrencer en acceptant des conditions inférieures aux siennes et en le supplantant ainsi dans son emploi. »[34]

De même, Jean-Paul II se placera d’un point de vue historique pour distinguer la corporation du syndicat : « Les syndicats ont en un certain sens pour ancêtres les anciennes corporations d’artisans du moyen-âge, dans la mesure où ces organisations regroupaient des hommes du même métier, c’est-à-dire les regroupaient en fonction de leur travail. Mais les syndicats diffèrent des corporations sur un point essentiel ; les syndicats modernes ont grandi à partir de la lutte des travailleurs, du monde du travail et surtout de l’industrie, pour la sauvegarde de leurs justes droits vis-vis des entrepreneurs et des propriétaires des moyens de production. Leur tâche consiste dans la défense des intérêts existentiels des travailleurs dans tous les secteurs où leurs droits sont en cause. L’expérience historique apprend que les organisations de ce type sont un élément indispensable de la vie sociale, particulièrement dans les sociétés modernes industrialisées. Cela ne signifie évidemment pas que seuls les ouvriers de l’industrie puissent constituer des associations de ce genre. Les représentants de toutes les professions peuvent s’en servir pour défendre leurs droits respectifs. En fait, il y a des syndicats d’agriculteurs et des syndicats de travailleurs intellectuels ; il y a aussi des organisations patronales. Ils se subdivisent tous, comme on l’a déjà dit, en groupes et sous-groupes selon les spécialisations professionnelles ».

Ce sont donc les conditions nouvelles du travail qui auraient imposé cette forme nouvelle d’association.

Reste que le mot « corporation » va continuer, bien au delà du XIXe siècle, à être utilisé dans l’enseignement de l’Église.

Chez Léon XIII, la frontière entre le syndicat et la corporation, malgré ce qui a été dit plus haut, reste floue. A propos de la journée de travail et des soins de santé, il écrit qu’il sera « préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats »[35]. Et après avoir évoqué les bienfaits des corporations au Moyen Age, il précise qu’il n’est pas « douteux qu’il faille adapter les corporations à ces conditions nouvelles »[36]. Toujours est-il que le Souverain Pontife insinue en plusieurs endroit que ces « corporations » seront bien des associations mixtes : il évoque certains « hommes de grand mérite » qui « s’occupent de fonder des corporations assorties aux divers métiers et d’y faire entrer les ouvriers » qu’ils « aident de leurs conseils et de leur fortune et pourvoient à ce qu’ils ne manquent jamais d’un travail honnête et fructueux ». Ou encore ces catholiques « pourvus d’abondantes richesses », qui, « devenus en quelque sorte compagnons volontaires des travailleurs, ne regardent à aucune dépense pour fonder et étendre au loin des sociétés, où ceux-ci peuvent trouver, avec une certaine aisance pour le présent, le gage d’un repos honorable pour l’avenir ».⁠[37]. Cette présentation peut paraître quelque peu paternaliste. Mais quels buts Léon XIII assigne-t-il à ces corporations ? L’assistance, on vient de le voir, l’« accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de l’esprit et de la fortune », mais « avant tout », au « perfectionnement moral et religieux » qui est « l’objet principal ».⁠[38] Il faut, en effet, donner « une large place à l’instruction religieuse ».⁠[39] Le Pape est tout au long de l’encyclique très sensible à la menace socialiste et à l’athéisme qu’il entraîne. Mais il y a encore une fonction très importante que la corporation doit remplir : il s’agit de la paix sociale. Le socialisme a lancé les ouvriers dans la lutte des classes qui, aux yeux de l’Église est et sera toujours, inacceptable. Aussi Léon XIII souligne-t-il qu’il faut « régler avec équité les relations réciproques des patrons et des ouvriers »[40], que dans l’organisation interne des corporations, « les diverses fonctions doivent être réparties de la manière la plus favorable aux intérêts communs, et de telle sorte que l’inégalité ne nuise point à la concorde ». « Que les droits et les devoirs des patrons soient parfaitement conciliés avec les droits et les devoirs des ouvriers », tel est l’idéal.⁠[41]

Dans le même souci majeur de « mettre un terme au conflit qui divise les classes », Pie XI insistera sur la nécessité de « provoquer et encourager une cordiale collaboration des professions ». Pour y arriver, il faut substituer aux classes opposées « des organes bien constitués, des « ordres » ou des « professions » qui groupent les hommes non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils se rattachent. »[42] Ces « ordres », « professions », « organisations professionnelles », « corps professionnels » ne remplacent pas les syndicats, comme certains l’ont cru. Pie XI précise « qu’au sein de ces groupements corporatifs la primauté appartient incontestablement aux intérêts communs de la profession ; entre tous le plus important est de veiller à ce que l’activité collective s’oriente toujours vers le bien commun de la société. Pour ce qui est des questions dans lesquelles les intérêts particuliers, soit des employeurs, soit des employés, sont en jeu de façon spéciale au point que l’une des parties doive prévenir les abus que l’autre ferait de sa supériorité, chacune des deux pourra délibérer séparément sur ces objets et prendre les décisions que comporte la matière. »[43] C’est ainsi qu’on a résumé la position de la doctrine sociale chrétienne en la matière par la formule: « Le syndicat libre dans la profession organisée ».⁠[44]

Organisée par qui ? Est une autre question importante. La réponse de Pie XI est claire : « ce que Léon XIII a enseigné, au sujet des formes de gouvernements, vaut également, tout proportion gardée, pour les groupements corporatifs des diverses professions, et doit leur être appliqué : les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu seulement qu’il soit tenu compte des exigences du bien commun. (…) Les personnes qui exercent la même profession gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession. (…) L’homme est libre, non seulement de créer de pareilles sociétés d’ordre et de droit privé, mais encore de leur « donner les statuts et règlements qui paraissent les plus appropriés au but poursuivi » (RN, 490 in Marmy). La même faculté doit être reconnue pour les associations dont l’objet déborde le cadre propre des diverses professions. Puissent les libres associations qui fleurissent déjà et portent de si heureux fruits se donner pour tâche, en pleine conformité avec les principes de la philosophie sociale chrétienne, de frayer la voie à ces organismes meilleurs, à ces groupements corporatifs dont Nous avons parlé, et d’arriver, chacune dans la mesure de ses moyens, à en procurer la réalisation. »[45] Cet extrait est clair : si ce sont les associations de « base », syndicats ou corporations pour reprendre la distinction prêtée à Léon XIII, associations de droit privé, qui doivent « frayer la voie » aux groupements corporatifs, ceux-ci sont aussi le fruit de la liberté d’association même si, comme le souhaitait Pie XII, ces organismes ont intérêt à relever du droit public.

Dans ces conditions, on ne peut accepter le reproche qui a été fait à Pie XI de vouloir cautionner le mouvement corporatif fascisant de son époque alors que sa théorie générale sur le principe de subsidiarité et les corps intermédiaires s’opposaient d’emblée à une telle interprétation. Analysant les organisations corporatives de plusieurs pays européens, dans les années trente, Le P. A. Muller montre bien la différence qui existe entre leur corporatisme d’État et le « corporatisme d’association » tel que souhaité par Pie XI : « Certains, écrivait-il, veulent bien concéder que le corporatisme existe, mais ils font observer qu’il n’est réalisé qu’en terre de dictature. Italie, Portugal, Allemagne, Autriche se disent à l’envi États corporatifs ; la Bulgarie a suivi leur exemple. Le corporatisme serait fait pour un régime dictatorial et ne se concevrait pas en dehors de lui. Il est l’armature rigide où l’État autoritaire emprisonne toute initiative, l’appareil qui lui sert à régenter toutes les activités économiques et à les plier à ses fins politiques. d’autre part, l’organisation corporative ne saurait fonctionner sans une discipline rigoureuse dont la dictature possède seule le secret.

Nous ne pouvons souscrire à pareille thèse.

Nous tenons, tout au contraire, que le corporatisme -le vrai- ne peut s’épanouir et prospérer que sous un régime de large liberté, compatible néanmoins avec un pouvoir fort et respecté, strictement cantonné dans l’exercice de ses fonctions naturelles. Et nous invoquons à l’appui de cette manière de voir le corporatisme tel qu’on le conçoit en Suisse, en Hollande, en Belgique, en France.

Un vrai et sincère régime corporatif est, à nos yeux, absolument incompatible avec la dictature au sens moderne du mot.

Cette dictature est par essence centralisatrice. Ayant réuni tous les pouvoirs entre ses mains, il lui répugne d’en soustraire au profit d’organismes autonomes la moindre parcelle. C’est une loi historique que tout gouvernement autoritaire incline à prendre ombrage des groupements puissants, capables de gérer en pleine indépendance, au besoin de défendre contre ses empiètements les intérêts de leurs membres. S’imagine-t-on que les dictatures modernes vont se montrer moins défiantes et constituer de gaieté de cœur des organismes soustraits, dans une large mesure, à leur ingérence ? »[46] Dans le même esprit, M. Clément, commentant la pensée de Pie XII en la matière, faisait remarquer que « l’organisation professionnelle est fondée sur la commune responsabilité des employeurs et des salariés » et que, par le fait même, « une telle structure n’est en rien comparable à celle (…) qu’avait instaurée en France la loi du 16 août 1940 »[47]

Pie XII, on le sait regretta publiquement la confusion opérée avant guerre entre le système proposé par son prédécesseur et les expériences des régimes dictatoriaux⁠[48]. Il va donc reprendre les thèses de Pie XI et les préciser.

Il relèvera le rôle fondamental des syndicats : « Quel est (…) le but essentiel des syndicats, sinon l’affirmation pratique que l’homme est le sujet et non l’objet des relations sociales, sinon de privilégier en face de l’irresponsabilité collective et des propriétaires anonymes, sinon de défendre la personne du travailleur devant ceux qui tendent à le considérer seulement comme une force productive ? »[49] Toutefois, au service du bien commun, les syndicats ne doivent pas « abuser de la force d’organisation, tentation aussi redoutable et dangereuse que d’abuser de la force du capital privé.(…) La force de l’organisation, si puissante qu’on veuille la supposer, n’est pas d’elle-même, et prise en soi, un élément d’ordre : l’histoire récente et actuelle en fournit constamment la preuve tragique : quiconque a des yeux pour voir s’en peut aisément convaincre. Aujourd’hui comme hier, dans l’avenir comme dans le passé, une situation ferme et solide ne peut s’édifier que sur les bases jetées par la nature -en réalité par le Créateur- comme fondements de la seule véritable stabilité.

Voilà pourquoi, Nous ne Nous lassons pas de recommander instamment l’élaboration d’un statut de droit public de la vie économique, de toute la vie sociale en général, selon l’organisation professionnelle. » ⁠[50]

Il avait tenu des propos semblables⁠[51] devant des patrons : « Avec une égale sollicitude, un égal intérêt, Nous voyons venir à Nous, tour à tour les ouvriers et les représentants des organisations industrielles ; les uns et les autres Nous exposent avec une confiance qui Nous touche profondément, leurs préoccupations respectives. (…) Nous venons de faire allusion aux préoccupations de ceux qui participent à la production industrielle. Erroné et funeste est, en ses conséquences, le préjugé trop répandu, qui voit en elles une opposition irréductible d’intérêts divergents.

Dans le domaine économique, il y a communauté d’intérêts et d’activités, entre chefs d’entreprises et ouvriers. Méconnaître ce lien réciproque, travailler à le briser, ne peut être que le fait d’une prétention de despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprise et ouvriers ne sont pas antagonistes inconciliables, ils sont coopérateurs dans une œuvre commune.

Ils mangent, pour ainsi dire, à la même table, puisqu’ils vivent en fin de compte, du bénéfice net et global de l’économie nationale. (…)

Il s’ensuit, que, des deux cotés, on a intérêt à voir les dépenses de la production nationale proportionnelles à son rendement.

Mais dès lors que l’intérêt est commun, pourquoi ne pourrait-il pas se traduire dans une expression commune ? Pourquoi ne serait-il pas légitime d’attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développement de l’économie nationale ? (…)

Mais alors, pourquoi quand il en est encore temps, ne pas mettre les choses au point, dans la pleine conscience de la commune responsabilité, en sorte d’assurer les uns[52] contre d’injustes défiances, les autres[53] contre des illusions qui ne tarderaient pas à devenir un péril social ?

Cette communauté d’intérêt et de responsabilité dans l’œuvre de l’économie nationale, Notre inoubliable prédécesseur Pie XI en avait suggéré la formule concrète et opportune lorsque, dans son encyclique Quadragesimo Anno, il recommandait « l’organisation professionnelle » dans les diverses branches de la production.

Rien, en effet, ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production. »

On a bien entendu que d’une part, « le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et salariés »[54], de manière paritaire, peut-on dire, et que, d’autre part, est souhaitable » l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production ». Ce statut de droit public est nettement distingué « d’autres formes d’organisation juridique publique de l’économie sociale » comme l’étatisation ou la nationalisation dont Pie XII montre les insuffisances et les dangers.⁠[55]

Le principe de la participation de tous, employeurs et employés, dans les institutions responsables des différents secteurs de la vie économique, sera confirmé par Jean XXIII : « Il est opportun, voire nécessaire, que la voix des travailleurs ait la possibilité de se faire entendre et écouter hors des limites de chaque organisme de production, à tous les échelons. » Les choix qui influent sur le contexte économique et social « ne sont pas décidés à l’intérieur de chaque organisme productif, mais bien par les pouvoirs publics, ou des institutions à compétence mondiale, régionale ou nationale, ou bien qui relèvent soit du secteur économique, soit de la catégorie de production. d’où l’opportunité -la nécessité- de voir présents dans ces pouvoirs ou ces institutions, outre les apporteurs de capitaux et ceux qui représentent leurs intérêts, aussi les travailleurs et ceux qui représentent leurs droits, leurs exigences, leurs aspirations ».⁠[56]

De plus, même si Jean XXIII n’insiste pas, comme ses prédécesseurs sur l’organisation professionnelle⁠[57], il n’en reprend pas moins telle quelle l’idée des corps intermédiaires: « Nous estimons (…) nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses, par lesquelles surtout s’exprime et se réalise la « socialisation », jouissent d’une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapport de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun. »[58] En effet, selon P. Bigo, « le péril majeur des organisations professionnelles (…) c’est de tourner exclusivement à la protection professionnelle en perdant leur objectif premier qui est d’améliorer le service rendu au public, les intérêts des membres de la profession étant l’objectif second poursuivi à travers la réalisation de l’objectif premier. »[59]

Tout l’enseignement des Papes, depuis Léon XIII, s’efforce de mettre en évidence trois nécessités : la défense des droits du travailleur, la participation de ceux-ci à tous les niveaux de l’organisation de la vie économique et la coopération des employés et des employeurs. Ces trois points seront au centre des préoccupations des pères conciliaires: « Comme bien souvent, ce n’est déjà plus au niveau de l’entreprise, mais à des instances supérieures, que se prennent les décisions économiques et sociales dont dépend l’avenir des travailleurs et de leurs enfants, ceux-ci doivent également participer à ces décisions, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement choisis.

Il faut mettre au rang des droits fondamentaux de la personne le droit des travailleurs de fonder librement des associations capables de les représenter d’une façon valable et de collaborer à la bonne organisation de la vie économique, ainsi que le droit de prendre librement part aux activités de ces associations, sans courir le risque de représailles. Grâce à cette participation organisée, jointe à un progrès de la formation économique et sociale, le sens des responsabilités grandira de plus en plus chez tous : ils seront ainsi amenés à se sentir associés, selon leurs moyens et leurs aptitudes personnels, à l’ensemble du développement économique et social ainsi qu’à la réalisation du bien commun universel. »[60]

On constate que, depuis Jean XXIII, tout en insistant sur le droit d’association, l’Église s’attache plus aux fonctions des ces associations qu’à leur nature. La distinction syndicat-organisation professionnelle n’est plus mise en avant comme elle l’était précédemment. Est-elle devenue obsolète pour autant ? Je ne le pense pas et pour s’en convaincre, il suffit de lire attentivement les textes de Jean-Paul II.

Nous avons vu plus haut avec quelle force Jean-Paul II défendait la liberté syndicale. Ce n’est pas seulement parce qu’il a été marqué par l’expérience polonaise et la puissance transformatrice du syndicat Solidarnosc mais aussi parce que traîne encore aujourd’hui et surtout dans le contexte néo-libéral une grande méfiance des patrons et parfois du pouvoir politique vis-à-vis de l’action syndicale qui souvent indispose, au passage, l’opinion publique ou, du moins, une large frange de ceux qui ne sont pas concernés directement mais perturbés par les manifestations ou les grèves. Il est vrai que « Le défaut du syndicalisme (d’un certain syndicalisme, devrait-on dire), c’est qu’il n’existe que pour la lutte et la revendication : ne groupant que les ouvriers, il les oppose aux échelons intermédiaires et supérieurs du travail ; il fait ainsi obstacle à toute réconciliation, à tout établissement d’une communauté durable sur le plan de l’entreprise, de la nation ou des nations ».⁠[61] Il est vrai aussi que, souvent, le syndicat est un instrument de massification, créateur de solidarités artificielles et instrument d’action politique au sens étroit, partisan, du terme⁠[62]. Ces déviations existent et nous ne les connaissons que trop mais il n’empêche et il ne faudrait pas l’oublier que « le syndicat, selon la doctrine chrétienne, est l’institution qui permet à l’ouvrier de se faire reconnaître comme personne dans les relations de travail, et de discuter d’égal à égal les conditions de l’emploi, de donner son consentement au contrat de travail. Le rôle du syndicat est de conduire la masse des travailleurs salariés à la conscience de sa dignité, à la volonté d’une promotion, aux conventions, aux institutions et aux actions qui en sont les moyens ».⁠[63]

Pour Jean-Paul II, le syndicat n’est pas seulement « le reflet d’une structure « de classe » » ni le porte-parole « d’une lutte de classe ». Il est « un élément indispensable de la vie sociale, particulièrement dans les sociétés modernes industrialisées », le « porte-parole de la lutte pour la justice sociale, pour les droits des travailleurs ». Pour que, plus précisément encore, « le travailleur non seulement puisse « avoir » plus, mais aussi et surtout puisse « être » davantage, c’est-à-dire qu’il puisse réaliser plus pleinement son humanité sous tous ses aspects. »[64]

Ceci rappelé, Jean-Paul II insiste constamment sur le fait que les travailleurs constituent des associations selon leur profession : « Les représentants de toutes les professions peuvent s’en servir syndicats de travailleurs intellectuels ; il y a aussi des organisations patronales. Ils se subdivisent tous (…) pour défendre leurs droits respectifs. En fait, il y a des syndicats d’agriculteurs et des en groupes et sous-groupes selon les spécialisations professionnelles »[65]

il est clair que Jean-Paul II veut que les associations se créent sur des solidarités naturelles et qu’ainsi soit évitée toute massification.

De même, il dénonce clairement la politisation : « l’activité des syndicats entre de manière indubitable dans le domaine de la « politique » entendue comme un souci prudent du bien commun. Mais, en même temps, le rôle des syndicats n’est pas de « faire de la politique » au sens que l’on donne généralement aujourd’hui à ce terme. Les syndicats n’ont pas le caractère de « partis politiques » qui luttent pour le pouvoir, et ils ne devraient jamais non plus être soumis aux décisions des partis politiques ni avoir des liens trop étroits avec eux. En effet, si telle est leur situation, ils perdent facilement le contact avec ce qui est leur rôle spécifique, celui de défendre les justes droits des travailleurs dans le cadre du bien commun de toute la société, et ils deviennent, au contraire, un instrument pour d’autres buts. »[66]

Très positivement, outre la défense des droits des travailleurs, les syndicats doivent être au service du « juste bien » et ne pas « se transformer en une sorte d’ »égoïsme » de groupe ou de classe ».

Ils doivent non pas lutter contre les autres mais être des instruments de solidarité dans le plus large sens du terme : « Si, dans les questions controversées, (la lutte) prend un caractère d’opposition aux autres, cela se produit parce qu’on recherche le bien qu’est la justice sociale, et non pas la « lutte » pour elle-même, ou l’élimination de l’adversaire. La caractéristique du travail est avant tout d’unir les hommes et c’est en cela que consiste sa force sociale : la force de construire une communauté. En définitive, dans cette communauté, doivent s’unir de quelque manière et les travailleurs et ceux qui disposent des moyens de production ou en sont propriétaires. A la lumière de cette structure fondamentale de tout travail -à la lumière du fait que, en définitive, le « travail » et le « capital » sont des composantes indispensables de la production dans quelque système social que ce soit-, l’union des hommes pour défendre les droits qui leur reviennent, née des exigences du travail, demeure un élément dont on ne saurait faire abstraction. »[67]

La lutte des classes est condamnable parce qu’elle fait fi de toute considération éthique ou juridique, qu’elle ne respecte pas la dignité de la personne, exclut un accommodement raisonnable et recherche non pas le bien général de la société mais plutôt un intérêt de parti qui se substitue au bien commun et veut détruire ce qui s’oppose à lui.

Il n’empêche que, dans le cadre du syndicat, on peut parfois parler de lutte contre un système économique entendu comme méthode pour assurer la primauté absolue du capital, de la propriété des instruments de production et de la terre sur la liberté et le travail de l’homme sans pour autant rêver de substituer à ce système le système socialiste qui est en fait un capitalisme d’État.

Les syndicats qui ont été souvent et longtemps parfois dominés par l’idéologie marxiste, doivent donc jouer le rôle délicat de médiation entre les travailleurs et les organes dirigeants par le dialogue et la négociation de préférence à d’autres instruments de revendication. Cette méthode fastidieuse, peut-être, se révèle, en fin de compte, plus féconde parce qu’elle favorise la compréhension réciproque et assure une meilleure base pour la stabilité des conquêtes.

Le souci d’une telle solidarité est constructif, il est pour le travail, pour la justice, la paix le bien-être et la vérité dans la vie sociale.⁠[68]

Nous vérifions donc toujours les mêmes préoccupations à travers la doctrine concernant le droit d’association avec, de nouveau, chez Jean-Paul II une accentuation du caractère professionnel des associations.

Et qu’en est-il des organisations professionnelles plus vastes si chères à Pie XI ? Nous pouvons en trouver un écho dans ce passage où le Pape met en garde contre l’élimination de la propriété privée et évoque, a contrario, les conditions d’une vraie socialisation : « on ne peut parler de socialisation que si la subjectivité de la société est assurée, c’est-à-dire si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s’engage avec tous. Une des voies pour parvenir à cet objectif pourrait être d’associer le travail, dans la mesure du possible, à la propriété du capital, et de donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles: ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics, ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie. »[69] Le texte qui renvoie à l’encyclique Mater et Magistra[70] qui, à cet endroit, renvoie elle-même à la doctrine des corps intermédiaires selon Pie XI, évoque un autre type de « corps » que le syndicat bien identifié comme tel dans la suite de Laborem Exercens.

Le lecteur regrettera peut-être le manque de précisons sur l’organisation professionnelle, son fonctionnement et sa conjonction avec les organisations syndicales. Il sera peut-être aussi dérouté par le flou du vocabulaire dans la mesure où aucune expression ne s’est imposée pour désigner clairement ce type de structure. Mais, d’un autre côté, il serait peut-être délicat ou inconvenant de dépasser le rappel des principes et valeurs en question. On quitterait alors le domaine de la doctrine pour se hasarder sur le terrain des programmes qui ne peuvent être que l’œuvre de l’imagination prudente d’un laïcat engagé.

Un syndicat chrétien ?

Les textes cités plus haut peuvent nous aider à répondre à cette question.

Nous avons entendu Léon XIII souhaiter que, sans négliger « les biens du corps, de l’esprit et du patrimoine familial », l’« objet principal » du syndicat soit « le perfectionnement moral et religieux ». On peut penser que la formule peut s’interpréter de diverses manières⁠[71] et considérer que, selon cette définition, le syndicat doit être confessionnel puisqu’il « serait avant tout un mouvement de ferveur et d’apostolat ». On peut penser aussi que le Souverain Pontife songe à « une action syndicale selon les principes chrétiens, donnant une priorité aux aspects moraux et religieux de son action temporelle. Dans ce cas, le syndicat reste une institution de la société civile, il n’est nullement confessionnel. »

Nous avons vu que les réalisations inspirées par Rerum Novarum, en Belgique, étaient nettement confessionnelles et nous savons qu’elles seront la préoccupation première des successeurs de Léon XIII qui, en parlant de « perfectionnement moral et religieux », s’exprimait donc littéralement.

Toutefois, du moins sur le terrain doctrinal, nous allons assister à quelques modifications dans le sens d’une plus grande ouverture. Nous avons ainsi entendu Pie X demander qu’on établisse et favorise « de toute manière des associations confessionnelles catholiques », bien dans la ligne, à mon avis, de Rerum Novarum, mais, en même temps, Pie X acceptait que ces associations collaborent avec d’autres et même que catholiques et protestants constituent des syndicats mixtes à certaines conditions.

Mgr Liénart⁠[72], de même, milite en faveur du syndicat catholique mais n’en ferme pas pour autant la porte aux non catholiques ou aux incroyants puisqu’un tel syndicat doit « préparer un sûr refuge pour les ouvriers inscrits au syndicat anti-chrétien qui sentiraient le besoin et le devoir de se libérer d’un lien qui, pour des intérêts purement économiques, rend esclave la conscience ».

Pie XI, cite textuellement le passage de Rerum Novarum qui précise les buts du syndicat puis note que « les idées et les directives de Léon XIII ont été réalisées de diverses manières, selon les lieux et les circonstances. En certaines régions, une seule et même association se proposa s’atteindre tous les buts assignés par le Pontife. Ailleurs, on préféra recourir, selon qu’y invitait la situation, en quelque sorte à une division du travail, laissant à des groupements spéciaux le soin de défendre sur le marché du travail les droits et les justes intérêts des associés, à d’autres la mission d’organiser l’entraide dans les questions économiques, tandis que d’autres enfin se consacraient tout entiers aux seuls besoins religieux et moraux de leurs membres ou à d’autres tâches du même ordre ».⁠[73]

Pie XII ira dans ce sens. Aux Associations catholiques des travailleurs italiens, il déclarera que « pour ne pas défaillir le long des chemins et particulièrement pour gagner la jeunesse à votre cause, il faut avoir constamment devant les yeux la haute fin vers laquelle doit tendre votre mouvement : c’est-à-dire la formation des travailleurs vraiment chrétiens qui excellent également en capacité dans l’exercice de leur art et en conscience religieuse, sachant mettre en harmonie la ferme protection de leurs intérêts économiques avec le sentiment le plus strict de la justice et avec la sincère volonté de collaborer avec les autres classes de la société au renouveau de la vie sociale tout entière. (…)

Tel est le but élevé du mouvement des travailleurs chrétiens, même si celui-ci se divise en Unions particulières et distinctes, dont les unes visent à la défense de leurs intérêts légitimes par les contrats de travail - tâche propre des Syndicats-, d’autres aux œuvres d’assistance, telles que les coopératives de consommation ; d’autres enfin à l’aide religieuse et morale aux travailleurs, comme sont les Associations ouvrières catholiques. »[74]

Au niveau du syndicat proprement dit, il importe que l’inspiration soit chrétienne, évidemment, ce qui ne veut pas que le syndicat doit être une œuvre d’apostolat au sens étroit du terme. Il n’y a plus de confusion de fonctions désormais.

C’est bien cela qui apparaît sous la plume de Jean XIII : « Notre pensée affectueuse, Notre encouragement paternel se tournent vers les associations professionnelles et les mouvements syndicaux d’inspiration chrétienne présents et agissant sur plusieurs continents. Malgré les difficultés souvent graves, ils ont su agir, et agissent, pour la poursuite efficace des intérêts des classes laborieuses, pour leur relèvement matériel et moral, aussi bien à l’intérieur de chaque État que sur le plan mondial.

Nous remarquons avec satisfaction que leur action n’est pas mesurée seulement par ses résultats directs et immédiats, faciles à constater, mais aussi par ses répercussions positives sur l’ensemble du monde du travail, où ils répandent des idées correctement orientées et exercent une impulsion chrétiennement novatrice.

Nous observons aussi qu’il faut prendre en considération l’action exercée dans un esprit chrétien, par Nos chers fils, dans les autres associations professionnelles et syndicales qu’animent les principes naturels de la vie commune, et qui respectent la liberté de conscience ».⁠[75]

C’est dans cet esprit qu’il faut, bien entendu, relire les passages cités de Gaudium et Spes, de Laborem Exercens et de Centesimus annus, consacrés au syndicat.


1. Article 2 cité in JACCARD P., op. cit., p. 290.
2. Cf. JACCARD P., op. cit., p. 293. Pie XI, dans Quadragesimo anno, écrit encore : « Depuis que l’individualisme a réussi à briser, à étouffer presque, l’intense mouvement de la vie sociale qui s’épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de groupements les plus divers, il ne reste plus guère en présence que les individus et l’État. » (572 in Marmy). Il saluera, en ces termes, l’œuvre de Léon XIII : « Cet enseignement (…) venait à un moment des plus opportuns. Car en plus d’un pays à cette époque, les pouvoirs publics, imbus de libéralisme, témoignaient peu de sympathie pour ces groupements ouvriers et mêm les combattaient ouvertement. Ils reconnaissaient volontiers et appuyaient des associations analogues fondées dans d’autres classes ; mais, par une injustice criante, ils déniaient le droit naturel d’association à ceux-là qui en avaient le plus grand besoin pour se défendre contre l’exploitation des plus forts. Même dans certains milieux catholiques, les efforts des ouvriers vers ce genre d’organisation étaient vus de mauvais œil, comme d’inspiration socialiste ou révolutionnaire.
   Les directives de Léon XIII eurent le grand mérite de briser ces oppositions et de désarmer ces méfiances » (QA, 539 in Marmy).
3. En France, des sociétés de secours mutuels apparaissent en 1848. Mais ces sociétés et coopératives ouvrières subventionnées par l’État vont disparaître ce qui explique sans doute, en partie, le retard social de la France par rapport aux autres pays. Le livret ouvrier est supprimé en 1890. Aux USA, dès 1786 se constitue la première Union du travail. En Angleterre, la liberté d’association est reconnue en 1824 et les trade-unions (syndicats) organisés clandestinement agirent désormais au grand jour. En Suisse, les privilèges corporatifs sont supprimés en 1776 dans plusieurs cantons ; rapidement se forment des sociétés de secours mutuels et une caisse autonome de chômage est mise sur pied dès 1788. Enfin, en 1848, liberté d’association sera reconnue dans la Constitution fédérale. En Belgique, la liberté d’association est reconnue par la Constitution mais l’interdiction de la coalition c’est-à-dire de la grève ne sera levée qu’en 1866. Des « caisses communes » existent dans les années 1850 et les premiers syndicats voient le jour à partir de 1860. Le livret ouvrier obligatoire est supprimé en 1883.
4. RN, 485 in Marmy.
5. RN, 486 in Marmy. Nous avons expliqué précédemment le sens de l’expression « société parfaite »
6. Id..
7. RN, 487 in Marmy.
8. RN, 490 in Marmy.
9. RN, 487 in Marmy. Léon XIII toutefois recommande la plus grande prudence aux pouvoirs publics en cette circonstance : « encore faut-il qu’en tout cela ils n’agissent qu’avec une très grande circonspection. Il faut éviter d’empiéter sur les droits des citoyens et de prendre, sous couleur d’utilité publique, une décision qui serait désavouée par la raison. Car une loi ne mérite obéissance qu’autant qu’elle est conforme à la droite raison et, ainsi, à la loi éternelle de Dieu. » (Id).
10. RN, 490 in Marmy.
11. Cf. Pie XI qui formula le principe de subsidiarité s’y référera explicitement (QA, 576 in Marmy) ; Jean XXIII, PT 23 ; Jean-Paul II, CA 7.
12. Léon XIII dénonce ces sociétés qui se livrent à un chantage ou à des représailles vis-à-vis des récalcitrants: « s’il se trouve des ouvriers qui se refusent à entrer dans leur sein, elles leur font expier ce refus par la misère » (cf. infra). Les États-Unis ont connu le closed-shop qui faisait « obligation à l’employeur d’une entreprise « syndiquée » d’embaucher une main-d’œuvre syndiquée ». En 1947, les employeurs obtinrent le vote du Labor-Management Relations Act connu sous le nom de loi Taft-Hartley qui bannit le closed-shop mais non l’union-shop qui « laisse au nouvel embauché le soin de se syndiquer lui-même dans les six mois suivant son entrée dans l’entreprise ». La même loi introduisait « des clauses « de droit au travail » (…) destinées aux salariés qui choisissent de ne pas être membre d’un syndicat ». (FONDEUR Yannick et SAUVIAT Catherine, Un syndicalisme toujours en mal de reconnaissance, in Chronique internationale de l’IRES, n° 66, septembre 2000, pp. 94-95).
13. QA, 576 in Marmy.
14. Cf. Immortale Dei, 1-11-1885, 704 in Marmy.
15. QA, 576 in Marmy.
16. QA, 581 in Marmy. Visant toujours l’État fasciste, Pie XI écrit: « L’État accorde au syndicat une reconnaissance légale qui n’est pas sans conférer à ce dernier un caractère de monopole, en tant que seul syndicat reconnu pour représenter respectivement les ouvriers et les patrons, que seul il est autorisé à conclure les contrats ou conventions collectives de travail ». Très pratiquement et très habilement, Pie XI note les aspects positifs de ce syndicat mais fait remarquer que « l’affiliation est facultative » et que « le syndicat légal n’exclut pas l’existence d’associations professionnelles de fait. » On se souvient aussi de l’intervention de Pie XI après « la dissolution des Associations de jeunesse et des Associations universitaire de l’Action catholique. Dissolution exécutée par des voies de fait et par des procédés qui donnèrent l’impression que c’était une vaste et périlleuse association de criminels que l’on poursuivait (…) ». (Non abbiamo bisogno, 29-6-1931, 207 in Marmy). On se souvient aussi des protestations du même Pontife face aux attaques nazies contre les associations religieuses et les écoles confessionnelles (cf. Mit Brennender Sorge, 14-3-1937). On se souvient enfin de la condamnation du communisme qui dépouille l’homme de sa liberté (Divini Redemptoris, 19-3-1937).
   Aux États-Unis, les employeurs ont su régulièrement « mobiliser et remodeler le système institutionnel à leur avantage » et disposer ainsi d’un arsenal variable de lois anti-syndicales. Les droits syndicaux cèdent la place aux droits individuels et la représentation syndicale dans les entreprises est soumise à des règles très contraignantes qui fragilisent sa légitimité. Dans ces conditions le taux de syndicalisation est faible et à la baisse. En 1955, 33% des salariés étaient membres d’un syndicat. En 1999, ils n’étaient plus que 14%. (FONDEUR Y. et SAUVIAT C., op. cit., pp. 95 et 100).
17. Encyclique Sertum Laetitiae, 1-11-1939.
18. Discours du 26-6-1955.
19. Allocution aux Travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945.
20. Discours aux Associations catholiques des Travailleurs italiens, 29-6-1948.
21. GS 68, § 2.
22. Allocution à l’Organisation Internationale du Travail, à l’occasion de la 68e session de la Confédération internationale du travail, Genève, 15-6-1982, in DC, n° 1833, 4-7-1982, p. 650.
23. Cf. Pie X aux archevêques et évêques du Brésil : « Nous exhortons en premier lieu à constituer parmi les catholiques de ces sociétés qui s’établissent un peu partout à l’effet de sauvegarder les intérêts sur le terrain social » (Lettre Paulopolim, 18-12-1910) ; aux directeurs de l’Union économique sociale des catholiques italiens : « Quelles institutions devrez-vous de préférence promouvoir dans le sein de votre Union ? Votre industrieuse charité en décidera. Quant à Nous, celles qu’on appelle des syndicats Nous semblent très opportunes » (Lettre du 20-1-1907).
24. RN, 485 in Marmy.
25. CAVEZ J.-Y., L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 235. On se souvient que les Knights of Labour (Chevaliers du travail), aux États-Unis et au Canada, qui s’étaient rassemblés pour défendre les ouvriers, avaient dû entrer en clandestinité pour échapper à la tyrannie des patrons qui prétendaient contrôler le pouvoir politique et les lois. Accusés par la hiérarchie canadienne de constituer une société secrète anti-religieuse, ils furent condamnés et la sanction fut confirmée par Rome. Le Cardinal Gibbons (1834-1921), seul cardinal aux États-Unis, devait se prononcer également. Il consulta le Président Cleveland, le cardinal Manning, en Angleterre, et entra en contact avec le chef des Knights of Labour. Convaincu de l’honnêteté et de la légitimité de l’association, il entreprit de la défendre à Rome et adressa un Rapport en 1887 au Préfet de la Propagande dont la conclusion était particulièrement ferme:
   « Finalement et pour tout résumer, il me paraît que le Saint-Siège ne saurait se décider à la condamnation, attendu :
   1° qu’elle ne paraît justifiée, ni par la lettre, ni par l’esprit des constitutions et des lois de l’association incriminée, ni par les déclarations de ses chefs ;
   2° qu’elle ne paraît pas nécessaire, vu le caractère changeant de l’organisation et des conditions sociales aux États-Unis ;
   3° qu’elle ne paraît pas prudente, en raison de la réalité, reconnue par le peuple américain, des abus dont se plaignent les classes ouvrières ;
   4° qu’elle serait dangereuse pour la réputation de l’Église dans notre pays démocratique et qu’elle y pourrait même provoquer une persécution ;
   5° qu’elle serait probablement inefficace, étant donné que le sentiments général la trouverait injuste ;
   6° qu’elle serait destructive au lieu d’être bienfaisante dans ses effets, en poussant les enfants de l’Église à désobéir à leur Mère et même à entrer dans des sociétés condamnées qu’ils ont évitées jusqu’ici ;
   7° qu’elle changerait, en suspicion et hostilité, le dévouement singulier de notre peuple américain envers le Saint-Siège ;
   8° qu’elle porterait un coup terrible à l’autorité des évêques américains, lesquels, au su de tous, protestent contre une telle condamnation.
   Et maintenant, j’espère que les considérations présentées dans ce rapport ont suffisamment démontré que tel serait bien l’effet, aux États-Unis, d’une condamnation portée contre les Chevaliers du travail. » ( Cité in KOTHEN R., La pensée et l’action sociale des catholiques, 1789-1944, Warny, 1945, pp. 280-281).
26. RN, 489 in Marmy.
27. Encyclique sur le catholicisme aux États-Unis, Longinqua, n° 16, 6-1-1895. (Disponible sur www.vatican.va).
28. Encyclique Singulari Quadam, 24-9-1912. Au syndicat mixte ou interconfessionnel, le Pape préfère le cartel c’est-à-dire un pacte de collaboration entre sociétés catholiques et non-catholiques.
29. Dans la région de Roubaix-Tourcoing.
30. Lettre à Mgr Achille Liénart, 5-6-1929. Il s’agit du futur cardinal Liénart, 1884-1973.
31. A la lumière de ces principes soutenus par la plupart des citations qui ont été reprises plus haut, la Congrégation invitait les parties à se retrouver au sein d’une commission mixte permanente. Au passage, la Congrégation lavait les associations ouvrières de l’accusation de marxisme portée contre elles par les patrons et regrettait que ceux-ci aient constitué leur association « sur le terrain de la neutralité » et n’aient pas fait « ouvertement profession de catholicisme ».
32. Discours du 11-9-1949.
33. Le mot « syndicat » est dérivé du mot syndic: « celui qui assiste quelqu’un en justice ». Il désigne d’abord la fonction du syndic puis, à partir de 1839, « un groupement d’ouvriers réunis pour défendre leurs intérêts ». Le verbe « syndiquer » qui au XVIe siècle signifiait « critiquer, censurer », prend, en 1768, le sens de « former en corps les membres d’une corporation ».(Bvon W).
34. Op. cit., pp. 436-437.
35. RN, 479 in Marmy.
36. RN, 485 in Marmy.
37. RN, 489 in Marmy.
38. RN, 490 in Marmy.
39. RN, 491 in Marmy. Léon XIII la décrit ainsi : « Ce qu’il faut croire, ce qu’il faut espérer, ce qu’il faut faire en vue du salut éternel, tout cela doit leur être soigneusement inculqué. qu’on les prémunisse avec une sollicitude particulière contre les opinions erronées et toutes les variétés du vice. qu’on porte l’ouvrier au culte de Dieu, qu’on excite en lui l’esprit de piété, qu’on le rende surtout fidèle à l’observation des dimanches et des jours de fête. qu’il apprenne à respecter et à aimer l’Église, la commune mère de tous les chrétiens ; à obéir à ses préceptes, à fréquenter ses sacrements qui sont des sources divines où l’âme se purifie de ses tâches et puise la sainteté. » Avec un tel programme, il ne faut pas s’étonner que bon nombre de ces syndicats et corporations aient été fondés et animés par des prêtres pleins de zèle certes mais la confusion des pouvoirs fut souvent lourde de conséquences. La confusion est générale d’ailleurs. En Belgique, en 1907, voici comment est présenté le mouvement Démocratie chrétienne qui se détache du Parti catholique : « ...l’homme est désespéré parce qu’il ne croit plus ; la Démocratie chrétienne lui enseignera la religion catholique d’Espérance, de Justice et de Paix ; l’homme souffre de son « état de misère immérité », la démocratie chrétienne lui donnera l’exacte notion de ses devoirs et de ses droits, lui fournissant également les moyens de faire respecter ceux-ci. L’homme perdu, désespéré ne sait comment sortir de l’étau de l’adversité qui l’étreint : la démocratie chrétienne fera naître chez lui la conscience de sa dignité de créature de Dieu, et après l’avoir grandi par la religion et le bonheur (autant que ce dernier puisse se trouver ici-bas), elle le fera grand par l’esprit. » (L’Avant-Garde, novembre 1907). Pour en revenir aux syndicats, c’est le Père Georges Rutten, dominicain, qui fonde la puissante CSC et en est le secrétaire général de 1904 à 1919. Il sera aussi sénateur coopté de 1921 à 1946. Les prêtres sont partout et jouent rôle dirigeant déterminant. En 1930, par exemple, l’abbé Louis Colens écrit : « Etant donné que l’Église a le droit de déterminer et d’enseigner les principes sur lesquels doit se baser une organisation ouvrière catholique, étant donné le fait que l’organisation ouvrière doit s’occuper du relèvement moral et religieux de ses membres, l’autorité ecclésiastique a le droit de juger qu’il est non seulement utile mais encore nécessaire d’adjoindre à la direction des sociétés ouvrières chrétiennes, un représentant de l’autorité religieuse. L’autorité religieuse a le droit d’exiger que l’action d’une organisation ouvrière catholique ne soit jamais en contradiction avec l’action de l’autorité religieuse et de plus elle a le droit de demander à l’organisation ouvrière d’être un soutien efficace pour son action religieuse ». Ainsi « le prêtre-directeur sera également le conseiller moral de la section politique. » (La formation des dirigeants d’œuvres sociales, Louvain, 1930, pp. 60-61). Beaucoup rejetteront ces organisations jugées cléricales et auront malheureusement trop souvent tendance à rejeter aussi la doctrine sociale de l’Église, signe de la domination cléricale. (Cf. NEUVILLE Jean, Adieu à la Démocratie chrétienne ? Elie Baussart et le mouvement ouvrier, Vie Ouvrière, 1972).
40. RN, 489 in Marmy.
41. RN, 492 in Marmy.
42. QA, 573 in Marmy.
43. QA, 575 in Marmy.
44. Cf. BIGO P., op. cit., p. 460.
45. QA, 576 in Marmy.
46. MULLER Albert, sj, La politique corporative, Essai d’organisation corporative, Rex, 1935, pp. 212-213).
47. L’économie sociale selon Pie XII, Synthèse doctrinale, Nouvelles éditions latines, 1953, p. 210. Commentant cette loi du 16-8-1940, Le Conseil d’État, en son Assemblée du 31 juillet 1942 « qu’il résulte de l’ensemble de ses dispositions que ladite loi a entendu instituer (…) un service public ; que, pour gérer le service en attendant que l’organisation professionnelle ait reçu sa forme définitive, elle a prévu la création de comités auxquels elle a confié, sous l’autorité du secrétaire d’État, le pouvoir d’arrêter les programmes de production et de fabrication, de fixer les règles à imposer aux entreprises en ce qui concerne les conditions générales de leur activité, de proposer aux autorités compétentes le prix des produits et services ; qu’ainsi, les comités d’organisation, bien que le législateur n’en ait pas fait des établissements publics, sont chargés de participer à l’exécution d’un service public, et que les décisions qu’ils sont amenés à prendre dans la sphère de ces attributions, soit par voie de règlement, soit par des dispositions d’ordre individuel, constituent des actes administratifs - que le Conseil d’État est, dès lors, compétent pour connaître des recours auxquels ces actes peuvent donner lieu (…). » (Texte disponible sur www.rajf.org).
   Par contre, parmi les bonnes interprétations du principe corporatif, A. Muller cite l’arrêté belge du 13 janvier 1935, « arrêté royal permettant l’institution d’une réglementation économique de la production et de la distribution ». L’article 1er stipule la responsabilité des acteurs et le rôle de l’État : « Tout groupement de producteurs et distributeurs, revêtu de la personnalité civile, peut solliciter l’extension à tous les autres producteurs ou distributeurs, appartenant à la même branche d’industrie ou de commerce, d’une obligation volontairement assumée par lui, concernant la production, la distribution, la vente, l’exportation ou l’importation. » (Op. cit., pp. 198-199). Cet arrêté a été modifié par la loi du 5-8-1991.
48. Pie XII regrette que « ce point de l’encyclique fut l’objet d’une levée de boucliers » car « les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres, un retour au Moyen Age. Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi, et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques.
   Mais à présent, cette partie de l’encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps. »
   (Allocution aux membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques, 7-5-1949).
49. Radiomessage au monde, 24-12-1952.
50. Discours au délégués du MOC, op. cit.. Pie XII ajoute un autre garde-fou : « Voilà pourquoi Nous ne Nous lassons pas non plus de recommander la diffusion progressive de la propriété privée, des moyennes et petites entreprises. »
51. Cf. également : Allocution aux participants du Congrès des Associations chrétiennes des travailleurs italiens, 11-3-1945 ; Allocution aux représentants des organisations patronales et ouvrières de l’Industrie électrique italienne, 25-1-1946 ; Lettre à Charles Flory, président des Semaines sociales de France, 10-7-1947 ; Allocution aux membres du Sacré Collège, 2-6-1948 ; Allocution aux Associations catholiques des travailleurs italiens, 29-6-1948 ; Radiomessage aux catholiques allemands à l’occasion du Katholikentag, le 4 septembre 1949: « L’Église n’a pas renoncé un instant à sa lutte pour que l’apparente opposition du capital et du travail, de l’employeur et du salarié, se fonde en une unité supérieure, en une collaboration organique que la nature elle-même recommande, selon le travail ou le secteur économique, par l’organisation, professionnelle » ; Lettre de MONTINI J.-B. aux Semaines sociales d’Italie, 23-9-1949 ; Allocution aux Membres du Congrès du « Mouvement universel pour une Confédération mondiale », 6-4-1951 ; MONTINI J.-B., Lettre aux Semaines sociales d’Italie, 23-9-1951 ; Allocution aux membres de l’Union chrétienne des Chefs d’entreprises italiens, 31-1-1952 ; Message radiophonique aux Catholiques autrichiens, 14-9-1952 ; MONTINI J.-B., Lettre aux Semaines sociales d’Italie, 21-9-1952.
52. Les patrons qui se méfient de la place que pourrait prendre le monde ouvrier.
53. Les ouvriers qui rêvent de diriger l’économie sans les patrons.
54. Radiomessage pour le cinquantenaire de l’encyclique Rerum Novarum, 1-6-1941.
55. Allocution aux Membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques, 7-5-1949.
56. MM, 98 et 100.
57. P. Bigo explique : « Jean XXIII ne veut pas accréditer l’idée d’une sorte de grande administration professionnelle dotée d’un pouvoir réglementaire et résolvant tous les problèmes. L’organisation professionnelle ne peut résulter que d’une socialisation raisonnable et progressive, à partir d’expériences spontanées, et elle n’est que l’une des institutions qui permet de progresser dans la solution des problèmes de l’économie nationale » (op. cit., p. 462). L’auteur estime que les conventions collectives, les commissions paritaires qui existent dans divers pays, vont dans le sens souhaité. Mais , pour lui, le meilleur exemple d’organisation européenne a été fourni par la CECA (Communauté européenne Charbon-Acier).
58. MM 65.
59. Op. cit., p. 467.
60. GS 68, § 1 et 2.
61. JACCARD P., op. cit., p. 299.
62. Cf. CHAPELLE M.J., Le syndicalisme belge, Savoir et Agir, sd.
63. BIGO P., op. cit., p. 434.
64. C’est pourquoi, dira encore Jean-Paul II, sont souhaitables les actions syndicales en faveur de l’enseignement, de l’éducation et de la promotion de l’auto-éducation. Par ailleurs, le syndicat sert aussi au développement d’une authentique culture du travail et doit aider les travailleurs à participer d’une façon pleinement humaine à la vie de l’entreprise. Nous le verrons plus tard.
65. LE 20. La précision est récurrente : « les justes droits des travailleurs selon leurs diverses professions » ; le bien « qui correspond aux besoins et aux mérites des travailleurs associés selon leurs professions » ; « les droits des travailleurs unis dans la même profession » ; « la sauvegarde des justes droits des travailleurs selon leurs diverses professions » ; « il faut naturellement avoir toujours davantage devant les yeux ce dont dépend le caractère subjectif du travail dans chaque profession ».
66. Dans Centesimus annus, il ira plus loin et dénoncera la dérive marxiste du mouvement ouvrier. Si « ce mouvement déploya une vaste activité syndicale et réformiste, qui était loin des brumes de l’idéologie et plus proche des besoins quotidiens des travailleurs (…) par la suite, ce mouvement fut dans une certaine mesure dominé précisément par l’idéologie marxiste contra laquelle de dressait Rerum Novarum. » (CA 16).
67. CA 20.
68. Cf. de Jean-Paul II, entre autres, Discours au monde du travail en Espagne, 7-11-1982,in OR, 30-11-1982, pp. 9-10 ; Rencontre avec les représentants du monde économique à Milan, 22-5-1983, in OR, 31-5-1983, p. 14 ; Discours aux délégués de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, 3-4-1987, in OR, 28-4-1987, p. 5 ; Discours aux entrepreneurs d’Argentine, 11-4-1987, in OR, 28-4-1987, p. 9 ; Rencontre avec le monde du travail en Allemagne, 2-5-1987, in OR, 26-5-1987, p. 4 ; Lettre au XVIIIe Congrès de l’UNIAPAC, 21-9-1989, in DC 1989, pp. 1004-1005 ; Discours aux ouvriers de l’usine Olivetti, 19-3-1990, in OR, 24-4-1990, pp. 9-10 ; Discours aux ouvriers et dirigeants de l’usine Lancia-Auto, id., pp. 10-11.
69. LE 14.
70. MM 54.
71. C’est l’opinion de J.-Y. Calvez, L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 452.
72. 1884-1973, le cardinal Liénart fut évêque de Lille et est connu pour son soutien au syndicalisme chrétien.
73. QA, 540 in Marmy. Pie XI précise : « Cette seconde méthode a prévalu là surtout où, soit la législation, soit certaines pratiques de la vie économique, soit la déplorable division des esprits et des cœurs, si profonde dans la société moderne, soit encore l’urgente nécessité d’opposer un front unique à la poussée des ennemis de l’ordre, empêchaient de fonder des syndicats nettement catholiques. Dans de telles conjonctures, les ouvriers catholiques se voient pratiquement contraints de donner leurs noms à des syndicats neutres, où cependant l’on respecte la justice et l’équité, et où pleine liberté est laissée aux fidèles d’obéir à leur conscience et à la voix de l’Église. Il appartient aux évêques, s’ils reconnaissent que ces associations sont imposées par les circonstances et ne présentent pas de danger pour la religion, d’approuver que les ouvriers catholiques y donnent leur adhésion, observant toutefois à cet égard les règles et les précautions recommandées par Notre Prédécesseur de saint mémoire Pie X. Entre ces précautions, la première et la plus importante est que, toujours, à côté de ces syndicats, existeront alors d’autres associations qui s’emploient à donner à leurs membres une sérieuse formation religieuse et morale, afin qu’à leur tour ils infusent aux organisations syndicales le bon esprit qui doit animer toute leur activité. Ainsi, il arrivera que ces groupements exerceront une influence qui dépasse même le cercle de leurs membres. » (Id., 541 in Marmy).
74. Discours du 29-6-1948.
75. MM 101-103.

⁢c. Le droit de grève

[1]

Parmi les moyens d’action du syndicat, c’est certainement la grève qui fait souvent problème à la conscience chrétienne dans la mesure où elle apparaît comme la manifestation d’une certaine violence.

La position de Léon XIII, sur ce sujet, semble, à première vue, très négative : « s’il arrive que des ouvriers, abandonnant le travail ou le suspendant par les grèves, menacent la tranquillité publique (…), il faut absolument appliquer, dans de certaines limites, la force et l’autorité des lois ».⁠[2] A relire cette phrase, on peut avoir finalement l’impression que la grève est un mal dans la mesure où elle menace la tranquillité publique. Il n’y a pas de condamnation formelle et préalable de ce type d’action qui est un signe de malaise mais qui peut avoir des conséquences très dommageable pour la société. C’est cette idée que l’on retrouve un peu plus loin : « Il n’est pas rare qu’un travail trop prolongé ou trop pénible, et un salaire jugé trop faible, donnent lieu à ces chômages, voulus et concertés qu’on appelle des grèves. A cette maladie si commune et en même temps si dangereuse, il appartient au pouvoir public de porter remède. Ces chômages, en effet, non seulement tournent au détriment des patrons et des ouvriers eux-mêmes, mais ils entravent le commerce et nuisent aux intérêts généraux de la société. Comme ils dégénèrent facilement en violences et en tumultes, la tranquillité publique s’en trouve gravement compromise.

Mais ici il est plus efficace et plus salutaire que l’autorité des lois prévienne le mal et l’empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons »[3].

Comme on le voit, pour Léon XIII, il s’agit prioritairement de supprimer les causes de conflit plutôt que d’interdire purement et simplement les grèves malgré ce qu’il en dit. C’est pourquoi il est si attaché à la concertation entre ouvriers et patrons.

Pie XI n’évoque la grève qu’au moment où il signale, sans porter de jugement, que le système fasciste qu’il n’apprécie pas, interdit « grève et lock-out »[4].

Le Concile Vatican II prend un position moins négative et déclare: « s’il faut toujours recourir d’abord au dialogue sincère entre les parties, la grève peut cependant, même dans les circonstances actuelles, demeurer un moyen nécessaire, bien qu’ultime, pour la défense des droits propres et la réalisation des justes aspirations des travailleurs. Que les voies de la négociation et du dialogue soient toutefois reprises, dès que possible, en vue d’un accord. »[5]

Dans le même sens, Jean-Paul II dira de la grève, non sans solennité, que « c’est un procédé que la doctrine sociale catholique reconnaît comme légitime sous certaines conditions et dans de justes limites. » C’est « une sorte d’ultimatum adressé aux organismes compétents et, avant tout, aux employeurs ». Il ajoutera que « les travailleurs devraient se voir assurer le droit de grève et ne pas subir de sanctions pénales personnelles pour leur participation à la grève ». Mais il précisera les « conditions » et les « limites ». C’est « un moyen extrême » : « on ne peut pas en abuser (…) spécialement pour faire le jeu de la politique ». Ensuite, « lorsqu’il s’agit de services essentiels à la vie de la société, ces derniers doivent être toujours assurés, y compris, si c’est nécessaire, par des mesures légales adéquates. L’abus de la grève peut conduire à la paralysie de toute la vie socio-économique. Or cela est contraire aux exigences du bien commun de la société qui correspond également à la nature bien comprise du travail lui-même. »[6]


1. La grève a existé aussi jadis. On disait parfois «  monopole «  ou « conspiration » ou « tric » ( du néerlandais trekken : émigrer, déménager, aller ailleurs). Les ouvriers réclament des salaires suffisants, plus de liberté dans l’horaire de travail (souvent pour travailler plus), protestent contre la multiplication des apprentis qui porte préjudice aux compagnons.
   Lors de la grève des imprimeurs à Lyon ,en juillet 1539, une sentence est édictée, où l’on peut lire : « Avons ordonné (…) et défendons aux dits compagnons et apprentis d’icelle imprimerie de ne faire aucun serment, ni monopole, ni eux assembler hors les maisons et poêles de leurs maîtres en plus grand nombre de cinq sans congé et autorité de justice, sur peine d’être emprisonnés, bannis, punis comme monopoleurs et autres amendes arbitraires. » Suit une série de mesures concrètes:
   « 1° Interdiction aux compagnons de quitter la tâche, individuellement ou collectivement, sous peine de payer au maître le montant de la forme qui se trouve perdue et la valeur des journées de travail.
   2° Obligation pour les maîtres, dès que la presse est commencée, de payer le salaire jusqu’à complet achèvement de la besogne.
   3° Interdiction au maître de renvoyer dans le même moment l’ouvrier qui fait correctement son travail.
   4° Droit pour le maître de remplacer à sa guise l’ouvrier qui tombe malade au cours de ce travail.
   5° En cas de travail pressé ou abondant, droit pour le maître de faire appel à des ouvriers supplémentaires.
   6° Interdiction pour les compagnons de travailler les jours de fête et de cesser le travail plus tôt qu’à l’ordinaire les veilles de jours de fête.
   7° Limitation du chômage - en dehors des jours de fête - au cas de deuil pour la mort du maître et de sa femme, et pour la mort d’un compagnon d’atelier. »(cf. LEFRANC, op. cit., pp. 199-200). Cette sentence fut confirmée, un mois plus tard, sur un plan général par l’ordonnance de Villers-Cotterets et vint affirmer surtout le droit du patron de faire travailler. Elle stipule : « Nous défendons à tous lesdits maîtres, ensemble aux compagnons et serviteurs de tous métiers, de ne faire aucunes congrégations ou assemblées grandes ou petites et pour quelque cause ou occasion que ce soit, ni faire aucuns monopoles, et n’avoir ou prendre aucune intelligence les uns avec les autres du fait de leur métier. » (Cf. LEFRANC, op. cit., p. 200).
   Il y eut ainsi et malgré tout, sous l’Ancien régime, des troubles, des soulèvements à cause de la fiscalité, de la dictature des corporations, etc. Les sanctions furent lourdes. Ainsi, à Lyon, en 1717, suite à une manifestation d’ouvriers de la soie réclamant une diminution du prix du pain, l’un fut condamné à cinq ans de galère et l’autre aux galères à perpétuité. Ils furent astreints « à faire amende honorable, nus en chemise, la corde au cou, tenant chacun en leur main une torche de cire du poids de deux livres, au-devant de la principale porte et entrée de l’hôtel commun de cette ville où ils seront menés et conduits par l’exécuteur de haute justice et là, nu tête et à genoux, dire et déclarer à haute et intelligible voix que méchamment et comme mal avisés, ils se sont tumultueusement assemblés, joints au nombre des séditieux et jeté des pierres, dont ils se repentent et demandent pardon à Dieu, au roi et à la justice. » (In LEFRANC, op. cit., p. 216)
2. RN, 470 in Marmy.
3. RN, 473 in Marmy.
4. QA, 580 in Marmy. Le « lock-out » est une « fermeture des ateliers par les patrons pour amener à composition leurs ouvriers ou employés qui menacent de faire grève ». (Larousse).
5. GS 68, § 3.
6. LE 20.

⁢v. Les droits de tout travailleur

Il faut parfois le rappeler, tous les travailleurs jouissent des mêmes droits fondamentaux, quel que soit le travail qu’ils accomplissent et quelle que soit leur identité puisqu’il s’agit toujours d’une personne au travail : « le travail (…) donne à tous des droits analogues »[1].


1. LE 18.

⁢a. Le droit du travailleur agricole.

On l’oublie souvent dans la mesure où la révolution industrielle a focalisé l’attention sur la condition de ses ouvriers alors que d’immenses territoires à travers le monde sont principalement livrés au travail de la terre.

Le travailleur agricole a pourtant une importance capitale. Il est producteur de biens nécessaires à l’alimentation quotidienne et sa vie est dure. Souvent méprisé, marginalisé ou découragé, il connaît de grandes et multiples difficultés.

Dans les pays en voie de développement, il est souvent victime d’injustices diverses, exploité, sans propriété, sans protection.

Dans les pays industrialisés, le paysan ne peut pas toujours participer aux choix qui déterminent ses prestations de travail et se voit parfois refuser « le droit à la libre association en vue de la juste promotion sociale, culturelle et économique du travailleur agricole. »[1]

Des réformes sont donc nécessaire, suivant les lieux, pour assurer aux travailleurs agricoles : - le droit à la terre et à ses ressources,

  • le droit de participer aux décisions qui les concernent,

  • la protection légale⁠[2],

  • le juste salaire,

  • la formation adéquate,

  • l’accès aux outils appropriés.⁠[3]


1. LE 21.
2. « Il semble indispensable en agriculture d’instituer deux systèmes d’assurances ; l’un pour les produits agricoles, l’autre en faveur des agriculteurs et de leurs familles. Du fait que les revenus agraires pro capite sont généralement inférieurs au revenu pro capite des secteurs industriels et des services, il ne paraît entièrement conforme ni à la justice sociale, ni à l’équité d’établir des régimes d’assurances sociales ou de sécurité sociale, où les agriculteurs et leurs familles seraient traités de façon nettement inférieure à ce qui est garanti au secteur industriel ou aux services. Nous estimons en conséquence que la politique sociale devrait avoir pour objet d’offrir aux citoyens un régime d’assurances qui ne présente pas de différences trop notables suivant le secteur économique où ils s ‘emploient, d’où ils tirent leurs revenus. » (MM, n° 135).
3. Cf., notamment, de JEAN-PAUL II : Discours aux agriculteurs au Portugal, 14-5-1982, in OR 1-6-1982, p. 6 ; Rencontre avec le monde de l’agriculture en Italie, 26-2-1984, in OR 13-3-1984, p. 8 ; Homélie, 9-5-1986, in OR 27-5-1986, p. 6 ; Homélie pour le monde de l’agriculture en Argentine, 7-4-1987, in OR 5-5-1987, p. 13 ; Discours aux jeunes de la Confédération nationale italienne des exploitants agricoles, 9-1-1988, in OR 19-1-1988, p. 4 ; Homélie de la messe pour les agriculteurs au Paraguay, 17-5-1988, in OR 28-6-1988, p. 13.

⁢b. Le droit de la personne handicapée.

Le travail doit être, avons-nous dit, subordonné d’abord à la dignité de l’homme et non à l’intérêt économique. La personne handicapée, donc, comme tout homme, a droit au travail accessible à ses capacités. Des mesures doivent être prises pour sa formation professionnelle et chaque communauté doit se donner des structures adaptées pour trouver ou pour créer des postes, selon leurs possibilités, pour ces personnes qui ne peuvent être en marge de la société.

Négliger cela serait « une forme importante de discrimination ». La personne handicapée doit avoir, en entreprise ou en milieu protégé, « la possibilité de se sentir, non point en marge du monde du travail ou en dépendance de la société, mais comme un sujet du travail de plein droit, utile, respecté dans sa dignité humaine et appelé à contribuer au progrès et au bien de sa famille et de la communauté selon ses propres capacités. » La personne handicapée a droit aussi « aux conditions de travail physiques et psychologiques », à la « juste rémunération », à « la possibilité de promotion », à « l’élimination des divers obstacles ».⁠[1]


1. LE 22.

⁢c. Le droit du travailleur migrant

[1].

L’homme a le droit de quitter son pays d’origine comme d’y retourner. Cette émigration est sans doute, sous certains aspects, un mal mais un mal parfois nécessaire. Il ne faut pas qu’à ce mal matériel s’ajoute un mal moral ni que le travailleur émigré soit désavantagé pour des raisons de nationalité, race ou religion.

Certes, il appartient aux pouvoirs publics, qui ont la charge du bien commun, de déterminer la proportion de réfugiés ou d’immigrés que leur pays peut accueillir, compte tenu de ses possibilités d’emploi, de ses perspectives de développement, des équilibres sociaux et culturels, mais aussi de l’urgence du besoin des autres peuples.

Mais, une fois qu’une personne étrangère a été admise et se soumet aux règlements de l’ordre public, elle a droit à la protection de la loi pour toute la durée de son insertion sociale. De même, la législation du travail ne doit pas permettre que, pour une prestation égale de travail, des étrangers, ayant trouvé un emploi dans un pays sans en être les citoyens, subissent une discrimination par rapport aux travailleurs autochtones en ce qui concerne le salaire, les prestations sociales et les assurances vieillesse.

C’est justement dans les relations de travail que devraient naître une meilleure connaissance et une acceptation mutuelle entre personnes d’origine ethnique et culturelle différente, et se souder une solidarité humaine apte à surmonter les préjugés.⁠[2]


1. Le synode de 1987 sur la mission et la vocation des laïcs dans l’Église a lancé aussi l’idée d’un « principe de réciprocité », notamment entre pays chrétiens et pays musulmans, en ce qui concerne surtout la liberté religieuse qui est un droit universel fondé sur la dignité même de la personne humaine. Selon ce principe, on ne pourrait, par exemple, construire de mosquées en pays chrétien sans clause de réciprocité en faveur de la construction d’églises en pays musulman (cf. CHANTRAINE G., sj, Le Synode de 1987: expérience et bilan, in Communio, XIII, 4, juillet-août 1988, p. 126 ; DANNEELS G. cardinal, Synode 1987, vocation et mission des laïcs, Conférence enregistrée, Sénevé-Centre Multimedia, Namur, 1987 ; Commission pontificale « Iustitia et Pax », L’Église face au racisme, Cité du Vatican, 1988, n° 29 ; Déclaration finale du Synode des évêques d’Europe, in OR 24-12-1991, pp. 5-9 n° 9).
2. LE 23. En 2004, les Turcs et les marocains de Belgique connaissaient un chômage 5 fois plus élevé que les autochtones. A qualification égale, ils ont plus de mal à trouver un emploi. (Cf. La libre Belgique, 8 décembre 2004).

⁢C. Le travailleur et la transformation du monde

⁢Introduction

…​ ne me donne ni pauvreté ni richesse, laisse-moi goûter ma part de pain…​

Pr 30, 8

Faisons le point…​

Quelques chrétiens engagés dans la vie économique estiment qu’il est de leur devoir de témoigner implicitement de leur foi. Ils le font par l’exercice scrupuleux de leur devoir d’état, en manifestant leur compétence professionnelle dans le respect des valeurs évangéliques : ils sont honnêtes dans toutes leurs démarches et ont le souci des pauvres. Parfois, suivant les circonstances, ils manifestent plus explicitement leur foi par l’exposition d’une image sainte ou par une parole.

Cette attitude qui n’est pas si fréquente chez les chrétiens, est éminemment louable mais insuffisante. Ainsi, comme nous l’avons vu, à l’image de Dieu, source de tout don, le chrétien est invité à partager avec les nécessiteux, mais la générosité dans ce qu’on appelait l’aumône n’épuise pas ses devoirs en matière économique et sociale car il s’agit d’être entièrement à l’image de Dieu, d’un Dieu de justice et d’un Dieu travailleur.

Puisque l’homme est un être social, le travail touché, lui aussi, selon la Genèse, par le péché, doit être, à son tour, racheté pour devenir un lieu de libération et de solidarité, le lieu d’une vraie socialisation : si l’homme est essentiellement corps et esprit, s’il est intégralement à l’image de Dieu et si après le péché il doit restaurer cette image et continuer la création, il doit faire pénétrer l’amour dans la chair et la matière. Tout le sens du travail s’en trouve transformé, sa pratique, ses conditions, sa finalité.

Par le travail, l’homme lutte contre ses pauvretés et contre les pauvretés des autres. cette lutte implique d’abord une conversion personnelle. C’est pourquoi l’Église a tant insisté sur la tempérance qui seule permet le don⁠[1] et le souci de la justice sociale.

Nous savons tous, par expérience, comme le rappelle avec beaucoup de réalisme un théologien, que « l’accumulation de richesses est un effort qui doit arracher l’homme à l’angoisse de la mort, à la peur de l’instabilité, de l’insécurité et de la dépendance. C’est un effort qui est censé le protéger contre le risque. » Mais les richesses sont un danger : « La richesse est tentation d’un enracinement sur terre. » Cette réification est un obstacle à la vie spirituelle : pourquoi prier encore pour le pain quotidien quand les biens matériels ne manquent pas ? Pour quoi prier ? De plus, cette réification ou « chosification » rompt les liens de la communauté, avec Dieu et les hommes comme le suggère Jésus: « En vérité, je vous le déclare, un riche entrera difficilement dans le Royaume des Cieux. Je vous le répète, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. »[2]

L’Évangile réoriente précisément le désir : « Le désir de posséder et d’accéder au prestige et au pouvoir, constituent les éléments fondamentaux de la personnalité humaine ». Il est normal que toute activité économique vise à accéder à la propriété, à la création et à l’appropriation de biens ; il est normal que cette activité prenne en compte des critères de rentabilité et de bénéfices, surtout dans un climat d compétition ; il est encore normal qu’elle vise le développement à condition toutefois que le développement en question soit intégral et solidaire, c’est-à-dire favorable à la plénitude de l’être (« avoir plus pour être plus »), pour contribuer à la prospérité de chaque être humain sur cette terre. »[3]

L’essentiel est évidemment exprimé dans la dernière partie de la phrase: « à condition que.. ; ». Le but de l’économie, dit-on⁠[4], est de satisfaire les besoins de l’homme par la production et la répartition des biens. Mais de quels besoins s’agit-il ? Des besoins d’une personne dans toute sa richesse et sa complexité. C’est une personne libre et consciente qui constitue en définitive « la fin de l’économie » et qui en est « le plus important moteur »[5]. Tous les besoins ne sont donc pas équivalents et tous les moyens pour les satisfaire ne sont pas nécessairement conformes à la nature de l’homme. Il faut établir une hiérarchie des besoins par rapport à la personne⁠[6] et aux circonstances et opérer un choix parmi les moyens de les assurer à tous les hommes⁠[7]. Le moyen privilégié, parce qu’il est le plus structurant sur le plan personnel, est le travail.

Dans la construction d’une société solidaire et généreuse, il est capital que la bonté personnelle, oui, plus précisément, « l’effort pour discipliner ses besoins et pour satisfaire aux besoins disciplinés de tous »[8] soit relayé, soutenu, favorisé par l’organisation politique de la vie économique et sociale avec comme référence fondamentale incontournable la personne dans son intégralité : « ce n’est (…) pas seulement, disait Pie XII, un travailleur que l’on embauche et auquel on achète son travail : c’est un homme, un membre de la société humaine qui vient collaborer au bien de cette même société (…). »⁠[9]

C’est un point sur lequel les Souverains Pontifes ont insisté et, en particulier, Jean-Paul II, notamment dans l’encyclique Centesimus annus : « Le système économique ne comporte pas dans son propre cadre des critères qui permettent de distinguer correctement les formes nouvelles et les plus élevées de satisfaction des besoins humains et les besoins nouveaux induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa maturité ».⁠[10] « Si l’économie devient un absolu, si la production et la consommation des marchandises finissent par occuper le centre de la vie sociale et deviennent la seule valeur de la société soumise à aucune autre, il faut en chercher la cause non seulement et non tant dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s’est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services ».⁠[11] Et quand on se penchera sur le développement des peuples, « on se rendra compte ainsi immédiatement que les questions auxquelles on a à faire face sont avant tout morales, et que ni l’analyse du problème du développement en tant que tel, ni les moyens pour surmonter les difficultés actuelles ne peuvent faire abstraction de cette dimension essentielle. »[12]

Et donc, non seulement les personnes sont invitées à retrouver le sens humain profond de toutes les activités économiques mais aussi à créer une nouvelle culture de service désintéressé sous le regard bienveillant et vigilant des pouvoirs publics gardiens du bien commun.

C’est ce qui ressort clairement de ces passages clés aux tendances modernes de la vie économique et sociale : « Dans les étapes antérieures du développement, l’homme a toujours vécu sous l’emprise de la nécessité. ses besoins étaient réduits, définis en quelque sorte par les seules structures objectives de sa constitution physique, et l’activité économique était conçue pour les satisfaire. Il est clair qu’aujourd’hui, le problème n’est pas seulement de lui offrir une quantité suffisante de biens, mais de répondre à une demande de qualité: qualité des marchandises à produire et à consommer ; qualité des services dont on doit disposer ; qualité du lieu et de la vie en général. La demande d’une existence plus satisfaisante qualitativement et plus riche est en soi légitime. Mais on ne peut que mettre l’accent sur les responsabilités nouvelles et sur les dangers liés à cette étape de l’histoire. Dans la manière dont surgissent les besoins nouveaux et dont ils sont définis, intervient toujours une conception plus ou moins juste de l’homme et de son véritable bien.

Dans le choix de la production et de la consommation, se manifeste une culture déterminée qui présente une conception d’ensemble de la vie. C’est là qu’apparaît le phénomène de la consommation. Quand on définit de nouveaux besoins et de nouvelles méthodes pour les satisfaire, il est nécessaire qu’on s’inspire d’une image intégrale de l’homme qui respecte toutes les dimensions de son être et subordonne les dimensions physiques et instinctives aux dimensions intérieures et spirituelles. Au contraire, si l’on se réfère directement à ses instincts et si l’on fait abstraction d’une façon ou de l’autre de sa réalité personnelle, consciente et libre, cela peut entraîner des habitudes de consommation et des styles de vie objectivement illégitimes, et souvent préjudiciables à sa santé physique et spirituelle. […] La nécessité et l’urgence apparaissent donc d’un vaste travail éducatif et culturel qui comprenne l’éducation des consommateurs à un usage responsable de leur pouvoir de choisir, la formation d’un sens aigu des responsabilités chez les producteurs, et surtout chez les professionnels des moyens de communication sociale, sans compter l’intervention nécessaire des pouvoirs publics. […].⁠[13]

Il n’est pas mauvais de vouloir vivre mieux, mais ce qui est mauvais, c’est le style de vie qui prétend être meilleur quand il est orienté vers l’avoir et non vers l’être, et quand on veut avoir plus, non pour être plus mais pour consommer l’existence avec une jouissance qui est à elle-même sa fin. Il est donc nécessaire de s’employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune. A ce propos, je ne puis m’en tenir à un rappel du devoir de charité, c’est-à-dire du devoir de donner de son « superflu » et aussi parfois de son « nécessaire » pour subvenir à la vie du pauvre. Je pense au fait que même le choix d’investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu’en un autre, est toujours un choix moral et culturel. »[14]

Tout ce qui précède justifie le rejet, par l’Église, de propositions qui, malgré leurs apparentes oppositions, ne respectent pas le vari sens de la liberté humaine soit en confiant à la collectivité le soin des choix soit en prétendant que c’est la « nature » qui doit les opérer.

…​et poursuivons

Nourris de cette vision, nous pouvons examiner plus concrètement quelques problèmes cruciaux. Dans cet examen, nous le savons déjà, nous devrons, pour être cohérents, réaffirmer sans cesse la primauté de la personne et donc l’inévitable mesure morale de toutes les facettes de la vie économique.

Face à notre capital « terre », aux moyens de production, à l’entreprise, aux puissances et intérêts financiers, c’est le souci premier de l’homme qui doit guider nos choix et notre action, coûte que coûte. L’homme, dans chaque homme, et dans tous ses besoins primordiaux, est la fin de l’économie mais aussi l’acteur principal. C’est ce souci prioritaire qui nous pousse à souhaiter et faire advenir une société solidaire pour que tous les hommes ici et partout parviennent à maturité.

Devant cette tâche, l’État a un rôle important à tenir de même que les églises et les artisans de la culture.


1. Cf. Catéchisme du Concile de Trente (1566) XXXV, § 7: pour se mettre en état de faire l’aumône, « il faut vivre avec frugalité, et faire en sorte d’épargner le bien d’autrui, afin de n’être pas à charge, ni insupportable aux autres. Cette vertu, qui est la tempérance, brille d’une manière admirable dans la personne de tous les Apôtres, mais elle éclate surtout dans saint Paul, qui a le droit d’écrire en ces termes aux Thessaloniciens : « Vous vous souvenez, mes Frères, des peines et des fatigues que nous avons essuyées en travaillant jour et nuit, pour ,n’être à charge d’aucun d’entre vous pendant que nous vous annoncions l’Évangile de Dieu », et qui répète dans un autre endroit : « Nous avons été accablé de travail le jour et la nuit pour n’être à charge de personne » (1 Th 2, 9 et 2 Th 3, 8). »
2. Mt 19, 23-24.
3. GORALCZYK Pawel, Pauvretés spirituelle et matérielle, in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, pp. 22-24.
4. Cf. Pie XI : « L’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice. » (QA, 571 in Marmy). Pie XII citant cette dernière phrase écrit : « La fin de l’organisme économique et social, (…), est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique ont le moyen de procurer » (Lettre à Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 7-7-1952). Sous le même pontificat, Mgr Dell’Acqua, au nom du pape, écrira : « Avant tout, il faut que l’économie soit organisée de façon à répondre toujours mieux à son but suprême, qui est de satisfaire les besoins de l’homme, c’est-à-dire, comme s’exprimait le Saint-Père dans le discours du 7 mars 1948, qu’elle doit « mettre de manière stable à la portée de tous les membres de la société les conditions matérielles réclamées pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle. » En effet, dans une société bien ordonnée doit se trouver, comme l’affirme justement le Docteur angélique, corporalium bonoirum sufficientia, quorum usus ad actum virtutis (De Regimine Principum, I, c, 15) ». (Lettre à l’occasion de la Semaine sociale des catholiques d’Italie, 22-9-1956).
5. PIE XII, Discours à l’Union chrétienne des chefs d’entreprise, 5-6-1955.
6. « La satisfaction des besoins est la mesure de l’économie, mais ceci n’est pas une recette simple, un critère passe-partout. le besoin lui-même est mesuré, discipliné, hiérarchisé. loin que les valeurs qu’il ,faudra respecter dans la production soient extrinsèques aux besoins, elles lui sont au contraire d’emblée intérieures. la norme développée que nous cherchons, c’est la satisfaction des vrais besoins, la satisfaction des besoins selon leur ordre de priorité et d’urgence réelle en vue du développement de la libre personnalité de l’homme dans ses relations à la nature. » (CALVEZ J.-Y. et PERRIN J., Église et société économique, Aubier, 1959, p. 243). Comme besoins réels et urgents, on cite généralement la nourriture, le vêtement, l’habitation, le repos et l’éducation, autrement dit, les besoins communs du corps et de l’esprit.
7. « …​la fin économique, à laquelle tendent les particuliers et l’État comme tel, est ordonnée en vue de l’élévation véritable d’une population, et, partant, à la conquête de sa légitime autonomie économique, sociale et culturelle. Aussi faut-il, dès le commencement, admettre pleinement les droits des autres, leurs justes exigences, leurs profondes aspirations, et aussi il faut vouloir les satisfaire comme il convient. » (PIE XII, Discours à l’Union chrétienne des chefs d’entreprise, op. cit.).
8. CALVEZ J.-Y. et PERRIN J., op. cit., p. 248.
9. Discours sur les relations humaines dans l’industrie, 4-2-1956.
10. CA 36.
11. CA 39.
12. SRS 41, §7.
13. A cet endroit, Jean-Paul II cite, entre autres, l’exemple de la drogue et de la pornographie dont la « diffusion est le signe d’un grave dysfonctionnement du système social qui suppose une « lecture » matérialiste et, en un sens, destructrice des besoins humains. »
14. CA 36. Dans un autre langage, ces considérations illustrent le rapport défini par Pie XI, entre science économique et morale : « S’il est vrai, écrivait-il, que la science économique et la discipline des mœurs relèvent, chacune dans s a sphère, de principes propres, il y aurait néanmoins erreur à affirmer que l’ordre économique et l’ordre moral sont si éloignés l’un de l’autre, si étrangers l’un à l’autre, que le premier ne dépend en aucune manière du second. Sans doute, les lois économiques, fondées sur la nature des choses et sur les aptitudes de l’âme et du corps humain, nous font connaître quelles fins, dans cet ordre, restent hors de portée de l’activité humaine, quelles fins au contraire elle peut se proposer, ainsi que les moyens qui lui permettront de les réaliser ; de son côté la raison déduit clairement de la nature des choses et de la nature individuelle et sociale de l’homme la fin suprême que le Créateur assigne à l’ordre économique tout entier. » (QA, 547 in Marmy).

⁢Chapitre 1 : Le travailleur et le premier capital

« …​ emplissez la terre et soumettez-la…​. »[1]


1. Gn 1, 28.

⁢i. Rappelons-nous

Quand nous parlons du travailleur, nous parlons d’une personne. Quand nous parlons de capital, nous parlons d’une chose⁠[1] puisque, dans le cadre du concept « capital », « on fait entrer, outre les ressources de la nature mises à la disposition de l’homme, l’ensemble des moyens par lesquels l’homme se les approprie en les transformant à la mesure de ses besoins (…) »⁠[2]

Parce que « chose », et quelle que soit son importance, le capital est au service du travail exercé par une personne. Le travail doit toujours être prioritaire. d’ailleurs, comme le constate Jean-Paul II, les ressources « ne peuvent servir à l’homme que par le travail » et quand l’homme s’approprie quelque richesse, « il se l’approprie par le travail et pour avoir encore du travail ». Le capital, « cet ensemble de moyens est le fruit du patrimoine historique du travail humain. Tous les moyens de production, des plus primitifs aux plus modernes, c’est l’homme qui les a progressivement élaborés : l’expérience et l’intelligence de l’homme. De cette façon sont apparus, non seulement les instruments les plus simples qui servent à la culture de la terre, mais aussi -grâce au progrès adéquat de la science et de la technique- les plus modernes et les plus complexes : les machines, les usines, les laboratoires et les ordinateurs. Ainsi, tout ce qui constitue, dans l’état actuel de la technique, son « instrument » toujours plus perfectionné, est le fruit du travail. » L’homme est toujours « le vrai sujet efficace, tandis que l’ensemble des instruments, fût-il le plus parfait, est seulement et exclusivement un instrument subordonné au travail de l’homme ».⁠[3]

Certes, « il fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité. En notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles et matérielles (…).⁠[4]

Cette description n’est pas originale dans la mesure où elle est précisément description d’une réalité. Le dictionnaire Robert donne une série de citations révélatrices : « Capital, c’est l’ensemble des moyens de satisfaction résultant d’un travail antérieur » (Littré) ; « Le capital n’est (…) qu’un produit du travail et de la nature » (Ch. Gide, Economie politique) ; « (La production technique) s’opère par la collaboration de trois facteurs ou agents : le Travail, la Nature et le Capital (…) Le capital, dans les sens d’instruments, d’outillage fabriqué par l’homme, est un facteur dérivé des deux premiers » (Reboud, Précis d’économie politique). Le dictionnaire cite aussi K. Marx en le simplifiant : « Le capital est du travail accumulé ». En fait K. Marx, dans sa définition du capital, résume d’abord l’opinion des « économistes » en écrivant : « Le capital se compose de matières premières, d’instruments de travail et de moyens de subsistance de toutes sortes utilisés pour produire de nouvelles matières premières, de nouveaux instruments de travail et de nouveaux moyens de subsistance. Tous ces éléments créés, produits par le travail, sont du travail accumulé. Le travail accumulé, moyen d’une nouvelle production, est du capital. » Marx ne conteste pas cette définition, il la complète en insistant sur le fait que « le capital représente lui aussi des rapports sociaux », « des rapports de production bourgeois », précise-t-il.⁠[5] Mais, comme nous le verrons plus loin, nous entrons là dans une analyse historique et politique particulière que l’enseignement de l’Église n’ignore pas mais qui débouchera, dans la pensée des Papes, non sur la lutte permanente mais sur la collaboration entre le capital et le travail. Jean-Paul II insistera lui sur le caractère social du travail: « (…) il paraît évident que le travail d’un homme s’imbrique naturellement dans celui d’autres hommes. Plus que jamais aujourd’hui, travailler c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni. »[6]


1. Certes, on parle aussi de « capital humain » mais c’est, en général, une manière d’exprimer l’importance des personnes, la richesse qu’elle constituent. On parle aussi de « capital » pour désigner « l’ensemble de ceux qui possèdent les richesses, en tant que moyens de production » (R), l’ensemble des capitalistes si l’on veut. « Capital » dans ce cas « chosifie » ces personnes qui deviennent anonymes, dont le visage se perd derrière leurs intérêts. On utilise encore l’expression « petit capital » pour désigner métaphoriquement la virginité d’une jeune fille. Parfois pour en suggérer l’utilisation intéressée. R cite, à ce propos, cet extrait d’un article de Fr. Giroud sur la « pilule » : « Celles qui pratiquent l’art de ne céder que la bague au doigt poursuivent cette exploitation avisée de leur petit capital » (in L’Express, 17-23 juillet 1967).
2. LE 12.
3. Id..
4. CA 31.
5. Travail salarié et capital, 1849, in Œuvres, Economie, I, La Pléiade, 1965, pp. 211-212. K. Marx précise : « Le capital ne consiste pas uniquement en moyens de subsistance, en instruments de travail et en matières premières, autrement dit en produits matériels : il est en fait tout autant valeurs d’échange. Tous les produits qui le composent sont des marchandises. C’est pourquoi le capital n’est pas simplement une somme de produits matériels, mais une somme de marchandises, de valeurs d’échange, de grandeurs sociales. » (Id., p. 213) Nous commenterons plus loin cette définition.
6. CA 31.

⁢ii. Le premier capital

Si nous reprenons le récit de la Genèse, le premier capital est notre terre, la nature, les plantes, les animaux, l’eau, l’air, le sous-sol, le ciel, les étoiles. Cette terre est le fruit du travail de Dieu et est donnée à l’homme : «  tout ce qui, dans l’ensemble de l’œuvre de production économique, provient de l’homme, aussi bien le travail que l’ensemble des moyens de production et la technique qui leur est liée (c’est-à-dire la capacité de mettre en œuvre ces moyens dans le travail), suppose ces richesses et ces ressources du monde visible que l’homme trouve, mais qu’il ne crée pas. (…) Tout lui est principalement donné par la « nature », autrement dit, en définitive, par le Créateur. »[1]

La terre est un don de Dieu à tous les hommes. Le concile dira: « L’homme créé à l’image de Dieu, a (…) reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et en justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers : en sorte que, tout étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre ».⁠[2] Jean-Paul II reprendra tel quel ce texte pour asseoir l’idée que le travail est bien participation à l’œuvre de Dieu⁠[3]. Mais, dans l’encyclique Centesimus Annus, il ira plus loin et consacrera un paragraphe à l’ »écologie », introduisant du fait même, dans l’enseignement officiel de l’Église, une nouvelle rubrique.

Il faut dire que ce thème de l’écologie est bien contemporain.

L’écologie, au sens scientifique du terme, étudie les relations des espèces vivantes avec leur milieu. Elle considère que l’ensemble des êtres vivants constitue une écosphère où s’imbriquent toute une série d’écosystèmes qui ont leur valeur propre mais sont aussi interdépendants. Au cours du XXe siècle, on s’est rendu compte que l’action de l’homme pouvait mettre gravement en péril les écosystèmes et conduire l’humanité à des catastrophes⁠[4].

Cette situation inquiétante et même très inquiétante a provoqué, à partir des années septante, l’émergence de théories « philosophiques » et politiques souvent outrancières et que nous avons déjà eu l’occasion de dénoncer sous l’étiquette de l’ »écologie profonde » ou de l’ »écologisme ».⁠[5] Ce courant de pensée conteste le « Croissez et multipliez » de la Genèse[6] et tend « à reconnaître à la nature des droits similaires à ceux de l’homme, et donc à banaliser celui-ci au titre d’un produit de la nature parmi les autres ne bénéficiant d’aucun surcroît de dignité. »[7] On en trouve l’écho dans la Déclaration universelle des droits de l’animal[8]. Plusieurs auteurs⁠[9] ont contesté cette vision en en montrant le danger et en faisant remarquer qu’il ne peut y avoir de droit sans devoir correspondant, donc que les animaux, par exemple, ne peuvent avoir de droits. Ce qui n’empêche que nous ayons des obligations à leur égard, obligations qui « résultent au fond du devoir d’humanité de l’homme. Maltraiter un animal, le faire souffrir inutilement, c’est avoir un comportement barbare ? Ce n’est pas violer un droit de l’animal, mais c’est violer sa propre humanité : violer un devoir de l’humanité, violer le devoir d’être homme. »[10] Plutôt que de droits des animaux, on peut invoquer une « éthique de la compassion », selon l’expression d’un évêque⁠[11] ou, plus largement, comme nous le verrons plus loin, « une charité cosmique ».⁠[12] Il n’empêche que certains auteurs chrétiens bien intentionnés et bien informés continuent à parler des droits des animaux et des plantes mais en précisant que ces droits « existent au moins par ceci que toutes les créatures ont une valeur propre qui doit être traitée selon sa mesure. Mais les droits de toute créature dépendent de sa nature, et les droits des animaux ne sont pas ceux des humains ». L’auteur de ces lignes reconnaît que « les désigner du nom de droit peut amener à une confusion dangereuse (…). »⁠[13]

Finalement la position philosophique la plus sage, la plus défendable rationnellement, ne serait ni dans le biocentrisme des écologistes profonds⁠[14] qui « réduit l’homme à être l’instrument de conservation des équilibres naturels »[15], ni dans l’anthropocentrisme conquérant et suicidaire de l’homme moderne⁠[16]. Elle consisterait à maintenir fermement « une différence qualitative radicale entre l’homme et la nature ». Mais, « conscient d’être le produit le plus évolué de la nature, l’homme mettrait cette supériorité au service d’une reconnaissance de tout ce qui n’est pas lui mais sans quoi il n’aurait jamais été. Il y a dès lors lieu de plaider pour que l’homme ne nie jamais sa liberté et sa supériorité dans le règne animal, tout en interprétant cette supériorité comme un devoir d’humilité ».⁠[17]

On se rend compte, à travers ce rapide survol, que non seulement le problème soulevé est grave parce que l’homme aujourd’hui, s’il n’y prend garde, peut détruire cette terre sans laquelle il ne peut vivre mais aussi parce qu’il met en jeu un certain nombre de valeurs fondamentales et notamment le statut et la place de l’homme dans l’univers.⁠[18]


1. LE 12.
2. GS 34, § 1.
3. LE 25.
4. Ce n’est pas le lieu ici d’analyser les différentes menaces qui pèsent sur le monde. Il est certain que certaines sont bien identifiées alors que d’autres sont exagérées. On peut lire à ce propos : LEDOUX Isabelle, Les « grandes peurs » écologistes : Mythes et réalité, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, pp. 51-62. L’auteur, née en 1957 et docteur en sciences physiques, a le mérite, au terme de son analyse, de montrer combien il est difficile de mettre en œuvre des politiques adéquates pour pallier les menaces : « Tel est sans doute le problème principal, devant lequel les sciences de la nature demeurent impuissantes. Quand elles auraient parfaitement démêlé l’écheveau gigantesque des effets et des causes, quand elles auraient parfaitement identifié les dangers, leur gravité, leur évolution, et proposé des solutions adéquates -ou supposées telles- pour les conjurer, elles ne sauraient, à elles seules, apporter de réponse aux problèmes des sociétés humaines qui manquent parfois de la volonté ou des moyens de gérer à long terme l’avenir de la planète. Des impératifs de survie économique -et même individuelle- immédiate font des préoccupations écologiques du monde développé un luxe sans doute nécessaire, mais inaccessible parce que trop coûteux. (…)
   La double complexité des phénomènes naturels et des problèmes humains aurait de quoi décourager ; après tout, si les mécanismes sont mal connus, le diagnostic incertain et les prévisions illusoires, si, d’autre part, les solutions proposées ne sont pas acceptées par les instances politiques, à quoi bon s’inquiéter de l’avenir ? « Après moi, le déluge », la tentation est forte de laisser nos descendants résoudre le problème. Le plus grave tient à ce que, lorsque les perturbations apportées par l’homme au climat ou au patrimoine génétique des espèces vivantes auront commencé à produire leurs effets, il sera sans doute bien trop tard pour espérer renverser la tendance à court terme ; mais d’autre part, les preuves actuelles sont trop minces pour que les pouvoirs publics acceptent d’investir dans ce type de prévention encore hasardeuse. » Mais « dans le doute, il faut agir au plus vite. Ces dangers qui planent sur le XXIe siècle nous rappellent en tout cas fort opportunément notre responsabilité vis-à-vis de la nature, la nécessité d’en exploiter les ressources tout en respectant ses capacités de régénération (…) ».
5. James Lovelock, Arne Naess, William Aiken, Michel Serres, P. Singer, Tom Regan, etc.. L’expression deep ecology que l’on traduit par écologie profonde ou radicale, est due au philosophe norvégien Arne Naess qui distingue l’écologie « superficielle », préoccupée par la lutte contre la pollution ou l’épuisement des ressources naturelles, et l’écologie radicale attachée à des intérêts plus fondamentaux et qui propose une « écosophie » ou « philosophie de l’harmonie et de l’équilibre écologique » ( NAESS Arne, The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement, A Summary., in Inquiry, 16, 1973 1, p. 99.)
   Plusieurs auteurs font remarquer que la deep ecology « n’est pas une pensée vraiment nouvelle : comme elle, le vieux fonds de la philosophie indienne (que l’on retrouve aussi bien dans l’hindouisme que dans le bouddhisme) se refuse à placer (à la différence du judéo-christianisme et plus largement de toute la philosophie occidentale) la césure essentielle entre l’homme et la nature pour la déplacer entre le vivant et le reste ou bien même pour refuser toute césure au sein de l’être. » (HUREAUX Roland, Terre des hommes, in Communio XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, p. 12).
   On peut aussi y voir une résurgence des cultes païens de la Terre-Mère.
   J. Arnould, de son côté, y retrouve des traces gnostiques ( Gnose et écologie, in Communio, XXIV, 2, n° 142, mars-avril 1999, pp. 57-71). J. Arnould, dominicain, né en 1961, est ingénieur agronome, docteur en histoire des sciences et en théologie.
6. La croissance démographique comme la croissance économique mettent, selon les partisans de l’écologisme, les équilibres naturels en péril.
7. DEPRE Olivier., Philosophie morale, Academia Bruylant, 1999, p. 141.
8. Proclamée le 15-10-1978 à l’Unesco par la Ligue internationale des droits de l’animal. Il y est stipulé notamment que « tous les animaux naissent égaux devant la vie et ont les mêmes droits à l’existence » (art. 1) ; que « tout animal a droit au respect » et que « l’homme, en tant qu’espèce animale, ne peut exterminer les autres animaux (…) ; il a le devoir de mettre ses connaissances au service des animaux » (art. 2). Comme le fait remarquer O. Depré (op. cit., p. 151), cette déclaration s’inspire de la philosophie des droits de l’homme tout en dénonçant sa conception anthropocentrique.
9. Outre O. Depré, on peut citer aussi FERRY L., Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Grasset, 1992, malgré qu’il range injustement H. Jonas (Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Cerf, 1990) parmi les « écologistes profonds » alors que l’auteur allemand parle de la nature non pas « en termes de sujets de droit, mais en termes d’objet éthique » (DEPRE O., op. cit., p. 143).
10. DEPRE O., op. cit., p. 159.
11. Mgr Bertrand Blanchet, évêque de Rimouski (Canada), in Pour un monde écologique, solidaire, pacifique et démocratique, 26-4-2002, disponible sur www.csq.qc.net/eav/mgrBlanchet.pdf. La compassion envers les animaux était déjà évoquée par saint Thomas d’Aquin : « Il est vraisemblable que si l’on éprouve un tel sentiment de pitié à l’égard des animaux, on s’en trouve favorablement disposé à le ressentir envers les hommes » (I IIae, qu. 102, art. 6).
12. BASTAIRE H. et J., Le salut de la création, Essai d’écologie chrétienne, Cerf, 1996, pp. 69-70.
13. CALDECOTT Stratford, Des droits pour les animaux, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, p. 125. « C’est peut-être pourquoi, continue-t-il, Jean-Paul II se garde d’employer ce mot. Et pourtant, le pape nous donne en même temps l’enseignement le plus ferme quant à l’importance morale des animaux. Par exemple, s’inspirant du Psaume 148, il écrit : « Le respect de la vie et de la dignité de la personne humaine s’étend au reste de la création qui est appelée à se joindre à l’homme dans la louange de Dieu » (id., pp. 125-126).
14. On pourrait même parler de panthéisme ou de religion de la nature.
15. BOULNOIS Olivier, La nature est pour l’homme et l’homme pour Dieu, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, p. 7.
16. Cet anthropocentrisme est bien décrit par le pape François dans son encyclique Laudato si’ (LS).
17. DEPRE O., op. cit., p. 165. O. Depré aboutit à cette conclusion après avoir médité sur la responsabilité rétrospective et la responsabilité prospective de l’homme à partir de l’œuvre citée de Jonas et de différentes œuvres de P. Ricoeur (notamment Soi-même comme un autre, Seuil 1990 ; La responsabilité et la fragilité de la vie. Ethique et philosophie de la biologie chez Hans Jonas, in Le messager européen, 5, 1991, pp. , entgre autres203-218 ; Le juste, Esprit, 1995).
18. « L’homme doit garder dans le monde sa place modeste de Simien qui a momentanément réussi » écrit Raymond Ruyer (La Gnose de Princeton, Fayard-Pluriel, 1977, p. 33).L’anthropocentrisme et l’humanisme cèdent la place à une philosophie cosmocentrique qui sera volontiers théocentrique dans la mesure où il n’y a plus de différence fondamentale entre le cosmos et la « Conscience cosmique », entre le cosmos et Dieu défini comme « la Pensée dont le monde est le cerveau » (Ruyer cité par ARNOULD J., Gnose et écologie, op. cit., p. 61). Ruyer lui-même définit ainsi la gnose : « La Gnose est la connaissance de la réalité suprasensible, invisiblement visible dans un éternel mystère. Le Suprasensible constitue au cœur et au-delà du monde sensible, l’énergie motrice de toute forme d’existence. (…) La Gnose nous révèle ce que nous sommes, ce que nous sommes devenus, le lieu d’où nous venons et celui dans lequel nous sommes tombés, le but vers lequel nous nous hâtons ». (La Gnose de Princeton, op. cit., p. 27).

⁢a. L’écologie et la Bible

[1]

Vu son importance vitale, la question ne pouvait donc échapper à la réflexion de l’Église d’autant moins que des auteurs ont accusé le livre de la Genèse d’avoir suscité et justifié le pillage de l’univers en soulignant l’ordre divin de soumettre et dominer la terre.⁠[2]

Le premier de ces accusateurs est sans doute Lynn White junior qui dès 1966 dénoncera le christianisme qui, selon lui, « porte une lourde part de responsabilité » dans la destruction de la nature, développant une « mentalité d’exploitation » des « richesses naturelles dans une espèce d’indifférence à la sensibilité de la nature » alors que le paganisme, voyant des dieux partout, avait freiné le pillage de la nature. Le paganisme vaincu, l’Occident s’est lancé dans une course au progrès, justifié par « une téléologie judéo-chrétienne hors de laquelle elle est injustifiable ».⁠[3]

qu’en est-il ? L’injonction « soumettez la terre » autorise-t-elle son exploitation ?

Pour répondre à cette question, on peut s’appuyer sur cinq thèmes bibliques.⁠[4]

\1. Si l’homme est le seul être à l’image et à la ressemblance de Dieu⁠[5], appelé à soumettre et dominer la terre, cette domination doit s’exercer à la manière de Dieu, créateur de tous les êtres. Comme le fait remarquer Jean-Marie Pelt, « si Dieu est le Seigneur absolu, Créateur et Maître des mondes, c’est dans des relations d’amour que s’exercent ses rapports avec ses sujets. Bref cette domination consiste à gérer la beauté et la grandeur de la terre, à régner dans le sens de conduire, guider, apprivoiser (…). L’homme prend en charge la nature, et la mission lui est confiée de l’entretenir comme un jardin. La Création n’est pas offerte à l’homme toute faite ; il lui appartient de la prendre en main, de la gérer et de se comporter à l’image même de son Créateur comme un « cocréateur » (…). Dignité éminente mais aussi lourde responsabilité (…). »⁠[6]

Un auteur orthodoxe dit de même que « domination signifie en réalité responsabilité et service, par conséquent respect de la Création et non pas appropriation. (…) Ainsi donc, l’homme créé à l’image de Dieu, est responsable de toute la Création, quelle que soit son immensité, de la nature, et avant tout de son prochain. C’est là le vrai sens de la royauté, tel que manifesté par le Roi des rois qui s’est ceint les reins pour laver les pieds de ses disciples (voir Jn 13, 4-5). »[7]

L’homme est invité à utiliser la nature, certes, sa vie en dépend, mais autant qu’il est nécessaire et pas plus : « Si tu rencontres en chemin, sur un arbre ou à terre, un nid d’oiseau avec les petits ou les œufs couvés par la mère, tu ne prendras point la mère avec les petits. Tu laisseras partir la mère et tu ne prendras que les petits, afin de prolonger tes jours heureux »[8].

On peut encore ajouter que le mot « soumettre » traduit l’hébreu « kavas » qui signifie aussi « piétiner », « dominer sexuellement », « écraser » mais aussi « gérer efficacement sa possession, sa propriété ». Il semble évident, dans le contexte religieux et culturel qui entoure Israël à l’époque, que l’auteur inspiré ait eu l’intention « de libérer l’homme de l’emprise des forces obscures de la nature, promues au rang d’idoles et de faux dieux (…) ».⁠[9]

En somme, on pourrait dire que l’homme doit être jardinier à l’image du Christ ressuscité que Marie-Madeleine rencontre le jour de Pâques⁠[10]. A l’image du Christ, l’homme doit être « doux » avec la nature. Une des béatitudes, en effet, déclare « Heureux les doux car ils posséderont la terre »[11] et même si le texte parle évidemment de la Terre promise, il peut inspirer l’agir chrétien en matière écologique. La terre est un héritage fragile, un habitat provisoire qui n’appartient pas à l’homme et que celui-ci doit aménager et ménager avec humilité⁠[12].

\2. L’homme est créature, comme l’arbre et le cheval, comme la terre d’où il est tiré⁠[13]. Il y a donc une certaine parenté entre toutes les créatures⁠[14]. Dans le Psaume 114 consacré à chanter les splendeurs de la création, Yahvé est béni pour toutes ses créations, il les anime, en prend soin et leur manifeste sans cesse son attention:

« Bénis Yahvé, mon âme,

Yahvé, mon Dieu, tu es si grand !

(…)

Tu déploies les cieux comme une tente,

tu bâtis sur les eaux tes chambres hautes ;

faisant des nuées ton char,

tu t’avances sur les ailes du vent ;

tu prends les vents pour messagers,

pour serviteurs les jeux de flammes.

Tu poses la terre sur ses bases, (…).

De l’abîme tu la couvres comme d’un vêtement (…). »

A propos des eaux:

« A ta menace, elles prennent la fuite, à la voix de ton tonnerre, elles s’échappent ;

elles sautent les montagnes, elles descendent les vallées

vers le lieu que tu leur as assigné ;

tu mets une limite à ne pas franchir,

qu’elles ne reviennent couvrir la terre.

Dans les ravins tu fais jaillir les sources, (…).

De tes chambres hautes, tu abreuves les montagnes ;

la terre se rassasie du fruit de tes œuvres ;

tu fais croître l’herbe pour le bétail

et les plantes à l’usage des humains,

pour qu’ils tirent le pain de la terre

et le vin qui réjouit le cœur de l’homme,

pour que l’huile fasse luire les visages

et que le pain fortifie le cœur de l’homme.

Les arbres de Yahvé se rassasient,

les cèdres du Liban qu’il a plantés (…).

Il fit la lune pour marquer les temps,

le soleil connaît son coucher.

Tu poses la ténèbre, c’est la nuit (…).

Les lionceaux rugissent après la proie

et réclament à Dieu leur manger.

(…)

Que tes œuvres sont nombreuses Yahvé !

Toutes avec sagesse tu les fis,

la terre est remplie de ta richesse. »

A propos des animaux de la mer:

« Tous ils espèrent de toi

que tu donnes en son temps leur manger ;

tu leur donnes, eux, ils ramassent,

tu ouvres la main, ils se rassasient.

Tu caches ta face, ils s’épouvantent,

tu retires leur souffle, ils expirent,

à leur poussière ils retournent.

Tu envoies ton souffle, ils sont créés,

tu renouvelles la face de la terre

A jamais soit la gloire de Yahvé,

que Yahvé se réjouisse en ses œuvres !

(…)

Le souci de la terre pousse Dieu à recommander la jachère pour qu’elle ne s’épuise pas⁠[15]. Au repos de l’homme est lié le repos de la terre : « Mais la septième année la terre aura son repos sabbatique, un sabbat pour Yahvé : tu n’ensemenceras pas ton champ et tu ne tailleras pas ta vigne, tu ne moissonneras pas tes épis, qui ne seront pas mis en gerbe, et tu ne vendangeras pas tes raisins, qui ne seront pas émondés. Ce sera pour la terre une année de repos. Le sabbat même de la terre vous nourrira (…) »⁠[16]. Parfois même, Dieu semble plus se préoccuper du sort des arbres que de celui des combattants : « Si, en attaquant une ville, tu dois l’assiéger longtemps pour la prendre, tu ne mutileras pas ses arbres en y portant la hache ; tu t’en nourriras sans les abattre. Est-il homme, l’arbre des champs, pour que tu le traites en assiégé ? Cependant, les arbres que tu sais n’être pas des arbres fruitiers, tu pourras les mutiler, les abattre, et en faire les ouvrages de siège contre cette ville en guerre contre toi, jusqu’à ce qu’elle succombe. »[17]

On retrouvera cette sollicitude de Dieu pour le monde matériel dans la bouche de Jésus lorsqu’il recommande à ses disciples de s’abandonner à la providence : « Regardez les oiseux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? (…) Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! »[18]. Ou encore lorsque Jésus déclare qu’on peut transgresser le sabbat pour sauver du bétail en péril.⁠[19]

La parenté de l’homme avec la nature -frère aîné- apparaît aussi au moment où l’homme pèche. Dieu dit à Adam, après sa désobéissance: « maudit soit le sol à cause de toi. (…) Il te produira des épines et des chardons (…) »⁠[20]

Plus tard, quand « le Seigneur vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toutes les pensées de leur cœur étaient sans cesse dirigées vers le mal (…) le Seigneur se repentit d’avoir créé l’homme sur la terre et il en eut le cœur affligé. « J’effacerai, dit-il, de la surface de la terre l’homme que j’ai créé, ainsi que le bétail, les reptiles et les oiseaux des cieux car je me repens de les avoir faits »[21]. « Dieu regarda la terre et vit qu’elle était corrompue : toute créature suivait, sur terre, la voie de la corruption »[22] Voilà donc les animaux et les hommes unis dans le châtiment à cause de la perversion de ces derniers : « J’ai décidé la fin de toute créature, car les hommes ont rempli la terre de violence »[23]. Parallèlement, si Noé et sa famille trouvent grâce devant le Seigneur, des couples d’animaux les accompagneront dans l’arche.⁠[24] Après le Déluge, Dieu s’adresse à Noé et à ses fils en ces termes : « Voici que j’établis mon alliance avec vous et avec vos descendants après vous, et avec tous les êtres animés qui sont avec vous : oiseaux, bestiaux, toutes bêtes sauvages avec vous, bref tout ce qui est sorti de l’arche, tous les animaux de la terre ».⁠[25] Après avoir puni l’épouse infidèle d’Osée -Israël-, Dieu promet : « En ce jour-là, je conclurai pour eux une alliance avec les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les reptiles de la terre (…) »⁠[26].

Cette alliance ne peut être interprétée comme une resacralisation de l’animal. L’homme reste au sommet de la Création celui qui donne son nom à l’animal. Elle évoque le temps où Israël sera réconcilié avec le Seigneur. En attendant, le Seigneur, à propos des « brebis » d’Israël, déclare : « Je conclurai avec elles une alliance de paix ; je supprimerai les fauves de leur pays, en sorte qu’elles puissent habiter le désert en sécurité et dormir dans les bois. »[27] Au désert, Dieu va satisfaire le peuple affamé et mécontent. Il promet à Moïse de lui donner de la viande : « Le soir, en effet, des cailles survinrent et couvrirent le camp (…) »⁠[28].

Le sort de la nature est donc lié à celui de l’humanité sans pour autant retrouver le statut privilégié qui était le sien dans les religions traditionnelles.⁠[29]

\3. Ajoutons à cela que la création n’est pas anthropocentrique mais théocentrique⁠[30]. Ainsi, toutes les créatures, et pas seulement les anges et les hommes, sont invitées à louer le Dieu qui a relevé Israël:

« Louez-le, soleil et lune,

louez-le, tous les astres de lumière,

louez-le, cieux des cieux,

et les eaux de dessus les cieux !

qu’ils louent le nom de Yahvé :

lui commanda, eux furent créés ;

il les posa pour toujours et à jamais,

sous une loi qui jamais ne passera.

Louez Yahvé depuis la terre,

monstres marins, tous les abîmes,

feu et grêle, neige et brume,

vent d’ouragan, l’ouvrier de sa parole,

montagnes, toutes les collines,

arbre à fruit, tous les cèdres,

bête sauvage, tout le bétail,

reptile, et l’oiseau qui vole (…). »⁠[31]

Cette louange cosmique revient dans l’Apocalypse:

« Et toute créature, dans le ciel, et sur la terre, et sur la mer, l’univers entier, je l’entendis s’écrier :

A Celui qui siège sur le trône, ainsi qu’à l’Agneau,

la louange, l’honneur, la gloire et la puissance

dans les siècles des siècles »[32].

En fait, l’homme n’est pas le propriétaire de la terre mais l’usufruitier et Dieu se plaît à le rappeler : « Ainsi je vous ai donné une terre que vous n’aviez point travaillée, des villes que vous n’aviez point bâties et que vous habitez maintenant, des vignes et des oliviers que vous n’aviez point plantés et dont vous mangez maintenant les fruits. »[33]

Toute créature a donc valeur et on ne s’étonnera pas d’entendre proclamer la rédemption de toute la création:

\4. La rédemption touche toute la création Le salut de l’homme n’est pas indépendant du sort de la création tout entière.

Déjà le Livre de la Sagesse, nous révèle que

« Dieu n’a pas fait la mort,

il ne prend pas plaisir à la perte des vivants,

il a tout créé pour l’être ;

les créatures du monde sont salutaires,

en elles il n’est aucun poison de mort,

et l’Hadès ne règne pas sur la terre ;

car la justice est immortelle. »[34]

La Bible de Jérusalem commente ainsi ce passage : « La mort physique et la mort spirituelle sont liées ; le péché est cause de la mort, et pour le pécheur la mort physique est aussi la mort spirituelle et éternelle (v. 16). C’est l’homme qui a introduit le désordre dans l’univers, Gn 1-3, et les créatures aident à son salut (v. 14). »[35]

A propos du Christ, image du Dieu invisible, Paul écrit que « Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix. »[36] La Bible de Jérusalem commente ce passage en expliquant que l’univers empli de la présence créatrice de Dieu⁠[37], est tout entier, par suite de l’Incarnation, intéressé par le salut⁠[38] : « Ce sont de nouveaux cieux et une terre nouvelle que nous attendons selon sa promesse, où la justice habitera. »[39] Lorsque le règne du Messie sera définitivement établi, lorsque la paix sera conclue pour toujours entre l’homme et Dieu, la nature elle-même participera à cette grande réconciliation:

« Alors le loup sera l’hôte de l’agneau,

la panthère se couchera près du chevreau ;

le veau et le lionceau mangeront ensemble,

un petit enfant les mènera ;

la vache et l’ourse fraterniseront,

leurs petits gîteront ensemble,

le lion, comme le bœuf, mangera de la paille.

Le nourrisson jouera près du trou de la vipère,

dans la caverne de l’aspic, l’enfant sevré mettra la main.

Il ne se fera ni mal ni dégâts

sur toute ma montagne sainte,

car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur,

comme les eaux recouvrent le fond de la mer. »[40]

Cette vision eschatologique renverse l’ordre de la nature où, en attendant, il est normal que le loup mange l’agneau pour respecter l’équilibre écologique. Ajoutons encore qu’ »un avant-goût de cette création restaurée nous est donné par la liturgie qui convoque tout le cosmos, espace et temps, tous les éléments, l’eau, l’huile, le pain et le vin pour les restaurer dans le Christ. »[41]

\5. Rappelons-nous enfin ce que nous avons découvert à propos du Christ cosmique dans le volume précédent, et qu’Irénée évoquera en ces termes: « Il a tout récapitulé en lui-même, afin que, tout comme le Verbe de Dieu a la primauté sur les êtres supracélestes, spirituels et invisibles, il l’ait aussi sur les êtres visibles et corporels, assumant en lui cette primauté et se constituant lui-même la tête de l’Église, afin d’attirer tout à lui au moment opportun ».⁠[42]

Parlant du Christ à des agriculteurs, Jean-Paul II ne craint pas de leur dire : « Vous êtes venus rendre grâce pour les fruits de la terre mais, avant tout, vous êtes venus ici reconnaître en lui le Créateur et en même temps le fruit le plus beau de notre terre, le « fruit » du sein de marie, le Sauveur de l’humanité et, en un certain sens, du « cosmos » lui-même. »[43]


1. Plusieurs livres abordent cette question, entre autres : GUEULLETTE Jean-Marie et REVOL Fabien, Avec les créatures, Pour une approche chrétienne de l’écologie, Cerf, 2015 ; LARMINAT Stanislas de, L’écologie chrétienne n’est pas ce que vous croyez, Salvator, 2014 ; Académie d’éducation et d’étude sociales, L’homme et la nature, F.-X. de Guibert, 2009 ; PLUNKETT Patrice de, L’écologie de la Bible à nos jours, Pour en finir avec les idées reçues, L’œuvre sociale, 2008.
2. Cf. MITTELWIHR Christian de, « Soyez féconds et dominez la terre ! », in Echanges, n° 240, février 2000, p. 12: « …les religions bibliques, judaïques, islamiques et chrétiennes, ont toujours eu des rapports confus, voire contradictoires, avec la nature, dès le verset 28 du chapitre 1 de la Genèse Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. C’est comme si les hommes refusaient d’envisager que l’Univers obéisse à des lois (divines pour les croyants !) et que celles-ci s’appliquent à tout et à tous, en commençant par l’homme lui-même. Y déroger entraîne des conséquences que l’homme veut de moins en moins accepter dans sa quête du risque zéro. (…) En aucune façon, l’espèce humaine ne peut s’arroger le droit de se multiplier, ni d’assujettir la terre, en faisant disparaître à jamais de nombreux écosystèmes et des millions d’espèces vivantes, fruits de plusieurs milliards d’années d’évolution. La science donne ici les limites de la théologie et la met face à la nature. Ce face-à-face ne peut qu’être basé sur des expertises scientifiques écologiques et devra aussi répondre à la question : comment faut-il appréhender l’anthropocentrisme exacerbé dans la culture judéo-chrétienne, face aux défis de la survie humaine ? » Cf. également cette interview de France Quéré, ministre du culte, en France, qui, parlant des animaux, regrette « l’hégémonie aveugle et sans pitié, maintenue Bible en main » (Panorama, mars 1991, p. 68).
   On peut encore citer cette réflexion abrupte du philosophe américain Lynn White : « La religion chrétienne est la plus anthropocentrique du monde (…). Non seulement elle a établi un dualisme entre l’homme et la nature, mais elle a insisté sur le fait qu’il était de la volonté de Dieu que l’homme exploite la nature pour ses propres fins. » (Cité par BECKFORD James A. (université de Warwick), in Religion et écologie, sous la direction de Danièle Hervieu-Léger, Cerf, 1993, p. 241).
3. Textes cités par FORTIN Ernest L., Perspectives bibliques sur l’écologie, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, pp. 72-73. L’auteur est professeur de théologie au Boston College. Lynn White junior est un historien américain spécialiste de l’histoire des techniques du moyen-âge et théologien protestant. Il a publié cette conférence de 1966, en 1967, sous le titre : The Historical Roots of our Ecological Crisis (Les racines historiques de notre crise écologique), in Science, 10-3-1967, vol. 155, n° 3767, pp. 1203-1207. L. White n’innovait pas vraiment. E.L. Fortin cite quelques auteurs qui, avec des accents divers, défendaient l’idée selon laquelle le christianisme a donné naissance à la science moderne, notamment : le philosophe Nietzsche (1844-1900) pour s’en plaindre), le physicien et philosophe français Pierre Duhem (1861-1916), le philosophe et mathématicien anglais Alfred North Whitehead(1861-1947) pour s’en réjouir.
4. Les quatre premiers sont repris par R. Bauckman, in Lacoste, article Ecologie. R. Bauckman est professeur à l’université de St Andrews (Ecosse). On peut aussi lire le deuxième chapitre de Laudato si’ : L’Évangile de la création (LS 62-100).
5. La vision de Platon est fort différente malgré le rapprochement que l’on fait parfois entre le texte de la Genèse et le célèbre passage du Timée : l’auteur de l’univers « voulut que toutes choses, autant que possible, devinssent à peu près comme lui » (Timée, 30). Dans la Bible, l’homme, seul être à l’image de Dieu, à peine moindre qu’un dieu, vaut plus que toutes les autres créatures de cette terre, plus précieux que la brebis (« combien un homme vaut plus qu’une brebis ! » Mt 12, 12), et même que deux mille porcs (Mc 5, 13-15).
6. Au fond de mon jardin, Fayard, 1992, pp. 78-79. J.-M. Pelt fut professeur de biologie végétale et de pharmacognosie à l’université de Metz et président de l’Institut européen d’écologie.
7. LOSSKY Nicolas, L’homme roi de la Création, Perspective orthodoxe, in Religion et écologie, op. cit., p. 49. N. Lossky est professeur à l’Université Paris-X-Nanterre.
8. Dt 22, 6-7.
9. PELT J.-M., op. cit..
10. Jn 20, 15.
11. Mt 5, 4. Cette béatitude fait écho au Ps 37, 11: « les humbles posséderont la terre » et au don de Yahvé à Abraham : « Tout le pays que tu vois, je te le donnerai à toi et à ta postérité pour toujours » (Gn 13, 15).
12. Cf. BRAGUE Rémi, Les doux de la terre, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, pp. 21-28. R. Brague, né en 1947, fut professeur de philosophie à l’université de Paris I.
13. « Le Seigneur Dieu forma l’homme avec la poussière du sol (…) » (Gn 2, 7).
14. H. Et J. Bastaire précisent qu’il y a entre l’homme et les autres créatures une relation de « mutuelle collaboration ». Car, « si l’homme a la suprématie, c’est en assumant une dépendance préalable.
   Là est sans doute une des significations de sa domination sur les autres créatures. A travers elles, c’est lui-même qu’il domine et prend en charge, c’est dans sa propre chair qu’il fait circuler l’esprit de Dieu. Non que les êtres vivants et le reste de la nature soient une simple projection de l’homme. Mais il se reconnaît en eux, se déchiffre et se baptise en leur existence. Les noms qu’il leur assigne au début de la Genèse éveillent en lui une fraternité d’origine qui achemine toute création vers une même fin. »(Le salut de la création, Essai d’écologie chrétienne, Cerf, 1996, pp. 38-39).
15. Dt 23, 11.
16. Lv 25, 4-6.
17. Dt 20, 19-20.
18. Mt 6, 26 et 28-30.
19. Mt 12, 11 ; Lc 14, 5.
20. Gn 3, 17-18.
21. Gn 6, 5-8.
22. Gn 6, 12.
23. Gn 6, 13.
24. Gn 6, 19-20 et 7, 2-3.
25. Gn 9, 8-10.
26. Os 2, 20.
27. Ez 34, 25.
28. Ex 16, 13.
29. Faut-il dès lors s’étonner de cette prière de saint Basile de Césarée pour les animaux : « Et sur elles aussi, ô Seigneur, ces humbles bêtes, qui portent avec nous la chaleur et le poids du jour, nous te demandons d’étendre la grande bonté de ton cœur, car tu as promis de sauver à la fois l’homme et la bête, et grande est la douceur de ton amour, ô Maître ». (Cité par GUROIAN V., Le sens de la bénédiction : sur l’écologie comme événement ecclésial, in Communio XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, p. 168). V. Guroian, membre de l’Église orthodoxe arménienne, est professeur de théologie à l’Université de Baltimore.
30. En fait, le mot « anthropocentrisme » peut s’entendre de diverses manières. Mgr Blanchet (op. cit.) distingue anthropocentrisme « dur » dans lequel les hommes s’estiment « maîtres et possesseurs de la nature » et anthropocentrisme « modéré » où les hommes tout en occupant une place unique dans la nature se sentent en lien étroit avec elle. Ces deux formes d’anthropocentrisme trouvent leur source, dit-il, dans le livre de la Genèse. Deux lectures sont en effet possibles dans la mesure où elles sont partielles. Si nous tenons compte de tout ce que la Genèse nous dit, nous aboutissons nécessairement à une vision « modérée » où l’homme, gardien de la création, en est responsable devant Dieu.
31. Ps 148.
32. Ap 5, 13.
33. Jos 24, 13.
34. Sg 1, 13-15.
35. Notons, pour être complet, que certains auteurs ajoutent à cette responsabilité de l’homme, celle des mauvais anges amis ceux-ci n’auraient pu agir sans la faute de l’homme (cf. BASTAIRE H. Et J., Le salut de la création, op. cit., pp. 27-29).
36. Col 1, 19-20.
37. Cf. Is 6, 3: « Saint, saint, saint est Yahvé Sabaot, sa gloire emplit toute la terre » ; Jr 23, 24: « Est-ce que le ciel et la terre, je ne les remplis pas ? -oracle de Yahvé » ; Sg 1, 7: « L’esprit du Seigneur en effet remplit le monde, et lui, qui tient unies toutes choses, a connaissance de chaque mot. »
38. Cf. Rm 8, 19-22: « Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise,- c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. » ; Ep 1, 10-12: le Père « nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis: ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. C’est en lui encore que nous avons été mis à part, désignés d’avance, selon le plan préétabli de Celui qui mène toutes choses au gré de sa volonté, pour être, à la louange de sa gloire. » ; Ep 1, 23: le Père a « constitué » le Christ « au sommet de tout, Tête pour l’Église, laquelle est son Corps, la Plénitude de Celui qui rempli, tout en tout. » ; Ph 3, 21: le Christ « transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire, avec cette force qu’il a de pouvoir soumettre toutes choses. » ; He 2, 6-8 cite Ps 8, 5-7 en l’appliquant à la royauté du Christ : « qu’est-ce que l’homme pour que tu le prennes en considération ? Tu l’as un moment abaissé au-dessous des anges. Tu l’as couronné de gloire et d’honneur. Tu as tout mis sous ses pieds. Par le fait qu’il lui a tout soumis, il n’a rien laissé qui lui demeure insoumis. »
39. 2 Pi 3, 13. Et dans Ap 21, 1: « Puis je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle -car le premier ciel et la première terre ont disparu, et de mer, il n’y en a plus. »
40. Is 11, 6-9.
41. BOULNOIS O., op. cit., p. 9.
42. Adversus haereses, III, 16, 6. On pourrait aussi s’attarder aux Pères syriaques comme saint Ephrem le Syrien (vers 306-373). Benoît XVI en évoquent son œuvre a souligné que sa réflexion « sur le thème de Dieu créateur est importante : rien n’est isolé dans la création, et le monde est, à côté de l’Écriture Sainte, une Bible de Dieu. En utilisant de manière erronée sa liberté, l’homme renverse l’ordre de l’univers. » (Audience générale, 28 novembre 2007).
43. Homélie lors du Jubilé du monde agricole, 12-11-2000, in DC n° 2238, 17-12-2000, p. 1051.

⁢b. La Bible ou la « modernité » ?

En fonction de cela, il est difficile d’accuser la Bible d’avoir lancé l’homme à la conquête immodérée du monde⁠[1]. Même si, pénétré d’aristotélisme⁠[2] et de stoïcisme, bien des théologiens anciens virent dans la Genèse la consécration de la domination de l’homme sur le monde, cette domination était interprétée souvent comme un gouvernement bienveillant à une époque où, de toute façon, l’état de la technique ne permettait pas une exploitation sans frein de la nature, ce qui est imputable à l’homme moderne. Bien des méditations théologiques, bien des visions mystiques, bien des récits hagiographiques, en anticipant le Royaume, montrent une harmonie entre l’homme et les autres créatures⁠[3]. Cette interprétation culmine dans le Cantique des créatures de François d’Assise⁠[4], que reprendra le pape François dans son encyclique justement intitulée Laudato si’:

« (…) Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire Soleil, par qui tu nous donnes le jour, la lumière :

Il est beau, rayonnant, d’une grande splendeur, et de toi, le Très-Haut, il nous offre le symbole.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Lune et les étoiles : dans le ciel tu les as formées, claires, précieuses et belles.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère vent, et pour l’air et pour les nuages, pour l’azur calme et tous les temps : grâce à eux tu maintiens en vie toutes les créatures.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Eau, qui est très utile et très humble, précieuse et chaste.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère Feu, par qui tu éclaires la nuit : il est beau et joyeux.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre, qui nous porte et nous nourrit, qui produit la diversité des fruits, avec les fleurs diaprées et les herbes.

(…) »⁠[5]

L’homme est frère de toute créature mais frère aîné, disions-nous, non pas sommet de la création si cette expression insinue la puissance dominatrice, mais plutôt centre de la création.

L’idée d’une transformation sans limite de l’univers visible n’apparaît qu’à la Renaissance⁠[6] où un fort courant de pensée inspiré par le paganisme antique refuse toute limite à l’action de l’homme et lui donne comme vocation la maîtrise totale du monde par la connaissance et l’utilisation des lois de la nature. La Genèse sera alors relue dans cette optique comme c’est le cas de Francis Bacon⁠[7] qui refusa « de regarder l’art comme une espèce d’appendice à la nature d’après cette supposition que tout ce qu’il peut faire, c’est d’achever, il est vrai, la nature, et point du tout de la transformer ».⁠[8] Accusant la science scolastique d’être une « vierge stérile », il prône la maîtrise de la nature en la « mettant à la question » pour accroître le pouvoir de l’homme⁠[9] auquel il promet d’amener « la nature avec tous ses enfants, de la lier à son service et d’en faire son esclave »[10].

Un peu plus tard, René Descartes écrivait qu’« il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »Quelle qu’ait été l’intention profonde de Descartes, ce dernier membre de phrase est devenu, sans conteste, le mot d’ordre de la modernité.

En tout cas, Descartes rêve de l’utilisation de la nature pour jouir « sans peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ». La santé, en effet, pour lui, « est sans doute le premier et le fondement de tous les autres biens de cette vie ». Et dans une vision finalement très matérialiste, il ajoute : « même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher ».⁠[11]

Si Descartes veut utiliser la nature, Pascal la récuse. Le monde est un « cachot »[12] et la nature ne parle pas de Dieu : « C’est une chose admirable que jamais auteur canonique ne s’est servi de la nature pour prouver Dieu. (…) « Eh quoi ! Ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? - Non. - Et votre religion, ne le dit-elle pas ? - Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donne cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart. » »[13]

On peut citer aussi le cas de Spinoza qui insistera « sur l’identité universelle du fonctionnement des êtres. C’est la vision qui sous-tend toute la science moderne. Elle implique finalement qu’il n’y a pas de différence essentielle entre les êtres, animés ou inanimés, doués de raison ou non. S’il n’y a pas de but, il n’ya pas de nature qui y corresponde. »[14]

On peut citer également John Locke⁠[15] qui parle du « droit qu’a l’homme d’user des créatures inférieures pour sa subsistance et les commodités de sa vie »[16].

Le XVIIe siècle est un tournant dans l’évaluation de la nature⁠[17]. C’est perceptible, par exemple, dans la conception que l’on se fait de l’animal. Autour de 1670, nombre de clercs vont se rallier à la théorie de l’animal-machine⁠[18] qui récuse la tripartition thomiste des âmes⁠[19]. Théorie consacrée par Descartes et qu’il appliquera au corps de l’homme⁠[20]. Jusque là, à la suite de la Bible, on considérait l’animal comme semblable à l’homme (animal raisonnable) mais différent de lui, ayant une nature inférieure. L’animal est une créature faite pour l’homme mais aussi un symbole du monde céleste (l’agneau, le pélican, pour le Christ, ou le bouc satanique), du monde humain (l’oiseau-âme ou le loup impie), et parfois, car le signe peut être ambivalent, « un modèle à part entière, actif, facilitant la marche vers Dieu »[21]. Qui plus est, l’animal, à l’instar de l’ânon qui porta Jésus lors de son entrée à Jérusalem, l’animal est souvent au service de Dieu⁠[22]. Bref, jusqu’au XVIIe siècle, on peut dire que, chez les prédicateurs comme chez les théologiens, « les animaux jouent les premiers rôles pour rapprocher l’homme de Dieu »[23]. « Cette forte continuité, explique E. Baratay, est due au respect profondément ancré pour la Bible, les bestiaires, les vies de saints, les Pères de l’Église comme saint Jérôme, les auteurs de l’Antiquité tel Pline. »[24]

Progressivement, en France notamment, sous l’influence grandissante du cartésianisme et de l’augustinisme, la rationalité d’une part et le souci exclusif de l’âme poussent à abandonner les « vieilles croyances » d’autant plus que l’on a tendance a privilégier la vie policée des villes au détriment des campagnes jugées superstitieuses.⁠[25]

Très sensible, par contre, à la beauté de la nature, Camus accuse la philosophie moderne d’en avoir perdu le sens le plus profond. Choqué par cette réflexion de Hegel : « Seule la ville moderne (…) offre à l’esprit le terrain où il peut prendre conscience de lui-même », Camus dénonce ce qu’il considère comme une mutilation : « Nous vivons ainsi le temps des grandes villes. Délibérément, le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs. Il n’y a plus de conscience que dans les rues, parce qu’il n’y a d’histoire que dans les rues, tel est le décret. »[26] Hegel, en effet, estime que « la personne a le droit de placer sa volonté en chaque chose, qui alors devient même et reçoit comme but substantiel (qu’elle n’a pas en elle-même), comme destination et comme âme, ma volonté ? C’est le droit d’appropriation de l’homme sur toutes choses. (…) Comme la substance de la chose qui est ma propriété est pour elle-même son extériorité, c’est-à-dire sa non-substantialité (elle n’est pas en face de moi une fin en soi)(…) et que cette extériorité se réalise précisément dans l’utilisation de l’emploi que j’en fais, ainsi la pleine disposition équivaut à la chose dans toute son étendue. Dès lors, quand cet usage m’appartient, je suis propriétaire de la chose puisqu’il ne reste rien en dehors de cette utilisation intégrale qui puisse être propriété d’un autre ».[27] Marx n’est pas loin. Comme nous l’avons déjà vu, pour lui, seul le produit du travail a de la valeur, pas la matière sur laquelle s’exerce le travail. Esprit moderne parfois consacré dans les textes officiels comme dans le Code civil français qui définit le droit de propriété comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».⁠[28]

On peut encore ajouter une remarque. L’anthropocentrisme pur et dur⁠[29], tel qu’il se manifeste à l’époque moderne jusqu’à aujourd’hui et qui considère que la nature n’est qu’un moyen, un outil, a transformé aussi le rapport de l’homme à son corps réduit au rang de moyen utile. Si l’on veut restaurer le respect de la nature, il faut sans doute commencer par restaurer le respect de son propre corps, moyen, certes, mais aussi fin en soi puisque nous sommes notre corps. Tout dépend en fait de notre estimation de la vie, en général, dans toutes ses modalités : « notre corps, c’est aussi la terre entière »[30] qui n’est donc pas simplement moyen mais aussi fin en soi comme saint Basile le suggérait déjà au IVe siècle, à propos des animaux. Il souhaitait « que nous comprenions qu’ils ne vivent pas pour nous seuls, mais pour eux-mêmes et pour Toi, et qu’ils goûtent la douceur de vivre »[31].

Si le XVIIe siècle est un tournant, il faut toutefois signaler qu’à la même époque, apparaît, en Angleterre⁠[32], l’idée que les hommes ne sont en fait que les intendants de la création. Ils doivent « gérer l’œuvre de Dieu en son nom et sont responsables devant lui de la manière dont ils s’y prennent ». La création ne vaut donc pas simplement parce qu’elle est utile à l’homme : elle possède une valeur intrinsèque. Cette interprétation sera reprise, développée, nuancée de diverses manières au XXe siècle où de nombreuses théologies « écologiques » verront le jour.


1. Non seulement l’eau, la terre et l’air sont menacés, non seulement les espèces végétales et animales sont victimes mais la vie humaine elle-même pâtit: manipulations génétiques, avortement, euthanasie dénotent un irrespect profond de la nature.
2. On sait que pour Aristote, la nature se comporte en vue d’une fin qu’elle l’atteigne ou non. Dès lors, les plantent existent pour le bien des animaux et ceux-ci pour l’animal raisonnable qu’est l’homme (cf. Politique, 1, 1256 b 15 sq). Ces finalités justifient qu’on s’intéresse à la nature : « entrons sans dégoût dans l’étude de chaque espèce animale : en chacune, il y a de la nature et de la beauté. Ce n’est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans les œuvres de la nature, et à un haut degré ; or la finalité qui régit la constitution ou la production d’un être est précisément ce qui donne lieu à la beauté » (Sur les parties des animaux, I, V). Cf, à ce sujet FORTIN Ernest L., op. cit., pp. 67-72.
3. Hélène et Jean Bastaire citent, jusqu’à l’aube du XVIIe siècle, des dizaines d’auteurs divers : Irénée de Lyon, Cyrille de Jérusalem, Ephrem de Nisibe, Basile de Césarée, Origène, Athanase d’Alexandrie, Grégoire de Nysse, Augustin d’Hippone, Macaire l’Égyptien, Théodoret de Cyr, les Pères du désert, Gérasime, Isaac le Syrien, Jean de Dalyatha, Simon de Taiboutheh, Jean de damas, Eustache, Hubert, Maxime le Confesseur, Scot Erigène, les moines irlandais (Brigide de Kildare, Colomba d’Iona, Finnian, Moling, Ciaran, Gall, Colomban de Luxeuil, Coemgen de Glendalough), Syméon le Nouveau Théologien, Romuald, Pierre damien, Martin Storace, Bernard de Clairvaux, Hildegarde de Bingen, Béatrice de Nazareth, Yvette de Huy, Ide de Louvain, Gertrude d’Helfta, Mechtilde de Haeckeborn, Bonaventure, Thomas d’Aquin, Maître Eckart, Ruysbroeck, Henri Suso, Calliste, Ignace Xanthopoulos, Jafkérana-Ezgié de Gugubéna, Colette de Corbie, Catherine de Gênes, Julienne de Norwich, Jean de la Croix, Séraphin de Montegranaro, Martin de Porrès, Etienne Pasquier, François de Sales, Martial de Brive, Yves de Paris, Louis Richeome, Jean de Bussières, Pierre Le Moyne, Jean-Joseph Surin, Philippe Néri, Pierre de Bérulle, Angelus Silesius ( Le chant des créatures, Cerf, 1996).
   On raconte aussi, dans la vie du saint écossais Cuthbert (634?-687), qu’alors qu’il était en prières à Coldingham, il vit s’approcher deux otaries qui vinrent se frotter contre lui et refusèrent de s’en aller, jusqu’à ce qu’elles fussent bénies par lui (www.encyclopédie-universelle.com).
4. 1181-1226.
5. Cf. LS 87. Eloi Leclerc commente ainsi ce texte-clé : « Pour l’homme moderne, seul l’homme est le « frère » de l’homme, tandis que toutes les autres créatures appartiennent à un monde d’ »objets » que nous pouvons manipuler, utiliser et dominer à notre guise. La science en réduisant notre vision du monde à son seul aspect quantitatif et mesurable, nous a habitués à voir dans la nature un champ d’ »objets ». Dès lors, notre présence au monde se déploie sous le signe du dualisme : d’un côté, nous avons affaire à des personnes ; de l’autre, à des « objets » de la nature. Et entre ces deux domaines, nous établissons une séparation radicale, en invoquant la transcendance de l’être spirituel que nous sommes. L’homme moderne croit pouvoir ainsi concilier deux attitudes affectives contradictoires : une attitude de respect, d’accueil et de sympathie vis-à-vis de ses semblables, et une attitude d’agressivité, de conquête et de domination vis-à-vis de la nature par rapport à laquelle il s’estime infiniment supérieur (…).
   Tout autre est l’univers de François d’Assise. On n’y trouve pas cette coupure radicale entre le monde des hommes et les reste des créatures. Certes, les hommes y sont l’objet d’un amour de prédilection ; mais cet amour des hommes s’insère lui-même dans une immense pitié cosmique qui rend amies toutes les créatures. François ne fraternise pas seulement avec ses semblables, mais avec toutes les créatures. Et quand il donne le nom de frère ou de sœur aux éléments matériels eux-mêmes, il ne faut pas voir là une simple manière allégorique de parler. François éprouve véritablement des sentiments fraternels à l’égard de ces humbles réalités ; et il existe entre elles et lui une communion affective réelle. Pour lui, toutes les créatures sont issues du même amour créateur ; elles en sont l’expression diversifiée. Cette communion d’origine fonde à ses yeux la grande fraternité cosmique ». (Le cantique des créatures, Desclée de Brouwer, 1988, pp. 179-181, cité in BASTAIRE H. et J., Le salut de la création, Essai d’écologie chrétienne, Desclée de Brouwer, 1996, p. 63). Eloi Leclerc, franciscain, né en 1921, fut professeur d’histoire de la philosophie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur saint François et sa spiritualité.
   On peut aussi rappeler que saint François s’inscrit dans une tradition qui s’enracine dans l’Ancien Testament et que « cette incessante louange affirme qu’avant la révélation surnaturelle proprement dite, il existe déjà une révélation naturelle, une annonce charnelle, une préparation terrestre dont le soleil, les étoiles, l’océan, les montagnes, les arbres, les bêtes sont les serviteurs. A leur manière, ces créatures offrent le visage de Dieu et soulèvent l’homme vers le Seigneur. Plutôt que d’en être l’image, elles en sont le reflet, car il leur manque d’êtres libres. Mais leur attestation n’en est que plus fidèle, puisque d’elles-mêmes elles ne sauraient trahir. » (BASTAIRE H. et J., Le salut de la création, op. cit., p. 41).
6. Miklos Vetö cite le prêtre florentin et platonicien Marcile Ficin (1433-1499) dans sa Theologia platonica (XIII, 3) (cf. Ecologie et gratuité, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, p. 90. M. Vetö est professeur de philosophie à l’université de Poitiers.
7. 1561-1626.
8. De dignitate et augmentis scientiarum, 1623, Livre II, chapitre 2, cité in MOURRAL I. et MILLET L., Histoire de la philosophie par les textes, Gamma, 1988, p. 97.
9. Cf. FORTIN E. L., op. cit., pp. 80-81.
10. Cité par VETÖ M., op. cit., p. 90. Benoît XVI confirme cette analyse : « Comment l’idée que le message de jésus est strictement individualiste et qu’il s’adresse seulement à l’individu a-t-elle pu se développer ? Comment est-on arriver à interpréter le « salut de l’âme » comme une fuite devant la responsabilité pour l’ensemble et à considérer par conséquent que le programme du christianisme est la recherche égoïste du salut qui se refuse au service des autres ? Pour trouver une réponse à ces interrogations, nous devons jeter un regard sur les composantes fondamentales des temps modernes. Elles apparaissent avec une clarté particulière chez Francis Bacon. qu’une nouvelle époque soit née -grâce à la découverte de l’Amérique et aux nouvelles conquêtes techniques qui ont marqué ce développement-, c’est indiscutable. Cependant, sur quoi s’enracine ce tournant d’une époque ? C’est la nouvelle corrélation entre expérience et méthode qui met l’homme en mesure de parvenir à une interprétation de la nature conforme à ses lois et d’arriver ainsi, en définitive, à « la victoire de l’art sur la nature » (victoria cursus artis super naturam ; Novum Organum I, 117). La nouveauté -selon la vision de bacon- se trouve dans une nouvelle corrélation entre science et pratique. Cela est ensuite appliqué aussi à la théologie : cette nouvelle corrélation entre science et pratique signifierait que la domination sur la création, donnée à l’homme par Dieu et perdue par le péché originel, serait rétablie (cf. ibid. I, 129). » (Encyclique Spes salvi, 30 novembre 2007, n° 16).
11. Discours de la méthode, livre VI.
12. Pensées, Gilbert Jeune, 1949, pp. 61 et 78.
13. Id., p. 63.
14. FORTIN E. L., op. cit., p. 70. L’auteur cite ce passage du Traité théologico-politique (IV, init.) : « Le mot de loi, pris absolument, s’applique toutes les fois que les individus, pris un à un, qu’il s’agisse de la totalité des êtres ou de quelques-uns de la même espèce, se conformant à une seule et même règle d’action bien déterminée ; une loi dépend d’ailleurs tantôt d’une nécessité de nature, tantôt d’une décision des hommes ». E.L. Fortin retient aussi cette réflexion caractéristique de Hobbes : « il n’y a pas de finis ultimus, ce but ultime, ni de summum bonum, ce bien suprême, dont il est question dans les ouvrages des vieux philosophes moralistes » (Léviathan, XI).
15. 1632-1704. Cf. VETÖ M., op. cit., p. 90.
16. Sur le gouvernement civil, Premier traité du gouvernement, IX, 92.
17. Un « grand tournant », écrivent Hélène et Jean Bastaire, après « mille six cents ans de christianisme cosmique » : « Ce qu’on appelle en France l’âge classique ; bien qu’encore chrétien, engendre irrésistiblement la philosophie des Lumières, car il se fonde non sur un primat mais sur un absolu de l’homme et de la raison. Désormais, lorsque Dieu ne s’enfonce pas dans une intériorité qui le distrait de s’occuper du monde, il s’éloigne dans une transcendance désincarnée où il va bientôt s’évanouir.
   La place est libre pour que se déchaîne l’emprise dévastatrice de l’homme sur l’univers, détournement de l’œuvre de Dieu qui résulte d’une perte de considération de l’ensemble du cosmos au bénéfice exclusif de l’humanité. On abandonne le royaume des créatures pour entrer dans le désert des choses. Il n’y a plus que des objets exploitables à outrance et qu’on voue sans vergogne au néant. » (Le chant des créatures, op. cit., p. 81).
18. Cette théorie sera combattue, notamment, dès 1641, par le P. Mersenne sj et, en 1679, par Jean de la Fontaine qui, fidèle à la tradition chrétienne, écrira:
   « …​que ces bêtes ne soient qu’un corps vide d’esprit
   Jamais on ne pourra m’obliger à le croire ». (Discours à Mme de La Sablière). (Cf. BASTAIRE H. Et J., id., pp. 86-87).
19. St Thomas distingue l’âme végétative, l’âme sensitive et l’âme raisonnable.
20. Cf. Discours de la méthode, Ve partie. En 1674, le philosophe et théologien Malebranche (1638-1715) écrit que les animaux « mangent sans plaisir, crient sans douleur, croissent sans le savoir : ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien » (De la recherche de la vérité, IV, 7, cité in FERRY Luc et GERME Claudine, Des animaux et des hommes, Livre de Poche, Biblio-Essais, 1994, p. 200).
21. BARATAY Eric, L’Église et l’animal, Cerf, 1996, p. 68, malgré quelques imprécisions dans l’évaluation de l’enseignement officiel de l’Église et une tendance à surévaluer l’animal. L’auteur cite saint François de Sales : « La lionne qui a été accostée du léopard va vitement se laver pour ôter la puanteur que cette accointance lui a laissée, afin que le lion venant n’en soit point offensé et irrité ; l’âme qui a consenti au péché doit avoir horreur de soi-même et se nettoyer au plus tôt pour le respect qu’elle doit porter aux yeux de sa divine Majesté qui la regarde. » L’évêque de Genève évoque aussi « les abeilles, ces chastes bêtes recueillies dans le travail commun, ces figures idéales des religieuses. » De son côté, saint Vincent de Paul « vante la générosité du lion, la prudence du serpent, l’humilité de l’âne ».
22. On se souvient du bœuf et de l’âne de la crèche, premiers fidèles du Christ, et qui figurent l’accomplissement de la prophétie d’Isaïe (1, 3) : « Le bœuf connaît son possesseur et l’âne la crèche de son maître, Israël ne connaît pas, mon peuple ne comprend pas. » On se souvient aussi du cerf de saint Edern, du loup de saint Hervé et de saint François, du chien apportant du pain à saint Roch pestiféré ou du crabe rendant à saint François-Xavier son crucifix perdu (cf. BARATAY E., op. cit., p. 71).
23. Id., p. 79.
24. Id., p. 82.
25. Id., pp. 144-145.
26. L’exil d’Hélène, in Noces suivi de L’été, Gallimard, Livre de poche, 1959, p. 142.
27. Principes de la philosophie du droit, § 44 et 61.
28. Art. 544. Ce code civil ou Code napoléon, fut promulgué en 1804 et a inspiré de nombreux pays dont la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, etc..
29. Face à cet anthropocentrisme destructeur, ARNOULD J., avec BOURG Dominique (Droits de l’homme et écologie, in Esprit, 185, 1992, 10, pp. 80-94), propose de distinguer « l’anthropocentrisme spéculatif (ou revendicatif, mais le plus souvent sans réel effet) de l’anthropocentrisme pratique qui est la reconnaissance de la responsabilité que l’homme a acquise, au long de son histoire, vis-à-vis d’une biosphère devenue progressivement son environnement. » (Gnose et écologie, op. cit., p. 71).
30. Cf. à ce sujet, BOURGUET Vincent, Ecologie et morale, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, pp. 112-114.
31. Cité par CALDECOTT Stratford, op. cit., p. 124, qui ajoute : « l’éléphant « vaut » plus que ses défenses et le vison vivant vaut mieux que sa fourrure au cou d’une femme riche ». Il appuie aussi son affirmation d’un passage d’une lettre pastorale des évêques américains, en 1953: « La simple existence de toute créature suppose la création et le soutien de Dieu. Quand Dieu exerce sa puissance et rend actuel un être possible, cet être est marqué d’une valeur intérieure. Cette dignité est commune à l’homme, aux animaux, et au monde matériel qui entoure l’homme ».
32. R. Bauckham renvoie, sur ce point, à l’ouvrage collectif publié sous la direction de WILKINSON L., Earthkeeping : Christian Stewardship of Natural Resources, Grand Rapids, Michigan, 1980.

⁢c. Du côté protestant

[1]

Parmi ces théologies, la plus célèbre est certainement celle du théologien luthérien allemand MOLTMANN Jürgen⁠[2] qui affirmera notre « appartenance créationnelle » Pour lui, l’homme a justifié sa domination de la nature en se faisant image d’un Dieu tout-puissant. Mais si l’homme est à l’image d’un Dieu trinitaire, le point de vue change car à l’image d’un Dieu qui est communauté de personnes, l’homme ne peut qu’entretenir lui aussi des relations communautaires avec la Création. Il ne s’agit plus de dominer la Création mais d’entrer en relation avec elle : « Si nous ne comprenons plus Dieu de façon monothéiste, comme le sujet unique, absolu, mais de façon trinitaire, comme l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit, nous ne pouvons plus non plus concevoir sa relation avec le monde créé par lui comme une relation de domination unilatérale, mais nous devons la comprendre comme une relation communautaire diversifiée et stratifiée. »[3]

Dieu crée le monde pour sa gloire. Cette création est orientée vers le sabbat, « fête de la création » et « préfiguration du monde à venir »[4]. Elle s’opère dans l’Esprit. Dès lors, l’opposition qui a été parfois accentuée entre la transcendance de Dieu et l’immanence du monde est dépassée puisque Dieu est Créateur et Esprit du monde comme le suggèrent le psaume 104 déjà cité ou encore cette description de Karl Barth : « Dans l’Ancien et le Nouveau testament l’Esprit de Dieu, le Saint Esprit, est en général Dieu lui-même, en ce sens qu’Il peut être présent en sa créature d’une manière tout à fait incompréhensible et, sans cesser d’être Dieu, établir une relation entre elle et lui, et lui donner la vie. La créature a besoin du Créateur pour vivre. Elle a besoin d’être en relation avec lui. Cette relation, elle ne peut la créer elle-même. C’est Dieu qui la crée par sa présence. Dieu, dans sa liberté d’être présent en sa créature, peut instituer cette relation vitale et devenir ainsi la vie de cette créature : c’est en ce sens que la bible parle du Saint-Esprit ».⁠[5] La réflexion sur Dieu que Moltmann propose « ne mettra plus au centre la distinction entre Dieu et le monde, mais la connaissance de la présence de Dieu dans le monde et la présence du monde en Dieu »[6]. Cette possibilité d’une transcendance immanente est évoquée aujourd’hui par d’autres auteurs à travers des approches théologiques aussi nombreuses que diverses.⁠[7]


1. Pourquoi citer en premier les protestants ? Parce que face aux terribles problèmes écologiques du XXe siècle et aux premières mise en garde de savants et d’associations, après la seconde guerre mondiale, avant la conférences de Stockholm (1972) établissant le « principe de précaution », « les populations germaniques, anglo-saxonnes, de sensibilité protestante, ont été, en Europe, les premières à réagir à ces cris d’alarme et se sont mobilisées dès les années 1960. » (Commission sociale des évêques de France, Le respect de la création, 13-1-1999, in DC n° 2219, 6-2-2000).
2. Cf. notamment Dieu dans la Création, Traité écologique de la création, Cerf, 1988. Cf. également : Le rire de l’univers, Anthologie réalisée et présentée par Jean Bastaire, Cerf, 2004. J. Moltmann est né en 1926.
3. Dieu dans la création, op. cit., p. 14.
4. Id., p. 18.
5. Cité par GANGLOFF Damien, Réflexions, Principes d’un traité écologique de la Création, disponible sur http://core.free.fr/kakapo/traiteEcoloCreation.htm. K. Barth, 1886-1968.
6. Op. cit., p. 27.
7. Pour avoir une idée de quelques positions en la matière, on peut lire les communications rassemblées par HERVIEU-LEGER Danièle, Religion et écologie, Cerf, 1993.

⁢d. Et l’Église catholique ?

A partir du XIXe siècle, mais très lentement, la nature va retrouver le statut dont elle jouissait encore deux ou trois siècles plus tôt. Le mouvement romantique n’y est pas étranger. On redécouvre la campagne, le Moyen Age et la religion populaire. On redécouvre aussi saint François d’Assise. Petit à petit, la création est réhabilitée, d’autant plus que la pensée de saint Thomas va être remise à l’honneur ainsi que sa vision hiérarchique mais non duale du monde. Le scoutisme, de son côté, invitera ses adeptes très nombreux à voir dans la nature l’œuvre de Dieu.⁠[1]

Dès 1931, le philosophe russe orthodoxe⁠[2] Nicolas Berdiaev⁠[3] écrit : « le principe fondamental de l’éthique pourrait se formuler ainsi : -Agis de telle sorte que tu puisses affirmer en tout, partout et à l’égard de tout et de tous, la vie éternelle et immortelle, que tu puisses vaincre la mort. Il est vil d’oublier la disparition, ne fût-ce que d’un seul être vivant, de se réconcilier avec elle. La mort de la dernière et de la plus infime créature comporte quelque chose d’intolérable, et si elle n’est pas vaincue en ce qui la concerne, alors le monde n’a aucune justification et ne peut pas être accueilli. Tout et tous doivent ressusciter à la vie et à la vie éternelle. En d’autres termes, nous devons affirmer un principe ontologique non seulement à l’égard des animaux, des plantes et même des objets inanimés. L’homme doit toujours et en tout être le dispensateur de la vie, il doit irradier son énergie créatrice (…).

Le salut est la réunion de l’homme avec l’homme et avec le cosmos à travers la réunion avec Dieu. C’est pourquoi le salut individuel, ou celui des élus, est impensable. La tragédie, la crucifixion et la souffrance continueront dans le monde tant que l’illumination et la transfiguration de toute l’humanité et du cosmos ne se seront pas effectuées (…). L’homme est le centre suprême de la vie universelle qui, tombée par sa faute, doit, à travers lui, se relever ».⁠[4]

En 1942, c’est un théologien qui, cette fois, déclare, dans le même ordre d’esprit : « A l’origine de l’humanité, la création tout entière, sortant des mains de Dieu, est sainte ; le Paradis terrestre, c’est la nature en état de grâce. La Maison de Dieu, c’est le Cosmos tout entier. Le Ciel est sa tente, son tabernacle ; la terre, l’ »escabeau de ses pieds ». Il y a toute une liturgie cosmique, celle des sources, des fleurs, des oiseaux (…).

Les créatures sont saintes, attendant de l’homme qu’il les conduise à leur fin. Mais cet ordre, l’homme a le pouvoir de le violer. qu’il se détourne de Dieu, qu’il se profane lui-même en cessant d’être une créature consacrée, il profane aussi le monde à quoi il impose un usage sacrilège (…). la création, elle, est innocente de ces fautes où « elle souffre violence ». Aussi se révolte-t-elle. Et l’expression de sa révolte, c’est la résistance qu’elle nous oppose quand nous la détournons ainsi de sa fin. Entre elle et nous, c’est une lutte qui s’établit et qui est la conséquence du péché (…).

Comment retrouver l’harmonie perdue, comment nous réconcilier avec les choses ? Tout dépend de la conversion du cœur. Les choses, elles, n’ont pas changé. Elles sont restées ce qu’elles étaient ; elles nous attendent, innocentes et fraternelles. C’est en nous qu’est le désordre. Si je veux retrouver la joie du Paradis et la familiarité avec les choses, il fut que je les rende à leur sens, que je les restitue à leur mission de servantes. Alors elles cesseront de me faire entendre leur muet reproche, elles recommenceront à chanter autour de moi. »[5]

En 1947, est publiée cette prière « cosmique » : « Depuis cet événement unique que constituent ensemble le Calvaire et l’Aurore pascale, Vous m’avez confié, Père très miséricordieux, à moi comme à tous mes frères, avec eux, dans le Christ Jésus et par votre Esprit, ces « clés de la mort et du séjour des morts », c’est-à-dire de ce monde qui vous a renié, vous, la Vie, par la faute de l’homme. Je puis dorénavant lier ou délier le monde, l’abandonner définitivement au vide, à la creuse illusion, au semblant d’être, à la mort, au néant, l’asservir à la plus inepte, à la plus inane (sic), à la plus nécrosante des rebellions - ou, collaborant au contraire avec vous, en vous faisant en moi place nette, sauver le monde avec vous, remettre chaque chose à sa place en réintégrant la mienne, rétablir l’osmose et la symbiose de la souveraineté céleste, restaurer dans le Christ toute la création. Pour que soit sanctifié votre Nom, qui est Yahweh, Je suis, il faut qu’en l’univers entier, de l’Orient jusqu’à l’Occident, toute créature vous offre la pure oblation d’une existence conforme à votre Loi ; il faut que votre règne arrive, qu’il se réalise a fine usque ad finem, avec l’omnipotence persuasive et pénétrante de la douceur, de l’innocence édénique ; il faut que vos décrets, votre très sage et vivifiante volonté soit faite sur la terre comme au ciel, et vous m’avez voulu co-médiateur entre l’une et l’autre. Préservez-moi donc, moi qui suis une sentinelle avancée du Royaume, de jamais trahir par ma torpeur ou ma lâcheté. »

Toutefois tout cet élan nouveau est freiné durant la première moitié du XXe siècle par les querelles autour des théories de l’évolution qui, dans certains cas, cherchaient à aligner l’homme sur l’animal⁠[6]. En 1950, Pie XII clarifie la situation en, reconnaissant que « l’Église n’interdit pas que la doctrine de l’évolution, pour autant qu’elle recherche si le corps humain fut tiré d’une matière déjà existante et vivante -car la foi catholique nous oblige à maintenir l’immédiate création des âmes par Dieu- dans l’état actuel des sciences et de la théologie, soit l’objet de recherches et de discussions de la part des savants de l’un et l’autre parti, de telle façon que les raisons qui favorisent ou combattent l’une ou l’autre opinion soient examinées et jugées avec le sérieux nécessaire, modération et mesure (…). »⁠[7] A partir de ce moment, s’est établie « une sorte de paix civile » entre la science et la théologie, « l’explication du « comment » était dévolue à la théorie de l’évolution, les énoncés sur le fait de la création revenaient en partage à la théologie ».⁠[8] Aujourd’hui, fort heureusement, on a dépassé cette position intenable à la longue, pour des interpellations réciproques et constructives. Bref, les obstacles semblent levés pour réétudier en profondeur et en largeur la définition que Paul nous donne du Christ, « l’Image du Dieu invisible, premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances ; tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose et tout subsiste en lui ».⁠[9]

Le Christ n’est pas seulement tête de l’Église mais aussi tête du cosmos même si, comme la structure du texte de Paul l’indique - « Et il est aussi la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Église »[10]-, « la relation du Christ au cosmos diffère de celle qu’il a avec l’Église. Elle seule a intérieurement part à sa vie, sa mort et sa résurrection, aussi bien par le baptême et l’eucharistie que par une existence vécue dans la foi »[11]. Le cosmos n’est pas à l’image de Dieu même s’il porte en lui des « vestiges de Dieu »⁠[12] reconnaissables par celui qui connaît la Révélation mais, comme le dit un théologien, « dans le Seigneur de l’Église domine aussi le Seigneur des puissances. Dans le Seigneur des puissances, le monde rencontre le Seigneur de l’Église »[13]. L’Incarnation a un écho cosmologique comme déjà on pouvait le pressentir dans Isaïe[14]:

« Cieux, épanchez-vous là-haut

et que les nuages déversent la justice,

que la terre s’ouvre et produise le salut,

qu’elle fasse germer en même temps la justice.

C’est moi, Yahvé, qui ai créé cela. »

On parlait, il y a un instant, des « vestiges de Dieu », eh bien, « tout sur la terre portant les traces de la présence de Dieu[15], la terre est aussi, dans la rencontre entre Dieu et l’homme, lieu de transformation ».⁠[16] Non seulement l’Incarnation et la Rédemption permettent la « divinisation » de l’humanité mais elles touchent aussi la matière en supprimant tout d’abord l’opposition entre le temps et l’éternité. Et, tout en gardant bien à l’esprit la différence signalée entre Église et cosmos, on peut dire, par exemple, « que la destination de l’eau est de servir au mystère de l’Epiphanie et du Baptême, que celle du bois est de fleurir sur la croix, celle de la terre d’accueillir le corps du Seigneur pour le grand repos du sabbat et celle de la pierre de sceller le tombeau et d’être roulée devant les myrophores[17]. Oui de telles affirmations, tirées de la liturgie orientale, sont assez concrètes pour assumer la création visible dans l’économie du salut. Huile et vin seront parfaits en devenant les « éléments » médiateurs de la grâce pour l’homme re-né, le blé et le vin atteignent leur degré de perfection dans le repas eucharistique. Les actes élémentaires de la vie, eux aussi, -boire, manger, croître, parler, agir, se rencontrer- reçoivent tous par leur assomption dans la liturgie (anaphora[18]) leur véritable destination, à savoir devenir « les pierres de construction d’un temple spirituel »[19]. L’auteur de cette citation évoque la liturgie orientale qui est restée plus fidèlement sensible au « chant des créatures », il pense aussi à Teilhard de Chardin qui, un temps, scandalisa avec son Hymne de l’univers[20], célébrant « la messe sur le monde »[21], le « Christ dans la matière » et « la puissance spirituelle de la matière ». Le cardinal Ratzinger, le futur Benoît XVI, pour rappeler « la dimension cosmique du culte chrétien », ne craignit pas d’évoquer l’explication du célèbre Jésuite pour montrer que « le but du culte et le but de la création sont en gros les mêmes : divinisation, un monde de liberté et d’amour ». Et il ajoute : « Pierre Teilhard de Chardin, par exemple, prenant appui sur la conception moderne de l’évolution, a décrit le cosmos comme un processus d’ascension, fait d’unions successives . (…) S’appuyant sur les épîtres aux Ephésiens et aux Colossiens, Teilhard voit le Christ comme cette énergie qui s’épandrait vers la noosphère et qui finalement comprendrait tout dans sa « plénitude ». A partir de là, Teilhard propose une interprétation nouvelle et personnelle du culte chrétien : l’hostie transformée serait pour lui l’anticipation de la transformation de la matière et de sa déification dans la « plénitude » christologique. L’eucharistie donnerait en quelque sorte sa direction au mouvement cosmique ; elle anticiperait son but et en même temps hâterait son accomplissement ».⁠[22]

Rien de bien révolutionnaire dans cette vision⁠[23] puisque saint Irénée, au IIe siècle, écrivait : « Nous présentons dans les saintes offrandes toute la nature visible afin que celle-ci devienne eucharistie »[24]. Nous l’avions oublié⁠[25].

Or le dessein est bien de « ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ »[26] et de nous donner des cieux nouveaux et une terre nouvelle.


1. H. Et J. Bastaire évoquent, dans cette redécouverte, outre les écrivains romantiques comme Chateaubriand ou Lamartine, des figures aussi diverses que celles des disciples de saint François (Sapinaud du Bois-Huguet, Baour-Lormian, Frédéric Ozanam, Montalembert, Louis Veuillot), les Russes Serge de Radonège, Avvakum, Tykhon de Zadonsk, Macaire Glukharev, Séraphim de Sarov, Domna Karpovna, le pèlerin russe, Jean de Cronstadt, Dostïevski, Berdiaev, le jésuite anglais Hopkins, Newman, Léon Bloy, Péguy, Francis Jammes, Victor Poucel, Joseph Folliet, Guy de Larigaudie, Paul Claudel. (Le chant des créatures, op. cit.).
2. Il peut paraître saugrenu d’inaugurer la réflexion sur la position de l’Église catholique contemporaine en matière d’écologie, par l’évocation d’un penseur orthodoxe mais Berdiaev qui vécut en Occident à partir de son expulsion d’URSS en 1922, a toujours travaillé au rapprochement entre Occident et Russie et a exercé une très profonde et très large influence en Occident et tout particulièrement sur le mouvement personnaliste. (Universalis).
   d’autre part, « il y a une vision écologique profondément structurée dans la théologie orthodoxe et son éthique. Cette vue n’est nulle part plus marquée que dans les rites d’action de grâce orthodoxes » en lien avec « la compréhension biblique de la bénédiction (qui) est liée fondamentalement au don divin de la vie et de la prospérité (Gn 27, 25-30) ».Plutôt que de parler à propos du premier livre de la Genèse, de « propriété » ou de « gardiennage » de la terre, « l’orthodoxie a préféré le vocabulaire du don et de la bénédiction (…) ». Les rites du baptême et de l’Epiphanie, en particulier, célèbrent le renversement de la chute et de sa malédiction en proclamant la recréation du monde comme dans la grande prière arménienne pour l’Epiphanie dont voici un trop bref aperçu : « Aujourd’hui, les cieux sont joyeusement couverts de la rosée de la grâce, et le monde entier est irradié de lumière. (…) Aujourd’hui, les mers et les rassemblements d’eau sont étendus sous les pas du Seigneur. (…) Aujourd’hui, toutes les créatures sont revêtues de splendeur par la manifestation de Dieu. (…) Aujourd’hui les péchés et les transgressions de la race d’Adam sont effacés dans les eaux du Jourdain, et la face de la terre est renouvelée par l’apparition de Dieu. Aujourd’hui la porte close et verrouillée du jardin est ouverte à l’humanité. »
   La « théologie orthodoxe, spécialement dans sa liturgie et ses rites de bénédiction, affirme que la nouvelle demeure de Dieu ne parvient à son achèvement que dans l’Église, dont l’arche de Noé était la figure. d’un point de vue orthodoxe, l’écologie et l’ecclésiologie sont virtuellement la même chose. C’est pourquoi nous devons mieux veiller sur notre Église et notre demeure. » (GUROIAN Vigen, op. cit., pp 157-171).
   On sait aussi que le pape François s’est référé aux écrits du patriarche orthodoxe de Constantinople Bartholomée dans son encyclique Laudato si’ (LS 8-9).
3. 1874-1948.
4. De la destination de l’homme, L’Age d’Homme, 1979, pp. 328-329 et 377, cité in BASTAIRE H. et J., Le salut de la création, Essai d’écologie chrétienne, op. cit., Desclée de Brouwer, 1996, p. 47.
5. DANIELOU Jean, Le signe du Temple, Desclée de Brouwer, 1990, pp. 10, 15, 16-17. Né en 1905, mort en 1974, le théologien J. Daniélou fut nommé cardinal par Paul VI en 1969.
6. Cf. RUIZ de la PENA Juan L., Anthropologie et tentation biologiste, in Communio, IX 6, novembre-décembre 1984, pp. 66-79. Né en 1937, professeur d’anthropologie théologique à Salamanque.
7. Encyclique Humani generis, 12-8-1950.
8. SCHÖNBORN Christoph, Pour une catéchèse de la création, Genèse et évolution, in Communio, XIII, 3, mai-juin 1988, p. 22. Le futur cardinal Schönborn est né en 1945.
9. Col 1, 15-17.
10. Col 1, 18.
11. STRUKELJ Anton, L’Incarnation, plénitude de la Création, in Communio, XXVIII, 2, mars-avril 2003, p. 58. Né en 1952, A. Strukelj est professeur de théologie dogmatique à Ljubljana, secrétaire de la Conférence épiscopale slovène, membre de la Commission théologique internationale et rédacteur en chef de l’édition slovène de Communio.
12. Cf. FONTELLE M.-A, Construire la civilisation de l’amour, Synthèse de la Doctrine sociale de l’Église, Téqui, p. 181. Notons que Jean-Paul II rappelle, à propos du corps, que « bien que l’on exprime souvent la conviction que l’homme est « image de Dieu » grâce à l’âme, la doctrine traditionnelle de l’Église exprime aussi la conviction que le corps également participe à sa façon, à la dignité de l’ »image de Dieu » de même qu’il participe à la dignité de la personne » (Audience générale, 16-4-1996).
13. Heinrich Schlier (1900-1978) cité par STRUKELJ A., op. cit., p. 58. H. Schlier, pasteur et professeur de théologie protestante s’est converti au catholicisme en 1953.
14. Is 45, 8.
15. Ps 19: « Les cieux chantent la gloire de Dieu ».
16. STRUKELJ A., op. cit., p. 61.
17. Les femmes qui apportent les parfums (muron) au tombeau.
18. Littéralement: « reprise », « retour ». Le mot désigne, dans le rite grec, la prière eucharistique, le canon.
19. STRUKELJ A., op. cit., pp. 62-63.
20. Seuil, 1961.
21. En voici un bref extrait: « Comme le païen, j’adore un Dieu palpable. Je le touche même, ce Dieu par toute la surface et la profondeur du Monde de la Matière où je suis pris. Mais, pour le saisir comme je voudrais (simplement pour continuer à le toucher), il me faut aller toujours plus loin, à travers et au-delà de toute emprise, - sans pouvoir jamais me reposer en rien, - porté à chaque instant par les créatures, et à chaque instant les dépassant, - dans un continuel accueil et un continuel dépassement. (…) Riche de la sève du Monde, je monte vers l’Esprit qui me sourit au-delà de toute conquête, drapé dans la splendeur concrète de l’Univers. Et je ne saurais dire, perdu dans le mystère de la Chair divine, quelle est la plus radieuse de ces deux béatitudes : avoir trouvé le Verbe pour dominer la matière, ou posséder la Matière pour atteindre et subir la lumière de Dieu. (…) Si je crois fermement que tout, autour de moi, est le Corps et le Sang du Verbe alors pour moi (et en un sens pour moi seul), se produit la merveilleuse « Diaphanie » qui fait objectivement transparaître dans la profondeur de tout fait et de tout élément, la chaleur lumineuse d’une même Vie. Que ma foi, par malheur, se relâche, et aussitôt, la lumière s’éteint, tout devient obscur, tout se décompose. »( La messe sur le monde, in Hymne à l’Univers, Seuil, 1961, pp. 26-28). La Messe sur le Monde fut écrite en 1923 dans le désert des Ordos, en Asie, alors que le Père n’avait ni pain, ni vin, ni autel.
22. L’esprit de la liturgie, Ad Solem, 2001, pp. 21 et 24-25. Le cardinal conclut qu’à la fois historique et cosmique, la liturgie chrétienne « se présente à nous dans toute sa majesté, sans rupture avec la quête religieuse des hommes à travers l’histoire, et sans se couper des grandes religions du monde, dont elle a recueilli les motifs essentiels ». (Id., p. 29).
23. On porte aujourd’hui un regard bien plus serein sur ce penseur que dans les années 1960-1970, après la publication des œuvres et après le Monitum du Saint Office (1962, sous le pontificat de Jean XXIII). A l’époque, les catholiques, entre autres, étaient plus que divisés sur la question. Certains appelaient Teilhard « l’apostat » (cf. Teilhard l’apostat, Forts dans la Foi, n° 14, 1970), plus nuancé, Ph. de la Trinité disait « oui à Teilhard, - non au teilhardisme » (Pour et contre Teilhard de Chardin penseur religieux, Saint Michel, 1970, p. 138). Pourtant, le P. De Lubac avait publié de profondes analyses sur Teilhard (La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin, Aubier 1962 et La prière du Père Teilhard de Chardin, Fayard, 1964) témoignant d’une très bonne connaissance de l’œuvre, soulignant les forces mais aussi les faiblesses, avec rigueur et sérénité. Il a ouvert la voie à ceux qui, actuellement, redécouvrent la pensée difficile du célèbre jésuite et ses richesses, au-delà des problèmes suscités et ouverts à la recherche et à la discussion. Le P. J.-Y. Calvez le révèle comme un penseur du social (Chrétiens penseurs du social, Maritain, Mounier, Fessard, Teilhard de Chardin, De Lubac, Cerf, 2002, pp. 107-136). De son côté, pour le 50e anniversaire de la mort de Teilhard, Mgr Bertrand Blanchet, dressait un bilan intelligent et accessible de son héritage scientifique et spirituel (Teilhard de Chardin, son héritage scientifique et spirituel, Conférence du 16-3-2005, disponible sur le site de l’archidiocèse de Rimouski, Québec).
24. Adversus Haereses, V, 18, 5.
25. Comme l’écrit Jacques Arnould, en dehors de « l’histoire du salut des humains…​ et, avant tout, de leurs âmes (…), suite de l’Histoire Sainte, de celle du peuple élu, aucune autre histoire n’intéressait les théologiens. De fait, la théologie cosmique d’Irénée, de Clément d’Alexandrie, d’Origène ou d’Athanase, qui affirmaient que le Christ mettait en œuvre, au sein du monde matériel, son pouvoir de conduire tout l’ordre créé à son achèvement, par l’intermédiaire de la collaboration de l’humanité, cette christologie était abandonnée par les Alexandrins puis par les Pères occidentaux, au profit d’une dichotomie entre nature et grâce, entre univers physique et acte rédempteur. Plus tard, au temps des Réformateurs, cette attitude se trouvait confirmée dans la priorité donnée à l’expérience personnelle intérieure. Et il a fallu finalement attendre le XXe siècle et les écrits de Pierre Teilhard de Chardin pour constater un regain d’intérêt en faveur de la christologie cosmique. » (Evolution et finalité, in Communio, n°XXVI, 3-mai-juin 2001, p. 59).
26. Ep 1, 10.

⁢e. Le Magistère

Il est vain de chercher, avant le XXe siècle, un enseignement officiel concernant l’environnement naturel mais, depuis les origines de l’Église, un certain nombre de principes fondamentaux ont été confirmés officiellement à partir des Écritures, précisément en ce qui concerne la création et son Auteur.

Dès les premiers symboles de la foi, Dieu est proclamé créateur de toutes choses⁠[1]. Il s’agit bien du Dieu Trine car, très tôt, en 382, fut affirmée, au Concile de Rome, l’unité de l’agir des Personnes divines dans la création⁠[2]. La Trinité « seule est le principe de toutes choses », dira le 4e Concile de Latran.⁠[3]

Dans la seconde moitié du Ve siècle, un document servant à l’examen de la foi avant l’ordination épiscopale précise que le Fils est « le créateur de tout ce qui est, avec le Père et l’Esprit saint l’auteur et le Seigneur et le créateur (rector : celui qui régit) de toutes les créatures »[4]. L’Esprit Saint est celui en qui tout est : « un seul Esprit en qui sont toutes choses », déclarera le 2e Concile de Constantinople⁠[5]. De Léon IX⁠[6] à Léon XIII⁠[7], l’Église confirmera avant que le Concile Vatican II ne souligne qu’il « remplit le monde »[8] et qu’il « dirige le cours du temps et renouvelle la face de la terre »[9]. Jean-Paul II décrit l’Esprit Saint comme Celui « d’où découle comme d’une source vive tout don accordé aux créatures (don créé) : le don de l’existence à toutes choses par la création ; le don de la grâce aux hommes par l’économie du salut »[10]

Puisque l’Esprit de Dieu est à l’œuvre dans la création, l’Église, à la suite de Paul, « tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées, car, « depuis la création du monde, ce qu’il y a d’invisible se laisse voir à l’intelligence grâce à ses œuvres » (Rm 1,20) »[11]. En 1965, les Pères conciliaires diront : « en créant (Jn 1,3) et en conservant toutes choses par le Verbe, Dieu offre aux hommes, dans les choses créées, un témoignage durable de lui-même (Rm 1, 19-20). »[12]

Sur cette base théologique sûre, l’Église contemporaine va développer une réflexion propre sur l’écologie, inquiète des lourdes menaces qui pèsent sur le monde depuis l’ère industrielle et sollicitée aussi par tout le foisonnement intellectuel et spirituel suscité par l’état de plus en plus déplorable de la planète⁠[13].

De Jean XXIII à François

[14]

Invitée par les événements et par les innombrables prises de position politiques, morales, théologiques, à donner son point de vue, l’Église, renouant avec une antique et authentique tradition, va, face aux problèmes nouveaux qui touchent l’environnement, réaffirmer que la nature est don vital de Dieu et, à son niveau, parole de Dieu⁠[15]. Ce statut invite naturellement au respect et condamne d’avance tout pillage, toute négligence, tout abus, toute destruction intempestive. Dans la gestion du monde, nous sommes donc invités une fois de plus à faire nôtre le Principe et fondement des Exercices spirituels, qui doit mesurer tout notre agir⁠[16]. Il nous enseigne à user des dons de Dieu autant qu’il est nécessaire mais pas plus qu’il n’est nécessaire.

Les encycliques Mater et magistra et Pacem in terris développe les grands principes à mettre en œuvre pour que la vie sociale se développe dans la paix mais Jean XXIII est peut-être le premier souverain pontife à s’être intéressé aux énergies nouvelles dans un discours adressé aux participants à la conférence des Nations unies sur les nouvelles sources d’énergie.⁠[17]

Le Concile Vatican II n’aborde pas directement la question de l’environnement ou de l’écologie mais souligne, en des formules frappantes, la valeur de la création dans une perspective eschatologique : « L’Église, à laquelle nous sommes tous appelés dans le Christ Jésus et dans laquelle par la grâce de Dieu nous acquérons la sainteté, ne sera consommée que dans la gloire céleste, quand arrivera le temps de la restauration de toutes choses (Ac 3, 21) et quand, avec le genre humain, le monde entier, qui est intimement uni à l’homme et parvient par lui à sa fin, sera lui aussi renouvelé complètement dans le Christ (Ep 1, 10 ; Col 1, 20 ; 2 P 3, 10-13) ».⁠[18] En attendant, créé à l’image de Dieu, l’homme doit dominer et utiliser les créatures terrestres pour la glorification de Dieu et se soucier d’elles : « Un dans son corps et dans son âme, l’homme réunit en lui, de par sa condition corporelle même, les éléments du monde matériel, de sorte que ceux-ci atteignent en lui leur sommet et élèvent en lui leur voix pour louer librement leur Créateur (Dn 3, 57-90). »[19] « Il a été établi comme seigneur de toutes les créatures terrestres, pour les dominer et pour s’en servir en glorifiant Dieu (Si 17, 3-10). »[20] Ce denier membre de phrase est important et montre toute la différence entre la gérance chrétienne et la volonté de puissance : « Etabli par Dieu dans la justice, l’homme toutefois, se laissant convaincre par le Malin, dès le début de l’histoire a abusé de sa liberté, en se dressant contre Dieu et en désirant atteindre sa fin en dehors de Dieu. Alors qu’ils avaient connu Dieu, « ils ne lui ont pas rendu la gloire qui revient à Dieu, amis leur cœur inintelligent s’est enténébré » et ils « ont servi la créature plutôt que le Créateur (Rm 1, 21-25) ».⁠[21] Ainsi, le désordre introduit dans le monde matériel est la conséquence de l’oubli de Dieu, le fruit du péché.⁠[22]

L’apport essentiel de Gaudium et spes est une juste anthropologie qui servira de base désormais à toutes les réflexions sur la question écologique.

En 1970, Paul VI, pour la première fois, évoque une « catastrophe écologique »[23] et, l’année suivante, il citera, parmi les « nouveaux problèmes sociaux », le problème de l’environnement, en ces termes : « une autre transformation se fait sentir, conséquence aussi dramatique qu’inattendue de l’activité humaine. Brusquement l’homme en prend conscience : par une exploitation inconsidérée de la nature il risque de la détruire et d’être à son tour la victime de cette dégradation. Non seulement l’environnement matériel devient une menace permanente : pollutions et déchets, nouvelles maladies, pouvoir destructeur absolu ; mais c’est le cadre humain que l’homme ne maîtrise plus, créant ainsi pour demain un environnement qui pourra lui être intolérable. » Et il ajoute : « Problème social d’envergure qui regarde la famille humaine entière. »[24]

La tâche d’apporter des réponses reviendra principalement à Jean-Paul II⁠[25] si sensible à la question de l’écologie qu’il proclamera saint François d’Assise patron céleste des écologistes⁠[26]. Dès sa première encyclique, après avoir rappelé qu’ »en Jésus-Christ, le monde visible, créé par Dieu pour l’homme (Gn 1, 26-30) - ce monde qui, lorsque le péché y est entré, a été soumis à la caducité (Rm 8, 20)-, retrouve de nouveau son lien originaire avec la source divine de la sagesse et de l’amour », le Souverain Pontife se demande si nous sommes convaincus par ces paroles sur  »« la création (qui) gémit dans les douleurs de l’enfantement jusqu’à maintenant » (Rm 8, 22) et qui « attend avec impatience la révélation des fils de Dieu » (Rm 8, 19), sur la création qui « a été soumise à la caducité » ? » On peut en douter, semble-t-il, devant les menaces qui pèsent notamment sur l’environnement naturel.⁠[27] L’homme est aujourd’hui menacé d’auto-destruction. On peut se demander « pour quelle raison ce pouvoir donné à l’homme dès le commencement et qui devait lui permettre de dominer la terre (Gn 1, 28) se retourne-t-il contre lui-même », provoquant une peur communicative ? Parce que « l’homme semble souvent ne percevoir d’autres significations à son milieu naturel que celles de servir à un usage et à une consommation dans l’immédiat. Au contraire, la volonté du Créateur était que l’homme entre en communion avec la nature comme son « maître » et son « gardien » intelligent et noble, et non comme son « exploiteur » et son « destructeur » sans aucun ménagement. » En somme, « le développement de la technique, et le développement de la civilisation de notre temps marqué par la maîtrise de la technique, exigent un développement proportionnel de la vie morale et de l’éthique », ce dernier étant malheureusement toujours en arrière.⁠[28]

Le thème sera repris et développé dans l’encyclique Sollicitudo Rei socialis[29] à l’occasion du vingtième anniversaire de l’encyclique Populorum Progressio de Paul VI sur le développement des peuples⁠[30]. Vu les dégradations subies depuis lors par l’environnement, Jean-Paul II ne craint pas de rappeler aux hommes distraits ou orgueilleux qu’ils possèdent une similitude avec les autres créatures, qu’ils ont une « nature spécifique » : « Nature corporelle et spirituelle, symbolisée dans le deuxième récit de la création, par les deux éléments : la terre avec laquelle Dieu forme le corps de l’homme, et le souffle de vie insufflé dans ses narines (Gn 2, 7). L’homme en vient ainsi à avoir une certaine affinité avec les autres créatures ; il est appelé à les utiliser, à s’occuper d’elles et, toujours selon le récit de la Genèse (Gn 2, 15), il est établi dans le jardin, ayant pour tâche de le cultiver et de le garder, au-dessus de tous les autres êtres placés par Dieu sous sa domination (Gn 1, 26). Mais en même temps l’homme doit rester soumis à la volonté de Dieu qui lui fixe des limites quant à l’usage et à la domination des choses (Gn 2, 23), tout en lui promettant l’immortalité (Gn 2, 9 ; Sg 2, 23). Ainsi l’homme, en étant l’image de Dieu, a une vraie affinité avec lui aussi ».⁠[31]

Il s’ensuit que si l’homme doit avoir souci de son prochain, « le caractère moral du progrès ne peut non plus faire abstraction du respect pour les êtres qui forment la nature visible et que les Grecs, faisant allusion justement à l’ordre qui les distingue, appelaient le « cosmos ». Ces réalités exigent elles aussi le respect ».⁠[32]

Mais le texte de Jean-Paul II, le plus complet et le plus fort sur la question de l’environnement nous a été donné à l’occasion de la Journée de la Paix, le 1er janvier 1990.⁠[33]

Dans ce document exceptionnel, Jean-Paul II affirme que la paix est menacée non seulement par les conflits ou la course aux armements mais aussi « à cause des atteintes au respect dû à la nature, de l’exploitation désordonnée de ses ressources et de la détérioration progressive dans la qualité de la vie » qui engendrent « un sentiment d’insécurité qui, à son tour, nourrit des formes d’égoïsme collectif, d’accaparement et de prévarication ».

Jean-Paul II commence par résumer l’histoire du salut depuis la création jusqu’à la fin des temps pour montrer que tout le cosmos est impliqué, à toutes les étapes, dans l’innocence, le péché et la rédemption des hommes. Il insiste sur la bonté originelle de la création, sur la « sagesse et l’amour » que doivent manifester les hommes dans leur gestion à l’image de Dieu, sur le désordre introduit par le péché et sur le renouvellement de toute la création par la résurrection du Christ qui, finalement, règnera sur toutes choses.

Ce rapide mais très précis survol⁠[34] permet à Jean-Paul II de conclure qu’il y a un « rapport entre l’agir humain et l’intégrité de la création ». Dès que l’homme s’écarte du plan de Dieu, le désordre qu’il provoque s’étend à toute la création.⁠[35] Par conséquent, si de nombreuses mesures concrètes sont utiles et doivent être prises, il n’en reste pas moins qu’il faut remonter à la source du mal et « considérer dans son ensemble la crise morale profonde dont la dégradation de l’environnement est un des aspects préoccupants ». L’extrême gravité de la situation qui, parfois, est irréversible, révèle l’extrême gravité de la crise morale. Le vrai remède est donc d’éduquer à « la responsabilité écologique » : « il existe dans l’univers un ordre qui doit être respecté ; la personne humaine, douée de la capacité de faire des choix libres, est gravement responsable de la préservation de cet ordre, notamment en fonction du bien-être des générations futures ». Cette responsabilité écologique suppose non une rêverie sensible mais une véritable conversion qui implique le respect de l’ordre, de l’harmonie, des écosystèmes du monde mais aussi l’austérité, la tempérance, la discipline, l’esprit de sacrifice, le sens esthétique⁠[36] et, de toute urgence, la solidarité internationale car « la terre est essentiellement un héritage commun dont les fruits doivent profiter à tous » et les dégradations qu’elle subit ne connaissent pas de frontières.

Un peu plus tard, Jean-Paul II précisera que l’action de l’homme sur le monde a deux limites : « La première est l’homme même. Il ne doit pas employer la nature de façon contraire à son propre bien personnel, contraire au bien de ses contemporains, contraire au bien des générations futures ». En effet, la nature a été confiée à l’homme c’est-à-dire à tous les hommes, à travers les générations. « La seconde est dans les choses créées elles-mêmes, ou plutôt dans la volonté de Dieu sur elles. L’homme n’a pas licence de faire ce qu’il veut et comme il veut des créatures qui l’entourent. Au contraire, il doit les entretenir et les cultiver, comme il est dit dans le récit de la Genèse ».⁠[37] Les verbes « entretenir » et « cultiver » renvoient, dans le langage moderne, à l’idée du développement.

Le problème de l’écologie est si important qu’il fera son entrée dans le Catéchisme de l’Église catholique, en 1992, dans quelques articles traitant du septième commandement : « Tu ne voleras pas ». En ne respectant pas la création, l’homme, en effet, « vole » les générations à venir : « Le septième commandement demande le respect de l’intégrité de la création. Les animaux, comme les plantes et les êtres inanimés, sont naturellement destinés au bien commun de l’humanité passée, présente, future. L’usage des ressources minérales, végétales et animales de l’univers, ne peut être détaché du respect des exigences morales. La domination accordée par le Créateur à l’homme sur les êtres inanimés et les autres vivants n’est pas absolue : elle est mesurée par le souci de la qualité de la vie du prochain, y compris des générations à venir : elle exige un respect religieux de l’intégrité de la création.

Les animaux sont des créatures de Dieu. Celui-ci les entoure de sa sollicitude providentielle. Par leur simple existence, ils le bénissent et lui rendent gloire. Ainsi les hommes leur doivent-ils bienveillance. On se rappellera avec quelle délicatesse les saints, comme saint François d’Assise ou saint Philippe Néri, traitaient les animaux.

Dieu a confié les animaux à la gérance de celui qu’il a créé à son image. Il est donc légitime de se servir des animaux pour la nourriture et la confection des vêtements. On peut les domestiquer pour qu’ils assistent l’homme dans ses travaux et ses loisirs. Les expérimentations médicales et scientifiques sur les animaux sont des pratiques moralement acceptables, pourvu qu’elles restent dans des limites raisonnables et contribuent à soigner ou sauver des vies humaines.

Il est contraire à la dignité humaine de faire souffrir inutilement les animaux et de gaspiller leurs vies. Il est également indigne de dépenser pour eux des sommes qui devraient en priorité soulager la misère des hommes. On peut aimer les animaux : on ne saurait détourner vers eux l’affection due aux seules personnes ».⁠[38]

Jean-Paul reviendra encore sur la nature morale de la crise écologique dans son encyclique Centesimus annus. Après avoir dénoncé les excès de la consommation, le Pape va militer en faveur du respect du milieu naturel : « L’homme, saisi par le désir d’avoir et de jouir plus que par celui d’être et de croître, consomme d’une manière excessive et désordonnée les ressources de la terre et sa vie même. A l’origine de la destruction insensée du milieu naturel, il y a une erreur anthropologique, malheureusement répandue à notre époque. L’homme, qui découvre sa capacité de transformer et en un sens de créer le monde par son travail, oublie que cela s’accomplit toujours à partir du premier don originel des choses fait par Dieu. Il croit pouvoir disposer arbitrairement de la terre, en la soumettant sans mesure à sa volonté, comme si elle n’avait pas une forme et une destination antérieures que Dieu lui a données, que l’homme peut développer mais qu’il ne doit pas trahir. Au lieu de remplir son rôle de collaborateur de Dieu dans l’œuvre de la création, l’homme se substitue à Dieu et ainsi, finit par provoquer la révolte de la nature, plus tyrannisée que gouvernée par lui. En cela, on remarque avant tout la pauvreté ou la mesquinerie du regard de l’homme, plus animé par le désir de posséder les choses que de les considérer par rapport à la vérité, et qui ne prend pas l’attitude désintéressée, faite de gratuité et de sens esthétique, suscitée par l’émerveillement pour l’être et pour la splendeur qui permet de percevoir dans les choses visibles le message de Dieu invisible qui les a créées. Dans ce domaine, l’humanité d’aujourd’hui doit avoir conscience de ses devoirs et de ses responsabilités envers les générations à venir ».⁠[39]

En 1995, dans l’encyclique Evangelium Vitae, rappellera encore « la question de l’écologie -depuis la préservation des « habitats » naturels des différentes espèces d’animaux et des diverses formes de vie jusqu’à l’ »écologie humaine » proprement dite » et demandera « que les solutions soient respectueuses du grand bien qu’est la vie, toute vie ». Et il ajoutera cette remarque intéressante à propos de la mission donnée par Dieu à l’homme : « La limitation imposée par le Créateur lui-même dès le commencement, et exprimée symboliquement par l’interdiction de « manger le fruit de l’arbre » (cf. Gn 2, 16-17), montre avec suffisamment de clarté que, dans le cadre de la nature visible, nous sommes soumis à des lois non seulement biologiques mais aussi morales, que l’on ne peut transgresser impunément ».⁠[40]

Chez Benoît XVI, nous découvrons une véritable théologie de la création à laquelle il a travaillé bien avant son élection au pontificat.⁠[41] Nous savons déjà qu’il fut sensible à la dimension cosmique de la liturgie, dimension qu’il confirme en reliant l’eucharistie à la sauvegarde de la création : « …​il est nécessaire que le peuple chrétien, qui rend grâce par l’eucharistie, ait conscience de le faire au nom de la création tout entière, aspirant ainsi à la sanctification du monde et travaillant intensément à cette fin. »[42]

Il explique ainsi ce souci du monde : « Le monde n’existe pas tout seul ; il provient de l’Esprit créateur de Dieu, de la Parole créatrice de Dieu. C’est pourquoi il reflète également la sagesse de Dieu. Celle-ci, dans son ampleur et dans la logique qui embrasse ses lois sous tous leurs aspects, laisse entrevoir quelque chose de l’Esprit créateur de Dieu. Celle-ci nous appelle à la crainte révérencielle. Précisément celui qui, en tant que chrétien, croit dans l’Esprit créateur, prend conscience du fait que nous ne pouvons pas user et abuser du monde et de la matière comme d’un simple matériau au service de notre action et de notre volonté ; que nous devons considérer la création comme un don qui nous est confié non pour qu’il soit détruit, mais pour qu’il devienne le jardin de Dieu et, ainsi, un jardin de l’homme. »[43]

Dans l’encyclique Caritas in veritate, Benoît XVI va plus loin et développe l’idée que Jean-Paul II avait déjà lancée : la création est un « livre » qui possède une « grammaire » : « …​ la création constitue comme une première révélation, qui possède un langage éloquent : elle est comme un autre livre sacré dont les lettres sont constituées par la multitude de créatures présentes dans l’univers. »[44] Benoît XVI écrit : « Le livre de la nature est unique et indivisible, qu’il s’agisse de l’environnement comme de la vie, de la sexualité, du mariage, de la famille, des relations sociales, en un mot du développement humain intégral. »[45] Ici s’esquisse une idée qui sera chère à François : « tout est lié » : « On ne peut exiger des jeunes qu’ils respectent l’environnement, si on ne les aide pas, en famille et dans la société, à se respecter eux-mêmes : le livre de la nature est unique, aussi bien à propos de l’environnement que de l’éthique personnelle, familiale et sociale. »[46] « Que la lumière et la force de jésus nous aident à respecter l’écologie humaine, conscients que l’écologie environnementale en trouvera aussi un bénéfice, car le livre de la nature est unique et indivisible ! C’est ainsi que nous pourrons consolider la paix, aujourd’hui et pour les générations à venir. »[47]

Forts des réflexions de ses prédécesseurs immédiats, inspiré par saint François et saint Bonaventure⁠[48], François offre au monde la première encyclique consacrée à l’écologie Laudato si’ en 2015.⁠[49]

Avant d’entrer dans le texte de l’encyclique Laudato si’, il n’est pas inutile de jeter un œil sur les commentaires que la presse a publiés au moment de sa parution.

Tout d’abord, force est de constater qu’en dehors de quelques revues catholiques, dans la grande presse, les commentaires furent sommaires et diffusés souvent le jour même de la parution de ce document de près de 200 pages.

Beaucoup, croyants de diverses confessions ou incroyants, se sont réjouis, car, nous disaient-ils, le pape confirme les dangers que la planète court et quatre mois avant la conférence de Paris sur le climat (du 30 novembre au 12 décembre 2015) il apporte son appui moral aux participants. En somme cette encyclique est intéressante parce qu’elle confirme toutes les mises en garde actuelles.

Beaucoup d’autres, plus nombreux ont critiqué cette encyclique. Certains à cause de la diversité des applaudissements. Cette unanimité a suscité de nombreuses objections qui se recoupent : Le pape profite simplement d’une mode. Les mouvements politiques « écologiques », les associations de défense de l’environnement disent la même chose. Il n’y a rien de spécifiquement chrétien, voire de spécifiquement catholique dans la vision papale. Le document va favoriser ces mouvements et associations qui, par ailleurs, ont des positions parfois diamétralement opposées à celles de l’Église sur les questions éthiques comme sur le terrain purement politique.

d’autres ont une position plus radicale : François s’appuie sur une opinion scientifique contestée par certains.⁠[50]

d’autres encore se sont demandé pourquoi le Saint-Père a-t-il choisi ce thème de l’écologie ? N’y avait-il pas des problèmes plus urgents ? La crise économique ? Le terrorisme ?

Enfin, plus gravement encore, certains ont déclaré que le pape, dans cette encyclique, rompt avec la doctrine sociale de l’Église. En effet, il condamne l’économie de marché, et se situe dans une tout autre logique économique, étatiste et collectiviste.

Bref, tout cela peut nous amener à dire que l’encyclique n’a pas été lue avec bienveillance et même qu’elle n’a pas été lue dans son intégralité si tant est qu’elle ait été lue ! Mais ce n’est pas nouveau !

Sans suivre nécessairement la succession des chapitres, essayons de mettre en lumière la logique du texte.

Tout d’abord remarquons que la structure de l’encyclique rappelle la structure du document conciliaire Gaudium et spes. Ce document (GS 1 et 2) s’adresse non pas aux seuls fidèles mais à tous les hommes, à toute la famille humaine. Il en est de même ici, François se plaît à le répéter (LS 3 et 62). GS commence par décrire l’état du monde, les espoirs et les angoisses de l’homme, la mutation profonde que l’époque a connue aux points de vue social, psychologique, moral, religieux dans un monde déséquilibré, bouleversé par l’athéisme, où chacun aspire à plus de liberté et de dignité et se pose des questions essentielles sur le sens de sa vie. Dans le premier chapitre de Laudato si’, François fait de même, il dessine l’état de la planète et énumère les nombreux problèmes qui menacent, comme il dit, notre maison commune et provoquent des désordres naturels et sociaux. Désordres qui touchent spécialement et gravement les hommes et les sociétés les plus pauvres de la planète. Le catalogue est très complet, plus complet que dans le discours habituel du militant écologiste. Et François est bien conscient que certains contestent cette description et proposent des solutions inadéquates à ses yeux (LS 60). Il se montre prudent lorsqu’il ajoute: « Sur beaucoup de questions concrètes, en principe, l’Église n’a pas de raison de proposer une parole définitive et elle comprend qu’elle doit écouter puis promouvoir le débat honnête entre scientifiques, en respectant la diversité d’opinions. Mais il suffit de regarder la réalité avec sincérité pour constater qu’il y a une grande détérioration de notre maison commune. » (LS 61). Il faut savoir qu’en amont de l’encyclique il y a l’Académie pontificale des sciences, la plus vieille académie scientifique d’Italie, devenue pontificale sous Pie IX déjà. Elle est internationale, elle rassemble des sommités dans tous les domaines scientifiques, elle a la réputation d’être l’assemblée qui compte en son sein le plus grand nombre de prix Nobel. Et c’est la compétence en leur domaine qui rassemble ces scientifiques et non leur orthodoxie catholique. Bon nombre sont athées, juifs ou musulmans. Dans un message adressé aux Académiciens en 1940, Pie XII a rappelé que l’Académie était libre de toute forme d’inquisition : « À vous, nobles champions des arts et disciplines humaines, l’Église reconnaît une totale liberté dans vos méthodes et vos recherches ». En raison de leur indépendance totale par rapport à tout point de vue national, politique ou religieux, les délibérations et les études de l’Académie constituent une inestimable source d’information objective sur laquelle le Saint Siège et ses nombreux organes peuvent s’appuyer dans leurs réflexions.

Le pape s’intéresse ensuite aux causes de cette dégradation de notre maison commune. Ou plutôt à la cause première de cette dégradation et cette cause c’est, comme il dit, la « racine humaine » (LS 101) c’est l’homme lui-même. Non pas l’homme en tant que tel. Le pape refuse l’analyse de la « deep ecology » qui estime qu’« à travers n’importe laquelle de ses interventions, l’être humain ne peut être qu’une menace et nuire à l’écosystème mondial, raison pour laquelle il conviendrait de réduire sa présence sur la planète et d’empêcher toute espèce d’intervention de sa part. » (LS 60) Il refuse cette position extrême tout comme il refuse l’optimisme d’autres qui « soutiennent à tout prix le mythe du progrès et affirment que les problèmes écologiques seront résolus simplement grâce à de nouvelles applications techniques, sans considérations éthiques ni changements de fond. » (LS 60) C’est précisément à une réflexion éthique et à un changement de fond que nous invite François. Ce n’est pas l’homme en tant que tel qui est en question mais un homme qui est indifférent à ces problèmes, l’homme égoïste, violent, superficiel, jouisseur, obsédé par le profit, un homme qui se croit tout permis, qui prétend disposer à sa guise des biens de la planète, prêt à tout exploiter, les choses comme les êtres humains, un homme qui se prend pour Dieu. Le mal se nomme « anthropocentrisme ». Et face à cet homme qui se prend pour le centre du monde, la réaction politique internationale est faible, le politique étant trop souvent soumise à la technologie, aux intérêts économiques et aux puissances financières. (LS 54)

Que faire alors ? Il faut penser en profondeur aux « fins de l’action humaine » (LS 61). Est-ce moi, mon plaisir, ma richesse qui constituent la fin de tout ? Sur ce point fondamental science et religion peuvent entamer « un dialogue intense et fécond pour toutes deux ». (LS 62) Un dialogue salvateur.

Dans GS, les pères conciliaires, après l’énumération des calamités et la prise en compte des attentes de l’humanité, montrent que le message de l’Église, s’il est écouté, est susceptible de répondre à ces attentes. De même, après avoir constaté le délabrement de notre maison commune, l’apathie des responsables et les souhaits des hommes conscients du danger, François propose le remède : ce qu’il appelle l’ « écologie intégrale ». (LS, chap. IV). Cette écologie est intégrale car elle est en même temps « environnementale, économique et sociale », morale et politique. Tout étant lié. On ne peut sérieusement militer pour un environnement sain sans militer pour une économie solidaire, sans militer pour mettre fin aux inégalités scandaleuses, aux guerres et menaces de guerre. Plus crûment, si vous voulez, on ne peut prendre la défense des bébés phoques sans prendre soin des pauvres, des sans travail, des réfugiés ou encore des enfants à naître .

d’où vient, en effet, cette notion d’« écologie intégrale » ? Le pape rompt-il, comme certains l’insinuent ou l’affirment, avec la tradition catholique ? Non. Dans tout le chapitre deux, le pape montre qu’il est bien dans l’esprit de l’ancien et du nouveau testament, du livre de la Genèse aux épîtres. Tout est lié, dès le départ. Adam, selon l’étymologie populaire dérive de adamah, le sol, de sorte qu’on peut traduire Adam par le terreux. Il n’est pas étonnant dès lors que l’homme et toutes les créatures soient invités, dans les psaumes, à louer le Seigneur comme dans le Ps 148 où non seulement les anges, mais aussi le soleil, la lune, les étoiles, les monstres marins, le feu, la grêle, la neige, le brouillard, les montagnes, les arbres, les reptiles, les rois et les peuples, sont invités à louer le Seigneur. Non seulement les créatures sont interdépendantes, comme dit le Catéchisme: « L’interdépendance des créatures est voulue par Dieu. Le soleil et la lune, le cèdre et la petite fleur, l’aigle et le moineau : le spectacle de leurs innombrables diversités et inégalités signifie qu’aucune créature ne se suffit à elle-même. Elles n’existent qu’en dépendance les unes des autres, pour se compléter mutuellement au service les unes des autres. »[51] Mais, en plus, les créatures nous disent quelque chose de Dieu. Jean-Paul II faisait remarquer que « pour le croyant, contempler la création, c’est aussi écouter un message, entendre une voix paradoxale et silencieuse » ; « à côté de la révélation proprement dite, qui est contenue dans les saintes Écritures, il y a donc une manifestation divine dans le soleil qui resplendit comme dans la nuit qui tombe ». (LS 85) Ne lit-on pas dans l’épître aux Colossiens (Col 1, 16) : « Tout est créé par lui et pour lui ». Les créatures nous disent quelque chose de Dieu, un Dieu qui regarde avec tendresse ses créatures : « Ne vend-on pas cinq passereaux pour deux as ? Et pas un d’entre eux n’est en oubli devant Dieu. » (Lc 12, 6). Et les créatures précieuses aux yeux de Dieu peuvent aussi nous instruire par leur exemple : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit » (Mt 6, 26). La contemplation du monde est riche de découvertes pas seulement scientifiques mais aussi théologiques. Parlant des païens, Paul écrit dans l’épître aux Romains: « ce que l’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu le leur a manifesté. En effet, depuis la création du monde, ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence…​ » (Rm 1, 19-20). C’est ainsi qu’Aristote par la seule raison, après avoir étudié la nature (Physis) va au-delà des apparences, des perceptions sensibles pour fonder la métaphysique, ce qui vient après, au-delà de la physis et en arrive à l’existence de Dieu. Ce qui ne veut pas dire que la nature soit divine comme dans diverses religions. Au contraire, « la pensée judéo-chrétienne a démystifié la nature » qui a perdu son caractère divin (LS 78) mais la nature n’est pas non plus un pur objet et tous les êtres créés n’ont pas la même valeur. Dans le récit de la création, tout est dit « bon » mais l’homme, créé en dernier, est dit « très bon ». Disons donc et répétons que la nature manifeste Dieu, qu’elle est un lieu de sa présence (LS 88). Ce n’est pas par hasard si abbayes et monastères se trouvent dans des lieux écartés en pleine nature. Ce n’est pas par hasard non plus si le désert est souvent le lieu d’une expérience forte de la présence de Dieu.⁠[52]

Le pape s’appuie, bien sûr, sur les Écritures et aussi sur la tradition, particulièrement sur François d’Assise et son Cantique des créatures (LS 87) qui fournit son titre à l’encyclique. François se réfère aussi à ses prédécesseurs, Jean XXIII (Pacem in terris), Paul VI (Populorum progressio) qui parlait de « développement intégral », saint Jean-Paul II (Centesimus annus) qui parlait lui d’écologie humaine et Benoît XVI (Caritas in veritate). Il aurait pu même remonter jusqu’à Léon XIII qui, en 1891, dans Rerum novarum , à une époque où la question écologique ne se posait pas comme aujourd’hui (le mot écologie venait juste de naître en Allemagne et était réservé à un petit nombre de scientifiques), Léon XIII déclare que ceux qui reçoivent la générosité de Dieu sous la forme de ressources naturelles ou de biens devraient exercer leur responsabilité « comme l’intendant (pas le propriétaire !) de la providence de Dieu, au bénéfice des autres ». François s’appuie également sur l’enseignement du patriarche de Constantinople Bartholomée. Les orthodoxes ayant traditionnellement mieux conservé que les catholiques, le sens de l’unité de la création. Il faut bien avouer que pendant quelques siècles, les catholiques ont été distraits et ont trahi la révélation à ce point de vue..

L’écologie intégrale ne se limite donc pas à la défense des espèces menacées et à la lutte contre le réchauffement climatique. Economique, sociale, culturelle, humaine, morale, elle est attentive au cadre de vie sous toutes ses formes, environnement naturel, urbain, humain, elle veille à ce que tous aient un logement digne, puissent profiter de transports en commun bien organisés, elle défend les valeurs familiales, les cultures locales, le patrimoine humain et chrétien, passé et présent, elle respecte la nature humaine, la féminité et la masculinité, la cordialité, la solidarité intergénérationnelle dans un monde qui pollue non seulement l’air mais qui pollue la vue, les oreilles et les âmes, qui prétend effacer les différences sexuelles, homogénéiser les cultures, qui déracine, organise des pénuries, exploite, gaspille, veut tout techniciser, laisse la voiture coloniser les villes et encombrer les routes, un monde égoïste, individualiste, amoral, jouisseur.

Pour établir cette écologie intégrale, les chemins à privilégier sont le dialogue et la conversion.

Le dialogue, à tous les niveaux, international, national et local dans l’intérêt de tous et prioritairement des pays pauvres, dans l’intérêt de ces biens communs à préserver que sont les océans et l’eau potable. Dialogue sur les plans national et local à long terme et pas seulement en vue des prochaines élections. Veiller à ce que les processus de prise de décisions soient transparents et donc participatifs et éclairés. L’écologie intégrale englobe donc aussi le politique. Une politique qui dialogue avec l’économie pour qu’elle n’impose pas à n’importe quel prix ses exigences de rentabilité. Le marché seul ne peut imposer sa loi pas plus que l’État obsédé de planification. Un autre dialogue est important : celui des religions et des sciences. Les sciences, les techno-sciences ne peuvent pas tout résoudre, elles doivent s’ouvrir à d’autres dimensions. L’homme ne se réduit pas en un certain nombre d’équations. (chap. 5)

Au niveau personnel, la conversion est indispensable, car les lois, à long terme sont insuffisantes pour lutter contre les mauvais comportements (LS 211). On ne peut espérer convertir l’autre qu’en commençant par se convertir soi-même (chap. 6). Que nous demande cette « écologie intégrale » ? De changer notre culture, de changer nos habitudes, de vivre avec sobriété et humilité, de rompre les conditionnements économiques, en ayant « conscience d’une origine commune, d’une appartenance mutuelle et d’un avenir partagé par tous » (LS 202), donc de dépasser notre individualisme (LS 208), de développer le sens de la responsabilité et de la communauté. En s’appuyant sur tous les milieux éducatifs, à commencer par la famille, vecteur essentiel de cette formation à l’écologie intégrale (LS 213) qui ne doit pas négliger la dimension esthétique du monde (LS 215) et surtout pas la dimension religieuse, mystique même qui seule peut offrir les motivations nécessaires et durables. La foi nous conduit à vivre l’amour des autres et à contempler le Créateur dans sa création à l’école de saint Bonaventure le grand théologien franciscain (XIIIe s) (LS 233) ou de saint Jean de la Croix, le grand mystique espagnol (XVIe s)(LS 234). Chaque jour, nous pouvons, nous-mêmes, vivre cette expérience particulièrement dans les sacrements car, écrit Jean-Paul II: « toutes les créatures de l’univers matériel trouvent leur vrai sens dans le Verbe incarné, parce que le Fils de Dieu a intégré dans sa personne une partie de l’univers matériel, où il a introduit un germe de transformation définitive » et c’est évidemment dans l’eucharistie que « la Création trouve sa plus grande élévation. » (LS 236) Avez-vous déjà pensé que lorsque monsieur le Curé ou monsieur le Vicaire célèbre la messe, il se livre à « un acte d’amour cosmique » ? « Oui, cosmique ! », renchérit Jean-Paul II et il explique : « car, même lorsqu’elle est célébrée sur un petit autel d’une église de campagne, l’Eucharistie est toujours célébrée, sur l’autel du monde. » (LS 236) Le dimanche, en particulier, le regard s’ouvre sur le monde et sur les autres. Déjà dans l’ancien testament, la loi du repos hebdomadaire impose le chômage « afin que se reposent ton boeuf et ton âne et que reprennent souffle le fils de ta servante ainsi que l’étranger » (Ex 23, 12). Saint Bonaventure déjà cité affirmait même que toute la création porte la marque de la trinité puisque Dieu créateur est trine. Et la création a une reine, Marie, dont toutes les créatures chantent la beauté « enveloppée de soleil, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête » (Ap 12, 1). Saint Joseph, le travailleur manuel, peut nous enseigner à travailler dans le respect de la création. Prenons soin de la création puisqu’elle est précieuse aux yeux de Dieu à tel point qu’elle participera avec nous mystérieusement à la plénitude sans fin. Des cieux nouveaux et une terre nouvelle nous sont promis comme il est écrit dans l’Apocalypse (21, 1), dans la seconde épître de Pierre (2 Pi 3, 13) en écho à ce que le Seigneur révélait déjà à Isaïe (65, 17-19 et 66, 22)

En somme, le pape François, ne parle pas de l’écologie comme tout le monde, il ne s’adapte pas à une mode pour paraître branché. Son message est original à plusieurs titres.

Certes son point de départ rejoint la mise en garde de beaucoup mais très vite il se singularise : en identifiant la cause du mal : ce n’est pas l’homme et son activité qui sont en question mais l’homme qui a perdu le vrai sens de ses relations avec le monde, avec les autres et surtout avec Dieu, en affirmant l’unité de la création qui est la clé de cette écologie intégrale, avons-nous dit : tous les hommes forment une seule famille (un fait qui a été fortement souligné dès Pie XII), une famille qui habite une maison commune. Cette unité de la création découle du fait que Dieu a tout créé. C’est pourquoi le pape peut affirmer que la meilleure manière de mettre l’être humain à sa place, et de mettre fin à ses prétentions de dominer la terre, c’est de proposer la figure d’un Père, créateur et unique maître du monde, parce qu’autrement l’être humain aura toujours tendance à vouloir imposer à la réalité ses propres lois et intérêts. En ce sens, il rejoint ce que Jean-Paul II affirmait dans Centesimus annus : « Il n’existe pas de véritable solution de la question sociale hors de l’Évangile » (CA 5). On peut élargir la citation et dire qu’il n’existe pas de véritable solution à la question sociale comme à la question environnementale hors de l’Évangile.

De tout ce qui précède, on peut tirer deux conclusions.

Premièrement, le monde parce que création de Dieu est, à son niveau, un domaine sacré qui sera renouvelé. Le miracle eucharistique peut nous aider à accepter ce mystère. Jean-Paul II, dans un raccourci très frappant, a rappelé à des agriculteurs cette « assomption » de la matière: « Comme cela doit être significatif pour vous, hommes et femmes du monde agricole, de contempler sur l’autel ce miracle, qui couronne et sublime les merveilles mêmes de la nature. N’est-ce pas un miracle quotidien qui s’accomplit lorsqu’une semence devient un épi et que, de lui, tant de grains de blé mûrissent pour être broyés et devenir du pain ? N’est-elle pas un miracle de la nature, la grappe de raisin qui pend des sarments de la vigne ? Déjà, tout cela porte mystérieusement le signe du Christ, puisque « tout s’est fait par lui et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui » (Jn 1, 3). Mais plus grand encore est l’événement de grâce par lequel la Parole et l’Esprit de Dieu transforment le pain et le vin, « fruit de la terre et du travail des hommes », en Corps et Sang du Rédempteur ».⁠[53] Dans son action sur le monde, dans son travail, l’homme doit avoir conscience de la noblesse de ce qu’il touche, utilise et transforme.

Deuxièmement, il apparaît clairement dans tous les textes cités, du livre de la Genèse à François, que le cosmos, dans toutes ses parties, terre, mer, espace, est un bien collectif dont tous les peuples doivent pouvoir jouir. Et donc, dans son action sur le monde, dans son travail, l’homme doit se souvenir qu’il est solidaire de tous les hommes à travers les temps.

Ces réalités profondément bibliques et chrétiennes ont incité les représentants de diverses églises à s’associer pour sensibiliser leurs fidèles et les responsables nationaux et internationaux.⁠[54]


1. Sermon 215 d’Augustin d’Hippone (fin IVe siècle), in Dz 21 ; Sermon 9 de Césaire d’Arles (début VIIIe siècle), in Dz 27 ; 1er Concile de Nicée (325), in Dz 125 ; 1er Concile de Constantinople (381), in Dz 150 ; 4e Concile du Latran (1215), in Dz 800 ; 1er Concile du Vatican (1870), in Dz 3001 et 3004.
2. Tomus Damasi, 19 (382), in Dz 171. On peut citer aussi la Profession de foi du pape Vigile : Lettre Dum in Sanctae à l’ensemble du peuple de Dieu (552), in Dz 415 ; la lettre de Pélage 1er Humani generis au roi Childéric 1er (557), in Dz 441 ; la profession de foi du Concile du Latran (649), in Dz 501 ; la profession de foi du IIe Concile de Tolède (675), in Dz 531 ; la lettre « Consideranti mihi » du pape Agathon ( 680), in Dz 542 et svts..
3. 4e concile du Latran (1415), in Dz 804 et, de même, au Concile de Florence, bulle Cantate Domino (1442), in Dz 1331.
4. Statuta Ecclesiae Antiqua, in Dz 325.
5. (553), in Dz 421.
6. Lettre Congratulamur vehementer (1054), in Dz 680.
7. Encyclique Divinum Illud Munus (1897), in Dz 3326.
8. GS 11.
9. GS 26.
10. Encyclique Dominum et vivificantem, 10. A propos des rapports entre nature et grâce, Jürgen Moltmann veut se démarquer d’un principe médiéval « dual » qui, dit-il, « est encore celui de la théologie catholique actuelle : Gratia non destruit, sed praesupponit et perficit naturam ». Refusant « une dogmatique binaire, duelle » et s’inscrivant « dans une orientation dialectique, processuelle, à chiffres multiples », le théologien entreprend la critique de ce principe qui « présuppose que la grâce de Dieu consiste dans l’incarnation du Logos éternel dans le Christ, et conclut que cette incarnation suppose la création et l’accomplit ». Dès lors, « la christologie présuppose l’anthropologie (…), l‘anthropologie est une « christologie déficiente » (Karl Rahner) et (…) la christologie est une « anthropologie réalisée ». L’existence chrétienne présuppose par conséquent l’existence humaine et l’accomplit.
   Je n’approuve pas, écrit Moltmann, la deuxième partie de ce principe, parce qu’il ne distingue pas entre grâce et gloire, entre histoire et nouvelle création, entre l’existence chrétienne et l’existence accomplie. C’est parce que cette deuxième distinction n’est pas suffisamment marquée que ce principe médiéval conduit sans cesse au triomphalisme : dans la grâce se trouverait déjà la gloire, qui accompli la nature ; dans l’alliance il y aurait déjà le royaume, qui est le principe interne de la création ; dans l’existence chrétienne il y aurait déjà l’accomplissement de l’existence humaine.
   C’est pourquoi je présente une formulation nouvelle de la deuxième partie du principe théologique suivant une dialectique trinaire :
   Gratia non perficit, sed praeparat naturam ad gloriam aeternam.
   Gratia non est perfectio naturae, sed praeparatio messianica mundi ad regnum Dei.
   Ce principe suppose que la grâce de Dieu consiste dans la résurrection du Christ et conclut que sa résurrection est le commencement de la re-création du monde. Il s’ensuit qu’il faut parler de nature et de grâce et du rapport de la nature et de la grâce dans la perspective de la gloire, qui accomplit aussi bien la nature que la grâce et qui par conséquent détermine dès ici-bas la relation entre la nature et la grâce. Il s’ensuit en outre, que ce n’est pas encore l’alliance historique avec Dieu, mais seulement le royaume futur de la gloire divine, promis et garanti par l’alliance historique, qui peut être appelé « le principe interne de la création ». Il s’ensuit enfin, que l’existence chrétienne n’est pas encore en elle-même l’accomplissement, mais seulement une voie messianique vers un accomplissement possible, futur de l’existence humaine. Sur cette voie l’existence chrétienne rencontre l’existence juive comme chemin et témoignage d’une même espérance en une humanité enfin délivrée, glorifiée et unie dans la justice. L’existence chrétienne ne supplante pas l’existence juive, mais dépend d’elle et entre avec elle en une communauté de cheminement.
   Dans le judaïsme médiéval le christianisme évangélisant les peuples a souvent été considéré et apprécié comme la praeparatio messianica de l’ensemble des peuples voulue par Dieu. Nous prenons à notre compte cette appréciation juive de l’existence chrétienne et nous l’élargissons au-delà de l’ensemble des peuples à la nature. Le christianisme est aussi là pour la praeparatio messianica naturae. » (Op. cit., pp. 20-21).
11. 1er Concile du Vatican (1870), in Dz 3004. Définition reprise par la Constitution dogmatique Dei verbum (1965), in Dz 4206.
12. Dei Verbum, in Dz 4203.
13. Jean-Paul II en a dressé la liste impressionnante et malheureusement bien connue in Message pour la Journée de la Paix, 1er janvier 1990, DC n°1997, 7-1-1990, pp. 9-12 (cf. infra).
14. L’ouvrage de référence essentiel , présenté par MICHELET Thomas o.p. : Les papes et l’écologie, De Vatican II à Laudato si’, Artège, 2016.
15. C’est un aspect qui a été fortement souligné pendant des siècles. A partir des Psaumes et notamment à partir du Psaume 148, saint Augustin répétera que toute la création dit les louanges de Dieu (Les confessions, VII, 13). Saint Bernard dira que le monde est « un livre ouvert à tous pour que chacun, s’il le désire, puisse y lire la sagesse de Dieu » (De Diversis, 9, 1) ; « Tu trouveras dans les forêts, écrit-il, quelque chose de plus que dans les livres. Les arbres et les pierres t’enseigneront ce que tes maîtres ne peuvent pas t’enseigner » (Espistolae, 106, 2). Et saint Thomas, plus nettement encore, confirmera : « Dieu, comme un excellent maître, a pris soin de nous laisser deux écrits parfaits, afin de faire notre éducation d’une manière qui ne laisse rien à désirer ; car, dit l’Apôtre, tout ce qui est écrit est écrit pour notre enseignement. Ces deux livres divins sont la Création et l’Écriture sainte » (Sermon pour le deuxième dimanche de l’Avent). Textes cités par Jean Séguy, Christianisme et « environnement naturel », in Religion et écologie, op. cit., p. 100).
   Nourri de cette tradition, Jean-Paul II saluera, en ces termes, les agriculteurs : « La fidélité de Dieu ! Pour vous, hommes du monde agricole, elle est une expérience quotidienne, constamment répétée par l’observation de la nature. Vous connaissez le langage de la terre et des semences, de l’herbe et des arbres, des fruits et des fleurs. (…) Vous découvrez dans ce langage la fidélité de Dieu aux paroles qu’il prononça au troisième jour de la création : « Que la terre verdisse de verdure ; des arbres portant semence et des arbres fruitiers » (Gn 1, 11). Dans le mouvement paisible et silencieux, mais riche de vie, de la nature, continue à palpiter la satisfaction originelle du Créateur : « Et Dieu vit que cela était bon ! » (Gn 1, 12).
   Oui, le seigneur garde à jamais sa fidélité. Et vous experts en ce langage de fidélité -langage ancien et toujours nouveau-, vous êtes tout naturellement les hommes du « merci ». Votre contact prolongé avec la merveille des produits de la terre vous les fait percevoir comme un don inépuisable de la Providence divine ». (Homélie lors du Jubilé du monde agricole, 12-11-2000, in DC n° 2238, 17-12-2000, p. 1051).
16. Rappelons-le : « L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il a été créé. Il s’ensuit que l’homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin, et s’en dégager dans la mesure où elles lui sont un obstacle ».( LOYOLA Ignace de, Exercices spirituels, Desclée de Brouwer, 1960, p. 28).
17. 28 août 1961.
18. LG 48.
19. GS 14.
20. GS 12.
21. GS 13.
22. H. Et J. Bastaire précisent : « nous ne sommes pas seuls dans le péché. Il existe avec nous d’autres créatures libres qui, dans une maléfique émulation font échec à la Parole de Dieu en étant comme nous co-destructrices au lieu d’être co-créatrices.
   A l’inverse des créatures charnelles créées avant lui, ces créatures spirituelles ne sont pas assujetties à l’homme. Elles n’ont pas défilé devant lui pour qu’il leur donne un nom. Mais elles ne peuvent rien faire sans lui et lui ne peut rien faire sans elles. qu’elle s’effectue dans la grâce ou le péché, la communion des créatures est infrangible. Procédant d’une même source divine, l’action des anges et des hommes ne saurait être que synergique.
   Ensemble le mauvais ange et le mauvais couple humain ont fauté, ensemble, ils ont provoqué la chute du cosmos. » Et plus encore, « les mauvais anges ne cessent depuis la chute de disputer le monde à leurs congénères loyaux, et c’est ainsi qu’on peut les juger responsables des éruptions volcaniques et des séismes comme les bons anges le sont de l’arc-en-ciel.
   Dans les litanies des saints, on a longtemps prié « les saints anges et archanges, les saints ordres des esprits bienheureux », de délivrer les chrétiens « de la foudre, de la tempête et du fléau des tremblements de terre ». » (Le salut de la création, op. cit., pp. 22 et 25).
23. Discours à l’occasion du 25e anniversaire de la F.A.O., 16 novembre 1970.
24. OA 21.
25. Si l’on excepte deux messages de Paul VI à la Conférence des Nations-Unies sur l’environnement en 1972 et pour la Journée de l’environnement en 1977 et une allocution à l’Académie pontificale des Sciences en 1976.
26. Lettre apostolique Inter sanctos, 1979.
27. RH 8.
28. RH 15.
29. 1987.
30. 1967.
31. SRS 29.
32. SRS 34.
33. Message pour la Journée de la paix, 1er janvier 1990, DC n° 1997, 7-1-1990, pp. 9-12.
34. En voici la partie essentielle : « La vocation d’Adam et d’Eve à participer à la réalisation du plan de Dieu sur la création stimulait les capacités et les dons qui distinguent la personne humaine de tout autre créature et, en même temps, établissait un rapport ordonné entre les hommes et tout le créé. Faits à l’image et à la ressemblance de Dieu, Adam et Eve devaient soumettre la terre (cf. Gn 1, 28) avec sagesse et amour. Cependant, par leur péché, ils détruisirent l’harmonie existante, s’opposant délibérément au dessein du Créateur. Cela conduisit non seulement à l’aliénation de l’homme par lui-même, à la mort et au fratricide, mais aussi à une certaine révolte de la terre contre lui (cf. Gn 3, 17-19 ; 4, 12). Toute la création fut assujettie à la caducité et, depuis lors, elle attend mystérieusement sa libération pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu (cf. Rm 8, 20-21).
   Les chrétiens professent que dans la mort et la résurrection du Christ s’est accomplie l’œuvre de la réconciliation de l’humanité avec le Père, qui « s’est plu …​ par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix » (Col 1, 19-20). La création a été ainsi renouvelée (cf. Ap 21, 5), et sur elle, qui était auparavant soumise à « l’esclavage » de la mort et de la corruption (cf. Rm 8, 21), s’est répandue une vie nouvelle, tandis que « nous attendons de nouveaux cieux et une terre nouvelle où habitera la justice » (2P 3, 13). Ainsi, le Père « nus a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ » (Ep 1, 9-10). » (Op. cit., § 3-4).
35. « Voilà pourquoi le pays est en deuil et tous ses habitants dépérissent, jusqu’aux bêtes des champs et aux oiseaux du ciel, et même les poissons de la mer disparaîtront ». Os 4, 3.
36. « On ne peut négliger (…), la valeur esthétique de la création. Le contact avec la nature, par lui-même, est profondément régénérateur, de même que la contemplation de sa splendeur donne paix et sérénité. La Bible parle souvent de la bonté et de la beauté de la création, appelée à rendre gloire à Dieu (cf., par exemple, Gn 1 et s. ; Ps 8, 2 ; 104, 1ss ; Sg 13, 3-5 ; Si 39, 16, 33 ; 43, 1, 9). La contemplation des œuvres du génie humain est peut-être plus difficile, mais non moins intense. Les villes elles-mêmes ont souvent une beauté spécifique qui doit inciter les hommes à protéger le milieu où ils vivent. Une bonne planification urbaine est un aspect important de la protection de l’environnement, et le respect pour les caractères physiques de la terre est indispensable dans toute implantation écologique correcte. En somme, il ne faut pas négliger la relation qui existe entre une formation esthétique appropriée et la préservation de l’environnement. » (Op. cit., § 14).
   De même, les évêques français de la Commission sociale (op. cit., p. 117) écrivent : « la foi n’est pas l’unique remède. La création artistique, elle aussi, peut venir au secours des hommes de sciences et des politiques ».
   Plus profondément et plus radicalement, Miklos Vetö va défendre l’idée que seule une esthétique permet de justifier « une attitude véritablement responsable et aimante à l’égard du monde ». En s’appuyant sur Kant mais aussi sur Simone Weil, l’auteur montre que la contemplation désintéressée de la beauté exclut la volonté de possession ou de transformation : « Tout ce qui est beau est objet de désir, mais on ne désire pas que cela soit autre, on ne désire rein y changer, on désire cela même qui est. On regarde avec désir le ciel étoilé d’une nuit claire, et ce qu’on désire, c’est uniquement le spectacle qu’on possède » (WEIL S., La condition ouvrière, Gallimard, 1951, p. 265). Cette contemplation suppose non seulement sympathie pour la nature mais aussi liberté. C’est pourquoi, en matière d’écologie, on ne peut légiférer. On ne peut que conseiller. Cet esthétique doit être religieuse et s’inspirer de l’exemple de Dieu lui-même qui institue le sabbat non simplement pour le repos mais pour freiner notre volonté de puissance et permettre la reconnaissance, la réjouissance et la célébration. La sabbat permet « d’activer ou de réactiver notre consentement à l’existence autonome des choses qui nous entourent ». L’attitude esthétique en matière d’écologie est faite de piété et de patience qui transforment l’esthétique en éthique. Non pas la piété antique mue par le sentiment de fragilité que l’homme éprouvait face aux forces du monde mais une piété moderne qui est sensible, cette fois, à la fragilité de ce monde. Un monde qui a une temporalité propre, celle des plantes et des bêtes, temporalité aujourd’hui toujours en retard sur la temporalité humaine qui va s’accélérant. La patience est donc indispensable, elle est « le consentement qu’on donne à l’autre pour lui permettre d’exister selon son propre rythme ». (op. cit., pp. 98-106).
37. Conférence sur l’homme et l’environnement, O.R. 18 mai 1990.
38. CEC 2415-2418.
39. CA 37.
40. EV, 42.
41. RATZINGER J. cardinal, Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre : quatre sermons de Carême à Munich sur la création et la chute, Fayard, 2005. BENOÎT XVI, Pour une écologie de l’homme, Parole et silence, 2012 ; Pensées sur l’environnement, Parole et silence, 2012.
42. Exhortation apostolique post-synodale, Sacramentum caritatis, 22 février 2007, n° 90.
43. Homélie, 3 juin 2006.
44. Cf. ce que disait JEAN-PAUL II, lors de l’Audience du 30 janvier 2002.
45. CV 51.
46. Message pour la célébration de la Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2010, 8 décembre 2009, n° 12.
47. Discours au corps diplomatique, 11 janvier 2010, n° 12.
48. Vers 1220-1274. Théologien, archevêque, cardinal et docteur de l’Église, saint Bonaventure est l’autre figure incontournable de la famille franciscaine.
49. Pour approfondir le sujet, on peut lire REVOL Fabien et RICAUD Alain, Une encyclique pour une insurrection des consciences, Parole et Silence, 2015.
50. Cf. l’« Oregon Petition », la Heidelberg Declaration , la Leipzig Declaration, ou encore la Manhattan Declaration où d’innombrables scientifiques déclarent en substance : « Il n’existe aucune preuve convaincante selon laquelle les émissions de CO2, provenant de l’activité industrielle moderne ont causé, causent ou causeront des changements climatiques catastrophiques » ; « Il n’y a pas de preuve scientifique du réchauffement climatique ». Un candidat conservateur à l’élection présidentielle de 2016, Rick Santorum, déclare : « L’Église s’est trompée plusieurs fois en matière de science. Je pense que nous devrions laisser la science aux scientifiques et nous concentrer sur ce que nous savons faire, la théologie, la morale ». (in Le Monde, 18/6/2015).
51. CEC 340 ; voir aussi les n° 337-349.
52. Lire par exemple, SCHMIDT Eric-Emmanuel, La nuit de feu, Albin-Michel, 2015.
53. Homélie lors du Jubilé du monde agricole, 12-11-2000, in DC n° 2238, 17-12-2000, p. 1052.
54. Cf. Symposium « Religion, science et environnement » du 5 au 10 juin 2002 et la Déclaration commune du Pape Jean-Paul II et du Patriarche œcuménique Bartholomeos Ier, in DC n° 2278, 20-10-2002, pp. 868-870 ; Conclusions de la IVe consultation des Conférences épiscopales d’Europe sur la responsabilité de la création, id., pp. 874-877.

⁢f. Retour à l’écologie ordinaire

Ces réalités montrent aussi que le procès que certains intentent à l’Église et à l’Écriture, n’a pas de sens. Celles-ci soulignent une familiarité religieuse entre l’homme et la nature qui n’est pas en contradiction avec la familiarité des différentes espèces que rappellent scientifiques et philosophes de l’environnement⁠[1].

Pourquoi, dès lors, écrire que « nous devons (…) tirer les conséquences de ce que l’homme n’a pas été fait à l’image de Dieu, mais a évolué dans une interaction avec toutes les autres espèces auxquelles il est apparenté » alors que les auteurs les plus sages refusant aussi bien l’humanisme prédateur que le naturalisme anti-humaniste défendent l’idée d’un « nouveau naturalisme »[2] qui échappe aux simplifications de la deep ecology considérée, à juste titre, comme un « écofascisme ». Ainsi, l’« éthique écocentrée » de Baird Callicott⁠[3] professeur à l’université du Nord-Texas est présentée comme une « éthique hiérarchique et holiste[4] , nullement égalitaire : elle pose qu’il y a un bien de la communauté en tant que telle (…) et que les devoirs de chacun de ses membres sont déterminés par la place qu’ils y occupent. Est-ce à dire qu’il faille sacrifier les droits de l’homme (…) au bien de la communauté biotique ? La question est sans objet, selon Baird Callicott. La source des devoirs moraux est l’appartenance à une communauté. Nous autres êtres humains relevons de plusieurs communautés : diverses communautés humaines (la famille, les microsocétés dont nous faisons partie, la nation, l’humanité) et de diverses communautés biotiques (…). Entre ces différentes parentés, il y a des relations hiérarchiques, qui se règlent selon la proximité ; nous avons des devoirs supérieurs envers ceux qui nous sont les plus proches : notre famille passe avant les cousins éloignés des antipodes, l’humanité passe avant une parenté animale plus lointaine. Il n’y a donc aucune raison de sacrifier l’humanité à des nécessités écologiques. » Cette « éthique de la parenté » élargie à l’ensemble des espèces n’est pas antihumaniste, elle « situe l’homme dans la nature », elle « montre que l’évaluateur est situé : c’est dans la mesure où nous faisons partie de la nature que nous pouvons lui attribuer une valeur. La valorisation consciente est l’actualisation d’une relation préexistante, celle de notre appartenance à des communautés biotiques. »⁠[5]

Ce trop rapide survol nous montre que cette réflexion qui veut écarter, comme dangereuse, la conception « anthropocentrique » de la Bible qui dit de l’Homme qu’il est à l’image de Dieu, rejoint en fait par « en bas » la réflexion théologique dont nous avons donné un aperçu. Réflexion théologique qui apporte la justification ultime et cohérente du respect que nous devons à notre environnement et qui évitera de glisser, nous allons le voir, dans la mouvance de l’idéologie véhiculée par ce mouvement nébuleux qu’on appelle Nouvel Age.

Vous avez dit « holiste » ?

Ce mot sonne curieusement aux oreilles contemporaines et il faut nous y arrêter quelques instants. Si holisme désigne, en philosophie, une « théorie d’après laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme de ses parties »[6], pour certains sociologues, le mot s’oppose simplement à individualisme[7] et je pense que c’est dans ce dernier sens qu’il faut l’entendre ici, dans la mesure où l’écologie la plus sérieuse nous demande de tenir compte des interactions entre les différents niveaux du créé et de ne pas les considérer comme séparés les uns des autres.

Toutefois ce mot savant connaît aujourd’hui une vogue très particulière dans les cercles, ou plutôt, les « courants »[8] du Nouvel Age (New Age) où il prend une signification qui peut tromper le lecteur inattentif et lui laisser croire que le holisme du New Age rejoint, d’une manière ou l’autre la vision d’un Teilhard de Chardin ou même la conception du Corps du Christ initiée par saint Paul. Elle peut aussi établir une confusion la symbolique du corps dont nous reparlerons plus loin avec X. Dijon, à propos de la justification de l’appropriation de la nature.

Tout le mouvement du Nouvel Age⁠[9] est imprégné par le holisme qui, soyons-y attentifs, « constitue à la fois un élément essentiel du Nouvel Age et un signe des temps dans le dernier quart du XXe siècle »[10]. De quoi s’agit-il ? Un des gourous du New Age déclare : « L’unité est la seule réalité et la diversité en est la manifestation apparente »[11]. Ailleurs, le même écrit : « Reconnaître que Dieu, dans son holisme, est la seule véritable réalité, est la clef essentielle de toute manifestation.

Chaque élément de l’univers est directement ou indirectement relié à l’ensemble, et aucun obstacle, aucune limitation de temps, d’espace ou de circonstance, ne peut bloquer le flux approprié d’énergie entre les diverses affinités du Tout.

Dieu est tout ce qui est. En lui rien ne manque. Il est la Réalité.

Plus notre conscience s’ouvre à cette perception et à cette compréhension, plus étroitement nous vivons au cœur même de cette Réalité et plus nous devenons capables en toutes circonstances et à tous les niveaux d’utiliser avec succès les lois de la manifestation.

En me reliant au divin, je m’unis à toutes choses, et par cette union avec le Tout, je deviens une sorte de Créateur suprême. »[12]

Si Dieu est tout ce qui est, « il n’y a pas d’altérité entre Dieu et le monde. Le monde, qui est lui-même divin, suit un processus évolutif allant de la matière inerte à la « conscience supérieure et parfaite ». Le monde est incréé, éternel et autosuffisant. Le futur du monde dépend d’une dynamique interne qui est nécessairement positive, et qui mène à l’unité divine (réconciliée) de tout ce qui existe. Dieu et le monde, l’âme et le corps, l’intelligence et le sentiment, le ciel et la terre forment une seule immense vibration d’énergie. »⁠[13]

qu’en est-il des hommes ? Comme nous venons de le voir, « tout dans l’univers est relié. En soi, chaque partie est une image de la totalité. Le tout est dans chaque chose, et chaque chose est dans le tout. Dans la « grande chaîne des êtres », tous les êtres sont intimement liés, ne formant qu’une seule famille avec différents degrés d’évolution. Chaque homme est un hologramme, une image de la création tout entière, dont chaque élément vibre à sa propre fréquence. L’homme est un neurone du système nerveux central de la Terre, et toutes les entités individuelles ont entre elles une relation de complémentarité. En fait, il existe une complémentarité interne, ou androgynie, dans toute la création »[14]. Les hommes « naissent avec une étincelle divine »[15] qui « les relie à l’unité du Tout. Ils sont donc vus, essentiellement, comme des êtres divins, bien qu’ils participent de cette divinité cosmique à des niveaux de conscience différentes. (…) L’identité de chaque être humain est diluée dans l’être universel de dans la série des incarnations successives. Les individus sont soumis à l’influence déterminante des astres, mais peuvent s’ouvrir à la divinité qui vit en eux à travers la recherche constante ( à l’aide des techniques appropriées) d’une plus grande harmonie entre le moi et l’énergie cosmique divine »[16].

Le cosmos est donc considéré comme « un tout organique (…) animé par une Energie, qui est assimilée à l’âme ou l’esprit de Dieu »[17]. Nous sommes dans « un univers clos, contenant « Dieu », et d’autres êtres spirituels[18] en plus de nous-mêmes ». On comprend dès lors que l’écologie tienne une place importante dans la mouvance New Age. Cette écologie se manifeste par « une fascination pour la nature et re-sacralisation de la Terre, la Terre Mère ou Gaia[19](…) La chaleur de la Terre Mère, dont la divinité s’étend à toute la création, comble, dit-on, le fossé entre la création et le Dieu-Père transcendant du judaïsme et du christianisme en écartant la perspective de devoir être jugés par un tel Etre. »[20] On en arrive inévitablement à considérer cette vision comme « un panthéisme implicite »[21] et il n’est pas étonnant non plus qu’on y parle de réincarnation, présentée « comme une participation à l’évolution cosmique »[22]. Enfin, notons que cette vision holistique d’un monde global suggère la nécessité d’un gouvernement mondial…​

Et le Christ ? Certains auteurs du New Age parlent du Christ et, en particulier, du Christ cosmique : « Le Christ cosmique est le modèle divin qui trouve unité dans la personne de Jésus-Christ (mais ne se limite pas à cette personne). Le modèle divin d’unité s’est fait chair et il a campé parmi nous (Jn 1, 14)…​ Le Christ cosmique…​ libère de l’asservissement et du pessimisme de l’univers mécaniciste newtonien, un univers de compétition, de gagnants et de perdants, de dualisme, d’anthropocentrisme, ainsi que de l’ennui de voir notre univers merveilleux réduit à une machine sans mystère ni mysticisme. Le Christ cosmique est local et historique, il est même intimement associé à l’histoire humaine. Le Christ cosmique pourrait vivre près de nous, ou même dans notre moi le plus profond et le plus authentique ».⁠[23]

Nous savons que le chrétien peut parler aussi du Christ cosmique à partir, notamment de la doctrine développée par Paul⁠[24]. Toutefois, ce Christ « n’est pas un modèle, mais est bien une personne divine dont la figure, humaine et divine, révèle le mystère de l’amour du Père pour chaque personne au long de notre histoire (Jn 3, 16) ; il vit en nous parce qu’il partage sa vie avec nous, mais cela n’est ni imposé, ni automatique. Tous les hommes sont invités à participer à sa vie, à vivre « dans le Christ Jésus ». » Pour le Nouvel Age ou, du moins, pour certains de ses représentants, « le Christ cosmique est un modèle qui peut se répéter dans beaucoup de personnes, de lieux et de temps. (…) En définitive le Christ n’est plus qu’un potentiel à l’intérieur de nous-mêmes »[25]. Ce Christ « éternel, impersonnel et universel » est distinct de Jésus, « historique, personnel et individuel » qui, au mieux, est « un sage, un initié ou un avatar parmi tant d’autres ».⁠[26]

d’où vient l’erreur ?

Il est sûr que « la science contemporaine confirme l’étroite interaction entre les diverses parties composant un système physique, chimique ou un organisme biologique »[27]. Il est sûr aussi que la théologie souligne d’autres interactions entre Dieu, l’homme et l’univers créé. Mais, sans nier les substances, sans gommer l’individualité des différentes composantes. Or, la vision holistique véhiculée par la New Age, dans sa volonté d’en finir avec tous les cloisonnements, « privilégie unilatéralement la relation au détriment de la substance, alors qu’il ne peut y avoir de relation sans termes, c’est-à-dire sans substances en relation. »[28] Le Nouvel Age cherche « l’unité par la fusion qui permet de réconcilier l’âme et le corps, le féminin et le masculin[29], l’esprit et le matière, l’humain et le divin, la terre et l’univers, le transcendant et l’immanent, la religion et la science, les différences entre les religions, le Yin et le Yang. Dans ce cas, il n’y a plus d’altérité. Ce qui reste, en termes humains, est le trans-personnel ».⁠[30]

Tous les « maîtres à penser » du New Age s’accordent sur ce fondement dont tout découle⁠[31] : « Toute vie, toute existence, est une manifestation de l’Esprit, l’Inconnaissable, la Conscience suprême connue sous des noms divers dans beaucoup de cultures différentes »[32] ; « Le monde, y compris la race humaine, est l’expression d’une nature divine supérieure et plus complète »[33] ; « Il existe une seule réalité-énergie »[34] ; « Toute vie, dans ses différentes formes et états, est énergie interdépendante et inclut nos actes, nos sentiments et nos pensées »[35] ; « La terre-Gaïa est notre mère, chacun de nous est un neurone du système nerveux central de la Terre »[36].

Rêverie ?

On peut penser que ces théories ne séduisent qu’un petit nombre d’originaux et qu’elles ne constituent en rien une menace pour notre vie sociale, d’autant moins que si on parle beaucoup de ce New Age, on ne le « voit » jamais. Tel n’est pas l’avis de M. Schooyans qui n’hésite pas à affirmer que « l’ONU est (…) marquée par l’influence du holisme, caractéristique du New Age (…)⁠[37]. La Charte de la Terre, en voie finale d’élaboration, est explicite à cet égard. »[38]

De quoi s’agit-il ?

Cette Charte est le fruit de nombreuses années de discussions entamées en 1987 au sein de la Commission des Nations Unies pour l’Environnement et le Développement. En mars 2000, la Commission, réunie au siège de l’Unesco, a approuvé la version finale de cette Charte qui a connu de nombreuses ébauches. Elle a été lancée officiellement le 29 juin 2000 au Palais de La Haye.

Selon ses promoteurs, ce document⁠[39] doit nous amener à « des changements importants dans notre façon de vivre et de penser », il nous « met au défi d’examiner nos valeurs et de choisir une meilleure voie », il nous « incite à rechercher un terrain d’entente au milieu de nos diversités, et à adopter une nouvelle vision éthique qui soit partagée à travers le monde par un nombre croissant de personnes de divers pays et cultures ». Pour cela, une consultation a été organisée à travers le monde. De plus, cette Charte prétend s’être appuyée aussi sur « la science contemporaine, le droit international, les leçons des peuples indigènes, la sagesse des grandes religions du monde et les traditions philosophiques, les déclarations et rapports des sept grandes conférences des Nations Unies qui ont eu lieu durant les années 1990, le mouvement d’éthique globale, de nombreuses déclarations non-gouvernementales et traités des peuples émis au cours des trente dernières années, et les expériences accumulées dans la construction de communautés durables ». C’est dire, on ne peut plus clairement, le caractère extrêmement pluraliste de l’inspiration. Notons que pour M. Schooyans, ce pluralisme affiché est, en fin de compte, une philosophie précise, celle du New Age : « L’influence du philosophe Thomas S. Kuhn, un des grands inspirateurs du New Age, est ici évidente, et elle est confirmée dans les livres de Marilyn Ferguson sur ce même courant ».⁠[40]

Voyons cela de plus près.

Le but de la Charte est, selon le Préambule, « d’établir une base éthique solide pour la société globale émergente et d’aider à construire un monde durable » dans l’espoir de donner naissance à une société mondiale durable, fondée sur le respect de la nature, les droits universels de l’être humain, la justice économique et une culture de la paix ».⁠[41]

L’ordre des fondements cités est-il accidentel ou significatif. Il semble qu’il ne soit pas innocent car, immédiatement, le Préambule va définir la place de l’homme : « L’humanité fait partie d’un vaste univers en évolution. La Terre, notre foyer, est elle-même vivante et abrite une communauté unique d’êtres vivants. Les forces de la nature font de l’existence une aventure exigeante et incertaine, mais la Terre a fourni les conditions essentielles à l’évolution de la vie. La capacité de récupération de la communauté de la vie et le bien-être de l’humanité dépendent de la préservation d’une biosphère saine comprenant tous ses systèmes écologiques - une riche variété de plantes et d’animaux, la fertilité de la terre, la pureté de l’air et de l’eau. L’environnement de notre planète, y compris ses ressources limitées, est une préoccupation commune à tous les peuples de la terre. La protection de la vitalité, de la diversité ainsi que de la beauté de la Terre est une responsabilité sacrée. »

Notons la majuscule de Terre lorsque celle-ci désigne bien le tout vivant, objet d’une responsabilité sacrée. Ce n’est plus l’homme qui mérite la majuscule ni l’adjectif « sacré ». Non seulement il n’est qu’un élément de l’« univers en évolution » mais un élément dangereux. Si la Charte est nécessaire, c’est parce que l’homme menace le « foyer » par sa production, sa consommation, son égoïsme, sa volonté de puissance. Actuellement même sa simple présence est destructrice : « une augmentation sans précédent de la population a surchargé les systèmes écologiques et sociaux. Les fondements de la sécurité planétaire sont menacés. Ces tendances sont dangereuses - mais non inévitables. »

La solution s’impose : « former un partenariat à l’échelle globale pour prendre soin de la Terre et de nos prochains » car « nos enjeux environnementaux, économiques, politiques, sociaux et spirituels sont étroitement liés et ensemble nous pouvons trouver des solutions intégrées ».⁠[42] Nous devons « intégrer dans notre vie le principe de la responsabilité universelle, nous identifiant autant à la communauté de la Terre qu’à nos communautés locales », développer « l’esprit de solidarité et de fraternité à l’égard de toute forme de vie ».

Suivent 16 grands principes « interdépendants »[43] dans lesquels nous retrouvons les droits principaux de l’homme mais, à chaque fois, en vertu de l’ »interdépendance », inscrits dans la protection et le respect prioritaire de la Terre qui apparaît comme la valeur première, fondatrice, universelle, qui doit mesurer et guider la nouvelle éthique⁠[44]. En témoigne la structure même du texte. Les 16 principes sont répartis en quatre parties. Les deux dernières sont consacrées à la justice sociale et économique (III), à la démocratie, la non-violence et la paix (IV) tandis que les deux premières traitent du respect et de la protection de la communauté de la vie (I) et de l’intégrité écologique (II).

Pour M. Schooyans, l’inspiration holiste⁠[45] est claire, l’homme est un élément du tout, il « n’a aucune spécificité biologique qui lui permettrait de prétendre émerger biologiquement du reste du monde vivant » et doit « accepter d’être soumis à l’impératif écologique ».⁠[46] L’anthropocentrisme, dans le meilleur sens du terme est ainsi aboli, l’homme est un être sans transcendance dont la seule finalité « sacrée » est de préserver la Terre, la « communauté de la vie »[47]. Il est fait allusion aux religions, comme nous l’avons vu dans le Préambule, mais secondairement, parce qu’elles font partie de la vie, quelles qu’elles soient ou qu’elles peuvent servir à renforcer la nouvelle éthique:

« Reconnaître et préserver les connaissances traditionnelles et la sagesse de toutes les cultures, lorsqu’elles contribuent à la protection de l’environnement et au bien-être de l’être humain » (8b).

« Affirmer le droit des peuples indigènes à leur spiritualité, leurs connaissances, leurs terres, leurs ressources, ainsi qu’à leurs propres moyens d’existence traditionnels et durables » (11b).

« Reconnaître l’importance de l’éducation morale et spirituelle pour une existence durable » (14d).

« L’esprit de solidarité et de fraternité à l’égard de toute forme de vie est renforcé par le respect du mystère de la création, par la reconnaissance du don de la vie et par l’humilité devant la place que nous occupons en tant qu’êtres humains dans l’univers » (Préambule).

Ces principes sont bien insuffisants pour un chrétien. C’est pourquoi, par exemple, en 1997, à la 19e session de l’Assemblée générale de l’ONU sur le thème de l’environnement, Mgr J.-L. Tauran, délégué du Saint-Siège, après avoir affirmé le souci que l’Église catholique a de l’environnement mais rappelé aussi les réserves du Saint-Siège vis-à-vis des prises de position libérales de l’ONU en matière sexuelle et familiale⁠[48], déclarera que les croyants « voudraient aider leurs compagnons de route à aller au-delà du simple respect de la nature et du partage des ressources - absolument nécessaires, bien sûr - pour retrouver le sens de l’émerveillement devant la beauté des éléments naturels qui peuvent toujours dire quelque chose de Celui qui nous précède et nous dépasse. Il faudrait ici évoquer sans doute, ajoute-t-il, le Cantique des Créatures de François d’Assise ou encore l’expression paradoxale d’un contemporain qui n’hésitait pas à parler de la « puissance spirituelle de la matière » (Teilhard de Chardin). »⁠[49]

Finalement

Pour éviter les dérives et les prolongements politiques du New Age ou de la Deep Ecology, pour éviter que les principes de l’écologisme raisonnable ne dérivent, dans un sens ou l’autre, pour qu’ils ne se teintent d’anti-humanisme ou d’anti-christianisme et ne s’incarnent dans des projets politiques idéologiques, boiteux ou utopistes, il est indispensable de les inscrire dans une anthropologie et une cosmogonie rigoureuses. Les chrétiens paraissent, quoi qu’on en ait dit, particulièrement aptes à donner une vision cohérente, sage et exaltante de la gestion du monde. Certes, une information scientifique sérieuse est indispensable mais elle est difficile et n’est pas toujours à l’abri d’idéologisations diverses⁠[50] ou d’exagérations qui risquent de jeter le discrédit sur l’ensemble des mises en garde⁠[51].

Certes, l’ampleur de certains problèmes réels et vitaux réclame une action internationale et l’effort de tous. Mais la motivation et l’orientation de l’action demandent que tous soient sensibilisés aux vraies valeurs en question. d’autant plus que bien des problèmes ne sont pas immédiatement perceptibles dans notre vie quotidienne. Que nous importe, à la limite, de savoir que « le réchauffement atmosphérique de la planète élèvera la température de 0,4 à 1,1°C dans vingt ans, et 0,8 à 2,6°C vers 2050 » ? Sommes-nous vraiment inquiets à l’idée que « le niveau des mers s’élèvera de 3 à 14 cm dans les vingt années à venir, et de 5 à 32 cm vers 2050 » ?⁠[52] Dans les pays nantis, les intérêts financiers comme le souci de leur propre sécurité peuvent aussi rendre les hommes aveugles sur les causes profondes de certaines catastrophes naturelles. Tant que les stations balnéaires de la Mer du Nord ne sont pas visiblement menacées, tant que nos terres restent fertiles et notre eau bonne à boire, comment croire que nos habitudes de vie ou nos complicités économiques peuvent vraiment être responsables de famines, d’inondations ou de sécheresse à l’autre bout du monde ?⁠[53] Qui se soucie du lointain dans le temps et l’espace ?

Autrement dit, comment ouvrir le cœur et l’intelligence au respect de toute vie humaine, au respect de son environnement, que ce soit aux antipodes ou dans une génération future ?

La philosophie en aidera peut-être quelques-uns mais beaucoup ne se sentiront pas mobilisés par des « considérations d’ordre métaphysique sur le lien ontologique de l’homme à la nature ».⁠[54] Considérations qui peuvent se compléter par une approche théologique. Celle-ci, comme nous l’avons vu, par l’accueil simple de la création, de l’incarnation et de la rédemption, nous introduit d’emblée au cœur de la réalité:

« La création est la demeure du Verbe et elle est faite selon le « modèle » qu’est le Verbe de Dieu. Notre terre est la demeure de Dieu, et nous sommes créés à l’image de Dieu. C’est pourquoi cette terre est à nous. En d’autres termes, notre terre, notre univers est le lieu de la rencontre entre Dieu (qui y a Sa demeure), et nous qui y sommes chez nous. Dieu partage avec nous sur cette terre, Sa vie et Sa présence.

La structure de créativité que Dieu crée est un processus capable des promesses divines. La création a en elle-même la capacité d’être transfigurée. Si nous sommes capables de devenir comme Dieu -nous le savons par notre foi-, c’est parce que notre nature corporelle (terrestre) supporte cette capacité. La grâce de Dieu rencontre notre nature qui est préparée parce que Dieu l’a constituée pour cette capacité : que nous devenions comme Dieu. On peut dire la même chose pour nos corps : ils sont capables de résurrection. N’est-il pas beau de se dire que notre univers, notre cosmos, a les capacités naturelles…​ de notre destinée -surnaturelle- en Dieu. Dieu, en toute Sa création, et donc en nous aussi, par le Verbe, sauve tout, pénètre tout et transfigure tout en Son dessein. »[55] Certes, le péché a tout défiguré, le mal est à l’œuvre dans tout l’univers. Comment ne pas y voir « une grimace satanique défigurant l’innocence et la bonté de la création originelle » ?⁠[56] Mais le chrétien sait, par saint Paul « que le Christ, par le sang de Sa croix, a réconcilié toutes choses, celles du ciel et de la terre ».⁠[57]

Retrouver le sens de l’homme, tel est, de nouveau, la grande nécessité, le retrouver par le Christ et nous réconcilier ainsi avec nous-mêmes et avec les autres.

En 2001, une émission de télévision⁠[58] a attiré l’attention du public sur le statut très privilégié acquis dans notre société par les animaux de compagnie présents, en Belgique, dans une famille sur deux. En bien des cas, l’animal est devenu membre de la famille, voire interlocuteur privilégié puisque les hommes sont devenus tellement décevants, disaient plusieurs intervenants. Plus affectueux, plus fidèles que les hommes, ils sont l’objet de soins tr_s attentifs qui justifient le recours aux zoopsychiatres, l’apparition de supermarchés spécialisés, de produits de consommation sophistiqués dont l’abondance et la publicité heurtent les populations défavorisées.

Dans une approche purement sociologique, on peut affirmer que « la mauvaise conscience d’un monde technicien s’excuse en transférant sa propre humanité, qu’il est incapable d’assumer, à l’animal, au végétal, à la matière. Certaines manières de prôner l’esprit écologique ne sont qu’un animisme de seconde main ».⁠[59] Cette explication n’est pas fausse mais insuffisante. L’incapacité d’assumer son humanité peut être favorisée par le monde technicien et, ajoutons, le monde économique, mercantile, administratif, sans âme. Mais si l’on est conscient d’être à peine moins qu’un dieu, unique aux yeux de Dieu, créé à son image, épousé par le Christ, on ne peut plus s’étonner et encore moins s’indigner que le Christ sacrifie deux mille porcs pour libérer un possédé !⁠[60]


1. Cf. notamment LARRERE Catherine et Raphaël, Du bon usage de la nature, Pour une philosophie de l’environnement, Alto-Aubier, 1997, pp. 162-163: « On ne peut plus concevoir l’extériorité de l’homme et de la nature. Les hommes et leurs aptitudes, les sociétés et leurs activités, l’humanité elle-même sont en continuité avec la nature. Les sociétés (y compris les plus développées d’entre elles) sont situées dans une nature qu’elles transforment et dont elles dépendent : elles l’habitent. L’humanité est attachée à la nature bien plus qu’elle ne s’en est arrachée: irréductible certes à la nature (émergence du fait social ou « décalage humain »), elle est en interaction avec elle. (…) Cette nature est d’autant moins extérieure qu’elle comprend nos ouvrages techniques. Non seulement ceux-ci sont des objets hybrides qui mettent en action des processus naturels, mais, en outre, tous les produits que l’on fabrique, tous les sous-produits que l’on rejette, ont un devenir naturel que l’on ne maîtrise pas. Aux éléments abiotiques, à l’infinie diversité des organismes qui cohabitent (plus ou moins facilement) avec nous , la nature associe nos œuvres, celles qui nous échappent, comme les paysages que nous contribuons à façonner. » De plus, « la nature a une histoire: celle de l’évolution. Une histoire dont l’humanité est issue, une histoire qui se poursuit, à la fois autonome et liée à celle des sociétés humaines. » Plus loin (p. 206), les auteurs diront que « nous habitons une nature déjà anthropisée » en faisant remarquer que « la protection de la nature a atténué la séparation des productions humaines et de la nature. (…) La protection des paysages manifeste l’effacement de cette dernière frontière. (…) Le paysage fait se rencontrer la nature et l’histoire non seulement parce qu’il est le produit de l’histoire commune d’une société et du milieu qu’elle habite, mais aussi parce que la protection des paysages, leur patrimonialisation, traitent cette nature anthropisée en objet muséographique. Enfin, pour protéger des paysages, il faut multiplier les points de vue, les relativiser et saisir comment les sociétés aménagent leurs territoires en fonction de la représentation qu’elles s’en font. Et comment, réciproquement, elles l’interprètent (et le regardent) en fonction de la manière dont elles l’aménagent, le mettent en valeur, y déploient leurs pratiques productives ou ludiques. » Catherine Larrère est philosophe et Raphaël Larrère, ingénieur agronome.
2. Cf. LARRERE C. et R., op. cit., pp. 308-312.
3. Do deconstructive ecology and sociobiology undermine the Leopold land ethic ? in Environnemental Ethics, vol. 18, 4, 1966. L’auteur s’appuie sur un livre qui eut aux États-Unis un succès considérable : Almanach d’un comté des sables d’Aldo Leopold, publié en 1948 (Aubier, 1995). C. et R. Larrère racontent qu’« Aldo Leopold possédait une ferme dans le Wisconsin. Il en exploitait le bois, chassait et pêchait alentour. Ce forestier s’était spécialisé dans la protection de la faune sauvage et, l’ayant pratiquée depuis 1909, l’enseigna à Madison » (op. cit., p. 271). A. Leopold élabore une land ethic dont la règle générale est qu’ « une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse » (Almanach…​, op. cit., p. 283, cité in LARRERE C. et R., op. cit., p. 278).
4. Nous allons revenir sur ce mot.
5. C. et R. Larrère reprochent seulement à la théorie de Baird Callicott d’être une « éthique du local ». Toutefois, ils notent que « sans l’enracinement local des éthiques écocentrées, on ne peut résister à l’uniformisation économique. C’est dans la singularité du bon usage que l’on peut s’opposer à l’équivalence générale de l’utilité ». Ils ajoutent simplement, à juste titre, et sans trahir la pensée de l’Américain, que « les difficultés de l’articulation du local et du global exigent des relais politiques, où traiter la crise, où articuler notre respect pour la nature et notre vie dans des communautés politiques qui ont des problèmes de justice à résoudre. On pourrait ainsi conclure à la nécessité d’une triple vigilance : locale, (…), nationale, dans la communauté des citoyens, internationale, dans un exercice commun de la raison. »
6. Lalande.
7. Cf. Pierre Bourdieu in Documents pour l’enseignement économique et social, n°127, 2002, p. 21)
8. L’expression est Mgr Jean Vernette. Cf. son article Besoin de sacré et parole sur Dieu, in Documentation catholique, 4-4-1993, n° 2069, pp.339-34. Le Conseil pontifical de la culture parle d’un « réseau fluide » (Jésus-Christ le porteur d’eau vive, Une réflexion chrétienne sur le « Nouvel Age », 3-2-2003, in Documentation catholique, 16-3-2003, n° 2288, p. 276). Ce long document (pp. 272-310 in DC) que nous identifierons par l’abréviation CPC, doit être lu par tout qui s’intéresse à cette religiosité nouvelle.
9. Voici comment le cardinal Danneels présente le New Age : « New Age est difficile à définir. Il n’est pas une religion, mais est quand même religieux ; il n’est pas une philosophie, mais quand même une vision de l’homme et du monde, ainsi qu’une clé d’interprétation ; il n’est pas une science, mais s’appuie sur des lois « scientifiques » même si celles-ci sont à chercher dans les étoiles. New Age est une nébuleuse qui contient de l’ésotérisme et de l’occultisme, de la pensée mythique et magique au sujet de la vie, et un brin de christianisme, le tout mêlé à des pensées provenant de l’astro-physique.
   Le mouvement est né en Californie (le paradis de la prospérité) ; il est en général relié à la parution en 1948 du livre d’Alice Ann Bailey (1880-1949) : Le retour du Christ. Depuis lors, ses idées se sont largement répandues et sont devenues le bien commun d’un grand nombre d’associations, fraternités et mouvements : fraternité blanche universelle, Graal, Rose-Croix, communauté de Findhorn (Ecosse), etc.. Toutefois l’héritage est déjà présent chez des millions de gens sans qu’ils en soient bien conscients. En fait, le New Age n’a pas de fondateur, pas de siège social, pas de livres saints, pas de leader, pas de dogmes. C’est une « spiritualité au sens large, une spiritualité dans Dieu ni grâce. Mais elle épouse « l’esprit du temps ».
   Il est vrai que New Age se réclame d’une série de « patrons prestigieux » : Aldous Huxley, Carl Gustav Jung, G. Lessing ; R. Sheldrake, W. James, Rudolf Steiner, et aussi Teilhard de Chardin et Maître Eckhart. A tort d’ailleurs, au moins pour ce qui est des deux derniers.
   New Age connaît un succès inouï. On estime le nombre des adeptes à plusieurs millions ; librairies et boutiques disposent de plus de 18.000 titres (les ventes les plus fortes se font dans les kiosques de gare et les grandes surfaces) ; il existe quarante à cinquante mille points d’implantation ou bureaux de consultation ». (DANNEELS G., Le Christ ou le Verseau ?, Paroles de vie, Noël 1990, pp. 24-25 ou in Documentation catholique, 1991, pp. 117-129). Ajoutons qu’à côté des « patrons prestigieux » dont la pensée est parfois malhonnêtement utilisée, on décèle des influences ésotériques, gnostiques, magiques, spirites, astrologiques (l’ère du Verseau), parapsychologiques, chamaniques, diététiques, extrême-orientales, chrétiennes, etc..
   Il est intéressant, en particulier, de mesurer les théories New Age à l’aune de cette définition qu’Yves de Gibon (Rel) nous donne de l’ésotérisme : « Il cherche à faire accéder à une connaissance libératrice, par une herméneutique conduisant au plan archétypique. Celui-ci se découvre en recourant à la loi d’analogie, de correspondance entre les êtres. Par elle, la loi d’opposition des contraires trouve sa solution. De plus, grâce à l’illumination, les traditions les plus sacrées sont librement interprétées. L’expérience intérieure y supplée. Les enseignements immémoriaux retrouvés s’offrent à ceux qui en sont dignes. Enfin l’accueil est ouvert aux théosophes, ces « mystiques spéculatifs » qui poursuivent la vision intime du principe de la réalité du monde, aidés par le recours à la magie, l’alchimie, la Kabbale ». Outre les courants gnostiques et néo-platoniciens, on cite, parmi les représentants les plus célèbres, le philosophe et savant Roger Bacon (1214-1294), le médecin Paracelse (1493-1541), l’illustre Pic de la Mirandole (1463-1494), le savant Emmanuel Swedenborg (1688-1772), le poète Novalis (1772-1801), Eliphas Lévi, le philosophe orientaliste René Guénon (1886-1951) On y associe aussi l’ordre de la Rose-Croix, « syncrétisme d’origine gnostique et alchimique, de type initiatique, faisant la synthèse de la connaissance de la nature, du secret des forces cosmiques, du mystère du temps et de l’espace, avec les pouvoirs mystiques des religions ou sagesses d’Égypte, de Babylone, de Grèce et de Rome. » Y sont annexés également des éléments chrétiens considérés comme cachés par l’Église, l’astrologie et la réincarnation. Enfin, nous avons affaire ici à une « organisation très structurée, influente dans certaines organisations politiques, d’un rayonnement certain aux États-Unis ». (Rel).
   La Kabbale ou cabale est une tradition (qabbalah, en hébreu, signifie tradition) d’origine juive mais pétrie d’éléments étrangers et se présentant comme une très ancienne révélation où se mêlent des éléments talmudiques, apocalyptiques, gnostiques, néo-platoniciens, mystiques, magique, ascétique, messianiques et panthéistiques. La cabale, en effet, « admet une multitude de puissances dans l’épanouissement de la divinité » et parle de « quatre mondes de la création symbolisant autant de puissances créatrices ». (Rel).
   L’alchimie, quant à elle, n’est pas nécessairement que la « science de la transmutation des métaux », il y a une alchimie spéculative « qui réfléchit sur tout ce qui est inanimé et sur toute génération des choses à partir des éléments » (R. Bacon). Certains donnent même à l’alchimie une mission plus élevée : les initiés y trouveraient un accomplissement spirituel, une voie de salut ». (Rel).
   Quant au chamanisme, il désigne un ensemble de » pratiques et croyances liées à la communication avec les esprits de la nature et ceux des défunts à travers la possession ritualisée (par les esprits) du chaman, qui fait office de medium » (CPC, p. 303).
10. CPC, op. cit., p. 282.
11. SPANGLER David, Revelation : the Birth of a New Age, Rainbow Bridge, 1976, cité par le P. VERLINDE Joseph-Marie sur http://www.final-age.net. D. Spangler fut coresponsable de la communauté de Findhorn (Nord-est de l’Ecosse). Deux autres grands centres du Nouvel Age sont Esalen, le Centre de développement du potentiel humain de Big Sur en Californie, et Monte Verità près d’Ascona en Suisse (au printemps 2005, l’exposition La Belgique visionnaire, à Bruxelles, a consacré toute une salle à ce lieu et à ses animateurs). Parmi les auteurs les plus connus du Nouvel Age publiés en français, on peut citer FERGUSON Marilyn, Les enfants du Verseau, Pour un nouveau paradigme, Calman-Lévy, 1981.
12. SPANGLER D., Conscience et créativité, les lois de la manifestation, Le Souffle d’Or, 1985, cité par le P. VERLINDE J.-M., op. cit…​
13. CPC, p. 286.
14. CPC, p. 286.
15. Le gnosticisme des IIe et IIIe siècles, dans le monde hellénistique, affirmait « la présence, dans le cosmos, de parcelles divines » (Rel).
16. CPC, p. 285.
17. CPC, p. 284.
18. On pense spontanément aux anges qui sont aujourd’hui au centre de nombreux livres et films mais les adeptes du NA sont plus imprécis car, disent-ils, « il existe de nombreux niveaux de guides, entités, énergies et êtres dans chaque angle de l’univers…​ Ils sont tous là pour être contactés et choisis en fonction de vos mécanismes d’attraction et de répulsion » (GRISCOM Chris, Ecstasy is a New Frequency : Teachings of the Light Institute, Simon et Schuster, 1987, p. 82, cité in CPC, p. 279. De toute façon, ces « êtres spirituels » ne sont pas l_ comme intermédiaires entre Dieu et les hommes mais comme des moyens de sentir mieux, plus performant, comme sources d’expériences intérieures personnelles. On entre en contact avec eux par différents rituels et techniques ou simplement grâce aux drogues.
19. CPC, p. 286, cite cet extrait de James Lovelock : « Tout le spectre du vivant sur la Terre, des baleines aux virus et des chênes aux algues, peut être considéré comme formant une entité vivante unique, capable de manipuler l’atmosphère terrestre pour subvenir à ses besoins généraux et dotée de facultés et de pouvoirs bien supérieurs à ceux des parties qui la composent ». Gaia, la Terre Mère « est présentée comme une alternative à Dieu le Père, dont l’image est trop entachée d’une conception patriarcale de domination de l’homme sur la femme » (CPC, p. 285).
20. Id., p. 282.
21. CPC, p. 282. Le CPC cite (p. 283) une étude très fouillée d’HANEGRAAFF Wouter J. (New Age Religion and Western Culture, Esotericism in the Mirror of Secular Thought, Brill, 1996) qui dénonce, entre autres, l’influence du psychiatre suisse Carl Gustav Jung (1875-1961). Celui-ci, en effet, « n’a pas seulement psychologisé l’ésotérisme, mais il a aussi sacralisé la psychologie en la chargeant des contenus de la spéculation ésotérique. Il en a résulté un corps de théories qui permettent aux hommes de parler de Dieu en désignant en fait leur propre psyché, et de leur propre psyché désignant la divinité. Si la psyché est l’ »esprit » et si Dieu est lui aussi « esprit », parler de l’un équivaut à parler de l’autre » (pp. 501 et svtes). Un élément central de la pensée de Jung « est le culte du soleil, dans lequel Dieu est l’énergie vitale (libido) de la personne ». Et Jung lui-même déclare que « cette comparaison n’est pas qu’un simple jeu de mots » (Cité par HANEGRAAFF, op. cit., p. 503). Jung « se réfère au « dieu intérieur », cette divinité essentielle qu’il voyait dans tout être humain. Le chemin du monde intérieur passe par l’inconscient. Et dans le monde extérieur, ce qui correspond au monde intérieur est l’inconscient collectif ». Cette confusion entre psychologie et spiritualité va se répandre au sein du New Age.
22. CPC, p. 281.
23. FOX Matthew, The Coming of the Cosmic Christ, The Healing of Mother Earth and the Birth of a Global Renaissance, Harper & Row, 1988, p. 135, cité in CPC, p. 292.
24. Col 1, 15-20.
25. CPC, p. 292.
26. CPC, p. 294.
27. P. VERLINDE J.-M., op. cit..
28. Id..
29. CPC, p. 297: « Le Nouvel Age qui s’annonce sera peuplé d’êtres parfaits, androgynes, maîtrisant entièrement les lois cosmiques de la nature ». Rappelons qu’« à la différence de l’hermaphrodisme, qui est la présence des caractéristiques physiques des deux sexes, l’androgynie est la conscience de la présence dans chaque individu d’éléments masculins et féminins. Elle est décrite comme un état d’harmonie intérieure découlant de l’équilibre entre animus et anima. Pour le Nouvel Age, c’est l’état qui résulte de la prise de conscience de ce double mode d’être et d’exister propre à tout homme et à toute femme. Plus il se répandra, plus il contribuera à modifier les rapports interpersonnels ». Cette définition donnée par la CPC (p. 303) appelle quelques explications. La figure de l’androgyne est présente dans de nombreux mythes fondateurs et liée à l’idée d’une bisexualité originaire . Dans le bouddhisme, le principe homme-femme préexiste à la création du monde ; Platon, dans le Banquet, raconte que « l’humanité était constituée d’êtres à quatre bras et quatre jambes en forme de boule, qui se révoltèrent contre Zeus et qui furent châtiés par leur séparation en deux. Dès lors, (…) chaque moitié de l’androgyne primitif cherche sa moitié complémentaire : c’est cela que les hommes appellent amour. »(Universalis ; voir également BASTIN G., Dictionnaire de la psychologie sexuelle, Dessart, 1970, art. Bisexualité). A la bisexualité, on associe, d’une part, le pouvoir divinatoire et la transsexualité, comme le raconte Ovide à propos de Tirésias qui révélera à Oedipe le secret de ses origines (Métamorphoses, III, 317) et, d’autre part, l’immortalité à travers le mythe du Phénix qui s’engendre lui-même (DELCOURT Marie, Hermaphrodite, Mythes et rites de la bisexualité dans l’antiquité classique, PUF, 1958 ) ou encore avec le personnage de Narcisse. Freud reprendra ces mythes anciens et expliquera qu’ »un certain degré d’hermaphrodisme anatomique est normal. Chez l’individu, soit mâle, soit femelle, on trouve des vestiges de l’appareil génital du sexe opposé…​ La notion qui découle de ces faits anatomiques, connus depuis longtemps déjà, est celle d’un organisme bisexuel à l’origine, et qui, au cours de l’évolution, s’oriente vers la monosexualité tout en conservant quelques restes de sexe atrophié ». L’embryologie confirme cette analyse :  »L’embryon dispose potentiellement des organes des deux sexes et ce n’est qu’après le troisième mois qu’une différenciation se dessine » ( BASTIN G., op. cit.). Freud ajoute que « Le sexe (…) dominant dans la personne aurait refoulé dans l’inconscient la représentation psychique du sexe vaincu. (…) Il existe chez les individus des deux sexes des motions passionnelles, aussi bien masculines que féminines, pouvant devenir les unes ou les autres inconscientes par refoulement. » (Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, 1962). Commentant ces textes, une psychanalyste fait remarquer et, sans le savoir peut-être, elle éclaire singulièrement le rêve androgynique du New Age, que « le désir dévorant de la fusion -ou de la confusion- se retrouve dans l’idée de retrouver une unité primaire perdue qui peut aller se perdre dans une illusion mystique et dans un désir de toute-puissance où la différence des sexes est niée. (…) Faute de pouvoir être l’autre, de rentrer dans sa peau, il faut essayer d’être les deux à la fois. » Et de citer le sourire étrange de la Joconde et Michael Jackson avant de souligner le danger de cette « ambigüité sexuelle (qui) peut séduire, mais (…) se ferme dans un narcissisme qui vampirise » car « l’androgyne ne peut pas créer ». (CHARAZAC-BRUNEL Marguerite, Le déni de la différence des sexes et ses effets pervers dans la société actuelle, in LACROIX Xavier, Homme et femme, L’insaisissable différence, Cerf, 1999, pp. 55-68). L’auteur ajoute encore que cet état narcissique, « où mythes et croyances deviennent envahissants, fait obstacle à un véritable cheminement religieux ». Car même s’il y a, pour la Bible, un profond et mystérieux lien à l’origine de l’homme et de la femme, la différence sexuelle, écrit le théologien Xavier Lacroix, dans le même ouvrage (pp. 147-148), est « le lieu d’une révélation.(…) elle porte la marque de la transcendance, elle est le signe de l’altérité. Altérité de l’autre d’abord, de ce « tu » rencontré à partir de son noyau de nuit et qui échappera toujours à mon savoir. Dans une perspective religieuse, cette altérité devient elle-même révélatrice d’une altérité plus radicale encore, celle du Tiers absolu, Ille, s’indiquant par sa trace dans toute relation digne de ce nom.
   Si, dans la tradition biblique, la différence reste une différence première, à part, une différence pas comme les autres, c’est parce qu’elle est perçue comme l’indice primordial du Très-Haut, du Tout-Autre qui n’est pas lui-même sexué mais dont, paradoxalement, homme et femme sexués sont dits être à l’image. « Elohim créa l’Adam à son image, à l’image d’Elohim il le créa, mâle et femelle il les créa » (Gn 1, 27). La première chose qui est dite de l’Adam est qu’il est deux : mâle et femelle. C’est ainsi qu’il est à l’image de Dieu. Et le Talmud le confirme : « L’homme sans la femme diminue dans le monde l’image de Dieu ». Les deux lettres qui, en hébreu, distinguent les termes iych et ichah (homme et femme), le yod et le, forment ensemble le commencement du nom de Dieu, yh. Tout se passe comme si l’autre sexe était pour chacun révélateur de la face cachée du divin. »
30. CPC, p. 288. « Dans cette vision du monde, précise encore la CPC, les univers visible et invisible sont reliés entre eux par une série de correspondances, analogies et influences, entre le microcosme et le macrocosme, entre les métaux et les planètes, entre les planètes et les différentes parties du corps humain, entre le cosmos visible et les règnes invisibles de la réalité. La Nature est un être vivant, parcouru par des influx de sympathie et d’antipathie et animé par un feu secret que les êtres humains cherchent à maîtriser. Les hommes peuvent entrer en contact avec les mondes supérieurs ou inférieurs par l’imagination (un organe de l’âme et de l’esprit), ou à travers des médiateurs (anges, esprits, démons) ou des rituels ». (Id., p. 282).
31. Cf CPC, pp. 302-303.
32. William Bloom.
33. Jeremy Tarcher.
34. David Spangler.
35. W. Bloom.
36. D. Spangler.
37. M. Schooyans précisera ailleurs que la « vision « holistique » considère que le monde constitue un tout ayant plus de réalité et de valeur que les parties qui la constituent. Dans ce tout, l’apparition de l’homme n’est qu’un avatar de l’évolution de la matière. » (Interview in Il Mattino della Domenica, Lugano, Juin 2001).
38. Le culte de la Terre-mère, religion des Nations Unies, in La Libre Belgique, 27-3-2001.
39. Il est disponible avec une présentation, sur le site www.chartedelaterre.org. Toutes les citations qui suivent en proviennent.
40. Interview in Il Mattino della Domenica, op. cit..
41. En 2003, un projet de résolution fut présenté à la 32e session de la Conférence générale de l’UNESCO, par la Jordanie, pour « faire de la Charte de la Terre un cadre éthique majeur du développement durable et d’approuver le contenu effectif de la Charte de la Terre en tant qu’expression qui coïncide avec la philosophie que l’UNESCO a formulée dans sa nouvelle Stratégie à moyen terme pour 2002-2007 ». (Proposition 32C/COMM.III/DR.1). Pourquoi la Jordanie ? La princesse Basma Bint Talal, soeur du Roi de Jordanie, est membre de la Commission de la Charte.
42. La Terre, l’environnement ayant toujours priorité, on ne peut s’empêcher de penser à la chaîne qui, dans la pensée matérialiste et, en particulier, dans le marxisme, lie infrastructure et superstructure. Mikhail Gorbatchev, un des rédacteurs de ce texte, n’a pas dû être trop dépaysé. L’ancien président de l’URSS a fondé en 1993 une ONG : La Croix verte internationale. (Cf. SCHOOYANS M., La face cachée de l’ONU, Le Sarment, 2000, pp. 62-63). Parmi les membres de la Commission de la Charte, on retrouve aussi Leonardo Boff, le célèbre théologien de la Libération, le président de WWF et ancien premier ministre des Pays-Bas Ruud Lubbers, des responsables de l’Unesco, des Nations Unies, de la Banque mondiale, de l’Université de la Paix, des Amis de la terre, de défenseurs de la nature (Jour de la Terre, Conseil de la terre, Société humaine des États-Unis -pour l’amélioration des relations entre les animaux et les êtres humains, Centre international de Préoccupation pour la terre, Parlement de la Terre, Organisation environnementale des enfants, Union mondiale pour la nature, Fonds mondial pour la nature, etc.), de la femme (Femmes pour une planète saine et une survie culturelle), des populations indigènes, animateurs de mouvements mondialistes (Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme, Alliance pour un monde responsable et uni, Forum global des Dirigeants Spirituels et Parlementaires, Association philanthropique) et tiers-mondialistes (Sarvodaya Shramadana -Le Réveil de tous à travers l’Effort partagé-, d’inspiration bouddhiste, Centre pour le Leadership visionnaire, etc.)
43. Le premier principe est de « reconnaître le lien d’interdépendance entre tous les êtres vivants ainsi que la valeur de toute forme de vie, quelle qu’en soit son utilité pour l’être humain. » Et le deuxième de « prendre soin de la communauté de la vie avec compréhension, compassion et amour. »
44. Voici comment ce qu’on appelle maladroitement « le droit à la santé » est défini : « Assurer l’accès universel aux soins de santé qui favorisent une reproduction saine et responsable » (7e). Et le droit à l’information : « S’assurer que toute information d’une importance vitale pour la santé humaine et la protection de l’environnement, y compris l’information génétique, est accessible au public » (8c).
45. Cf. L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1997, pp. 79-96 et La face cachée de l’ONU, op. cit., p. 67.
46. La face cachée de l’ONU, op. cit., pp. 68-69.
47. Le P. LECLERC M. sj a ainsi décrit le mouvement qui progressivement a enlevé à l’homme la place privilégiée qu’il occupait : « Depuis Copernic, Darwin et Freud, le mouvement des diverses approches scientifiques a semblé refouler progressivement l’homme de la place centrale qu’il s’était arrogée dans la nature. Avec Copernic, chanoine polonais du 16e siècle, notre terre n’était plus qu’un satellite du soleil ; avec Darwin, 19e siècle, l’homme n’était plus qu’une espèce animale parmi d’autres, produit de l’évolution biologique au même titre que toutes les autres ; avec Freud, au tournant du XXe siècle, et la découverte de l’inconscient, l’homme n’était plus maître de sa propre psychologie.
   Depuis lors, l’univers que nous connaissons s’est encore immensément agrandi : nous savons aujourd’hui qu’il compte environ 10 exposant 27 étoiles, soit un milliard de milliards de milliards de soleils, puisque notre soleil est une étoile de grandeur tout à fait moyenne. Notre terre y est moins qu’un grain de poussière. » ( Quelques objections contre la foi chrétienne, in Quelques questions dites d’apologétique, Ecole de la Foi, Namur, 1991-1992, p. 120). M. Leclerc, docteur en sciences de l’ULB, docteur en philosophie de l’UCL, a enseigné à l’Université Grégorienne de Rome.
48. De son côté, la Charte affirme « l’égalité et l’équité des genres » (11) et veut éliminer toute forme de discrimination basée notamment sur l’« orientation sexuelle » (12a).
49. 28 juin 1997.
50. Déjà en 1978, Robert Beauvais dénonçait Les Tartufes de l’écologie (Fayard, 1978). Plus près de nous, Pascal Bernardin dans L’Empire écologique, La subversion de l’écologie par le mondialisme (Notre-Dame des Grâces, 1998) défend l’idée que certaines menaces écologiques délibérément exagérées deviennent le « levier d’un détournement de l’État de droit » par des élites post-communistes et mondialistes poursuivant sous un masque libéral la construction d’un collectivisme mondial bien réel. (Cf. la conférence de l’auteur : La face cachée du mondialisme vert, 14-4-1999, disponible sur www.euro92.org, 14-4-1999). P. Bernardin est professeur d’informatique fondamentale à l’Université d’Aix-Marseille III.
51. Les scientifiques sont divisés, par exemple, sur la question de la nocivité des GSM (téléphones portables) ou des OGM (organismes génétiquement modifiés). Dans les années 80, la grande menace était constituée par les pluies acides. Aujourd’hui, il n’en est plus guère question. Des discussions existent autour du trou dans la couche d’ozone, naturel disent certains, agrandi par les volcans précisent d’autres, provoqué par les CFC (chloro-fluoro-carbones) rétorquent d’autres encore, bien antérieur aux CFC protestent certains. On débat également de l’effet de serre et du réchauffement de la planète, grave dit-on d’un côté, insignifiant et bienfaisant dit-on d’un autre. Certains accusent le gaz carbonique, d’autres l’activité solaire, d’autres encore la modulation du rayonnement galactique.
   Dans son livre La connaissance inutile (Grasset, 1988), J.-Fr. Revel se demandait comment l’espérance de vie avait pu augmenter surtout durant la deuxième moitié du XXe siècle alors que dans certaines présentations scolaires notamment, on se plaît à souligner l’extrême nocivité de notre environnement, de notre air, de notre alimentation, etc. (Cf. pp. 310-311).
52. OULTREMONT Thibaud d’, Que penser de l’écologie, Fidélité, 2003, pp. 24-25. Le P. Th. d’Oultremont sj est chercheur à l’université de Californie (Berkeley).
53. Nous sommes un peu comme Descartes, enfermés dans notre « poêle » ou comme la « taupe » de Camus et M. Serres impute notre insensibilité à notre claustration physique : « Ne vivant plus qu’à l’intérieur, plongés exclusivement dans le premier temps (ndlr : le temps qui passe, non le temps qu’il fait), nos contemporains, tassés dans les villes, ne se servent ni de pelle ni de rame, pis, jamais n’en virent. Indifférents au climat, sauf pendant les vacances, où ils retrouvent, de façon arcadienne et pataude, le monde, ils polluent, naïfs, ce qu’ils ne connaissent pas, qui rarement les blesse et jamais ne les concerne.
   Espèces sales, singes et automobilistes, vite, laissent tomber leurs ordures, parce qu’ils n’habitent pas l’espace par où ils passent et se laissent donc aller à les souiller.
   Encore un coup : qui décide ? Savants, administrateurs, journalistes. Comment vivent-ils ? Et d’abord, où ? Dans des laboratoires, où les sciences reproduisent les phénomènes pour les définir, dans des bureaux ou studios. Bref, à l’intérieur. Jamais plus le climat n’influence nos travaux.
   De quoi nous occupons-nous. De données numériques, d’équations, de dossiers, de textes juridiques, des nouvelles sur le marbre ou les téléscripteurs : bref, de langue. Du langage vrai dans le cas de la science, normatif pour l’administration, sensationnel pour les medias. De temps en temps, tel expert, climatologue ou physicien du globe, part en mission pour recueillir sur place des observations, comme tel reporter pou inspecteur. Mais l’essentiel se passe dedans et en paroles, jamais plus dehors avec les choses. Nous avons même muré les fenêtres, pour mieux nous entendre ou plus aisément nous disputer. Irrépressiblement, nous communiquons. Nous ne nous occupons que de nos propres réseaux. (…)
   Nous avons perdu le monde : nous avons transformé les choses en fétiches ou marchandises, enjeux de nos jeux de stratégie ; et nos philosophies, acosmistes, sans cosmos, depuis tantôt un demi-siècle, ne dissertent que de langage ou de politique, d’écriture ou de logique.
   Au moment même où physiquement nous agissons pour la première fois sur la Terre globale, et qu’elle réagit sans doute sur l’humanité globale, tragiquement, nous la négligeons. » ( Le contrat naturel, François Bourin, 1990, pp. 53-54).
54. Cf. LEONARD Mgr A.-M., L’Église au service d’un juste rapport de l’homme à la nature, II, in Pâque nouvelle, 2002/4, pp. 10-13.Cette remarque n’enlève rien à la pertinence de l’explication apportée par l’auteur mais à sa relative difficulté d’accès pour le plus grand nombre. Il est certain que l’athée rationaliste de bonne volonté pourra reconnaître que, d’une part, l’intelligence humaine « se définit par son ouverture transcendantale sur l’être en tant qu’être » ; qu’elle « n’est pas faite pour connaître seulement une certaine somme d’existants, mais l’être comme tel. d’où l’appétit infini de connaissance qui habite l’esprit en tant que tel. » d’autre part, mais de même, il acceptera que la volonté se définisse « par un appétit aussi universel que l’être lui-même, de telle sorte qu’une somme, même illimitée, de biens finis ne peut rassasier le désir humain, mais seulement la plénitude de l’être. C’est pourquoi l’homme n’est vraiment lui-même que par son ouverture à cette richesse de l’être qui le précède, le porte et l’aspire ». Une fois admis que « l’homme n’est en soi que par son rapport intérieur à l’être », il n’est plus possible de nier, par le fait même, que « l’homme est aussi nécessairement en communion intime avec la nature et le cosmos, car l’être par lequel l’homme advient à lui-même ne lui apparaît que dans les réalités du monde. Cette situation, précise Mgr Léonard, fonde même une certaine priorité de l’univers sur le sujet singulier, dès lors que l’universalité de l’être est d’abord orientée non à sa réalisation dans l’individu singulier, mais à son déploiement dans la totalité de l’univers, même si, en tant que personne, l’individualité spirituelle possède également la dignité d’un tout. » On voit clairement que « la nature, en tant que lieu d’apparition de cet être par lequel l’homme advient à soi, a une signification décisive pour l’homme » et que le rapport homme-monde « est compromis quand la nature est réduite à être l’environnement ou le théâtre du sujet humain » qui oublie que sa réflexion ne peut se développer qu’en lien profond avec la nature. C’est fondamentalement pourquoi Camus avait raison de proclamer la supériorité de la culture grecque toute panthéiste qu’elle fût sur la « civilisation » moderne assoiffée de puissance destructrice (Cf. L’exil d’Hélène, in Noces suivi de L’été, Livre de poche, 1959, pp. 139-146). L’homme moderne a tendance à oublier son « unité métaphysique (…) avec l’être naturel ». R. Troisfontaines inspiré par G. Marcel, parlait d’ »immédiation métaphysique » : « J’existe (ex-sistere) incarné. Mon corps ne se confond ni avec le monde auquel il me donne accès et auquel il appartient selon plusieurs niveaux différents, ni avec le sujet que je suis, bien que je ne me découvre ni ne m’exprime pas sans lui. L’incarnation n’est pas l’union de deux choses, mais une immédiation métaphysique. Mystérieuse, elle n’est pas inconnaissable. Au contraire, elle est ce que je connais le mieux, et le repère de toutes mes autres connaissances (…) » (Introduction à la Philosophie et Psychologie, FNDP, Namur, sd, p. 44). Cette « unité » ou cette « immédiation » révèle, continue Mgr Léonard, « l’anthropomorphisme de la nature et le cosmomorphisme de l’homme. C’est par le corps de l’homme, en effet, que la nature advient à soi et accède à l’être spirituel (…). En ce sens, la nature est, par le corps, destinée à l’homme comme esprit. Vérité métaphysique que certains physiciens illustrent, sur leur registre propre, en inscrivant dans le devenir cosmique ce qu’ils appellent « le principe anthropique ». Inversement, le corps rappelle à l’homme qu’il ne peut se comprendre en vérité que dans son rapport à la nature qui le représente cosmiquement. d’où la pertinence du langage symbolique emprunté à la nature pour le comprendre en sa profondeur métaphysique. Cette appartenance mutuelle de l’homme et de la nature, qui fait de l’homme un « microcosme » et du monde un « macranthrope » (si l’on ose dire…​), est perdue de vue quand on fait de l’homme le pur dominateur d’un monde réduit à n’être que l’environnement de l’homme. Mais elle est perdue de vue également quand l’écologie se braque sur les seules espèces végétales et animales en se désintéressant du devenir de l’homme lui-même. (…) Etrange écologie, qui foudroie quiconque porte atteinte à une pousse de végétal, mais ne s’émeut guère des dizaines de millions d’avortements annuels (…) ». Après ce développement qui peut paraître aride, on peut espérer que le lecteur sera touché par cette irruption poétique qui peut servir de conclusion: « l’homme ne peut s’afficher sans danger comme le plus beau fleuron du cosmos -ce qu’il est en vérité- qu’à la condition d’être habité par une tendresse émerveillée et gratuite à l’égard des étoiles, des arbres et des pierres en lesquels affleure visiblement, sous forme naturelle, la plénitude originaire de l’être. L’homme ne sera, en vérité, roi de la nature que s’il se sait aussi son fils et se reconnaît humblement frère de tous les êtres naturels ».
55. OULTREMONT Th. d’, op. cit., pp. 43-44.
56. LEONARD Mgr A.-M., op. cit., p. 15. On peut lire, sur ce sujet, l’article de DUCHESNE Jean, Tsunami : le diable probablement, in Communio, XXX, 1, n° 177, janvier-février 2005, pp. 117-120.
57. OULTREMONT Th. d’, op. cit., p. 44.
58. Gueules d’amour, Reportage de Jean-Paul Dubois et Michel Mees, Droit de cité, RTBF, 3-1-2001, 20h10.
59. DECLEVE H., Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, p. 229.
60. Mc 5, 13.

⁢g. Et la science ?

Cette science invoquée si souvent et parfois abusivement par l’écologie militante, ne peut-elle rien apporter au débat sur la place de l’homme dans l’univers ?⁠[1]

Les scientifiques modernes ont été profondément marqués par l’œuvre de Charles Darwin⁠[2] et, en particulier, par son livre De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle (1859). Or, le P. Arnould a bien raison d’attirer notre attention sur le fait que « le sacrilège de Darwin ne consiste pas uniquement ni même avant tout à affirmer que « l’homme descend du singe » (c’est du moins ce que ses contemporains avaient compris), autrement dit à ramener l’humanité au rang d’une espèce biologique parmi les autres. Pas plus d’ailleurs qu’à mettre en doute l’inerrance des textes de la Genèse. La « faute » de Darwin est de nier l’existence d’une finalité stricte au sein de la nature, de laisser celle-ci à la merci de la « conservation des variations accidentellement produites, quand elles sont avantageuses à l’individu dans les conditions d’existence où il se trouve placé » (L’origine des espèces). Autrement dit, les processus de variation, de sélection et d’amplification, tels que Darwin et ses successeurs les décrivent et en font la théorie, ne correspondent à rien qui puisse rappeler, évoquer ou illustrer l’accomplissement d’un plan issu d’une Intelligence suprême et créatrice. Ce qui conduit Jacques Monod à écrire, au terme de son livre Le hasard et la nécessité : « L’ancienne alliance est rompue : l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres »[3]. »Et le P. Arnould de constater : « L’ancienne alliance est effectivement rompue : celle de l’harmonie entre la foi en un Dieu créateur et ordonnateur de toutes choses et l’aimable contemplation du cosmos (…) ».⁠[4]

Jusque là, en effet, et même dans le transformisme de Lamarck⁠[5], avait dominé une vision finaliste⁠[6]. La conception de Lamarck « était celle d’un ordre de la nature, « soumis » à une tendance à la complexification et à une transformation progressive des espèces ». Elle a influencé Teilhard de Chardin qui affirmera une « orthogenèse », une évolution dirigée vers le « Point Oméga. » qui se confond avec le triomphe final du Christ.

Le darwinisme a interpellé les théologiens, évidemment, et il a eu le mérite de les inviter à ne plus lire littéralement le livre de la Genèse comme s’il n’était que l’histoire d’un commencement et une chronologie⁠[7].

Les théologiens se sont rappelé que la création, dans la foi, était une création continuée, « que Dieu est créateur, qu’il agit au sein du monde et sur le monde lui-même » et que le récit de l’origine, sans refuser « l’idée d’un commencement, d’un point de départ historique, (…) donne une place éminente au principe fondateur de l’être, à la cause d’un phénomène donné ». Dieu n’est pas celui qui donne une chiquenaude initiale, conception que Pascal reprochait à Descartes⁠[8], mais qu’il « est au fondement de chaque être, lui confère sa singularité, son originalité, ici, maintenant et pour toujours. »Le croyant doit « confesser la relation de génération et d’origine (selon les deux sens d’originel et d’original) qui existe entre Dieu et ses créatures, une relation qui a effectivité hic et nunc, ici et maintenant, et qui donne sens aux créatures, même si ce n’est que « leur » sens « et guère au-delà. (…) La personne humaine (et, avec elle, toutes les créatures) est « contemporaine de l’origine ». (…) En d’autres termes, parler de la création, c’est d’abord parler d’un événement, celui d’être une créature hic et nunc »[9].

L’enseignement de l’Église est on ne peut plus clair, aujourd’hui, en la matière : « Dieu est infiniment plus grand que toutes ses œuvres : « Sa majesté est plus haute que les cieux » (Ps 8,2), « à sa grandeur point de mesure » (Ps 145, 3). Mais parce qu’Il est le Créateur souverain et libre, cause première de tout ce qui existe, Il est présent au plus intime de ses créatures : « En Lui nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17, 28). Selon les paroles de S. Augustin, Il est « plus haut que le plus haut de moi, plus intime que le plus intime » (Conf. 3, 6, 11).

Avec la création, Dieu n’abandonne pas sa créature à elle-même. Il ne lui donne pas seulement d’être et d’exister. Il la maintient à chaque instant dans l’être, lui donne d’agir et la porte à son terme. Reconnaître cette dépendance complète par rapport au Créateur est une source de sagesse et de liberté, de joie et de confiance (…)⁠[10].

La création a sa bonté et sa perfection propres, mais n’est pas sortie tout achevée des mains du Créateur. Elle est créée dans un état de cheminement ( »in statu viae ») vers une perfection ultime encore à atteindre, à laquelle Dieu l’a destinée. (…)

La sollicitude de la divine providence est concrète et immédiate, elle prend soin de tout, des moindres petites choses jusqu’aux grands événements du monde et de l’histoire. »[11]

C’est la foi, interpellée par la science qui peut répéter cela. Mais la science elle-même n’a-t-elle rien à dire ? La question continue à se poser.

Le darwinisme et les conclusions qu’on a voulu en tirer sur le plan anthropologique et même politique⁠[12] ont suscité la réaction d’un certain nombre de biologistes qui, en vertu de leurs recherches, ont opposé trois affirmations essentielles : la sélection naturelle n’est pas le moteur de l’évolution, l’homme n’évolue pas de la même manière que les autres vivants et il n’est pas un « animal » comme un autre.

Ainsi, P.-P. Grassé⁠[13] n’hésite pas à écrire que « la sélection naturelle omnipotente et omniprésente, antihasard guidant l’évolution dans la voie du bien, est une vision mystique du biocosme. » En fait, alors que les preuves de l’évolution s’accumulent, c’est « l’incertitude qui règne quant à la connaissance du mécanisme évolutif ». Pour le biologiste français, Darwin a fabriqué « une évolution à sa mesure, qui ne ressemble pas à l’évolution réelle révélée par la paléontologie (aux arguments irrécusables), l’anatomie comparée, l’embryologie ». Darwin semblait d’ailleurs lui-même connaître la faiblesse de sa doctrine en avouant : « L’omission la plus importante dans mon livre a été de ne pas expliquer comment il se fait, selon moi, que toutes les formes ne progressent pas nécessairement, et qu’il puisse exister encore des organismes très simples ».⁠[14]

En ce qui concerne l’homme⁠[15], si « la thèse génique du comportement[16] vaut pour les Insectes solitaires ou sociaux, elle ne s’applique pas aux comportements humains. » L’homme est un être libre : « avec l’Homme, nous ne cherchons pas l’agent transcendant et finalisateur, car c’est lui qui est les deux à la fois. Il le doit à son intelligence et à sa conscience de soi ; l’animal les possède bien mais à l’état d’ébauches, voire de traces. »

« Par l’acquisition de la moralité et de la liberté, qui sont son strict apanage, l’Homme est tout à fait irréductible à l’animal. »[17]

En conclusion⁠[18], l’auteur propose ce survol de l’aventure humaine pour confirmer la radicale originalité humaine: « L’Homme au début de son histoire a subi passivement, comme l’animal, la loi de l’évolution, mais après avoir jeté par-dessus bord ses automatismes sclérosants et perfectionné son cerveau, il a bénéficié des premières traditions et a activement participé à sa propre évolution. Il est le seul être vivant à avoir été en toute certitude, partiellement son propre artisan.

Aujourd’hui, plus que jamais, il demeure le maître de son évolution qui ne se poursuit plus sur le physique, mais continue au sein du social et sera ce qu’il voudra qu’elle soit. Ainsi, la prodigieuse fresque évolutive s’étend vers un devenir sans borne dans la société humaine, vers une compréhension accrue du Cosmos et de nous-mêmes. Par nous, l’histoire de la vie se renouvelle et se poursuivra tant que le Soleil illuminera notre Terre.

Une nouvelle sorte d’évolution est apparue sur la Planète : l’Homme, ange conquérant et non ange déchu, se détermine lui-même sans participer au mouvement évolutif structural de la biosphère et, isolé, se tient hors de l’animalité. (…)

L’Homme se soustrait aux actions du milieu qui lui sont défavorables et crée le microclimat qui lui convient et de la sorte échappe à la sélection naturelle, si tant est que celle-ci ait eu une quelconque influence sur son évolution. d’ailleurs, par le libre choix de ses unions sexuelles, il s’oppose à toute éventuelle et hypothétique action sélective.

L’évolution sociale de l’humanité actuelle ou plus précisément de ce que l’on peut assimiler à son aile marchante, le monde occidental, celui de la Science et de la culture d’un haut niveau, dépend de facteurs si nombreux qu’il est difficile d’apprécier l’importance relative d’un rôle tenu par chacun d’eux. »

Pour Grassé, les facteurs qui influencent l’Homme se classent, par ordre d’importance décroissante, comme suit:

« 1° facteurs scientifiques ;

2° facteurs moraux et religieux ;

3° facteurs sociaux et politiques ;

4° facteurs écologiques ».⁠[19]

On peut certes discuter de l’ordre choisi mais il est intéressant de noter que les facteurs écologiques apparaissent comme les moins importants aux yeux de cet homme de science⁠[20].

Ajoutons encore qu’en évoquant la transcendance de l’Homme, Grassé note un fait très intéressant qui va nous permettre d’introduire, dans ce débat sur la place de l’homme dans l’univers, un autre éclairage scientifique mais cette fois emprunté à la physique et plus exactement à la cosmologie.

« Nous nous garderons bien, écrit-il, d’assigner une finalité précise à l’Homme dans le Cosmos, car nos connaissances sont trop chétives pour que rien dans ce domaine métaphysique puisse être affirmé. Pourtant la tentation est grande de voir en nous la conscience de l’Univers, celui qui, par son esprit, comprend et domine la nature matérielle. Einstein a dit : « Ce qui est merveilleux, c’est que l’Univers soit compréhensible », mais, selon, nous, il est non moins merveilleux qu’un organe, le cerveau humain, existe et soit capable de le comprendre et de l’embrasser par l’esprit. Etonnante coaptation ! » Et il ajoute : « d’aucuns la diront fortuite. Elle ne l’est pas plus que ne l’est le couplage des ailes chez l’Abeille, l’assemblage de la tête du fémur et de la cavité cotyloïde…​ Comment le serait-elle, alors qu’aucune sélection ne pouvait s’exercer sur elle car cette étonnante faculté demeurait latente au sein des hommes ? Les faits sont là, indiscutables. Est-il donc si difficile d’avouer que nous ne comprenons ni leur genèse, ni leur lointaine finalité ? »

Retenons ce phénomène de « coaptation »⁠[21]. Serait-elle due au hasard ? Cette connivence entre l’univers et le cerveau humain nous amène à parler du principe anthropique⁠[22].

qu’est-ce que le principe anthropique ?

J. Demaret et D. Lambert, partent du principe qu’« il est possible de donner un sens à l’idée de finalité à l’intérieur même d’une explication authentiquement scientifique »[23]. Après avoir rappelé nombre de paramètres cosmologiques et physiques de l’Univers et leur « extraordinaire ajustement »[24], les auteurs relèvent qu’ »il ne paraît (…) ni évident ni naturel a priori que l’Univers soit tel qu’il est, puisqu’il est manifeste que n’importe quel modèle d’univers ne peut abriter des organismes vivants : dans un univers différent de celui que nous connaissons, avec des constantes physiques légèrement différentes de celles qu’elles sont effectivement, jamais, en effet, la vie n’aurait pu se développer ».⁠[25]

C’est sur ce constat que se greffe le principe anthropique énoncé par l’astrophysicien Brandon carter, en 1974⁠[26].

A partir du fait que « ce que nous pouvons nous attendre à observer doit être compatible avec les conditions nécessaires à notre présence en tant qu’observateurs », Carter établit un principe anthropique faible et un principe anthropique fort, distingués selon ce qu’on entend comme « conditions nécessaires » :  »dans le principe faible, ces dernières concernent uniquement notre position temporelle dans l’Univers, tandis que dans le principe fort, elles concernent en plus l’ensemble des propriétés de l’Univers, tant cosmologiques que physiques.

Le principe faible (…) affirme que « Notre position dans l’Univers est nécessairement privilégiée en ce sens qu’elle doit être compatible avec notre existence en tant qu’observateurs. » » Ici, « on ne considère, parmi l’ensemble des conditions nécessaires à notre existence, que celle concernant l’âge obligatoirement atteint par l’Univers préalablement à toute éclosion de la vie ».⁠[27]

Ce principe anthropique faible « est généralement bien accepté par la communauté scientifique »[28].

Il n’est pas de même pour le principe anthropique fort que Carter formulait comme suit : « L’Univers (et donc les paramètres fondamentaux dont celui-ci dépend), doit être tel qu’il permette la naissance d’observateurs en son sein, à un certain stade de son développement. »[29] Autrement dit, « la présence d’observateurs dans l’Univers impose des contraintes sur l’ensemble des propriétés cosmologiques et des constantes physiques de ce dernier ».⁠[30] Ce qui signifie, plus simplement encore, que « l’existence des êtres humains illumine les caractéristiques globales aussi bien que microscopiques de l’Univers ».⁠[31]

Les auteurs, à leur tour, proposent deux énoncés de ce principe, l’un formulé du point de vue de l’univers, l’autre du point de vue de l’observateur:

« Les éléments de l’Univers constituent une totalité cohérente - en ce sens que tous sont interdépendants - dont le fondement peut être trouvé dans le phénomène humain ».

« Il existe une description unifiée cohérente de tout l’Univers reposant sur l’existence d’observateurs humains ».⁠[32]

Quelle que soit sa formulation, le principe fort implique une idée de finalité celle-ci étant entendue comme une fonction. Ainsi en biologie, on parle de téléonomie pour dire, par exemple, que la fonction de l’œil est la vue.

Demaret et Lambert relèvent enfin dans la littérature consacrée au principe anthropique, un principe fort élargi où la notion de finalité est identifiée à une intention. Ici, on postule « un nécessaire agencement des propriétés de l’Univers en fonction d’un but, l’apparition et le développement d’êtres vivants ». On dira, par exemple, que « l’Univers doit contenir la vie » ou que « l’Univers doit posséder les propriétés particulières qui permettent à la vie de se développer en son sein, à un certain stade de son évolution. »[33]

Si le « statut purement scientifique »[34] du principe fort reste discuté parmi les savants⁠[35], bon nombre d’entre eux, y compris, bien sûr, J. Demaret et D. Lambert, affirment que « l’Univers peut, avec raison, être appelé anthropique parce que ce phénomène unifié et complexe qu’est l’Homme fonde la cohérence des savoirs qui le concernent. »[36]

« Si nous affirmons, concluent-ils, que la structure physique de l’Univers est telle que la vie (ou même la vie humaine) devait nécessairement y apparaître avec une probabilité assez élevée, nous posons un principe (anthropique) qui, loin de nous écarter de la démarche scientifique, nous en rapproche plutôt en nous offrant une vision plus cohérente des phénomènes biologiques et physicochimiques. »[37]

Commentant les découvertes et les réflexions concernant le principe anthropique fort, le P. Leclerc fait remarquer que si l’on peut dire que « l’univers est donc tel qu’il est, parce que nous existons », nous redécouvrons « un principe de finalité et l’homme est de nouveau la raison d’être de tout l’univers, comme dans la Révélation biblique. (…) Tout ceci, continue-t-il, est bien résumé par un autre cosmologiste, F.J. Dyson : « Quand nous regardons l’univers et identifions les nombreuses coïncidences physiques et astronomiques qui ont collaboré à notre profit, il semble presque que l’univers a dû savoir, en un sens, que nous allions venir. »

De manière plus philosophique et dès les années 1920, Blondel avait déjà pu écrire : « La pensée ne naît et ne se développe que grâce au concours effectif de cette nature qui, même sous son aspect matériel, est non seulement pénétrée d’intelligence, mais qui prépare les instruments de la pensée. »

Autrement dit, la pensée humaine se développe grâce au concours de toute cette nature qui est à la fois même matériellement pénétrée d’intelligence, non pas qu’elle est consciente, mais qu’elle est intelligente, qu’on peut la comprendre, qu’elle est ordonnée, que le nombre y règne, que l’on peut calculer les équations, mais qui en plus prépare sans même le savoir les instruments de la pensée qui viendra un jour l’analyser. Ce sera la pensée de l’homme. »[38]


1. C’est, nous l’avons vu, une question majeure et il ne faut pas se laisser tromper par l’emploi courant de certains termes comme « esprit », « contemplation », « croissance spirituelle ». A ce point de vue, J. Arnould a bien analysé la pensée d’Arne Naees (in ARNOULD J., Gnose et écologie, op. cit, pp. 66-68) qui, précisément et à l’instar d’autres auteurs, procède à ce que le cardinal Danneels appelait, sur un plan plus général, à propos de la culture contemporaine, à un « déplacement du sacré ». Nous assistons chez ces écologistes radicaux à une véritable « sacralisation du monde ». Il est fait souvent appel « aux traditions cultuelles africaines ou amérindiennes (…) pour y trouver une source d’inspiration », affirmant que « la terre n’est pas faite pour l’homme, mais l’homme est fait pour la terre ». Dans l’écosophie, l’ordre de la nature s’impose à nous : « la nature se voit conférer une valeur intrinsèque et tous les êtres le statut de sujet de droit ». Comme nous l’avons déjà dit, l’éthique de l’écologie radicale se construit sur « un égalitarisme biocentrique et holistique ».
   Par ailleurs, l’écosophie propose « un véritable cheminement de croissance et de maturation spirituelle », de « réalisation de soi, d’épanouissement personnel ». Mais il ne s’agit pas d’une réalisation de soi qui n’est pas indépendante de la « Conscience cosmique » ou du « Soi total ». S’il y a, comme dans la gnose ancienne, un dualisme entre l’homme et le monde, cette fois, c’est le monde qui est globalement divin.
2. 1809-1882.
3. Le Hasard et la Nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil, 1970, pp. 194-195.
4. ARNOULD J., op. cit., pp. 57-58.
5. Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829). Auteur de la Philosophie zoologique (1809) et de l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres (1815-1822).
6. ARNOULD J., op. cit., pp. 59-60. L’auteur fait remarquer (p. 62) que la pensée développée par le philosophe allemand Hans Jonas, néofinaliste et antidarwinien n’en est pas moins biocentrique. Dans Le Phénomène de la Vie, Jonas développe « l’idée d’après laquelle l’être humain n’est que le sommet d’une volonté finalisatrice dont les traces sont visibles jusqu’aux formes vivantes les plus élémentaires. (…) L’éthique de Jonas, telle qu’il la propose dans Le principe responsabilité, est donc celle d’une conservation, portée par une vision évolutive et finalisée de la nature. Dans cette perspective, l’humanité constitue une « fin » de l’évolution, de l’histoire naturelle, mais non pas sa fin ultime, car elle est, comme toutes les espèces vivantes, éphémère. Aux revendications anthropocentriques doit donc succéder une perspective davantage biocentrique, voire cosmocentrique, comme d’autres courants, en particulier écologistes, le défendent : nature knows best, « la nature sait mieux » appartient à leurs principes fondateurs. » Un autre auteur, toujours à propos de Jonas, constate que « d’une part, il fait de l’homme un produit immanent de et à l’évolution, le produit le plus achevé, valorisé comme tel par le processus final qui l’a engendré. Mais en même temps, il absolutise cette valeur, la rend transcendante, c’est-à-dire l’arrache au processus évolutionnaire auquel l’humanité ne pourrait prendre part, alors même qu’elle commence à s’en donner les moyens. Le décompte de cette opération contradictoire laisse une puissance infinie interdite d’usage : toute cette durée cosmique à venir ouverte à la liberté humaine qui ne peut s’en saisir. » (HOTTOIS Gilbert, Une analyse critique du néo-finalisme dans la philosophie deH. Jonas, in Laval théologique et philosophique, 50, 1994, 1, p. 105, cité in ARNOULD J., Gnose et écologie, op. cit., p. 64).
7. En réaction aux thèses de Darwin, ont a vu apparaître « au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, des mouvements dits créationnistes, farouchement opposés aux thèses évolutionnistes et attachés à une lecture concordiste de la Bible » (ARNOULD J., id., p. 68). Le concordisme est une « exégèse religieuse tendant à faire concorder les textes de la Bible et les connaissances scientifiques » (Universalis).
8. « Je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu dans toute sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n’a plus que faire de Dieu » (Pensées, Gilbert Jeune, 1949, p. 74).
9. ARNOULD J., Evolution et finalité, op. cit., pp. 61-65. « Pour la tradition judéo-chrétienne, (…) la création désigne le pouvoir absolu par lequel Dieu promeut à l’existence et en dehors de lui, une réalité qui ne préexistait en aucune manière. Relation singulière et, en même temps, séparation stricte entre le Créateur et chacune de ses créatures, qui est marquée au commencement par une création ex nihilo. Quand bien même il existerait une forme de Conscience cosmique, universellement répandue, elle ne saurait être assimilée au Dieu créateur. Les anciens gnostiques l’avaient compris, eux qui croyaient en un Dieu transcendant qui sauverait l’œuvre imparfaite d’un Démiurge. Telle n’est pas la tradition chrétienne : c’est le même Dieu qui est créateur et sauveur. »
   On peut tirer trois conclusions de cette conception transmise par la Bible:
   1. « Le salut ne peut pas correspondre à une fuite de la matérialité ou encore à une fusion dans le Grand Tout : le salut « n’échappe » pas à la matière, elle est aussi créature de Dieu ». Le Christ ne sépare pas mais récapitule.
   2. Quant à « la question de la finalité, face au néofinalisme de Hans Jonas ou au déterminisme « biocentrique » de l’écologie profonde, la foi chrétienne place le sens de la réalité en Dieu seul ». Si le monde a un sens, c’est par Dieu qu’il l’acquiert et non par lui-même, ce qui laisse au monde la possibilité d’être surprenant.
   3. Enfin, en ce qui concerne la place et l’action de l’homme dans le monde, il est certain qu’on est passé d’une interprétation de la « singularité » de l’homme comme une autorisation voire un devoir de domination, à la vision écologique qui dévalorise l’humanité « au nom de l’appartenance (…) à la communauté des êtres qui composent la biosphère ». Or, la singularité comme la domination n’ont « de fondement que dans la toute-puissance créatrice et rédemptrice de Dieu. (…) Le salut de l’humanité n’est plus à acquérir par un surcroît de maîtrise de la réalité ou par son abandon généralisé. » Il consiste plutôt pour le croyant, à tout faire converger vers le Christ puisqu’avec Paul nous savons que « La création a été assujettie à la vanité (désordre) (non de plein gré, mais par la volonté de celui qui l’y a soumise), avec toutefois cette espérance : d’être affranchie, elle aussi, de la servitude de la corruption, pour avoir part à la glorieuse liberté des enfants de Dieu. Car nous savons que, jusqu’à ce jour encore, la création tout entière gémit dans les douleurs d’un enfantement.
   Il n’y a pas qu’elle. Nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous gémissons en nous-mêmes, attendant la rédemption de notre corps. »(Rm 8, 20-23). (ARNOULD, Gnose et écologie, op. cit., pp. 69-71).
10. Le Catéchisme cite ici le livre de la Sagesse : « Oui, Tu aimes tout ce qui existe, et Tu n’as de dégoût pour rien de ce que tu as fait ; car si Tu avais haï quelque chose, Tu ne l’aurais pas formé. Et comment une chose aurait-elle subsisté, si Tu ne l’avais voulue ? Ou comment ce que Tu n’aurais pas appelé aurait-il été conservé ? Mais Tu épargnes tous, parce que tout est à toi, Maître ami de la vie » (Sg 11, 24-26).
11. CEC 300-303. Comme l’écrit le P. M. Leclerc , « il importe de distinguer soigneusement deux expressions généralement confondues : la création et le commencement du monde et du temps ». Le monde sans commencement ni fin, comme les Grecs se l’imaginaient, est philosophiquement possible mais exige de toute façon un acte créateur et éternel : « Dieu n’est pas comme nous, soumis au temps, au devenir, à son émiettement, mais au contraire, Dieu est l’origine absolue du temps qu’Il crée. De ce fait, l’acte créateur de Dieu est bien en fait coextensible à tous les moments de la durée. Dieu est donc présent instantanément à chaque moment du temps, depuis le premier jusqu’au dernier, même si cette durée devait être infinie dans les deux sens et ce, que le monde ait toujours existé ou qu’il ait commencé un jour. » Pour saint Thomas (cf. Ia, qu. 44-46), la création n’est pas une fabrication mais une création ex nihilo, c’est « une relation fondatrice par laquelle Dieu pose dans l’être tout ce qui existe au cours de la durée du temps ». Si la philosophie peut prouver « la nécessité absolue de la création gratuite par Dieu », elle ne peut « trancher la question de savoir si le monde a toujours existé et existera toujours ou bien s’il a un commencement temporel ». La Bible a tranché, elle dit que « le monde a commencé, qu’il n’a pas toujours existé et qu’il n’existera pas toujours tel que nous le connaissons ». Et la cosmologie contemporaine a mis en évidence la théorie du « Big Bang » qui suggère un commencement temporel de l’univers en expansion continue depuis une « singularité initiale ».(op. cit., pp.112-120).
12. Très précisément, après la sociobiologie nazie, la sociobiologie de l’américain E. O. Wilson, dans les années 1970, « interprète les phénomènes sociaux à la lumière (…) du néodarwinisme » (cf. GRASSE P.-P., L’homme en accusation, De al biologie à la politique, Albin Michel, 1980, p. 50). P.-P. Grassé était membre de l’Académie des Sciences de Paris.
13. Op. cit., pp. 24-26.
14. Lettre à Asa Gray, 22 mai 1860, in Vie et correspondance, t. II, Reinwald, 1888, p. 173.
15. GRASSE P.-P., op. cit., pp. 214-216.
16. « La thèse strictement génique confond le rôle, certes important, des gênes constructeurs, avec celui de la machine en tant que système autonome, dotée de propriétés que le gêne isolé ne possède absolument pas. Le jeu des déterminismes géniques s’oppose à la liberté, la limite ou la supprime.
   En outre, les hypothèses géniques du comportement humain sont dans l’incapacité d’expliquer les particularités fondamentales de notre « humanité » tant rationnelle qu’affective. » Pour les sociobiologistes, « tout gêne a pour fonction d’être un déterminant, il supprime donc une liberté ; il ne peut en être autrement. Il porte une information qui, obligatoirement, se concrétisera dans un message. Sous son emprise, l’Homme ne peut rien choisir ; il est déterminé, il devient un esclave. Or, rien de tel ne s’observe dans la réalité. Je puis démontrer ma liberté, si je le veux, en agissant contre une motivation affective ou contre une motivation rationnelle. » (GRASSE P.-P., id.)
17. Id., p. 265.
18. Id., pp. 303-304.
19. Id., p. 215.
20. Il justifie ainsi la première place des facteurs scientifiques : « Les facteurs scientifiques se placent en tête par que leurs incidences sur la vie humaine sont aussi importantes que nombreuses. Ils bouleversent notre mode d’existence, changent notre environnement, préservent notre santé, accroissent notre espérance de vie.
   La Science par l’infinité de ses applications à l’industrie et à l’agriculture influence lourdement l’économie de toutes les nations ; elle conditionne le progrès des techniques. La politique ne peut l’ignorer. » (Id., p. 304)
21. Ce mot, étymologiquement, signifie « ajustement ». Il a signifié, au XIXe siècle, « adjonction », « proportion » avant de désigner dans le langage de la biologie du XXe siècle, un « dispositif organique formé de parties séparées et agencées fonctionnellement ». En chirurgie, il est utilisé comme « remise en place des os luxés ou des fragments d’une fracture ». (R).
22. Une présentation brève du principe anthropique et de ses échos philosophiques et théologiques a été faite par BARREAU Hervé, Pour le principe anthropique, in Communio, XIII, 3, mai-juin 1988, pp. 77-83 et par LECLERC M., op. cit., pp. 120-123. Nous nous appuierons aussi ici sur le livre de DEMARET Jacques et LAMBERT Dominique, Le principe anthropique, L’Homme est-il le centre de l’Univers ?, Armand Colin, 1994. Ce livre a le mérite de présenter les divers arguments en présence. Il se veut pédagogique mais demande tout de même une certaine formation algébrique. Jacques Demaret est docteur en physique. Il enseigne la relativité générale et la cosmologie à l’Institut d’astrophysique de l’Université de Liège. Il est considéré comme « l’auteur de langue française qui a discuté avec le plus d’autorité scientifique la valeur du principe anthropique » (H. Barreau). Dominique Lambert est docteur en physique et philosophe des sciences. Il enseigne l’histoire et la philosophie des sciences à l’université de Namur. Il a reçu le prix Georges Lemaître en 1999et le prix de l’European Society for the Study of Science and Theology.
23. Op. cit., p. VI.
24. Id., pp. 105 et svtes.
25. Id., p. 143.
26. Carter l’a élaboré à partir des travaux du cosmologiste Robert Dicke, dans les années 1960. M. Leclerc résume en ces termes l’hypothèse anthropique de son prédécesseur Dicke, hypothèse qui répond à la question de savoir pourquoi l’univers est toujours plus en expansion : « L’univers doit être assez vieux pour que la vie ait eu le temps d’apparaître, sous la forme évoluée que nous connaissons, indispensable au développement de l’intelligence. Or, la vie ne peut se former qu’à partir de molécules organiques complexes, constituées d’atomes suffisamment lourds comme le carbone. Mais ces noyaux atomiques, comme l’azote, le carbone, l’oxygène, ne pouvaient être synthétisés qu’au cœur d’étoiles déjà très développées, après plusieurs milliards d’années d’existence. Et il fallait en plus que ces éléments soient expulsés dans l’espace par l’explosion de ces étoiles primaires, et que se reconstituent des étoiles secondaires comme le soleil, (qui a environ 4,5 milliards d’années) avec des planètes comme la terre, pour offrir aux futurs êtres vivants les conditions nécessaires de température et d’atmosphère. Tout cela ne pouvait prendre moins de douze milliards d’années, ce qui est à peu près le moment où la vie est apparue sur terre, après le commencement de l’univers. Mais la cosmologie relativiste nous enseigne que l’âge et la dimension de l’univers sont étroitement liés : un univers beaucoup plus petit que le nôtre n’aurait jamais pu devenir assez vieux pour que la vie puisse apparaître. On a calculé en particulier qu’un univers qui n’aurait que la dimension de notre galaxie aurait tout au plus quelques jours d’existence et en quelques jours, il serait rigoureusement impossible de faire cet immense travail consistant en ce que l’on appelle la nucléosynthèse stellaire, c’est-à-dire la synthèse des noyaux atomiques comme le carbone, l’oxygène et l’azote dans les étoiles de première génération, véritables fabriques d’éléments, avant que ces éléments ne soient dispersés dans l’espace et puis rassemblés en nouvelles étoiles comme notre système solaire avec la terre où peut enfin apparaître la vie. Dès lors, pour Dicke, « c’est donc notre présence dans l’univers en tant qu’êtres vivants qui conditionne les dimensions de celui-ci ». (…) Il y a un lien nécessaire entre les caractéristiques globales de l’univers et l’existence de l’homme. » (Op. cit., pp. 121-122).
27. DEMARET J. et LAMBERT D., op. cit., pp. 143-144. Ils proposent aussi cette formulation : « La présence d’observateurs dans l’Univers impose des contraintes sur la position temporelle de ceux-là dans celui-ci ».
28. Id., p. 247.
29. Id., p. 145.
30. Id., p. 146.
31. Id., p. 145.
32. Id., p. 148.
33. Id..
34. Id., p. 247.
35. Ce qui dérange, avant tout, les « opposants », c’est le concept de finalité et ce qu’il pourrait suggérer. Christian Magnan (Collège de France et Université de Montpellier II) écrit, dans une présentation fort sommaire et partiale: « Près de cinq siècles après Copernic, il faut dénoncer avec vigueur ce retour à une vision anthropomorphique du monde, hélas soutenue par de faux arguments scientifiques ». Et il cite Andrée Pouyanne, philosophe: « Les principes téléologiques sont des obstacles au progrès scientifique aussi bien parce qu’ils constituent des explications paresseuses que parce qu’ils flattent les illusions narcissiques de l’être humain ». Le principe anthropique, continue-t-elle, « dont une argumentation spécieuse veut faire croire que la plus extrême point de la recherche scientifique corrobore la validité n’est autre que l’illusion anthropomorphique dont les fondateurs de la science s’étaient, au péril de leur vie, souvent affranchis. » (Cf. www.dstu.univ-montp2.fr).
36. DEMARET et LAMLBERT, op cit., p. 258. Certains auteurs vont plus loin et formulent un principe anthropique ultime. Ils estiment que « si l’on admet que le fait de la vie intelligente est, d’une certaine manière, essentiel pour l’Univers, en ce sens qu’il pourrait, à lui seul, justifier l’existence même de l’Univers ainsi que toute son histoire, il est nécessaire de postuler que cette vie, une fois apparue, ne puisse pas être détruite ». (Id., p. 261).
37. Id., p. 280.
38. Op. cit., pp. 122-123. M. Leclerc cite deux témoignages. Celui de l’Anglais Fred Hoyle, spécialiste du carbone : « Je ne crois pas qu’un seul scientifique qui examine les réactions nucléaires de fabrication du carbone à l’intérieur des étoiles, ne soit conduit à la conclusion que les lois de la physique ont été délibérément choisies en vue des conséquences qu’elles entraînent à l’intérieur des étoiles. Si ce n’est pas le cas, nous sommes de nouveau ramenés à une monstrueuse séquence d’accidents. » Il y aurait là, commente M. Leclerc, « un hasard tellement improbable que cela en devient absurde ». Et il ajoute le témoignage d’un cosmologiste américain, Wheeler : « L’univers donne naissance à des participants capables de communiquer, à des observateurs, et ces participants donnent sens à l’univers. »

⁢Chapitre 2 : Le travailleur, la propriété et le capitalisme

« …​régir le monde en sainteté et justice…​ »[1]


1. Sg 9, 3.

⁢i. Le problème de l’appropriation

Le cosmos est un « bien collectif »[1] dans toutes ses parties : la terre avec ses richesses minérales, végétales, animales, l’air que nous respirons et l’espace que nous parcourons, l’eau douce et la mer avec tous les biens qu’elle contient.

S’adressant à des agriculteurs, le Pape souhaite leur rappelle leur devoir de solidarité avec tous les peuples de la terre « afin que tous, sans exception, puissent jouir des fruits de « la Terre mère » et vivre une vie digne d’enfants de Dieu »[2].

A des savants engagés dans l’exploration de l’espace, il dira: « maintenant que l’espace est visité par l’homme et ses machines, la question est inévitable : à qui l’espace appartient-il ? Je n’hésite pas à répondre que l’espace appartient à l’humanité tout entière, qu’il est pour le bénéfice de tous. (…) L’espace ne doit pas être employé au bénéfice exclusif d’une nation ou d’un groupe social ».⁠[3]

Au IIIe Forum mondial de l’eau, le représentant du Saint-Siège déclarera que « la gestion de l’eau et des systèmes sanitaires doit répondre aux besoins de tous, et plus particulièrement des populations pauvres. (…) La terre et tout ce qu’elle contient sont à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples. Ce principe de l’utilisation universelle des biens de la création confirme que les pays ainsi que les populations d’aujourd’hui et de demain ont un droit d’accès minimum aux biens nécessaires à leur développement. L’eau fait partie de ces biens communs à toute l’humanité. (…) Cette eau, destinée à l’utilisation de tous, ne peut être ni épuisée ni détruite par une minorité de personnes ayant le pouvoir. »[4]

Tel est l’enseignement le plus constant de l’Église⁠[5] et on ne s’étonnera pas de lire, sous la plume d’un commentateur, cette conclusion : « Laisser place à l’avenir, ou transmettre ce que nous avons reçu, ou conserver le « capital naturel », (…) ne se peut en réalité que si nous renonçons à nous approprier la terre (…). Il faudrait dire de la terre ce qu’on a dit du corps et de la vie corporelle : que l’homme n’en a pas la propriété mais l’usufruit (…), qu’il ne saurait donc en disposer de manière absolue ».⁠[6] Non seulement la terre est œuvre de Dieu mais elle est confiée à tous les hommes, tous enfants de Dieu. Ceux-ci, pour vivre, ont besoins d’elle comme ils ont besoin aussi des uns et des autres. Tributaires du bien qui leur a été remis et solidaires les uns des autres.

Et pourtant, nous savons que l’Église depuis les origines aussi et en fidèle interprète des Écritures a admis la propriété privée.

« Tout comme la terre, dit Jean-Paul II, est pour le bénéfice de tous, et que la propriété privée doit être distribuée de telle sorte que tout être humain reçoive sa propre part des biens de la terre, de la même manière l’occupation de l’espace par des satellites et d’autres instruments doit être réglementée par de justes accords et des pactes internationaux qui permettront à la famille humaine tout entière d’en jouir et d’en user ».⁠[7]

L’eau est un bien commun mais « les décisions et la gestion de l’eau doivent se faire au plus près des citoyens. Bien que s’agissant d’un problème global, les décisions relatives à la question de l’eau ne peuvent être prises qu’au niveau local »[8].

La Commission pontificale Justice et Paix a fait remarquer, à propos du droit de la mer, que « ce sont les pays pauvres qui revendiquent avec force la reconnaissance d’un droit de propriété « souverain et inconditionnel » (pour chaque nation) et se méfient de l’idée de « patrimoine commun de l’humanité » - d’autant plus que ce principe a été souvent revendiqué pour justifier l’expansion coloniale ».⁠[9]

N’y a-t-il pas contradiction à parler de biens collectifs et en même temps d’accepter une forme ou l’autre d’appropriation ?

Ne serait-il pas plus logique, au nom de la destination universelle des biens et de la solidarité de s’en tenir au principe d’une communauté des biens, d’une propriété et d’une gestion communes ?


1. CA 40. Jean-Paul II cite deux biens collectifs : le milieu naturel et le milieu humain. A ce propos, il parlera d’ »écologie humaine » et d’ »écologie sociale »: « Alors que l’on se préoccupe à juste titre, même si on est bien loin de ce qui serait nécessaire, de sauvegarder les habitats naturels des différentes espèces animales menacées d’extinction, parce qu’on se rend compte que chacune d’elles apporte sa contribution particulière à l’équilibre général de la terre, on s’engage trop peu dans la sauvegarde des conditions morales d’une « écologie humaine » authentique. Non seulement la terre a été donnée par Dieu à l’homme qui doit en faire usage dans le respect de l’intention primitive, bonne, dans laquelle elle a été donnée, mais l’homme, lui aussi, est donné par Dieu à lui-même et il doit donc respecter la structure naturelle et morale dont il a été doté ». Et, en illustrations, le saint Père évoque « la nécessité d’un urbanisme soucieux de la vie des personnes », vu « les graves problèmes posés par l’urbanisation moderne » et « l’attention qu’il convient de porter à une « écologie sociale » du travail » (CA 38).
2. JEAN-PAUL II, Homélie lors du Jubilé du monde agricole, op. cit., p. 1053.
3. Discours à une session de l’Académie pontificale des sciences, 2-10-1984, in DC n° 1884, 18-11-1984, pp. 1051-1052.
4. Contribution du Saint-Siège lue par Mgr Renato Raffaele Martino, président du Conseil pontifical Justice et paix, au IIIe Forum mondial de l’eau, in DC n° 2297, 3-17 août 2003, pp. 753-754.
5. Notons qu’à propos de ces 4 aspects du cosmos, l’Église chaque fois en souligne la valeur religieuse : nous l’avons vu à propos de la terre ; en ce qui concerne l’espace, Jean-Paul II invite ses interlocuteurs à chercher Dieu « en écoutant le silence de l’espace. Le ciel et la terre proclament qu’ils ne sont que des créatures, et ils vous poussent à vous élever jusqu’au ciel suprême de la transcendance, pour ouvrir vos esprits et vos cœurs à l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles » (op. cit., p. 1052) ; parlant de l’eau, Mgr Martino souligne la signification qu’elle a dans diverses religions, comme force créatrice et purificatrice et rappelle que « dans la Bible, Dieu est la source d’eau vive par laquelle l’homme juste peut trouver la vie » (op. cit., pp. 754 et 760) ; face au naufrage du pétrolier Prestige en novembre 2002, les évêques responsables de l’Apostolat de la mer en Espagne, au Portugal et en France, se sont écriés : « la mer n’est pas un dépotoir, elle est lieu de vie et don de Dieu ! » (In DC n° 2283, 5-1-2003, p. 45).
6. BOURGUET V., op. cit., p. 118.
7. JEAN-PAUL II, Discours à une session de l’Académie pontificale des sciences, 1984, op. cit., pp. 1051-1052.
8. Contribution du Saint-Siège au IIIe Forum mondial de l’Eau, op. cit., p. 755.
9. Commission pontificale « Iustitia et pax », A propos de la Conférence du droit de la mer, La destination universelle des biens, Cité du Vatican, 1977, pp. 9-10.

⁢ii. La communauté des biens

Beaucoup de chrétiens, pour défendre cette idée, se réfèrent à ces deux passages célèbres des Actes des Apôtres décrivant la vie des communautés primitives:

« Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun ; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun. »[1]

« La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun. Avec beaucoup de puissance, les apôtres rendaient témoignage à la résurrection du Seigneur Jésus, et ils jouissaient tous d’une grande faveur. Aussi parmi eux nul n’était dans le besoin ; car tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de la vente et le déposaient aux pieds des apôtres. On distribuait alors à chacun suivant ses besoins. »[2]

On sait que ces textes ont fait souche⁠[3] et ont inspiré aux religieux leur mode de vie. Ne parle-t-on pas de « vie apostolique » pour désigner précisément une manière de vivre à l’imitation de la première communauté chrétienne. On peut affirmer que les passages cités des Actes « ont été sans doute une référence au moins implicite voire homilétique[4] pour les fondateurs et fondatrices comme pour leurs disciples : ainsi Pachôme[5], Cassien[6], Basile[7], Benoît[8]. »⁠[9] Lorsque saint Augustin⁠[10] rédige la Règle qui servira de base à quantité d’Ordres et Congrégations, il cite les Actes⁠[11] de même que le P. J.-C. Colin lorsqu’il fonde les Pères maristes⁠[12]. S’ajoutent encore à ce tableau les réformateurs protestants pour qui le christianisme primitif sera le modèle parfait de l’Église. Méthodistes⁠[13] et anabaptistes⁠[14] fonderont en Europe et en Amérique du Nord des communautés selon la description des Actes.

L’exemple de la communauté primitive a tant frappé les esprits qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, les religieux s’en inspireront dans les communautés indigènes qu’ils organiseront en Amérique. Les plus célèbres de ces communautés sont les « réductions » que les Jésuites dirigèrent au Paraguay⁠[15] parmi le peuple des Guaranis⁠[16]. On vit dans cette « république communiste chrétienne », a-t-on dit⁠[17], « une image de la primitive église »[18].

Plus près de nous, en 1945, en France, Joseph Wilbois, directeur de l’Ecole d’Administration et d’Affaires, cherchant à insérer l’esprit franciscain⁠[19] de pauvreté, d’amour et de joie dans le travail des administrateurs, des techniciens et des exécutants, selon son propre vocabulaire, estime qu’il faudra qu’il passe du plan personnel au plan institutionnel et ce ne sera possible que dans la suppression du profit c’est-à-dire, la suppression du régime libéral et du régime capitaliste, comme en « Russie bolchevique »[20].


1. Ac 2, 44.
2. Ac 4, 32 et 34.
3. Justin Taylor cite, en exemples, la Didachè (1er siècle) (« Tu ne te détourneras pas de l’indigent, mais tu mettras toutes choses en commun avec ton frère et tu ne diras pas qu’elles te sont propres »), l’Epître de Barnabé (« Tu partageras en toutes choses avec ton prochain et tu ne diras pas qu’elles te sont propres »), Tertullien (150?-240?)(« Toutes choses sont en commun parmi nous à l’exception des femmes »), Lucien de Samostate (+ vers 190), Justin Martyr (100?-165?) (« Maintenant nous mettons en commun ce que nous avons, nous le partageons avec tout pauvre » ; « Ceux qui ont (du) bien viennent en aide à ceux qui sont dans le besoin, et nous nous prêtons toujours assistance les uns aux autres » ; « Ceux qui sont dans l’abondance, et qui le veulent, donnent chacun ce qu’ils ont décidé d’avance, et ce qui est recueilli est remis à celui qui préside, et il assiste les orphelins, les veuves, les malades, les indigents, les prisonniers, les hôtes étrangers, en un mot, il secourt tous ceux qui sont dans le besoin »). (Le modèle socio-économique de la première communauté chrétienne, in FERRY J., GILBERT M., HERR E., PERROT E., TAYLOR J. ,Bible et économie, Servir Dieu ou l’argent, Lessius, 2003, pp. 91-92). J. Taylor sm, est professeur à l’Ecole biblique de Jérusalem.
4. Qui a trait à l’éloquence religieuse.
5. Saint Pachôme, Pacôme ou Pakhôme (286?-346). Ce moine égyptien est le fondateur de la vie cénobitique. Il fonda monastères et couvents et eut une grande influence en Orient.(Mourre)
6. Jean Cassien (350?-432?). Ce moine fonda deux monastères et rédigea Des instituts des cénobites dont saint Benoît s’inspirera. Sa doctrine théologique a été critiquée. (Larousse)
7. Saint Basile le Grand (330?-379) fonda un monastère et exposa sa conception du cénobitisme dans ses Grandes Règles et Petites Règles. Il influença tout le monachisme oriental.(Mourre)
8. Saint Benoît de Nursie (480?-547?) Fondateur de plusieurs monastères et notamment de l’abbaye du Mont-Cassin. Sa Règle influença tout le monachisme occidental.(Mourre)
9. TAYLOR J., op. cit., pp. 92-93.
10. 354-430.
11. « Et voici mes prescriptions sur votre manière de vivre dans le monastère. Tout d’abord, pourquoi êtes-vous réunis sinon pour habiter ensemble dans l’unanimité (cf. Ps 133), ne faisant qu’un cœur et qu’une âme en Dieu. (…) Ne dites pas « ceci m’appartient » ; mais que, pour tous, tout soit en commun. Que votre supérieur distribue à chacun le vivre et le couvert non pas selon un principe d’égalité - ni vos forces ni vos santés ne sont égales - mais bien plutôt selon les besoins de chacun. Lisez en effet les Actes des Apôtres : pour eux tout était en commun, et l’on distribuait à chacun selon ses besoins » (Cité in TAYLOR J., op. cit., p. 93).
12. « Il disait assez souvent que la Société de Marie n’avait aucun autre modèle que l’Église naissante rassemblée autour de Marie et des apôtres. » (J. Taylor, op. cit., p. 93).
13. Fondé par les frères John (1703-1791) et Charles (1707-1788) Wesley en rupture avec l’Église anglicane dont ils étaient pasteurs.60 millions de membres et sympathisants en Angleterre et surtout en Amérique. Bien que le méthodisme estime que les bonnes œuvres ne méritent pas le salut, il pense cependant que le croyant sera finalement justifié grâce aux fruits de sa foi. Cette conception inspirera l’engagement syndicaliste des méthodistes en Angleterre où, selon certains, le parti travailliste doit plus à Wesley qu’à Marx. (LACOSTE et TAYLOR, op. cit., p. 94).
14. Ce nom signifie « qui baptise à nouveau ». Comme seule la foi sauve, le fidèle doit demander à être baptisé même s’il l’a été dans son enfance. Cette hérésie apparue au XVIe siècle eut une branche révolutionnaire violente inspirée par Nokolaus Storck (+1525) et Thomas Münzer (1489-1525) qui voulaient instaurer le Royaume de Dieu notamment par l’égalité de tous et la mise en commun des biens. Ce mouvement fut réprimé durement par les princes luthériens. L’anabaptisme subsista en Europe du Nord grâce à Melchior Hoffman (1500-1543). Deux disciples (melchiorites) violents Jan Matthijs (+1534) et Jan Beukels (de Leyde) (1509-1536) voulurent appliquer à Münster proclamée Nouvelle Jérusalem, les idées de Munzer et notamment la communauté des biens (mais aussi polygamie et destruction de tout le patrimoine culturel). L’aventure se termina aussi dans le sang. L’anabaptisme survécut tout de même sous une forme pacifiste : melchiorites, obbenites, mennonites, hutterites. Certains émigrèrent en 1633 en Amérique comme les Amish. Ils vivent en communautés fermées en marge de la société. Les plus vivantes, celles des mennonites (du nom du curé hollandais Menno Simons, 1496-1561) sont implantées en Amérique du Nord mais aussi en Allemagne, Suisse, Pays-Bas, France, Russie et Amérique latine. Ils sont entre 200.000 et 500.000 dans le monde. Certains adhèrent au Conseil œcuménique des Églises. (Rel).
15. La région appelée Paraguay, à l’époque, était beaucoup plus vaste que le territoire du Paraguay actuel.
16. Il y en eut aussi au Canada. On parle ailleurs de pueblos-hospitales comme au Mexique ou d’aldeas comme au Brésil. Les Franciscains furent souvent aussi à l’origine de tels villages.
17. LUGON Clovis, La république communiste chrétienne des Guaranis, 1610-1768, Editions ouvrières, 1949. Description renouvelée dans La république des Guaranis, Les Jésuites au pouvoir, Foi vivante, Editions ouvrières, 1970.
18. Titre du chapitre VII du livre d’HAUBERT Maxime, La vie quotidienne des Indiens et des Jésuites du Paraguay au temps des missions, Hachette, 1967, pp. 237-288. La lecture de ce livre permet d’apporter maintes nuances à la description souvent idyllique de C. Lugon.
19. J. Wilbois cite notamment ces deux règles : « Tous les frères s’appliqueront avec ardeur à un bon travail car il est écrit « fais toujours quelque bon travail pour que le diable te trouve occupé » (saint Jérôme) ; et encore « l’oisiveté est l’ennemie de l’âme » (saint Anselme). Les serviteurs de Dieu doivent donc toujours se livrer à la prière ou à quelque bonne occupation » (1re règle, chapitre VII., in Le travail dans la cité chrétienne, Ed. franciscaines, 1945, p. 10). « Les Frères à qui le Seigneur a donné la grâce de travailler, travailleront avec foi et dévotion ; mais de telle sorte que, une fois écartée l’oisiveté, ennemie de l’âme, ils ne laissent pas s’éteindre en eux l’esprit de sainte oraison et de dévotion qui doit passer avant toutes les choses temporelles. En retour de leur travail, ils peuvent recevoir ce qui est nécessaire au corps pour eux et pour leurs frères, à l’exclusion des deniers et de l’argent ; et cela humblement, comme il convient à des serviteurs de Dieu et à des adeptes de la très sainte pauvreté. » (2e règle, chapitre V, id., p. 9).
20. WILBOIS J., Le travail et la cité, in Le travail dans la cité chrétienne, op. cit., p. 46.. L’auteur conclut que les « amis de saint François » pourront changer les choses:
   « a) En n’accroissant pas les besoins des hommes, ce qui accroîtrait la durée du travail et l’esclavage qui en résulte :
   b) En répartissant les heures de labeur, de sorte que le perfectionnement des machines crée des loisirs pour tous et non du chômage pour plusieurs ;
   c) En faisant participer les ouvriers à la gestion au moins partielle de leur entreprise, ce qui situerait leur tâche dans un ensemble et la leur ferait mieux apprécier ;
   d) En organisant des loisirs accrus, non en vue de la simple récréation (elle n’est le tout du loisir que quand le loisir est court), mais en y apportant les soins familiaux aujourd’hui négligés, et, sous une forme élémentaire, une sorte de méditation ;
   e) En inculquant aux ouvriers, par une propagande directe, l’esprit de détachement, d’amour et de joie, qui soufflera plus librement sur un terrain ainsi renouvelé. »

⁢a. qu’en penser ?

Dans l’Ancien testament, le récit de la création invite tous les hommes à remplir et dominer la terre. Invitation réitérée après le déluge⁠[1]. Pratiquement il est nécessaire de répartir équitablement les biens donnés à tous. Les peuples auront leur territoire⁠[2], chaque tribu d’Israël aura le sien⁠[3], chaque famille aussi⁠[4]. On peut dire que l’idéal est atteint lorsque les habitants d’un pays vivent « en sécurité, chacun sous sa vigne et sous son figuier »[5]. S’il en était ainsi partout, « la destination universelle des biens se trouverait respectée grâce à une répartition équitable des biens sous forme de propriétés privées »[6]. Mais il est une condition qui jamais n’a été remplie : la fidélité à Dieu⁠[7]. Dès lors comme « les pauvres ne disparaîtront point de ce pays »[8], toute une série de mesure seront prévue pour secourir l’indigent et limiter l’usage de la propriété privée. Nous les avons énumérées précédemment.

Dans le Nouveau testament, Jésus reprendra la condamnation de l’accaparement et invitera à la générosité. Mais, donnant la priorité aux biens spirituels, il ne se reconnaîtra compétent pour régler le problème de la répartition des richesses⁠[9], l’important étant l’amour des frères et de Dieu⁠[10]. En bref, les « attitudes de justice et de charité qui correspondent au dessein de Dieu et à la vocation de l’homme (…) se réalisent concrètement dans l’usage des biens matériels. La destination universelle des biens de la terre n’est qu’un corollaire de la vocation des hommes à la charité universelle, mais c’est un corollaire inéluctable »[11]

Reste le problème posé par la description dans les Actes des Apôtres de la manière de vivre des premières communautés chrétiennes.

Pour certains commentateurs, il s’agit d’un « tableau idéalisé »[12]. Immédiatement après le passage sur la communauté des biens⁠[13], Luc raconte deux anecdotes intéressantes. Dans la première, Barnabé qui « possédait un champ (…) le vendit, apporta l’argent et le déposa aux pieds des apôtres »[14]. Dans la seconde, Ananie qui a aussi vendu sa propriété, en détourne une partie du prix et dépose le reste aux pieds des apôtres. Il s’entend alors réprimander par Pierre qui lui dit : « Ananie (…) pourquoi Satan a-t-il rempli ton cœur, que tu mentes à l’Esprit Saint et détournes une partie du prix du champ ? Quand tu avais ton, bien, n’étais-tu pas libre de le garder, et quand tu l’as vendu, ne pouvais-tu disposer du prix à ton gré ? Comment donc cette décision a-t-elle pu naître dans ton cœur ? Ce n’est pas à des hommes que tu as menti, mais à Dieu. »[15]

Il est clair, pour ces commentateurs, à travers ces deux histoires, que le chrétien n’était pas obligé de mettre ses biens en commun. Et si le cas de Barnabé est cité c’est précisément parce qu’il est exemplaire, exceptionnel. Si le texte introductif parle de « tous », c’est, dit un auteur, parce que « Luc veut aider ses lecteurs à reconnaître là un modèle et un idéal dont les communautés chrétiennes auront toujours à s’inspirer ».⁠[16] Le même ajoute trois éléments:

\1. La description de Luc semble s’inspirer du thème grec de l’amitié qui se définit par l’unanimité de cœur et la communauté des biens. Luc voudrait signifier par là que les chrétiens réalisent parfaitement un idéal qui leur est familier. La mise en commun n’est pas renonciation mais mise à disposition d’autrui de son bien.

\2. La mise en commun ne se fait pas pour se rendre pauvre mais pour qu’il n’y ait plus de pauvre (« Nul n’était dans le besoin ») selon la promesse du Deutéronome.

\3. La communauté des biens est l’expression et la conséquence d’une communauté plus profonde, d’une communion spirituelle (« un seul cœur », « une seule âme »).

Ces trois remarques ne sont pas contestées mais d’autres commentateurs pensent que les deux descriptions des Actes sont bien réalistes et non pas idéalisées⁠[17].

Le premier extrait (Ac 2, 44) décrirait une communauté de vie et de biens telle qu’elle fut pratiquée par Jésus⁠[18]. Cette interprétation semble confirmée par le verset suivant :  »Jour après jour, d’un seul cœur, ils fréquentaient assidûment le temple et rompaient le pain dans leurs maisons, prenant leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur » et par la lecture des variantes⁠[19]. Avant d’entrer dans cette communauté au sens le plus strict, les disciples vendaient toutes leurs possessions au bénéfice des pauvres et d’abord des membres de leur groupe.⁠[20]

Le deuxième extrait (Ac 4, 32) évoque une manière moins stricte de vivre la communauté. Ici, la communauté est spirituelle et psychologique (« un cœur et une âme ») et non physique. Cette « unanimité » fait écho à l’amitié aristotélicienne. Pour Taylor aussi, « l’intention de Luc est de montrer que la communauté de Jérusalem remplit les idéaux à la fois bibliques et hellénistiques »[21]. Et à l’instar des « amis » grecs⁠[22], les croyants mettent les biens dont ils restent propriétaires à la disposition de tous⁠[23] et alimentent une caisse commune gérée par les apôtres, appliquant le conseil deutéronomique de donner aux pauvres⁠[24].

Ces deux manières de vivre en communauté ont sans doute coexisté comme elles avaient d’ailleurs, dans d’autres contextes, été pratiquées.⁠[25]

Ont-elles été idéalisées ou sont-elles décrites avec réalisme ? Le débat reste ouvert.⁠[26] Quoi qu’il en soit, il est clair que la communauté de vie et de biens stricte ou partielle n’était pas une obligation⁠[27]. Par ailleurs, on sait que les premiers chrétiens s’attendaient à un retour rapide du Christ. L’imminence de l’événement a certainement favorisé les abandons de biens pour vivre déjà sur cette terre la vie des cieux. Paul « devra bien vite calmer l’attente fébrile de certains fidèles »[28] : « Quant aux temps et moments, vous n’avez pas besoin, frères, qu’on vous en écrive »[29]. Dans le commentaire de ce passage, la Bible de Jérusalem note que Paul reprend « les affirmations du Seigneur sur l’incertitude de la date de son Avènement dernier[30], _qu’il faut attendre en veillant[31]. (…) Le Jour du Seigneur viendra comme un voleur, il faut veiller, le temps est court. Bien qu’il se range d’abord par hypothèse parmi ceux qui verront ce jour[32], il en vient à envisager de mourir auparavant[33] et met en garde ceux qui le croient imminent[34]. Les vues sur la conversion des païens donnent même à penser que l’attente pourra être longue.⁠[35] » Progressivement, avec le temps, les chrétiens ont compris qu’il leur faudrait peut-être attendre encore longtemps comme le suggère Pierre : « …​ devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour. Le Seigneur ne retarde pas l’accomplissement de ce qu’il a promis, comme certains l’accusent de retard, mais il use de patience envers vous, voulant que personne ne périsse, mais que tous arrivent au repentir. Il viendra le Jouir du Seigneur, comme un voleur ; en ce Jour, les cieux se dissiperont avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée ».⁠[36]

On peut donc dire, et c’est cela qui est resté, que le partage des biens dans la foi a une signification eschatologique. Comme l’a très bien décrit le Concile à propos des religieux : « comme le peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité permanente, mais est en quête de la cité future, l’état religieux, qui assure aux siens une liberté plus grande à l’égard des charges terrestres, plus parfaitement aussi, manifeste aux yeux de tous les croyants les biens célestes déjà présents en ce temps, atteste l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la Rédemption du Christ, annonce enfin la résurrection à venir et la gloire du royaume des cieux. »[37]

Le bon sens incite à penser que l’on ne peut donc généraliser les modèles proposés par les Actes d’autant moins que la communauté de Jérusalem elle-même fut confrontée à des difficultés matérielles. Comment vivre, en effet, longtemps en consommant tout son captal et si personne ne vous fait profiter de son capital⁠[38] ? Paul dut organiser une collecte pour soutenir la communauté⁠[39] et Paul, nous l’avons vu, invitera les chrétiens à ne pas paresser mais « à travailler dans le calme et à manger le pain qu’ils auront eux-mêmes gagné ».⁠[40]

De toute façon, comme l’écrit Alain Durand, « le sens de cette pratique économique n’est pas la mise en commun elle-même (ce qui est souvent le cas lorsque ces textes sont utilisés dans le cadre de la vie religieuse), ce n’est pas davantage l’abolition du droit de propriété (comme les premiers socialistes ont aimé le souligner), ce n’est pas non plus le renoncement aux biens de ce monde (comme cela se produit dans une perspective ascétique) : le sens de cette mise en commun est de faire en sorte que « nul ne soit dans le besoin » (Ac 4, 34), que chacun reçoive (…) « au fur et à mesure de ses besoins »[41](Ac 2, 44) ».⁠[42]

Il ressort de tout ce qui précède qu’on ne peut tirer argument de ces épisodes des Actes en faveur d’un « communisme chrétien » qui devrait être un mode de vie général. De même qu’on ne peut non plus étendre le « communisme évangélique » des amis de Jésus. Il s’agit d’ »un régime spécial de noviciat apostolique et de perfection religieuse, imposé par Jésus aux compagnons de sa vie et de son ministère, mais à eux seuls »[43]. Dès lors, l’exemple souvent cité et loué⁠[44] des « réductions »⁠[45] du Paraguay doit être lui aussi revu dans le cadre des circonstances particulières où il s’est développé.


1. « Dieu bénit Noé et ses fils et il leur dit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre. Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comme de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture, je vous donne tout cela au même titre que la verdure des plantes » « (Gn 9, 1-3).
2. « Quand le Très-Haut donna aux nations leur héritage, quand il répartit les fils d’homme, il fixa les limites des peuples suivant le nombre des fils de Dieu (…) » (Dt 32, 8)
3. Dans Jos 13-19, on peut lire la longue description des territoires octroyés aux tribus. Elle se termine par ces mots : « Ayant achevé la répartition du pays selon ses frontières, les Israélites donnèrent à Josué, fils de Nun, un héritage au milieu d’eux ; sur l’ordre de Yahvé, ils lui donnèrent la ville qu’il avait demandée, Timnat-Sérah, dans la montagne d’Ephraïm ; il rebâtit la ville et s’y établit.
   Telles sont les parts d’héritage que le prêtre Eléazar, Josué fils de Nun et les chefs de famille répartirent par le sort entre les tribus d’Israël à Silo, en présence de Yahvé, à l’entrée de la Tente du Rendez-vous. Ainsi fut terminé le partage du pays. » (Jos 19, 49-51).
4. « La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes. Pour toute propriété foncière vous laisserez un droit de rachat sur le fonds. Si ton frère tombe dans la gêne et doit vendre son patrimoine, son plus propre parent viendra chez lui exercer ses droits familiaux sur ce que vend son frère. Celui qui n’a personne pour exercer ce droit pourra, lorsqu’il aura trouvé de quoi faire le rachat, calculer les années que devrait durer l’aliénation, restituer à l’acheteur le montant pour le temps encore à courir, et rentrer dans son patrimoine. S’il ne trouve pas de quoi opérer cette restitution, le fonds vendu restera à l’acquéreur jusqu’à l’année jubilaire. C’est au jubilé que celui-ci en sortira pour rentrer dans son propre patrimoine » (Lv 25, 23-28) ; Nabot répond au roi Achab qui veut acheter ou échanger sa vigne: « Yahvé me garde de te céder l’héritage de mes pères ! » (1 R 21, 3). Joëlle Ferry précise en rappelant que la terre est propriété de Dieu: « il ne s’agit pas de succéder à son prédécesseur en tant que possesseur d’un bien, mais de succéder à quelqu’un dans la garde et la gestion d’un bien qui appartient au groupe auquel la divinité l’a donné. L’usage, le « droit » met donc l’accent sur la continuité. La terre ne sort pas de la famille » (Y a-t-il une justice économique chez les prophètes ?, in Bible et économie, Servir Dieu ou l’argent, Ed. Lessius, 2003, p. 68).
5. Pendant tout le règne de Salomon, « les habitants de Juda et d’Israël, depuis Dan jusqu’à Bersabée, vécurent en sécurité, chacun sous sa vigne et sous son figuier ».(1 R 5, 5). Lorsque le prophète Michée décrit le règne futur de Yahvé, il déclare qu’alors, « chacun restera assis sous sa vigne et sous son figuier » (Mi 4, 4). Même promesse chez Zacharie : « Ce jour-là -oracle de Yahvé Sabaot- vous vous inviterez l’un l’autre sous la vigne et sous le figuier » (Zc 3, 10).
6. VANHOYE Albert sj, Destination universelle des biens de la terre selon la Bible, in Une terre pour tous les hommes, Colloque international Justice et Paix, 13-15 mai 1991, Centurion, 1992, p. 10. Le P. A. Vanhoye est secrétaire de la Commission pontificale biblique ; professeur d’exégèse du Nouveau Testament à l’Institut pontifical biblique à Rome.
7. « qu’il n’y ait donc pas de pauvre
   chez toi. Car Yahvé ne t’accordera sa bénédiction dans le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage pour le posséder, que si tu écoutes vraiment la voix de Yahvé ton Dieu, en gardant et pratiquant tous ces commandements que je te prescris aujourd’hui » (Dt 15, 4-5).
8. « Certes les pauvres ne disparaîtront pas de ce pays ; aussi je te donne ce commandement : Tu dois ouvrir ta main à ton frère, _ celui qui est humilié et pauvre dans ton pays » (Dt 15, 11).
9. « Qui m’a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages ? » (Lc 12, 14).
10. Cf. « Si quelqu’un, jouissant des biens de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? » (1 Jn 3, 17).
11. VANHOYE A., op. cit., p. 15.
12. Id., p. 14.
13. Ac 4, 32-35.
14. Ac 4, 37.
15. Ac 5, 3-4.
16. DUPONT Jacques osb, Les pauvres et la pauvreté dans les Évangiles et les Actes, in La pauvreté évangélique, Lire la Bible 27, Cerf, 1971, p. 43.
17. C’est l’opinion de J. Taylor (op. cit.) que nous suivons ici.
18. Cf. l’invitation de Jésus au « jeune homme riche » (Lc 18, 22) : « Tout ce que tu as, vends-le et distribue-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi. »
19. Ainsi, au lieu de traduire « Tous les croyants mettaient tout en commun », J. Taylor propose : « Tous ceux qui croyaient étaient dans le même lieu » ou « Tous les croyants étaient (une) communauté » (op. cit., pp. 81-82). Il est normal, dans ce cas, qu’ils aient tout en commun.
20. On peut rapprocher ce type de communauté de celle des Esséniens, ce groupe de Juifs qui menaient une vie ascétique dont quelques historiens anciens ont décrit la vie : « Chez ces contempteurs de la richesse, règne un merveilleux esprit de partage et l’on ne saurait trouver parmi eux quelqu’un qui dépasse les autres par la fortune ; car il est de règle que ceux qui entrent dans la secte fassent abandon de leurs biens à l’Ordre, si bien que chez aucun d’eux on ne voit ni l’abjection de la misère ni l’infatuation de la richesse et que, les biens de chacun étant fondus dans la masse, il n’y a plus qu’une seule fortune pour tous, comme entre frères. Ils ne s’achètent entre eux ni ne se vendent rien, mais chacun donnant ce qu’il a à celui qui en a besoin, reçoit de ce dernier, en contrepartie, ce qui lui est nécessaire » (FLAVIUS JOSEPHE (37-100?), Guerre des Juifs, 2, 122, Les Belles Lettres, 1980, II, pp. 31-32, cité in TAYLOR J., op. cit., p. 83).
21. TAYLOR J., op. cit., pp. 86-87.
22. Platon en témoigne: « En premier lieu, aucun d’eux ne possédera en propre aucun bien, à moins d’absolue nécessité. En second lieu, pour ce qui est de l’habitation et du grenier à provisions, aucun n’aura rien de tel où ne puisse entrer quiconque le désire » ( République, Livre 3, 416d) ; et à propos de l’unité de l’État, Platon écrit : « tout État dans lequel le plus grand nombre d’individus énoncent sur la même chose sans discordance ces expressions « le mien » et « non le mien », cet État n’a-t-il pas une organisation politique excellente ? » (Id., Livre 5, 462c). De même, son disciple Jamblique (250?-330) déclare : « Le point de départ de la justice, c’est la communauté et l’égalité, le fait que tout le monde partage des émotions aussi étroitement que s’ils étaient un seul corps et une seule âme, et aussi le fait que « le mien » s’applique à la même chose que « le tien », comme Platon témoigne l’avoir appris des Pythagoriciens. (…) En effet, tous les biens étaient communs et identiques pour tous, et personne ne possédait rien en propre » (Vie de Pythagore, 167-169, Les Belles Lettres, 1996, pp. 93-94, cité in Taylor, op. cit., pp. 87-88).
23. Cf. après la délivrance de Pierre : « Il se rendit à la maison de Marie, mère de Jean, surnommé Marc, où une assemblée assez nombreuse s’était réunie et priait » (Ac 12, 12).
24. Dt 15, 4 et 15, 11.
25. Ainsi, à côté de la stricte communauté essénienne de Qumrân à laquelle nous avons fait allusion, ont existé d’autres communautés esséniennes qui suivaient une autre règle : « Le salaire de deux journées au moins pour chaque mois, tel est ce qu’ils verseront dans les mains de l’inspecteur et des juges. Ils affecteront une partie de ces sommes aux orphelins, et de l’autre ils soutiendront la main du pauvre et de l’indigent, et le vieillard qui se meurt, et l’homme qui est fugitif, et celui qui est emmené captif vers une nation étrangère, et la vierge qui n’a pas de proche parent, et la jeune femme que personne ne cherche (en mariage) » (Ecrit de Damas, cité in J. Taylor, op. cit., p. 89). Taylor évoque encore une troisième forme de communauté essénienne où chacun garde sa propriété mais cède son utilisation et son usufruit à la communauté : « Personne n’ose acquérir quelque chose en propriété privée absolue (…), ni une maison, ni un esclave, ni une terre, ni des troupeaux, et également des outils et des sources de richesse ; mais ils mettent toutes ces choses ensemble en commun et ils récoltent le profit commun de tous » (Témoignage de Philon rapporté par Eusèbe de Césarée (265?-339?), La préparation évangélique, 8, 11, 1-19, cité in TAYLOR, op. cit., p. 90).
26. L. Cerfaux écrit : « Mieux vaudrait sans doute rester sous le charme de cet essai du Royaume de Dieu sur terre. Mais saint Luc, en historien, a bien dû constater que tous les premiers chrétiens n’étaient pas des « saints ».. Au Royaume de Dieu, il ne faudrait que des anges et des saints…​ Ananie et Saphire, un couple intéressé, nous fait redescendre sur terre. Plus tard, nous apprendrons encore que de toutes petites passions entamaient l’idéalisme primitif ; Dieu d’ailleurs y trouvera son compte, puisque les légères malfaçons dans la distribution des richesses communes décidèrent les Douze à créer les diacres, une institution d’avenir.
   Et puisque nous sommes à voir les petits côtés des choses, continuons. La vie « pratique » devait prendre sa revanche. Pour avoir méprisé les richesses et les moyens de les acquérir, l’Église de Jérusalem connaîtra vite la pauvreté. Elle se fera mendiante. Noble mendiante d’ailleurs, mère qui s’est appauvrie pour enrichir ses enfants. Elle mendie la tête haute. Il est juste, dira saint Paul, que les églises qui ont reçu de Jérusalem les biens spirituels, -et la primitive Église n’aurait point tant donné si elle n’avait vécu d’une vie indifférente aux choses d’ici-bas,- partagent avec elle leurs biens matériels. La pauvreté de l’église de Jérusalem sera l’occasion, pour les chrétiens de la dispersion, de resserrer les liens qui les unissent à l’Église-mère. Et cette fois encore les petites vicissitudes humaines feront l’œuvre de Dieu. » (La communauté apostolique, Cerf, 1943, pp. 41-42).
27. C’est aussi l’avis d’Annie Jaubert : « Dans un milieu limité, la répartition des biens était chose relativement simple sous le contrôle des responsables. Les difficultés viendraient avec des groupements plus vastes. Mais un dépouillement total de ses biens ne paraît jamais avoir été obligatoire dans la communauté primitive. (…) L’essentiel était la fraternité vraie et la communion des cœurs. (…) Le centre de la vie communautaire était le repas où l’on rompait fraternellement le pain et où l’on répétait les gestes de Jésus ». (Les premiers chrétiens, Seuil, 1967, pp. 15-16.).
28. Rel.
29. 1 Th 5, 1.
30. « Quant à la date de ce jour, et à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges des cieux, ni le Fils, personne que le Père seul. » (Mt 24, 36).
31. « Veillez donc, parce que vous ne savez pas quel jour va venir votre maître » (Mt 24, 42).
32. « Car lui-même, le seigneur, au signal donné par la voix de l’archange et la trompette de Dieu, descendra du ciel et les morts qui sont dans le Christ ressusciteront en premier lieu ; après quoi, nous les vivants, nous qui serons encore là, nous serons réunis et emportés sur des nuées pour rencontrer le seigneur dans les airs » (1 Th 4, 16-17).
33. « …si toutefois nous devons être trouvés vêtus, et non pas nus » (c’est-à-dire dévêtus par la mort) (2 Co 5, 3). « Je me sens pris dans cette alternative : d’une part, j’ai le désir de m’en aller et d’être avec le Christ, ce qui serait, et de beaucoup, bien préférable ; mais de l’autre, demeurer dans la chair est plus urgent pour votre bien » (Ph 1, 23-24).
34. « Nous vous le demandons, frères, à propos de la Venue de notre Seigneur Jésus Christ et de notre rassemblement auprès de lui, ne vous laissez pas trop vite mettre hors de sens ni alarmer par des manifestations de l’Esprit, des paroles ou des lettres données comme venant de nous, et qui vous feraient penser que le Jour du Seigneur est déjà là. Que personne ne vous abuse d’aucune manière. Auparavant doit venir l’apostasie et se révéler l’Homme impie, l’Etre perdu, l’Adversaire, celui qui s’élève au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu’à s’asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui-même comme Dieu » (2 Th 2, 1-4).
35. « Car je ne veux pas, frères, vous laisser ignorer ce mystère, de peur que vous ne vous complaisiez en votre sagesse : une partie d’Israël s’est endurcie jusqu’à ce que soit entrée la totalité des païens et ainsi tout Israël sera sauvé (…) » (Rm 11, 25-26).
36. 2 P 3, 8-10.
37. LG 44, § 3.
38. La communauté réunie autour de Jésus a pu vivre grâce aux biens dont jouissaient quelques femmes : « Les Douze étaient avec lui, ainsi que quelques femmes qui avaient été guéries d’esprits mauvais et de maladies : Marie, appelée la Magdaléenne, de laquelle étaient sortis sept démons, Jeanne femme de Chouza, intendant d’Hérode, Suzanne et plusieurs autres, qui les assistaient de leurs biens. » (Lc 8, 2-3).
39. 1 Co 16, 1 ; 2 Co 8, 1-4 ; Ac 24, 17.
40. 2 Th 3, 12.
41. Traduction proposée par HAULOTTE E., Les premiers chrétiens : des utopistes, Les Actes des Apôtres, Cahiers Évangile, n° 7.
42. DURAND A. La cause des pauvres, Société, éthique et foi, Cerf, 1996, p. 67. C’est aussi l’avis de
   Jacques Dupont, O.S.B., moine de Saint-André, qui, à propos des Actes des Apôtres, écrit que selon « l’idéal proposé par Luc dans ses descriptions de la communauté primitive n’est ni de pauvreté, ni de détachement, mais plus simplement et plus profondément un idéal de charité fraternelle. Il se traduit, non en amour de la pauvreté, mais en amour des pauvres ; il pousse, non à se rendre pauvre, mais à veiller à ce que personne ne soit dans le besoin. » (DUPONT J., La pauvreté évangélique dans les Évangiles et dans les Actes, in La pauvreté évangélique, op. cit., p. 45).
43. Vacant, art. « Communisme ».
44. Ce fut le cas des philosophes des « Lumières » (d’Alembert, Montesquieu, Voltaire, Diderot), de quelques socialistes comme Proudhon ou Cunningham Graham, mais aujourd’hui encore d’un auteur chrétien comme Clovis Lugon déjà cité.
45. Du latin « reducti ». Les Indiens devaient être « reconduits » à la vie selon l’Évangile, à l’Église, à la vie civilisée.

⁢b. Les « réductions » du Paraguay.

En 1609, avec l’accord de Philippe III d’Espagne, le Père général Claudio Acquaviva⁠[1] autorisa les Jésuites à fonder des villages ou « réductions » dans la région du cours moyen et supérieur des fleuves Paranà et Paraguay sur le territoire des Indiens Guaranis. Par tradition, ces Indiens polygames se faisaient la guerre⁠[2] pour faire des prisonniers qu’ils mangeaient. Depuis la colonisation et malgré les interdits⁠[3], ils subissaient les razzias des esclavagistes. Il s’agissait donc à la fois de les évangéliser, de les fixer, de les empêcher de se faire la guerre et de les protéger des prédateurs. Les jésuites établirent progressivement 38 réductions groupant, à leur apogée, plus de 300.000 indiens. Ils y appliquèrent une théocratie communiste. d’une part l’autorité était exercée par les Pères, la base de la communauté était religieuse et tout était possédé en commun à l’instar de la première communauté de Jérusalem⁠[4] : « d’un bout à l’autre de son histoire, la république Guaranie vécut sous le régime de la propriété commune des terres. La propriété individuelle du sol ne se trouva jamais réalisée sur la moindre parcelle de son territoire. Acheter, louer ou léguer le plus modeste lopin de terre, utiliser le travail d’autrui à son profit personnel, transformer le sol en instrument de domination ou d’exploitation de l’homme par l’homme, autant d’opérations qui restèrent inconnue. Le lot viager qu’on tenta d’introduire rencontra l’indifférence totale des Guaranis, très satisfaits de leur régime de communauté intégrale. La plupart des Pères, qui n’avaient agi que sous la pression du roi et la menace de leurs adversaires, n’insistèrent du reste pas, comprenant trop bien que le développement des intérêts égoïstes amènerait la décadence religieuse et sociale de leurs communautés, bâties sur la solidarité. (…) Tous les bâtiments publics, les maisons d’habitation, les ateliers étaient construits aux frais de la communauté, restaient sa propriété inaliénable, étaient administrés par elle et fonctionnaient à son service, pour la satisfaction des besoins de toute la population. (…) Les moyens de transport, bateaux, canots, chars, étaient monopolisés par la communauté.

La communauté était poussée jusqu’au produit du travail dans l’artisanat comme dans l’agriculture. Les ateliers divers, fonderies, moulins, tanneries, les mines, etc., travaillaient pour la communauté et lui livraient leurs produits. En compensation, grains, fruits, coton, maté et toutes autres denrées étaient réparties selon les besoins (…) ». Dans cette communauté, on ne connaît pas le salaire mais « le revenu du travail (…) était touché sous forme de prestations les plus diverses comprenant en somme la couverture de tous les besoins: logement, avec maison particulière au moment du mariage, vêtements, nourriture pour les artisans, objets manufacturés pour les agriculteurs, instruction de enfants et placement, assurance-vieillesse, assurance-maladie et accident, entretien de la veuve et des orphelins, etc. »[5]

En contrepartie, toute la vie se déroule sous la tutelle cléricale. Non seulement l’instruction religieuse, les prières et les célébrations, mais aussi l’organisation des journées, les activités économiques, commerciales, sociales et privées sont sous le contrôle permanent des jésuites et de leurs agents : « la liberté des Indiens est ainsi canalisée rigoureusement »[6]. Un couvre-feu est imposé⁠[7] et s’il n’y a pas de peine de mort -ce sont des « enfants »- fouet et cachot maintiennent l’ordre⁠[8].

Dans cette ambiance disciplinée et religieuse vouée au travail obligatoire, les réductions prospérèrent jusqu’en 1750 où un traité politique et commercial entre l’Espagne et le Portugal annonce la fin de l’exception guaranie⁠[9]. En 1759, les Jésuites étaient expulsés des territoires portugais et, en 1767, l’Espagne faisait arrêter les Pères de la péninsule et des colonies. Guerres, massacres et déportations anéantirent l’oeuvre des Jésuites en quelques années.

Dès le début et jusqu’à aujourd’hui, les réductions furent l’objet de critiques et de louanges.

Nous l’avons vu, C. Lugon⁠[10], enthousiasmé par ces réalisations, affirme que « la République guaranie était en bonne voie pour réaliser au fur et à mesure de l’introduction de nouveaux progrès techniques et culturels « une forme supérieure de communisme ». » Pour lui, les Pères « avaient par surcroît anticipé l’application des principes fondamentaux des encycliques sociales » et leur système avait appliqué la destination universelle des biens « de façon cohérente ».⁠[11] L’auteur place aussi en exergue de son ouvrage un extrait de ce passage d’un discours de Pie XII au ministre du Paraguay, où le Saint-Père déclare que s’était écrite, dans ce pays, « une histoire où l’Église a laissé des chapitres d’une transcendance mondiale : Nous faisons allusion aussi aux très fameuses « Doctrinas guaranies », où, parmi d’innombrables difficultés, et gravitant plutôt sur le moral que sur le matériel, le labeur civilisateur de l’Évangile arriva à des réalisations sociales telles, que, éliminant les défauts inhérents à toutes les choses humaines, elles sont restées là pour l’admiration du monde, l’honneur de votre pays et la gloire de l’Ordre illustre qui les réalisa, non moins que pour celle de l’Église catholique, puisqu’elles surgirent de son sein maternel. L’expérience se chargea de montrer combien ce système était génial »[12].

Par contre, en présentation d’une réédition des bulles de Benoît XIV Immensa Pastorum et Ex quo Singulari, le traducteur et commentateur ne craint pas de les sous-titrer : « contre la Compagnie de Jésus pour l’affranchissement des Indiens du Paraguay et la condamnation des rites chinois ». Dans son introduction, il accuse les Jésuites d’avoir créé le « mythe » d’une « sorte de Paradis terrestre » dirigé, en fait, par des « trafiquants » « tyranniques » qui cherchaient l’enrichissement.⁠[13]

Dans sa bulle Immensa Pastorum du 20-12-1741, Benoît XIV⁠[14] dénonce les exactions dont sont victimes, au Brésil et dans les « pays voisins », de « malheureux Indiens, non seulement privés de la lumière de la foi, mais lavés même de l’eau sacrée de la régénération ». Benoît XIV rappelle qu’il a demandé au roi de Portugal Jean⁠[15] « pour que s’il se trouvait quelqu’un de ses sujets qui se conduisît à l’égard des Indiens autrement que l’exige la douceur de la charité chrétienne, ils le frappassent des peines les plus sévères d’après les édits royaux ». Benoît XIV invite les évêques à intervenir avec zèle, renouvelle et confirme les mesures prises par Paul III et Urbain VIII en faveur des Indiens et donne aux évêques l’ordre que chacun d’entre eux « après avoir fait transcrire, publier et afficher les édits concernant les Indiens résidant tant au Paraguay que dans les provinces du Brésil ou sur les rives du fleuve de La Plata et dans les autres régions ou pays des Indes occidentales et méridionales, leur prête l’aide d’une assistance efficace. qu’à tous et à chacun de vos ressortissants, tant séculier qu’ecclésiastique, de quelque état, sexe, état, condition et dignité qu’il soit, même digne d’une mention spéciale, ou appartenant à n’importe quel Ordre, Congrégation, Société, même à la Société de Jésus, à n’importe quelle Religion ou Institut, mendiant ou non mendiant, aux moines et réguliers, même des Ordres miltaires, ou aux Frères soldats de l’Hôpital de Saint-Jérôme de Jérusalem, - sous peine pour les contrevenants d’excommunication latae sententiae à encourir ipso facto, dont on ne pourra être absous que par nous ou par le Souverain Pontife alors régnant, sauf à l’article de la mort et après satisfaction, - il soit très strictement interdit de réduire désormais ces Indiens en esclavage, de les vendre, d’en acheter, de les échanger, de les donner, de les séparer de leurs femmes et de leurs enfants, de les dépouiller de leurs biens meubles et immeubles, de les enlever ou transporter, de les priver n’importe comment de leur liberté et de les retenir en servitude. »

On a noté, au passage, l’allusion au Paraguay et la mention « même à la Société de Jésus ». Le texte est général et n’apporte rien de plus par rapport aux actes antérieurs du Saint Siège que ces précisions nominales.

Peut-on considérer la réduction comme une forme d’esclavage ou Benoît XIV a-t-il prêté l’oreille aux accusations portées par les puissances politiques et commerciales et par certains clercs séculiers ? Il est difficile de le dire.

En tout cas, en 1758, Pombal arracha « à Benoît XIV vieilli et malade, la nomination d’un visiteur des maisons de la Compagnie au Portugal et dans ses colonies ». Il s’agit du cardinal Saldanha qui, outrepassant droits et profitant de la vacance du pouvoir papal rapporta que les jésuites étaient « coupables d’un commerce illicite et scandaleux ».⁠[16]

Sous le pontificat de Clément XIII⁠[17], les « cours bourboniennes », Espagne, France, Portugal et Parme se déchaînèrent contre les Jésuites : les Jésuites sont expulsés du Portugal en 1759 et le nonce est reconduit à la frontière ; en 1764, suite aux attaques du Parlement de Paris, Louis XV supprime la Société⁠[18] ; en 1767, Charles III habilement manipulé bannit les Jésuites et le duc de Parme, en 1768, les chasse. Très courageusement, mais en vain, Clément XIII publiera en 1765 la bulle Apostolicum pascendi où il fait l’éloge de l’ordre et, entre autres, de leurs missions. La bulle sera officiellement « supprimée et condamnée » en France, au Portugal et à Naples.

En 1769, Clément XIII meurt et lors du conclave qui doit désigner son successeur, les « cours » prennent l’initiative de faire savoir qu’elles ne reconnaîtront qu’un pape décidé à supprimer la congrégation. Tout au long du conclave, des cardinaux partisans en violent le secret. Le cardinal Ganganelli est sondé sur ses intentions s’il est élu pape. d’après certains témoignages il aurait alors laissé entendre qu’il donnerait satisfaction aux  »cours ». Toujours est-il qu’il est élu sous le nom de Clément XIV⁠[19] et que, d’emblée, il travaille à la réconciliation du Saint-Siège avec les cours, prêt à de multiples concessions pour rétablir la paix. Le 21 juillet 1773, le bref Dominus ac Redemptor dissout la Compagnie de Jésus⁠[20].

La gestion du Paraguay n’est évidemment pas la seule cause de la haine farouche dont les Jésuites feront les frais mais il est certain que leur gestion des missions était un obstacle au mercantilisme colonial des Portugais et des Espagnols⁠[21].

Ceci dit, on ne peut suivre les auteurs qui estiment que la république guaranie fut un modèle de société chrétienne. Dans les circonstances évoquées, elle protégea les Indiens de la guerre, de la pauvreté, de l’ignorance et de l’esclavage mais le modèle n’est certes pas transposable dans la mesure où ces sociétés furent gérées comme des couvents, dans une perspective cléricale et paternaliste, les Indiens étant encore considérés après 150 ans de civilisation comme de grands « enfants ». On ne peut non plus tirer argument du fait que les Guaranis furent opposés aux tentatives timides de privatisation que les Jésuite se crurent obligés de consentir suite à diverses pressions. Le communisme chez les Guaranis n’était pas un pur produit d’importation mais s’enracinait dans leurs anciennes traditions.

Il est, de toute façon, invraisemblable d’affirmer que les Jésuites avait appliqué, par avance, les « principes fondamentaux des encycliques sociales ».

S’il est bien une question sur laquelle la doctrine de l’Église s’est prononcée rapidement et n’a jamais varié, c’est bien celle de la propriété, comme nous allons le voir.


1. 1542-1615. Son généralat s’exerça de 1581 à 1615.
2. Guarani signifie  »guerrier ».
3. Citons PAUL III, bref Pastorale officium, 29-5-1537 et URBAIN VIII, Lettre Commissum nobis, 22-4-1639.
4. Les jésuites formèrent « le projet d’une république chrétienne qui ramenât dans cette barbarie les plus beaux jours du christianisme naissant ». (CHARLEVOIX Pierre-Fr.-Xavier sj, Histoire du Paraguay, 1747, 6 vol., t. I, p. 230, cité in LUGON C., op. cit., p. 26). C. Lugon le confirme : « Le seul point qui ressorte clairement des déclarations des premiers missionnaires, reprises par le P. Montoya, les Lettres édifiantes et Charlevoix, c’est que les missionnaires du Paraguay, à travers l’idéal de communauté transmis de siècle en siècle, avaient voulu se référer aux premières communautés chrétiennes quant à l’esprit de fraternité, tout en créant non plus simplement des associations d’entraide à base de détachement personnel, mais une société complète, outillée pour produire et répartir les biens, capable par son organisation de s’assurer la durée qui avait manqué aux premières communautés » (id., pp. 231-232). Le P. Antonio Ruiz de Montoya arriva d’Espagne en 1612 et fut le grand réalisateur de l’ »État des Jésuites ». Il fut supérieur général de la République guaranie de 1620 à 1637 (id., p. 27) Il est l’auteur, notamment, de Conquista espiritual del Paraguay et du Tesoro de la lengua guarani. Quant aux Lettres édifiantes et curieuses, c’est la revue internationale des missions de la Compagnie de Jésus, 32 vol. de 1703 à 1773.
5. LUGON C., op. cit., pp. 125-127 et 134-135.
6. HAUBERT M., op. cit., p. 246. Un exemple : les indiens « ne peuvent choisir le lieu de leur résidence, ni même se rendre dans une autre réduction sans un billet du curé. Quant aux relations entre les sexes, des barrières sont élevées ç chaque pas. Jusqu’au mariage, un garçon ne peut échanger un mot avec aucune fille qui ne soit pas sa sœur. Bien plus, les filles d’un premier mariage de la mère sont retirées dès leur puberté de la maison de leur beau-père et confiées à une grand-mère ou à une tante ; il en est de même si la mère vient à mourir. L’âge nuptial est fixé à dix-sept ans pour les garçons, et quinze pour les filles. (…) Les provinciaux ordonnent aux curés de veiller à ce que tous les adolescents ayant atteint l’âge réglementaire fondent un foyer ; au besoin, ils leur chercheront un parti dans une autre réduction. (…) Après le mariage, il suffit de parler à une femme qui ne soit pas de sa maison pour être fouetté d’importance. Sauf dans le cas de la famille individuelle, la séparation des sexes est absolue pour toutes les activités, par exemple pour les travaux communautaires. (…) Auprès de chaque fontaine, il y a un bon vieillard préposé par les jésuites à la surveillance des femmes. Où qu’elles se rendent, quoi qu’elles fassent, il y a toujours un zélateur qui veille à la pureté de leurs mœurs et qui rendra compte aux jésuites de toute infraction » (id., pp. 246-247).
7. « Dès que le couvre-feu a sonné, il n’est permis à aucun Indien de sortir de chez lui, et des zélateurs parcourent les rues toute la nuit pour veiller à ce qu’il n’y ait aucune atteinte au sixième commandement ; les rôdeurs reçoivent un châtiment exemplaire. La nuit est divisée en trois veilles, et la relève se fait au son des tambours » (Id., pp. 267-268).
8. Id., p. 223.
9. L’État guarani était, en soi, une contestation de la politique coloniale traditionnelle et de l’esclavagisme qui, malgré les efforts de l’Église et parfois de l’Espagne, continuait à être une source importante de revenus. N’oublions pas non plus, dans ces années 1750, le pouvoir acquis dans plusieurs cours européennes par des ennemis de l’Église : notamment le marquis de Pombal (1699-1782) ennemi des Jésuites et qui exerce au Portugal l’essentiel du pouvoir qui lui a été abandonné par Joseph Ier, roi de 1750 à 1777 ; ou encore le comte d’Aranda (1718-1798), président du Conseil de Castille de 1766 à 1773, sous le roi Charles III ouvert aux « philosophes ».
10. Cet abbé valaisan est surnommé « le curé rouge de Sion » (cf. www.unifr.ch), « papiste et stalinophile » (cf. www.geocities.com/~johngray/mond902.htm).
11. Op. cit., pp. 230 et 232.
12. Discours au Dr Julian Augusto Salvidar, 12-7-1949.
13. RECALDE I. de, Introduction aux bulles Immensa pastorum et Ex quo Singulari, Librairie moderne, 1925, pp. 5-10.
14. 1675-1758. Pape de 1740 à 1758.
15. Il s’agit de Jean V dit « le magnanime », 1689-1750, roi de 1706-1750.
16. Vacant, article « Clément XIII ».
17. Pape de 1758 à 1769.
18. Louis XV est le moins acharné des princes bourboniens mais non seulement il ne veut pas déplaire à l’Espagne mais subit la pression des Jansénistes qui n’ont pas oublié que les Jésuites ont travaillé à leur condamnation et de l’Église gallicane qui n’apprécie pas cette Compagnie qui échappe au contrôle de la hiérarchie locale.
19. 1705-1774. Pape de 1769-1774.
20. On sait que, finalement, seule Catherine II de Russie refusa d’obéir au pape. Dès 1801, Pie VII régularisa l’existence des restes de la Compagnie dans ce pays. Puis, promulgua solennellement, le 7 août 1814, la constitution Sollicitudo omnium Ecclesiarum qui annulait le bref Dominus ac Redemptor et rétablissait la Compagnie dans son état antérieur. (Vacant, article « Pie VII »).
21. Depuis sa fondation, l’ordre fut confronté à des difficultés à propos du Ratio studiorum (1599) et de la doctrine de la grâce et il s’engagea dans les grandes controverses avec les protestants, les jansénistes, les gallicans et les rationalistes, défendant la théologie classique et la suprématie de Pierre.

⁢iii. Une constante doctrinale

Des origines à aujourd’hui, nous allons, en effet, retrouver les mêmes principes. Faut-il s’en étonner si on se souvient bien de ce que les Écritures nous disent des riches et des pauvres ? La richesse n’est pas en soi un mal. Elle n’est pas l’objet de la colère de Dieu, des prophètes, des apôtres qui s’en prennent aux riches dans la mesure où leurs richesses ferment leur cœur à la Parole de Dieu et à l’appel des pauvres.

Rappelons-nous les rudes avertissements lancés aux riches par Jacques: « Mais vous, vous méprisez le pauvre ! N’est-ce pas les riches qui vous oppriment ? N’est-ce pas eux qui vous traînent devant les tribunaux ? N’est-ce pas eux qui blasphèment le beau Nom qu’on a invoqué sur vous ? »[1] Ou encore : « Eh bien, maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous: elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voyez : le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenus aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez vécu sur terre dans la mollesse et le luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste : il ne vous résiste pas. »[2]

La leçon à tirer de ces deux extraits est simple. Dans le premier, on voit que les riches font « courir de grands risques à la communauté. Non pas tellement, d’ailleurs, par leur attitude sociale révoltante, que par leurs accointances avec le pouvoir (un peu comme en politique) ; car cela leur donne une aversion naturelle pour toute soumission, et particulièrement pour la soumission à la loi du Christ. Ne dit-elle pas, cette loi, que « celui qui voudra être le premier parmi vous se fera l’esclave de tous » (Mc 10, 44) ? Les riches préfèrent de beaucoup se servir des lois humaines, qui permettent aux plus forts et aux plus grands -donc aux riches- de se poser en chefs auprès des autres, et de « leur faire sentir leur pouvoir «  (Mc 10, 42). »[3] Dans le deuxième extrait, articulé sur des images empruntées à l’Ancien testament⁠[4], « la pensée de Jacques est (…) tout à fait similaire à celle du message de Jésus, tel que nous le présentent les évangiles synoptiques. La parabole du riche propriétaire terrien, rapportée par saint Luc (Lc 12, 16-21), est très significative à ce sujet. On y voit en effet un homme amasser des richesses, et croire ainsi s’assurer un avenir tranquille ; mais le jour où « son âme lui est redemandée », c’est comme s’il n’avait plus rien, malgré ses greniers pleins à craquer, car Dieu ne prend pas en considération de tels titres pour permettre l’entrée du Royaume. Devant Dieu, le fruit de la richesse se réduit à une totale pénurie ».⁠[5]

A travers ces textes, le riche est invité à rompre avec un style de vie dominé par l’avarice, la fraude, le luxe, le mépris des pauvres et, en positif, d’écouter le conseil que Paul demande à Timothée de leur transmettre : « Aux riches de ce monde, recommande de ne pas juger de haut, de ne pas placer leur confiance en des richesses précaires, mais en Dieu qui nous pourvoit largement de tout, afin que nous en jouissions. qu’ils fassent le bien, s’enrichissent de bonnes œuvres, donnent de bon cœur, sachent partager ; de cette manière, ils s’amassent pour l’avenir un solide capital, avec lequel ils pourront acquérir la vie véritable ».⁠[6]

On se s’étonnera donc pas de l’unanimité des Pères. Ils recommandent aux riches le détachement, l’aumône et parfois la dîme : « Que le riche fasse largesse au pauvre ; que le pauvre loue Dieu de lui avoir donné le suppléant de sa pénurie »[7] . C’est le vœu de Clément de Rome, de Clément d’Alexandrie⁠[8].

Face à une série d’hérésies communisantes⁠[9], les Pères vont développer leur réflexion. Saint Epiphane⁠[10] précise : « L’Église possède la chasteté et ne blâme pas la vie conjugale ; l’Église possède la pauvreté et ne s’élève pas contre ceux qui détiennent justement des richesses et qui ont hérité de leurs parents, aux fins de subvenir à soi-même et aux pauvres ». De même, saint Cyrille de Jérusalem : « Les richesses ne sont pas l’œuvre du démon, comme le pensent quelques-uns. Usez de l’argent avec honnêteté, et il ne sera pas mauvais. (…) Je dis cela pour les hérétiques qui condamnent toute possession et toute richesse, comme ils condamnent le corps. Je ne veux pas que vous soyez esclaves des richesses ; mais que vous ne voyiez point en elles un ennemi, lorsque vous les tenez de Dieu pour votre bien »[11]. Encore à propos des « apostoliques », saint Augustin dénonce leur erreur : « Superbement, ils s’intitulent apostoliques, parce qu’ils ne reçoivent dans leur société ni gens mariés ni propriétaires : en cela ils se rapprocheraient de moines et de clercs nombreux dans l’Église catholique ; mais ils deviennent hérétiques lorsqu’ils refusent tout espoir de salut à ceux qui retiennent les biens dont eux-mêmes se privent »[12]. L’évêque d’Hippone, confronté aux confiscations de biens dont sont victimes les donatistes⁠[13],va distinguer droit divin et droit humain:  »La terre est au Seigneur avec tout ce qu’elle contient : Dieu fit riches et pauvres d’un même limon, et une même glèbe les supporte. C’est selon le droit humain qu’un homme dit : « cette villa, cette maison, ce serviteur est à moi. » Ceci est de droit humain et de droit impérial ; et pourquoi ? Parce que Dieu distribua les droits humains au genre humain par les empereurs et les rois. »[14] Augustin laisse ainsi entendre que par le biais de l’autorité légale, la propriété privée remonte aussi à Dieu.

Même les Pères les plus acharnés à dénoncer l’avarice des riches et à confirmer la destination universelle des biens, reconnaissent la légitimité de la possession individuelle. L’exemple de saint Ambroise⁠[15] est particulièrement éclairant : « Parmi les opulentissimes, écrit-il, lequel ne s’efforce pas de bousculer le pauvre en dehors de son petit champ, et d’éliminer les sans-richesse des confins de sa terre ? (…) De quel riche une propriété voisine n’enflamme-t-elle pas la cupidité ? » Or, « c’est en commun et pour tous, riches et pauvres, que la terre fut créée : pourquoi donc, ô riches, vous arrogez-vous le monopole territorial ? La nature ne connaît point de riches ; elle n’engendre que des pauvres : nous ne naissons pas avec des vêtements, nous ne sommes point enfantés avec de l’or et de l’argent. » Dès lors, « ce n’est pas de ton bien que tu accordes à l’indigent, mais du sien que tu lui rends ; car c’est un bien commun, donné à l’usage de tous, que tu usurpes tout seul. La terre est à tous, non aux riches. »[16] « Il est injuste que ton semblable ne soit point aidé par son compagnon, surtout quand le Seigneur Dieu voulut que cette terre offrît à tous ses produits ; mais l’avarice a réparti les droits de possession. »[17] Cette dernière phrase paraît contredire ce qu’Augustin écrivait à propos de la propriété individuelle. En réalité, il n’en est rien malgré la radicalité des formules employées par Ambroise. Il veut rappeler, comme Augustin, que le principe de la destination universelle des biens précède et mesure le droit à la propriété privée. En effet, le même Ambroise déclare que « ce ne sont pas ceux qui ont des richesses, mais ceux qui ne savent pas en user, que frappe la sentence divine : Malheur à vous, les riches. »[18] Ailleurs, il dira : « ce ne sont pas les riches qui sont damnables, mais les richesses des pécheurs. »[19] Dieu en effet est la source des richesses que l’on reçoit: « De Dieu vous avez reçu ce que vous devez aux pauvres ; à Dieu appartiennent vos dons. »[20]

On retrouve le même mouvement - insistance sur le collectif et reconnaissance du privé- chez saint Basile⁠[21] et saint Jean Chrysostome⁠[22].

Basile emploie deux images pour souligner l’indécence des riches: « qu’est-ce donc qui est à toi ? d’où l’as-tu pris en l’apportant dans la vie ? Tel, au théâtre, un spectateur qui s’installe sur les gradins et qui écarte les arrivants, persuadé de son droit exclusif sur ce qui est disposé pour l’avantage de tous ; voilà l’image des riches : accapareurs du bien commun, ils se hâtent d’abord de se l’approprier. »[23] Et parlant des pâturages des brebis et des chevaux, il ose cette comparaison : « Ils se laissent chacun la place nécessaire ; mais, nous, ce qui est commun, nous le dissimulons dans notre sein, et nous possédons tout seuls ce qui revient à beaucoup. »[24] Ceci dit, Basile ne condamne pas la possession en soi mais conseille au propriétaire : « Ne pèse pas sur les prix en spéculant sur les besoins ; n’attends pas la disette pour ouvrir tes greniers (…). Allons, sache varier la distribution de ta richesse ; sois libéral et magnifique dans tes largesses aux indigents. (…) A mesure qu’on puise dans les réservoirs, ils coulent mieux ; si on les abandonne, ils se corrompent. De même les richesses : au repos, elles demeurent inutiles ; dans le mouvement et le transfert, elles fructifient pour le bien général. »[25]

Jean Chrysostome est sans doute le père qui a le plus insisté sur la communauté des biens. Comme les auteurs précités, il en parle en termes forts : « N’est-ce pas là un mal de posséder tout seul les biens du Maître, de jouir tout seul des biens communs ? La terre n’est-elle pas au Seigneur, avec tout ce qui la remplit, comme le dit un Psaume ? Si donc nos possessions appartiennent à notre commun Maître, ne sont-elles pas aussi à nos co-serviteurs. Tous biens de maîtres sont communs ; n’est-ce pas le régime des grandes maisons ? Tous y reçoivent par exemple une égale ration de blé ; elle sort des réserves dominicales, et la demeure du maître est pour tous. Communes également, les possessions impériales: les villes, les places, les promenades appartiennent à tous : nous y avons tous droit au même titre. »[26] Comme les autres, il reconnaît que « pas plus que la pauvreté, la richesse n’est mauvaise en soi ; elle ne le devient que par la conduite de ses possesseurs. »[27] Et il précise : « Si le riche ne convoite pas injustement, il n’est pas mauvais, pourvu que d’ailleurs il donne aux indigents ; mais s’il ne donne pas, il est mauvais et rapace ; »⁠[28] Il n’empêche que Jean Chrysostome marque sa préférence pour la propriété collective : « Ces glaçantes paroles, le tien et le mien, quelles causes de luttes et d’ennuis ? Supprimez-les : plus d’inimitiés ni de noises cherchées : ainsi la communauté des biens nous convient beaucoup mieux et répond mieux à la nature. »[29] En fonction de cette préférence, on peut, à cet endroit, formuler une hypothèse : la destination universelle des biens ne limite pas seulement le droit à l’appropriation mais elle doit être un idéal vers lequel il faut tendre autant que faire se peut. Nous verrons par la suite si nous pouvons l’affirmer. Toujours est-il, que les Pères considéreront la communauté évangélique telle qu’elle fut pratiquée par Jésus comme la manière de vivre le plus parfaitement l’appel du Christ, manière que refusa, en toute liberté mais dans la tristesse, le jeune homme riche⁠[30], manière d’anticiper le Royaume.⁠[31]

En tout cas, les Pères confirment la leçon de Paul au voleur : « qu’il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains, au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux ».⁠[32] Le travail est le moyen ordinaire d’entrer en possession des biens de la terre et cette possession est justifiée, d’une part, par la nécessité de la subsistance et du progrès, et, d’autre part par le partage. Indissociablement.⁠[33] La richesse ne se justifie que par le partage : « Dieu veut qu’on fasse profiter tout le monde de ses propres largesses. Ceux qui reçoivent rendront compte à Dieu (…). Celui qui donne, lui, est irréprochable, car il a rempli avec simplicité le ministère ».⁠[34]

Si, à cette condition, la propriété privée se justifie, elle doit, semble-t-il, s’inscrire, pense aussi le P. Gonzalez, dans une tension égalitaire : « L’égalité entre les hommes, fruit de la justice, ne peut ni être réduite au domaine des biens naturels, ni être obtenue en l’imposant par la force, mais elle doit être une tendance constante, fruit de l’esprit ».⁠[35]


1. Jc 2, 6-7.
2. Jc 5, 1-6.
3. RUSCHE Helga, L’épître de saint Jacques, Commentaire, Lumières bibliques, X. Mappus, 1967, pp. 38-39.
4. Ez 24, 3-14 ; Ml 3, 5 ; So 1, 8-13.
5. RUSCHE Helga, op. cit., p. 79.
6. 1 Tm 6, 17-19.
7. CLEMENT de Rome (Ier siècle), Epître aux Corinthiens, 38, 2.
8. IIe siècle.
9. Notamment la secte des « apostoliques ». Avant Augustin, Clément d’Alexandrie avait condamné ceux qui considéraient qu’il fallait renoncer à tous les biens terrestres pour être chrétien (Paed. II, 12, cité par GONZALEZ Carlos Ignacio, sj, Aspects patristiques, in Une terre pour tous les hommes, op. cit., p. 22). Les carpocratiens, par exemple, disciples de Carpocrate, philosophe platonicien et théologien gnostique du IIe s. « enseignait que tout doit être possédé en commun, y compris les femmes ».
10. IVe siècle, in Haereses ou Panarion (« Boîte à remèdes » contre 80 hérésies), LXI.
11. 313-386, in Catéchèses, VIII, 6.
12. 354-387, in Haereses, XL.
13. Cette répression fut menée par les empereurs Valentinien II (371-392) et Gratien (359-383). Les donatistes excluaient les pécheurs de l’Église et estimaient que la valeur des sacrements, et spécialement du baptême, dépendaient de la valeur morale du ministre. Avant Augustin, saint Optat évêque de Milève avait réfuté leurs théories (De schismate donatistarum, 366).
14. In Joa., VI, 25, cité in Vacant, article « communisme ».
15. 330?-397. Evêque de Milan.
16. Ces citations sont extraites de son commentaire sur l’épisode de la vigne de Nabot (De Nabuthe Jezraëlita), 1 R 21, 1-29.
17. Sermon VIII, 22, sur le Ps 119.
18. Commentaire sur l’Évangile de saint Luc, I, V, 69.
19. Sermon 14 sur Ps 37.
20. De Nabuthe Jezraëlita. Cité in Vacant, article « communisme ».
21. 330-379.
22. 344-407.
23. Homélie sur l’Évangile de Luc, (12, 18), n. 7. Vacant note que cette image a été empruntée sans doute à Chrysippe et reproduite par Cicéron, De finibus, III, 20.
24. Homélie pour un temps de famine et de sécheresse, 8.
25. Homélie sur l’Évangile de Luc, id., n.3 et n. 5.
26. Homélie XII, n. 4, sur 1 Tm.
27. Homélie XV, Au peuple d’Antioche, n. 3.
28. Homélie XII, op. cit..
29. Id., n. 4.
30. Mt 19, 16-22.
31. Saint Basile vécut un temps en cénobite : « Je lus l’Évangile et je remarquai qu’il n’y avait pas de moyen plus propre d’arriver à la perfection que de vendre son bien, d’en faire part à ceux de nos frères qui sont pauvres, de se dégager de tous les soins de cette vie, en sorte que l’âme ne se laisse troubler par aucune attache aux choses présentes ; et puis, je désirai trouver quelqu’un de mes frères auquel cette existence agréât, afin de traverser avec lui la mer profonde de la vie » (Lettre CCXXIII, n. 2). De même saint Antoine (250?-356) (cf. saint Athanase, Vie de saint Antoine), saint Jérôme (347?-419) (Lettre LXVI) et saint Augustin (Lettre CCXVI) vendirent tous leurs biens. Celui-ci consigna le principe dans sa Règle écrite pour un monastère de femmes : « Ne dites pas que rien vous appartienne en propre ; mais que tout soit commun entre vous ; et que votre préposée distribue à chacune de vous le vivre et le vêtement -non point à parts égales, parce que vos forces ne le sont point uniformément, mais bien plutôt à chacune selon ses besoins. Ainsi lisez-vous dans les Actes des apôtres que tout était commun entre eux et que chacun recevait à proportion de ses besoins » (Lettre CCXXI).
32. Ep 4, 28.
33. Cf. JERÔME saint (347-419), Commentaire sur Ep II, 4, 28.
34. HERMAS Pasteur (IIe s), Mandatum II, 4, cité par GONZALEZ Carlos Ignacio, op. cit., p. 28. Celui-ci fait remarquer que « de nombreux Pères considèrent la miséricorde et la libéralité comme des devoirs de justice, celle-ci étant la vertu qui cherche universellement le bien commun (st Ambroise de Milan, In Ps CXVIII exp. VIII). En effet, la loi naturelle nous oblige à penser à tous (Id. De officiis III, 4, 24-25) et à nous aider à nous soutenir mutuellement (Id., III, 3, 19). La preuve réside dans le fait que donner aux autres n’est pas le propre de l’animal, mais constitue une différence spécifique de l’homme, comme une claire manifestation de son humanité (Id., III, 3, 20). Ainsi, ceux qui agissent contre le sentiment naturel d’humanité et contre la justice, ceux qui abusent des biens de façon à « dépouiller, tourmenter, tuer ou exterminer » les autres, ne sont pas des hommes, « mais des bêtes féroces » (Lactance, Divinarum Instit. VI. De vero cultu, 10).
   De la même façon, par exemple, laisser pourrir les biens de la terre qui sont destinés à tout le monde, pour des raisons égoïstes (maintenir à un bas niveau la disponibilité de biens pour en augmenter les prix, etC.) est une grave injustice dont le coupable devra rendre compte devant le Juge suprême (St Basile, Hom. in divites, 4). Tout comme pèche gravement contre la justice celui qui, pouvant remédier à un mal, diffère coupablement le remède : « Il peut à juste titre être condamné comme homicide » (St Basile, Hom. tempore famis et siccitatis, 7).
   Mais nous ne pouvons pas non plus réduire la justice à la jouissance commune des biens économiques. Bien plus, cette vertu pousse à lutter pour que l’être humain jouisse de tous les biens nécessaires, comme la santé, la science, etc., et de tous ceux dont nous sommes « tous indigents » (St Grégoire de Nysse, De pauperibus amandis I). Les biens servent donc à remédier à tout type d’indigence humaine (St Grégoir le Grand, Hom. in Ez I, VII, 21). » (Id., pp. 30-31).
35. Op. cit, p. 31. Le P. Gonzalez se réfère ici à LACTANCE (250?-320?), Divinarum Instit. V. De iustitia, 15.

⁢a. Saint Thomas

Saint Thomas recueille l’héritage des Pères et notamment les condamnations des riches par saint Basile et saint Ambroise mais aussi la condamnation des « apostoliques » par saint Augustin. Il va, comme d’habitude, avec l’aide d’Aristote fonder et articuler philosophiquement ces diverses prises de position qui ne s’opposent qu’en apparence.⁠[1] « Les choses extérieures, explique saint Thomas⁠[2], peuvent être envisagées sous un double aspect. d’abord quant à leur nature[3], qui n’est pas soumise au pouvoir (potestas : capacité et puissance d’agir, maîtrise, autorité) de l’homme mais de Dieu seul, aux ordres de qui toutes choses obéissent ; puis quant à leur usage ; sous ce rapport l’homme a un domaine (dominium : propriété, droit de propriété) naturel sur ces choses, car par la raison et la volonté il peut se servir de ces biens extérieurs en vue de son utilité, comme étant faites pour lui. » Et donc, si, d’une part, le riche est blâmé dans l’Évangile, c’est parce qu’il se considère comme « le premier possesseur » des biens et qu’il oublie qu’il les a reçus de Dieu qui est leur « principe », qui a la maîtrise (dominium) sur leur nature. d’autre part, c’est Dieu qui a créé « les êtres imparfaits » pour « les plus parfaits »[4]et a « destiné certaines choses au soutien de la vie corporelle de l’homme ». On peut en conclure que l’homme a  »de ce chef la possession (dominium) naturelle de ces choses, en ce sens qu’il a le pouvoir (potestas) d’en faire usage. »[5]

La possession des biens naturels - »quant à leur usage »- est donc naturelle à l’homme mais un homme, un individu particulier, peut-il pour autant « posséder quelque chose en propre » ?⁠[6] Cette possession semble contraire au droit naturel selon ce décret de Gratien : « Jure naturae sunt oimnia communia omnibus »[7]

Saint Thomas va distinguer, au niveau des individus, le droit de gérer les biens et d’en « disposer » : « potestas procurandi, et dispensandi » (procurare : avoir soin de, cultiver, administrer ; dispensare : partager, distribuer, répartir, administrer), et le droit d’en user, d’en jouir, comme le précise un traducteur⁠[8]:

« Deux choses conviennent à l’homme à l’endroit des biens extérieurs. d’abord, le pouvoir de les gérer et d’en disposer ; et sous ce rapport il lui est permis de posséder des biens en propre. C’est même nécessaire à la vie humaine pour trois raisons : 1° Chacun donne des soins plus attentifs à la gestion de ce qui lui appartient en propre, qu’il n’en donnerait à un bien commun à tous ou à plusieurs ; en ce cas, en effet, chacun évite l’effort et laisse aux autres le soin de pourvoir à l’œuvre commune ; c’est ce qui arrive là où il y a un grand nombre de serviteurs. 2° Il y a plus d’ordre dans l’administration des biens quand le soin de chaque chose est confié à une personne, tandis que ce serait la confusion si tout le monde s’occupait indistinctement de tout. 3° La paix entre les hommes est mieux garantie si chacun est satisfait de ce qui lui appartient ; l’on constate, en effet, de fréquentes querelles entre ceux qui possèdent une chose en commun et dans l’indivis »[9] .

Ce qui convient encore à l’homme vis-à-vis des biens extérieurs c’est d’en jouir. Mais sous ce rapport l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit être tout disposé à en faire part aux nécessiteux. Aussi saint Paul écrit-il à Timothée : « Recommande à ceux qui sont riches dans le siècle présent d’être prompts à donner[10], de faire part de leurs biens[11] »_ ( 1 Tm 17, 18) ».⁠[12]

Cette idée bien affirmée chez les Pères de l’Église est aussi une exigence aristotélicienne : « Il appartient aux classes favorisées de la fortune, écrit le philosophe, si elles sont intelligentes et habiles, de veiller sur les pauvres et de leur procurer des moyens de travail. Il est bon d’imiter l’institution des tarentins : ceux-ci concèdent aux indigents la jouissance commune de leurs propriétés. Ils se concilient ainsi la bienveillance de la masse »[13]. Cette sagesse aurait épargné, au XIIIe siècle comme de nos jours, bien des haines, révoltes et des révolutions suscitées par la tyrannie, le gaspillage, l’arbitraire, le luxe et l’étalage des richesses des nantis !

Pour revenir au problème posé au départ (l’appropriation est-elle contraire au droit naturel ?), saint Thomas répond : « La communauté des biens est dite de droit naturel, non que le droit naturel prescrive que tout soit possédé en commun et que rien ne puisse être approprié, mais en ce sens que la division des possessions est étrangère aux prescriptions du droit naturel ; elle dépend plutôt des conventions humaines et relève par là du droit positif (…). Ainsi la propriété n’est pas contraire au droit naturel, elle s’y surajoute par voie de conclusion raisonnable »[14]. Il revient à l’homme de gérer les biens reçus en être raisonnable et libre ; en tant qu’image de Dieu, de les gérer comme Dieu les gère : au bénéfice de tous, en partageant. Et donc, « …​le riche n’est pas injuste lorsque s’emparant le premier de la possession d’une chose qui originairement était à tous, il en fait part aux autres. Il ne pèche qu’en refusant mal à propos[15] à autrui d’en jouir ».⁠[16]

Cette injustice objective amène saint Thomas à affirmer qu’en cas d’extrême nécessité, il est permis de prendre le bien d’autrui : « Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l’ordre naturel établi par la divine providence, les êtres inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l’homme ; aussi bien leur division et leur appropriation -œuvre du droit humain- ne pourront empêcher de s’en servir pour subvenir aux nécessités de l’homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance, sont dus, de droit naturel, à l’alimentation des pauvres (…)⁠[17]. Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et qu’une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c’est à l’initiative d’un chacun qu’est laissé le soin de distribuer ses propres biens, de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pressant avec tout ce qui se présente -par exemple, lorsqu’un péril menace une personne et qu’on ne peut autrement la sauver-, alors quelqu’un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d’autrui, ouvertement ou en secret, peu importe. Il n’y a là à proprement parler ni vol ni rapine. »[18]

Est-ce à dire, par ailleurs, que la justice reste une affaire privée, laissée à la conscience du propriétaire ou de l’indigent ? Nous savons que la justice sociale a pour finalité de veiller à ce que le droit naturel soit respecté c’est-à-dire que les biens possédés en surabondance servent à l’alimentation des pauvres. Si la volonté des particuliers doit être sollicitée et c’est un des rôles de la religion, la loi doit aussi aider à la répartition des biens. Saint Thomas, tout en s’appuyant sur la sagesse antique va , à ce point de vue, rendre un hommage particulier à la loi du peuple d’Israël : « Saint Augustin cite cette définition du peuple par Cicéron : « C’est la multitude rassemblée par les liens de l’unité de droit et de la communauté d’intérêts ». Cela suppose essentiellement entre les citoyens des rapports réglés par de justes lois. Mais entre les citoyens il y a deux sortes de rapports : les uns sont fondés sur l’autorité publique, les autres sur la volonté individuelle des particuliers. Et comme nulle volonté ne peut s’exercer que dans les limites de son pouvoir, il faut réserver à l’autorité publique, qui a pouvoir sur les personnes, la connaissance des litiges entre particuliers et le châtiment des malfaiteurs. Au contraire, les particuliers ont pouvoir sur leurs biens ; ils peuvent donc, à cet égard, traiter librement entre eux, par exemple, vendre, faire donation, etc.. «  Saint Thomas remarque que « ces deux sortes de rapports ont été convenablement réglés par la loi. » Après avoir évoqué l’établissement des juges et de la procédure, il en vient au problème des biens et rappelle que « l’idéal, selon Aristote, est que les propriétés soient distinctes, mais que l’usage en soit particulièrement commun et partiellement distribué par la volonté des propriétaires. » Et il constate que la loi ancienne a répondu à cet idéal en appliquant trois principes:

« En premier lieu, les terres furent partagées entre les particuliers (Nb 33, 53s) : « J’ai mis cette terre en votre possession ; vous vous la partagerez au sort. » Mais comme, au témoignage d’Aristote l’inégalité des biens a conduit maints États à la ruine, la loi a préparé un triple remède à cet égard. Le premier consistait dans une répartition des terres exactement proportionnée au nombre de têtes : « Vous donnerez un héritage plus grand aux familles plus nombreuses, un héritage moindre aux moins nombreuses » (Nb 33, 54). Autre remède : les fonds n’étaient pas aliénables à perpétuité, mais revenaient au temps marqué à leur propriétaire, sans fusion des parts. Un troisième remède pour éviter ces accroissements, c’était la dévolution de l’héritage aux parents du défunt : au fils en premier lieu, puis à la fille, troisièmement aux frères, ensuite aux oncles paternels, enfin en dernier lieu, à la parenté (Nb 27, 8s). En outre, pour maintenir la répartition des patrimoines, la loi a établi que les filles héritières se marieraient dans leur tribu (Nb 36, 8).

En second lieu, la loi a établi dans une certaine mesure l’usage commun. Et tout d’abord, en ce qui concerne la gestion, le Deutéronome prescrit (22, 1-4) : « Si tu vois s’égarer le bœuf ou la brebis de ton frère, tu ne t’en détourneras pas, mais tu les ramèneras à ton frère. » On pourrait citer d’autres exemples. Puis, en ce qui concerne la jouissance : tous en effet, sans exception, étaient autorisés à entrer dans la vigne d’un ami et à y manger du raisin, sans toutefois en emporter. A propos des pauvres en particulier, on devait leur abandonner les gerbes oubliées ainsi que les grappes et les fruits restant (Lv 19, 9-10 ; Dt 24, 19-21). De même les produits de l’année sabbatique étaient mis en commun (Ex 23, 11 ; Lv 25, 4-7).

En troisième lieu, la loi a organisé une distribution effectuée par les propriétaires eux-mêmes : tantôt à titre purement gratuit (Dt 14, 28-29): « Tous les trois ans, tu mettras à part une autre dîme, et le lévite, l’étranger, l’orphelin et la veuve viendront s’en nourrir et s’en rassasier » ; tantôt contre un avantage équivalent, dans le cas d’une vente, d’une location, d’un prêt ou d’un dépôt ; de tous ces actes, les conditions sont précisées par la loi. d’où il ressort clairement, conclut saint Thomas, que la loi ancienne a convenablement réglé la vie sociale de ce peuple. »[19]

Cette loi ancienne à laquelle saint Thomas rend hommage, malgré qu’elle se perde et se sclérose en maints détails, n’a pas été, pour l’essentiel, abolie par la loi nouvelle : les œuvres de charité, « dans la mesure où elles sont nécessaires à la vertu, ressortissent aux préceptes moraux, déjà promulgués dans la loi ancienne ; par conséquent la loi nouvelle, à cet égard, ne devait rien dire de plus que l’ancienne en fait d’œuvres extérieures ».⁠[20]

Malgré que saint Thomas s’adresse à une société économique très différente de la nôtre⁠[21], certains principes peuvent être retenus et seront repris par les pontifes modernes dans l’élaboration de la doctrine sociale. Résumons-les.

Tous les hommes ont droit à l’existence et donc aux ressources nécessaires pour vivre d’une manière pleinement humaine, matériellement et spirituellement. La vie matérielle étant ordonnée à la vie spirituelle : intellectuelle, morale, religieuse.

Toute ressource matérielle est bonne dans la mesure où elle permet aux hommes d’atteindre leurs fins dans l’ordre sans priver d’autres hommes de ces moyens indispensables à la poursuite de leurs fins naturelles.

De droit naturel, tout doit être commun, accessible à tous, mais l’appropriation est nécessaire. Relevant du droit positif, elle est conforme au droit naturel pour autant que l’usage reste commun. A la droit naturel suite de saint Thomas, on dira que le principe de la destination universelle des biens est de « droit naturel absolu » ou « primaire » et que le droit à la propriété privée est de « droit naturel relatif » ou « secondaire ».⁠[22]

d’une part, n’oublions pas ce que saint Thomas disait : « la propriété n’est pas contraire au droit naturel, elle s’y surajoute par voie de conclusion raisonnable »[23]. L’institution de la propriété privée est reconnue bonne par la raison n’est donc pas devenue bonne par pure convention ou par l’effet strict d’un droit positif même si elle est aussi le fruit de conventions et d’un droit positif. Saint Thomas explique : « le droit (…) naturel, c’est ce qui par nature s’ajuste ou se proportionne à autrui. Mais cela peut arriver de deux manières : soit qu’on envisage la chose absolument et en soi (…) ; soit qu’on l’envisage, non plus absolument, ; mais relativement à ses conséquences (…) ». Pour la première manière, Thomas prend l’exemple de l’homme qui « s’adapte » à une femme pour avoir des enfants et pour, la seconde manière, l’exemple de la propriété privée. Et il ajoute : « ce que la raison dicte à l’homme lui est naturel au titre d’être raisonnable ».⁠[24]

d’autre part, l’usage d’un bien propre devient commun par « la providence d’un bon législateur » : « C’est l’idée de propriété, pénétrée de l’idée de société, comportant un service social. Il est normal que l’accomplissement de ce devoir social ne soit pas entièrement laissé à la seule bonne volonté des possédants. Il n’est pas davantage admissible que tous les besogneux soient autorisés à se servir, au gré de leurs besoins ou de leurs caprices, sur les biens des riches, ce serait la ruine de la propriété.

Ce sont deux excès à éviter. Le mieux sera que le service social de la propriété se trouve obtenu par le jeu souple et convergent des institutions et des mœurs, par les vertus des citoyens et les lois. Tout cela faisant que, dans un état bien organisé, toutes les forces sont utilisées dans le sens du véritable intérêt humain de la communauté ». Et C. Spicq ajoute à ce commentaire : « Toutes les formes de possession devraient être pénétrées de cette finalité. »[25]

Nous allons retrouver dans l’enseignement des papes, l’écho de toutes ces nuances.


1. Saint Thomas traite du problème de la propriété dans son étude des « péchés d’injustice », à propos du vol et de la rapine : IIa IIae, qu. 66, art. 1-9.
2. IIa IIae, qu. 66, art. 1.
3. « Avant occupation, cueillette, travail » (Vacant). Cf. : « …​à considérer ce champ absolument et en soi, il ne demande pas à appartenir à un individu plutôt qu’à un autre, tandis que, si on se place au point de vue de l’opportunité de sa culture ou de son paisible usage, il vaut mieux qu’il appartienne à l’un de préférence à l’autre, comme le remarque le philosophe » (IIa IIae, qu. 57, art. 3).
4. L’argument est d’Aristote, Politique, III, 6 et svts.
5. C. Spicq, op, commente : « Si l’animal se sert des choses extérieures, il n’en use pas à proprement parler, parce que n’ayant pas la raison, il ne se les ordonne pas, « propter se ». Chez l’homme qui a l’idée de fin et de moyen, il peut y avoir cette ordination et un véritable usus, cf. Ia IIae, qu. 16.
   Remarquons que Dieu seul a un dominium absolu, radical, qui s’étend à l’essence même des choses. Le dominium des créatures est toujours relatif, comme leur puissance même. Dire que la fin de la possession humaine est l’usus, c’est ranger cette possession dans l’ »utile », « omnia quae possidentur sub ratione utilis cadunt » IIa IIae, qu. 62, art. 5, sol. 1. On ne possède donc pas les richesses pour les posséder, pour les accumuler. Dieu seul a le droit à ce luxe, car seul il est le maître des natures, d’une façon stable. L’homme n’est maître que de leur usage ; il ne possède pas la chose, il a seulement le droit de s’en servir. On retrouve le mot d’Aristote : « Etre riche consiste plutôt à user qu’à posséder ; en effet, la richesse est l’exercice et l’usage de tels biens » (Rhétorique I, V, 1361a). » (In Somme théologique, Editions de la Revue des Jeunes, Desclée, 1947, p. 164).
6. IIa IIae, qu. 66, art. 2.
7. Decret. I, VIII, c. 1. Cité par C. Spicq, op. cit., p. 167. Gratien (XIIe s) est un moine bénédictin, canoniste, qui composa un recueil de décisions papales (Decretum Gratiani) qui influença le droit ecclésiastique et le Code de droit canonique jusqu’en 1917.(Mourre)
8. C. Spicq, op. cit., p. 97, note 1.
9. Ces arguments sont de nouveau empruntés à Aristote, Politique, II, 1 et 2. Cf. Jaccard (op. cit., p. 127) : « L’homme ne travaille bien la terre que lorsqu’il la possède ou qu’il est assuré de pouvoir au moins jouir, lui et ses descendants, du fruit de son labeur. C’est pourquoi la petite propriété romaine que défendait Virgile donnait un meilleur rendement que le grand domaine exploité par des esclaves. »
10. On pourrait traduire : « donner de bon cœur », volontiers et généreusement, libéralement (SPICQ C., op. cit., p. 173). Cf. « Celui qui fournit au laboureur la semence et le pain qui le nourrit vous fournira la semence à vous aussi, et en abondance, et il fera croître les fruits de votre justice. Enrichis de toutes manières, vous pourrez pratiquer toutes les générosités, lesquelles, par notre entremise, feront monter vers Dieu l’action de grâces. Car le service de cette offrande ne pourvoit pas seulement aux besoins des saints ; il est encore une source abondante de nombreuses actions de grâces envers Dieu » (2 Co 9, 10-12).
11. On pourrait traduire : « avoir le sens social » (C. Spicq, id.). Cf. « Il ne s’agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu’il faut, c’est l’égalité. Dans le cas présent, votre superflu pourvoit à leur dénuement, pour que leur superflu pourvoie aussi à votre dénuement. Ainsi se fera l’égalité, selon qu’il est écrit : Celui qui avait beaucoup recueilli n’eut rien de trop, et celui qui avait peu recueilli ne manqua de rien » (2 Co 8, 13-15).
12. A propos de l’aumône, saint Thomas avait déjà fait ce distinguo : _« Les biens temporels que l’homme a reçus de Dieu sont à lui quant à la propriété ; mais quant à leur usage, ils sont non pas à lui seul, mais également aux autres que son superflu peut aider à vivre. » (IIa IIae qu. 32, art. 5, sol. 2).
13. Politique, VII, 3, cité par SPICQ C., op. cit., p. 170.
14. IIa IIae, qu. 66, art., sol. 1.
15. « Indiscrete » : sans discernement, contrairement à la prudence (discretio) (cf. SPICQ C., op. cit., p. 99, note 1).
16. IIa IIae qu. 66, art. 2, sol. 2. Nous retrouverons cette idée quand saint Thomas étudiera l’avarice : « Partout où le bien consiste dans une mesure déterminée, l’excès ou le défaut constitue un mal. De plus, dans tout ce qui est relatif à une fin, le bien consiste dans une certaine mesure, déterminée par cette fin, comme par exemple, un remède par rapport à la guérison. Or, les biens extérieurs ont le caractère de moyens relatifs à une fin. Leur usage sera donc bon, s’il est proportionné, si l’homme recherche la richesse dans la mesure où elle est nécessaire à sa vie et à sa condition. Dépasser cette mesure, vouloir acquérir ou amasser plus que de raison, c’est pécher. Or, c’est le cas de l’avarice, qui se définit : un amour immodéré de posséder. Elle est donc évidemment un péché. » (IIa IIae qu. 118, art. 1).
17. A cet endroit, saint Thomas cite saint Ambroise qui, dans ses Décrets, interpelle le riche en ces termes : « C’est le pain des affamés que tu détiens ; c’est le vêtement de ceux qui sont nus que tu serres dans ta garde-robe ; ton argent, c’et le rachat et la délivrance des miséreux, et tu l’enfouis en terre ».
18. IIa IIae, qu. 66, art. 7. « Dans le vol, explique C. Spicq, on agit sans le consentement du propriétaire, dans la rapine contre son consentement » (op. cit., p. 176). Aristote caractérisait le vol « par le secret dont il s’entoure » et la rapine « par la violence qui s’y déploie » (qu. 66, art. 4,).
19. Ia IIae, qu. 105, art. 2.
20. Ia IIae, qu. 108, art. 2.
21. La propriété de la terre est le facteur déterminant de la richesse. Et les grandes propriétés sont majoritaires. Au XIe siècle, en Angleterre, quelques familles possèdent les deux tiers du sol. Sur le continent c’est l’Église qui a les plus vastes domaines: terres défrichées par les moines ou les serfs des évêchés, dons des princes et seigneurs en quête de pardon. Dès le IXe s, on peut estimer que les couvents, les évêchés et la papauté possèdent le tiers du sol européen ; la moitié en Allemagne et en France. Ainsi, au IXe s, l’abbaye de Saint-Germain des Prés possédait 1.727 domaines sur 150.000 hectares. 2.859 ménages les cultivaient : 8 seulement étaient libres, 851 étaient serfs et 2000 « demi-serfs » jouissant de quelques libertés mais attachés aussi à la terre et soumis à impôts et corvées. P. Jaccard explique que « Les charges des monastères étaient (…) très lourdes. Il fallait nourrir des centaines de moines et un nombre égal de domestiques, sans compter les hôtes de passage ; les redevances des vilains y suffisaient à peine. Aux jours de fête, des milliers d’indigents venaient quérir leur aumône : les provisions de seigle, d’orge et de porc salé s’épuisaient rapidement. Certains ordres entretiennent des hôpitaux. Quant aux évêques, le souci qu’ils prennent de tenir leur rang dans le monde des seigneurs coûte cher : il faut des quantités énormes de produits agricoles pour payer les tissus fins, les métaux précieux et les bijoux qui ornent les vêtements sacerdotaux, les reliquaires et les autels. Les papes, enfin, engagent des troupes et font vivre des courtisans nombreux : toute la chrétienté est appelée à payer ce faste en déposant aux pieds du pontife ce qu’on appelle le denier de saint Pierre. » Il faut dire qu’à de rares exceptions près, les charges ecclésiastiques sont souvent réservées aux cadets de famille nobles.(cf. JACCARD P., op. cit., pp. 132-134). Il faut ajouter toutefois à ce tableau, le fait que les grandes propriétés ecclésiastiques, seigneuriales ou communales , en ces temps de chrétienté, restent marquées souvent de certains droits d’usage hérités des temps bibliques mais aussi des habitudes communautaires héritées des traditions païennes. C’est ainsi que, pendant plusieurs siècles, « le mouvement d’individualisation de la propriété se heurte à la coutume qui veut qu’après la récolte ou pendant l’année de jachère, le sol redevienne d’un usage commun pour que les troupeaux de tous puissent y pâturer librement. » On parle à l’époque de « vaine pâture » et de « droit de parcours ». « La vaine pâture est le droit des habitants d’une même paroisse d’envoyer les moutons des uns sur la terre des autres _ certaines époques ; le droit de parcours s’applique aux habitants de plusieurs paroisses. » (LEFRANC G., op. cit., p. 155).
22. Cf. SPIEKER Manfred, La place du concept dans la doctrine sociale de l’Église, in Une terre pour tous les hommes, op. cit., p. 33. M. Spieker est professeur de sciences sociales chrétiennes à l’université d’Osnabrück (D) et vice-président de l’Université volante internationale pour l’enseignement social chrétien.
23. IIa IIae, qu. 66, art.2, sol. 1.
24. IIa IIae, qu. 57, art. 3.
25. C. Spicq, op. cit., pp. 310-311.

⁢b. La parenthèse franciscaine

En attendant, notons que les deux maîtres de l’école franciscaine, saint Bonaventure (1221-1274) et Jean Duns Scot (1266-1308) ont une position plus simple que celle de Thomas, position construite sur une pure conjecture. Pour eux, le droit de propriété privée est strictement positif et est la conséquence du péché puisqu’avant la faute, tout devait être commun⁠[1].

Dans leur recherche de la perfection évangélique et de la pauvreté absolue, ils vont se heurter à la conception défendue par la papauté. L’Église, en effet, à l’époque de Boniface VIII⁠[2], se considère, bien sûr, comme corps mystique mais aussi comme corps « politique propriétaire de grands biens ». Non seulement l’Église défendait son droit de propriété commune mais avait progressivement eu tendance à la considérer comme « une propriété suprême et illimitée (…) du pape sur tous les biens temporels de l’Église ».⁠[3] De plus, certains théologiens⁠[4] estimèrent que pour posséder « justement » il fallait en avoir été reconnu digne par Rome. Dans ces conditions, tout propriétaire hérétique, excommunié, infidèle, pouvait être dépossédé par l’Église.

Bonaventure⁠[5], lui, avait, d’une part, distingué la propriété collective de l’Église et le renoncement absolu à toute forme de propriété pratiqué par les frères mineurs. Et, d’autre part, il va défendre l’idée qu’utiliser les biens que d’autres possèdent ou concèdent est plus fidèle au modèle christique comme au modèle offert par le récit de la Création.

A partir de cette théologie, pratiquement tout l’ordre franciscain entrera en ébullition et contestera la position de la papauté. d’autant plus fortement qu’ils s’estiment soutenus par la bulle Exiit qui seminat dans laquelle le pape Nicolas III⁠[6], avait renouvelé l’approbation de la règle franciscaine et paru accréditer la pratique la plus stricte de la pauvreté. Confronté à cette agitation, le pape Jean XXII⁠[7] intervint à plusieurs reprises durant tout son pontificat sans parvenir tout de suite à apaiser le conflit. En 1323, le bulle Cum inter nonnullos condamne comme hérétique « l’opinion d’après laquelle le Christ et les apôtres n’avaient rien possédé soit en propre, soit en commun ». Il n’y avait pas de contradiction avec la bulle de Nicolas III, comme le prétendirent un certain nombre de franciscains. Nicolas III enseignait que le Christ et les apôtres « avaient pratiqué la pauvreté individuelle ou commune, et que leur conduite était l’idéal proposé aux âmes éprises de perfection » mais il distinguait bien « les œuvres de perfection et les actions de la masse humaine ». Jean XXII dénonçait l’erreur de les confondre, ce qui était le cas de quelques frères mineurs, et « condamnait seulement ceux qui refusent au Christ le droit de posséder », droit auquel le Christ avait renoncé. De plus, faisait remarquer Jean XXII, « tout en préconisant le renoncement au droit de propriété comme un moyen de perfection, Jésus ne s’était point interdit à lui-même la possibilité des acquêts ou des ventes ».⁠[8]

Devant les violences qui agitèrent les franciscains et le risque d’apostasie, Jean XXII publia en 1324 la constitution Quia quorumdam. Appuyée sur l’Évangile et l’enseignement des papes précédents, elle concluait : « Sera considéré comme hérétique quiconque soutiendra que Jésus-Christ et ses apôtres n’eurent sur les choses dont ils se servirent qu’un simple usage de fait ; on en pourrait induire, en effet, que cet usage fut illicite, ce qui serait une conclusion blasphématoire. »[9] Devant la résistance, cette fois, d’une minorité, Jean XXII revint sur le sujet, en 1329, dans la bulle Quia vir reprobus. Il y est affirmé que « le droit de propriété est (…) de droit divin, établi par Dieu en faveur de nos premiers parents. En tant que personne de la Sainte Trinité, le Christ est maître de tout, quoique, comme homme, il ait voulu vivre pauvre. Quant aux apôtres, le Sauveur leur défendit de rien demander quand il les envoya annoncer la bonne nouvelle. L’Évangile prouve cependant que, dans la suite, ils possédèrent des aliments ou en achetèrent. Lors de l’arrestation du Maître n’avaient-ils pas deux épées ? ».⁠[10]

L’affaire paraissait entendue mais elle rebondit cinquante ans plus tard avec Richard FitzRalph et John Wyclif dont nous avons eu déjà l’occasion de signaler l’hérésie.

A l’extrême opposé des théories franciscaines condamnées, Hobbes et Locke, nous l’avons vu, jettent les bases de la conception libérale de la propriété. Naît là l’idée d’un droit exclusif et illimité qui, plus tard, dans ses applications livrera les travailleurs « à des maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée »[11] et provoquera la réaction socialiste.


1. Cf Vacant, art. « Communisme ».
2. 1234?-1303, pape de 1295-1303. Par la bulle Unam sanctam, il proclame, en 1302, la juridiction du pape sur toutes les créatures.
3. Lacoste, art. « Propriété ».
4. Ce sont des théoriciens théocratiques comme Gilles de Rome (1247?-1316) (De ecclesisatica potestate), Henri de Crémone, Barthélemy (ou Tolomée) de Lucques (1236?-1327?) (De regimine principum). On peut citer aussi Jacques de Viterbe (?-1308) mais sa conception (De regimine christiano) semble plus nuancée.
5. In Apologia pauperum, vers 1269.
6. 1215?-1280, pape de 1277-1280.
7. 1245?-1334, pape de 1316-1334.
8. Vacant, art. « Jean XXII ».
9. Cité in Vacant, id..
10. Vacant, art. Jean XXII.
11. RN, 434 in Marmy.

⁢c. Léon XIII

On se souvient que d’emblée, dans Rerum Novarum, Léon XIII s’en prend aux solutions que les socialistes proposent pour résoudre les graves problèmes sociaux engendrés par les nouveaux rapports sociaux et économiques. C’est pourquoi l’encyclique s’ouvre sur un plaidoyer en faveur de la propriété privée que les socialistes veulent supprimer⁠[1]. Léon XIII répond que cette théorie « est souverainement injuste, en ce qu’elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu’elle dénature les fonctions de l’État, et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social ».⁠[2]

Le travailleur a droit au salaire et à sa libre disposition. En épargnant, il a le droit de chercher à acquérir un fonds propre, une propriété mobilière et immobilière, pour son entretien, pour répondre à ses besoins et échapper à la précarité de l’existence.⁠[3]

Ce droit de propriété est un droit naturel. Si, comme les animaux poussés par leurs instincts, l’homme a besoin des « choses extérieures » pour sa conservation et sa reproduction, il a « en plus », du fait qu’il est un être raisonnable, « le droit stable et perpétuel de les posséder, tant celles qui se consomment par l’usage que celles qui demeurent après nous avoir servi. » En effet, « l’homme embrasse par son intelligence une infinité d’objets ; aux choses présentes il ajoute et rattache les choses futures ; il est le maître de ses actions. Aussi, sous le gouvernement universel de la providence divine, est-il en quelque sorte à lui-même et sa loi et sa providence. C’est pourquoi il a le droit de choisir les choses qu’il estime les plus aptes à pourvoir non seulement au présent, mais encore au futur. Il doit donc avoir sous sa domination, non seulement les produits de la terre, mais encore la terre elle-même qu’il voit appelée à être, par sa fécondité, la pourvoyeuse de son avenir. Les nécessités de l’homme ont pour ainsi dire de perpétuels retours : satisfaites aujourd’hui, elles renaissent demain avec de nouvelles exigences. Il a donc fallu, pour qu’il pût y faire droit en tout temps, que la nature mit à sa disposition un élément stable et permanent, capable de lui en fournir perpétuellement les moyens. Or, cette perpétuité de ressources ne pouvait être fournie que par la terre avec ses richesses inépuisables. »[4]

Non seulement, comme il a été dit plus haut, le travailleur salarié peut, par la rémunération de son travail, accéder à la propriété mais il faut encore ajouter que si le travail légitime « l’usage du sol » et la jouissance des « fruits des champs », il légitime aussi la possession en propre parce que, par exemple, « ce champ travaillé par la main du cultivateur a changé complètement d’aspect : il était sauvage, le voilà défriché ; d’infécond il est devenu fertile. Ce qui l’a rendu meilleur est inhérent au sol et se confond tellement avec lui, qu’il serait en grande partie impossible de l’en séparer. Or la justice tolérerait-elle qu’un étranger vînt alors s’attribuer et utiliser cette terre arrosée des sueurs de celui qui l’a cultivée ? De même que l’effet suit la cause, ainsi est-il juste que le fruit du travail soit au travailleur ». ⁠[5]

Ce qui est vrai au niveau de l’individu l’est davantage au niveau de la famille qu’il fonde. Dans la « société domestique », le droit de propriété « acquiert d’autant plus de force que la personne humaine y reçoit plus d’extension. La nature impose au père de famille le devoir sacré de nourrir et d’entretenir ses enfants » et « la nature lui inspire de se préoccuper de leur avenir et de leur créer un patrimoine qui les aide à se défendre honnêtement dans les vicissitudes de la vie, contre les surprises de la mauvaise fortune. Or, il ne pourra leur créer ce patrimoine sans posséder des biens productifs qu’il puisse leur transmettre par voie d’héritage ».⁠[6]

Telle est, pour Léon XIII, « la coutume de tous les siècles »[7], confirmée par les lois civiles et la loi divine⁠[8].

Ce droit des individus et des familles ont une « priorité logique et une priorité réelle » par rapport aux droits de la société civile qui doit être pour les citoyens et leur famille « un soutien » et « une protection » dans l’exercice de leurs droits⁠[9] : « il importe donc que les lois favorisent l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires ».⁠[10] L’Église, en effet, n’entérine pas la situation à laquelle les hommes sont confrontés à l’époque mais milite clairement pour une diffusion aussi large que possible de la propriété. Ainsi, « la répartition des biens serait certainement plus équitable ». « Si l’on stimule l’industrieuse activité du peuple par la perspective d’une participation à la propriété du sol, l’on verra se combler peu à peu l’abîme qui sépare l’opulence de la misère et s’opérer le rapprochement des deux classes ».⁠[11]

A la fin de ce plaidoyer, Léon XIII n’hésite pas à affirmer « comme principe fondamental l’inviolabilité de la propriété privée ».⁠[12] La radicalité du propos interpelle. Est-ce à dire que Léon XIII a oublié le principe de la destination universelle des biens ? Non, mais il n’en parle que pour signaler qu’elle ne peut être invoquée comme argument contre la légitimité de la propriété privée : « qu’on n’oppose pas non plus le fait que Dieu a donné la terre au genre humain tout entier pour qu’il l’utilise et en jouisse. Si l’on dit que Dieu l’a donnée en commun aux hommes, cela signifie non pas qu’ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n’a assigné de part à aucun homme en particulier. Il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux institutions des peuples ? Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu’il n’est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs ».

On peut s’étonner de cette insistance alors que saint Thomas et surtout les Pères centraient leur réflexion d’abord sur la destination universelle des biens. Il importe ici de tenir compte de deux facteurs. d’une part, je le répète, Léon XIII répond aux socialistes qui veulent abolir la propriété privée. d’autre part, il s’attache, on l’a entendu, à défendre la propriété des biens nécessaires à l’individu et à sa famille pour leur subsistance stable et durable. Il prend ainsi la question de la propriété à la racine pourrait-on dire, dans la mesure aussi où le langage « socialiste », à l’époque, n’est pas toujours très clair quand il évoque l’abolition de la propriété privée. Le P. Bigo a montré⁠[13] qu’il y a dans les œuvres de Marx lui-même des formules où l’expression « propriété privée » semble désigner toute forme de propriété privée⁠[14] et d’autres qui précisent qu’il s’agit de la « propriété bourgeoise ». Le Manifeste du Parti communiste ne lève pas tout à fait l’ambigüité.

Dans le chapitre intitulé « Prolétaires et communistes »⁠[15], Marx et Engels écrivent: « Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise[16].

Or, la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise est la dernière et la plus parfaite expression du mode de production et d’appropriation fondé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres.

En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée.

On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété personnelle acquise, fruit du travail de l’individu, propriété que l’on déclare la base de toute liberté, de toute indépendance individuelle.

La propriété personnelle, fruit du travail et du mérite ! Veut-on parler de cette forme de propriété antérieure à la propriété bourgeoise qu’est la propriété du petit bourgeois, du petit paysan ? Nous n’avons que faire de l’abolir : le progrès de l’industrie l’a abolie et continue à l’abolir chaque jour.

Ou bien veut-on parler de la propriété bourgeoise moderne ?

Mais est-ce que le travail du prolétaire crée pour lui de la propriété ? Absolument pas. Il crée le capital, c’est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s’accroître qu’à la condition de produire davantage de travail salarié pour l’exploiter de nouveau. » On aura noté au passage que pour Marx et Engels, l’abolition de la « propriété personnelle » par le « progrès » n’est pas regrettable : « nous n’avons que faire de l’abolir ». Mais c’était une propriété de « petit bourgeois », de « petit paysan ». qu’en est-il de l’ouvrier et de ce qu’il peut acquérir ? « Ce que l’ouvrier s’approprie par son labeur, expliquent-ils, est tout juste suffisant pour reproduire simplement sa vie. Nous ne voulons absolument pas abolir cette appropriation personnelle des produits du travail, indispensable à la reproduction de la vie du lendemain, cette appropriation ne laissant aucun profit net conférant un pouvoir sur le travail d’autrui ». Le champ d’appropriation est ainsi réduit au maximum car il s’agit d’un droit attaché au travail d’une personne pour la « reproduction » de sa vie. Pas question d’envisager un droit familial, un droit à la constitution d’un patrimoine. La preuve en est fournie très clairement dans les mesures à prendre pour établir une société communiste : sont prévues, sans nuances, non seulement l’« expropriation de la propriété foncière » mais aussi l’« abolition de l’héritage ».

A la lumière de l’ensemble de l’économie politique de Marx qui condamne la propriété bourgeoise, c’est-à-dire le capital privé, la propriété privée des moyens de production⁠[17], le P. Bigo explique que dans cette idéologie, « on peut (…) laisser à l’individu son propre produit, à condition qu’il ne puisse le vendre qu’à la collectivité, unique intermédiaire, unique commerçant dans la société. On peut lui laisser aussi la possibilité de se procurer les biens nécessaires à son usage, à condition qu’il ne puisse les acheter qu’à la collectivité ».⁠[18]

Cette collectivisation qui peut être poussée jusqu’aux conditions de la vie quotidienne des individus et des familles dans le rêve de certains utopistes est condamnée par Léon XIII qui, pour autant ne peut être jugé complice de l’organisation bourgeoise et libérale de la société. Léon XIII défend le principe de la propriété privée au nom des droits de la personne mais il ne cautionne pas par le fait même n’importe quel usage de la propriété. Il faut bien distinguer, écrit-il, « entre la juste possession des richesses et leur usage légitime. La propriété privée (…) est pour l’homme de droit naturel. L’exercice de ce droit est chose non seulement permise, surtout à qui vit en société, mais encore absolument nécessaire. (…) Mais si l’on demande en quoi il faut faire consister l’usage des biens, l’Église répond sans hésitation - et ici Léon XIII cite saint Thomas⁠[19]-: « Sous ce rapport, l’homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. C’est pourquoi l’Apôtre[20] a dit : « Ordonne aux riches de ce siècle…​ de donner facilement, de communiquer leurs richesses ». » (…) Dès qu’on a accordé ce qu’il faut à la nécessité, à la bienséance, c’est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres. »

Dans ces conditions, il était indécent de reprocher à Léon XIII de prendre le parti des propriétaires contre les prolétaires : « Quiconque, ajoute Léon XIII, a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres ».⁠[21] La propriété, -la richesse matérielle ou immatérielle- impose des devoirs vis-à-vis des autres, elle a donc une fonction sociale qui découle précisément du fait que Dieu a donné la terre à tous les hommes. Dans la propriété privée, dira le P. Calvez, « tout n’est donc pas privé ».⁠[22]


1. « Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l’État. » (RN, 435 in Marmy).
2. Id..
3. RN, 436 in Marmy : « Si donc, en réduisant ses dépenses, il est arrivé à faire quelques épargnes et si, pour s’en assurer la conservation, il les a, par exemple, réalisées dans un champ, ce champ n’est assurément que du salaire transformé. Le fonds acquis ainsi sera la propriété de l’ouvrier au même titre que la rémunération même de son travail » . Et, à propos du salaire, Léon XIII précise : « L’ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille, s’appliquera, s’il est sage, à être économe. Suivant le conseil que semble lui donner la nature elle-même, il visera, par de prudentes épargnes, à se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine. » (Id., 479 in Marmy).
4. RN, 437 in Marmy.
5. RN, 440 in Marmy.
6. RN, 442 in Marmy.
7. RN, 440 in Marmy.
8. « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, tu ne désireras ni sa maison, ni son champ, ni son serviteur ou sa servante, ni son bœuf ou son âne : rien de ce qui est à ton prochain » (Dt 5, 21).
9. RN, 442 in Marmy.
10. RN, 479 in Marmy.
11. RN, 480 in Marmy.
12. RN, 479 in Marmy.
13. La doctrine sociale de l’Église, recherche et dialogue, PUF, 1966, pp. 252-257.
14. P. Bigo cite notamment, en exemples : « le droit de propriété est le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer à son gré, sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société. C’est le droit de l’égoïsme » (La question juive) ; « Le droit de la propriété privée, c’est le droit d’user et d’abuser, le droit de disposer arbitrairement des choses » (Critique de la philosophie de l’État de Hegel).
15. Union générale d’éditions, 10/18, 1966, pp. 36-47.
16. Dans l’édition anglaise de 1888, Engels précis dans une note : « Par bourgeoisie, nous entendons la classe des capitalistes modernes, propriétaires de moyen de production et exploitant le travail salarié ». (op. cit., p. 63).
17. Il s’agit de la propriété privée telle qu’elle a été forgée par le droit révolutionnaire et l’idéologie libérale : « une souveraineté de l’homme s’exerçant sur les choses en dehors de toute organisation et de toute direction de l’économie » (BIGO P., op. cit., p. 255).
18. Op. cit., p. 254.
19. IIa IIae, qu. 65, art. 2.
20. 1Tm 6, 18.
21. RN, 452-453 in Marmy.
22. L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 102.

⁢d. Paternalisme ? La réponse de Pie XI.

Pie XI note cette accusation injuste dans son encyclique Quadragesimo anno et s’emploie à défendre son illustre prédécesseur en rappelant le rôle social de la propriété et en prenant ses distances par rapport à « un concept païen de la propriété » : « ni Léon XIII ni les théologiens, dont l’Église inspire et contrôle l’enseignement, n’ont jamais nié ou contesté le double aspect, individuel et social, qui s’attache à la propriété, selon qu’elle sert l’intérêt particulier ou regarde le bien commun ; tous, au contraire, ont unanimement soutenu que c’est de la nature et donc du Créateur que les hommes ont reçu le droit de propriété privée, tout à la fois pour que chacun puisse pourvoir à sa subsistance et à celle des siens, et pour que, grâce à cette institution, les biens mis par le Créateur à la disposition de l’humanité remplissent effectivement leur destination : ce qui ne peut être réalisé que par le maintien d’un ordre certain et bien réglé.

Il est donc un double écueil contre lequel il importe de se garder soigneusement. De même, en effet, que nier ou atténuer à l’excès l’aspect social et public du droit de propriété, c’est verser dans l’individualisme ou le côtoyer, de même à contester ou à voiler son aspect individuel, on tomberait infailliblement dans le collectivisme ou, tout au moins, on risquerait d’en partager l’erreur. Perdre de vue ces considérations, c’est s’exposer à donner dans l’écueil du modernisme moral, juridique et social[1] (…). »⁠[2]

Et Pie XI de rappeler ce que disait Léon XIII : « le droit de propriété ne se confond pas avec son usage[3]. C’est, en effet, la justice qu’on appelle commutative qui prescrit le respect des divers domaines et interdit à quiconque d’agir de son propre droit, celui d’autrui ; par contre, l’obligation qu’ont les propriétaires de ne faire jamais qu’un honnête usage de leurs biens ne s’impose pas à eux au nom de cette justice, mais au nom des autres vertus ; elle constitue par conséquent un devoir « dont on ne peut exiger l’accomplissement par les voies de justice »[4]. C’est donc à tort que certains prétendent renfermer dans des limites identiques le droit de propriété et son légitime usage ; il est plus faux encore d’affirmer que le droit de propriété est périmé et disparaît par l’abus qu’on en fait ou parce qu’on laisse sans usage les choses possédées. »[5]

La distinction entre droit et usage acquise, peut-on déduire de ce qui précède que l’usage est laissé à la bonne volonté des propriétaires ?

Non. d’une part, Pie XI loue ceux qui « s’appliquent à mettre en lumière la nature des charges qui grèvent la propriété et à définir les limites que tracent, tant à ce droit même qu’à son exercice, les nécessités de la vie sociale (…)⁠[6]. La propriété ayant un aspect individuel et un aspect social, il faut tenir compte, à la fois, de l’« avantage personnel » et de « l’intérêt de la communauté ». C’est à ceux qui gouvernent la société qu’ »il appartient, quand la nécessité le réclame et que la loi naturelle ne le fait pas, de définir plus en détail cette obligation. L’autorité publique peut donc, s’inspirant des véritables nécessités du bien commun, déterminer, à la lumière de la loi naturelle et divine, l’usage que les propriétaires pourront ou ne pourront pas faire de leurs biens. » Léon XIII n’avait-il pas enseigné, à la suite de saint Thomas, que  »Dieu a voulu abandonner la délimitation des propriétés à l’industrie humaine et aux institutions des peuples »[7] ? Dès lors, conclut Pie XI, « pas plus (…) qu’aucune autre institution de la vie sociale, le régime de la propriété n’est absolument immuable, et l’histoire en témoigne. »[8]

Certes, « l’autorité publique n’a pas le droit de s’acquitter arbitrairement de cette fonction » ; par exemple, « par un excès de charges et d’impôts »[9]. « Toujours, en effet, doivent rester intacts le droit naturel de propriété et celui de léguer ses biens par voie d’hérédité ; ce sont là des droits que cette autorité ne peut abolir, car l’homme est antérieur à l’État ».⁠[10]

Mais, de son côté, l’homme n’est pas « autorisé à disposer au gré de son caprice de ses revenus disponibles, c’est-à-dire des revenus qui ne sont pas indispensables à l’entretien d’une existence convenable et digne de son rang »[11]. S’il est riche, il lui est demandé en « un très grave précepte (…) de pratiquer l’aumône et d’exercer la bienfaisance et la magnificence ». Et « une manière remarquable et particulièrement appropriée aux besoins de notre temps » d’exercer cette « vertu de magnificence » dont parlait saint Thomas⁠[12], c’est de consacrer « les ressources plus larges dont (on) dispose à développer une industrie, source abondante de travail rémunérateur, pourvu toutefois que ce travail soit employé à produire des biens réellement utiles »[13]

Ainsi la propriété qui tire son origine « de l’occupation d’un bien sans maître[14] et du travail qui transforme une matière »[15] se met au service du travail. Cette idée permet à Pie XI de réintroduire la formule-clé de Léon XIII : « Il ne peut y avoir de capital sans travail ni de travail sans capital. »[16] Mais alors que Léon XIII utilisait cette formule, sur le plan social, pour réconcilier les deux classes antagonistes de la société de son temps et prôner la concorde, Pie XI l’utilise sur le plan économique pour montrer que, « hors le cas où quelqu’un appliquerait son effort à un objet qui lui appartient », la prospérité est le fruit de l’association du « travail de l’un » et du « capital de l’autre ».⁠[17] Et donc les riches ne peuvent réclamer que tout le capital s’accumule entre leurs mains et les travailleurs ne peuvent réclamer  »tout le produit et tout le revenu, déduction faite de ce qu’exigent l’amortissement et la reconstitution du capital ». d’un autre côté, en vertu du même principe, l’État ne peut s’attribuer, « socialiser », tous les moyens de production. Il est bien entendu que la terre doit servir « à la commune utilité de tous »[18] mais la « manière la plus sûre et bien ordonnée » pour « procurer cette utilité aux hommes » est la propriété privée. Et le partage des ressources doit respecter la justice sociale qui « ne tolère pas qu’une classe empêche l’autre de participer à ces avantages » mais qui veille à « attribuer à chacun ce qui lui revient ».⁠[19]

Tout cela n’interdit pas qu’il y ait des propriétés publiques et qu’il puisse y avoir un rapprochement entre les idées d’un « socialisme mitigé » et les réformes souhaitées par les chrétiens. En effet, « il y a certaines catégories de biens pour lesquels on peut soutenir avec raison qu’ils doivent être réservés à la collectivité, lorsqu’ils viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées. »[20]

Pie XI confirme donc l’analyse de Léon XIII en apportant toutefois des précisions susceptibles de confondre les « calomniateurs » qui prétendaient que l’Église avait pris le parti des riches.⁠[21] Il n’empêche que les deux papes entendent défendre, avant tout, la propriété privée et n’évoquent la destination universelle des biens qu’a posteriori pour rappeler à l’ordre les propriétaires ou les détenteurs de capitaux qui oublieraient leurs devoirs vis-à-vis des travailleurs.


1. Condamné « aussi formellement que le modernisme dogmatique » par Pie XI dans Ubi arcano (23-12-1922), ce modernisme se caractérise par l’indifférence vis-à-vis des enseignements de l’Église. (Cf. Ubi arcano, 957 in Marmy).
2. QA, 550-551 in Marmy.
3. Cf. RN, 452 in Marmy.
4. Citation de RN, 453 in Marmy. Léon XIII à propos du superflu dû aux pauvres, ajoutait: « C’est un devoir non pas de stricte justice, sauf les cas d’extrême nécessité, mais de charité chrétienne, un devoir, par conséquent, dont on ne peut poursuivre l’accomplissement par l’action de la loi ». Léon XIII s’en remettant plutôt à la loi de Jésus-Christ tenant « pour faite ou refusée à lui-même, l’aumône qu’on aura faite ou refusée aux pauvres ».
5. QA, 552 in Marmy.
6. A contrario, Pie XI dénoncent ceux « qui s’appliquent à réduire tellement le caractère individuel du droit de propriété qu’ils en arrivent pratiquement à le lui enlever » (id.). Formule qui décrit fort pertinemment le danger des restrictions marxistes ou marxisantes qui en condamnant la propriété privée des moyens de production mettent en péril le principe même de propriété.
7. QA, 553 in Marmy.
8. A cet endroit, Pie XI rappelle ce qu’il avait déjà déclaré le 16-5-1926 au comité de l’Action catholique italienne : « Combien de formes diverses la propriété a revêtues depuis la forme primitive que lui ont donnée les peuples sauvages et qui de nos jours encore s’observe en certaines régions, en passant par celles qui ont prévalu à l’époque patriarcale, par celles qu’ont connues les divers régimes tyranniques (au sens classique du terme), par les formes féodales, monarchiques, pour en venir enfin aux réalisations si variées de l’époque moderne ! »
9. Pie XI renvoie de nouveau à Léon XIII: « Il ne faut pas que la propriété privée soit épuisée par un excès de charges et d’impôts. Ce n’est pas des lois humaines, mais de la nature qu’émane le droit de propriété individuelle. L’autorité publique ne peut donc l’abolir. Elle peut seulement en tempérer l’usage et le concilier avec le bien commun. Elle agit donc contre la justice et l’humanité quand, sous le nom d’impôts, elle grève outre mesure les biens des particuliers. » (RN, 483 in Marmy).
10. QA, 554 in Marmy. C’est bien la pensée de Léon XIII qui ajoutait, comme Pie XI le rappelle aussi : « la société domestique a sur la société civile une priorité logique et une priorité réelle » (RN, 438 et 442 in Marmy).
11. QA, 555 in Marmy.
12. Cf. IIa IIae, qu. 134.
13. QA, 555 in Marmy.
14. « Il n’y a aucune injustice à occuper un bien vacant qui n’appartient à personne » (QA, 556 in Marmy).
15. « Le travail que l’homme exécute en son propre nom et par lequel il confère à un objet une forme nouvelle ou un accroissement de valeur est le seul qui lui donne un droit sur le produit » (Id.).
16. RN, 448 in Marmy, cité in QA, 556 in Marmy.
17. QA, 556 in Marmy. Quand Pie XI parle du régime de collaboration entre travail et capital, régime que Léon XIII a voulu « organiser selon la justice », il ajoute qu’ »il est donc évident qu’il n’est pas à condamner en lui-même. Et, de fait, ce n’est pas sa constitution qui est mauvaise ; mais il y a violation de l’ordre quand le capital n’engage les ouvriers ou la classe des prolétaires qu’en vue d’exploiter à son gré et à son profit personnel l’industrie et le régime économique tout entier, sans tenir aucun compte ni de la dignité humaine des ouvriers, ni du caractère social de l’activité économique, ni même de la justice sociale et du bien commun ». (QA, 583 in Marmy).
18. RN, 438 in Marmy.
19. QA, 556-561 in Marmy.
20. QA, 594 in Marmy.
21. QA, 549 in Marmy.

⁢e. Pie XII

On se souvient que Léon XIII, lui, affirmait « comme principe fondamental l’inviolabilité de la propriété privée ».⁠[1] Pie XII, nous allons le voir, renverse la démarche. Dans l’encyclique Sertum laetitiae, abordant la question sociale, il déclare d’emblée que « son article fondamental réclame que les biens créés par Dieu pour tous les hommes parviennent à tous équitablement, la justice accompagnée de la charité dirigeant cette répartition »[2]. Il ne s’agit pas d’une distraction car, à l’occasion du cinquantenaire de Rerum novarum, Pie XII répétera⁠[3] : « Nous avons Nous-même rappelé l’attention générale dans Notre encyclique Sertuim laetitiae (…) : point fondamental qui consiste, comme Nous disions, dans l’affirmation de l’imprescriptible exigence « que les biens créés par Dieu pour tous les hommes soient également à la disposition de tous, selon les principes de la justice et de la charité ». Et de développer ainsi sa pensée : « Tout homme, en tant qu’être vivant doué de raison, tient en fait de la nature le droit fondamental d’user des biens matériels de la terre, quoiqu’il soit laissé à la volonté humaine et aux formes juridiques des peuples de régler plus en détail l’actuation pratique de ce droit. Un tel droit individuel ne saurait en aucune manière être supprimé, pas même par d’autres droits certains et reconnus sur des biens matériels. Sans doute, l’ordre naturel venant de Dieu requiert aussi la propriété privée et la liberté du commerce réciproque des biens par échanges et donations, comme en outre la fonction régulatrice du pouvoir public sur l’une et l’autre de ces institutions. Tout cela, néanmoins, reste subordonné à la fin naturelle des biens matériels, et ne saurait se faire indépendant du droit premier et fondamental qui en concède l’usage à tous, mais plutôt doit servir à en rendre possible l’actuation, en conformité avec cette fin ».

La leçon est claire.

Premièrement, le droit à la propriété privée est « subordonné » à un « droit premier et fondamental » qui est le droit pour tous d’user des biens matériels. Le P. Calvez le confirme : cette hiérarchie sera désormais au cœur de l’enseignement de l’Église. Il est établi, sans ambigüité, que le droit de tout homme à user des biens de la terre est supérieur à tout autre droit, que ce soit celui de propriété ou celui de régulation par le pouvoir public.⁠[4]

Deuxièmement, la propriété privée est un moyen d’assurer cet usage commun.⁠[5]

Dans ces conditions, il faut diffuser la propriété privée : « La dignité de la personne humaine suppose (…) normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre ; à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous. Les règles juridiques positives qui règlent la propriété privée peuvent changer et en restreindre plus ou moins l’usage ; mais si elles veulent contribuer à la pacification de la communauté, elles devront empêcher que l’ouvrier, père ou futur père de famille, soit condamné à une dépendance et à une servitude économique, inconciliable avec ses droits de personne humaine.

Que cette servitude dérive de l’omnipotence du capital privé ou du pouvoir de l’État, l’effet est le même. »⁠[6]

Parmi les exigences de l’Église, insiste Pie XII, se range « la conservation et le perfectionnement d’un ordre social qui rende possible et assurée, si modeste qu’elle soit, une propriété privée à toutes les classes de la société (…) ».⁠[7]

C’est pourquoi non seulement elle n’a jamais accepté les théories qui nient ce droit ou en rendent impossible l’accès « aussi bien sur les biens d’usage que sur les moyens de production » mais elle ne peut accepter non plus les systèmes qui reconnaissant le droit de propriété privée mais empêchent la construction d’un « ordre social véritable et sain »[8]. Si dans le premier cas, nous reconnaissons le « socialisme », par exemple, dans le second cas, Pie XII dénonce explicitement « capitalisme » qui « se fonde sur ces conceptions erronées et s’arroge un droit illimité sur la propriété en dehors de toute subordination au bien commun ». Pie XII ajoute : « l’Église l’a toujours réprouvé comme contraire au droit naturel ». Et il n’hésite pas à préciser les méfaits de ce capitalisme:

« Nous voyons de fait l’armée toujours grandissante des travailleurs se heurter souvent à ces accumulations exagérées de biens économiques qui, souvent sous le couvert de l’anonymat, réussissent à déserter leurs devoirs sociaux et mettent l’ouvrier à peu près hors d’état de se constituer une propriété effective.

Nous voyons la petite et moyenne propriété[9] s’effriter et s’affaiblir dans la vie sociale, réduite qu’elle est à une lutte défensive toujours plus dure et sans espoir de réussite.

Nous voyons, d’une part, les puissances financières dominer toute l’activité privée et publique, souvent même l’activité civique ; et, d’autre part, la foule innombrable de ceux qui, privés de toute sécurité de vie directe ou indirecte se désintéressent des véritables et hautes valeurs spirituelles, se ferment aux aspirations à une liberté digne de ce nom, se jettent tête baissée au service de n’importe quel parti politique, esclaves de quiconque leur promet de quelque manière le pain quotidien et la tranquillité . Et l’expérience a montré de quelle tyrannie l’humanité, dans de telles conditions, est capable même à notre époque. »

Si Pie XII insiste tant sur ces dangers qui pèsent sur la propriété privée c’est parce qu’il lui reconnaît, on l’a deviné, un rôle social important.

« L’espoir d’acquérir quelque bien en propriété personnelle » est un « stimulant naturel », un encouragement « à un travail intense, à l’épargne, à la sobriété ». Cet espoir permet à toutes les structures de la société qui l’encouragent de rendre la vie sociale féconde tout en garantissant « le rendement normal de l’économie nationale » et « le développement pacifique de la communauté humaine ».

Mais si la distribution de la propriété privée au lieu de favoriser cet épanouissement, le freine ou le met en péril, « l’État peut, dans l’intérêt commun, intervenir pour en régler l’usage, ou même, à défaut de toute autre solution équitable, décréter l’expropriation moyennant une juste indemnité. »[10]

C’est dire si le droit de propriété reste bien soumis au droit d’usage commun. C’est dire aussi si, « en défendant le principe de la propriété privée, l’Église poursuit un haut objectif tout à la fois moral et social. Ce n’est pas qu’elle prétende soutenir purement et simplement l’état actuel des choses, comme si elle y voyait l’expression de la volonté divine, ni protéger par principe le riche et le ploutocrate contre le pauvre et le prolétaire ; tant s’en faut ! (…) L’Église vise à faire en sorte que l’institution de la propriété privée soit ce qu’elle doit être, selon les plans de la sagesse divine et selon le vœu de la nature (…). »[11]


1. RN, 479 in Marmy.
2. Encyclique Sertum laetitiae, adressée aux évêques des États-Unis, 1-11-1939. La suite de son développement est classique: « Dieu, qui pourvoit à tout de la façon la meilleure, a établi, en vue de faire pratiquer les vertus et d’éprouver les mérites, qu’il y aurait en même temps dans le monde des riches et des pauvres ; mais il ne veut pas que les uns possèdent les biens terrestres à l’excès et que d’autres soient dans une pauvreté extrême à tel point qu’ils manquent des choses nécessaires à la vie ». Les riches doivent « agir avec libéralité envers les miséreux » et « a fortiori doivent-ils leur donner ce que la justice exige ». Pour assurer l’emploi, le Saint Père en appelle non seulement à « la libéralité prévoyante des patrons » mais aussi à « la sagesse des gouvernements civils ».
3. Radiomessage La solennità, 1-6-1941, 660-661 in Marmy.
4. CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme et la société, op. cit., p. 100.
5. Dans le paragraphe suivant, Pie XII dira encore : « le droit originaire à l’usage des biens matériels, parce qu’il est en intime connexion avec la dignité et les autres droits de la personne humaine, offre à celle-ci, sous les formes rappelées à l’instant, une base matérielle sûre, de souveraine importance pour s’élever à l’accomplissement de ses devoirs moraux. La protection de ce droit assurera la dignité personnelle de l’homme et lui donnera la facilité de s’appliquer à remplir, dans une juste liberté, cet ensemble de constantes obligations et décisions dont il est directement responsable envers le Créateur. C’est, en effet, à l’homme qu’appartient le devoir entièrement personnel de conserver et de porter à plus de perfection sa propre vie matérielle et spirituelle, pour atteindre la fin religieuse et morale que Dieu a assignée à tous les hommes et leur a donnée comme une norme suprême, les obligeant toujours et dans tous les cas, antérieurement à tous leurs autres devoirs. » (662 in Marmy).
6. Radiomessage de Noël au monde entier, 24-12-1942.
7. Id..
8. « L’Église (…) vise à faire en sorte que l’institution de la propriété privée soit ce qu’elle doit être, selon les plans de la sagesse divine et selon le vœu de la nature : un élément de l’ordre social, un présupposé nécessaire des initiatives humaines, un stimulant au travail au profit des fins temporelles et transcendantes de la vie, et par conséquent de la liberté et de la dignité de l’homme créé à l’image de Dieu qui, dès le principe, lui a assigné pour son utilité un domaine sur les créatures matérielles. » (Radiomessage au monde entier à l’occasion du Ve anniversaire du début de la présente guerre, 1-9-1944).
9. Cette remarque n’implique pas la condamnation de toute grande entreprise. Certes, « la petite et moyenne propriété agricole, artisanale, professionnelle, commerciale, industrielle, doit être garantie et favorisée ; les unions coopératives devront leur assurer les avantages de la grande exploitation. » Mais, « là où la grande exploitation continue de se montrer plus heureusement productive, elle doit offrir la possibilité de tempérer le contrat de travail par un contrat de société. » (Id..) Déjà Léon XIII souhaitait que le régime du salariat soit réglé « selon les normes de la justice ». Mais c’est Pie XI qui a estimé « plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société » Il cite, en exemple, le cas où « les ouvriers et employés ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte » (QA, 565 in Marmy).
10. Id..
11. Radiomessage au monde entier à l’occasion du Ve anniversaire du début de la présente guerre, 1-9-1944

⁢f. Jean XXIII

La réalité socio-économique ne cesse d’évoluer et présente, dans la seconde moitié du XXe siècle, un visage nouveau.,

Jean XXIII note trois changements dans la société:

\1. « La brèche entre propriété des biens de production et responsabilités de direction dans les grands organismes économiques est allée s’élargissant », que les capitaux de ces entreprises soient d’origine privée ou publique.

\2. De plus en plus de citoyens, « du fait qu’ils appartiennent à des organismes d’assurances ou de sécurité sociale, en tirent argument pour considérer l’avenir avec sérénité ; sérénité qui s’appuyait autrefois sur la possession d’un patrimoine, fût-il modeste ».

\3. Aujourd’hui, « on aspire à conquérir une capacité professionnelle plus qu’à posséder des biens ; on a confiance en des ressources qui prennent leur origine dans le travail ou des droits fondés sur le travail, plus qu’en des revenus qui auraient leur source dans le capital, ou des droits fondés sur le capital ».⁠[1]

Cette situation appelle un jugement nuancé car elle peut inquiéter et rassurer à la fois. Ainsi, pour le premier point, Jean XXIII se rend compte que la dissociation entre propriété et responsabilité rend le contrôle politique difficile et peut mettre en péril le bien commun.

Par contre, les points 2 et 3 montrent qu’il y a aujourd’hui d’autres manières que la propriété pour accéder durablement aux biens de la terre. De plus, le point 3 « est en harmonie avec le caractère propre du travail, qui, procédant directement de la personne, doit passer avant l’abondance des biens extérieurs, qui, par leur nature, doivent avoir valeur d’instrument ».⁠[2]

Jean XXIII n’en dit pas plus, il reviendra aux successeurs de tenir compte de ces éléments nouveaux. Pour l’heure, ce qui intéresse le Saint Père, c’est de savoir si, avec ces changements, « le principe de droit naturel de la propriété privée, y compris celle des biens de production, n’aurait pas perdu sa force, ou ne serait pas de moindre importance ? »[3]

Jean XXIII répond sans ambigüité et réaffirme le droit de propriété des biens de production au nom de « la priorité ontologique et téléologique des individus sur la société » ; au nom du droit à « l’initiative personnelle et autonome en matière économique » qui suppose « la libre disposition des moyens indispensables à son affirmation » ; au nom de l’histoire et de l’expérience qui prouvent que sans ce droit qui est une « garantie » et un « stimulant », « les expressions fondamentales de la liberté sont comprimées ou étouffées », histoire et expérience qui révèlent aussi que des « mouvements sociaux et politiques » soucieux de « justice et liberté » et jadis opposés à la propriété privée des biens de production, ont acquis « une attitude substantiellement positive ».⁠[4]

Il réaffirme la nécessité de permettre aux travailleurs « d’épargner, et par suite de se constituer un patrimoine » surtout que les économies modernes « accroissent rapidement leur efficacité productive en de nombreux pays ». Et de diffuser « effectivement » la propriété privée parmi toutes les classes sociales », « la propriété privée de biens durables : une maison, une terre, un outillage artisanal, l’équipement d’une ferme familiale, quelques actions d’entreprises moyennes ou grandes ».⁠[5]

Il réaffirme enfin la fonction sociale de la propriété puisque, « dans les plans du Créateur (…), les biens de la terre sont avant tout destinés à la subsistance décente de tous les hommes (…) »⁠[6]. Même si, « de nos jours, l’État et les établissements publics ne cessent d’étendre le domaine de leur initiative (…) la fonction sociale de la propriété privée n’en est pas pour autant désuète » car « elle a sa racine dans la nature même du droit de propriété ». Forts de leurs biens, des individus et des groupes peuvent toujours, et mieux que les pouvoirs publics, porter remède à « une multitude de situations douloureuses, d’indigences lancinantes et délicates ».⁠[7] Cette fonction sociale, pour Jean XXIII, relève de la « charité »⁠[8]

La reconnaissance du droit de propriété privée et de sa fonction sociale n’empêche pas qu’il puisse y avoir, à certaines conditions, des propriétés publiques comme le disait déjà Pie XI que Jean XXIII cite textuellement : « l’État et les établissements publics détiennent eux aussi, en propriété légitime, des biens de production, et spécialement lorsque ceux-ci « en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains de personnes privées. » (QA)

Notre temps marque une tendance à l’expansion de la propriété publique: États et collectivités. Le fait s’explique par les attributions plus étendues que le bien commun confère aux pouvoirs publics. Cependant il convient, ici encore, de se conformer au principe de subsidiarité (…). Aussi bien l’État et les établissements de droit public ne doivent étendre leur domaine que dans les limites évidemment exigées par des raisons de bien commun, nullement à seule fin de réduire pire encore, de supprimer la propriété privée.

Il convient de retenir que les initiatives d’ordre économique, qui appartiennent à L’État ou aux établissements publics, doivent être confiées à des personnes qui unissent à une compétence éprouvée, un sens aigu de leur responsabilité devant le pays. De plus, leur activité doit être l’objet d’un contrôle attentif et constant, ne serait-ce que pour éviter la formation, au sein de l’État, de noyaux de puissance économique au préjudice du bien de la communauté, qui est pourtant leur raison d’être. »[9]


1. MM, 105-107.
2. MM, 108.
3. Id..
4. MM, 109-111
5. MM, 112-115.
6. MM, 119.
7. MM, 120.
8. « Il Nous est agréable de rappeler ici comment l’Évangile reconnaît fondé le droit de propriété privée. Mais en même temps, le Divin Maître adresse fréquemment aux riches de pressants appels, afin qu’ils convertissent leurs biens temporels en bien spirituels, que le voleur ne prend pas, que la mite ou la rouille ne rongent pas, qui s’accumulent dans les greniers du Père céleste : « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs perforent et cambriolent. » (Mt 6, 19-20) Et le seigneur tiendra pour faite ou refusée à lui-même l’aumône faite ou refusée au pauvre : « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25, 40) ». (MM, 121)
9. MM, 116-118.

⁢g. Le Concile

La Constitution pastorale Gaudium et spes va reprendre tout l’enseignement précédent et en faire une synthèse doctrinale susceptible de guider les chrétiens dans l’avenir et face aux défis nouveaux du monde.

d’emblée, le Concile réaffirme le principe de la destination universelle des biens comme principe fondamental et directeur : « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité. Quelles que soient les formes de la propriété, adaptées aux légitimes institutions des peuples, selon des circonstances diverses et changeantes, on doit toujours tenir compte de cette destination universelle des biens. »[1]

En conséquence, le droit de propriété est un droit conditionnel : « L’homme, dans l’usage qu’il en fait, ne doit jamais tenir les choses qu’il possède légitimement comme n’appartenant qu’à lui, mais les regarder aussi comme communes : en ce sens qu’elles puissent profiter non seulement à lui, mais aussi aux autres. d’ailleurs tous les hommes ont le droit d’avoir une part suffisante de biens pour eux-mêmes et leur famille. C’est ce qu’ont pensé les Pères et les docteurs de l’Église qui enseignaient que l’on est tenu d’aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu. Quant à celui qui se trouve dans l’extrême nécessité, il a le droit de se procurer l’indispensable à partir des richesses d’autrui. Devant un si grand nombre d’affamés de par le monde, le Concile insiste auprès de tous et auprès des autorités pour qu’ils se souviennent de ce mot des Pères : « Donne à manger à celui qui meurt de faim car, si tu ne lui as pas donné à manger, tu l’as tué » ; et que, selon les possibilités de chacun, ils partagent et emploient vraiment leurs biens en procurant avant tout aux individus et aux peuples les moyens qui leur permettront de s’aider eux-mêmes et de se développer ».⁠[2]

Par ailleurs, la propriété privée n’est pas, comme l’avait déjà constaté Jean XXIII, l’unique moyen d’accéder aux biens de ce monde: « Fréquemment, dans des sociétés économiquement moins développées, la destination commune des biens est partiellement réalisée par des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. Certes, il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps ; mais, à l’inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à des coutumes honnêtes qui, sous réserve d’une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services. De même, dans les pays économiquement très développés, un réseau d’institutions sociales, d’assurance et de sécurité, peut réaliser en partie la destination commune des biens. Il importe de poursuivre le développement des services familiaux et sociaux, principalement de ceux qui contribuent à la culture et à l’éducation. Mais, dans l’aménagement de toutes ces institutions, il faut veiller à ce que le citoyen ne soit pas conduit à adopter vis-à-vis de la société une attitude de passivité, d’irresponsabilité ou de refus de service ».⁠[3]

C’est en vertu de cet élargissement, le Concile parlera désormais non plus simplement de la propriété mais, conjointement, de la propriété et des « autres formes de pouvoir privé sur les biens extérieurs ». Et le plaidoyer qui suit en tient compte systématiquement:

\1. « La propriété et les autres formes de pouvoir privé sur les biens extérieurs contribuent à l’expansion de la personne et lui donnent l’occasion d’exercer sa responsabilité dans la société et l’économie. Il est donc très important de favoriser l’accession des individus et des groupes à un certain pouvoir sur les biens extérieurs ».

\2. « La propriété privée ou un certain pouvoir sur les biens extérieurs assurent à chacun une zone indispensable d’autonomie personnelle et familiale ; il faut les regarder comme un prolongement de la liberté humaine. »

\3. « Enfin, en stimulant l’exercice de la responsabilité, ils constituent l’une des conditions des libertés civiles ».⁠[4]

Le texte ajoute encore que « les formes d’un tel pouvoir ou propriété sont aujourd’hui variées ; et leur diversité ne cesse de s’amplifier. Toutes cependant demeurent, à côté des fonds sociaux, des droits et des services garantis par la société, une source de sécurité non négligeable. Et ceci n’est pas vrai des seules propriétés matérielles, mais aussi des biens immatériels, comme les capacités professionnelles ».⁠[5]

Si la propriété est un moyen de permettre aux biens de la terre d’être accessibles à tous, la propriété publique comme l’expropriation ou encore l’intervention de l’autorité publique peuvent être légitimes: « La légitimité de la propriété privée ne fait pas obstacle à celle de divers modes de propriétés publiques, à condition que le transfert de biens au domaine public soit effectué par la seule autorité compétente selon les exigences du bien commun, dans les limites de celui-ci et au prix d’une indemnisation équitable. L’État a, par ailleurs, compétence pour empêcher qu’on abuse de la propriété privée contrairement au bien commun. »Il ne faut, en aucune circonstance, oublier que « de par sa nature même, la propriété privée a aussi un caractère social, fondé dans la loi de commune destination des biens. »[6]

L’expropriation n’est pas seulement envisageable, aux conditions dites, pour transférer un bien privé au domaine public mais aussi pour redistribuer les biens lorsque, par exemple, l’autorité publique est confrontée au phénomène des « latifundia »⁠[7] : « Dans plusieurs régions économiquement moins développées, il existe des domaines ruraux étendus et même immenses, médiocrement cultivés ou mis en réserve à des fins de spéculation, alors que la majorité de la population est dépourvue de terres ou n’en détient qu’une quantité dérisoire et que, d’autre part, l’accroissement de la production agricole présente un caractère d’urgence évident. Souvent, ceux qui sont employés par des propriétaires de ces grands domaines, ou en cultivent des parcelles louées, ne reçoivent que des salaires ou des revenus indignes de l’homme ; ils ne disposent pas de logement décent et sont exploités par des intermédiaires. Dépourvus de toute sécurité, ils vivent dans une dépendance personnelle telle qu’elle leur interdit presque toute possibilité d’initiative et de responsabilité, toute promotion culturelle, toute participation à la vie sociale et politique. Des réformes s’imposent donc, visant, selon les cas, à accroître les revenus, à améliorer les conditions de travail et la sécurité de l’emploi, à favoriser l’initiative, et même à répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d’hommes capables de les faire valoir. En l’occurrence, les ressources et les instruments indispensables doivent leur être assurés, en particulier les moyens d’éducation et la possibilité d’une juste organisation de type coopératif. Chaque fois que le bien commun exigera l’expropriation, l’indemnisation devra s’apprécier selon l’équité, compte tenu de toutes les circonstances. »[8]

On aura apprécié la clarté ordonnée de la présentation et l’élargissement du problème à d’autres formes du pouvoir que l’homme peut exercer sur les choses. On aura enfin remarqué aussi que les Pères conciliaires parlent du « caractère social » de la propriété et non plus simplement de sa fonction sociale comme chez Jean XXIII. Caractère social «  fondé dans la loi de commune destination des biens » qui est bien la règle guide traduisant l’idéal auquel tous les efforts humains doivent tendre comme anticipation du Royaume.⁠[9]


1. GS 69, § 1.
2. Id.
3. GS 69, § 2.
4. GS 71, § 1 et 2.
5. GS 71, § 3.
6. GS 71, § 4 et 5. Il serait dangereux d’oublier ce « caractère social » car « Là où le caractère social n’est pas respecté, la propriété peut devenir une occasion fréquente de convoitises et de graves désordres : prétexte est ainsi donné à ceux qui contestent le droit même de propriété ».
7. Ce mot latin désigne dans l’antiquité romaine les « grands domaines dont le développement, en éliminant progressivement la petite propriété, eut de graves conséquences économiques et sociales jusqu’à la chute de l’empire romain » Aujourd’hui, il se dit parfois « de grands domaines agricoles appartenant _ de riches propriétaires ». (R).
8. GS 71, § 6.
9. On l’a pressenti, le problème de l’appropriation des biens de la terre dans le cadre de la destination universelle des biens prend toute son ampleur lorsque l’on considère le monde dans son ensemble et non plus seulement la situation à l’intérieur d’un pays. Léon XIII se penchait sur le sort des ouvriers et des salariés ruraux dans la révolution industrielle occidentale. Pie XI constatait, sans s’y attarder, que cette révolution industrielle a touché aussi « les pays neufs et les antiques civilisations de l’Extrême-Orient » (QA, 562 in Marmy). Pie XII prenait la défense « des nations plus petites et plus faibles » (Radiomessage de Noël 1941). Jean XXIII, lui, s’est attardé aux relations entre pays inégalement développés pour solliciter l’aide des pays riches. (MM, 159-185 et, dans une moindre mesure, PT 118-122). Gaudium et spes, enfin, développera la pensée de Jean XXIII et montre que le principe de l’expropriation doit tenir une place importante dans les préoccupations des dirigeants de nombreux pays à travers le monde. C’est tout naturellement que Paul VI, consacrant, pour la première fois, toute une encyclique au développement des peuples, reprendra l’idée : « Le bien commun exige parfois l’expropriation si, du fait de leur étendue, de leur exploitation faible ou nulle, de la misère qui en résulte pour les populations, du dommage considérable porté aux intérêts du pays, certains domaines font obstacle à la prospérité collective. »(PP 24).

⁢h. Jean-Paul II

Aucune surprise dans les encycliques sociales de Jean-Paul II qui, dès Laborem exercens[1], confirme la doctrine de ses prédécesseurs sur la propriété privée:

\1. « Le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens ». Ce droit n’est donc pas « un droit absolu et intangible ».

\2. « La propriété s’acquiert avant tout par le travail et pour servir au travail »[2]. Les moyens de production ne font pas exception : « ils ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent non plus être possédés pour posséder ». Ce « capital », propriété privée, publique ou collective, est légitime s’il sert au travail et s’il rend « possible la réalisation du premier principe de cet ordre qu’est la destination universelle des biens et le droit à leur usage commun ».

C’est en fonction de ce « premier principe »[3] qu’« on ne peut pas exclure non plus la socialisation[4], sous les conditions qui conviennent, de certains moyens de production ».

Cette doctrine « diverge radicalement d’avec le programme du collectivisme » mais aussi « du capitalisme, pratiqué par le libéralisme ». Elle rend « inacceptable la position du capitalisme « rigide », qui défend le droit exclusif de la propriété privée des moyens de production, comme un « dogme » intangible de la vie économique ». Le capital -l’ensemble des moyens de production- est le fruit du travail manuel et intellectuel passé et présent « effectué avec l’aide de cet ensemble de moyens de production ».

Cette ‘compénétration réciproque », ce « lien indissoluble » entre le travail et le capital⁠[5] doit guider la réforme du capitalisme « rigide ». Cette réforme est tronquée si on sépare ou oppose les deux termes, notamment, si, d’une part, on ne reconnaît pas « la position juste du travail et du travailleur dans le processus de production », c’est-à-dire, « la priorité du travail sur le capital »[6], ni si, d’autre part, on élimine la propriété privée des moyens de production. Cette élimination ne garantit pas la « socialisation » de la propriété privée. Il n’y a socialisation « que si la subjectivité de la société est assurée, c’est-à-dire si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s’engage avec tous. » Or que se passe-t-il lorsqu’on retire les moyens de production -le capital- des mains des propriétaires privés ? « Ils cessent d’être la propriété d’un certain groupe social, les propriétaires privés, pour devenir la propriété de la société organisée, passant ainsi sous l’administration et le contrôle direct d’un autre groupe de personnes qui, sans en avoir la propriété mais en vertu du pouvoir qu’elles exercent dans la société, disposent d’eux à l’échelle de l’économie nationale tout entière, ou à celle de l’économie locale.

Ce groupe dirigeant et responsable peut s’acquitter de ses tâches de façon satisfaisante du point de vue du primat du travail, mais il peut aussi s’en acquitter mal, et revendiquant en même temps pour lui-même le monopole de l’administration et de la disposition des moyens de production, et en ne s’arrêtant même pas devant l’offense faite aux droits fondamentaux de l’homme. »

Léon XIII disait : pas de travail sans capital, pas de capital sans travail, le travail étant toujours prioritaire.

Quelle solutions⁠[7] proposer alors pour associer le travail au capital ? « La copropriété des moyens de travail, la participation des travailleurs à la gestion et/ou aux profits des entreprises, ce que l’on nomme l’actionnariat ouvrier, etc. » pour « donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles : ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics ; ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie. »

Comment, en définitive, juger le système appelé « capitalisme » ? « La réponse, écrit Jean-Paul II, est évidemment complexe. Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’ »économie d’entreprise », ou d’ »économie de marché », ou simplement d’ »économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[8]

Il faut être très attentif à cette distinction pour ne pas reproduire les erreurs passées surtout dans le contexte de la chute du communisme qui pourrait nous laisser croire que le capitalisme est, de toute façon, la seule issue. « On sait que le capitalisme a sa signification historique bien définie en tant que système, et système économico-social qui s’oppose au socialisme ou communisme. Mais si l’on prend en compte l’analyse de la réalité fondamentale de tout le processus économique, et, avant tout, des structures de production - ce qu’est, justement le travail - il convient de reconnaître que l’erreur du capitalisme primitif peut se répéter partout où l’homme est en quelque sorte traité de la même façon que l’ensemble des moyens matériels de production, comme un instrument et non selon la vraie dignité de son travail, c’est-à-dire comme sujet et auteur, et par là même comme véritable but de tout le processus de production ».⁠[9]

A la fin de ce parcours à travers l’enseignement de l’Église, on voit qu’à partir de Pie XII⁠[10], l’insistance sur la destination universelle des biens se fait de plus en plus pressante⁠[11]. Cela n’enlève rien à la légitimité de la propriété privée - « droit fondamental pour l’autonomie et le développement de la personne »[12] et moyen de contribuer à la répartition des biens. Sans elle, la communauté des biens resterait une utopie. Mais l’accent est mis, comme chez les Pères, sur l’accès de tous à la propriété privée au nom de la solidarité (tous) et de la subsidiarité (privée)⁠[13]. d’où l’importance du salaire mais aussi des législations sur l’impôt et l’héritage pour assurer un meilleur accès aux biens. Cette vision s’oppose à l’ultra-libéralisme comme à la centralisation étatique qui trouvent tous deux leur origine dans la pensée de Hobbes lorsqu’il écrit : « …la propriété qu’a un sujet touchant ses terres consiste dans le droit d’interdire leur usage à tout autre sujet ; mais non dans le droit de l’interdire au souverain, qu’il s’agisse d’une assemblée ou d’un monarque ».⁠[14]

Nous avons vu aussi que, dans toutes les situations, la préoccupation première de l’Église est la défense de la dignité de la personne humaine et des conditions de son développement intégral puisque seul l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Par là, il l’emporte toujours sur les objets quels qu’ils soient et il l’emporte, pourrait-on dire, toujours plus, par son travail et par ses connaissances. Pour reprendre une expression de Teilhard de Chardin, on pourrait dire qu’on assiste de plus en plus à « la socialisation humaine »[15] du monde. En effet, s’il « fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité », « en notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles et matérielles ; en outre, il paraît évident que le travail d’un homme s’imbrique naturellement dans celui d’autres hommes. Plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni. »[16] C’est pourquoi, « à notre époque, il existe une autre forme de propriété et elle a une importance qui n’est pas inférieure à celle de la terre : c’est la propriété de la connaissance, de la technique et du savoir. La richesse des pays industrialisés se fonde bien plus sur ce type de propriété que sur celui des ressources naturelles. »[17]

Dès lors, l’opposition propriété privée-propriété collective perd de son acuité dans la mesure où l’important est le développement de la personne plus que la forme de l’institution. Non seulement, la propriété privée peut être un obstacle à la promotion humaine et sociale⁠[18] alors que certaines formes de propriété collective peuvent la favoriser - le P. Calvez parle, à cet égard, de « socialisation participative »[19], mais encore, celui qui sait peut plus que celui qui a, de sorte que « avec la terre, la principale richesse de l’homme, c’est l’homme lui-même. »[20]

Par ailleurs, et nous étudierons évidemment cette très grave question, les déséquilibres économiques et sociaux du monde remettent en question les acquis des pays riches. Il faudra revoir la répartition des biens matériels et immatériels à l’échelle de la planète. Comme les riches propriétaires, au XIXe siècle, ont été invités, chez nous, à pratiquer la justice sociale et le partage, les pays développés aujourd’hui sont sommés, de même, de remettre en question les droits qu’ils croient acquis sur les biens qu’ils possèdent ou gèrent. A ce point de vue, la mondialisation, nous le verrons, peut offrir une chance d’heureuse redistribution.


1. LE 14.
2. Jean-Paul II rappelle, à cet endroit, l’importance du salaire : « En tout système, indépendamment des rapports fondamentaux qui existent entre le capital et le travail, le salaire, c’est-à-dire la rémunération du travail, demeure la voie par laquelle la très grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens qui sont destinés à l’usage commun, qu’il s’agisse des biens naturels ou des biens qui sont le fruit de la production. »
3. L’Instruction sur la liberté chrétienne et la libération parle du « principe supérieur de la destination universelle des biens » (87).
4. Dans l’encyclique Mater et magistra (59-68), Jean XXIII présente la « socialisation » comme « le fruit et l’expression d’une tendance naturelle » qui « apporte beaucoup d’avantages » et « permet d’obtenir la satisfaction de nombreux droits personnels ». Le mot troubla un certain nombre de catholiques plus attaché à la lettre qu’à l’esprit, dans la mesure où Pie XII avait toujours employé ce mot dans un sens négatif (Allocution du 11-3-1945, Discours du 7-5-1949 et du 14-9-1952). Mais alors que Pie XII désigne par ce mot la nationalisation, l’étatisation, la collectivisation, Jean XXIII, lui, désigne par là « une multiplication progressive des relations dans la vie commune » qui « comporte des formes diverses de vie et d’activités associées et l’instauration d’institutions juridiques ». Cette socialisation, précise-t-il, qui a des avantages et des dangers, « n’est pas le résultat de forces naturelles mues par un déterminisme » mais doit se réaliser par « les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses » à condition qu’ils « jouissent d’une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapport de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun ». La pensée de Jean XXIII était donc bien conforme à l’enseignement traditionnel de l’Église. En fait, les dictionnaires nous apprennent que le mot a bien les deux sens signalés : soit « le fait de mettre sous un régime communautaire collectif », soit « le fait de développer des relations sociales, de former en un groupe social, en société » (R). Par ailleurs, le français « socialisation » traduit diverses expressions latines du texte officiel : « socialum rationum incrementa (ou) progressus » (développement(s), progrès des relations sociales), « socialis vitae processus » (progrès de la vie sociale), et même « multiplicatis et cotidie progedientibus variis illarum consociationum formis » (multiplication et développement quotidien des diverses formes d’association). (Cf. MADIRAN J., Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de « Mater et magistra », Tiré à part d’Itinéraires, n° 59, 1961, pp. 1-18.
5. LE, 13.
6. LE, 15.
7. Nous en reparlerons dans le chapitre suivant.
8. CA 42.
9. LE 7. L’erreur du capitalisme et du libéralisme primitifs, précise Jean-Paul II, « peut encore se répéter en d’autres circonstances de temps et de lieu si, dans le raisonnement, on part des mêmes prémisses tant théoriques que pratiques » (Id. 13). Rappelons-nous la nature profonde de cette « erreur ». Nous avons évoqué précédemment le grand conflit qui a éclaté, au XIXe siècle, entre le monde du capital et le monde du travail. La recherche exagérée du profit a engendré pauvreté, insécurité, insalubrité, exploitation. Ce conflit réel s’est transformé en lutte de classes et s’est nourri d’une opposition idéologique et politique entre le libéralisme et le marxisme, opposition qui marque encore la société contemporaine.
   d’une part, l’idéologie libérale, au nom du capital, réclame le droit exclusif à la propriété privée des moyens de production. En face, l’idéologie marxiste, au nom du travail, utilise la lutte des classes comme moyen unique de rétablir la justice par la collectivisation, c’est-à-dire l’élimination de la propriété privée des moyens de production. Par diverses influences, y compris la pression révolutionnaire, elle tend au monopole du pouvoir dans chaque société et finalement à l’instauration du système communiste dans le monde entier.
   Si les uns ont opposé le capital au travail et les autres le travail au capital, c’est en fonction d’une erreur que l’on peut appeler l’« économisme », où l’on considère le travail exclusivement sous le rapport de sa finalité économique. Cet économisme est pratiquement un matérialisme puisqu’il accorde la primauté au matériel sur le spirituel et le personnel.
   L’erreur fut commise à une époque où des moyens nouveaux laissaient entrevoir la possibilité d’accroître considérablement les richesses matérielles. Cette manière d’agir a précédé et sans doute influencé, dès le XVIIIe siècle, la constitution des théories économiques et de cette philosophie matérialiste qui, en se développant, a donné naissance au matérialisme dialectique.
   On est ainsi passé d’une conception où la réalité spirituelle est réduite à un phénomène superflu à un système où l’homme n’est plus en quelque sorte que la résultante des rapports économiques et des rapports de production qui prédominent à une époque déterminée. (Cf. LE 13).
10. M. Schooyans parle d’un « déplacement d’accent » dans l’enseignement de l’Église. Alors que celle-ci, du temps de Léon XIII et face aux menaces socialistes (cf RN, 19), « partait du droit de propriété privée pour retrouver la destination universelle des biens, elle tend de plus en plus à mettre plutôt l’accent, comme le faisait saint Thomas (II-II, qu. 32, a 5 ad 2 ; qu. 66, a. 2) sur la destination universelle des biens, quitte à reprendre, à partir de là, le droit à la propriété privée. » Ce changement déjà perceptible chez Pie XI (QA, 58 ; 62 ; DR, 44s.) et Pie XII (Radiomessage, 1-6-1941), se précise lors du Concile (GS, 60 ; 65 ; DH, 6, 1) et dans l’enseignement de Paul VI (PP, 22) avant de prendre davantage d’ampleur encore dans les encycliques de Jean-Paul II (SRS, 22 ; 33 ; 39 ; 42 ; CA, 6 ; 10 ; 11 ; 30). (SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, op. cit., pp. 40-43).
   Le P. Chenu fait la même analyse. Parlant De Léon XIII, il écrit : « Ce qui pèse sans doute sur le vocabulaire du pape, c’est la revendication du droit de propriété privée. Léon XIII avait jadis achoppé là-dessus, et tout thomiste qu’il fût, il avait édulcoré la position de saint Thomas et des maîtres du Moyen Age, qui n’inscrivaient les appropriations qu’à l’intérieur et sous la règle première de la distribution universelle des biens produits ; il avait fait de la propriété privée une clef de voûte de la « doctrine sociale » de l’Église. Jean-Paul II, sans le dire, rétablit la vérité et la position de saint Thomas (LE, 14) au terme de quoi il conforte le personnalisme chrétien ». (in Le travail humain, op. cit., p. VIII).
11. Il est intéressant de constater que l’index analytique de l’Agenda social, à la rubrique « propriété privée », renvoie à « destination universelle des biens matériels ».
12. CA 30.
13. « L’Église n’affirme pas tant le droit de propriété - un droit intangible des propriétés qui existent aujourd’hui - que le droit de l’homme à la propriété ». (CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 110). J.-Y Calvez répète ailleurs cette idée et ajoute que : « La seule défense du droit de propriété, de la propriété existant en fait, n’est nullement favorable ipso facto à la diffusion de la propriété (à l’emprise de tous sur des biens, à leur liberté). L’Église tend ainsi aujourd’hui à parler moins de droit de propriété tout court et beaucoup plus de « droit à la propriété », ou de droit de propriété comme un droit de l’homme. Il est clair que si la propriété est un droit de l’homme, ce droit doit être satisfait pour tout homme - d’une manière ou d’une autre. Le libéralisme courant s’en soucie, lui, assez peu ». (L’Église devant le libéralisme économique, Desclée De Brouwer, 1994, pp. 83-84).
14. Léviathan, II, XXIV, op. cit., p. 264. Hannah Arendt a fait une excellente analyse de la pensée de Hobbes dans Origines du totalitarisme, IIe partie : L’impérialisme, Seuil, Points, 1982, pp. 28-50. Elle y montre le caractère bourgeois de la philosophie politique de Hobbes, soulignant que « l’accumulation indéfinie du pouvoir » est « indispensable à la protection indéfinie du capital ». Ainsi, l’idéologie progressiste libérale appelle l’impérialisme : « ce n’est pas l’illusion naïve d’une croissance illimitée de la propriété, mais bien la claire conscience que seule l’accumulation du pouvoir pouvait garantir la stabilité des prétendues lois économiques, qui ont rendu le progrès inéluctable ».
15. Le phénomène humain, Seuil, 1955, p. 340.
16. CA 31.
17. CA 32.
18. Jean-Paul II y revient encore dans Centesimus annus (43) : « On a relu, à la lumière des « choses nouvelles » d’aujourd’hui, le rapport entre la propriété individuelle, ou privée, et la destination universelle des biens. L’homme s’ épanouit par son intelligence et sa liberté, et, ce faisant, il prend comme objet et comme instrument les éléments du monde et il se les approprie. Le fondement du droit d’initiative et de propriété individuelle réside dans cette nature de son action. Par son travail, l’homme se dépense non seulement pour lui-même, mais aussi pour les autres et avec les autres : chacun collabore au travail et au bien d’autrui. L’homme travaille pour subvenir aux besoins de sa famille, de la communauté à laquelle il appartient, de la nation et, en définitive, de l’humanité entière (Laborem exercens, n. 10). En outre, il collabore au travail des autres personnes qui exercent leur activité dans la même entreprise, de même qu’au travail des fournisseurs et à la consommation des clients, dans une chaîne de solidarité qui s’étend progressivement. La propriété des moyens de production, tant dans le domaine industriel qu’agricole, est juste et légitime, si elle permet un travail utile ; au contraire, elle devient illégitime quand elle n’est pas valorisée ou quand elle sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas du développement d’ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt de leur limitation, de l’exploitation illicite, de la spéculation et de la rupture de la solidarité dans le monde du travail. Ce type de propriété n’a aucune justification et constitue un abus devant Dieu et devant les hommes. »
19. Op. cit., p. 110.
20. CA 32. Sur la question de la propriété, on peut aussi consulter le CEC, 2408-2414.

⁢iv. Et la raison ?

La pensée de l’Église, fidèle au vieux texte de la Genèse et aux plus anciennes interprétations présente une vision cohérente, à la fois audacieuse et réaliste. Audacieuse car face aux égoïsmes récurrents, elle n’hésite pas à rappeler l’exigence de la solidarité et de la communauté des biens ; réaliste car elle respecte la liberté individuelle et la nécessaire subsidiarité, refusant la solution extrême et coercitive des collectivismes ; cohérente car elle crée une tension morale et politique qui met les pouvoirs privés sur le chemin du partage et de la juste répartition des biens.

⁢a. Proudhon

Par le fait même, elle dissout la contradiction à laquelle furent confrontés de nombreux et généreux penseurs modernes. Pour Proudhon⁠[1], par exemple, « la propriété, en fait et en droit, est essentiellement contradictoire, et c’est par cette raison même qu’elle est quelque chose. En effet : la propriété est le droit d’occupation, et en même temps le droit d’exclusion.

La propriété est le prix du travail ; et la négation du travail.

La propriété est le produit spontané de la société, et la dissolution de la société.

La propriété est une institution de justice ; et la propriété c’est le vol. »[2]

Cette dernière expression a fait florès mais on a oublié que la position de Proudhon est bien plus nuancée que celle de Marx⁠[3]. Elle se perd malheureusement dans une omniprésente rhétorique romantique et s’édifie sur une philosophie peu rigoureuse. Il n’empêche que, clairement, Proudhon rejette à la fois le modèle capitaliste et le modèle communiste⁠[4]. Déjà en 1840, Proudhon conclut son étude sur la propriété en écrivant : « La communauté cherche l’égalité et la loi ; la propriété, née de l’autonomie de la raison et du sentiment du mérite personnel, veut sur toutes choses l’indépendance et la proportionnalité.

Mais la communauté, prenant l’uniformité pour la loi, et le nivellement pour l’égalité, devient tyrannique et injuste ; la propriété, par son despotisme et ses envahissements, se montre bientôt oppressive et insociable.

Ce que veulent la communauté et la propriété est bon ; ce qu’elles produisent l’une et l’autre est mauvais. Et pourquoi ? parce que toutes deux sont exclusives, et méconnaissent, chacune de son côté, deux éléments de la société. La communauté repousse l’indépendance et la proportionnalité ; la propriété ne satisfait pas à l’égalité et à la loi. »[5]

Pour bien comprendre sa position, il faut tenir compte du contexte historique et du sens donné par l’auteur au mot propriété. Proudhon, seul théoricien « socialiste » issu du peuple, conscient des bouleversements apportés par la Révolution en matière de propriété, s’en prend à « la reconnaissance législative d’un droit absolu de disposition, accordé à tout propriétaire »[6]. Quand il écrit que « la propriété est impossible »[7], -ce qui paraît une aberration puisque la propriété existe de tout temps- il veut dénoncer « l’inaptitude de la propriété » -dans le sens donné- « à réaliser le principe de justice qu’on veut lui attribuer comme fondement »[8]. Au concept de « propriété » né de la Révolution⁠[9], il opposera l’idée de « possession ». Dans l’histoire, il y a eu plus de possesseurs que de propriétaires : « Le très petit nombre est arrivé à la propriété. Puis quand la classe propriétaire s’est multipliée, tout aussitôt la propriété, accablée d’impôts et de servitudes (…) s’est trouvée en dessous de l’ancienne possession (…). Nous voyons une foule de propriétaires, grands et petits, fatigués et déçus, faire argent de leur patrimoine et se réfugier, qui dans le trafic, qui dans les emplois publics, qui dans le salariat. La Révolution aurait pu simplement bien réglementer la possession, « le sens commun n’indiquait rien de plus ; les masses n’eussent pas demandé davantage. Il n’en a rien été cependant ; la déclaration de 1789, en même temps qu’elle a aboli le vieux régime féodal, a affirmé la propriété ; et la vente des biens nationaux a été faite en exécution »[10]. A l’opposé du propriétaire fort de son « droit absolu », le possesseur est surtout conscient de ses devoirs, de sa responsabilité vis-à-vis de la terre et vis-à-vis de sa famille. Le possesseur ne vend pas son bien, ne le partage pas, il en use en « bon père de famille »: « L’hérédité s’en suit, non point comme une prérogative , mais plutôt comme une obligation de plus imposée au possesseur. On comprend que le partage du sol étant fait surtout en vue des familles, ce n’est pas parce que le droit du détenteur est absolu qu’il transmet la possession ; c’est au contraire parce que ce droit est restreint que le possession est héréditaire »[11]. Ce passage peut nous rappeler comment l’héritage était présenté dans l’Ancien testament : « Le mot héritage (nahâtâ) ne désigne pas une chose, un objet que l’on possède, mais représente plutôt une relation du possesseur à la terre. (…) On ne peut d’ailleurs pas parler de succession au sens strict, mais plutôt de continuation familiale. Les héritiers continuent et prolongent tous les pères de la lignée, la bayit (Mi 2, 2), comme en une ligne vivante, unique et jamais interrompue. Cela explique que les biens familiaux par lesquels la famille se rattache à la terre doivent être gradés intacts d’une génération à l’autre. Dans ce cadre, il ne s’agit pas de succéder à son prédécesseur en tant que possesseur d’un bien, mais de succéder à quelqu’un dans la garde et la gestion d’un bien qui appartient au groupe auquel la divinité l’a donné. L’usage, le « droit » met donc l’accent sur la continuité. La terre ne sort pas de la famille. »[12] C’est peut-être à cause de cette proximité, que le sociologue Georges Sorel⁠[13] n’hésite pas à rapprocher, sur ce point, Proudhon et Frédéric Le Play⁠[14] dont nous avons déjà eu l’occasion de parler.

Il est vrai que, dans sa tentative, de résoudre les contradictions signalées à propos de la propriété, Proudhon, de temps à autre, car sa pensée est un peu fluctuante, se rapproche de la position sociale chrétienne qui marie le principe de la destination universelle des biens et l’espace de liberté offert par la propriété individuelle. Toutefois, la solution de Proudhon, le mutuellisme⁠[15] et le fédéralisme⁠[16], fait davantage penser à l’autogestion dont nous parlerons dans le chapitre suivant. L’idée de Proudhon étant finalement de rendre à la propriété sa force libératrice: « Pour revenir à la pensée fondamentale de ce livre[17] (…) la propriété, en s’entourant des garanties qui la rendent à la fois plus égale et plus inébranlable, sert elle-même de garantie à la liberté et de lest à l’État. La propriété consolidée, moralisée, entourée d’institutions protectrices, ou pour mieux dire, libératrices, l’État se trouve élevé au plus haut degré de puissance en même temps que le gouvernail reste aux mains des citoyens ».⁠[18]

En définitive, au delà de la nostalgie de la propriété agricole familiale qui oriente toute la conception proudhonienne, au delà donc de cette vision sociologique et historique, la justification ultime ce la propriété est politique et non philosophique : « La justification de la propriété, que nous avons vainement demandée à ses origines, nous la trouvons dans ses fins : elle est essentiellement politique (…). C’est pour rompre le faisceau de la souveraineté collective, si exorbitant, si redoutable, que l’on a érigé contre lui le domaine de la propriété, véritable insigne de la souveraineté du citoyen ».⁠[19]

Résolument partisan de la décentralisation et d’une république constituée par un contrat de fédération⁠[20] « dont l’essence est de réserver toujours plus aux citoyens qu’à l’État, aux autorités municipales et provinciales qu’à l’autorité centrale »[21], Proudhon doit supposer, comme chez Rousseau, la « bonté » -communauté de cœur et de principes- du citoyen, de chaque citoyen. Et donc, l’« anarchie »[22] de Proudhon, ses constructions mutuelles et fédératives, paraissent finalement des constructions très aléatoires. Le mariage heureux de la liberté, de la solidarité, de la participation, de l’autorité et de l’égalité, semble suspendu à la seule (bonne ?) volonté et, dans sa conception, au seul désir de l’auteur emporté par une vision trop optimiste de l’humanité et une confiance dans le progrès ou plutôt l’avènement d’une « ère fédérative et sociale », égalitaire, solidaire et pacifique. Comment ne pas en être convaincu lorsqu’à la fin de sa vie, en 1865, dans le bilan de ses études et observations, on écrit: « Immanence et réalité de la justice dans l’humanité ; tel est le grand enseignement (…). La morale, expression de la liberté et de la dignité humaine existe par elle-même (…). La justice est en vous, tout à la fois réalité et pensée souveraine, (…) (d’où) le rôle (…) qu’elle joue comme principe, mobile et fin de la civilisation, le caractère exclusivement justicier du nouvel ordre moral ».⁠[23]

Marx qui a fait en 1845 l’éloge de « qu’est-ce que la propriété ? » (1840), va, dès 1846⁠[24] s’attaquer à celui qu’il appellera « le petit bourgeois ». Il aura beau jeu de se moquer de Proudhon en écrivant que « l’égalité est l’intention primitive, la tendance mystique, le but providentiel que le génie social a constamment devant les yeux, en tournoyant dans le cercle des contradictions économiques. Aussi la Providence est-elle la locomotive qui fait mieux marcher tout le bagage économique de M. Proudhon que sa raison pure et évaporée. »[25]


1. Pierre-Joseph Proudhon, 1809-1865.
2. Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, 1846, 8e époque. La pensée de Proudhon est, en maints endroits, pleine de sagesse. Ainsi, condamnant la « bancocratie », il dira qu’un des objets de la Révolution : « assurer la prépondérance du travail sur la propriété ». Il considérera cette « inversion des rapports entre le travail et le capital » comme l’objet même du socialisme.(De la justice dans la révolution et dans l’église, Nouveaux principes de philosophie pratique, Garnier, 3 tomes, 1858, I, pp. 9 et 15). En fait, Proudhon reproche au droit moderne d’avoir ruiné la propriété paysanne
3. Proudhon était bien conscient des perversions qu’engendre la collectivisation. En 1846 il critique les analyses de Marx dans Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère. Marx lui répondra durement dans Misère de la philosophie (1847) : « M. Proudhon a le malheur d’être singulièrement méconnu en Europe. En France, il a le droit d’être mauvais économiste, parce qu’il passe pour être bon philosophe allemand. En Allemagne, il a le droit d’être mauvais philosophe, parce qu’il passe pour être économiste français des plus forts. Nous, en notre qualité d’Allemand et d’économiste à la fois, nous avons voulu protester contre cette double erreur ». (Oeuvres, I, op. cit., p.7).
4. Cf. PROUDHON P.-J, Oeuvres choisies, Idées-Gallimard, 1967, pp. 73-90.
5. qu’est-ce que la propriété ?, Garnier-Flammarion, 1966, p. 303.
6. JAMES Emile, Introduction, in PROUDHON, qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., p. 26.
7. C’est le titre du chapitre IV de qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., pp. 185-250.
8. JAMES E., op. cit., p. 27. C’est pourquoi il dira ailleurs que « la propriété n’a pas encore existé dans les conditions où se place la théorie ; aucune nation n’a été à la hauteur de cette institution » (Théorie de la propriété, 1862, Lacroix-Verboeckhover et Cie, 1886, p. 231).
9. « La métaphysique de la propriété a dévasté le sol français, découronné les montagnes, tari les sources, changé les rivières en torrents, empierré les vallées : le tout avec autorisation du gouvernement. Elle a rendu l’agriculture odieuse aux paysans, plus odieuse encore la patrie ; elle pousse à la dépopulation (…). L’homme n’aime plus la terre ; propriétaire, il la vend, il la loue, il la divise par actions, il la prostitue ; il en trafique, il en fait l’objet de spéculations ; cultivateur, il la tourmente, il l’épuise, il la sacrifie à son impatiente cupidité ; il ne s’y unit jamais » (De la justice dans la Révolution et dans l’Église, 1858, op. cit., tome II, pp. 202-204).
10. Théorie de la propriété, op. cit., pp. 91-92. Plus loin (pp. 234-235), il écrira que « les propriétaires nouveaux, acquéreurs de biens nationaux, ont manqué de caractère et d’esprit public, disant à Napoléon Ier : « Règne et gouverne, pourvu que nous jouissions ». »
11. Id., pp. 88-89.
12. FERRY Joëlle, Y a-t-il une justice économique chez les prophètes ?, in Bible et économie, op. cit., p. 68.
13. 1847-1922. Il est surtout connu pour ses Réflexions sur la violence, 1907.
14. Cf. SOREL G., Introduction à l’économie moderne, Librairie des sciences politiques et sociales, Marcel Rivière, 1922. (Cf. www.agora.qc.ca).
15. Cf. Œuvres choisies, op. cit., pp. 109-110: « La théorie de la mutualité, est, au point de vue de l’être collectif, la synthèse des deux idées de propriété et de communauté. Il y a mutualité, en effet, quand dans une industrie, tous les travailleurs, au lieu de travailler pour un entrepreneur qui les paye et garde leur produit sont censés travailler les uns pour les autres, et concourent ainsi à un produit commun dont ils partagent le bénéfice ». La mutualité est donc un rapport de réciprocité et de solidarité. Quant au principe fédératif, « c’est l’application sur la plus haute échelle des principes de mutualité (…) et de solidarité économique ». Plus simplement, « le principe fédératif est synonyme de mutualité ».(Id., p. 116).
16. « Le citoyen, par le pacte fédératif qui lui confère la propriété, réunit deux attributions contradictoires : il doit suivre d’un côté, la loi de son intérêt et il doit veiller, comme membre di corps social, à ce que sa propriété ne fasse pas détriment à la chose publique. En un mot, il est constitué agent de police et voyer sur lui-même. Cette double qualité est essentielle à la constitution de la liberté : sans elle, tout l’édifice social s’écroule ; il faut revenir au principe policier et autoritaire ». (Théorie de la propriété, op. cit., pp. 235-236). Le voyer est le fonctionnaire préposé à l’entretien des routes. C’est peut-être cette double fonction qui constitue le point faible de l’autogestion. Nous y reviendrons.
17. Il s’agit de la Théorie de la propriété.
18. Œuvres choisies, op. cit., pp. 116-117.
19. Théorie de la propriété, op. cit., p. 225.
20. « Il faut supprimer, en un mot, tout ce qui reste de divin dans le gouvernement de la société et rebâtir l’édifice sur l’idée humaine de contrat. (…) Si donc le contrat que je fais avec quelques-uns, je pouvais le faire avec tous ; si tous pouvaient le renouveler entre eux ; si chaque groupe de citoyens, commune, canton, département, etc. formé par un semblable contrat et considéré comme personne morale, pouvait ensuite, et toujours dans les mêmes termes, traiter avec chacun des autres groupes et avec tous, ce serait exactement comme si ma volonté se répétait à l’infini. Je serais sûr que la loi ainsi faite sur tous les points de la République, sous des millions d’initiatives différentes, ne serait jamais autre chose que ma loi, et si ce nouvel ordre des choses était appelé gouvernement, que ce gouvernement serait le mien » (Œuvres choisies, op. cit., p. 164).
21. Œuvres choisies, op. cit., p. 179.
22. Il se définit lui-même comme anarchiste plutôt que comme républicain ou démocrate : « Je suis anarchiste ! (…) vous venez d’entendre ma profession de foi sérieuse et mûrement réfléchie ; quoique très ami de l’ordre, je suis, dans toute la force du terme, anarchiste (…). La république est une anarchie positive (…) c’est la liberté réciproque et non la liberté qui se limite, la liberté, non pas fille de l’ordre, mais mère de l’ordre ». (Œuvres choisies, op. cit., pp. 162-163.
23. In Œuvres, op. cit., pp. 357 et 363.
24. C’est la publication par Proudhon, cette année-là, du « Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère » qui va susciter immédiatement l’opposition ironique de Marx.
25. Marx explique : « Le but que se proposait en premier lieu le génie social qui parle par la bouche de M. Proudhon, c’était d’éliminer ce qu’il y a de mauvais dans chaque catégorie économique, pour n’avoir que du bon. Pour lui, le bon, le bien suprême, le véritable but pratique, c’est l’égalité. Et pourquoi le génie social se proposait-il l’égalité plutôt que l’inégalité, la fraternité, le catholicisme ou tout autre principe ? Parce que « l’humanité n’a réalisé successivement tant d’hypothèses particulières qu’en vue d’une hypothèse supérieure », qui est précisément l’égalité. En d’autres mots : parce que l’égalité est l’idéal de M. Proudhon. Il s’imagine que la division du travail, le crédit, l’atelier, que tous les rapports économiques n’ont été inventés qu’au profit de l’égalité, et cependant ils ont toujours fini par tourner contre elle. De ce que l’histoire et la fiction de M. Proudhon se contredisent à chaque pas, ce dernier conclut qu’il y a contradiction. S’il y a contradiction, elle n’existe qu’entre son idée fixe et le mouvement réel. » Marx, ensuite, à l’aide d’un exemple concret, va souligner l’irréalisme de Proudhon : « Il est de fait qu’en Ecosse les propriétés foncières obtinrent une valeur nouvelle par le développement de l’industrie anglaise. Cette industrie ouvrit de nouveaux débouchés à la laine. Pour produire la laine en grand, il fallait transformer les champs labourables en pâturages. Pour effectuer cette transformation, il fallait concentrer les propriétés. Pour concentrer les propriétés, il fallait abolir les petites tenures, chasser des milliers de tenanciers de leur pays natal, et mettre à leur place quelques pasteurs surveillant des millions de moutons. Ainsi, par des transformations successives, la propriété foncière a eu pour résultat en Ecosse de faire chasser les hommes par les moutons. Dites maintenant que le but providentiel de l’institution de la propriété foncière en Ecosse avait été de faire chasser les hommes par les moutons, et vous aurez fait de l’histoire providentielle. (…) Supposez, comme le fait M. Proudhon, que le génie social ait produit, ou plutôt improvisé, les seigneurs féodaux dans le but providentiel de transformer les colons en travailleurs responsables et égalitaires ; et vous aurez fait une substitution de buts et de personnes toute digne de cette Providence qui, en Ecosse, instituait la propriété foncière, pour se donner le malin plaisir de faire chasser les hommes par les moutons ». Marx conclura : le but, « ce n’est plus l’égalité, c’est le catholicisme ». (Misère de la philosophie, in Œuvres I, op. cit., pp. 86-88).

⁢b. Xavier Dijon

Au contraire de Proudhon, X. Dijon va s’efforcer de fonder le droit de propriété sur son essence et lui donner ainsi l’assise naturelle qui manque à la pensée de son illustre prédécesseur, menacée d’incohérence et d’irréalisme.

On peut avoir l’impression que le rapport de l’homme et de la nature relève simplement des pouvoirs et des conventions, bref, du droit positif qui doit faire face à la force de celui qui prend et à la force déployée par d’autres pour rétablir un équilibre. X. Dijon, lui, s’efforce de fonder objectivement le droit « sur les conditions nécessaires de la reconnaissance d’autrui »[1]. Refusant la thèse de Marx pour qui l’appropriation privée est le fruit de la violence et celle de Kelsen qui la considère comme le fruit d’un choix contingent, il rappelle la position de saint Thomas. La propriété privée ne relève pas du droit naturel au sens strict puisque « rien ne permet de dire a priori que tel champ doit appartenir à un quelconque individu »[2] mais du droit naturel « secondaire » ou droit des gens, en raison des avantages politiques et économiques procurés par cette institution⁠[3]. En outre, la propriété privée ne contredit pas la destination universelle des biens puisqu’elle « ne concerne que la maîtrise du bien, car le propriétaire ne peut en épuiser comme « propre » le bienfait qu’il procure : les biens appartenant à tous, il devra les partager avec les nécessiteux ».

Certes, la position de Thomas est inspirée par une vision théologique: le propriétaire doit être généreux à l’image du Dieu créateur qui a donné à tous les hommes l’ensemble des biens créés⁠[4]. Mais est-il possible, hors du cadre théologique, d’établir cette « correspondance entre les choses de ce monde et les sujets qui s’en assurent la maîtrise (particulière) en vue d’un bienfait (universel) » ?⁠[5]

La réponse du juriste est positive car il y a un objet qui est donné en propre au sujet, à tous les sujets : le corps qui va servir de paradigme pour toutes les autres choses appropriables⁠[6]. Le corps est bien le corps d’un sujet précis, unique, mais cette singularité s’inscrit dans un fait universel puisqu’il en est de même pour chaque corps humain. Le corps de chaque homme est plus qu’une chose pure et simple, plus qu’une « chose » de la nature puisque cette « chose » est humanisée, personnalisée, signifiante. En tant que matière informée par l’esprit, le corps porte en lui le symbole de l’union de l’appropriation privée et de la destination universelle : en effet, « chaque corps livre à autrui l’objectivité d’un sujet »[7]. Tel est le fondement naturel du droit de propriété.

On objectera que l’ »appropriation » du corps, phénomène naturel, n’a rien à voir avec l’appropriation positive des biens de la nature et que, dans ces conditions, on se demande comment le lien corps-sujet pourrait servir de critère pour évaluer la légitimité du lien sujet-biens. Mais, justement, c’est parce que l’appropriation corporelle est naturelle, non positive, qu’elle peut juger les autres appropriations. qu’elle Encore faut-il établir un lien entre la corporéité propre et l’appropriation légitime des autres choses de la nature. Pour être légitimes, les autres appropriations devront obéir « à cette singularité et à cette universalité que leur montre l’essence corporelle de la propriété »[8], la nature étant déjà appropriée, en tous et en chacun, par le corps.

S’appuyant sur la logique aristotélicienne, X. Dijon explique que les besoins du corps - la condition corporelle de l’homme (cause formelle)- trouvent leur possibilité d’assouvissement dans la nature (cause matérielle) et grâce au travail (cause efficiente), ils seront satisfaits (cause finale).

La cause formelle dit l’essence même du droit de propriété et nous révèle qu’il s’enracine dans « une affection de soi »[9]. L’appropriation des biens prolonge l’affection que le sujet a de soi. Et c’est l’affection qui par le don justifie la transmission des biens après la mort qui, soit dit en passant, confirme le caractère indéterminé originaire des biens.

Et cette idée d’affection nous permet aussi de justifier la notion de « patrimoine commun » qui, même en dehors de toute inspiration biblique, est de plus en plus présente aujourd’hui à cause de l’interdépendance grandissante entre les hommes, interdépendance qui réactualise la tradition scolastique et son souci d’ordre politique et de rentabilité économique. L’insistance sur le patrimoine commun, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, rappelle quelle est la finalité naturelle du droit de propriété. Le droit de propriété se fonde sur un intérêt commun à tous les hommes et, d’une certaine manière, tous les biens constituent le patrimoine de tous les hommes. L’affection de soi qui, au delà de la mort, est transmise aux proches, s’élargit en affection de l’humanité pour elle-même, pour sa descendance et son avenir.

Entre l’individu, sa famille et l’humanité, il y a un indispensable relais à ne pas oublier : l’échelon politique⁠[10] qui « se présente comme l’indispensable corps qui permet aux humains d’exprimer dans le concret de l’espace et du temps l’affection que l’humanité se porte à elle-même »[11]. Il s’agit bien d’un relais car la protection du droit de propriété nécessaire à la paix politique intérieure reste ordonné à l’universel et veille en même temps à la destination universelle des biens à l’intérieur de la communauté. Par ailleurs, la communauté politique elle-même « ne se présente pas aux autres entités politiques sans ses biens »[12] mais sans se désintéresser pour autant du développement des autres peuples ni du patrimoine commun de l’humanité.

Pour l’Église, comme pour le philosophe, sans condamner l’appropriation personnelle, s’impose de plus en plus l’idée d’un commun héritage auquel tous doivent avoir accès. Si X. Dijon affirme la destination universelle des biens à partir d’une analyse anthropologique, H. Declève⁠[13], de son côté, confirme cette cause finale en méditant sur les choses et en montrant que « l’essence des choses est d’être ouvertes à l’ingéniosité orientée vers un sens ; elles sont ainsi d’authentiques « re »sources, des possibilités toujours renouvelées de faire sens (…) ». C’est l’idée que les Anciens suggéraient en parlant de la nature comme d’un livre⁠[14]. Tous les éléments vivants et matériels par leurs relations et rapports constituent un « texte » dont la lecture s’offre « à une multiplicité de points de vue » : « La nature de toute chose matérielle interdit d’en limiter arbitrairement la destination, l’ouverture au sens, la participation à l’idée ». L’auteur en conclut qu’ »une relation de l’homme au monde telle qu’elle limiterait au profit d’un seul ou de quelques-uns les possibilités offertes par les choses est simplement injuste ». Par ailleurs, les relations entre les choses, comme les relations entre les hommes⁠[15], suggèrent que l’échange est antérieur au besoin, à la production et à la propriété : « Si l’homme est capable de répondre à son besoin par la production d’un bien, c’est qu’il se sait d’avance capable aussi de retarder la satisfaction et de l’obtenir de multiples choses selon de multiples manières ». Il semble y avoir, en effet, « tant du côté de la nature que de l’homme, la priorité d’une générosité, d’un certain luxe par rapport au besoin ». Dès lors, « l’échange est la manifestation par la présence de l’homme de corrélations et de références entre les choses mêmes en vertu de leur essence à elles. »[16] Cette « nature » des choses doit changer notre conception de la propriété : « le pouvoir de disposer d’un bien selon sa nature implique le devoir corrélatif de laisser toujours se manifester le caractère originel de re-source inhérent à ce bien. Nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui sont nus, assurer un foyer à la veuve et à l’orphelin - ne peuvent pas devenir de simples clichés à résonance plus ou moins biblique. Ce sont des formulations de ce qu’est pas essence la présence de l’homme aux choses : elles définissent l’excellence de l’humain qu’est la justice. La propriété apparaît alors comme une responsabilité à l’égard des choses, plus encore comme un service assurant le rayonnement de leur essence. » Même si la chose, dans le temps et l’espace, s’individualise, il est « peu de biens absolument impartageables, sinon pour des durées et en des espaces restreints. Une maison, par exemple, comporte au moins, pour son propriétaire, le devoir d’hospitalité, et une voiture celui d’accueillir l’auto-stoppeur…​ honnête ». L’auteur insiste : « La détention directe ou indirecte d’une certaine quantité de biens rend débiteur et non créancier à l’égard de la communauté dont la loi civile conserve invariablement la propriété. La mesure de cette quantité pose des problèmes tactiques dont la solution pourrait éventuellement se clarifier à partir du critère suivant : est juste un régime de propriété selon lequel tous les membres de la société ont non seulement un pouvoir d’achat mais une possibilité réelle d’investir, selon le niveau de croissance économique atteint, par le groupe en question. Ainsi serait assurée, semble-t-il, la promotion de l’égalité conformément à la nature du monde matériel. » Pour H. Declève, ni le socialisme, ni le libéralisme, ne parviennent à mettre « la propriété au service du sens dans le respect de choses. (…) Il faut d’une part que les propriétaires usent de leur droit pour faire apparaître le sens des choses pour la liberté en dialogue ; il faut d’autre part que la propriété soit promotion de l’égalité, c’est-à-dire que tous les membres de la communauté aient effectivement accès à l’exercice du droit civil, « palladium de la propriété » (…). »[17]


1. Droit naturel, Tome 1, Les questions du droit, PUF, 1998, p. 232.
2. Id., p. 234.
3. Reprenant IIa IIae, qu.66, art. 2, X. Dijon précise le triple avantage qui découle de la propriété privée : « le premier, au plan économique, car le travail fourni par le sujet produira un meilleur fruit si le travailleur sait que, par sa peine, il met en valeur son propre bien, les deux autres au plan politique : l’ordre proviendra de la répartition des propriétés puisque, d’une part, il ne jouira que de son domaine, évitant ainsi les confusions et les troubles préjudiciables à la vie en commun » (op. cit., p. 234).
4. La propriété privée, comme le charisme, peut être considérée comme un don du Seigneur fait à un homme pour les autres.
5. Id., p. 235.
6. Sur ce point précis apparaît la divergence avec la thèse de Proudhon. Pour celui-ci, l’homme n’est pas propriétaire de son corps mais usufruitier car « s’il était maître et souverain de ses facultés, il s’empêcherait d’avoir faim et froid », écrit-il. Si l’homme n’est pas maître de lui-même, comment le serait-il de ce qui n’est pas à lui ? Ce sont les libéraux individualistes qui justifient les propriétés acquises (les champs…​) par les propriétés innées (la mémoire…​) Reproduisant dans les premières les inégalités inhérentes aux secondes. « Dans l’état de nature ou d’étrangeté (c’est-à-dire de non-socialité), continue Proudhon, les hommes les plus adroits et les plus forts, c’est-à-dire les mieux avantagés du côté des propriétés innées, ont le plus de chances d’obtenir exclusivement les propriétés acquises ». X. Dijon résume la suite : « Or les humains ont précisément quitté cet « état d’étrangeté » à cause de la guerre qu’engendrait leur inégalité naturelle ; ils ont convenu d’un état social où, par ajustements continuels, ils s’accordent sur un partage toujours plus égal, renonçant par là à l’inégalité de biens ». (op. cit., pp. 281-282). Les citations de Proudhon sont extraites de qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., pp. 102-103.
7. Id., p. 238.
8. Id., p. 243.
9. Id., p. 240.
10. « Pour que l’intimité familiale consente à s’élargir à l’universalité du genre humain ou, réciproquement, pour que la participation de l’être humain à son genre assume jusqu’au bout la condition corporelle qui exprime l’affection de soi et de ses proches, il convenait qu’au croisement de ces deux mouvements la communauté politique offrît, d’une part, à chaque sujet la médiation nécessaire pour que, sortant du cercle de ses familiers, ce sujet reconnaisse sa participation au même genre que tous les autres humains, et qu’elle offrît, d’autre part, à l’humanité entière l’accès à l’amour de soi qui se vit toujours, ainsi que le montre la condition corporelle, dans l’assomption de la particularité. » (Op. cit., p. 253).
11. Id., p. 256.
12. DIJON X., op. cit., p. 257.
13. DECLEVE H., Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., pp. 231-240. H. Declève est professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles).
14. « L’homme peut le déchiffrer, le lire. Il ne dépend pas de sa seule décision d’en déterminer la valeur et encore moins le sens. Prétendre par exemple qu’il doit et peut retreindre par sa seule volonté l’utilisation des moyens d’exploitation dont il dispose et disposera de plus en plus, est, en rigueur de termes, inexact sinon faux. Ce qu’il peut et doit restreindre, c’est une conduite qui a rendue manifeste son ignorance, parce qu’elle a fait apparaître malgré lui les limites radicales ou les contraintes que sont les structures essentielles des choses et de leurs liaisons entre elles. » (Id., p. 232).
15. Une corrélation existe entre « les multiples profils des choses » et « la pluralité des libertés ingénieuses » (p. 234).
16. L’auteur insiste : l’homme est un « être d’échange plus que de besoin, parce qu’il est capable de donner sens au besoin, et pas seulement de le subir (…). Si les rapports des hommes entre eux et avec les choses dans la liberté sont compris à partir d’un besoin à combler - qu’il s’agisse du besoin de survivre ou du besoin d’être heureux - la tentation est de situer l’essence de la justice dans la cessation de la violence, non dans la possibilité d’échange entre égaux » (id., pp. 242-243). Nous reviendrons sur ce problème du lien entre violence (guerre), besoin et propriété dans la partie consacrée à la paix.
17. « Le palladium de la propriété » est une expression empruntée à Montesquieu (De l’esprit des lois, livre XXVI, chap. XV, op. cit., II, p. 185). Palladium (« statue de Pallas dont la possession était considérée par les Troyens comme le gage du salut de leur ville » in R.) signifie ici garantie, sauvegarde.

⁢v. Retour au premier capital

Il est clair, à travers les auteurs survolés, que le problème de la propriété s’inscrit dans une tension du particulier vers l’universel.

Nous avons assisté, en conformité d’ailleurs avec les plus anciens interprètes de la Genèse, dans les théories et dans les faits, à un « élargissement des horizons ». Est de plus en plus présente l’idée qu’ »un ensemble de biens (…) doivent rester tels non seulement pour la génération présente mais encore pour les générations futures ».

Des biens appropriés sont protégés que ce soient des espèces animales, végétales, des sites, des œuvres déclarées « patrimoine de l’humanité » et leurs « propriétaires » « en apparaissent moins comme les maîtres que comme les dépositaires chargés d’en conserver la substance pour le bien de l’humanité présente et future ».⁠[1]

d’autres biens ne sont pas appropriés et sont déclarés inappropriables comme l’Antarctique, les fonds marins, les astres.

Nous avons entendu l’Église insister pour que tous les peuples puissent jouir des biens de la terre et nous devrons consacrer un très important chapitre au développement solidaire et à tous les enjeux de la mondialisation de l’économie. Nous avons entendu l’Église attirer l’attention des autorités internationales⁠[2] sur le « droit à l’eau », bien vital, social, économique et environnemental.⁠[3]

Ce droit doit être reconnu à tous les niveaux⁠[4], comme le droit à la nourriture, mais aussi être mis en application.

L’Église sera-t-elle entendue ? Et ses propositions sur l’espace et la mer seront-elles prises en considération ?

Dans un discours à l’Académie pontificale des sciences⁠[5], Jean-Paul II, après avoir dit son admiration pour les extraordinaires progrès réalisés tant au niveau de la connaissance de l’univers qu’au niveau de la technologie spatiale, pose la question qui nous intéresse ici : « à qui l’espace appartient-il ? » et n’hésite pas à répondre que « l’espace appartient à l’humanité tout entière, qu’il est pour le bénéfice de tous ». Cette prise de position, Jean-Paul II la justifie en se rapportant à ce que l’Église enseigne à propos de la terre et de son appropriation : « Tout comme la terre est pour le bénéfice de tous, et que la propriété privée doit être distribuée de telle sorte que tout être humain reçoive sa part des biens de la terre, de la même manière l’occupation de l’espace par des satellites et d’autres instruments doit être réglementée par de justes accords et des pactes internationaux qui permettront à la famille humaine tout entière d’en jouir et d’en user. Comme les biens de la terre ne sont pas destinés uniquement à l’usage privé mais doivent aussi être employés au bien du prochain, ainsi l’espace ne doit pas être employé au bénéfice exclusif d’une nation ou d’un groupe social. »[6] Jean-Paul II montre combien la technologie spatiale peut servir dans la propagation de la culture et contre l’analphabétisme d’une part et d’autre part dans la lutte contre la faim et les catastrophes écologiques : « l’harmonie entre l’homme et la nature doit être restaurée », écrit-il.

Le problème de l’espace marin est plus complexe car si la conquête de l’espace céleste est toute récente et encore relativement préservée de mauvaises pratiques, la mer est depuis longtemps soumise à diverses habitudes et traditions juridiques.⁠[7]

Grosso modo, les peuples ont depuis longtemps établi leur souveraineté sur les eaux côtières, leurs eaux territoriales dont la distance est établie suivant des conventions diverses. Au del_,on a considéré la haute mer comme « res nullius »⁠[8], estimant « que les océans constituaient une réserve inépuisable, un environnement indégradable, une immensité sur laquelle la circulation, la pêche et la recherche n’appelaient que des réglementation mineures ».

Toutefois, dans la deuxième moitié du XXe siècle, la situation a beaucoup évolué. Les richesses de l’espace marin sont de plus en plus convoitées devenues par les pays développés comme par les pays en voie de développement. Dans cette concurrence qui peut être source de conflits, les pays déjà nantis sont les plus favorisés et les pays qui n’ont pas d’accès à la mer sont exclus.

Très heureusement, l’Assemblé générale des Nations Unies⁠[9] a déclaré la haute mer « patrimoine commun de l’humanité ». Mais, dans la pratique, la souveraineté nationale des pays côtiers s’est étendue sur une zone de 200 milles marins, ce qui arrange et les pays développés et les pays pauvres qui se mettent ainsi à l’abri en attendant les moyens d’exploitation. Pour le reste de la haute mer, sont préservés le fond des mers et le sous-sol marin ; la « colonne d’eau » reste libre ce qui continue à avantager les pays qui disposent d’une technologie avancée. La notion de « patrimoine commun » est donc battue en brèche d’autant plus que manquent les autorités à même de la rendre vivante et efficace.

La difficulté, une fois encore, est d’arriver à marier patrimoine commun et appropriation particulière sans sacrifier l’une à l’autre. La réflexion chrétienne, en la matière, permet de réconcilier les deux termes grâce précisément à la notion de destination universelle des biens car « la mise en œuvre concrète de ce principe s’opère à travers les voies complémentaires que sont l’appropriation particulière et la possession commune » selon des modalités variables en fonction des situations. Ainsi, alors que, pour les biens terrestres, les riches avaient tendance à défendre à outrance la propriété privée, en ce qui concerne la mer, « ce sont les pays pauvres qui revendiquent avec force la reconnaissance d’un droit de propriété « souverain et inconditionnel » (pour chaque nation) et se méfient de l’idée de « patrimoine commun de l’humanité » - d’autant plus que ce principe a souvent été revendiqué pour justifier l’expansion coloniale ». Devant cette requête légitime, il est important de rappeler que qu’il faut examiner si le régime existant d’appropriation permet encore à tous les hommes d’accéder à ces biens ou les en empêche en concentrant, de surcroît la propriété en quelques mains privées ou publiques. De même, l’insistance sur le patrimoine commun peut aussi conduire à la mise en place d’une lourde technocratie internationale. En d’autres termes, la nécessité de considérer la mer comme patrimoine commun n’exclut pas l’appropriation particulière et « le ‘principe’ de contigüité géographique est utile, mais non absolu ». L’éthique, ici le principe fondamental de la destination universelle des biens, « commande aussi bien la gestion des parts laissées à la juridiction des États particuliers que celle du domaine confié à l’humanité comme un tout, ainsi que l’équilibre et l’interprétation éventuelle des deux ».


1. DIJON X., op. cit., p. 248.
2. Cf. Contribution du Saint-Siège lue par Mgr Renato Raffaele Martino au IIIe Forum mondial de l’eau, 16-23 mars 2003 au Japon (Kyoto, Osaka, Shiga), in DC, 3-17 août 2003, n° 2297, pp. 753-760.
3. Cf. également Aqua fons vitae, Orientation sur l’eau, symbole du cri des pauvres et du cri de la terre, Dicastère pour le Développement humain intégral, 22 mars 2020.
4. « Tout comme l’air que nous respirons, l’eau a été considérée comme une ressource tellement essentielle à la vie que les rédacteurs des documents portant sur les droits de l’homme n’ont pas pris la peine de la mentionner explicitement. De plus, plusieurs des droits protégés par les conventions et les accords internationaux, tels que le droit à l’alimentation, à l’habillement, au logement, aux soins médicaux ainsi qu’aux services sociaux nécessaires, ne peuvent être garantis ou atteints sans un accès à l’eau potable » (Id., p. 759)
5. Discours à l’Académie pontificale des sciences, 2-10-1984, in DC, 18-11-1984, n° 1884, pp. 1051-1052.
6. Jean-Paul II, bien conscient que le rôle de l’Église s’arrête à ce rappel des principes, ajoute que « les questions posées par un juste emploi de l’espace doivent être étudiées par les juristes et recevoir une solution correcte de la part des gouvernements ».
7. Nous suivrons ici la brochure éditée par la Commission pontificale « Iustitia et Pax », A propos de la Conférence du droit de la mer, La destination universelle des biens, Cité du Vatican, 1977, 2e édition 1982.
8. Littéralement : « chose de personne ».
9. XXIIIe session ordinaire.

⁢Chapitre 3 : Le travailleur, la famille et l’entreprise

« …​ comme ils étaient du même métier, il demeura chez eux et y travailla. »[1]

Nous l’avons dit et redit, le travail nous permet de grandir dans notre humanité mais aussi de faire croître les communautés dans lesquelles nous sommes insérés. On peut certes rencontrer, surtout à l’heure actuelle, des individus qui prétendent ne travailler que pour leur propre bien mais, même dans ce cas, et sans qu’ils le veuillent, leur travail profite à la collectivité par ses productions et, de toute façon, par l’impôt.

Dans la plupart des cas, le travail permet à une famille de se constituer, de vivre et de prospérer. Sans le travail des adultes, comment l’enfant pourrait-il grandir et acquérir son autonomie ?


1. Ac 18, 3.

⁢i. Le travail de la femme…

Selon un préjugé tenace, on pense encore souvent que traditionnellement les tâches étaient réparties suivant les sexes. d’une manière un peu caricaturale, on a considéré que l’homme avait à conquérir le monde tandis que la femme restait à l’intérieur du foyer. En fait, cette image nous a été léguée par le XIXe siècle occidental. Or, à travers l’histoire, la réalité apparaît bien différente suivant les époques, les cultures et surtout le statut politique et social. Ainsi, « parmi les pauvres, la condition des femmes a peu changé à travers les siècles : une paysanne chinoise, une paysanne chrétienne, une paysanne de Rome ont d’abord vécu comme une paysanne »[1] . Par contre, les privilégiées connaîtront des fortunes diverses suivant les régimes⁠[2]. C’est dans la société bourgeoise du XIXe siècle que « les femmes perdent le pouvoir qu’elles avaient sous les régimes précédents (…). Elles sont traitées en inférieures, dans tous les domaines, on les relègue dans la vie familiale, et, en revanche, on prend l’habitude d’exalter leur faiblesse, leur grâce, leur inutilité, on leur suggère qu’elles sont à la fois précieuses et incapables ».⁠[3]

On comprend les réactions féministes face à cette situation mais sur le plan du travail, « c’est le développement de la société industrielle et la nécessité de pourvoir à une infinité de nouveaux emplois, les changements dramatiques provoqués par les guerres, enfin les besoins urgents de la production ou la pression de la concurrence qui ont changé la vie des femmes ».⁠[4]

Ajoutons à cela les progrès de la médecine⁠[5] et de la technologie⁠[6] qui ont libéré les femmes pour un travail salarié.

Cette évolution a placé nombre de femmes dans une situation parfois difficile pour elles et leur famille du fait que ce travail salarié s’ajoutait à leurs responsabilités domestiques. Tout naturellement, l’Église catholique s’est penchée sur ce problème, car l’absence des parents risquait de porter préjudice à l’éducation des enfants. L’Église n’est pas seule à avoir perçu les bouleversements qu’entraînait cette modification des rapports entre la famille et le travail. Un auteur aussi éloigné de la morale sociale chrétienne que Michel Clouscard, dans sa critique du capitalisme contemporain, relève que « naguère, le temps de travail et le temps de non-travail s’organisaient autour de la cellule familiale. Et celle-ci dans la communauté villageoise. Le temps de loisir, en tant que tel, n’existait pas : les temporalités de la famille et de la communauté l’impliquaient, le contenaient, l’organisaient. Tel était le rythme du vécu, à partir de la cellule familiale ». Aujourd’hui, par contre, le capitalisme « a désintégré la cellule familiale. C’est le lieu de l’emploi et non plus le lieu d’origine qui fixe la famille ». Aux temporalités paisibles et non-conflictuelles du passé a succédé « une arythmie macro-sociale » qui, pour l’auteur « semble être la cause essentielle de la pathologie sociale. Car elle objective le déplacement de population et le productivisme. Deux énormes traumatismes qui s’actualisent, s’expriment tout d’abord dans les conflits familiaux. La pathologie de la famille est avant tout le reflet du rythme fou imposé par les cadences du néo-capitalisme. (…) Le nouveau rythme social ne dispose plus de l’unité organique famille/village, d’une temporalité apaisante, de longue durée, lente, équilibrée. A la place : deux systèmes spatio-temporels : le temps de travail et le temps de loisir. Et entre les deux, ce monstrueux cancer spatio-temporel : le temps de transport. (…) La famille -la réunion familiale- est devenue l’une des raisons essentielles de l’excroissance du tiers-temps (le temps de transport). La famille éclatée, pour se retrouver, dépense temps et argent en de longs et multiples voyages. »[7] Certains considéreront peut-être cette description comme caricaturale. d’autres, par contre, la jugeront incomplète et ajouteront que l’absence des parents pose aussi le problème de la garde des enfants qui accroît le temps de transport vers les grands-parents, une crèche ou une gardienne. Quoi qu’il en soit, les enfants ont moins de contacts avec leurs parents et ceux-ci doivent déployer des trésors d’inventivité pour être davantage auprès d’eux à moins qu’ils n’organisent leur vie professionnelle en fonction de la vie familiale et non l’inverse.

En tout cas, vu l’importance fondamentale que l’Église a toujours accordé à la famille,⁠[8] les Souverains Pontifes n’ont pas manqué, depuis Léon XIII, d’attirer l’attention des fidèles et des « hommes de bonne volonté » sur la nécessité de ne pas sacrifier l’essentiel à l’impératif économique. Si, pour Léon XIII, la nature destine la femme « plutôt aux ouvrages domestiques », ouvrages, ajoute-t-il, « qui sauvegardent admirablement l’honneur de son sexe et répondent mieux, par nature, à ce que demandent la bonne éducation des enfants et la prospérité de la famille », il ne condamne pas pour autant le travail à l’extérieur de la famille, d’autant moins qu’à l’époque, ce travail était souvent nécessaire à la simple survie. La préférence de Léon XIII révèle sa volonté de préserver la femme des « dangers » que court « l’honneur de son sexe » dans un milieu de rudes travailleurs. Ensuite, les adverbes, « plutôt » et « mieux » indiquent la meilleure convenance en fonction de la « nature » de la femme et c’est précisément en fonction de cette nature féminine que Léon XIII demande aux patrons de donner aux femmes un travail adapté à leur sexe : « il est (…) défendu aux patrons d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe. (…) Ce que peut réaliser un homme valide et dans la force de l’âge ne peut être équitablement demandé à une femme ou à un enfant. (…) Il est des travaux moins adaptés à la femme (…) ».⁠[9]

Nous avons ici l’idée que les successeurs défendront continuellement: l’intérêt de la famille ne peut être sacrifié au travail.

En 1919, Benoît XV dira :  »L’évolution qui a amené l’état de choses actuel a pu conférer à la femme des charges et des droits qu’on ne lui reconnaissait pas jadis. Mais nul changement dans l’opinion des hommes, aucun état de choses nouveau ni le cours des événements ne sauraient jamais arracher la femme consciente de sa mission à cette sphère naturelle qu’est pour elle la famille. C’est elle qui est la reine du foyer domestique ; même quand elle s’en trouve éloignée, c’est à ce foyer que doivent se concentrer non seulement l’affection de son cœur de mère, mais encore tous ses soucis de sage maîtresse de maison ; de même qu’un souverain qui se trouve hors de son royaume, loin de négliger le bien de ses sujets, le met toujours au premier rang de ses pensées et de ses préoccupations.

On a raison de dire que les transformations de l’ordre social ont élargi le champ de l’activité féminine ; l’apostolat au milieu du monde s’est ajouté pour la femme à l’action plus intime et plus restreinte réservée jusqu’ici au foyer domestique. Mais cet apostolat extérieur, il faut qu’elle l’exerce de manière à bien montrer que la femme, au dehors aussi bien que chez elle, se souvient qu’elle doit, même de nos jours, consacrer le meilleur de ses soins à sa famille. »⁠[10]

Pie XI semble plus restrictif lorsqu’il reprend dans Casti connubii[11] l’enseignement que Léon XIII a rappelé dans Arcanum divinae sapientiae et le développe en ces termes : l’homme est « prince de la famille et chef de la femme » qui obéit « non point à la façon d’une servante, mais comme une associée »[12]. Ils sont égaux en dignité en tant que personnes humaines et, par le fait même, à ce niveau, ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Mais « dans les autres choses, une certaine inégalité et une certaine mesure sont nécessaires, celles qu’exigent le bien et les obligations de la société domestique et l’unité et la stabilité de l’ordre »[13]. Cela dit, Pie XI évoque, pour la condamner, « l’émancipation de la femme ». Il s’en prend à ceux qui veulent que cette émancipation soit « sociale, économique, physiologique : physiologique, car ils veulent que les femmes soient à leur gré affranchies des charges conjugales et maternelles de l’épouse (ce qui n’est pas émancipation, mais crime détestable (…) ; économique, par où ils veulent que la femme, même à l’insu de son mari, et contre sa volonté, puisse librement avoir ses affaires, les gérer, les administrer, sans se soucier autrement de ses enfants, de son mari et de toute sa famille ; sociale enfin, en tant qu’ils enlèvent à la femme les soins domestiques, ceux des enfants et ceux de la famille, pour que, ceux-là négligés, elle puisse se livrer à son tempérament naturel et qu’elle se consacre aux affaires et aux fonctions de la vie publique aussi ». Il ne s’agit, aux yeux du Saint Père que d’une fausse émancipation, d’une fausse liberté : « c’est bien plutôt, continue-t-il, une corruption de l’esprit de la femme et de la dignité maternelle, un bouleversement aussi de toute la famille, par où le mari est privé de sa femme, les enfants de leur mère, la maison et la famille tout entière d’une gardienne toujours vigilante. » La femme elle-même en pâtit : « car si la femme descend de ce siège vraiment royal où elle a été élevée par l’Évangile dans l’intérieur des murs domestiques, elle sera bien vite réduite à l’ancienne servitude (sinon en apparence, du moins en réalité) et elle deviendra -ce qu’elle était chez les païens- un pur instrument de son mari. » Pour éviter cette dégradation, il est souhaitable que les pouvoirs publics veillent à la sauvegarde de « l’ordre essentiel de la société domestique »[14].

A lire attentivement ce texte, on se rend compte que Pie XI, comme ses prédécesseurs et comme ses successeurs, nous allons le voir, redoute non pas que la femme travaille à l’extérieur du foyer mais qu’elle ne se soucie plus de lui, qu’elle le néglige. C’est bien une émancipation totale qu’il condamne.⁠[15]

Il n’est certainement pas question d’enfermer la femme dans sa maison mais de préserver prioritairement la vie familiale.

Sans surprise, Pie XII dira que « la femme fait le foyer », qu’elle est « maîtresse de maison »[16], « le soleil de la famille »[17], « cœur de la famille », « reine » de la maison⁠[18]. A l’objection : « la structure sociale du monde moderne pousse un grand nombre de femmes, même mariées, à sortir du foyer et à entrer dans le champ du travail et de la vie publique » Pie XII répond: « Nous ne l’ignorons pas, mais qu’un pareil état de choses constitue un idéal social pour la femme mariée, voilà qui est fort douteux. Cependant, il faut tenir compte de ce fait. La Providence, toujours vigilante dans le gouvernement de l’humanité, a mis dans l’esprit de la famille chrétienne des forces supérieures qui sont à même de tempérer et de vaincre la dureté de cet état social et de parer aux dangers qu’il cache indubitablement.

Avez-vous déjà considéré le sacrifice de la mère qui doit pour des motifs particuliers, en plus de ses obligations domestiques, s’ingénier à subvenir par un travail quotidien à l’entretien de la famille ? Lorsque le sentiment religieux et la confiance en Dieu constituent le fondement de la vie familiale, cette mère conserve, bien plus, elle nourrit et développe en ses enfants, par ses soucis et ses fatigues, le respect, l’amour et la reconnaissance qu’ils lui doivent. Si votre foyer doit passer par là, ayez avant tout une pleine confiance en Dieu et, dans les heures et les jours où vous avez le loisir de vous donner entièrement aux vôtres, efforcez-vous, avec un redoublement d’amour, de répandre dans le cœur de votre mari et de vos enfants de lumineux rayons de soleil qui affermissent, alimentent, et fécondent, pour les temps de séparation corporelle, l’union spirituelle du foyer. »[19] Et très conscient des réalités et des difficultés rencontrées par la femme au travail extérieur, il ajoute, dans un autre discours : « L’industrie, avec ses prodigieux développements, a amené une transformation sans précédents dans l’histoire de la civilisation humaine. Elle s’est approprié une partie considérable des travaux domestiques qui, naturellement, revenaient à la femme et, vice versa, elle a obligé les femmes à sortir en très grand nombre du foyer domestique pour aller travailler dans les ateliers, dans les administrations, dans les bureaux. Beaucoup déplorent un tel changement ; mais c’est un fait accompli auquel il est présentement impossible de renoncer. » Dans cette situation, le devoir de la femme est de se consacrer à la famille « avec une ardeur redoublée ». Mais, l’accumulation des tâches, le Saint Père le sait et le dit, est particulièrement éprouvante : « beaucoup ne résistent pas et se brisent ». C’est pourquoi l’Église milite « en faveur d’un salaire qui suffise à l’entretien de l’ouvrier et de sa famille » notamment pour tenter, si possible, « de ramener l’épouse et la mère à sa vocation propre au sein du foyer domestique. » En attendant, à propos du salaire de la femme, il réclame justice : « pour la même prestation de travail, à égalité de rendement, l’ouvrière a droit au même salaire que l’ouvrier. Combien serait injuste et contraire au bien commun l’exploitation, sans égard pour le travail fourni par l’ouvrière, seulement parce qu’on peut avoir ce travail à un prix moindre, au préjudice non pas uniquement de la travailleuse, mais encore du travailleur qui se trouve aussi exposé au danger du chômage ! »[20]

Pie XII ira plus loin encore⁠[21] et pour la défense de la famille qui doit, bien sûr, rester la valeur première, il va demander aux femmes de s’engager socialement et politiquement. Dans une présentation qui nous fait penser à Mulieris dignitatem, puisque « toute femme est destinée à être mère : mère dans le sens physique du mot, ou dans un sens plus spirituel et plus élevé, mais non moins réel » et qu’elle « ne peut voir ni comprendre à fond les problèmes de la vie humaine sinon sous l’aspect de la famille »[22], il lance aux femmes et aux jeunes : « la vie publique a besoin de vous » dans un monde où précisément la mission de la mère et la famille sont menacées⁠[23]. Il ne s’agit pas pour autant d’écarter les femmes et les jeunes filles de la vie sociale et politique ? Non ! « Toute femme (…) sans exception a le devoir, vous entendez bien, le strict devoir de conscience, de ne pas rester absente, de se mettre à l’action (dans les formes et selon la manière qui conviennent à la condition de chacune) pour résister aux courants qui menacent le foyer, pour combattre les doctrines qui en sapent le fondement, pour préparer, organiser et effectuer sa restauration. » Il faut s’engager et pas seulement par le vote, selon ses caractères et aptitudes propres. Pourquoi cette mobilisation ? Pour changer « les conditions qui la contraignent à rester hors de chez elle ». Pie XII compte particulièrement sur les célibataires⁠[24] pour se consacrer « plus directement et plus entièrement » à ce combat dont l’objectif est double : « la préparation et la formation de la femme à la vie sociale et politique ; le développement et l’actuation de cette vie sociale et politique dans la vie privée et publique. »

En 1952⁠[25], de nouveau, il constatera « l’entrée inévitable de la femme dans toutes les carrières et dans tous les domaines de la vie publique » et reviendra sur la nécessité de sauvegarder « un juste équilibre entre liberté et responsabilité, entre droit individuel et devoirs à l’égard d’autrui, entre égalité et subordination ». Il y a cinquante ans, précise-t-il, la tache de l’Union des femmes catholiques allemandes était d’« introduire la femme catholique dans les carrières et fonctions publiques où l’appelaient les circonstances et auxquelles elle ne pouvait plus se refuser ; aujourd’hui, le devoir primordial consiste peut-être à protéger la femme et à consolider sa situation pour qu’elle ne perde pas, dans les nouvelles circonstances, sa dignité de personne comme femme et comme chrétienne ».

Deux ans avant sa mort, quatre ans avant l’ouverture du Concile, Pie XII reprendra sa vision de la femme et de son rapport au travail dans un style dont nous retrouverons la marque dans Gaudium et Spes et dans l’enseignement de Jean-Paul II. A propos du fondement de la dignité de la femme, il dira : « C’est exactement le même que pour l’homme, l’un et l’autre enfants de Dieu, rachetés par le Christ, avec un identique destin surnaturel. Comment peut-on donc parler de personnalité incomplète de la femme, de réduction de sa valeur, d’infériorité morale, et faire dériver tout cela de la doctrine catholique ?

Il existe un second et identique fondement à la dignité de l’un et l’autre sexe : en effet, la Providence divine a assigné aussi bien à la femme qu’à l’homme un destin terrestre commun, le destin auquel tend toute l’histoire humaine et auquel fait allusion le précepte du Créateur donné en même temps aux deux premiers parents : « Croissez et multipliez-vous et peuplez la terre et soumettez-la à votre pouvoir (Gn 1, 28). En vertu de ce destin temporel commun, aucune activité humaine ne se trouve par elle-même interdite à la femme, dont les horizons s’étendent ainsi aux domaines de la science, de la politique, du travail, des arts, du sport ; mais toutefois de façon subordonnée aux fonctions primaires qui lui sont fixées par la nature elle-même. En effet, le Créateur en tirant admirablement l’harmonie de la multiplicité, a voulu, tout en établissant un destin commun pour tous les hommes, répartir entre les deux sexes des tâches différentes et complémentaires, comme des voies diverses qui convergent vers un but unique. » Et Pie XII rappelle les différences physiques et psychiques chez l’homme et la femme. « Egalité donc absolue dans les valeurs personnelles et fondamentales, mais fonctions diverses, complémentaires et admirablement équivalentes, d’où résultent les droits et devoirs différents de l’un et de l’autre. » Il ajoute : « Il n’est pas douteux que la fonction primordiale, la sublime mission de la femme, soit la maternité (…) ». Et si celle-ci vient à manquer, « la perfection de la femme (…) peut être également obtenue (…), grâce aux œuvres multiformes de bien, mais surtout par le respect volontaire d’une vocation supérieure, dont la dignité se mesure aux élévations divines de la virginité, de la charité et de l’apostolat chrétien ». A propos du travail, Pie XII dira que « la conformation physique et morale de la femme exige une sage discrimination aussi bien dans la quantité que dans la qualité. La conception de la femme aux chantiers, aux mines, aux travaux lourds, telle qu’elle est exaltée et pratiquée dans certains pays, qui voudraient s’inspirer du progrès, est loin d’être une conquête moderne ; elle est au contraire un triste retour vers des époques que la civilisation chrétienne avait ensevelies depuis longtemps. La femme est bien une force considérable dans l’économie d’une nation, mais à la condition que ce soit dans l’exercice des hautes fonctions qui lui sont propres ; elle n’est certainement pas une force « industrielle », comme on a l’habitude de dire, égale à l’homme, dont on peut réclamer un plus grand emploi d’énergie physique. La sollicitude empressée qu’un homme bien né manifeste à l’égard de la femme en toute circonstance, devrait être également observée par les lois et les institutions d’une nation civilisée. »[26]

L’engagement de la femme dans la vie publique devient un « signe des temps »[27] ? C’est la raison pour laquelle, le pape Jean XXIII va, à plusieurs reprises, aborder le sujet pour rappeler, sans grande nouveauté, l’enseignement de ses prédécesseurs.

Jean XXIII nous invite à « regarder la réalité des faits, qui montre combien le mouvement vers les centres d’occupation et de travail est plus vaste de jour en jour, en même temps que grandit l’aspiration de la femme à une activité susceptible de la rendre économiquement indispensable et de la mettre à l’abri du besoin »[28]. « Il n’y a pas lieu, dira-t-il encore, de nous arrêter à considérer si cet état de choses correspond au véritable idéal de la femme, et encore moins de nous laisser aller à des lamentations et à des récriminations. »[29]

Toutefois, « à la lumière des enseignements chrétiens », le Pape fera trois remarques:

\1. « La profession de la femme ne peut faire abstraction des caractéristiques essentielles que le Créateur a données à son être. Il est certain que les conditions de vie tendent à l’introduire pratiquement dans la parité quasi absolue de l’homme ; cependant, si la parité de droits justement proclamée doit être reconnue en tout ce qui concerne la personne et la dignité humaines, cela n’implique en aucune façon une parité de fonctions. Le Créateur a doté la femme de qualités, de dispositions et de penchants naturels qui lui sont propres, ou qu’elle ne possède pas au même degré que l’homme ; cela veut dire que des tâches particulières lui ont aussi été assignées. En ne tenant pas compte comme il faut de cette diversité des fonctions respectives de l’homme et de la femme, ainsi que de leur caractère complémentaire nécessaire, on agirait contre la nature et on finirait par avilir la femme et lui enlever le vrai fondement de sa dignité. »[30]

\2. « La fin à laquelle le Créateur a voulu ordonner tout l’être de la femme, c’est la maternité[31]. Cette vocation maternelle lui est tellement propre et connaturelle qu’elle est opérante même lorsque fait défaut la génération corporelle. Si l’on doit, donc, offrir à la femme une aide convenable dans le choix de son travail, dans la préparation et dans le perfectionnement de ses aptitudes particulières, il faut que l’exercice de sa profession soit pour elle un moyen de développer toujours davantage son âme maternelle. Quelle précieuse contribution elle pourrait apporter à la société si elle était à même d’employer plus convenablement ses précieuses énergies, spécialement dans le domaine éducatif, charitable, religieux et apostolique, et de transformer ainsi sa profession en maternité spirituelle multiforme ! Le monde d’aujourd’hui a besoin lui aussi de sensibilité maternelle, pour prévenir et dissiper cette atmosphère de violence, de grossièreté dans laquelle parfois les hommes se débattent. »

\3. « Il faut enfin ne jamais perdre de vue les exigences particulières de la famille. Elle est le centre principal des activités de la femme et sa présence y est indispensable. Malheureusement, les nécessités économiques la contraignent souvent à travailler en dehors de chez elle. Il n’est personne qui ne voie combien cette dispersion d’énergies, cette absence prolongée de la maison empêchent la femme de remplir convenablement ses devoirs d’épouse et de mère. Il en résulte un relâchement des liens familiaux, et la maison cesse d‘être le nid accueillant, chaud, reposant, où chacun refait ses forces à la chaleur de l’affection[32]. C’est précisément pour ramener l’épouse et la mère à sa fonction au foyer que dans l’encyclique Mater et magistra[33], nous avons, nous aussi, comme nos prédécesseurs, exprimé notre sollicitude en faveur d’un salaire suffisant pour faire vivre le travailleur et sa famille. »

En conclusion, il faudrait que les structures sociales permettent « de réaliser un ordre et un équilibre plus conformes à la dignité humaine et chrétienne de la femme. »

Tout en insistant toujours sur l’importance fondamentale de la famille et sur le rôle que la femme y joue, Paul VI va envisager le travail extérieur avec moins de réticences sans doute que ses prédécesseurs.

L’Église prend acte du passage de la société agricole à la société industrielle et des transformations socio-culturelles que cette situation a engendrées notamment dans la vie de la femme : « l’égalité et l’émancipation croissante de la femme par rapport à l’homme ; une nouvelle conception et une nouvelle interprétation de ses rôles d’épouse, de mère, de fille, de sœur ; son accession toujours plus large au travail professionnel, avec des spécialités toujours plus poussées ; sa tendance accentuée à préférer travailler en dehors de chez elle, ce qui ne va pas sans dommages pour les rapports conjugaux et surtout pour l’éducation des enfants, précocement émancipés de l’autorité des parents, et spécialement de la mère. » Malgré ces dommages, le Pape estime que « tout ne doit pas être considéré comme négatif dans ce nouvel état de choses. Dans ce contexte, peut-être pourra-t-il même être plus facile pour la femme d’aujourd’hui et de demain de déployer en plénitude toutes ses énergies. Les expériences erronées de ces dernières années pourront elles-mêmes être utiles si dans la société s’affirment les sains principes de la conscience universelle, pour parvenir à un nouvel équilibre dans la vie familiale et sociale. »

Quels sont ces principes ? « d’abord la différence de fonctions et de nature de la femme par rapport à l’homme, d’où découle l’originalité de son être, de sa psychologie, de sa vocation humaine et chrétienne ; sa dignité ne doit pas être avilie, comme il arrive trop souvent, qu’il s’agisse des mœurs, du travail, de la promiscuité sans discrimination, de la publicité ou du spectacle ; et nous ajouterons : la primauté qui revient à la femme sur tout le domaine humain où se posent plus directement les problèmes de la vie, de la souffrance, de l’assistance, surtout dans la maternité. »

Et Paul VI de formuler trois voeux:

« qu’il soit rendu réellement possible à la femme d’exercer les mêmes fonctions professionnelles, sociales et politiques que l’homme, selon ses capacités personnelles ;[34]

Que, loin d’être méconnues, soient honorées et protégées les prérogatives propres de la femme dans la vie conjugale, familiale éducative et sociale ;

Que soit rappelée et défendue la dignité de sa personne et de son état de célibataire, d’épouse ou de veuve, et que soit donnée à la femme l’assistance qui convient, spécialement lorsque le mari est absent, impotent, en prison, c’est-à-dire lorsqu’il n’est pas en mesure de remplir sa fonction dans la famille. »[35]

La réflexion de Paul VI s’articule à partir de la nécessité de respecter en même temps l’égalité et la spécificité de la femme.

Rappelant l’égalité de dignité de l’homme et de la femme, Paul VI va condamner toute discrimination y compris dans le choix des fonctions. Il se prononce contre la prostitution, cet « esclavage moderne »[36] mais aussi contre « l’exploitation légale de la femme » et demande aux responsables de « faire évoluer des situations familiales et sociales qui conditionnent encore la femme en la tenant dans un état d’infériorité ». Mieux encore, il déclare à un groupe de femmes : il faut « vaincre l’hostilité, ou pour le moins l’indifférence que l’on a envers votre travail ».⁠[37] Et il ajoutera : « Nous sommes pleinement persuadés que la participation des femmes aux différents niveaux de la vie sociale doit être non seulement reconnue, mais aussi développée et surtout vivement appréciée. Sans doute y a-t-il encore beaucoup de chemin à parcourir dans ce sens. »[38]

Mais, en même temps, il dénonce la « fausse égalité qui nierait les distinctions établies par le Créateur lui-même et qui serait en contradiction avec le rôle spécifique, combien capital, de la femme au cœur du foyer aussi bien qu’au sein de la société. L’évolution des législations doit au contraire aller dans le sens de la protection de sa vocation propre en même temps que de la reconnaissance de son indépendance en tant que personne, de l’égalité de se droits à participer à la vie culturelle, économique, sociale et politique ».⁠[39] Le danger est grand et c’est pourquoi le Saint Père insistera, à plusieurs reprises, sur la sauvegarde de la féminité. A des juristes italiens, il dira : « la véritable émancipation féminine ne consiste pas en une égalité formelle et matérialiste avec l’autre sexe, amis dans la reconnaissance de ce que la personnalité féminine a d’essentiellement spécifique, la vocation de la femme à être mère »[40] Et aux femmes elles-mêmes, après le concile : « avec le IIe Concile du Vatican, nous pensons que les femmes doivent « jouer leur rôle selon leurs aptitudes propres » (GS 60). Et la femme ne doit pas renoncer à son caractère propre. En effet, si elle est « à l’image et à la ressemblance de Dieu », tout comme l’homme et en pleine égalité avec lui, elle l’est d’une façon particulière qui la différencie de l’homme tout autant d’ailleurs que l’homme se différencie de la femme, pour ce qui est non pas de la dignité de leur nature, mais de la diversité de leurs fonctions. »[41] Homme et femme ne doivent pas rivaliser mais se compléter.⁠[42]


1. BARDECHE M., Histoire des femmes, Tome 2, Stock, 1968, p. 422.
2. L’histoire a retenu, à toutes les époques, les noms de femmes qui ont joué un rôle public de premier plan. Lacoste évoque même le rôle d’abbesses qui ont eu juridiction sur le clergé ou ont gouverné des monastères masculins proches adjacents à leur abbaye.
3. BARDECHE M., op. cit.., p. 426.
4. Id..
5. Lacoste qui privilégie cette cause, cite la victoire sur la mortalité des nourrissons et des femmes en couches, la contraception efficace, l’accroissement de la longévité.
6. On songe à toutes ces machines qui ont soulagé considérablement les tâches ménagères qui étaient traditionnellement laissées aux femmes.
7. Le capitalisme de la séduction, Editions sociales, 1981, pp. 102-104.
8. Cf. LEON XIII, Arcanum divinae sapientiae, 10-2-1880. Le Pape y rappelle le caractère sacré du mariage dont une des deux missions n’est « plus seulement de pourvoir à la propagation du genre humain, mais d’engendrer les enfants de l’Église, les concitoyens des saints et les serviteurs de Dieu (…), afin qu’un peuple fût procréé et élevé pour le culte et la religion du vrai Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ (…) ».
9. RN, in Marmy, 450 et 477.
10. Aux femmes italiennes, 21-10-1919.
11. 31-12-1930.
12. In Marmy, 304.
13. In Marmy, 331.
14. In Marmy, 330-331.
15. Reste la manière dont la relation homme-femme est présentée par Léon XIII et Pie XI. Léon XIII relève, dans Arcanum divinae sapientiae tous les éléments positifs de la vision biblique et leur caractère révolutionnaire pour l’époque et même pour aujourd’hui en certains milieux ou contrées. Il rappelle comment l’Évangile revisite la vision de la Genèse obscurcie par le péché des hommes et comment il condamne définitivement toute conception qui ferait de la femme la propriété de l’homme, son objet de plaisir ou d’humiliation. La femme n’est pas une esclave à la merci de l’homme mais une compagne digne, chair de sa chair, os de ses os (Gn 2, 23), dans un amour réciproque constant et fidèle, l’assistance mutuelle, la mise en commun de tous les biens, etc.. Léon XIII reprend aussi la description de la nature de l’amour que l’homme doit à sa femme : « Epoux, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église et s’est livré lui-même pour elle afin de la sanctifier…​ » (Ep 5, 25-32). Il n’empêche que le passage précédent de l’épître aux Ephésiens (5, 23-24) repris par Léon XIII et Pie XI, résonne désagréablement aux oreilles modernes : « L’homme est le prince de la famille et le chef de la femme (…) elle doit être soumise à son mari et lui obéir (…) le mari est le chef de la femme comme le Christ est le chef de l’Église. Mais de même que l’Église est soumise au Christ, ainsi les femmes doivent être soumises à leurs maris en toutes choses. » Si l’on ne retient que ce passage (5, 23-24), on trahit le texte et la pensée exprimée est scandaleuse. Si l’on sépare les deux parties et leur commentaire, comme le font Léon XIII et Pie XI, on ne dissipe pas entièrement le malaise. A la suite du concile Vatican II (cf. notamment GS 12, 48-49) Jean-Paul II nous offrira, dans la lettre apostolique Mulieris dignitatem (MD)(15-8-1988), une exégèse globale en partant du point de vue de la femme et en insistant sur « l’unité des deux ». Il n’est plus possible de parler de domination de l’homme sur la femme: « Dépasser ce mauvais héritage, écrit-il, est, de génération en génération, un devoir pour tout être humain, homme ou femme. En effet, dans tous les cas où l’homme est responsable de ce qui offense la dignité personnelle et la vocation de la femme, il agit contre sa propre dignité personnelle et contre sa vocation » ( MD 10). Il n’est plus possible de parler de soumission unilatérale mais d’une soumission réciproque dans la crainte du Christ comme Paul l’avait pourtant bien indiqué en tête du passage trop souvent incriminé de la Lettre aux Ephésiens (5, 21) (MD 24). Il n’y a plus matière à parler d’une infériorité ou d’une faiblesse de la femme. Au contraire, tout au long du texte nourri d’une connaissance profonde des Écritures, sont soulignées la force et la grâce inégalable de la femme (cf., entre autres, MD 18). S’il existe une « entière égalité par rapport aux dons de l’esprit Saint » (MD 22) et si « les ressources personnelles de la féminité ne sont (…) pas moindres que celles de la masculinité, (…) elles sont seulement différentes » (MD10). La féminité se caractérise précisément par la maternité physique, psychologique et spirituelle. L’existence d’une nature féminine est, on le sait, contestée par nombre de féministes qui, à la suite de Simone de Beauvoir (Le deuxième sexe), considèrent qu’ »on ne naît pas femme mais on le devient ». Pour Jean-Paul II, « l’analyse scientifique confirme pleinement le fait que la constitution physique même de la femme et son organisme comportent en eux la disposition naturelle à la maternité, à la conception, à la gestation et à l’accouchement de l’enfant, par suite de l’union nuptiale avec l’homme. Cela correspond en même temps à la structure psycho-physique de la femme. Ce que disent à ce sujet les différentes branches de la science est important et utile, à condition toutefois de ne pas s’en tenir à une interprétation exclusivement bio-physiologique de la femme et de la maternité. Une image ainsi « réduite » irait dans le sens de la conception matérialiste de l’homme et du monde. Dans ce cas, on perdrait malheureusement ce qui est réellement essentiel : la maternité, en tant que fait et phénomène humain, s’explique pleinement à partir de la vérité sur la personne/ la maternité est liée à la structure personnelle de l’être féminin et à la dimension personnelle du don : « J’ai acquis un homme de par le Seigneur (Gn 4, 1). Le Créateur fait aux parents le don de l’enfant. Pour la femme, ce fait se relie d’une manière spéciale à « un don désintéressé de soi ». Les paroles de Marie à l’Annonciation : « qu’il m’advienne selon ta parole ! » ( Lc 1, 38) signifient la disponibilité de la femme au don de soi et à l’accueil de la vie nouvelle ». ( MD 18). Au vu de tout cela, on comprend « la juste opposition de la femme face à ce qu’expriment les paroles bibliques « lui dominera sur toi » » mais « la femme ne peut - au nom de sa libération de la « domination » de l’homme - tendre à s’approprier les caractéristiques masculines, au détriment de sa propre « originalité » féminine » (MD 10).
16. A de nouveaux époux, 25-2-1942. Il ajoute : « Dieu a donné à la femme plus qu’à l’homme, avec le sens de la grâce et de la beauté, le don de rendre aimables et familières les choses les plus simples, et cela précisément parce que, créée semblable à l’homme pour former avec lui une famille, elle est faite pour répandre le charme et la douceur au foyer de son mari et y assurer une vie à deux féconde et florissante ».
17. A de nouveaux époux, 11-3-1942. Cf. Si 26, 16-21: « La grâce d’une femme fait la joie de son mari, et son intelligence répand la vigueur en ses os. C’est un don de Dieu qu’une femme silencieuse, et rien n’est comparable à une femme bien élevée. C’est une grâce au-dessus de toute grâce qu’une femme pudique, et aucun trésor ne vaut une femme chaste. Le soleil se lève dans les hauteurs du Seigneur : ainsi la beauté d’une femme brille dans sa maison bien ornée ».
18. A des ouvrières catholiques, 5-8-1945.
19. A de nouveaux époux, 11-3-1942.
20. A des ouvrières catholiques, 15-8-1945. Il le répétera solennellement encore dans la grande allocution Questa grande (Aux dirigeantes féminines de l’Action catholique italienne, 21-10-1945) : « à travail égal et à prestation égale, la femme a droit à la même rétribution que l’homme ».
21. Allocution Questa grande, 21-10-1945.
22. « L’homme et la femme sont entièrement égaux dans leur dignité personnelle d’enfants de Dieu ; entièrement égaux également en ce qui regarde la fin suprême de la vie humaine, qui est l’union à Dieu dans la béatitude céleste. (…) Mais l’homme et la femme ne peuvent conserver et perfectionner la dignité où ils sont égaux qu’en respectant et en actualisant les qualités particulières que la nature a imparties à l’un et à l’autre : qualités physiques, spirituelles, indestructibles dont il n’est pas possible de bouleverser l’ordre sans que la nature vienne d’elle-même sans cesse le rétablir. »
23. Pie XII déplore « l’abandon de la maison où elle était reine, l’assujettissement de la femme au même fardeau et au même rythme du travail ». Elle a oublié sa vraie dignité et son caractère propre pour servir des objectifs de puissance que ce soit dans le monde communiste ou dans le monde capitaliste. Mais il faut « remettre en honneur dans toute la mesure du possible la mission de la femme et de la mère au foyer ». Les conséquences de l’« abandon » du foyer sont perceptibles : misère, dépenses inutiles, famille disloquée, mauvais exemple pour les filles qui fuiront aussi le travail domestique et peut-être même la maison.
24. « Il ne s’agit pas en effet, pour vous d’entrer en masse dans la carrière politique, dans les assemblées publiques. Et vous devrez, du moins la plupart d’entre vous, donner le meilleur de votre temps et de votre cœur au soin de la maison et de la famille. Nous ne perdons pas de vue que l’édification d’un foyer où tous se sentent à l’aise et heureux, l’éducation des enfants sont, en réalité, une contribution de première valeur au bien commun, un service appréciable dans l’intérêt du peuple entier. »
25. A la fédération des femmes catholiques allemandes, 17-7-1952.
26. Radiomessage au Centre féminin italien, 14-10-1956.
27. PT, n° 42.
28. Au Centre italien féminin, 7-12-1960. Jean XXIII ajoute : « l’indépendance économique de la femme apporte des avantages » avant d’en signaler les inconvénients.
29. Au Congrès sur « La femme et la profession », 6-9-1961.
30. Aux jeunesses catholiques féminines, Jean XXIII dira : « La saine raison et la foi nous enseignent (…) l’éminente dignité de la personne humaine et nous montrent que c’est à son service que le travail doit finalement aboutir. (…) En ce qui concerne le travail de la femme (…), l’Église, dans sa longue tradition, se montre soucieuse de défendre à la fois la dignité de celle qui s’en acquitte et le caractère particulier de celui-ci. Elle estime que la femme comme personne jouit d’une dignité égale à celle de l’homme, mais est chargée par Dieu et par la nature de tâches différentes, qui viennent parfaire et compléter la mission complémentaire (…). »(23-4-1960).
31. qu’est-ce qui doit caractériser le travail féminin, se demande Jean XXIII dans un autre discours ? « Il faut affirmer, répond-il, sans hésiter que la tâche de la femme étant orientée, de près ou de loin, vers la maternité, tout ce qui est œuvre d’amour, de don, d’accueil, tout ce qui est disponibilité aux autres, service désintéressé d’autrui, tout cela trouve une place naturelle dans la vocation féminine. Ainsi l’a voulu la Providence et c’est un devoir capital de veiller soigneusement à ce qu’un travail inadapté à la nature féminine ne vienne pas altérer par son action déformante la personnalité des jeunes travailleuses. (…) On peut même penser qu’une tâche bien adaptée ne contribuera pas peu à épanouir la vie surnaturelle des jeunes chrétiennes et permettra de plus à certaines d’entre elles d’entendre l’appel du Seigneur à une vocation religieuse, qui se situe au sommet de leur nature et par laquelle elles participent activement à la maternité spirituelle de l’Église. » (Id.).
32. Ailleurs il détaillera les problèmes qui surgissent en ce qui concerne la mission fondamentale de la femme, « qui est de former de nouvelles créatures ». Des problèmes dans la vie de famille, dans le soin et l’éducation des petits, le repos diminué et troublé, les difficultés dans la sanctification des fêtes et l’accomplissement des devoirs religieux. La femme, confrontée à des « tâches plus vastes », à des responsabilités différentes et inattendues, est menacée dans sa vie physique, psychique et spirituelle. L’homme aussi pâtit de cette situation nouvelle : « On sait que le travail, comme il est naturel, fatigue et qu’il peut amoindrir la personnalité ; parfois aussi, il humilie et mortifie. En rentrant à la maison, après de longues heures d’absence, avec parfois les dissipations que l’on peut imaginer, l’homme trouvera-t-il un refuge, la restauration de ses énergies, une compensation à l’aridité et à l’ambiance mécanique qui l’entourent ? » (Au Centre italien féminin, 7-12-1960).
33. « …​que soit accordée aux travailleurs une rémunération qui leur permette avec un niveau de vie vraiment humain, de faire face avec dignité à leurs responsabilités familiales. » (N° 72).
34. Evoquant les diverses vocations de la femme, au Centre italien féminin, le 30 mai 1965, Paul VI déclare: « l’Église, comme si elle canonisait ces vocations, doucement, fortement, les situe au foyer, à l’école, au bureau, dans les campagnes, et même dans la vie publique. Elle sait que dans la communauté des fidèles, la première à comprendre sa parole évangélique, à accueillir l’offre de ses dons surnaturels, c’est la femme, la femme pieuse, sensible, constante, généreuse et souvent héroïque. »
35. Au Congrès des juristes catholiques italiens, 7-12-1974.
36. A la Fédération abolitionniste internationale, 9-5-1966.
37. Au Comité pour la défense de la femme, 22-11-1971.
38. Au Centre italien féminin, 6-12-1976.
39. Octogesima adveniens, 14-5-1971.
40. 9-12-1972.
41. Au Centre italien féminin, 6-12-1976.
42. Au nom de Paul VI, le Secrétaire d’État avait précédemment écrit au président des Semaines sociales (17-6-1972) : « Au moment où l’on tend heureusement à mettre en valeur les responsabilités communes de l’homme et de la femme, dans les divers secteurs de la vie familiale, professionnelle, sociale, politique, il importe d’autant plus de bien situer ce qui constitue leur différence mutuelle et profonde. Il serait irritant de vouloir en faire une théorie à partir du pur dimorphisme sexuel ; mais il y a sans doute beaucoup de lumière à espérer d’une recherche qui montrerait comment l’être corporel de chacun manifeste deux manières très originales de réaliser l’être humain dans le monde, selon le dessein primordial du Créateur : « Il les créa homme et femme » (Gn 1, 27). Certes, la culture intervient toujours pour donner son expression et sa signification à cette différence naturelle. Mais, à considérer par trop cette différence comme un simple produit de l’histoire, on méconnaîtrait la réalité. Histoire et nature sont intimement mêlées. »

⁢ii. Le travail de la femme et de l’homme…

Le concile Vatican II, dans le même esprit, déclarera : « Les femmes travaillent à présent dans presque tous les secteurs d’activité ; il convient cependant qu’elles puissent pleinement jouer leur rôle selon leurs aptitudes propres. »⁠[1] Mais, le plus intéressant, et peut-être le plus neuf, est qu’il fera remarquer qu’ « il importe (…) d’adapter tout le processus du travail productif aux besoins de la personne et aux modalités de son existence, en particulier de la vie du foyer (surtout en ce qui concerne les mères de famille), en tenant toujours compte du sexe et de l’âge. (…) Que tous jouissent par ailleurs d’un temps de repos et de loisir suffisant qui leur permette aussi d’entretenir une vie familiale, culturelle, sociale et religieuse. »[2] Même si le texte insiste sur le rôle de la mère de famille, il implique aussi, même si c’est à un degré moindre, le père de famille dont le rôle important, aux côtés de la mère, a été rappelé explicitement, un peu plus haut dans le texte, à propos de l’éducation des enfants : « la présence agissante du père importe grandement à leur formation ; mais il faut aussi permettre à la mère, dont les enfants, surtout les plus jeunes, ont tant besoin, de prendre soin de son foyer sans toutefois négliger la légitime promotion sociale de la femme. »⁠[3]

A la suite du Synode de 1980, consacré à la famille, Jean-Paul II réclamera plus de présence paternelle dans la famille : « Là surtout où les conditions sociales et culturelles poussent facilement le père à se désintéresser d’une certaine façon de sa famille, ou du moins à être moins au travail d’éducation, il faut faire en sorte que l’on retrouve dans la société la conviction que la place et le rôle du père dans et pour la famille sont d’une importance unique et irremplaçable. Comme le montre l’expérience, l’absence du père provoque des déséquilibres psychologiques et moraux ainsi que des difficultés notables dans les relations familiales (…)⁠[4]

En manifestant et en revivant sur terre la paternité même de Dieu, l’homme est appelé à garantir le développement de tous les membres de la famille. Pour accomplir cette tâche, il lui faudra, fait remarquer notamment Jean-Paul II, (…) un travail qui ne désagrège jamais la famille mais la renforce dans son union et sa stabilité (…) ».⁠[5] « Il est nécessaire, est-il écrit dans Laborem exercens, d’organiser et d’adapter tout le processus du travail de manière à respecter les exigences de la personne et ses formes de vie, et avant tout de sa vie de famille, en tenant compte de l’âge et du sexe de chacun. »[6]

Si la présence du père est précieuse au sein de la famille, il est logique que son travail ne nuise pas non plus à l’exercice de ses responsabilités paternelles. En définitive, si la femme en fonction de sa maternité a un rôle particulier, c’est le couple et non la femme seule qui doit tenir compte de la priorité familiale. Si, comme ses prédécesseurs, il rappelle que « Dieu donne la dignité personnelle d’une manière égale à l’homme et à la femme, en les enrichissant des droits inaliénables et des responsabilités propres à la personne humaine »[7], il conclut clairement qu’« il n’y a pas de doute que l’égalité de dignité et de responsabilité entre l’homme et la femme justifie pleinement l’accession de la femme aux fonctions publiques »[8].

Ceci dit, nous retrouvons les réserves habituelles : l’égalité « signifie pour la femme, non pas le renoncement à sa féminité ni l’imitation du caractère masculin, mais la plénitude de la véritable humanité féminine telle qu’elle doit s’exprimer dans sa manière d’agir, que ce soit en famille ou hors d’elle, sans oublier par ailleurs la variété des coutumes et des cultures dans ce domaine. »[9] Qui dit féminité, dit maternité⁠[10]. Et donc, « la vraie promotion de la femme exige que soit clairement reconnue la valeur de son rôle maternel et familial face à toutes les autres fonctions publiques et à toutes les autres professions.[11] Il est du reste nécessaire que ces fonctions et ces professions soient étroitement liées entre elles si l’on veut que l’évolution sociale et culturelle soit vraiment et pleinement humaine. »[12] Il faut mettre en lumière « le lien fondamental qui existe entre le travail et la famille, et donc la signification originale et irremplaçable du travail à la maison et de l’éducation des enfants. » Comme nous l’avons vu, cette remarque concerne aussi les pères mais, il faut « dépasser la mentalité selon laquelle l’honneur de la femme vient davantage du travail à l’extérieur que de l’activité familiale ». Pour en arriver là, un changement culturel et social est indispensable. d’une part, il faut que « les hommes estiment et aiment vraiment la femme en tout respect de sa dignité personnelle » et d’autre part, « que la société crée et développe des conditions adaptées pour le travail à la maison. » La société y a intérêt. Car toute carence, déficience ou faiblesse familiale sur le plan de l’éducation, de la sociabilisation doit être compensée, tant bien que mal, par la société, l’école diverses institutions spécialisées. Et tout cela a un coût humain et matériel.⁠[13]

Pour éviter le grave discrédit dont souffrent les tâches familiales, il est donc nécessaire que « le travail de la femme à la maison soit reconnu et honoré par tous dans sa valeur irremplaçable. Cela revêt une importance particulière en ce qui concerne l’œuvre d’éducation ; en effet la racine même d’une discrimination éventuelle entre les divers travaux et les diverses professions est éliminée s’il apparaît clairement que tous, dans tout domaine, s’engagent avec des droits identiques et un sens identique de la responsabilité. Et ainsi l’image de Dieu dans l’homme et dans la femme resplendira davantage.

Si le droit d’accéder aux diverses fonctions publiques doit être reconnu aux femmes comme il l’est aux hommes, la société doit pourtant se structurer d’une manière telle que les épouses et les mères ne soient pas obligées concrètement à travailler hors du foyer et que, même si elles se consacrent totalement à leurs familles, celles-ci puissent vivre et se développer de façon convenable. »⁠[14]

Concrètement, dans Laborem exercens, Jean-Paul II, un peu plus tôt, avait déjà réclamé « la revalorisation sociale des fonctions maternelles » et une « juste rémunération du travail de l’adulte chargé de famille (…) suffisante pour fonder et faire vivre dignement sa famille et pour en assurer l’avenir. » Il proposait soit le salaire familial, « salaire unique donné au chef de famille pour son travail et qui est suffisant pour les besoins de sa famille sans que son épouse soit obligée de prendre un travail rétribué hors de son foyer » ; soit « d’autres mesures sociales telles que les allocations familiales ou les allocations de la mère au foyer, allocations qui doivent correspondre aux besoins effectifs, c’est-à-dire au nombre de personnes à charge durant tout le temps où elles ne sont pas capables d’assumer dignement la responsabilité de leur propre vie ».⁠[15]

De tout ce long parcours, retenons si le travail permet à la famille d’être et de se développer, il est précisément mesuré par cette finalité. Qui plus est, « la famille est à la fois une communauté rendue possible par le travail et la première école interne de travail pour tout homme. »[16] De même que la famille est le premier lieu d’apprentissage de la vie sociale, et du bien commun, le premier lieu d’acquisition de connaissances et de découverte de la confiance mutuelle⁠[17], elle est aussi un facteur économique important.


1. GS 60 §3. En 1993, Mgr Albert Rouet, président de la Commission sociale de l’épiscopat, en France, écrivait que la vie sociale est menacée aujourd’hui par une économie laissée à ses seules lois et que dans un équilibre de vie retrouvé, « le travail des femmes sera vraiment respecté en leur laissant la liberté effective d’éduquer leurs enfants et de reprendre du travail ». Il ajoutait : « Est-ce respecter leur dignité de leur permettre de travailler « comme des hommes » ? N’ont-elles donc rien de spécifique à apporter à la vie sociale ?
   Une politique familiale suppose que la puissance publique établisse un style de vie sociale qui donne aux familles les moyens de s’épanouir normalement. » (Face au chômage, changer le travail, Centurion, 1993, p. 210). En 1982, le Conseil permanent de l’épiscopat français proposait, entre autres, ces mesures pour lutter contre le chômage: « -Alors que certains ménages bénéficient du cumul de salaires plus que suffisants, le renoncement total ou partiel à l’un d’entre eux, celui de l’homme ou celui de la femme, faciliterait le partage du travail. (…) -Il semble que l’on n’ait pas encore suffisamment exploré la possibilité d’emplois à temps partiel, au moins à certaines époques de la vie d’une famille. » (Id., p. 236).
2. GS 67 §3.
3. GS 52 §1.
4. Il ajoute à cet endroit : « il en est de même, en sens inverse, pour la présence oppressive du père, spécialement là où existe encore le phénomène que l’on a appelé le « machisme », c’est-à-dire la supériorité abusive des prérogatives masculines qui humilient la femme et empêchent le développement de saines relations familiales ».
5. Exhortation apostolique, Familiaris consortio, 22 novembre 1981, 25. « Le travail de la femme, disait une juriste et mère de famille nombreuse, a au moins eu un mérite incontestable : c’est d’avoir fait la démonstration magistrale de l’ahurissante carence paternelle au sein de la famille. Il a fallu que la femme se mette à quitter la maison pour que l’on s’aperçoive que, elle partie, il n’y restait plus personne !
   Il est acquis et accepté par tout le monde que l’homme, qu’il soit célibataire, marié ou père de famille doit obligatoirement offrir le meilleur de sa forme et de son temps et de ses capacités à son travail professionnel et l’absence du père aussi inéluctable qu’une institution n’est pas une des moindres difficultés à la survivance de la famille » (S. Boonen-Moreau, La famille, dernier refuge ou premier rivage ? Savoir et Agir, 1978, p. 12).
6. LE 19. « Les exigences de l’entreprise qui interdisent une vie familiale normale représentent (…) une charge importante pour la société, spécialement dans l’avenir. Nombre de ménages se séparent parce que leurs fragilités deviennent ingérables par les époux à cause de la surcharge de travail d’au moins un des deux. Une femme qui veut faire carrière occulte sa situation familiale, obligée par la rigueur du « système » à se comporter comme si elle n’avait pas de famille, pour ne pas être pénalisée dans son embauche. Il y a là non pas un mécanisme correcteur d’un machisme injuste, mais une captation de la situation de la femme dans un machisme devenu intégral, et couvrant les deux sexes. » (DHERSE J.-L., in DHERSE J.L. et MINGUET Dom Hugues, L’éthique ou le chaos ?, Presses de la Renaissance, 1998, pp. 326-327). Jean-Loup Dherse a été dirigeant d’entreprises, vice-président de la banque mondiale et président de l’Observatoire de la finance à Genève. H. Minguet, bénédictin, ancien conseil juridique à la Fiduciaire de France, fondateur et directeur du Centre Entreprises de Ganagobie.
7. FC, 22.
8. Jean-Paul II a bien observé que « dans le domaine plus spécifiquement familial une tradition sociale et culturelle répandue a voulu réserver à la femme le seul rôle d’épouse et de mère, sans lui ouvrir d’une manière adéquate l’accès aux fonctions publiques, considérées généralement comme réservées à l’homme ». (Id.)
9. La biologie peut ajouter que « seule l’expression « différence naturelle » a un sens car il est absurde de dire que les gènes différents qui codent pour la couleur blonde ou brune des cheveux sont inégaux ! Or passer d’une différence génétique à une inégalité génétique dite naturelle implique que l’on soit en mesure d’évaluer la qualité et l’aspect quantitatif de tous les gènes ; ce qui est impossible ». Autrement dit, différence ne signifie pas inégalité pas plus qu’égalité ne signifie identité. (SKRZYPCZAK J.-Fr., L’inné et l’acquis, Chronique sociale, 1981, p. 189).
10. « La maternité (…) est un élément constitutif de la vie intérieure de tant d’homme. Elle est une clé de voûte de la culture humaine. (…) Une grande réalité humaine, une réalité splendide, fondamentale, portant dès le début le nom même du créateur. » C’est « la vocation de la femme », « vocation à la fois éternelle et actuelle ». Il faut « rendre honneur à la maternité, et à la foi en l’homme que celle-ci implique. » (JEAN-PAUL II, Audience générale, 10-1-1979).
11. Cf. LE 19: « La vraie promotion de la femme exige que le travail soit structuré de manière qu’elle ne soit pas obligée de payer sa promotion par l’abandon de sa propre spécificité et au détriment de sa famille dans laquelle elle a, en tant que mère, un rôle irremplaçable. »
12. Que les femmes « puissent remplir pleinement leurs tâches selon le caractère qui leur est propre, sans discrimination et sans exclusion des emplois dont elles sont capables, mais aussi sans manquer au respect de leurs aspirations familiales et du rôle spécifique qui leur revient, à côté de l’homme, dans la formation du bien commun de la société. » (LE 19).
13. « Les changements structurels de la société en jeu dans ce débat affectent toutes les entités composant la société: pression sur l’État-providence, puisque les services rendus par la famille ont diminué ou disparu et que les parents absents, tant par suroccupation que par départ définitif du foyer, doivent être remplacés par des fonctionnaires avec leurs procédures, aidés par des bénévoles œuvrant dans des associations. Malgré le dévouement des personnes en cause, il y a apparition d’orphelins de mentalité, qui s’engagent alors souvent dans la violence et dans la drogue. » (DHERSE J.L. et MINGUET, op. cit., p. 324).
14. FC, 23. Le travail de la mère souvent imposé par des impératifs économiques. L’arrivée des enfants appauvrit la famille. La femme doit aller travailler et ne fait plus d’enfants alors qu’elle en souhaiterait encore ;. (Cf. LECAILLON J.-D., La famille, source de prospérité, Regnier, 1995, p.36). Jean-Didier Lecaillon est professeur de sciences économiques à l’Université de Paris-Val de Marne.
15. LE 19. J.-D. Lecaillon fait cette petite remarque : « L’instauration d’un système d’allocations familiales est fondée sur la reconnaissance d’un lien étroit entre la famille et l’entreprise qui seul peut justifier le principe énoncé dès 1891 dans Rerum novarum par le pape Léon XIII selon lequel « le salaire des travailleurs doit leur permettre d’assurer leur subsistance et celle de leur famille ». La volonté de moduler la rémunération selon la taille de la famille nécessitait seulement, pour éviter l’effet pervers de l’embauche préférentielle de célibataires, la création de caisses de compensation entre entreprises ; le lien entre travail et prestation familiale est clairement établi mais l’emploi du terme « salaire familial » est plus évocateur qu’« allocation familiale ». » (Op. cit., p. 45).
16. LE, 10.
17. Cf. DHERSE J.L. et MINGUET Dom Hugues op. cit., pp. 318-323.

⁢iii. La famille et le travail

Entre la famille et le travail, il y a interaction.

Première école de travail, la famille est, bien sûr, un lieu d’ éducation, de culture et de mémoire mais elle développe la capacité d’initiative, le sens de la responsabilité et de l’effort, la la perception de l’autre et son respect, la solidarité, la discipline et l’autonomie.⁠[1]

La vie de la famille est marquée par la situation de l’entreprise où les parents travaillent. Celle-ci impose un certain nombre de contraintes à son personnel mais, en retour, elle doit se préoccuper de son personnel, des conditions d’existence et de développement des familles. Si la famille vit bien grâce à l’entreprise, celle-ci profitera de la bonne ambiance créée.⁠[2]

Par ailleurs, sur un plan strictement économique, les entreprises dépendent des marchés, des personnes et donc des familles qui consomment ce que produisent les entreprises. On peut aller jusqu’à dire, crûment, que l’enfant est une valeur créée par les parents puisqu’il est un « futur producteur de biens et de « services » économiques »[3], un consommateur ou futur consommateur⁠[4] et que « les caisses de retraite et leurs créanciers s’enrichissent grâce à l’activité parentale ».[5]

Contrairement à ce que l’on croit et à ce qu’on entend, depuis la théorie de Malthus, la famille est source de prospérité économique. Certes, celle-ci est relative et toujours à rechercher mais, affirme l’économiste, elle « est impossible contre la famille. Le développement économique passe par la formation de capital humain ; celui-ci se constitue d’abord au sein de cette communauté de personnes qu’est la famille. La vie économique doit être organisée autour de la personne et en particulier elle ne peut ignorer l’existence de la réalité familiale. Enfin une économie prospère implique une vision dynamique, d’où l’importance de raisonner sur plusieurs générations »[6]

Avec le célèbre démographe Alfred Sauvy⁠[7] on peut affirmer qu’« on ne connaît pas d’exemple de pays ayant assuré son développement économique dans la stagnation démographique »[8]. La pression démographique incite à la création de nouvelles richesses. La présence d’enfants favorable à l’épargne et aux placements à long terme. Tandis qu’une faible fécondité entraînant le vieillissement de la population active, amène moins de flexibilité, moins de mobilité et rend les innovations plus difficiles, l’influence des personnes âgées allant croissant dans les prises de décision.⁠[9]

En somme, « l’existence de la famille apparaît essentielle au développement économique, ne serait-ce que par la quantité de richesses qu’elle produit ».⁠[10]

Dans le chapitre consacré au développement des peuples, nous reviendrons plus longuement sur cette idée radicalement opposée aux thèses habituelles.


1. . LECAILLON J.-D, op.cit., p. 43.
2. « Il est de plus en plus clair que l’entreprise peut avoir intérêt (…) à faciliter la flexibilité du temps de travail pour accommoder la vie de la famille chez l’homme comme chez la femme. Il ne s’agit pas seulement d’accommodements marginaux, mais de l’apparition d’un état d’esprit nouveau, notamment parmi les plus jeunes. C’est une raison d’espérer dans le caractère transitoire, historiquement, des excès constatés aujourd’hui dans nombre d’entreprises, qui suppriment des emplois, d’un côté et surchargent de travail ceux qui n’ont pas fait l’objet de « charrettes ». » (DHERSE J.L. et MINGUET Dom Hugues, op. cit., p. 327. Les auteurs s’appuient sur une étude du Minnesota Center for Corporate Responsability, The Work and Family Dilemna, in Executive Citizen).
3. Id., p.46.
4. La publicité en apporte une triste preuve : « Le ciblage de la publicité sur les couches les plus jeunes de la population a encouragé une description stéréotypée de la jeunesse modelée dans les agences de publicité, qui n’ont pas d’autres buts que de chercher des clients et de les satisfaire, contrat par contrat, et qui ne sont pas mandatées pour promouvoir une image de la famille qui soit celle qui a les conséquences les plus positives sur la société dans son ensemble ». (DHERSE J.L. et MINGUET Dom Hugues, op. cit., p. 326).
5. Id., p. 47.
6. Id., pp. 116-117.
7. Co-auteur avec G.-Fr Dumont, Jean Legrand et Pierre Chaunu de La France ridée, Hachette, 1986. A. Sauvy (1898-1990), sociologue et démographe, fut directeur des Etudes démographiques (1945-1962).
8. LECAILLON J.-D., op. cit., p. 65.
9. Id., p. 70.
10. Id., p. 42.

⁢iv. Le travailleur et l’entreprise

[1]


1. On trouvera une anthologie des textes pontificaux essentiels consacrés à l’entreprise in Les Églises face à l’entreprise, Cent ans de pensée sociale, Réflexions et documents réunis pour l’UNIAPAC par Ph. Laurent sj et Emmanuel Jahan, Centurion, 1991.

⁢a. Droit d’entreprendre

Si l’on reconnaît à l’homme, aux conditions précisées précédemment, un droit de propriété y compris des biens de production, il va de soi qu’il a, en conséquence et en principe, le droit de les utiliser, de les consommer, de les vendre, de les donner ou de les faire fructifier.⁠[1]

Le droit d’entreprendre est une expression de la liberté de l’homme créé à l’image d’un Dieu créateur, entreprenant. Et, comme nous l’avons vu, aujourd’hui, les socialistes cherchent à stimuler l’esprit d’entreprise, bien conscients de l’importance vitale de l’initiative privée, pour la vie économique et sociale.


1. Cf. NAUDET Jean-Yves, Dominez la terre, Pour une économie au service de la personne, Fleurus, 1989, p. 60. J.-Y. Naudet, économiste, est maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille.

⁢b. qu’est-ce qu’une entreprise ?

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A l’origine, l’entreprise est une affaire personnelle identifiable: l’entrepreneur « travaille la plupart du temps avec ses capitaux propres ou du moins se constitue responsable sur toute sa fortune à l’égard de ses commanditaires. Ses erreurs ou ses malchances sont sanctionnées par des procédures de faillite impitoyables. A côté de ceux qui surnagent et fondent les grandes dynasties bourgeoises ; beaucoup sont engloutis ».⁠[2] Sur cette base personnelle, familiale ou commanditée, les relations sont personnelles entre maître et compagnons, marchand et client, bailleur de fonds et commandité et même entre le travailleur et les choses.

Puis, assez vite, au cours de la première moitié du XIXe siècle, apparaît l’entreprise caractéristique du capitalisme : la société de capitaux dans laquelle « les personnes ne se trouvaient responsables que pour la part de capital apportée par elles. »[3] C’est la société anonyme où des gestionnaires travaillent avec des capitaux provenant de sources diverses. Tout y est impersonnel : « les choses n’ont plus d’âme, elles ne sont que le support d’une valeur vénale. Anonymes, les relations de la direction et du personnel, les relations commerciales entre les marchands et les clients, surtout entre les actionnaires et l’entreprise. L’actionnaire ne peut avoir d’autre image de l’entreprise que celle d’un titre dont il détache un coupon et dont il escompte une plus-value. (…) Il n’y a plus en présence que des chiffres et des signatures, il n’y a plus de visage ni aux personnes ni aux choses. »[4] Sous ce « règne des marchandises et de l’anonymat »[5], où propriété et responsabilité se dissocient⁠[6], les travailleurs ne font pas partie, au sens strict, de l’entreprise, dans la mesure où ils ne lui sont liés que par un contrat précisant la salaire qui sera accordé en échange du travail fourni.

Léon XIII prend acte de cette situation et ne parle pas d’entreprise mais des droits et devoirs « qui règlent les relations des riches et des prolétaires, des capitalistes et des travailleurs. »[7]

A partir des revendications chrétiennes et socialistes, petit à petit, un « droit du travail » est venu mesuré le droit commercial et l’on va se demander, dans le courant du XXe siècle, si l’entreprise, « société de capitaux », n’est pas aussi une société de personnes.


1. L’entreprise agricole sera surtout étudiée dans le volume consacré au développement des peuples.
2. BIGO P., La doctrine sociale de l’Église, 1966, p. 124.
3. CALVEZ Jean-Yves, L’Église et l’économie, L’Harmattan, 1999, p. 57.
4. BIGO P., op. cit., p. 125.
5. Id..
6. Pire : « Dans les grandes sociétés, quand les actions sont distribuées entre un très grand nombre de porteurs ou de titulaires, les assemblées d’actionnaires qui détiennent théoriquement tout le pouvoir législatif et constitutionnel sont désertes, et il suffit d’un petit nombre d’actions pour y exercer la souveraineté attachée à la propriété. Il en résulte que les gestionnaires de ces grandes sociétés, bien que tenant théoriquement leur pouvoir de la propriété, prennent leurs décisions et désignent leurs successeurs sans en référer jamais à la propriété, sinon d’une manière purement formelle. (…) Une dissociation s’est opérée entre la propriété et la responsabilité, qui vide la propriété de son contenu essentiel, dès lors que l’on conçoit la propriété comme liée par essence à une responsabilité. » (P. Bigo, op. cit., p. 259).
7. RN 433 in Marmy. « Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l’ouvrier en esclave ; il est juste qu’ils respectent en lui la dignité de l’homme, relevée encore par celle du chrétien. (…) Ce qui est honteux et inhumain, c’est d’user de l’homme comme d’un vil instrument de lucre, de ne l’estimer qu’en proportion de la vigueur de ses bras. -Le christianisme, en outre, prescrit qu’il soit tenu compte des intérêts spirituels de l’ouvrier et du bien de son âme. Aux patrons il revient de veiller à ce que l’ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété ; qu’il ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices ; que rien ne vienne affaiblir en lui l’esprit de famille, ni les habitudes d’économie. Il est encore défendu aux patrons d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe.
   Mais, parmi les devoirs principaux du patron, il faut mettre au premier rang celui de donner à chacun le salaire qui convient. (…) Enfin, les riches doivent s’interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l’épargne du pauvre, d’autant plus que celui-ci est moins apte à se défendre, et que son avoir est plus sacré parce que plus modique ». (RN, 450 in Marmy).

⁢c. Pie XI et la participation

Certains même contesteront le système salarial où le contrat de louage du travail est le seul lien existant entre le capital et le travailleur. Face à cette revendication, Pie XI dénoncera « la profonde erreur de ceux qui déclarent essentiellement injuste le contrat de louage de travail et prétendent qu’il faut lui substituer un contrat de société[1] ; ce disant, ils font, en effet, gravement injure à Notre Prédécesseur, car l’Encyclique Rerum novarum non seulement admet la légitimité du salariat, mais s’attache longuement à le régler selon les normes de la justice ».⁠[2] Pie XI confirme l’enseignement de Léon XIII à propos de ce « régime dans lequel les hommes contribuent d’ordinaire à l’activité économique, les uns par les capitaux, les autres par le travail, comme il le définissait dans une heureuse formule : « Il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital »[3].

Ce régime, Léon XIII consacre tous ses efforts à l’organiser selon la justice ; il est donc évident qu’il n’est pas à condamner en lui-même. Et, de fait, ce n’est pas sa constitution qui est mauvaise ; mais il y a violation de l’ordre quand le capital n’engage les ouvriers ou la classe des prolétaires qu’en vue d’exploiter à son gré et à son profit personnel l’industrie et le régime économique tout entier, sans tenir compte ni de la dignité humaine des ouvriers, ni du caractère social de l’activité économique, ni même de la justice sociale et du bien commun.«⁠[4]

Très logiquement donc, Pie XI rappelle à l’ordre les patrons chrétiens qui manquent à leurs devoirs envers les ouvriers⁠[5] mais, en même temps, ce Pontife inaugure un nouveau champ de réflexion en ajoutant qu’il est « cependant plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société ». Et il remarque que « c’est ce que l’on a déjà commencé à faire sous des formes variées, non sans profit sensible pour les travailleurs et pour les possesseurs du capital. Ainsi les ouvriers et employés ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte. »[6]

Ceci dit, Pie XI va revenir sur le juste salaire et mettre en évidence trois mesures à prendre en considération dans la détermination de son taux : le salaire doit permettre à l’ouvrier « de pourvoir à sa subsistance et à celle des siens », tenir compte « des besoins de l’entreprise et de ceux qui l’assument »[7], s’inspirer enfin « des nécessités de l’économie générale »[8]. Pour obtenir une « harmonieuse proportion », Pie XI souhaite encore « un raisonnable rapport entre les différentes catégories de salaires, et, ce qui s’y rattache étroitement, un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits des diverses branches de l’activité économiques ».⁠[9]

Ce rappel est important pour comprendre le débat qui va suivre et se focaliser sur le souhait émis par la Saint Père à propos « des éléments empruntés au contrat de société » qui devraient « tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail ». En exemple, il évoquait ces ouvriers et employés qui « ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte ». Ces expériences qui ont été, le fait est important, initiées par les employeurs eux-mêmes⁠[10] et qui ont trouvé, en 1931, un écho dans l’enseignement de l’Église, vont recevoir de plus en plus d’écho après la guerre, dans la reconstruction des économies⁠[11].

Ainsi, le 28 septembre 1948, l’Union Internationale d’Etudes Sociales de Malines déclare qu’ »on peut soutenir qu’un droit de regard ou de contrôle sur la direction de l’entreprise, tout au moins, appartiendrait au personnel, afin que celui-ci pût vérifier si ses rémunérations, même forfaitaires, répondent aux normes de la justice.

Là où elles peuvent entrer dans les mœurs, de telles modalités sont souhaitables. »⁠[12]

L’année suivante, à Bochum⁠[13], les catholiques allemands, employeurs et syndicalistes, vont aller beaucoup plus loin et proclamer: « Les ouvriers et les patrons catholiques sont d’accord pour reconnaître que la participation[14] de tous les collaborateurs aux décisions concernant les questions sociales et économiques et les questions de personnel est un droit naturel conforme à l’ordre voulu par Dieu et qui a pour corollaire que tous prennent leur part de responsabilité. Nous demandons que ce droit soit reconnu légalement. Suivant l’exemple donné par des entreprises progressistes, il faut, dès maintenant, introduire pratiquement ce droit partout ».⁠[15]

Ce paragraphe va, nous allons le voir, être à l’origine de nombreuses prises de position et de discussions au sein du monde catholique.


1. Voici comment R. Kothen définit ces deux contrats : « Le contrat de salaire (ou contrat de travail) est conclu entre un patron et un ouvrier (ou des groupements de patrons et des groupements d’ouvriers) ; par ce contrat le patron s’engage à payer une somme fixe hebdomadairement aux membres de son personnel. Trop souvent, les clauses de tels contrats sont fixées sous le signe d’un antagonisme d’intérêts, le patron désirant fixer un taux de salaire minimum, tandis que l’ouvrier est désireux de toucher le salaire maximum.
   Tandis que dans le contrat de société, le patron et l’ouvrier sont « associés » dans une même société où les deux parties ont un intérêt commun à faire prospérer l’entreprise puisque tous deux partagent les bénéfices ». (Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, 1951, Labergerie, 1954, p. 88, note 3).
2. QA, 565 in Marmy. Dans un article écrit avant la publication de Rerum novarum mais publié en juillet 1891, La Tour du Pin faisait le procès du salariat, régime qui, selon lui, « se pratique dans l’atelier désorganisé, ne reposant que sur un contrat momentané entre employeurs et employés dotés d’intérêts antagonistes et animés de sentiments correspondants, l’employeur prétendant obtenir la plus grande somme de travail contre la moindre somme de salaire. » Pour remédier à cette situation, il faut « modifier les bases du contrat, en y substituant le principe d’association à celui d’antagonisme ». Pratiquement, il s’agit de faire participer les ouvriers aux bénéfices de l’entreprise sans participation aux pertes. (in Association catholique, juillet 1891, cité in Van GESTEL C., La doctrine sociale de l’Église, La pensée catholique, 1956, p. 259).
   Au début du XXe siècle, l’abbé Pottier prévoyait « le remplacement progressif du salariat par le régime de société : participation aux bénéfices, actionnariat ouvrier, coopératives de production et donc aussi de cogestion. » (Van GESTEL C. op. cit., p. 236, renvoie à ces œuvres de Mgr Pottier : De jure et justitia, Liège, 1900 et La morale catholique et les questions sociales d’aujourd’hui, Charleroi, 1920-1921).
3. RN, 448 in Marmy.
4. QA, 583 in Marmy.
5. « Nous Nous adressons tout particulièrement à vous, patrons et industriels chrétiens, dont la tâche est souvent si difficile parce que vous portez le lourd héritage d’un régime économique injuste, qui a exercé ses ravages durant plusieurs générations ; songez à vos responsabilités. Il est malheureusement trop vrai que les pratiques admises en certains milieux catholiques ont contribué à ébranler la confiance des travailleurs dans la religion de Jésus-Christ. On ne voulait pas comprendre que la charité chrétienne exige la reconnaissance de certains droits qui appartiennent à l’ouvrier et que l’Église lui a explicitement reconnus. Que faut-il penser des manœuvres de quelques patrons catholiques qui, en certains endroits, ont réussi à empêcher la lecture de Notre Encyclique Quadragesimo anno, dans leurs églises patronales ? Que dire de ces industriels catholiques qui n’ont cessé jusqu’à présent de se montrer hostiles à un mouvement ouvrier que Nous avons Nous-même recommandé ? N’est-il pas déplorable qu’on ait parfois abusé du droit de propriété, reconnu par l’Église, pour frustrer l’ouvrier du juste salaire et des droits sociaux qui lui reviennent ? » (Divini Redemptoris, 172 in Marmy).
6. QA, 565 in Marmy. Dès le XIXe siècle, des voix s’étaient élevées pour défendre l’idée selon laquelle l’entreprise était une société. René de la Tour du Pin (1831-1924) écrivait en 1891 que pour « apaiser » la « dispute » entre employés et employeurs « et favoriser en soi le rétablissement de la paix sociale, ce n’est pas au dehors de l’atelier qu’il faut chercher, mais dans son sein même qu’il faut modifier les bases du contrat, en y substituant le principe d’association à celui d’antagonisme. Le moyen pour cela (…) est la participation aux bénéfices. Mais encore ce moyen demande-t-il à être employé judicieusement (…) en considérant toute entreprise comme une sorte d’association du travail et du capital et faisant en conséquence à chaque associé, dans la répartition du produit, une part non pas arbitraire, mais proportionnelle à son apport. Ce n’est pas ce qui se pratique dans le régime actuel. Le capital prétend que tous les risques de l’entreprise étant pour lui, tout le profit doit lui en revenir intégralement après défalcation des salaires convenus » (De l’essence des droits et de l’organisation des intérêts économiques, in Association catholique, juillet 1891).
   Albert de Mun (1841-1914) revendique l’année suivante « la faculté pour l’ouvrier de participer aux bénéfices et même, par la coopération, à la propriété des entreprises auxquelles il concourt par son travail ». La législation devrait favoriser « la participation aux bénéfices, la constitution de sociétés de coopératives de production ». (Discours à Saint-Etienne, 18-12-1892).
   L’idée sera reprise lors de la Semaine sociale de Caen (1920) par le P. G. Desbuquois sj (1869-1959) qui constate que « se forme une revendication fondamentale du travail qui ne veut plus être simplement au service du capital et son instrument, qui demande au capital de l’adopter comme associé, qui entend ainsi participer à la souveraineté jusqu’ici réservée au capital. »
   (Témoignages apportés par P. Bigo in La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 394).
7. « Il serait injuste d’exiger d’eux des salaires exagérés, qu’ils ne sauraient supporter sans courir à la ruine et entraîner les travailleurs avec eux dans le désastre. Assurément, si par son indolence, sa négligence, ou parce qu’elle n’a pas un suffisant souci du progrès économique et technique, l’entreprise réalise de moindres profits, elle ne peut se prévaloir de cette circonstance comme d’une raison légitime pour réduire le salaire des ouvriers. Mais, si d’autre part, les ressources lui manquent pour allouer à ses employés une équitable rémunération, soit qu’elle succombe elle-même sous le fardeau de charges injustifiées, soit qu’elle doive écouler ses produits à des prix injustement déprimés, ceux qui la réduisent à cette extrémité se rendent coupables d’une criante iniquité, car c’est par leur faute que les ouvriers sont privés de la rémunération qui leur est due, lorsque, sous l’empire de la nécessité, ils acceptent des salaires inférieurs à ce qu’ils étaient en droit de réclamer. » Et le Pape d’inciter ouvriers et patrons à unir leurs efforts et leurs vues et d’inviter les pouvoirs publics à les assister d’une politique avisée. « Que si l’on ne réussit pas néanmoins à conjurer la crise, la question se posera de savoir s’il convient de maintenir l’entreprise ou s’il faut pourvoir de quelque autre manière à l’intérêt de la main-d’œuvre. En cette occurrence, certainement très grave, il est nécessaire surtout que règnent entre les dirigeants et les employés une étroite union et une chrétienne entente des cœurs, qui se traduisent en d’efficaces efforts. »
8. Non seulement il importe que travailleurs et employés puissent accéder à l’épargne mais il faut aussi « offrir à ceux qui peuvent et veulent travailler la possibilité d’employer leurs forces. Or, cette possibilité dépend, dans une large mesure, du taux des salaires, qui multiplie les occasions du travail tant qu’il reste contenu dans de raisonnables limites, et les réduit au contraire dès qu’il s’en écarte. Nul n’ignore, en effet, qu’un niveau ou trop bas ou exagérément élevé des salaires engendre également le chômage. » Il faut mettre en place « une politique des salaires qui offre au plus grand nombre possible de travailleurs le moyen de louer leurs services et de se procurer ainsi tous les éléments d’une honnête subsistance. »
9. QA, 568-571 in Marmy.
10. En France, Léon Harmel (1829-1915) avait entrepris de faire de son usine du Val-des-Bois « une sorte de communauté chrétienne où les ouvriers dirigent eux-mêmes un ensemble d’œuvres sociales : mutuelle scolaire, enseignement ménager, cité ouvrière…​ Il institue, en 1883, la participation des travailleurs à la direction et au maintien de la discipline dans l’entreprise. De plus, une caisse de famille, gérée par une commission ouvrière est chargée d’attribuer des subventions en argent ou en nature » (Universalis). L’exemple de L. Harmel inspira Alexandre Dubois (1896-1964) qui, dans ses aciéries de Bonpertuis, appliqua le principe d’une progression équivalente entre la rémunération et les dividendes. Il fonda l’Union des chefs d’entreprise pour l’association du Capital et du Travail.
   En 1917, une loi organisa une Société anonyme à participation ouvrière. Quelques petites et moyennes entreprises adoptèrent ce statut grâce auquel les ouvriers participaient aux bénéfices et à l’administration.
   En Allemagne, Mgr von Ketteler (1811-1877) avait préconisé la création, par les ouvriers eux-mêmes, d’associations de production : « Les associations de production ont pour caractéristiques : la participation des ouvriers à l’exploitation. L’ouvrier y est à la fois entrepreneur et ouvrier et a ainsi une double part aux produits de l’exploitation : son salaire et sa part dans les bénéfices proprement dits. Cela amène naturellement une amélioration dans la position des classes ouvrières » (cité par R. Kothen in La pensée et l’action sociales des catholiques, 1789-1944, Warny, 1945, pp. 189-190). En 1869, dans un rapport destiné aux évêques allemands pour préparer le concile Vatican I, il réclamait, entre autres mesures, la participation aux bénéfices.
   En 1919, la Constitution de Weimar imposa des conseils d’entreprise qui représentait les ouvriers auprès des patrons (LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV Les droits et devoirs individuels, II Travail propriété, Wesmael-Charlier, 1946, p. 357).
   En Belgique, dès 1920, Mgr A. Pottier, sur la base d’expériences existantes, se fait le champion de l’actionnariat ouvrier (Cf. La morale catholique et les questions sociales d’aujourd’hui, Charleroi, 1920-1921). Ici, comme en d’autres endroits, les entreprises qui s’y essayèrent et s’en trouvèrent bien mais l’opposition du patronat et du socialisme freina l’expansion de l’expérience.
   En Angleterre, dès 1913, 141 établissements de la grande industrie avaient établi l’actionnariat ouvrier (LECLERCQ J., op. cit., p. 361, note 1).
   d’une manière générale, c’est dans les pays anglo-saxons, que diverses formules de participation à la gestion et aux bénéfices furent appliquées très tôt. (Id., p. 356).
11. Eugène Schueller (1881-1954), fondateur de l’Oréal, préconise dans son livre La révolution de l’économie (Société d’éditions modernes parisiennes, 1941), le principe du triple salaire: le salaire d’activité, le salaire familial (en fonction du nombre d’enfants) et un salaire de productivité. Malheureusement, sur le plan politique, E. Schueller fut proche des milieux d’extrême-droite.
12. Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, 1950, Labergerie, 1952, p. 201, note 11. Le document précise et justifie cette prise de position : « Au travail, valeur humaine, revient dans l’entreprise, la primauté morale. La reconnaissance de cette valeur doit se graduer suivant la qualité de la prestation, depuis la direction intellectuelle de l’affaire et l’application de la compétence technique jusqu’aux tâches manuelles d’exécution.
   Le capital, valeur matérielle, n’est d’autre part offert par ses détenteurs qu’en échange de certains avantages, sans lesquels l’entreprise, faute d’être financée, n’existerait pas.
   L’association du travail et du capital est de nature à rétablir ainsi le sentiment de solidarité entre les divers facteurs de la production
   Parmi ces agents. Il y a lieu de faire une place spéciale à celui qui prend l’initiative de créer une entreprise, surtout s’il en assume les risques. Ce rôle confère à la personne physique ou collective qu’on peut appeler l’entrepreneur, un droit particulier à diriger la combinaison des facteurs de la production ainsi qu’à y bénéficier d’avantages pécuniaires. L’importance de l’entrepreneur et sa qualité de chef apparaissent surtout dans les entreprises, encore très nombreuses, qui demeurent à la taille de l’homme et où le capital anonyme n’est pas prépondérant. »
13. 73e Congrès des catholiques allemands, Bochum, du 31 août au 4 septembre 1949. Chaque soir, 60.000 personnes y participèrent et la messe pontificale du 4 septembre réunit près d’un demi-million de personnes. Le texte des résolutions adoptées à la fin des travaux des commissions a été publié dans la DC du 6-11-1949, col. 1446-1450. Dans ce document, les catholiques allemands souhaitent : une Europe unie pourvue d’une Constitution politique commune, un État fort dans ses limites, la justice et de la réconciliation après la dénazification, la justice aussi vis-à-vis des victimes du nazisme et de la guerre, la défense et la diffusion de la propriété, l’initiative privée, l’action prioritaire en faveur de la famille, la formation et la promotion de la femme dans la vie sociale et économique, la formation et la protection des jeunes travailleurs ainsi que la reconnaissance du droit des parents, la formation sociale des éducateurs et du clergé, la défense de la sécurité sociale dans le respect de l’autonomie des corps intermédiaires et de la solidarité, enfin l’aide de Dieu par la prière.
14. En allemand: Mitbestimmung, littéralement « détermination en commun » ou « co-décision » non seulement sur le plan social mais aussi sur le plan économique. C’est le terme cogestion qui s’imposera en français.
15. Il n’est pas inintéressant de lire le contexte dans lequel ce paragraphe s’inscrit. Il suit ces principes généraux:
   « L’homme occupe le centre de toute considération concernant le domaine de l’économie et de la production.
   Le droit économique en vigueur jusqu’à présent s’intéressait trop aux choses et pas assez à l’homme. Il faut lui substituer un droit relatif à l’exploitation, qui mette au premier plan l’homme avec ses droits et ses devoirs. »
   Après avoir réclamé la participation, le texte continue ainsi:
   « De même que l’intérêt général de toute l’entreprise est favorisé par le droit de décision commune, de même il est conforme à la nature de la société humaine que, par ailleurs, tous les hommes qui sont unis dans la même production, administrent eux-mêmes leurs intérêts communs et en prennent la responsabilité dans une organisation professionnelle fondée sur la communauté de production.
   Le développement de la responsabilité de la personne humaine exige l’instauration de la véritable propriété. La répartition actuelle de la propriété est contraire à la justice sociale et met en péril l’instauration de la propriété privée en général. Aux ouvriers aussi, il faut rendre accessible l’acquisition de la propriété, au moyen d’un juste salaire basé sur le rendement et sur la situation sociale. La petite et moyenne propriétés doivent être protégées. La puissance économique démesurée, constituant une menace pour le bien commun, réunie dans les mains de quelques-uns seulement, doit être dissoute. Nous repoussons une socialisation qui concentrerait toute la production économique entre les mains de l’État, ainsi qu’une législation fiscale qui équivaudrait à une spoliation. »

⁢d. Pie XII contre Pie XI ?

Le pape Pie XII s’est ému, semble-t-il, de la motion votée, en Allemagne⁠[1], en septembre 1949. Plusieurs discours vont jeter la suspicion sur l’idée de participation et troubler les catholiques qui la pratiquaient ou du moins avaient été séduits par l’ouverture offerte par Pie XI dans Quadragesimo anno.

qu’en est-il exactement ?

Avant le rassemblement de Bochum, le 7 mai 1949, Pie XII, devant les membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques (UNIAPAC), après avoir rappelé que faire de l’étatisation « la règle normale de l’organisation publique de l’économie serait renverser l’ordre des choses », déclarait qu’ »on ne serait pas non plus dans le vrai en voulant affirmer que toute entreprise particulière est par sa nature une Société, de manière que les rapports entre participants y soient déterminés par les règles de la justice distributive, en sorte que tous indistinctement - propriétaires ou non des moyens de production - auraient droit à leur part de la propriété ou tout au moins des bénéfices de l’entreprise. Une telle conception part de l’hypothèse que toute entreprise rentre par nature dans la sphère du droit public.

Hypothèse inexacte : que l’entreprise soit constituée sous forme de fondation ou d’association de tous les ouvriers comme copropriétaires, ou bien qu’elle soit propriété privée, d’un individu qui signe avec tous ses ouvriers un contrat de travail, dans un cas comme dans l’autre, elle relève de l’ordre juridique privé de la vie économique.

Tout ce que Nous venons de dire s’applique à la nature juridique de l’entreprise comme telle ; mais l’entreprise peut comporter encore toute une catégorie d’autres rapports personnels entre participants, dont il faut aussi tenir compte, même des rapports de commune responsabilité. Le propriétaire des moyens de production, quel qu’il soit - propriétaire particulier, association d’ouvriers, ou fondation - doit, toujours dans les limites du droit public de l’économie rester maître de ses décisions économiques. »[2]

Ce texte ne contredit en rien la pensée de Pie XI. En effet, Pie XII, comme son prédécesseur, défend la liberté d’entreprendre et s’insurge contre l’idée de substituer un contrat de société au contrat de travail. Il précise que la gestion de l’entreprise ne relève pas du droit public mais du droit privé, que les rapports entre l’entrepreneur et l’ouvrier se règlent selon la justice commutative et non selon la justice distributive.

Le principe fondamental que Pie XII défend en adoptant cette position est celui de la propriété privée très menacée après la seconde guerre mondiale, que l’entreprise soit, il le répète, notons-le, propriété d’un particulier, d’une association d’ouvriers ou d’une fondation. En effet, explique un commentateur, « si l’entreprise rentrait par nature dans la sphère du droit public, l’employeur cesserait de contracter librement, et de disposer à son gré de sa propriété, de choisir la forme des justes contrats que d’autres acceptent de signer avec lui. Force serait ainsi de s’en remettre à une conception totalitaire du droit public. Celle-ci niant le droit du propriétaire privé sur ses biens et le bénéfice qu’il en retire, attribuerait par répartition sur un bien « commun » - en justice donc, distributive - une partie de sa propriété ou seulement de ses bénéfices aux salariés non-propriétaires . Mais on retire alors aux contractants la liberté de s’engager et de déterminer eux-mêmes la forme du contrat. Or, l’entreprise et les actes juridiques de son propriétaires comme tel relèvent de l’ordre juridique privé de la loi économique. Le nier revient à saper, purement et simplement, le droit de propriété qui est attaché à la dignité de la personne humaine. »[3]

Néanmoins, comme son prédécesseur, Pie XII envisage la possibilité « d’autres rapports personnels entre participants » et « même des rapports de commune responsabilité ». Il citera même textuellement, dans une autre circonstance, le fameux passage de Quadragesimo anno, en déclarant que l’Église « considère d’un bon œil et même encourage tout ce qui, dans les limites permises par les circonstances, vise à encourager des éléments du contrat de société dans le contrat de travail et améliore la condition générale du travailleur. »[4] Le droit du propriétaire et la justice commutative étant respectés, le propriétaire peut, dans le cadre des décisions économiques qui lui reviennent de droit, associer ou non ses ouvriers, aux activités et aux bénéfices⁠[5], dans la mesure qu’il lui paraîtra convenable. Telle est l’ouverture que l’on peut déduire, à cet endroit, de la pensée de Pie XII.

Ajoutons que, pour Pie XII, dans le cadre de l’organisation professionnelle de la société, telle qu’elle est proposée dans Quadragesimo anno[6], l’objectif est de « diffuser la propriété » et le moyen le plus important d’y parvenir reste, aux yeux du Souverain Pontife, le juste salaire.⁠[7] N’oublions pas, en effet, les exigences de la justice sociale qui « demande que les ouvriers puissent assurer leur propre subsistance et celle de leur famille par un salaire proportionné ; qu’on les mette en mesure d’acquérir un modeste avoir, afin de prévenir ainsi un paupérisme général qui est une vraie calamité ; qu’on leur vienne en aide par un système d’assurances publiques ou privées qui les protègent au temps de la vieillesse, de la maladie ou du chômage. »[8] Et Pie XI replaçait ces exigences dans le cadre du bien commun en écrivant que « l’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice ».⁠[9]

Ces « biens assez abondants » qui font partie du bien commun général, et que Pie XII appellera « capital national », doivent être produits pour être distribués, et tous y travaillent, patrons et ouvriers. En ce qui concerne le patron, « il va de soi que son revenu est plus élevé que celui de ses collaborateurs. Mais il s’ensuit que la prospérité matérielle de tous les membres du peuple, qui est le but de l’économie sociale, lui impose, à lui, plus qu’aux autres l’obligation de contribuer par l’épargne à l’accroissement du capital national.

Comme il ne faut pas perdre de vue qu’il est souverainement avantageux à une saine économie sociale que cet accroissement du capital provienne de sources aussi nombreuses que possible, il est par conséquent désirable que les ouvriers puissent aussi, du fruit de leur épargne participer à la constitution du capital national. »[10]

Dès lors, pour revenir au problème de la « participation » ou de la « co-gestion », un commentateur dira que les ouvriers doivent, au nom de la justice sociale, avoir suffisamment part au bien commun économique, au capital national, « indépendamment de l’état du bien privé de l’entreprise à laquelle ils appartiennent. (…) Si, au lieu de prendre le bien commun (national et international) pour fin de la justice sociale, on détourne celle-ci vers les profits de l’entreprise et leur répartition, on « justifie » l’insécurité ouvrière, le chômage quand une usine doit fermer, la misère quand une profession est en crise, on justifie logiquement l’injustice. Mais on ne l’accepte point en fait pour autant. Alors il ne reste plus qu’à se révolter et tout casser aveuglément. »[11]

Pie XII, en fait, envisage la participation au niveau de l’économie nationale plus qu’au niveau de l’entreprise comme en témoigne ce passage⁠[12] : « Dans le domaine économique, il y a communauté d’intérêts et d’activités, entre chefs d’entreprises et ouvriers. Méconnaître ce lien réciproque, travailler à le briser, ne peut être que le fait d’une prétention de despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprises et ouvriers ne sont pas antagonistes inconciliables, ils sont coopérateurs dans une œuvre commune.

Ils mangent, pour ainsi dire, à la même table, puisqu’ils vivent en fin de compte, du bénéfice net et global de l’économie nationale.

Chacun touche son revenu, et sous ce rapport, leurs relations mutuelles ne mettent aucunement les uns au service des autres.

Toucher son revenu est un apanage de la dignité personnelle de quiconque, sous une forme ou sous une autre, comme patron ou comme ouvrier, prête son concours productif au rendement de l’économie nationale.

Dans le bilan de l’industrie privée, la somme des salaires peut figurer à titre des frais de l’employeur. Mais dans l’économie nationale, il n’est qu’une sorte de frais qui consistent dans les biens matériels utilisés en vue de la production nationale et qu’il faut, par conséquent, sans cesser suppléer. Il s’ensuit que, des deux côtés, on a intérêt à voir les dépenses de la production nationale proportionnelles à son rendement. Mais dès lors que l’intérêt est commun, pourquoi ne pourrait-il pas se traduire dans une expression commune ? Pourquoi ne serait-il pas légitime d’attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développement de l’économie nationale ? »

Comment réaliser concrètement « cette communauté d’intérêt et de responsabilité de l’économie nationale » ? Pie XII renvoie une fois encore à l’organisation professionnelle⁠[13] recommandée par Pie XI à qui rien ne « semblait plus propre à triompher du libéralisme que l’établissement pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fond précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production ». Tout l’enseignement de Pie XII, en matière économique et sociale, restera fidèle à cette vision globale.⁠[14]

C’est après Bochum, que Pie XII va employer le terme « co-gestion » pour en condamner l’idée. Mais il est important de tenir compte du contexte général de la pensée de Pie XII pour comprendre cette sévérité qui en surprendra et en décevra plus d’un.

Le 3 juin 1950, au Congrès international des Etudes sociales, Pie XII se réjouit d’abord que, dans les « vieux pays d’industrie », depuis « un siècle ou même seulement un demi-siècle », se soit formée « une politique sociale, marquée par une évolution progressive du droit du travail et, corrélativement, par l’assujettissement du propriétaire privé, disposant des moyens de production, à des obligations juridiques en faveur de l’ouvrier ».

Mais, ajoute-t-il, « qui veut pousser plus avant la politique sociale dans cette même direction, heurte contre une limite, c’est-à-dire, là où surgit le danger que la classe ouvrière suive à son tour les errements du capital, qui consistaient à soustraire, principalement dans les très grandes entreprises, la disposition des moyens de production à la responsabilité personnelle du propriétaire privé (individu ou société) pour la transférer sous la responsabilité de formes anonymes collectives.

Une mentalité socialiste s’accommoderait fort bien d’une telle situation.

Celle-ci ne serait pourtant pas sans donner de l’inquiétude à qui sait l’importance fondamentale du droit à la propriété privée pour favoriser les initiatives et fixer les responsabilités en matière d’économie.

Pareil danger se présente également lorsqu’on exige que les salariés, appartenant à une entreprise, aient le droit de cogestion économique, notamment quand l’exercice de ce droit relève, en fait, directement ou indirectement, d’organisations dirigées en dehors de l’entreprise.

Or, ni la nature du contrat de travail, ni la nature de l’entreprise ne comportent nécessairement par elles-mêmes un droit de cette sorte.

Il est incontestable que le travailleur salarié et l’employeur sont également sujets, non pas objets de l’économie d’un peuple. Il n’est pas question de nier cette partie ; c’est un principe que la politique sociale a déjà fait valoir et qu’une politique organisée sur le plan professionnel ferait valoir plus efficacement encore. Mais il n’y a rien dans les rapports de droit privé, tels que les règle le simple contrat de salaire, qui soit en contradiction avec cette parité fondamentale. La sagesse de Notre Prédécesseur Pie XI l’a clairement montré dans l’Encyclique Qudragesimo anno et, conséquemment, il y nie la nécessité intrinsèque d’ajuster le contrat de travail sur le contrat de société.

On ne méconnaît pas pour autant l’utilité de ce qui a été jusqu’ici réalisé en ce sens, de diverses manières, au commun avantage des ouvriers et des propriétaires ; mais en raison des principes et des faits, le droit de co-gestion économique, que l’on réclame, est hors du champ de ces possibles réalisations. »

On retrouve, dans ce texte, les principes qui ont guidé Pie XII comme ses prédécesseurs ; la défense du droit de propriété privée, le refus de substituer un contrat de société au contrat de travail et la dénonciation du danger de l’anonymat irresponsable tant du côté des employeurs que des salariés. Ce que craint particulièrement Pie XII dans la co-gestion, c’est précisément que le pouvoir ouvrier soit exercé par « des organisations dirigées en dehors de l’entreprise ». Un deuxième élément explique la réaction de Pie XII : les Allemands avaient parlé d’un droit naturel à la cogestion. A quoi le Souverain Pontife répond que « ni la nature du contrat de travail, ni la nature de l’entreprise ne comportent nécessairement par elles-mêmes un droit de cette sorte ». Et il enchaîne immédiatement avec un dernier argument : la co-gestion ne résout pas mais voile le problème le plus grave et le plus urgent, celui du chômage : « L’inconvénient de ces problèmes, c’est qu’ils font perdre de vue le plus important, le plus urgent problème qui pèse, comme un cauchemar, précisément sur ces vieux pays d’industrie ; Nous voulons dire l’imminente et permanente menace du chômage, le problème de la réintégration et de la sécurité d’une productivité normale de celle qui, par son origine comme par sa fin, est intimement liée à la dignité et à l’aisance de la famille considérée comme unité morale, juridique et économique ».⁠[15]

Un peu plus tard, Pie XII s’en prendra directement à ceux qui se réclament de Pie XI pour justifier le système de cogestion : « Nous ne pouvons non plus ignorer les altérations, avec lesquelles sont dénaturées les paroles de haute sagesse de Notre glorieux Prédécesseur Pie XI, en donnant le poids et l’importance d’un programme social de l’Église, en notre époque, à une observation tout à fait accessoire au sujet d’éventuelles modifications juridiques dans les rapports entre les travailleurs, sujet du contrat, et l’autre partie contractante ; et en revanche en passant plus ou moins sous silence la principale partie de l’Encyclique Quadragesimo anno qui contient en réalité ce programme, c’est-à-dire l’idée de l’ordre corporatif professionnel de toute l’économie.

Ceux qui se disposent à traiter des problèmes relatifs à la réforme de la structure de l’entreprise sans tenir compte que chaque entreprise est par son but même étroitement liée à l’ensemble de l’économie nationale, courent le risque de poser des prémisses erronées et fausses, au détriment de tout l’ordre économique et social. » Pie XII reste donc parfaitement fidèle à la pensée de Pie XI « à qui rien n’était plus étranger qu’un encouragement quelconque à poursuivre le chemin qui conduit vers les formes d’une responsabilité collective anonyme. »[16]

C’est bien l’économie nationale qui doit être réformée selon l’ordre professionnel envisagé et avant tout. La possibilité de réforme structurelle au niveau de l’entreprise - co-propriété, co-gestion- n’est qu’accessoire. « Accessoire » traduit les nuances de Pie XI : « tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société », Renverser l’ordre des priorités risque de porter atteinte au droit de propriété : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme où tend à la jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrible image de Léviathan deviendrait une horrible réalité. C’est avec la dernière énergie que l’Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l’homme et salut éternel des âmes. C’est ainsi que s’explique l’insistance de la doctrine sociale catholique, notamment sur le droit de propriété privée. C’est la raison profonde pour laquelle les papes des Encycliques sociales et Nous-même avons refusé de déduire, soit directement soit indirectement, de la nature du contrat de travail, le droit de copropriété de l’ouvrier au capital, et, partant son droit de cogestion. Il importait de nier ce droit, car derrière lui se présente un autre grand problème. Le droit de l’individu et de la famille à la propriété dérive immédiatement de la nature de la personne ; c’est un droit attaché à la dignité de la personne humaine et comportant, certes, des obligations sociales, mais ce droit n’est pas uniquement une fonction sociale. »[17]

Que conclure ?

Un commentateur affirme « les Papes ne disent pas que le régime du salariat est le seul ni le plus parfait ; ils n’interdisent pas la co-propriété, ni la co-gestion »[18].

Un autre, comme nous l’avons vu, précise que le patron, la justice sociale étant sauve, peut accorder au sein de son entreprise une forme ou l’autre de co-propriété ou de co-gestion⁠[19].

Pour un troisième, Pie XII craignait surtout qu’on fasse du schéma structurel de la co-gestion « une obligation stricte en le déclarant de « droit naturel ». »[20] A deux reprises, nous l’avons vu, Pie XII, insiste sur le fait qu’on ne peut déduire un droit de co-gestion ou de co-propriété, ni de la nature du contrat de travail, ni de la nature de l’entreprise⁠[21]. Mais il reconnaît, comme son prédécesseur, que l’on peut « tempérer le contrat de travail par un contrat de société ».⁠[22]

A ce propos, un autre commentateur⁠[23] a mis en lumière deux points de vue:

1° «  Si, d’une part, on examine la nature d’un tel contrat de travail et si, d’autre part, on étudie la nature même de l’entreprise, ni celui-là et ni celle-ci n’ exigent, par eux-mêmes, un droit naturel à la gestion économique chez les ouvriers. » (…)⁠[24]

« En passant du problème théorique à celui de l’exercice concret du droit de gestion de l’entreprise par le travail, le Pape relève, comme l’ont fait beaucoup d’hommes compétents, que l’exercice de ce droit ne va pas sans inconvénients, spécialement si on donne aux syndicats la faculté d’exercer à leur discrétion l’intervention dans les entreprises. Les syndicats d’inspiration communiste, asservis aux intérêts de la politique bolchevique, utiliseraient sans aucun doute le droit en question pour créer les conditions prérévolutionnaires requises pour l’avènement de la société paradisiaque sans classes. » (…) ⁠[25]

L’auteur de ces lignes conclut : « Si donc nous nous limitons à l’examen des principes abstraits du salariat et si nous considérons en fait quelques inconvénients qu’on a relevés dans certaines expériences de participation ouvrière dans la gestion des entreprises, il nous faut dire que le droit à la gestion n’a pas pu se réaliser, qu’il « reste -comme dirait le Pape- hors du champ des réalisations possibles ».

Cette affirmation du Pape, est liée à la réserve mentionnée et à l’expérience contingente. Ainsi donc, Sa Sainteté n’entend pas arrêter tout court l’évolution sociale de l’entreprise, la ligne tracée par Quadragesimo anno où Pie XI désire que « le contrat de travail soit quelque peu tempéré par le contrat de société …​, ainsi les ouvriers co-intéressés ou à la propriété ou à l’administration et coparticipants en une certaine mesure aux bénéfices ». »

Et l’article se termine par ces remarques très importantes:

« Le contrat de salaire n’exige donc pas par lui-même le droit à la cogestion du capital et du travail ; mais le Pape n’interdit pas au travailleur, en donnant son travail, de demander en retour de participer également dans une mesure fixée à la gestion de l’entreprise.

Le catholicisme social n’est pas statique, mais dynamique ; il ne nie pas le principe d’une cogestion même intégrale, mais avec une gradation et des méthodes qui répondent à la norme morale. »

Comme on le constate, plusieurs commentateurs, et non des moindres, évitent d’accentuer le jugement à première vue fort négatif de Pie XII et s’emploient à ne pas condamner les initiatives prises déjà à l’époque dans le sens de la cogestion, notamment en Allemagne. Même si l’on pense que la pensée exacte de Pie XII n’est pas aussi souple en réalité, il ne faut pas oublier que l’enseignement social de l’Église, comme on vient de le dire, est dynamique et qu’il est, pour une part, tributaire des circonstances. Ainsi a-t-on vu, Pie XII, très inquiet de constater après guerre, la forte attraction exercée, en Europe occidentale, par le marxisme. Sans cette menace et étant saufs les vrais fondements du droit, peut-être que le jugement eût été plus clairement nuancé.⁠[26]

Il est un fait aussi qu’il ne faut pas perdre de vue. La participation de tous à l’économie nationale ne pouvait, comme nous l’avons vu, se réaliser, pour Pie XII, que dans le cadre de l’organisation professionnelle décrite dans Quadragesimo anno. C’est là, selon Pie XII, que devait se développer la participation et non dans l’entreprise. Hélas, comme Pie XII, un peu amer, en était conscient, « ce point de l’Encyclique fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres, un retour au Moyen Age.

Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi, et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques.

Mais à présent ; cette partie de l’Encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps. »[27]

Non seulement, cette organisation ne s’est pas réalisée mais, qui plus est, la vie économique en se mondialisant a fait éclaté le cadre de l’économie nationale à laquelle le saint Père tenait tant. L’Église va donc devoir tenir compte, dans ses propositions, de ce nouveau paysage.

Toujours est-il qu’en Allemagne, les patrons et les ouvriers catholiques, ensemble, ont été à l’origine de la mise en place d’un système de cogestion qui a été l’un des éléments moteurs de ce que l’on a appelé « le miracle allemand ». Ce système de cogestion⁠[28] n’a pas entraîné les maux redoutés⁠[29]. Nous y reviendrons dans la dernière partie.

Qui plus est, au fil des ans, la cogestion s’est répandue en de nombreux endroits suivant des modalités diverses et sans porter atteinte au droit de propriété.⁠[30] Indépendamment des réserves émises par Pie XII à l’égard d’un certain type de cogestion, il est clair que pour ce pontife, l’entreprise doit être une vraie communauté de personnes au travail. Dans un de ses derniers discours sur l’entreprise⁠[31], Pie XII constatait que les petites et moyennes entreprises pouvaient plus aisément que les grandes⁠[32] travailler à « l’insertion de la personne humaine dans la société et l’économie ». Le problème essentiel étant « de donner à chacun des membres du corps social la possibilité de vivre pleinement en homme, de disposer des moyens de s’assurer, avec une subsistance honnête, l’accès à la culture, de jouer un rôle proportionné à ses capacités et à son dévouement dans le fonctionnement et l’organisation de la société, de participer enfin aux décisions, dont dépend son sort sur le plan politique, économique et social (…) ». Loin du Pape donc l’idée d’une entreprise construite sur le modèle militaire où un chef commande à des exécutants. L’entreprise pour Pie XII est un lieu de participation⁠[33] et de solidarité, un lieu où travaillent des personnes aux talents divers mais attachées aux mêmes valeurs. Le chef d’entreprise ne doit pas oublier que ce qu’il apprécie et recherche est aussi apprécié et recherché par ses employés. Il n’y a pas de raison qu’il refuse aux autres les biens qu’il apprécie. Ne disait-on pas que la justice tend à l’égalité ?

Pie XII poursuit:

« …si le propriétaire de l’entreprise trouve par là le moyen de maintenir et de consolider sa position sociale, ne convient-il pas qu’il s’efforce de faire bénéficier des mêmes avantages tous ceux qui dépendent de lui et lui prêtent l’appui de leur travail ? N’ont-ils pas eux aussi le droit d’occuper dans la société une situation stable, de posséder les biens nécessaires pour eux-mêmes et leur famille, de les mettre en valeur par leur initiative et d’en tirer un profit légitime ? » Pie XII, bien sûr, comme ses prédécesseurs, pense que « la garantie de ressources permanentes, susceptibles d’être accrues par le labeur personnel » permet à tous ceux qui en profitent d’accéder à la propriété, source d’autonomie et de stabilité. Mais il va plus loin et insiste sur l’avantage d’intéresser (au sens le plus large du terme) les travailleurs à la bonne marche de l’entreprise : « Il est certain que l’ouvrier et l’employé, qui se savent directement intéressés à la bonne marche d’une entreprise, parce qu’une part de leurs biens y est engagée et y fructifie, se sentiront plus intimement obligés d’y contribuer par leurs efforts et même leurs sacrifices. De la sorte, ils se sentiront plus hommes, dépositaires d’une plus large part de responsabilité ; ils se rendront compte que d’autres leur sont redevables, et s’emploieront avec plus de cœur à leur besogne quotidienne, malgré son caractère souvent dur et fastidieux. » Et il ne s’agit pas seulement de tenir compte des avantages matériels de la collaboration ; c’est la personne tout entière, intelligente et libre, qui est invitée à s’épanouir dans le cadre de l’entreprise. Il ne s’agit pas seulement d’intéressement financier mais d’une participation intégrale qui engage et respecte la dignité de chaque personne : « la fonction économique et sociale, que tout homme aspire à remplir, exige que le déploiement de l’activité de chacun ne soit pas totalement soumis à la volonté d’autrui. Le chef d’entreprise apprécie avant tout son pouvoir de décision autonome : il prévoit, ordonne, dirige, en assumant les conséquences des mesures qu’il prend. Ses dons naturels, sa formation théorique antérieure, sa compétence technique, son expérience trouvent à s’employer dans la fonction de direction et deviennent principe d’épanouissement de sa personnalité et de joie créatrice. Mais, encore une fois, le chef refusera-t-il à ses inférieurs ce qu’il apprécie tant lui-même ? Réduira-t-il ses collaborateurs de tous les jours au rôle de simples exécutants silencieux, qui ne peuvent faire valoir leur propre expérience comme ils le souhaiteraient, et restent entièrement passifs à l’égard de décisions qui commandent leur propre activité ? Une conception humaine de l’entreprise doit sans doute sauvegarder pour le bien commun l’autorité du chef ; mais elle ne peut s’accommoder d’une atteinte aussi pénible à la valeur profonde des agents d’exécution. d’ailleurs, lorsque s’imposeront des améliorations techniques ou des efforts concertés pour augmenter la productivité, il faudra faire appel à l’indispensable collaboration du personnel. Et puisque dans les petites et moyennes entreprises le contact entre le patron et ses subordonnés est plus direct, plus immédiat, il semble que là surtout l’exécutant doive être informé et écouté ; que l’on tienne compte de ses désirs, de ses suggestions, qu’on lui explique le motif d’un refus, que les problèmes techniques et économiques, dont dépend le rendement de l’entreprise, lui soient exposés et qu’il ait la possibilité de contribuer à leur solution. Ainsi on évitera que se dresse entre la direction et les subordonnés un mur de préjugés, d’incompréhensions, de critiques injustifiées ; on préviendra par là tant de conflits, qui reposent sur des malentendus ou l’ignorance des vraies situations. »

Voilà un texte important⁠[34] car il nous montre que, dans le débat sur la cogestion, Pie XII n’entendait pas fermer la porte à la participation des ouvriers et employés à la gestion de l’entreprise mais sauvegarder le juste sens de la propriété et de l’autorité tout en souhaitant que l’entreprise soit une communauté réelle c’est-à-dire une communauté de personnes solidaires et égales en dignité.

Ce texte, en même temps, nous ouvre sur l’avenir au moment où la vie économie et sociale est en train de subir de grands bouleversements. L’exigence de la participation est désormais bien implantée au cœur des préoccupations de l’Église. Faut-il s’en étonner ? La participation n’est-elle pas, dans une certaine mesure et sous certains aspects, une conséquence du principe de subsidiarité qui doit imprégner tous les aspects de la vie en société et donc aussi structurer la vie d’une entreprise ?


1. L’archevêque de Cologne, le cardinal Frings, qui participa au Congrès de Bochum écrit le 2-10-1949: « La résolution de Bochum concernant le droit des travailleurs à la cogestion a provoqué un certain étonnement. Elle révèle, en effet, une grande compréhension du problème social de la part des employeurs, puisque non seulement ils ont donné leur accord à cette résolution, mais, qui plus est, ils l’ont proposée eux-mêmes. Néanmoins, le problème est si complexe et, par ailleurs, la résolution est rédigée d’une manière si lapidaire et si générale, qu’elle a besoin de commentaires si l’on veut éviter des malentendus.
   A Bochum même j’ai déjà renvoyé à un écrit, rédigé par le P. Welty et paru sous mon nom chez Bachem, il y a quelques semaines ; il est intitulé : « Responsabilité et participation à la responsabilité dans l’économie » (…). Or, avant-hier, dans une conférence avec les principaux auteurs de la résolution, ces messieurs ont, eux aussi, déclaré à ma grande satisfaction que dans leur résolution ils n’avaient pas voulu dire autre chose que ce qui est dit dans l’écrit mentionné plus haut et auquel ils ont contribué eux-mêmes pour une part essentielle.
   Quand la résolution appelle la cogestion « un droit naturel conforme à l’ordre voulu par Dieu » elle entend par là une haute convenance naturelle à laquelle aucun principe ne permet plus de s’opposer dans l’état actuel de l’évolution. Quand on parle de droit de participation aux décisions en matière sociale et économique et dans les questions de personnel, cela ne veut pas dire que ce droit doive obtenir une ampleur égale dans ces trois domaines, ni à plus forte raison qu’il doive être illimité dans chacun de ces trois domaines. Il faut que la direction de l’entreprise puisse régler en toute liberté les affaires courantes, si l’on veut que l’entreprise soit à même de fonctionner et qu’ainsi elle soit productive pour les employés également. Dans les sociétés anonymes, par exemple, on pourrait accorder un droit de cogestion en matière économique en admettant des ouvriers parmi les commissaires aux comptes ; ailleurs, cette cogestion pourrait se réaliser en fournissant au personnel davantage de renseignements sur le rendement. Avant tout, il faut que le personnel ait son mot à dire quand la question se pose de fermer une entreprise, ce qui met en jeu le gagne-pain de centaines et de milliers d’ouvriers.
   L’introduction du droit de cogestion par voie légale ne saurait être pour aujourd’hui ou pour demain ; ce ne peut être que l’aboutissement d’une longue évolution, au cours de laquelle on aura expérimenté les modalités et les résultats de la cogestion dans les trois domaines indiqués plus haut, dans les diverses sortes d’entreprises : grandes, moyennes et petites, entreprises dirigées par le propriétaire lui-même ou Sociétés anonymes, et enfin en période de prospérité et en période de dépression économique. Les expériences sociales de Grande-Bretagne conseillent la prudence. La direction à suivre est clairement indiquée, les points d’insertion pour la cogestion existent en grand nombre, mais la route sera encore longue. » (Bulletin du diocèse de Spire : Der christliche Pilger).
2. Pie XII ajoute : « Mais il s’ensuit que la prospérité matérielle de tous les membres du peuple, qui est le but de l’économie sociale, lui impose, à lui, plus qu’aux autres l’obligation de contribuer par l’épargne à l’accroissement du capital national.
   Comme il ne faut pas d’autre part perdre de vue qu’il est souverainement avantageux à une saine économie sociale que cet accroissement du capital provienne de sources aussi nombreuses que possible, il est par conséquent désirable que les ouvriers puissent aussi, du fruit de leur épargne participer à la constitution du capital national. »
   d’après P. Bigo (op. cit., p. 396), Pie XII réagissait peut-être à une thèse défendue par un professeur de droit de l’Université de Nancy, dans un livre intitulé La théorie de l’institution, Sirey, 1930. Cette théorie avait inquiété les évêques canadiens.
3. CLEMENT Marcel, L’économie sociale selon Pie XII, Synthèse doctrinale, NEL, 1953, pp. 161-162.
4. Radiomessage aux travailleurs espagnols, 11-3-1951. Dans son Radiomessage au monde entier du 1er septembre 1944, Pie XII rappelait que « là où la grande exploitation continue à se monter heureusement productive, la possibilité doit être offerte de tempérer le contrat de travail par un contrat de société »
5. Cf. QA : « Il se trompent (…) ceux qui adoptent sans hésiter l’opinion si courante selon laquelle la valeur du travail et de la rémunération qui lui est due équivaudrait exactement à celle des fruits qu’il procure, et qui en concluent que l’ouvrier est autorisé à revendiquer pour soi la totalité du produit de son labeur » (566 in Marmy).
6.  »La lutte des classes doit être dépassée par l’instauration d’un ordre organique unissant patrons et ouvriers ». ( PIE XII, Radiomessage au Katholikentag de Vienne, 14-9-1952).
7. L’Église « insiste (…) sur la nécessité d’une distribution plus juste de la propriété, et dénonce ce qu’il y a de contraire à la nature dans une situation sociale où, en face d’un petit groupe de gens privilégiés et très fortunés, se trouve une énorme masse populaire appauvrie. Il y aura toujours des inégalités économiques. Mais tous ceux qui, d’une manière quelconque peuvent influer sur la marche de la société, doivent toujours tendre à réaliser une situation telle qu’elle permette à tous ceux qui font leur possible, non seulement de vivre, mais encore d’épargner.
   Les facteurs qui doivent contribuer à une plus grande diffusion de la propriété sont nombreux. Mais le principal sera toujours le juste salaire. (…) Le juste salaire et une meilleure distribution des biens naturels représentent les deux exigences les plus urgentes du programme social de l’Église. » (Id).
8. PIE XI, Divini Redemptoris, 19-3-1937, n° 51.
9. QA, 571 in Marmy.
10. PIE XII, Aux membres de l’UNIAPAC, 7-5-1949.
11. MADIRAN J., De la justice sociale, NEL, 1961, pp. 51-53. L’auteur précise encore : « La justice sociale doit être respectée même dans une entreprise qui ne réalise point de bénéfices (ce qui réclame une organisation professionnelle) et même dans une profession en difficulté (ce qui réclame une organisation interprofessionnelle) ; avec le développement des techniques de production et de transport, et sous l’effet simultané d’une certaine prise de conscience, on commence même à envisager aujourd’hui que la justice sociale doit être respectée même dans un pays en état de crise ou en situation de sous-équipement (ce qui réclame une organisation économique internationale) ». Ce dernier point sera traité plus loin.
12. Aux membres de l’UNIAPAC, 7-5-1949.
13. Une organisation professionnelle et interprofessionnelle qui, rappelons-le, selon le principe de subsidiarité, n’est pas imposée par l’État même si son concours et son arbitrage peuvent se révéler indispensables.
14. En témoignent d’autres textes:
   « La fin de l’organisme économique et social, à laquelle il faut se référer ici, est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique, ont le moyen de procurer. Or s’il est vrai que, pour satisfaire cette obligation, le moyen le plus sûr et le plus naturel est d’accroître les biens disponibles par un sain développement de la production, encore faut-il, dans la poursuite de cet effort, garder le souci de répartir justement les fruits du labeur de tous. Si une telle distribution juste de biens n’était pas réalisée ou n’était qu’imparfaitement assurée, le vrai but de l’économie nationale ne serait pas atteint ; étant donné que, quelle que fût l’opulente abondance des biens disponibles, le peuple, n’étant pas appelé à y participer, ne serait pas riche, mais pauvre.
   Cette distribution de base se réalise ordinairement et normalement en vertu du dynamisme continuel du processus économique et social que Nous venons d’évoquer ; et c’est pour un grand nombre d’hommes l’origine du salaire comme rétribution de leur travail. Mais il ne faut pas perdre de vue que, sous l’angle de l’économie nationale, ce salaire correspond au revenu du travailleur. Chefs d’entreprise et ouvriers sont ici coopérateurs dans une œuvre commune, appelés à vivre ensemble du bénéfice net et global de l’économie, et sous ce rapport, leurs relations mutuelles ne mettent aucunement les uns au service des autres. (…) Il apparaît équitable, tout en respectant la diversité des fonctions et des responsabilités, que les parts de chacun soient conformes à leur commune dignité d’hommes, qu’elles permettent en particulier à un plus grand nombre d’accéder à l’indépendance et à la sécurité que donne la propriété privée et de participer avec leurs familles aux biens de l’esprit et de la culture auxquels sont ordonnés les biens de la terre. En, outre, si patrons et ouvriers ont un intérêt commun à la saine prospérité de l’économie nationale, pourquoi ne serait-il pas légitime d’attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développement de cette économie ? » Une « saine distribution (…) ne saurait être abandonnée au libre jeu des forces économiques aveugles, mais doit être envisagée au niveau de l’économie nationale, car c’est là que se prend une claire vision de la fin à poursuivre, au service du bien commun temporel. » (Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 7-7-1952).
   « Les mots entreprise privée pourraient être compris d’une manière erronée, comme si ce genre d’entreprises, et particulièrement la petite industrie, étaient abandonnées dans leur organisation et dans leur activité à la discrétion du patron, uniquement soucieux du jeu de ses intérêts personnels. Mais vous avez explicitement affirmé vos intentions en mettant en relief que la production de l’entreprise privée et de la petite industrie doit être conçue par rapport à la collectivité nationale, envers laquelle elles ont des droits et des devoirs ». (Discours au Congrès italien de la petite industrie, 20-1-1956).
15. Discours au Congrès international des Etudes sociales, 3-6-1950.
16. A l’Union chrétienne des patrons d’Italie, 31 janvier 1952.
17. Radiomessage au Katholikentag de Vienne, 14-9-1952.
18. GUISSARD L., Catholicisme et progrès social, Encyclopédie Je sais-Je crois, Fayard, 1959, pp.79-80.
19. CLEMENT M., op. cit., p. 162. J.-P. Audoyer explique ainsi l’idée de Pie XII : « ce n’est pas parce qu’un droit à la codirection de l’entreprise ne peut être reconnu comme un droit naturel qu’il est interdit pour autant aux employeurs de réinventer certaines formes de participation allant éventuellement au delà des formes classiques ». ( Le nouveau management, Critiques et réponses chrétiennes, Presses du management, 1997, p. 175).
20. CALVEZ J.-Y., L’Église et l’économie, L’Harmattan, 1999, p. 60.
21. Discours du 3-6-1950 et du 14-9-1952.
22. Radiomesage du 1-9-1944.
23. R.P. A. Brucculeri sj, in Il Quotidiano, 7-6-1950, traduit in DC , 2-7-1950, col.. 839-840.
24. L’auteur explique : « En d’autres termes, les principes qui régissent l’établissement du contrat de salaire, indépendamment de toute clause particulière (c’est-à-dire le contrat de salaire dans l’abstrait), ne postulent pas la mention du droit des ouvriers à la gestion de l’entreprise. Même sans ce droit, le contrat de salaire est, sans plus, constitué dans son essence ». (Id.).
25. Le P. Brucculeri précise : « Ne le font-ils pas déjà dans les Commissions intérieures (comités d’entreprise) dans les quelles ils ont de leurs membres actifs ? ». (Id.).
26. Arrêtons-nous un instant aux réactions qui ont été enregistrées en Allemagne après le discours du 3 juin 1950 et qui ont été publiées dans la DC du 2-7-1950, col. 843-850.
   Matthias Foecher (Vice-président de l’Union des Syndicats allemands -DGB) : « C’est précisément la ferme intention du DGB d’arracher l’ouvrier à l’emprise de la masse et à la collectivisation et d’amener sa personnalité à un plein épanouissement. C’est particulièrement le cas dans notre revendication en faveur de la cogestion des ouvriers dans l’entreprise. Nous savons qu’à l’étranger sous le couvert de cette revendication, on poursuit çà et là des tendances collectivistes ; tandis que pour nous, en Allemagne, notre intention est tout à fait clairement anticollectiviste.
   Nous aussi, comme le pape, nous estimons que le contrat de salaire ne doit pas être nécessairement assimilé au contrat de société. (…) Le Conseil fédéral du DGB va prendre position en rapport avec l’allocution pontificale. » (Der Uerberlick, 15-6-1950).
   Le Dr von Brentano (président de la fraction de la CDU-CSU au Bundestag) a vu, dans la déclaration du Pape sur la cogestion, une confirmation de la politique de la CDU opposée « au glissement progressiste de la responsabilité économique vers des formes anonymes ». Tout a été fait, dans le projet de loi présenté par la fraction CDU, pour écarter les influences étrangères à l’entreprise.
   Le ministre fédéral Jacob Kaiser devant les organisations ouvrières chrétiennes-démocrates dénoncé aussi, avec le Pape, le danger du collectivisme, de toute concentration de puissance et précise que la déclaration du Pape ne condamne absolument pas le principe de la coopération économique des personnalités ouvrières.
   Le vice-chancelier Bluecher, à un meeting du parti libéral allemand (FDP) s’est opposé à une revendication du DGB d’introduire des fonctionnaires dans les Conseils d’administration et a déclaré que « le Pape, lui aussi, qui connaît très bien les excès du totalitarisme, s’est opposé à cette interprétation du droit naturel ; parce que dans la cogestion il s’agit du droit de l’ouvrier et non de la puissance d’une organisation ».
   d’autres, industriels, journalistes, représentants religieux catholiques ou protestants ont retenu la condamnation pure et simple de la cogestion ou l’heureux rappel du droit de propriété. Il n’empêche que les pourparlers sur la cogestion se sont poursuivis. Le rapporteur du ministre fédéral en charge du dossier a déclaré que « ces pourparlers ont été menés dans un tel fair-play que l’on peut espérer avec confiance un accord. Le Pape ne s’est nullement prononcé contre une pareille entente, mais il a, avant tout, rejeté une cogestion postulée par le droit naturel. Dans les pourparlers dans l’Allemagne occidentale, ce ne sont pas les questions idéologiques, mais les questions économiques qui sont au premier plan. »
   A ce point de vue, notons que, dans leur programme gouvernemental, en 1969, les socialistes allemands de la SPD ont réclamé la cogestion. (Cf. CALLENS C., Le messianisme socialiste, CLC, 1976, p. 12.). En Belgique, la FGTB a rejeté la cogestion parce qu’elle « conduit à l’intégration des travailleurs au capitalisme » (Du POB au PSB, Pac, 1974, p. 66). Il n’empêche que de nombreuses lois et propositions de loi concernant une forme ou l’autre de participation ont été l’œuvre de représentants de tous les partis y compris socialistes.
27. Aux membres de l’UNIAPAC, 7-5-1949.
28. Voici aujourd’hui comment le Ministère fédéral allemand des Affaires étrangères présente l’organisation sociale des entreprises et la cogestion : « Le concours apporté par les salariés à l’entreprise est l’une des bases du régime économique allemand. Amendée en 2001, la loi sur l’organisation sociale des entreprises régit la coopération entre les employeurs, le personnel, le comité d’entreprise, les syndicats et les associations du patronat. La participation du comité d’entreprise et, donc, du personnel aux décisions prises dans l’entreprise est l’objectif fondamental de la loi. Les points essentiels qui figurent dans le droit de cogestion sont le temps de travail et l’organisation du travail ainsi que l’organisation des postes de travail. Un important droit de regard prévoit que l’employeur doit entendre le comité d’entreprise avant tout licenciement. S’il omet de le faire, le licenciement est nul et non avenu. Parmi les tâches du comité d’entreprise figure son obligation de veiller à ce que les lois, décrets, prescriptions de prévention des accidents, conventions collectives conclues et accords d’entreprise en faveur des salariés soient bien respectés.
   La cogestion au sein de l’entreprise prévoit que le personnel puisse exercer une influence sur la gestion de l’entreprise par l’entremise de ses représentants au conseil de surveillance. Cette cogestion au sein du conseil de surveillance garantit la participation aux planifications et décisions importantes de l’entreprise. Ainsi le conseil de surveillance nomme-t-il, par exemple, les membres de la direction de l’entreprise. Les conseils de surveillance des entreprises assujetties à la cogestion sont constitués différemment en fonction de la forme juridique de l’entreprise, de ses effectifs et de son secteur économique. Ainsi la loi de 1976 sur la cogestion prévoit-elle que le conseil de surveillance comporte à parts égales des membres provenant de l’actionnariat et du personnel. La cogestion est basée sur la conviction que les règles démocratiques ne doivent pas se limiter au secteur de l’État, mais doivent être applicables dans tous les domaines de la société. » (http://www.tatsachen-ueber-deutschland.de/1413.99.html).
29. Il est intéressant, à cet égard, de lire l’extrait suivant d’un discours prononcé en 1961 par le ministre de l’Economie et futur chancelier d’Allemagne, Ludwig Erhard (1897-1977), considéré comme le père du « miracle allemand ». On y découvre que ce démocrate chrétien, considéré comme libéral, attaché à « dépasser le concept de la lutte des classes », très attaché à l’épargne, insiste sur l’importance de la participation: « Dans nos pays développés, il faut augmenter considérablement la participation à la propriété des moyens de production. Bien entendu, les industriels ne sont pas seuls responsables de l’accroissement des rendements, néanmoins, ils ont à cet égard un rôle déterminant. Tant que nous n’aurons pas fait prendre conscience aux travailleurs que leur sort et celui du pays dépendent du degré de participation à l’activité économique, tant que les ouvriers ne se sentiront pas concernés par l’accroissement de la productivité, ils ne pourront dépasser le concept de la « lutte des classes ».
   Il est facile de dire que l’ouvrier accepterait d’épargner si son revenu le lui permettait. Le véritable problème est de savoir comment parvenir à la formation d’une épargne valable - et cette question n’a pas de réponse dans l’absolu. Il faut que chaque citoyen sache qu’il ne lui suffit pas d’incriminer les « capitalistes » ou l’État, mais que c’est de lui-même que dépend, en dernière analyse, son propre niveau de vie.
   Il faut que l’ouvrier sache qu’il a non seulement le droit de revendiquer ou de contester l’action de l’État, mais encore celui de participer activement à l’élaboration de l’activité économique. Lorsque l’ouvrier saisira que son épargne constitue le meilleur moyen d’assurer son avenir, les antagonismes sociaux qui persistent encore dans une certaine mesure aujourd’hui, s’émousseront et nous parviendrons à une plus grande compréhension mutuelle.
   Il est satisfaisant de voir que les principes de l’« économie sociale de marché »«  ont permis d’établir une stabilité dans le domaine social qui a accru les progrès de la productivité et de la libération de l’homme. » (Discours à la Gesellshaft für Auswertige Politik, Vienne, 8-2-1961, in L. Erhard, Une politique de l’abondance, Laffont, 1962, pp. 388-389). La cogestion « à l’allemande » n’a pas débouché sur la socialisation telle que la redoutait Pie XII. Elle n’a pas non plus rebuté les investisseurs capitalistes. Le 17-11-2004, à Dortmund, Reiner Hoffmann, secrétaire général adjoint de la Confédération européenne des syndicats (CES) relevait, dans une conférence, deux faits éclairants: d’une part, la Chambre de Commerce américaine en Allemagne estime que « l’Allemagne est, en Europe, le pays qui concentre le plus d’investissements américains » ; et d’autre part, « le Boston Consulting Group souligne que l’Allemagne demeure toujours un pays européen attractif pour les investisseurs, et même le meilleur en ce qui concerne les holdings de management ». Toutefois, Reiner Hoffmann redoutait s’inquiétait que dans le cadre de l’Union européenne, les fusions ne soient l’occasion pour les employeurs et les organisations industrielles de remettre en cause cette cogestion. (Cf. http://www.etuc.org/a/261).
30. Il existe aujourd’hui dans de nombreux pays des formules diverses de participation, participation à la gestion et à la participation financière aux bénéfices ou au capital. La participation aux bénéfices peut être facultative, on parle alors plus volontiers d’« intéressement » ou obligatoire. La participation au capital est appelée souvent « actionnariat ouvrier ou salarié ». La participation financière peut être aussi un dispositif d’épargne. Il n’est pas possible de faire le tour de toutes les situations suivant les pays et ce n’est pas l’endroit de le faire (On peut avoir des précisions en se rendant sur le site http://www.senat.fr/lc/lc60/lc600.htlm). Disons simplement qu’on en rencontre des applications de l’idée aux États-Unis et dans 18 pays membres de l’Union européenne. Vu la diversité des systèmes, là où ils existent, la Confédération européenne des syndicats s’est penchée sur la possibilité de trouver, à défaut d’un système commun, une philosophie commune à propos notamment de la participation financière. La CES défend l’idée que « la participation financière - aux bénéfices et au capital - n’est qu’un élément complémentaire de la participation des travailleurs et qu’elle n’aura un effet que sous la condition qu’elle fasse partie d’un système global de la participation des travailleur, qui commence sur le lieu de travail et va jusqu’à la participation au niveau de l’entreprise ou du groupe d’entreprises ».(…) Elle « n’est que l’une des nombreuses mesures visant à favoriser la participation des travailleurs. Elle ne portera ses fruits que là où elle s’inscrira dans un système global de mesures encourageant la participation des travailleurs, où les travailleurs et leurs représentants seront informés et consultés, où ils auront la possibilité d’influencer les décisions au niveau de l’entreprise, d’envoyer des représentants aux conseils de surveillance ou d’administration. Autrement, si la participation des travailleurs se réduit à une participation financière qui, en plus, serait considérée exclusivement sous l’angle de la productivité, elle sera un échec ». En bref, la CES recommande à la Commission « Participation financière des travailleurs dans l’Union européenne » les points suivants:
   « 1. La participation, financière complète les autres formes de participation. Elle donne les meilleurs résultats quand elle s’intègre dans un réseau impliquant les travailleurs. Participation financière rime avec participation décisionnelle à tous les niveaux de l’entreprise.
   2. Les modalités de participation financière doivent être mises en place par la négociation.
   3. La participation financière doit s’opérer sur une base permanente plutôt que sous la forme d’une expérience ponctuelle.
   4. Les conventions collectives définiront le cadre de la participation financière.
   5. Des dispositions doivent couvrir les cas d’insolvabilité.
   6. Les fonds seront gérés conjointement par les travailleurs et la direction.
   7. La participation financière doit apporter un revenu d’appoint et ne constitue pas une alternative au salaire, ni une alternative à des systèmes publics de pensions non plus ou une alternative à des systèmes de pensions accordées par accord collectif. » (Http://www.etuc.org).
31. Discours aux représentants d’associations de petites et moyennes entreprises, 8-10-1956.
32. Pie XII justifie son appréciation en ces termes : « la multiplicité des entreprises de dimensions moyennes, dont le chef est en même temps propriétaire et parfois fondateur, assure une répartition très large de la propriété privée, qui est condition essentielle de stabilité pour la société ; en garantissant l’indépendance et la dignité des individus et des familles, elle ne leur confère pas toutefois une puissance économique exorbitante, qui dépasserait la portée de leurs vraies responsabilités. L’entrepreneur privé, le commerçant, l’agriculteur se soucient de faire fructifier leurs biens par leur travail ; ils voient sanctionner directement leur labeur, comme aussi les négligences ou les erreurs qu’ils commettent. Entre les biens matériels et leur possesseur s’établit ainsi une sorte de tension continuelle, celle de l’activité productive soumise à de puissants stimulants pour le plus grand bien de la communauté. »
33. J.-P. Audoyer distingue la participation institutionnelle et la participation organisationnelle. La première « désigne le pouvoir de négociation ou de codécision faisant l’objet d’accords entre la direction et les syndicats ou les représentants élus. Il s’agit d’une participation représentative ». La seconde, « au contraire, est une participation directe, sans médiation, elle concerne davantage le management de l’entreprise ». La cogestion relève de la participation institutionnelle que Pie XII, dans ses interventions a voulu limiter dans la mesure où, d’une part, « le bien-être des salariés ne peut être qu’une finalité seconde par rapport à la vocation première de l’entreprise qui est le service des clients » et, d’autre part, dans la mesure où le principe de l’unicité de direction doit être sauvegardé. Comme exemples de participation directe, l’auteur cite les cercles de qualité dont il voit la description dans le discours de Pie XII du 8-10-1956, et les groupes d’expression suggérés par Jean XXIII dans MM 94. (Le nouveau management, Critiques et réponses chrétiennes, Presses du management, 1997, pp. 86-88 et 90-91)
34. Toutes les citations qui précèdent sont extraites de ce Discours aux représentants d’associations de petites et moyennes entreprises du 8 octobre 1956. Le lecteur pourra confronter la pensée de Pie XII à ce qu’on appelle aujourd’hui « l’entreprise libérée » que nous présenterons dans la dernière partie.

⁢e. Jean XXIII

L’encyclique Mater et magistra, relève les nouveautés qui modifient la vie économique et sociale : énergie nucléaire, produits synthétiques, automation, conquête spatiale, progrès de la communication, développement des assurances sociales et de la sécurité sociale, responsabilisation des syndicats, accroissement de l’instruction et du bien-être, mobilité sociale. Tout cela concourt, dans les pays développés, à « l’augmentation de l’efficacité des régimes économiques »[1] mais est source de déséquilibres entre secteurs, entre régions et entre pays.

Un autre phénomène retient toute l’attention du Pape : la socialisation. L’emploi du mot a, à l’époque, ému un certain nombre de catholiques qui se souvenait de l’injonction de Pie XII, neuf ans plus tôt : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme où tend à les jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrible image du Léviathan deviendrait une horrible réalité ».⁠[2] Par socialisation, Pie XII, en réalité, entend « étatisation » ou « nationalisation »⁠[3].Mais Pie XII emploie aussi le mot « socialisation » dans un sens proche de celui qui est perceptible dans Mater et magistra où Jean XXIII veut simplement, par ce terme, nommer le développement des rapports sociaux⁠[4], la « multiplication progressive des relations dans la vie commune ».⁠[5] Dans ce cadre relativement nouveau, pour garder les avantages⁠[6] de la socialisation et éviter ses désagréments⁠[7], Jean XXIII rappelle rapidement les grands principes qui doivent guider toute action en faveur de la justice sociale : le souci du bien commun, l’autonomie des corps intermédiaires, la juste rémunération du travail et l’atténuation des déséquilibres économiques et sociaux dans la répartition des richesses.

A ce propos, en se référant à Pie XI et Pie XII, Jean XXIII souligne que « la richesse économique d’un peuple ne résulte pas seulement de l’abondance globale des biens, mais aussi et plus encore de leur distribution effective suivant la justice, en vue d’assurer l’épanouissement des membres de la communauté : car telle est la véritable fin de l’économie nationale ». Une entreprise productive qui s’autofinance « doit reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu’elle emploie, surtout s’ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum. » Pour satisfaire à cette exigence de justice, une des manières « des plus désirables, consiste à faire en sorte que les travailleurs arrivent à participer à la propriété des entreprises, dans les formes et les mesures les plus convenables. »[8]

Dans l’entreprise, outre la répartition des richesses, sont en jeu des valeurs plus strictement humaines comme la dignité, la responsabilité, l’initiative. Ce n’est pas une simple force matérielle que l’on engage dans le travail mais une personne dans toute sa complexité et sa richesse.

Sans entrer dans le détail technique qui n’est pas d’ailleurs de son ressort, Jean XXIII va dessiner, dans les grandes lignes, les structures économiques les plus aptes à favoriser les valeurs personnelles⁠[9].

Jean XXIII évoque rapidement les entreprises artisanales, familiales ou coopératives dans la mesure où, par leur dimension et leur origine, elles sont naturellement « porteuses de valeurs humaines authentiques ». Elles doivent être protégées et favorisées. Quant à leurs acteurs, ils doivent jouir d’« une bonne formation technique et humaine » et être « organisés professionnellement » pour être capables de s’adapter aux exigences des consommateurs, aux progrès technologiques et aux conditions de production.⁠[10]

Mais c’est surtout aux moyennes et grandes entreprises que Jean XXIII va s’attarder en répétant après Pie XII la nécessité de la participation des travailleurs, d’abord à l’intérieur de l’entreprise

Restant sauves « l’autorité et l’efficacité nécessaires de l’unité de direction », il faut que les ouvriers « puissent faire entendre leur voix » et que l’entreprise devienne « une communauté de personnes » qui ne réduit pas « ses collaborateurs quotidiens au rang de simples exécuteurs silencieux, sans aucune possibilité de faire valoir leur expérience, entièrement passifs au regard des décisions qui dirigent leur activité. » Que les travailleurs puissent, au contraire, prendre « de plus grandes responsabilités », dans un climat « de respect, d’estime, de compréhension, de collaboration active et loyale, d’intérêt à l’œuvre commune ; que le travail soit conçu et vécu par tous les membres de l’entreprise, non seulement comme une source de revenus, mais aussi comme accomplissement d’un devoir et prestation d’un service ».⁠[11]

De plus, comme chaque organisme de production, quelle que soit sa dimension, est tributaire du contexte économique et de décisions prises à l’extérieur, les travailleurs doivent aussi pouvoir faire entendre leur voix, « à tous les échelons » auprès des pouvoirs publics et des institutions régionales, nationales et mondiales qui conditionnent la vie économique par le biais de leurs associations et syndicats.⁠[12]


1. MM 49.
2. Radiomessage au Katholikentag de Vienne, 14-9-1952. Le Pape ajoutait : « C’est avec la dernière énergie que l’Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes: dignité de l’homme et salut éternel des âmes. »
3. Dans son Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, le 11-3-1945, Pie XII parle de « ce que l’on appelle aujourd’hui nationalisation ou socialisation de l’entreprise » et il précise que « les associations chrétiennes n’admettent la socialisation qua dans les cas où elle s’avère indispensable au bien commun, c’est-à-dire comme l’unique moyen véritablement efficace de remédier à un abus ou d’éviter un gaspillage des forces productives du pays » De plus, « les associations chrétiennes reconnaissent que la socialisation implique dans tous les cas l’obligation d’une indemnité convenable (…) »..
   Dans le même esprit, dans son Allocution aux membres de l’Union internationale des associations patronales catholiques, UNIAPAC, le 7-5-1949, Pie XII dénonce « les récents essais de socialisation ».
   Nourri de l’enseignement de Pie XII, un commentateur aussi sûr que Bernard Häring associe également socialisation et nationalisation (La loi du Christ, Desclée et Cie, 1959, III, pp. 610-611. Le texte allemand original a été publié en 1954).
4. Jean XXIII n’est donc pas le premier à donner un sens acceptable à « socialisation ». Avant lui, outre Pie XII, Mgr Guerry, dans son célèbre ouvrage La doctrine sociale de l’Église, Bonne Presse, 1959, p. 22, écrit qu’à l’époque de Léon XIII, « on assistait à un développement rapide de la « socialisation » de la vie humaine, de l’interdépendance et de la solidarité des hommes entre eux, des professions et des peuples ». Et auparavant encore, c’est peut-être Teilhard de Chardin qui a présenté la socialisation comme « un fait constitué par l’ensemble des interdépendances économiques, sociales politiques, juridiques, culturelles des hommes et des nations. » ; cette socialisation qui est un élément fondamental de sa pensée, doit, pour lui, atteindre, dans son mouvement, la « communion des personnes dans l’amour ». (Cf. COFFY Robert, Teilhard de Chardin et le socialisme, Chronique sociale de France, 1966, pp. 7 et 12). De son côté, J. Madiran a montré que les neuf emplois, dans l’Encyclique, du mot « socialisation » traduisent non pas un éventuel latin « socialisatio » mais des périphrases qui toutes renvoient à l’idée de développement des relations sociales : « socialum rationum incrementa ou progressus » (§ 59, 61, 64, 65, 67: « progrès ou développement des relations sociales »), « socialis vitae processus » (§60: « progrès de la vie sociale »), « multiplicatis et cotidie progedientibus variis illarum consociationum formis » (§ 62: « multiplication et développement quotidien des diverses formes d’association »), « magis magisque increbrescentibus socialis vitae rationibus » ((§ 62: « les relations sociales se développant de plus en plus »). (MADIRAN J., Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de « Mater et Magistra », Tiré à part d’Itinéraires, 1961, pp. 16-17).
5. MM 59. La socialisation « comporte des formes diverses de vie et d’activités associées et l’instauration d’institutions juridiques. Ce fait s’alimente à la source de nombreux facteurs historiques, parmi lesquels il faut compter les progrès scientifiques et techniques, une plus grande efficacité productive, un niveau de vie plus élevé des habitants.
   La « socialisation » est à la fois cause et effet d’une intervention croissante des pouvoirs publics, même dans les domaines les plus délicats : soins médicaux, instruction et éducation des générations nouvelles, orientation professionnelle, méthodes de récupération et réadaptation des sujets diminués. Elle est aussi le fruit et l’expression d’une tendance naturelle, quasi incoercible, des humains: tendance à l’association en vue d’atteindre des objectifs qui dépassent les capacités et les moyens dont peuvent disposer les individus. Pareille disposition a donné vie, surtout en ces dernières décades, à toute une gamme de groupes, de mouvements, d’associations, d’institutions, à buts économiques, culturels, sociaux, sportifs, récréatifs, professionnels, politiques, aussi bien à l’intérieur des communautés politiques que sur le plan mondial ».
6. « Elle permet d’obtenir la satisfaction de nombreux droits personnels, en particulier ceux qu’on appelle économiques et sociaux. Par exemple, le droit aux moyens indispensables à un entretien, vraiment humain, aux soins médicaux, à une instruction de base plus élevée, à une formation professionnelle plus adéquate, au logement, au travail, à un repos convenable, à la récréation.. En outre, grâce à une organisation de plus en plus parfaite des moyens modernes de diffusion de la pensée (…) il est loisible à toute personne de participer aux vicissitudes humaines sur un rayon mondial. » (MM 61).
7. « La « socialisation » multiplie les méthodes d’organisation, et rend de plus en plus minutieuse la réglementation juridique des rapports humains, en tous domaines. Elle réduit en conséquence le rayon d’action libre des individus. Elle utilise des moyens, emploie des méthodes, crée des ambiances qui rendent difficile pour chacun une pensée indépendante des influences extérieures, une action d’initiative propre, l’exercice de sa responsabilité, l’affirmation et l’enrichissement de sa personne ». (MM 62).
8. MM 76, 77, 79.
9. Ce souci constant de l’Église a été bien exprimé par Pie XII : « Ce n’est (…) pas seulement un travailleur que l’on embauche et auquel on achète son travail ; c’est un homme, un membre de la société humaine qui vient collaborer au bien de cette société dans l’industrie en question. Certes, une entreprise, même moderne, n’est pas totalitaire ; elle n’accapare pas des initiatives qui, placées hors de son activité particulière, appartiennent personnellement aux travailleurs. En outre, une entreprise moderne ne se résout pas en un jeu de fonctions techniques coordonnées de façon anonyme. Elle unit par contrat des associés, dont les responsabilités sont différentes et hiérarchisées, mais auxquels le travail doit fournir le moyen d’accomplir toujours mieux leurs obligations morales, personnelles, familiales et sociales. Ils ont à se prêter loyalement un service mutuel, et si l’intérêt des employeurs est de traiter leurs employés en hommes, ils ne sauraient se contenter de considérations utilitaires ; la productivité n’est pas une fin en soi. Chaque homme au contraire représente une valeur transcendante et absolue, car l’auteur de la nature humaine lui a donné une âme immortelle. Bien plus Il s’est fait homme et s’identifie moralement à quiconque attend d’autrui le supplément d’être qui lui manque (…) ». ( Discours sur les relations humaines dans l’industrie, aux délégués de la Conférence internationale sur les relations humaines dans l’industrie, organisée par l’Agence européenne de productivité de l’Organisation européenne de coopération économique, Rome, 4 février 1956).
10. MM 88-92.
11. MM 93-97.
12. MM 98-104.

⁢f. Le Concile

Tout cet enseignement sur la participation, dans le cadre général de la socialisation décrite par Jean XXIII⁠[1], va être entériné et élargi dans la Constitution pastorale Gaudium et spes. On y insiste sur la nécessité de « stimuler chez tous la volonté de prendre part aux entreprises communes »[2]. Dans tous les secteurs, « le développement doit demeurer sous le contrôle de l’homme. Il ne doit pas être abandonné à la discrétion d’un petit nombre d’hommes ou de groupes jouissant d’une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique ou à celle de quelques nations plus puissantes. Il convient au contraire que le plus grand nombre possible d’hommes, à tous les niveaux, et au plan international l’ensemble des nations, puissent prendre une part active à son orientation »[3]. Cette nécessité de la participation répond à un désir souvent manifesté : « les travailleurs, ouvriers et paysans, veulent non seulement gagner leur vie, mais développer leur personnalité par leur travail, mieux, participer à l’organisation de la vie économique, sociale, politique et culturelle »[4].

Et sur le plan du travail, le Concile rappellera que « dans les entreprises économiques, ce sont des personnes qui sont associées entre elles, c’est-à-dire des êtres libres et autonomes, créés à l’image de Dieu. Aussi, en prenant en considération les fonctions des uns et des autres, propriétaires, employeurs, cadres, ouvriers, et en sauvegardant la nécessaire unité de direction, il faut promouvoir, selon des modalités à déterminer au mieux, la participation active de tous à la gestion des entreprises[5]. Et comme, bien souvent, ce n’est déjà plus au niveau de l’entreprise, mais à des instances supérieures, que se prennent les décisions économiques et sociales dont dépend l’avenir des travailleurs et de leurs enfants, ceux-ci doivent également participer à ces décisions, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement choisis. »

Le Concile note encore que grâce à la participation des travailleurs au sein d’associations représentatives, « jointe à un progrès de la formation économique et sociale, le sens des responsabilités grandira de plus en plus chez tous : ils seront ainsi amenés à se sentir associés, selon leurs moyens et leurs aptitudes personnels, à l’ensemble du développement économique et social ainsi qu’à la réalisation du bien commun universel. »[6]


1. Le phénomène de la socialisation avec ses avantages et ses inconvénients, sera repris dans GS 6, 23, 42, 54,63, 75. Le Concile parlera de la « saine socialisation » souhaitée par l’Église.
2. GS 31, § 3.
3. GS 65, § 1.
4. GS 9, § 2. La participation à la vie publique et politique sera développée dans GS 73 et 75.
5. Les rédacteurs notent que le terme latin « curatio » traduit par gestion, est emprunté à QA.
6. GS 68, § 1 et 2.

⁢v. L’importance du facteur humain

Nous l’avons déjà vu, au XIXe siècle, dans la société anonyme, société de choses, on a estompé la responsabilité des personnes.

Par contre, la montée du thème de la participation dans l’enseignement de l’Église nous montre, une fois de plus, que c’est la personne qui est au centre des préoccupations de l’Église, quel que soit le contexte particulier où la vie humaine se développe. Comme l’a écrit Jean XXIII, « la justice doit être observée non seulement dans la répartition des richesses, mais aussi au regard des entreprises où se développent les processus de production. Il est inscrit, en effet, dans la nature des hommes qu’ils aient la possibilité d’engager leur responsabilité et de se perfectionner eux-mêmes, là où ils exercent leur activité productrice.

C’est pourquoi si les structures, le fonctionnement, les ambiances d’un système économique sont de nature à compromettre la dignité humaine de ceux qui s’y emploient, d’émousser systématiquement leur sens des responsabilités, de faire obstacle à l’expression de leur initiative personnelle, pareil système économique est injuste, même si, par hypothèse, les richesses qu’il produit atteignent un niveau élevé, et sont réparties suivant les règles de la justice et de l’équité. »[1]

Dans le même esprit, l’enseignement de l’Église va souligner les responsabilités personnelles de l’entrepreneur surtout à une époque et dans des structures où employés et employeurs étaient directement face à face..

Au XIXe siècle, le rôle du patron est capital dans la gestion humaine de l’entreprise et c’est pourquoi Léon XIII va longuement énumérer les devoirs qui orientent sa volonté. L’un des premiers est évidemment, comme nous l’avons vu, de verser le juste salaire. A cette occasion, le Souverain Pontife développera longuement, avec saint Thomas, l’enseignement traditionnel de l’Église sur le bon usage des richesses, inspiré par l’amitié et plus encore par l’amour fraternel.

C’est cet amour fraternel qui incitera le patron, par ailleurs, à créer le climat moral de l’entreprise:

« Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l’ouvrier en esclave ; il est juste qu’ils respectent en lui la dignité de l’homme, relevée encore par celle du chrétien. (…)

Ce qui est honteux et inhumain, c’est d’user de l’homme comme d’un vil instrument de lucre, de ne l’estimer qu’en proportion de la vigueur de ses bras. (…)

Aux patrons il revient de veiller à ce que l’ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété ; qu’il ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices ; que rien ne vienne affaiblir en lui l’esprit de famille ni les habitudes d’économie. Il est encore défendu aux patrons d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe. (…)

Enfin, les riches doivent s’interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l’épargne du pauvre, d’autant plus que celui-ci est moins apte à se défendre, et que son avoir est plus sacré parce que plus modique. »[2]

Pie XI, on le sait, s’attardera au rôle de l’État et des organisations professionnelle qui seront les gardiens et les artisans de la justice et juguleront les volontés de puissance mais il ne néglige pas pour autant le facteur humain qui est finalement déterminant. Ainsi interpelle-t-il les patrons catholiques qui ont empêché la lecture de Qudragesimo anno, en leur rappelant que « la charité chrétienne exige la reconnaissance de certains droits qui appartiennent à l’ouvrier »[3]

Dans cette encyclique, il écrivait que les hommes doivent « tenir compte non seulement de leur avantage personnel, mais de l’intérêt de la communauté », toute propriété étant individuelle et sociale⁠[4] : « L’homme n’est pas non plus autorisé à disposer au gré de son caprice de ses revenus disponibles, c’est-à-dire des revenus qui ne sont pas indispensables à l’entretien d’une existence convenable et digne de son rang. Bien au contraire, un très grave précepte enjoint aux riches de pratiquer l’aumône et d’exercer la bienfaisance et la magnificence (…). »⁠[5]

Après la seconde guerre mondiale, indépendamment des progrès réalisés au niveau des lois et des réglementations touchant au travail, le patron continue à avoir une influence capitale sur le climat de l’entreprise. C’est pourquoi, à plusieurs reprises, Pie XII décrira le patron idéal, « les qualités du véritable chef ». Il doit avoir « avec les qualités intellectuelles les plus variées, un caractère fort et souple et, surtout, un sens moral ouvert et généreux. On attend aussi spécialement du chef d’entreprise un intense désir de vrai progrès social ». Parfois « un attachement exagéré aux avantages économiques trouble plus ou moins largement la prise de conscience du déséquilibre et de l’injustice de certaines conditions de vie ». C’est du patron « que dépend, en premier lieu, l’esprit qui anime ses employés. Si l’on note chez lui le souci de placer l’intérêt de tous au-dessus de l’avantage individuel, il lui sera bien plus facile d’entretenir cette disposition des subordonnés. Ceux-ci comprendront sans peine que le chef, auquel ils se soumettent, n’entend pas réaliser des gains injustes à leurs frais, ni profiter au maximum de leur travail, mais que, au contraire, en leur fournissant des moyens pour leur entretien et celui de leurs familles, il leur donne également la possibilité de perfectionner leurs capacités, de faire une œuvre utile et bienfaisante, de contribuer autant qu’il leur est permis au service de la société et à son élévation économique et morale. Alors, au lieu d’un sentiment déprimant de désillusion, au lieu d’attitudes de revendication, s’établira une atmosphère d’entrain, de spontanéité, de contribution volontaire à l’amélioration d’une communauté de travail, devenue intéressante, compréhensive, constructive. Quand une fabrique, un atelier a créé un tel esprit, le travail reprend toute sa signification, toute sa noblesse ; il devient plus humain, il se rapproche davantage de Dieu. »[6]

Très soucieux des relations humaines dans l’entreprise, il rappellera encore que le contrat de travail engage les employeurs envers les employés « car ils demandent à ceux-ci le meilleur de leur temps et de leurs forces. Ce n’est donc pas seulement un travailleur que l’on embauche et auquel on achète son travail ; c’est un homme, un membre de la société humaine qui vient collaborer au bien de cette même société dans l’industrie en question ». Et « si l’intérêt des employeurs est de traiter leurs employés en hommes, ils ne sauraient se contenter de considérations utilitaires : la productivité n’st pas une fin en soi. Chaque homme au contraire représente une valeur transcendante et absolue (…) »⁠[7]

En définitive, le patron a quatre responsabilités.

Une responsabilité vis-à-vis de l’entreprise qui doit bien fonctionner. Une responsabilité vis-à-vis de l’ensemble de la communauté car « …​une entreprise ne saurait être menée indépendamment des conditions générales de l’économie et son chef assume de ce fait des responsabilités plus larges et non moins importantes, au service du bien commun de la nation » ; de ses décisions « peuvent dépendre la vitalité économique et la paix sociale du pays ». Une responsabilité vis-à-vis des employés, de leurs « conditions de travail matérielles et morales » ; le bon climat dépend de « la fréquence et (des) qualités humaines des relations du patron » qui « multiplier les contacts loyaux » avec tous ses collaborateurs. Enfin, une responsabilité devant Dieu, celle « de donner aux membres de son entreprise des conditions de vie et de travail qui rendent possibles à tous l’attachement au christianisme et la libre pratique de leurs devoirs religieux. »[8]

Plus précisément encore et vis-à-vis des travailleurs, « une plus grande sensibilité sociale est (…) réclamée de la part des catégories directement responsables, dans le but d’améliorer les anciennes formules de rétribution et de faire participer de plus en plus, à la vie, aux responsabilités et aux fruits proportionnels de l’entreprise, les travailleurs, qui doivent s’exposer à des risques si sérieux sur le champ du travail, comme malheureusement, on en a fréquemment la preuve douloureuse. »[9]


1. MM 84-85.
2. RN, in Marmy 450-457.
3. DR, in Marmy 172.
4. QA, in Marmy 553.
5. QA, in Marmy 555.
6. Discours au premier congrès italien de la petite entreprise, 20-1-1956.
7. Discours sur les relations humaines dans l’industrie, 4-2-1956.
8. Au nom du Saint-Père, Lettre de Mgr Dell’Acqua, substitut à la secrétairerie d’État pour les Assises nationales du Centre français du patronat chrétien, 8-3-1956.
9. Au nom du Saint-Père, Lettre de Mgr Dell’Acqua, à l’occasion de la Semaine sociale des catholiques d’Italie, 22-9-1956.

⁢a. Jean XXIII et le Concile

Nous l’avons vu, Jean XXIII et le Concile se sont attachés à promouvoir la participation et on ne trouve plus d’adresse directe aux patrons mais simplement l’affirmation renouvelée du droit de propriété qu’il faut diffuser largement mais qui a, par nature, une fonction sociale.

Si l’on parle désormais davantage de participation, si Jean XXIII et le Concile insistent « plus sur la liberté de l’ouvrier que sur celle du propriétaire »[1], c’est non seulement parce que l’expression et la croissance de la personne réclament la participation mais aussi pour une raison historique.

Pie XII jugeait « tout à fait accessoire » l’ouverture que Pie XI offrait à une forme ou l’autre de contrat de société. Jean XXIII, au contraire, donne beaucoup d’importance à cette idée⁠[2].

On peut considérer que l’essentiel a été dit à propos du rôle personnel de l’employeur alors qu’il fallait poursuivre la réflexion sur l’engagement des travailleurs au sein de l’entreprise, réflexion que Pie XII avait abordée mais qui devait être clarifiée et précisée dans un contexte qui avait évolué.

On peut aussi peut-être tenir compte d’un autre facteur. De plus en plus, les décisions économiques concernant la production, la consommation, les prix, les salaires, les investissements, les importations, etc., ne dépendent plus simplement d’une personne ou d’un petit groupe bien identifiable mais « d’une pluralité de centres qui interfèrent d’une manière très diverse dans la décision »[3]. Toutefois, l’entreprise est le seul centre qui, dans la production, « porte la responsabilité financière de ses décisions, parce qu’elle est le seul qui soit soumis aux risques de faillite ou de liquidation (…). Il n’y a pas de procédure de faillite, ni pour un organisme professionnel, ni pour un syndicat » même s’ils peuvent encourir des sanctions pénales pour des délits civils.⁠[4]

Mais que signifie exactement l’expression « l’entreprise porte la responsabilité financière de ses décisions » ? N’est-ce pas simplement la « patron » ? Si l’on répond positivement à cette question, on prolonge et accentue le vieux conflit entre le capital et le travail. Or tout l’enseignement de l’Église et finalement le bon sens nous indiquent que la solidarité entre le capital et le travail doit se substituer à la dichotomie trop habituelle⁠[5]. Solidarité et donc responsabilité commune. La participation des travailleurs à la propriété de leur entreprise, souhaitée par Jean XXIII⁠[6], participation qui exprime la solidarité, entraîne une commune responsabilité. Certes, avons-nous vu, il faut « sauvegarder l’autorité et l’efficacité nécessaires de l’unité de direction »[7] mais, aux yeux de Jean XXII, la responsabilisation de tous est un droit et un devoir⁠[8] : il faut trouver « les structures d’un système économique qui répondent le mieux à la dignité de l’homme et soient le plus aptes à développer en lui le sens des responsabilités. »[9]

Cette solidarité au sein de l’entreprise et en dehors est d’autant plus nécessaire que les centres de décisions se diversifient. Il apparaît plus que jamais important que l’entreprise parle d’une seule voix pour mieux résister aux centres de décision éloignés et puisse s’y faire entendre.

Il va sans dire que la philosophie du « patron » doit s’adapter à cette exigence. Et ce n’est pas pure utopie puisque nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer non seulement la rencontre de Bochum où patrons et ouvriers parlaient d’une même voix pour réclamer la cogestion mais aussi quelques expériences au sein d’entreprises d’avant-garde pourrait-on dire où sans verser dans la démagogie, le cadre ou le directeur ont conscience et volonté de s’inscrire dans une vraie communauté de personnes.⁠[10] Entreprises privées, publiques ou collectives ?

Jusqu’à présent, nous avons vu que l’enseignement de l’Église était très attaché, aux conditions dites, à la propriété privée et donc à l’entreprise privée, expressions de la liberté d’initiative.

Est-ce à dire que cet enseignement exclut tout autre forme d’entreprise ?

Léon XIII, nous le savons, réagit dans Rerum novarum contre le danger du socialisme. C’est dans ce contexte historique qu’il prend la défense de la propriété privée : la « conversion de la propriété privée en propriété collective, préconisée par le socialisme, n’aurait d’autre effet que de rendre la situation des ouvriers plus précaire, en leur retirant la libre disposition de leur salaire et en leur enlevant, par le fait même, tout espoir et toute possibilité d’agrandir leur patrimoine et d’améliorer leur situation »[11]. Le désir du Saint-Père est que, par son salaire, l’ouvrier puisse, à son tour, accéder à la propriété mobilière et immobilière. Dès lors, «  la théorie socialiste de la propriété collective est absolument à répudier, comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu’on veut secourir, contraire au droit naturel des individus, comme dénaturant les fonctions de l’État et troublant la tranquillité publique »[12]. Il s’agit bien de « la théorie socialiste de la propriété », théorie dans laquelle « le talent et l’esprit d’initiative personnels étant privés de leurs stimulants, la richesse par une conséquence nécessaire, serait tarie dans sa source même » ; théorie fondée sur un « asservissement tyrannique et odieux des citoyens » et imprégné d’égalitarisme : « le mythe tant caressé de l’égalité ne serait pas autre chose, en fait, qu’un nivellement absolu de tous les hommes dans une commune misère et dans une commune médiocrité. »[13]

La menace du collectivisme et de l’étatisme va aussi pousser Pie XI à défendre la propriété privée. Dans la mesure où l’État «  se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités », Pie XI établit fermement le principe de subsidiarité⁠[14] mais il reconnaît qu’« il y a certaines catégories de biens pour lesquels on peut soutenir avec raison qu’ils doivent être réservés à la collectivité, lorsqu’ils viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées. »[15] Pie XI, en effet, s’est rendu compte que, dans les sociétés libérales, de grandes puissances économiques et financières constituaient elles aussi une menace pour la liberté des individus et l’initiative privée⁠[16]. Ce passage de Quadragesimo anno sera repris par les Pontifes suivants.

Pie XII qui a, en de très nombreuses occasions, rencontré des groupes d’hommes au travail, tout en maintenant la doctrine traditionnelle sur la propriété privée, évoquera la possibilité de différentes formes de propriété.

Sur un plan théorique tout d’abord, il rappellera que le devoir de travailler et « le droit correspondant au travail sont imposés et accordés à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartiennent avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris. »[17] Priorité donc à l’initiative privée et subsidiarité de l’État.

Toutefois, « les associations catholiques acceptent la socialisation[18] seulement dans le cas où elle apparaît réellement une requête du bien commun, c’est-à-dire comme l’unique moyen vraiment efficace pour remédier à un abus et éviter un gaspillage des forces productrices du pays, pour assurer l’ordonnance organique de ces mêmes forces, pour les diriger à l’avantage des intérêts économiques de la nation. »Il est bien entendu que « la socialisation implique dans tous les cas l’obligation d’une indemnité convenable, c’est-à-dire calculée d’après ce que les circonstances concrètes suggèrent comme juste et équitable pour les intéressés. »[19]

Au lendemain de la guerre, Pie XII prend acte du fait que « pour le moment, la faveur va de préférence à l’étatisation ou à la nationalisation des entreprises.

Il n’est pas douteux que l’Église aussi - dans certaines limites - admet l’étatisation et juge que « l’on peut légitimement réserver aux pouvoirs publics certaines catégories de biens, ceux-là qui présentent une telle puissance qu’on ne saurait, sans mettre en péril le bien commun, les abandonner aux mains des particuliers (QA).

Mais faire de cette étatisation comme la règle normale de l’organisation publique de l’économie serait renverser l’ordre des choses. La mission du droit public est, en effet, de servir le droit privé, non de l’absorber. L’économie - pas plus d’ailleurs qu’aucune autre branche de l’activité humaine - n’est de sa nature une institution d’État ; elle est, à l’inverse, le produit vivant de la libre initiative des individus et de leurs groupements constitués. »

Dans son projet d’économie sociale, Pie XII propose d’autres formules et, nous l’avons vu dans sa défense des droits du propriétaire, il envisage « que l’entreprise soit constituée sous forme de fondation ou d’association de tous les ouvriers comme copropriétaires, ou bien qu’elle soit propriété privée, d’un individu qui signe avec tous ses ouvriers un contrat de travail ». Et il répète : « Le propriétaire des moyens de production, quel qu’il soit - propriétaire particulier, association d’ouvriers, ou fondation »[20].

Dans sa Lettre à Mr Charles Flory, président des Semaines sociales de France à Strasbourg, le 10 juillet 1946, au lieu de l’ »égoïsme collectif » et de l’ »étatisme omnipotent », le pape préconise « un esprit communautaire de bon aloi ». La nationalisation « même quand elle est licite », précise Pie XII, risque d’« accentuer » « le caractère mécanique de la vie et du travail en commun » et rend « fort sujet à caution » « le profit qu’elle apporte au bénéfice d’une vraie communauté ». En lieu et place, Pie XII recommande « l’institution d’associations ou unités coopératives »[21] plus avantageuses sur le plan humain et « en même temps au meilleur rendement des entreprises », tout en souhaitant, comme ses prédécesseurs, « la forme corporative de la vie sociale ». Pie XII fera l’éloge des coopératives en déclarant que leurs principes « sont ceux-là même de la doctrine sociale chrétienne » et qu’ « elles maintiennent en éveil leur sens du bien commun, de leurs responsabilités sociales, et démontrent par leur activité les bénéfices de la collaboration intelligente et son pouvoir stimulant. » ⁠[22]

Soucieux aussi de diffuser la propriété privée, Jean XXIII « n’exclut évidemment pas que l’État et les établissements publics détiennent, eux aussi, en propriété légitime, des biens de production, et spécialement lorsque ceux-ci « en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées. »(QA)

Notre temps marque une tendance à l’expansion de la propriété publique: État et collectivités. Le fait s’explique par les attributions plus étendues que le bien commun confère aux pouvoirs publics. Cependant il convient, ici encore, de se conformer au principe de subsidiarité (…). Aussi bien l’État et les Etablissements de droit public ne doivent étendre leur domaine que dans les limites évidemment exigées par des raisons de bien commun, nullement à seule fin de réduire, pire encore, de supprimer la propriété privée.

Il convient de retenir que les initiatives d’ordre économique, qui appartiennent à l’État ou aux établissements publics, doivent être confiées à des personnes qui unissent à une compétence éprouvée, un sens aigu de leur responsabilité devant le pays. De plus, leur activité doit être objet d’un contrôle attentif et constant, ne serait-ce que pour éviter la formation, aus ein de l’État, de noyaux de puissance économique au préjudice du bien de la communauté, qui est pourtant leur raison d’être. »[23]

Vatican II synthétisera l’essentiel de ce qui a été dit jusqu’à présent: « la légitimité de la propriété privée ne fait toutefois pas obstacle à celle de divers modes de propriétés publiques, à condition que le transfert des biens au domaine public soit effectué par la seule autorité compétente, selon les exigences du bien commun, dans les limites de celui-ci et au prix d’une indemnisation équitable. L’État a, par ailleurs, compétence pour empêcher qu’on abuse de la propriété privée contrairement au bien commun »[24]

Fort de cette doctrine dont la source remonte à l’Évangile⁠[25] et aux rudes interpellations lancées aux riches par les Pères de l’Église, Paul VI écrira que « le bien commun exige parfois l’expropriation si, du fait de leur étendue, de leur exploitation faible ou nulle, de la misère qui en résulte pour les populations, du dommage considérable porté aux intérêts du pays, certains domaines font obstacle à la prospérité collective. »[26]

Au moment du Concile, le P. Bigo a tenté de rassembler d’une manière cohérente toute la réflexion accumulée par les souverains Pontifes depuis Léon XIII⁠[27].

Dans l’enseignement de l’Église, l’entreprise est une société de personnes, « les unes travaillant, les autres apportant les instruments de production ». Cette communauté est volontaire, elle se construit sur un contrat librement consenti entre le travail - sa représentation syndicale - et le capital. Il y a nécessairement tension entre les deux parties mais la « conciliation reste indispensable ». Le contrat fonde l’autorité dans l’entreprise selon le droit privé.

L’entreprise est une communauté de production dont le produit commun est réparti selon la justice commutative : « chacun y reçoit selon son apport ».⁠[28]

L’entreprise est une communauté de travail qui rend un service à la société⁠[29]. Elle doit donc en respecter la loi: « à côté des éléments contractuels essentiels, il y a donc dans l’entreprise des éléments institutionnels non moins essentiels, qui échappent par nature à la volonté des parties et s’imposent aux conventions ». Comme éléments institutionnels, on citera d’abord « l’attribution à chaque salarié d’un salaire prioritaire et de sa part du produit commun », mais aussi l’information et la consultation nécessaires à la participation et à la responsabilisation des salariés. Sont contractuelles « les formes et les modes de cette participation aux bénéfices, à la gestion et à la propriété ». Il est bien entendu que « les conventions collectives de branches de production et la loi pourront consacrer, dans certains cas, les expériences qui se seront avérées concluantes, dans une industrie ou même dans toute l’industrie ».


1. BIGO P., La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 398.
2. Jean XXIII par contre insiste moins sur les corporations telles qu’elles étaient évoquées notamment par Léon XIII et Pie XI mais aussi par Pie XII, organisations professionnelles qui pouvaient être mixtes et donc associer patrons et travailleurs. Il les suppose mais ne s’y attarde pas autant que ses prédécesseurs.
3. BIGO P. op. cit., pp. 383-384.
4. Id., p. 384.
5. « Il faut renouer les liens naturels qui attachent l’ouvrier à son œuvre, et qui l’associent à l’entreprise - si l’on veut mettre fin au conflit paralysant né de la dissociation de la propriété et du travail » (BIGO P., op. cit., p. 392). Et Pie XII ne craignait pas d’affirmer : « Erroné et funeste en ses conséquences est le préjugé, malheureusement trop répandu, qui voit en elle (la production industrielle) une opposition irréductible d’intérêts divergents. L’opposition n’est qu’apparente. Dans le domaine économique, il y a communauté d’activité et d’intérêts entre chefs d’entreprises et ouvriers. Méconnaître ce lien réciproque, travailler _ le briser, ne peut être que le fait d’une prétention de despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprises et ouvriers ne sont pas antagonistes inconciliables. » (Discours à l’UNIAPAC, 7-5-1949). Plus nettement encore, Pie XII écrivait, à la fin de la guerre : « Il est temps de laisser là les phrases creuses et de songer, avec l’encyclique Quadragesimo anno, à une nouvelle organisation des forces productives du peuple. C’est-à-dire qu’au-dessus de la distinction entre employeurs et employés, les hommes doivent savoir discerner et reconnaître cette plus haute unité qui unit entre eux tous ceux qui collaborent à la production, Nous voulons dire leur entente et leur solidarité dans le devoir de pourvoir qu’ils ont ensemble et de manière durable, au bien commun et aux besoins de la communauté tout entière. Que cette solidarité s’étende à toutes les branches de la production, qu’elle devienne le fondement d’un ordre économique meilleur, d’une saine et juste autonomie, qu’elle ménage aux classes laborieuses, par des voies légitimes, l’accès à leur part de responsabilité dans la gestion de l’économie nationale ! De cette manière, grâce à cette harmonieuse coordination et coopération, à cette union plus intime du travail et des autres facteurs de la vie économique, le travailleur arrivera à tirer de son activité un gain assuré et suffisant à sa subsistance et à celle de sa famille, une véritable satisfaction pour son cœur et un puissant stimulant pour son perfectionnement. » (Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945).
6. « On ne gagnera son concours dans le travail qu’en l’(l’ouvrier) associant progressivement à la propriété même de son outil et de son œuvre » (BIGO P., op. cit., p. 393).
7. MM 94.
8. Cf. MM 84-85 et BIGO P., op. cit., p. 399.
9. MM 86.
10. Très concrètement, un cadre précise l’enjeu : « La recherche de l’égalitarisme, que généreusement certains confondent avec la lutte contre l’injustice, ne peut en rien s’identifier avec celle-ci et (…) apparaît contraire à la réalité profonde du monde, qui est de diversité, de démesure et de particularisme. Pire, elle prend le risque de stéréotyper les individus dans leurs aptitudes et leurs comportements. Que de frustrations et d’injustices peuvent en découler ! (…) « Les cibles à détruire sont claires : l’excès des inégalités d’abord, parce qu’il engendre les privilèges et la « supériorité », ensuite ses corollaires, l’envie et la méfiance qui entretiennent, par des formes sans cesse renouvelées, au fur et à mesure que sont contraintes de disparaître celles devenues trop criardes, une distance globale entre les hommes.
   Au niveau de l’avoir (…), les écarts de salaire, plus de revenu, encore plus de patrimoine, sont excessifs et déclenchent des phénomènes cumulatifs. Si des écarts peuvent se justifier par la différence des responsabilités et des apports dans la vie économique et sociale, ils ne doivent pas entraîner, ce qui hélas le cas aujourd’hui, un modèle dominant de niveau de vie auquel la majorité n’a pas accès, cause profonde de frustration, d’envie, de révolte.
   Lees excès du pouvoir et du savoir s’incarnent dans l’autoritarisme et l’arrogance. Dans beaucoup d’entreprises, il y a ceux qui pensent et ceux qui exécutent, ceux qui écoutent et ceux que l’on écoute. Ce sont les mêmes qui savent, qui pensent, que l’on écoute, les autres n’ont plus la latitude, les moyens de relever la tête. Souvent les procédures participatives mises en place reviennent en fait à déplacer quelque peu la frontière entre les deux catégories sans changement fondamental dans le principe dichotomique. L’homme écrasé, dominé, au fond de lui-même ulcéré de cette absence de considération, de reconnaissance, de mise en valeur de ce qu’il peut être, n’a d’autre issue souvent que de se replier sur lui-même, ou de s’oublier dans le vice, l’alcool, le jeu (la société l’y encourage même : loto, tiercé…​), ou de se raccrocher à des slogans simplificateurs correspondant au niveau intellectuel qu’il a pris l’habitude de mobiliser, promettant réhabilitation et vengeance et ouvrant, par la voie du militantisme, l’accès à l’initiative.
   Tout ce qui permettra de diminuer la « distance » entre les hommes, tout ce qui favorisera la possibilité pour chacun d’être écouté, accepté comme un autre spécifique et différent, s’attaquera à l’injustice. Comme dans la vie politique, il est, dans la vie de l’entreprise, de multiples manières, souvent aussi discrètes qu’efficaces, de participer à ce combat (…),. »(75-76) (FLINOIS Jean-Luc, Qui ose aujourd’hui parler de justice ? L’expérience d’un cadre, in Communio, III, 2, mars 1978, pp. 73, 75-76. J.-L. Flinois fut directeur commercial des marchandises à la SNCF).
   Et un dirigeant confirme en présentant ce qu’il appelle les « trois grands commandements de la justice »:
   « Premièrement, il n’est jamais permis de rien « lâcher » de son pouvoir, même s’il est considérable ; mais il est recommandé de consentir à le partager, d’accepter des contre-pouvoirs, ou pire encore de les susciter, d’organiser à soi-même la contradiction, en un mot de dépenser toute l’énergie et toute l’activité possibles, pour que les « sujets », même s’ils n’en ont spontanément aucune envie, s’affranchissent de leur sujétion pour devenir responsables. Il ne faut pas croire en effet que partager son pouvoir soit chose facile. C’est une tâche qui exige la patience, mais aussi l’autorité et la ruse, car le despotisme dans l’entreprise tient bien plus, dans la plupart des cas, à l’inertie qu’à la volonté de puissance du dirigeant ». (…) « Qui ne peut rien ne comprend rien (…) et l’accomplissement de la justice suppose le partage de la connaissance qui suppose le partage du pouvoir. (…)
   Deuxièmement, au moment des grands choix, et même des petits, il ne faut rien oublier, aucun chiffre, aucun raisonnement, mais surtout aucune des personnes en cause » et notamment il faut tenir compte des mérites et des dons individuels.  »Cette attention permanente que l’on doit porter aux personnes, à travers les masques fonctionnels que leur impose la société, suppose que la tunique du technocrate n’ait pas collé à votre peau, en d’autres termes, que vous ayez pris soin, dans votre attitude quotidienne, votre vocabulaire, vos distractions et vos relations, de rester semblable aux autres hommes : détails extérieurs - dira-t-on - mais qui ne sont pas innocents, car rien n’est plus aisé, le conformisme de caste et le snobisme aidant, de se constituer un personnage qui se substitue à votre âme et vous empêche à tout jamais de rejoindre votre prochain. (…)
   Enfin, il faut accepter l’idée que les choses peuvent changer et que les dirigeants d’aujourd’hui n’ont pas seuls vocation à les faire changer ». (FAUROUX Roger, « Une justice qui vient de Lui seul », Le témoignage d’un dirigeant, in Communio, III, 2, mars 1978 pp. 80-83. R. Fauroux fut Président-Directeur Général de Saint-Gobain Industries).
11. RN, in Marmy 436.
12. RN, in Marmy 445.
13. RN, in Marmy 444.
14. QA, in Marmy 572.
15. QA, in Marmy 594.
16. Pie XII dira que la « démocratisation de l’économie (..) n’est pas moins menacée par le monopole ou encore par le despotisme économique d’une coalition anonyme de capitaux privés que par l’hégémonie des masses organisées et disposées à user de leur force au préjudice de la justice et du droit d’autrui. » (Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945).
17. Radio-message, La Solennità, 1-6-1941.
18. Le mot « socialisation » est ici synonyme de « nationalisation ». Un peu plus haut, dans le même discours, Pie XII lui-même évoque « ce qu’on appelle aujourd’hui nationalisation ou socialisation de l’entreprise ». De même, Pie XII ne fait aucune distinction entre nationalisation (cf. 10-7-1946) et étatisation (cf. 7-5-1949). P. Bigo approuve en faisant remarquer que « cette distinction n’a pas de contenu et qu’elle entretient l’illusion que l’on pourrait nationaliser une entreprise sans s’exposer aux inconvénients et aux risques d’une mainmise de l’État, hypothèse qui ne tient ni devant la réflexion, ni devant l’observation. » Même la décentralisation à la yougoslave (cf. infra) « ne permet pas par elle-même d’échapper à l’emprise de l’État sur toute l’existence sociale. » « La nationalisation est une étatisation, et elle en a tous les inconvénients. Elle ne peut être opérée que si la gestion privée a de plus grands inconvénients encore. » (Op. cit., p. 427). Notons aussi en passant que « la nationalisation ne supprime pas la dualité impliquée dans l’entreprise, et ne rend pas nécessairement plus aisée la conciliation entre le point de vue de l’œuvre et le point de vue de l’ouvrier. » (Id., p. 403). En effet, la nationalisation ne confère pas la propriété aux ouvriers mais, comme le mot l’indique, à la nation.
19. Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945.
20. Allocution à l’UNIAPAC, 7-5-49.
21. Le texte original dit « unités corporatives » mais il s’agit sans aucun doute d’une erreur typographique. En effet, l’année suivante (18-7-1947), dans sa lettre au même président des Semaines sociales de France, Charles Flory, Pie XII écrit : « La question qui (…) se posait en relation immédiate avec l’objet de la Semaine sociale de Strasbourg, était de savoir si la nationalisation offrait un moyen approprié de procurer à la nation l’union et l’esprit de communauté. Nous nous trouvions en présence de ce problème : développer le plus puissamment qu’il se pourrait les « unités » ou « sociétés coopératives », car c’est d’elles qu’il s’agissait, comme le contexte le faisait clairement voir. »
22. Allocution aux délégués des coopératives italiennes, 10-5-1956. Dans le même esprit, Pie XII se réjouira de l’extension d’un réseau de Caisses mutuelles (cf. Discours aux Mutuelles des cultivateurs directs d’Italie, 16-5-1957), saluera les dirigeants de sociétés d’habitations à bon marché, « qui ne sont pas des organisations de l’Assistance publique » (Discours du 21-11-1953).
23. MM, 116-118.
24. GS 71, § 4. A propos des latifundia, le Concile prévoit qu’on peut même faire des réformes visant « à répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d’hommes capables de les faire valoir » (Id., § 6).
25. Cf. 1 Jn 3, 17: « Si quelqu’un, jouissant des richesses du monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? »
26. PP 24. Paul VI continue : « En l’affirmant avec netteté, le Concile a rappelé aussi non moins clairement que le revenu disponible n’est pas abandonné au libre caprice des hommes et que les spéculations égoïstes doivent être bannies. On ne saurait dès lors admettre que des citoyens pourvus de revenus abondants, provenant des ressources et de l’activité nationales, en transfèrent une part considérable à l’étranger pour leur seul avantage personnel, sans souci du tort évident qu’ils font par là subir à leur patrie. »
27. BIGO P., op. cit., pp. 400-412.
28. Dans « une communauté de vie, (…) chacun recevrait comme membre une part égale » (BIGO P., p. 401).
29. Cette notion de service est importante car c’est lui qui motive l’emploi. Le licenciement ne peut se justifier que dans la mesure où le service n’est plus assuré. Il doit s’accompagner bien sûr d’un souci de reclassement et de recyclage. L’autorité est elle-même mesurée par le service à rendre.

⁢b. Une actualisation par Jean-Paul II

Nous avons déjà eu l’occasion d’étudier la conception que Jean-Paul II se fait du travail et nous savons que son souci est « de souligner et mettre en relief le primat de l’homme dans le processus de production, le primat de l’homme par rapport aux choses. »[1] On peut donc tenter de synthétiser sa pensée à partir des droits et devoirs et donc des responsabilités des différents acteurs.


1. LE 12.

⁢c. Responsabilité de l’employeur

Le pouvoir et la responsabilité de l’employeur vis-à-vis des travailleurs constituent aujourd’hui un problème complexe. En effet, il faut tenir compter, dans le monde contemporain de la présence de deux types d’employeurs : l’employeur direct et l’employeur indirect.

Par ces expressions, Jean-Paul II désigne, d’une part, « la personne ou l’institution avec lesquelles le travailleur conclut directement le contrat de travail selon des conditions déterminées (…) ».⁠[1] Et, d’autre part, « les personnes, les institutions de divers types, comme aussi les conventions collectives de travail et les principes de comportement, qui, établis par ces personnes et institutions, déterminent tout le système socio-économique ou qui en découlent.  »⁠[2]

Ce concept peut être appliqué, avant tout, à l’État puisque c’est lui « qui doit mener une juste politique du travail ».⁠[3] Mais, aujourd’hui, comme les relations économiques s’internationalisent, des « dépendances réciproques » complexes influencent les États et finalement les travailleurs.

Même si la responsabilité de cet employeur -État, organisations internationales- est, bien sûr, indirecte, elle n’en est pas moins réelle notamment, nous l’avons vu, vis-à-vis de l’emploi. Bien d’autres tâches incombent à cet employeur. Nous y reviendrons plus tard.⁠[4] Rappelons ici l’essentiel : quel que soit le niveau de pouvoir ; que ce soit celui d’un ministère, d’une société multinationale ou transnationale, d’une structure politique internationale, « la prise en considération des droits objectifs du travailleur quel qu’en soit le type (…) doit constituer le critère adéquat et fondamental de la formation de toute l’économie, aussi bien à l’échelle de chaque société ou de chaque État qu’à celui de l’ensemble de la politique économique mondiale ainsi que des systèmes et des rapports internationaux qui en dérivent. »[5] Comme les valeurs subjectives l’emportent sur les valeurs objectives, le travail ne peut subir le poids des systèmes économiques et toute l’économie doit s’ordonner aux droits objectifs des travailleurs quelle que soit la situation dans laquelle elle se trouve⁠[6].

L’employeur direct occupe une place difficile dans la mesure où il est, d’une part, tributaire de ce que fait et décide l’employeur indirect et plus directement responsable du travailleur.

C’est pourquoi, comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II a fait l’éloge des dirigeants d’entreprises pour leur esprit d’initiative au service du bien commun : « le degré de bien-être dont jouit aujourd’hui la société serait impensable sans la figure dynamique du chef d’entreprise qui a pour fonction d’organiser le travail humain et les moyens de production de manière à produire les biens et les services ».⁠[7]

Le chef d’entreprise n’est pas qu’un homme audacieux, compétent, efficace. Il est un homme à la conscience formée et solide qui doit éviter des tentations dangereuses : « la soif insatiable de gain, le profit facile et immoral, le gaspillage, la tentation du pouvoir et du plaisir, les ambitions démesurées, l’égoïsme effréné, le manque d’honnêteté dans les affaires et les injustices à l’égard des ouvriers. »[8]

Le chef d’entreprise est un héritier, il a « reçu l’ »héritage » d’un double patrimoine » : les ressources naturelles et les fruits du travail de ceux qui l’ont précédé⁠[9]. Ce double patrimoine est le patrimoine de tous et le chef d’entreprise en est responsable comme l’intendant de cet homme riche dont parle l’Évangile⁠[10]. L’« homme riche » c’est le Seigneur mais aussi, ajoute Jean-Paul II, les hommes « qui sont appelés à participer au patrimoine » que Dieu a confié au chef d’entreprise. C’est à eux aussi qu’il faut rendre compte. « Pensez, dit Jean-Paul II aux chefs d’entreprise, que tous ces biens, le poste de travail de tant d’hommes et de femmes, sont l’avenir de beaucoup de familles, sont les talents que vous avez à faire fructifier pour le bien de la communauté. »[11]

Si l’on constate historiquement une antinomie entre le capital et le travail, elle n’est pas naturelle ni inéluctable. Cette antinomie est « factice et illogique » et a souvent été « exaspérée artificiellement par une lutte des classes programmée »[12]. Capital et travail vivent associés indissolublement Le capital, les ressources du capital, le patrimoine évoqué, les moyens de production « ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent être non plus possédés pour posséder, parce que l’unique titre légitime à leur possession est qu’ils servent au travail et qu’en conséquence, en servant au travail, ils rendent possible la réalisation du premier principe de cet ordre qu’est la destination universelle des biens et le droit à leur usage commun. »[13]

Ceci rappelé, Jean-Paul II n’hésite pas à interpeller les « patrons »: « En ce sens, vous devez contribuer à ce que se multiplient les investissements productifs et les postes de travail, à ce que soient promues les formes adéquates de participation des travailleurs à la gestion et aux revenus de l’entreprise, et à ce que s’ouvrent des voies d’accès de tous à la propriété, comme base d’une société juste et solidaire ».⁠[14]

Le chef d’entreprise doit être solidaire. Il est, dans une mesure que nous allons préciser, solidaire avec le travailleurs et il doit être solidaire avec les autres chefs d’entreprise et avec « les autres secteurs de la communauté ».⁠[15] Jean-Paul II dira que le travail possède en lui-même « une force qui peut donner vie à une communauté : la solidarité. » Une triple solidarité : « La solidarité du travail qui se développe spontanément entre ceux qui partagent le même type d’activité ou de profession, pour embrasser, avec les intérêts des individus et des groupes, le bien commun de toute la société. La solidarité avec le travail, c’est-à-dire avec chaque homme qui travaille - en dépassant tout égoïsme de classe ou les intérêts politiques unilatéraux - prend en charge le drame du chômeur ou de celui qui est dans une situation difficile de travail. Finalement, la solidarité dans le travail : une solidarité sans frontières, parce qu’elle est fondée sur la nature du travail humain, c’est-à-dire sur la priorité de la personne humaine sur toute chose.

Une telle solidarité, ouverte, dynamique, universelle par nature, ne sera jamais négative ; une « solidarité contre », mais positive et constructive, « une solidarité pour », pour le travail, pour la justice, pour la paix, pour le bien-être et pour la vérité dans la vie sociale ».⁠[16]

Le chef d’entreprise est un pacificateur. Entre employeur indirect et travailleurs, plongé parfois dans une crise économique, il sera nécessairement confronté à des difficultés, à des conflits justifiés ou suscités. Aucun modèle d’entreprise n’élimine de soi les oppositions, ni le modèle familial où le patron est comme un père qui parle ne vertu de son âge et de son expérience, ni le modèle militaire, ni le modèle féodal où le patron, tel le suzerain vis-vis de ses vassaux, assure protection et aide aux salariés qui lui doivent fidélité, ni le modèle monacal de l’ancienne manufacture. Ces modèles sont aujourd’hui dépassés dans la mesure où l’ouvrier qui est souverain par le suffrage universel reste soumis dans des entreprises de ce type. Il est hasardeux de promouvoir d’une part la démocratie politique et de refuser toute démocratie économique⁠[17].

Le modèle social chrétien participatif est susceptible de réduire les risques de tension mais non de les supprimer car les intérêts conjugués ne coïncideront jamais. Toutefois, la solidarité interne organisée permettra au chef d’entreprise d’aborder les problèmes dans un esprit de paix. Il sait, en effet, que « …​ce n’est pas par les antagonismes ou la violence que les difficultés peuvent se résoudre ! ». Il n’aura pas à se demander : « Pourquoi ne pas rechercher des solutions entre les parties ? Pourquoi rejeter le dialogue patient et sincère ? Pourquoi ne pas recourir à la bonne volonté de l’écoute, au respect mutuel, à l’effort de recherche loyale et persévérante, en acceptant les accords, même partiels, mais toujours porteurs de nouvelles espérances ? »[18] Préparé par l’habitude de travailler ensemble, dans la transparence et le respect, le dialogue se nouera plus facilement aux heures de crise.

Le chef d’entreprise chrétien, est un collaborateur de Dieu. Au cœur des pires difficultés, il n’est jamais seul : « s’il y avait quelqu’un qui a perdu tout espoir dans l’édification de cette société plus juste que tous nous désirons, disons-lui avec force et amour que le système pour la solution des problèmes difficiles qui affectent l’homme existe certainement : c’est la rencontre avec Dieu, le Créateur qui continue de travailler par sa Providence dans la grande entreprise du monde et à laquelle il a voulu vous associer vous aussi comme ses collaborateurs.

Ainsi, pour dures que soient les difficultés, pour stériles que paraissent vos efforts, allez toujours de l’avant, en acceptant les défis des temps et, plus que la confiance mise ne votre capacité et en vos forces, rappelez-vous la consigne du Seigneur : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné de surcroît. » (Mt 6, 33)

Si vous savez, au milieu des difficultés, vous engager de façon magnanime pour le bien de tous par l’exercice de votre profession, si vous aimez concrètement Dieu et vos frères dans la gestion de vos entreprises, vous expérimenterez certainement l’amour de Dieu à votre égard, lui qui - comme l’écrit saint Paul - « fournira et multipliera votre semence et fera croître les fruits de votre justice » (2 Co 9, 10). Dieu accueille l’engagement et le récompense par de nouvelles bénédictions, avec des fruits qui deviendront visibles non seulement au ciel, mais aussi sur votre terre. »[19]

On se rend bien compte que le portrait de l’entrepreneur dessiné, notamment par Jean-Paul II s’éloigne du modèle autoritaire classique décidément obsolète⁠[20] comme il s’éloigne aussi du modèle proposé par F. W. Taylor. Selon ce promoteur de l’organisation scientifique du travail,⁠[21] c’est désormais l’ingénieur qui doit être le maître de l’entreprise. Puisqu’il connaît la meilleure manière de produire, « tous les participants à l’organisation - patrons et ouvriers - ne peuvent qu’être d’accord avec cette unique bonne façon de faire les choses ».⁠[22]

Certes, ce type de gestion est à l’origine de l’expansion industrielle moderne mais la « bureaucratie et la rationalité » qu’il a entraînées, ont incontestablement aliéné le travailleur, le rendant « étranger à son travail, à son entreprise, à lui-même ».⁠[23]

En accord avec le bon sens, l’Église sait que « diriger une organisation tient beaucoup plus du gouvernement des hommes que de l’administration des choses ».⁠[24] Les théoriciens et les gestionnaires s’en sont rendu compte après que le taylorisme ait révélé ses effets pervers. On a alors estimé qu’il fallait ajouter au leadership technique un leadership humain. On insista dès lors sur les « relations humaines » et plus particulièrement sur les aspirations et les motivations de l’homme au travail⁠[25], en oubliant l’organisation et en simplifiant la réalité psychologique⁠[26]. Dans cette perspective, le leader est encore dans une perspective utilitariste, soucieux de l’intérêt général alors que l’Église défend l’idée d’une autorité (pas seulement d’un pouvoir) au service du bien commun qui inclut certes l’intérêt général mais « vise la dignité de chacun indépendamment du résultat ».⁠[27]


1. LE 16.
2. LE 17.
3. Id..
4. Le rôle de l’État sera étudié dans le chapitre suivant et celui des organisations internationales plus loin.
5. LE 17.
6. Jean-Paul II va plus loin : « Dans les temps difficiles et durs pour tous - comme le sont les périodes de crise économique - on ne peut abandonner à leur sort les ouvriers surtout ceux qui - comme les pauvres et les immigrés - n’ont que leurs bras pour subsister. Il convient de toujours rappeler un principe important de la doctrine sociale chrétienne : « La hiérarchie des valeurs, le sens profond du travail exigent que le capital soit au service du travail et non le travail au service du capital » (LE 23) ». (Discours au monde du travail, Barcelone, 7-11-1982, in DC 5-12-1982, n° 1841, p. 1122).
7. Discours aux chefs d’entreprise de Milan, 22-5-1983, in DC 1983, n° 1855, p. 659. Cf. aussi CDSE 343-345.
8. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, 11-4-1987, in DC 24-5-1987, n° 1940, p. 530.
9. Id., p. 529.
10. « Il était un homme riche qui avait un intendant, et celui-ci lui fut dénoncé comme dilapidant ses biens. Il le fit appeler et lui dit : « qu’est-ce que j’entends dire de toi ? Rends compte de ta gestion, car tu ne peux plus gérér mes biens désormais. » » (Lc 16, 1-2).
11. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, id..
12. Discours au monde du travail, Barcelone, op. cit., p. 1121.
13. LE 14.
14. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, op. cit.. Aujourd’hui encore, l’idée de « cogestion » semble faire difficulté. J.-Y. Naudet qui cite (in Dominez la terre, Fleurus, 1989, pp. 63-64) de larges extraits du discours de Jean-Paul II aux dirigeants d’entreprises argentins, ne reprend pas la formule « participation des travailleurs à la gestion et aux revenus de l’entreprise » mais précise seulement que « pour que l’entreprise soit réellement un lieu de coopération, les salariés doivent être associés au mieux à la marche de l’entreprise, par l’information mais aussi par la plus grande autonomie possible dans l’action. Notons en passant qu’il y a d’ailleurs là un principe élémentaire de bonne gestion et que les entreprises purement hiérarchisées, sans autonomie ni participation des salariés, sont loin d’être les plus efficaces ». Ce commentaire est très juste mais reste en deçà de ce que Jean-Paul II a développé dans Laborem exercens à propos de la « participation des travailleurs à la gestion et aux revenus de l’entreprise ». Nous allons le voir.
15. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, op. cit., p. 530.
16. Discours au monde du travail, Barcelone, op. cit., p. 1122.
17. Léon XIII parlait favorablement de « démocratie sociale », régime de gouvernement favorable au peuple et qu’il distinguait de la démocratie politique, régime de gouvernement par le peuple (Graves de communi, 1901). On peut appeler démocratie sociale ou démocratie économique, un système participatif : « Comme la démocratie politique permet à tous les citoyens de participer de quelque façon à la direction du pays, ainsi la démocratie sociale assurera, à tous ceux qui participent à la production, une certaine participation à la direction de la vie économique » (Van GESTEL, op. cit., p. 257).
18. Discours au monde du travail, Barcelone, op. cit., p. 1122.
19. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, op. cit., p. 530.
20. « L’autoritarisme qui trahit une faiblesse, le goût du secret là où l’on doute de la qualité de ce que l’on cache, font persister les méthodes de commandement militaire les plus anciennes, les procédés pédagogiques les plus surannés, dans le monde de la production où on les a fait entrer, il y a un siècle, faute alors d’en connaître d’autres. » (Fr. Bloch-Lainé, in Préface du livre de WOOT Ph. de, Pour une doctrine de l’entreprise, Seuil, 1968, pp. 22-23). François Bloch-Lainé (1912-2002) fut, en France, un haut fonctionnaire qui réforma la Régie Renault, le Crédit lyonnais et l’État, fut Directeur du Trésor et de la Caisse des Dépôts et consignations.
21. Frederick Winslow Taylor (1856-1915) établit que « pour une opération donnée, un procédé type, un outil type et un « temps normal » pourront être imposés aux ouvriers, chacun d’eux devant accomplir le minimum de gestes dans le minimum de temps » (Mourre). Mgr J.-B. Montini, à la demande de Pie XII, dénonça cette conception en écrivant que « le processus de production, en s’insérant en une succession de phases toujours identiques, menace de faire perdre au travail tout souffle d’humanité pour se réduire à un simple mouvement mécanique ». ( Lettre au Président des Semaines sociales d’Italie, 21-9-1952).
22. AUDOYER J.-P., Le nouveau management, Critiques et réponses chrétiennes, Les presses du management, 1997, p. 38. J-P. Audoyer exerça des responsabilités d’encadrement dans de grands groupes industriels avant de devenir associé du cabinet IDES-Consultants et président-fondateur de l’AREC, association pour la promotion d’une nouvelle éthique d’entreprise.
23. WOOT Philippe de, Pour une doctrine de l’entreprise, Seuil, 1968, p. 115. Pour l’auteur, la « bureaucratie » se caractérise par « l’impersonnalité (des règles, des procédures, des nominations) ; le caractère d’experts et de spécialistes des agents de l’organisation ; l’existence d’un système hiérarchique contraignant, impliquant subordination et contrôle. » (p. 114). Qui plus est, « l’aliénation fait dégénérer la bureaucratie en « bureaucratisation ». » Celle-ci « tend alors à diminuer la flexibilité de l’entreprise et sa capacité d’adaptation à l’évolution extérieure ». (pp. 115-116). Ph. de Woot fut professeur associé à l’Université de Louvain, directeur des recherches au Centre de perfectionnement dans la direction des entreprises, lauréat de la Fondation Bekaert en 1968.
24. AUDOYER J.-P., op. cit., p. 66. L’auteur cite d’autres théories « organicistes » comme celles de Ph. Selznick ou de Joan Woodward pour qui « il faut adapter les hommes aux structures » et que « les structures s’adaptent mécaniquement à l’environnement évoluant selon le marché, la technologie ou les valeurs de la société ». (Id., p. 41)
25. Diverses théories ont vu le jour dès les années 1930, notamment celles de A. H. Maslow, Herzberg, D. Mac Gregor.
26. Cf. WOOT Ph. de, op. cit., p. 124.
27. Cf. J.-P. Audoyer, op. cit., pp. 98-103.

⁢d. Responsabilité des travailleurs

Loin donc de l’idée du Pape de porter atteinte à la liberté de propriété et d’entreprendre et aux responsabilité propres du chef d’entreprise dont l’autorité est affirmée, certes, mais, ici comme ailleurs, comme service d’une communauté particulière et de la grande communauté nationale et humaine.

Sa mission est de faire fructifier un héritage « pour le bien de tous et avec la collaboration de tous »[1]. Les fonctions sont différentes mais l’entreprise est une communauté où tous « coopèrent à une œuvre commune »[2].

L’entreprise n’est pas l’expression légitime de la liberté, de la créativité, de l’initiative d’un homme, le propriétaire ou son représentant mais de tous, patrons, dirigeants, employés, ouvriers⁠[3] : « ce sont des personnes qui sont associées entre elles, disait le Concile, c’est-à-dire des êtres libres et autonomes, créés à l’image de Dieu ».⁠[4]

Jean-Paul II va accentuer davantage cet aspect. En effet, aujourd’hui, « devient toujours plus évident et déterminant le rôle du travail humain maîtrisé et créatif et, comme part essentielle de ce travail, celui de la capacité d’initiative et d’entreprise. »⁠[5] Désormais, « avec la terre, la principale ressource de l’homme, c’est l’homme lui-même. (…) C’est son travail maîtrisé, dans une collaboration solidaire, qui permet la création de communautés de travail (…).L’économie moderne de l’entreprise comporte des aspects positifs dont la source est la liberté de la personne (…), dans ce secteur, comme en tout autre, le droit à la liberté existe, de même que le devoir d’en faire un usage responsable. (…) Si, autrefois, le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard, c’était le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, c’est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres. »[6] Autrement dit, dans une formule simple et riche de sens , « plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres. »[7]

La responsabilité personnelle, au plein sens du terme, pas seulement donc la responsabilité professionnelle, doit pouvoir s’exprimer et s’exercer dans l’entreprise et à tous les niveaux : « l’entreprise est appelée à réaliser (…) une fonction sociale -qui est profondément éthique- : celle de contribuer au perfectionnement de l’homme, de chaque homme, sans aucune discrimination ; en créant les conditions permettant un travail où les capacités personnelles puissent se développer de pair avec une production efficace et raisonnable des biens et des services, et qui rende l’ouvrier conscient de travailler réellement dans un domaine qui lui est propre. »[8]

Il est de la responsabilité du chef d’entreprise de favoriser l’exercice de la responsabilité de ses collaborateurs. L’entreprise, dans « une organisation solidaire », doit donc devenir une « communauté de travail », une  »communauté de vie », un lieu « où l’homme vive avec ses semblables et ait des relations avec eux ; et où le développement personnel soit non seulement autorisé mais favorisé. »Il ne faut pas se contenter « de ce que « les choses marchent », soient efficaces, productives et efficientes » mais plutôt « que les fruits de l’entreprise aboutissent à un profit pour tous par l’intermédiaire de la promotion humaine globale (…). »⁠[9]

De là, le souhait réitéré par Jean-Paul II de voir, dans la mesure du possible, les travailleurs participer à la gestion de l’entreprise.⁠[10] Rappelons-nous aussi que « comme, bien souvent, ce n’est déjà plus au niveau de l’entreprise, mais à des instances supérieures, que se prennent les décisions économiques et sociales dont dépend l’avenir des travailleurs et de leurs enfants, ceux-ci doivent également participer à ces décisions, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement choisis. »[11]

Vu l’évolution de l’entreprise et le contexte socio-économique dans lequel elle s’inscrit, les syndicats sont appelés à se rénover, à « s’orienter vers l’assomption de plus grandes responsabilités, non seulement dans le cadre des mécanismes traditionnels de la redistribution, mais aussi à l’égard de la production de la richesse et de la création de conditions sociales, politiques et culturelles qui permettent à tous ceux qui peuvent et désirent travailler d’exercer leur droit au travail, dans le plein respect de leur dignité de travailleurs. »[12]

La propriété, si elle est un bien, n’est pas réservée à quelques hommes. On l’a vu à de nombreuses reprises, elle doit être diffusée et il faut en faciliter l’accès au plus grand nombre possible. Ce qui a été dit du droit à la propriété privée, « subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens »[13] est valable aussi pour la propriété des moyens de production, que cette propriété soit privée, publique ou collective⁠[14].

Traditionnellement, le moyen privilégié d’y accéder est le salaire, produit de la justice commutative. Traditionnellement, la propriété promise, au bout de l’épargne, est celle d’une maison, d’un bout de terrain, d’un atelier artisanal ou d’une entreprise agricole familiale. Progressivement, d’autres revenus du travail ont été envisagés et d’autres formes de propriété. Jean-Paul II confirme ce mouvement en rappelant que « la loi fondamentale de toute activité économique est le service de l’homme, de tous les hommes et de tout l’homme, dans sa pleine intégrité matérielle, intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse. Par conséquent, les profits n’ont pas comme unique objectif le développement du capital. Ils sont aussi destinés au sens social, à l’amélioration du salaire, aux services sociaux, à la qualification technique, à la recherche et à la promotion culturelle, par le biais de la justice distributive. »[15]

Jean-Paul II reprend à ses prédécesseurs les « propositions concernant la copropriété des moyens de travail, la participation des travailleurs à la gestion et/ou aux profits des entreprises, ce que l’on nomme l’actionnariat ouvrier, etc. » Et il ajoute : « quelles que soient les applications concrètes qu’on puisse faire de ces diverses propositions, il demeure évident que la reconnaissance de la position juste du travail et du travailleur dans le processus de production exige des adaptations variées même dans le domaine du droit de propriété des moyens de production. »[16]

L’accès aux biens se fait donc par le biais de la justice commutative mais il peut être, en plus, favorisé par la justice distributive à partir du profit de l’entreprise⁠[17]. En même temps, les travailleurs peuvent être invités à une forme ou l’autre de co-propriété des moyens de production. Jean-Paul II réaffirme ainsi une idée chère aux catholiques sociaux du XIXe siècle.⁠[18] Il veut opposer « une société du travail libre, de l’entreprise et de la participation », au système qui veut « assurer la primauté absolue du capital, de la propriété des instruments de production et de la terre sur la liberté et la dignité du travail de l’homme » et, en même temps, au « système socialiste, qui se trouve être en fait un capitalisme d’État ».⁠[19]

Et si le profit est un « indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise », il « n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise. Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour l’efficacité économique de l’entreprise. En effet, le but de l’entreprise n’est pas uniquement la production du profit, mais l’existence même de l’entreprise comme communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière. Le profit est donc un régulateur dans la vie de l’établissement mais il n’est pas le seul ; il faut y ajouter la prise en compte d’autres facteurs humains et moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de l’entreprise. »[20]

Il est clair que l’enseignement de l’Église tend à assurer prioritairement la promotion globale de la personne. Cette promotion globale de la personne-ci doit être la fin de toute entreprise qu’elle soit privée, publique, collective. La croissance personnelle dans la solidarité l’emporte dans tous les cas de figures. Nous avons vu que, tout en défendant le droit à la propriété pour tous, jamais l’Église n’a considéré que la propriété privée était le seul mode d’accès aux biens de ce monde.

L’entreprise « socialisée »

A travers l’histoire, Les différents textes ecclésiaux consacrés à l’entreprise ont estimé que, dans certains domaines et à certaines conditions, l’entreprise pouvait être une entreprise publique. Pie XI parlait de biens qui « doivent être réservés à la collectivité »[21], Pie XII de nationalisation ou socialisation de l’entreprise (…) dans les cas où elle s’avère indispensable au bien commun ».⁠[22]

Jean-Paul II va reprendre ce terme de « socialisation » mais d’une manière positive cette fois en notant que « le simple fait de retirer ces moyens de production (le capital) des mains de leurs propriétaires privés ne suffit pas à les socialiser de manière satisfaisante ».⁠[23] On, va se rendre compte que « socialiser », au plein sens du terme, ce n’est pas transférer un pouvoir à la société mais plutôt instituer, comme il l’a décrit plus haut, une véritable participation à la propriété du capital. Ce n’est pas parce qu’une propriété est entrée dans un système collectiviste que l’entreprise est, par le fait même, socialisée. Pour lui, la véritable socialisation n’est réalisée que « si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s’engage avec tous. Une des voies pour parvenir à cet objectif pourrait être d’associer le travail, dans la mesure du possible, à la propriété du capital, et de donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles : ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics ; ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie. »[24]

A quoi le Saint-Père pense-t-il concrètement lorsqu’il évoque ces « corps intermédiaires autonomes », ces « communautés vivantes » où, comme dit Jean-Paul II, « la subjectivité de la société est assurée » ?

Certainement, mais pas exclusivement sans doute, Jean-Paul II songe à l’entreprise coopérative.

Ce n’est pas nouveau dans l’enseignement de l’Église. Vers 1860, Mgr Ketteler et, après la 1re guerre mondiale, Mgr Pottier propagèrent l’idée de coopératives de production.⁠[25] Pie XII souhaitait des « sociétés coopératives ».

Jean-Paul II va développer l’idée, lors de la visite d’une coopérative italienne⁠[26], et souligner que la coopérative, qu’elle soit coopérative de travail et de production, coopérative de consommation ou coopérative de producteurs, échappe aussi bien à la « compétition excessive » et sans pitié qu’ »aux modèles collectivistes qui étouffent l’initiative des particuliers et avilit les raisons de la collaboration ». Elle est bien, confirme le Pape, un de ces organismes appelés corps intermédiaires dans l’encyclique Laborem exercens, qui naissent d’une application du principe de subsidiarité « selon lequel le pouvoir public ne doit pas se substituer à l’initiative des citoyens, qu’elle soit individuelle ou associative, dans le domaine économique, social et culturel »

La coopération « constitue un des sujets fondamentaux de l’enseignement social de l’Église ». Si, à l’origine, la coopérative a été un moyen d’autodéfense économique et de promotion d’intérêts communs, conçu pour résister aux effets négatifs de la société industrielle, elle apparaît de plus en plus, dans le contexte moderne, comme une manière efficace et bénéfique d’« associer, autant que possible, le travail à la propriété et au capital », d’« exprimer la double dimension personnelle et sociale de l’être humain », d’être un moyen, « en même temps, de « socialisation » et de personnalisation », de faire « la synthèse entre la tutelle des droits du particulier et la promotion du bien commun ».

Cette synthèse « ne se situe pas seulement sur le plan économique mais aussi sur celui plus vaste des biens culturels, sociaux et moraux »

Sur le plan économique, la coopérative permet « le développement d’une économie locale qui cherche à mieux répondre aux exigences de la communauté ». C’est pourquoi, dans de nombreux pays, « les coopératives agricoles se proposent comme de véritables instruments de transformation sociale », ou de reconstruction. Elles permettent « une amélioration plus rapide des conditions de vie des communautés locales ».

Sur le plan moral, elles accentuent « le sens de la solidarité dans le respect de l’autonomie nécessaire du particulier qui doit croître vers une pleine maturité ». Elles mettent en valeur le rôle de chaque membre et développent en même temps le sens de la communion. Elles invitent, par là, à la découverte d’un bien commun plus grand que la somme des biens matériels et individuels.

En somme, « cette forme d’organisation économique et sociale, si elle est bien gérée, peut constituer une expérience stimulante de participation et également un instrument efficace pour réaliser un niveau plus élevé de justice ». Si elle est bien gérée, c’est-à-dire si le critère quantitatif reste intégré au critère qualitatif. Il faut, en effet, éviter « le danger que les critères pour mesurer le succès des coopératives soient séparés des résultats du marché, soient donc traités exclusivement pour les avantages matériels que celles-ci offrent aux membres. (…) La personne est la véritable mesure de toute initiative favorisant une marche de croissance et de progrès ». Autrement dit encore, « la valeur fondamentale que les coopératives encouragent : c’est la valeur d’une vie humaine meilleure, parce que ouverte à la perception plus profonde du sens véritable de tout engagement humain qui est le sens de la communion ».

La coopérative est donc un bon exemple de la socialisation chère à l’Église. Il est sûr que « la propriété coopérative n’est pas adaptée à toute production - elle a des limites, tout particulièrement, quand il est besoin de recourir au marché financier pour tel ou tel développement nécessaire-, elle n’en est pas moins adaptée à nombre d’activités, surtout de service de la personne à la personne, qui requièrent peu de capital : or celles-ci se développeront beaucoup demain. Elle sera sans doute mieux adaptée à l’avenir qu’elle ne l’a été hier, en tout cas récemment. »[27]

Elle est, en tout cas, un des moyens d’instaurer plus de démocratie économique, plus de participation et de solidarité, parmi d’autres.⁠[28]

En effet, le pape Benoît XVI, bien conscient, comme Paul VI l’avait déjà souligné, que la question sociale est devenue mondiale⁠[29], et qu’on ne pourra sortir des crises économiques et financières qui agitent notre monde et instaurer la justice qu’en ayant le souci du don et de la gratuité⁠[30], écrit qu’« à côté de l’entreprise privée tournée vers le profit, et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun que les organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux puissent s’implanter et se développer. » Il ne s’agit pas simplement d’accepter et de reconnaître divers types d’entreprises qui se juxtaposeraient. Le pape espère que cette juxtaposition soit féconde et modifie la philosophie économique traditionnelle : il pense plus exactement que « C’est de leur confrontation réciproque sur le marché qu’on peut espérer une sorte d’hybridation des comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation de l’économie. […] Il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »[31]

Benoît XVI réaffirme qu’« avant d’avoir une signification professionnelle, l’entreprenariat a une signification humaine. » Et c’est au nom de cette « signification humaine » chère à ses prédécesseurs qu’il justifie l’« hybridation » qui ne peut être que bénéfique : « Il est inscrit dans tout travail, vu comme « actus personae », c’est pourquoi il est bon qu’à tout travailleur soit offerte la possibilité d’apporter sa contribution propre de sorte que lui-même « sache travailler à son compte ». Ce n’est pas sans raison que Paul VI enseignait que « tout travailleur est un créateur ». C’est justement pour répondre aux exigences et à la dignité de celui qui travaille, ainsi qu’aux besoins de la société, que divers types d’entreprises existent, bien au-delà de la seule distinction entre « privé et « public ». Chacune requiert et exprime une capacité d’entreprise singulière. Dans le but de créer une économie qui, dans un proche avenir, sache se mettre au service du bien commun national et mondial, il est opportun de tenir compte de cette signification élargie de l’entreprenariat. Cette conception plus large favorise l’échange et la formation réciproque entre les diverses typologies d’entreprenariat, avec un transfert de compétences du monde du non-profit à celui du profit et vice-versa, du domaine public à celui de la société civile, de celui des économies avancées à celui des pays en voie de développement. »[32]

L’entreprise autogérée ?

Il est difficile de définir l’entreprise autogérée. On l’associe souvent à la coopérative ou à l’actionnariat ouvrier⁠[33]. Mais l’autogestion, au sens strict, a eu ses heures de gloire dans les années 70, suite notamment à la publicité faite autour de l’organisation économique Yougoslave. Elle avait pourtant des antécédents dans la littérature⁠[34] et dans les faits⁠[35]. Mais c’est la Yougoslavie qui fit rêver certains socialistes occidentaux entre 1970 et 1980. Ils furent divisés sur le sujet⁠[36]. Certains estimaient que « l’autogestion ne peut être retenue que pour les entreprises qui seraient socialisées, car en régime capitaliste seul le contrôle ouvrier est concevable »[37] d’autres reconnaissaient même, à la suite d’un certain nombre d’observateurs⁠[38], « le déclin de l’autogestion yougoslave »[39] et voulaient renforcer et élargir le mouvement coopératif à l’instar de la Suède⁠[40].

Il n’empêche, que l’espace d’une décennie, l’autogestion apparut comme un idéal à atteindre.

En Yougoslavie, c’est à partir de 1950 que fut décidée l’organisation autogestionnaire⁠[41]. Dans l’esprit des dirigeants, il s’agissait de se différencier du modèle soviétique mais aussi d’échapper à la faillite du système collectiviste qui avait été imposé jusque là. Le maréchal Tito voulait « donner plus de souplesse et de dynamisme aux entreprises en les libérant du poids étouffant de la bureaucratie. De là notamment, la réhabilitation du « profit » : par la participation aux bénéfices et aux risques, les travailleurs et les cadres ont des motifs d’efficacité. »[42]

Comment fonctionnait cette autogestion ? « Dans chaque entreprise, les travailleurs élisent un Conseil ouvrier (au moins quinze membres), lequel désigne à son tour un Comité de cinq administrateurs ou plus, dont un directeur. Ce dernier est proposé, après avoir passé un concours public, par une commission où siègent les représentants de l’entreprise et de la commune où elle est située. Quand l’affaire est importante, les « services technologiques » et le Syndicat interviennent également. Ainsi dirigé et encadré, le Conseil autogestionnaire détermine la production, les investissements et les prix dans le cadre de la planification de l’État. »[43]

En Belgique, les socialistes définirent ainsi l’autogestion : « Dans une entreprise industrielle ou agricole, la gestion est réalisée, soit par le personnel entier, cadres et travailleurs, soit par un comité élu par les travailleurs et parmi eux ».⁠[44] Et lors du Congrès doctrinal du PSB, en 1974, la stratégie envisagée pour l’entreprise reconnaissait que « les fonctions d’initiative économique et d’apport de capitaux supportant réellement les risques d’entreprise appellent une rétribution. Mais, ajoutait le document préparatoire, elles doivent prendre en compte un certain nombre de nécessités sociales et qualitatives (…) ». Outre « se conformer aux orientations de la politique économique générale » et « être l’expression d’une volonté de prendre un risque économique, en faisant progresser le processus de production de biens et de services utiles à la collectivité », ces « fonctions » doivent « admettre le contrôle interne exercé par les travailleurs unis au sein de leur organisation syndicale. La démocratisation au sein de l’entreprise se fera dans une perspective d’autogestion.

Le choix des objectifs de la politique économique à tous les niveaux depuis l’entreprise jusqu’à la nation, doit faire l’objet d’un consensus global indiquant la participation des travailleurs de toutes catégories et des consommateurs.

Le contrôle ouvrier devra s’exercer à tous les niveaux de la structure de l’entreprise. Libre de déterminer les conditions dans lesquelles il travaillera, le travailleur devra progressivement conquérir les pouvoirs de décision. Il devra s’insérer plus concrètement et plus entièrement dans un monde économique dont il aura acquis la propriété sociale. Les différentes compétences seront au service de tous et de nouveaux rapports sociaux pourront s’instaurer entre les hommes. »[45]

En France, l’autogestion fut présentée comme « le projet révolutionnaire de notre temps. »[46] « Nous désignons, disaient ses partisans, (…) par l’autogestion le socialisme réalisé, c’est-à-dire une société caractérisée par la disparition de la propriété du pouvoir comme celle du pouvoir de la propriété, l’abolition du salariat, la fin de l’économie marchande ».⁠[47] Comme chez les socialistes belges, est envisagée une période de transition, par l’extension du contrôle ouvrier : « En étendant les avantages les plus significatifs obtenus par les luttes des travailleurs, le gouvernement de Gauche créera un climat favorable à la dynamique du contrôle », y compris « l’extension des droits et des moyens d’action des syndicats. (…) Le contrôle concernera ce qui est le plus directement ressenti par les travailleurs dans leur activité quotidienne. Dans ces domaines, l’assemblée des travailleurs sera souveraine. »[48] Au bout du processus, « dans ces entreprises « autogérées », le conseil d’administration serait élu majoritairement par les travailleurs ; l’élection directe aux emplois de direction pourrait être envisagée. Sans doute ces mesures seraient-elles insuffisantes pour transformer du jour au lendemain la gestion de la production en une administration collective.

Pour résoudre les problèmes délicats du partage des compétences des entreprises comme des autres collectivités décentralisées, la solution serait de faire correspondre à chaque niveau de collectivité un type de pouvoir. »[49]

En Pologne, le syndicat Solidarnosc, fut reconnu, en 1980, comme « syndicat indépendant et autogéré ». Dès 1981, par le biais de ce syndicat, les travailleurs vont constituer des conseils dans les entreprises qui procéderont à « l’élection des directeurs parmi les spécialistes soumis à un concours organisé par le conseil. » Et lors du premier congrès du syndicat, le programme adopté stipulera : « Nous voulons une véritable socialisation du système de gestion et de l’économie ». L’objectif est l’établissement d’une « République autogérée » : « Nous exigeons une réforme autogestionnaire et démocratique à tous les niveaux de la gestion, un nouvel ordre socio-économique, qui va allier le plan, l’autogestion et le marché.(…) La réforme doit socialiser la planification. Le plan central doit refléter les aspirations de la société et être accepté par elle. » Pour Z.M. Kowalewski, dirigeant de Solidarnosc, militant de la IVe Internationale, la révolution Solidarnosc a été d’abord « écrasée » par l’état de guerre proclamé dans la nuit du 12 au 13 décembre 1981, puis « trahie » par les dirigeants du syndicat Solidarnosc tel qu’il s’est reconstruit par la suite et qui restaurèrent le capitalisme.⁠[50]

Que penser de l’expérience yougoslave et des projets concoctés en Belgique, en France et en Pologne ?

A première vue, il semble y avoir une certaine parenté avec le système coopératiste que l’Église a toujours apprécié. La ressemblance peut être d’autant plus troublante que le « catholicisme social (…), dans les Balkans, s’était toujours référé aux traditions coopératives.[51]

Pendant l’entre-deux-guerres, le Parti populaire catholique de Slovénie[52] développa avec succès des programmes d’éducation populaire et organisa des coopératives volontaires de vente et de crédit pour les paysans. »[53]

De son côté, l’Église, aujourd’hui, utilise parfois, et dans un sens positif, le mot « autogestion » ! Ainsi, écrivent les évêques africains, « s’il est vrai que l’État doit jouer son rôle, il ne peut cependant s’arroger tous les droits et priver les individus et les groupes intermédiaires de leur autonomie et de la responsabilité d’autogestion de leurs biens. »[54] Et Jean-Paul II⁠[55] a souligné l’importance « d’un libre processus d’auto-organisation de la société, avec la mise au point d’instruments efficaces de solidarité, aptes à soutenir une croissance économique plus respectueuse des valeurs de la personne. » Et de saluer « la fondation de coopératives de production, de consommation et de crédit, la promotion de l’instruction populaire et de la formation professionnelle, l’expérimentation de diverses formes de participation à la vie de l’entreprise et, en général, de la société. » S’arrêtant à l’expression « auto-organisation », le Compendium confirme que « nous pouvons trouver des témoignages significatifs et des exemples d’auto-organisation dans de nombreuses initiatives, au niveau d’entreprises et au niveau social, caractérisées par des formes de participation, de coopération et d’autogestion, qui révèlent la fusion d’énergies solidaires. »[56]

Est-ce à dire que L’Église cautionnerait l’autogestion yougoslave, ou les projets d’autogestion nés en Belgique, en France, en Pologne, sous l’égide des partis socialistes ?

Est-ce à dire qu’elle cautionnerait la « dernière utopie », comme on l’a appelée⁠[57], et qui survit aujourd’hui parmi des groupes marginaux: communistes-anarchistes, anarchistes, libertaires, et notamment parmi ceux qu’on appelle altermondialistes et que nous retrouverons plus loin ?

Notons tout d’abord deux faits : d’une part, en Belgique, en France et en Pologne, nous n’avons eu affaire qu’avec des projets qui n’ont pas connu de lendemain ; d’autre part, en Yougoslavie, l’autogestion fut sans cesse confrontée à des difficultés malgré les incessantes réformes du système « comme si tout un peuple n’était qu’un cobaye et un riche pays le laboratoire pour des mauvais apprentis de chimie sociale »[58] . On a souligné à la fois les faiblesses du système -concurrence féroce, chômage, constitution d’une classe dirigeante privilégiée, indifférence au monde agricole⁠[59]- et ses aspects positifs - « meilleur équilibre de l’offre et la demande ; assainissement de la balance des payements ; amélioration de la productivité ; meilleure utilisation des investissements »[60]. Cette situation a poussé certains observateurs à considérer que le système yougoslave était plus proche du libéralisme archaïque, que du socialisme⁠[61]. En fait, l’autogestion yougoslave fut un système hybride et finalement peu autogestionnaire étant donné l’importance du centralisme étatique. Il y a contradiction entre la volonté de laisser libre jeu à l’offre et à la demande et la bureaucratie socialiste, entre l’autogestion et le socialisme : « Plus un régime (communiste) accorde de décentralisation économique et administrative, plus il sera nécessaire d’affirmer la centralisation politique afin de freiner le recul du pouvoir qu’a le parti de contrôler l’économie/ mais si l’on resserre les rênes pour contrecarrer la tendance à la désorganisation et à l’anarchie, on étouffe dans l’œuf tout effort réel en direction du pluralisme économique et social. (…) En théorie, le parti est l’avant-garde, le moteur, l’inspirateur du progrès social. En fait, il n’a utilisé les mécanismes complexes de l’autogestion et de la centralisation que comme une façade masquant le caractère intact de la concentration monopolistique du pouvoir suprême entre les mains des chefs placés au sommet de la hiérarchie du Parti. »[62] Cette analyse est confirmée par l’ancien n° 1 soviétique, Nikita Khrouchtchev qui après avoir visité une usine autogérée yougoslave, écrivit : « Il me semblait évident que le gouvernement, en dernier lieu, décidait bel et bien des programmes de production et exerçait ensuite un strict contrôle sur leur mise en application ».⁠[63]

On peut conclure qu’il n’y a pas eu, en Yougoslavie, de véritable entreprise autogérée.

Le projet d’autogestion en Pologne, est né avec l’intention de rendre aux travailleurs le ,pouvoir dans leurs entreprises mais on ne peut le juger puisqu’il ne s’est pas réalisé. Pas plus que ne se sont réalisés les projets belge et français. On peut toutefois faire remarquer dans ces deux cas, que se manifeste une volonté de prise de pouvoir collectif dans le cadre d’une socialisation de la société sous la direction et le contrôle des organisations socialistes. Les propositions et réalisations sociales chrétiennes sont différentes dans la mesure où elles cherchent un partage du pouvoir selon le principe de subsidiarité et donc dans le respect de toutes les « autorités » particulières qui doivent s’exprimer dans une entreprise considérée comme une communauté de travail ou de vie. Le philosophe chrétien Gustave Thibon a simplement et parfaitement résumé l’autogestion « chrétienne » en témoignant : « Je connais telle moyenne entreprise où l’autogestion existe en fait, dans ce sens où règne de haut en bas un esprit de confiance et d’équipe, où les avis et les suggestions des plus humbles sont pris en considération et où chacun assume sa part d’initiative et de responsabilité ».⁠[64]

L’autogestion conforme à la doctrine sociale chrétienne s’exprime dans les coopératives, les différentes formes d’actionnariat ouvrier, de participation, de cogestion, qui respectent l’initiative des personnes et des groupes, l’autorité telle qu’elle a été précédemment définie, comme compétence et service et dont tout travailleur détient une parcelle liée à ses fonctions, la responsabilité donc et l’organisation subsidiaire qui précisément laisse s’exprimer le pouvoir là où il se trouve, dans le souci du bien commun.

Ajoutons encore que l’autogestion conforme à la doctrine sociale chrétienne est plus accessible dans une petite ou moyenne entreprise. Les tendances actuelles à la décentralisation de la production pourraient être favorables à l’expansion des formes participatives.⁠[65]

Ces propositions chrétiennes sont-elles réalistes ?

qu’en pensent en particulier les patrons ?

Rappelons-nous que les différentes formes de participation évoquées ont été toutes initiées par des patrons avant que l’Église ne reprenne l’idée et en précise les contours. Mais, en dehors de ces pionniers, les avis sont, c’est le moins qu’on puisse dire, très partagés.

Un certain nombre de patrons d’Europe et d’Amérique latine ont réagi ,en 1991, à la publication d’une anthologie de textes du Magistère sur l’entreprise⁠[66]. Leurs réactions sont intéressantes car il s’agit d’hommes qui sont liés à l’UNIAPAC, l’Union internationale chrétienne des dirigeants d’entreprise. Deux caractéristiques ressortent de leurs témoignages: « d’une part, c’est l’ensemble de l’enseignement social, pris dans sa globalité et pas seulement sur l’entreprise, ses références à l’Évangile et ses orientations fondamentales, qui ont surtout marqué et stimulé. Les réactions sur des points précis sont moins fréquentes. d’ailleurs, les textes eux-mêmes paraissent quelquefois moins bien connus qu’on ne le laisse entendre.

d’autre part, on souhaite largement que le rôle du chef d’entreprise, ses responsabilités, les problèmes complexes qu’il doit résoudre, soient mieux perçus et compris. On demande aussi que l’Église s’exprime dans un langage plus approprié à l’entreprise, qu’elle se prononce avec plus de vigueur sur les choix économiques ». A ce dernier point de vue, les auteurs de la synthèse posent une question pertinente : « L’Église doit-elle s’avancer avec plus d’audace sur le terrain économique ? » Ils répondent très justement, avec les papes, qu’« experte en humanité, elle n’a pas pour mission d’apporter des solutions techniques (…) ».⁠[67] Toujours est-il que ces témoignages restent au niveau des généralités, centrés sur le rôle du chef d’entreprises et qu’ils n’abordent pas sérieusement le problème de la participation des travailleurs.

qu’en pensent les syndicalistes et les travailleurs ?

En général, les syndicats qui en sont restés au schéma ancien de la dialectique patron-travailleur, n’apprécient guère l’idée d’une entreprise-communauté dans la mesure même où elle n’offre plus guère de terrain propice à la confrontation et oblige les syndicats à revoir leur philosophie⁠[68]. Mais il y a aussi un frein du côté des travailleurs qui souvent aussi trouvent plus confortable d’être des exécutants que des participants surtout si la participation implique des responsabilités et des risques. La participation doit être le fruit d’une culture d’entreprise adéquate qui demande, d’une part, nous allons y revenir, confiance et maturité et, d’autre part, un cadre légal adéquat.⁠[69]

qu’en pensent les économistes ?

Finalement, c’est du côté des économistes que nous allons trouver les plus chauds partisans du concept de participation.

Ainsi, au terme d’une analyse très rigoureuse à partir, non des principes éthiques chrétiens - même s’il les connaît⁠[70] - mais des théories en présence et de la réalité complexe de l’entreprise, Ph. de Woot écrit : « La participation véritable est nécessaire à la fonction de créativité. » Ce n’est que par la créativité que, dans un monde où la concurrence se mondialise, l’entreprise peut survivre et progresser. Et « il n’y aura pas de participation véritable sans réforme de l’entreprise.

La réforme comporte deux aspects complémentaires.

d’une part, la participation fonctionnelle à la créativité ; elle suppose une transformation profonde de l’organisation et des modes de gestion ainsi qu’un engagement plus actif des participants. »[71] La participation fonctionnelle ou « imposée » vise à diminuer ou supprimer les aliénations professionnelles et sociales en augmentant deux libertés : « une certaine autodétermination et une certaine liberté de s’exprimer dans et par son travail ». Ces deux libertés permettent de satisfaire un certain nombre de besoins mis en évidence par les psychologues et les sociologues, besoins « dont les plus importants sont le besoin de compétence, le développement de la conscience de soi et des autres, le besoin d’être estimé, celui d’être reconnu ». La satisfaction de ces besoins fait croître la maturité des travailleurs.⁠[72]

« d’autre part, la participation politique au contrôle du pouvoir »[73], préférée dans la plupart des cas à l’exercice du pouvoir dans la cogestion, doit établir un climat de confiance.⁠[74]

« Une réforme qui négligerait l’un de ces aspects serait inefficace ou nuisible à l’entreprise : sans participation politique, la participation fonctionnelle serait freinée par les travailleurs et ce frein empêcherait l’entreprise d’accroître sa créativité ; sans participation fonctionnelle, le contrôle du pouvoir tournerait à la lutte politique et diminuerait le dynamisme de l’entreprise.

Une réforme qui réaliserait simultanément la participation à la vie de l’entreprise et la participation au contrôle de son pouvoir augmenterait la créativité de celle-ci.

Le réalisme commande de rappeler en terminant qu’une telle évolution, par ses liens avec le phénomène du pouvoir, revêt un caractère politique. Les formes et le rythme qu’elle adoptera dépendront finalement de la stratégie et du pouvoir des groupes en présence.

Si l’inertie idéologique actuelle continue, on risque évidemment de voir se prolonger le « face à face hostile » qui a tant contribué à figer la situation. Il n’y a pas de raison de penser que la confiance s’établira sans une volonté et un effort délibéré des groupes en présence. L’initiative pourrait venir des dirigeants d’entreprise puisqu’ils ont le pouvoir de faire évoluer les structures. Mais que l’impulsion vienne du monde patronal ou du monde ouvrier, il est important de considérer qu’un accroissement de participation - fonctionnelle ou politique - est une condition essentielle du dynamisme des entreprises européennes. Il ne s’agit pas d’une recommandation d’ordre moral mais de simple réalisme. Si l’on veut augmenter la créativité et la puissance concurrentielle des entreprises, il est indispensable d’en faire évoluer les structures de direction, d’organisation et de contrôle. Avant d’être un problème éthique, l’évolution de l’entreprise est une condition de survie. »[75] Encore faut-il, comme il a été souligné, que l’on puisse compter sur la maturité de tous les acteurs et créer un climat de confiance. Maturité⁠[76] pour l’exercice de la liberté : avoir conscience, disait Jean-Paul II de travailler « à son compte »[77] ; confiance par la participation au pouvoir ou par son contrôle, pour l’exercice de la liberté.⁠[78]

Publié en 1968, le livre de Ph. de Woot rend compte d’innombrables recherches effectuées pour tenter d’établir le meilleur mode de fonctionnement possible de l’entreprise. Il s’appuie sur une critique de l’organisation bureaucratique et du mouvement des relations humaines pour dégager des « formes nouvelles d’organisation » et développer longuement, comme nous l’avons vu, la notion de participation.

Trente ans plus tard, J.-P. Audoyer, dans une perspective résolument chrétienne, confirme le jugement porté par Ph. de Woot sur l’organisation bureaucratique et le mouvement des relations humaines : « Les modèles d’inspiration fonctionnaliste qu’ils soient à « productivité orientée » (…​) comme le taylorisme (…) ou à « personnel orienté » (…) comme l’école des Relations Humaines sont pour l’Église des modèles réducteurs dans le sens où leur préoccupation se situe exclusivement sur le terrain de l’efficacité (intérêt général) en évacuant la dimension du bien commun. Ce qui ne garantit pas pour autant l’efficacité (…) ».⁠[79]

Après cela, l’auteur dresse le bilan des « nouvelles formes d’organisation » apparues à partir des années 1970⁠[80], et constate que « dans certaines conditions, leur rencontre avec la doctrine sociale de l’Église est possible parce qu’(elles n’excluent) pas la recherche du bien commun contrairement aux modèles précédents .» On retrouve dans ces formes d’organisation que l’auteur appelle « Ecoles du 3e type », des thèmes qui nous sont familiers, comme celui de la participation, mais les mots peuvent recouvrir des réalités différentes et, en fait, dans ces entreprises de 3e type, « les préoccupations restent souvent dominées par le seul souci de l’efficacité, ce qui conduit inéluctablement à l’idéologie de l’entreprise »[81] manifestée, par exemple, dans la « business ethics »⁠[82], le « projet d’entreprise »⁠[83], la « culture d’entreprise »⁠[84] ou, plus simplement, le « team building »⁠[85] tellement à la mode au début du XXIe siècle.

Pour que les mots « autonomie », « participation », « initiative » aient leur plein sens, pour que les entreprises du « 3e type » ne soient pas des leurres, il importe de les jauger, demande J.-P. Audoyer⁠[86], à l’aune des principes fondamentaux et liés, de subsidiarité, de solidarité et de bien commun.

La subsidiarité va s’exprimer dans la « délégation » : on passe « d’un management directif où le chef donne des ordres à un management délégataire dans lequel on donne l’autonomie aux acteurs, à tous les acteurs, c’est-à-dire des pouvoirs en vue de l’efficacité de chacun ».⁠[87]

Le principe de subsidiarité modifie le rôle du patron qui ne se situe plus « exclusivement sur le registre du pouvoir mais sur celui de l’autorité ».⁠[88] La vraie autorité est celle qui se met au service des autres pour les faire grandir, pour leur permettre d’être libres, responsables et compétents. Ainsi, donner de l’autonomie à un travailleur, c’est « lui permettre de faire comme il veut ce qu’il doit ».⁠[89] Le chef est plus un « coach » qu’un « leader »⁠[90] car la délégation doit se faire précisément dans l’esprit de la subsidiarité qui « n’est pas un principe absolu de non-intervention, mais d’intervention modulée en fonction de la situation réelle des personnes »[91] étant établi que « les échelons supérieurs ne sont suppléants des échelons inférieurs que lorsque ces derniers sont défaillants. »[92]

La subsidiarité et donc la liberté, l’autonomie, l’initiative, n’ont pas de sens sans la solidarité. Solidarité de tous les échelons de l’entreprise, on vient de le voir dans le nouveau rôle que le patron doit jouer.⁠[93]

Enfin, c’est par la subsidiarité et la solidarité que l’entreprise peut dépasser l’intérêt général et s’ouvrir au bien commun c’est-à-dire devenir une communauté de personnes au service d’une communauté plus vaste⁠[94]


1. Id., p. 529.
2. Id., p. 530.
3. Ici encore apparaît une différence importante entre le libéralisme et la doctrine de l’Église : «  le libéralisme courant défend la liberté d’initiative économique, liberté d’entreprendre, mais sans un très grand souci de mettre chacun en condition d’exercer une telle liberté, alors que ceci ne va nullement de soi pour le plus grand nombre des hommes. L’Église lutte, elle, en vue de l’initiative pour tous…​ «  (CALVEZ J.-Y., L’Église devant le libéralisme économique, Desclée de Brouwer, 1993, p. 84).
4. GS 68.
5. CA 32. Jean-Paul II renvoie à SRS 15 où il affirme le droit à l’initiative économique face aux systèmes socialisés. Mais ce qu’il dit vaut aussi pour les systèmes capitalistes qui peuvent aussi bafouer ce droit qui est un droit pour toute personne dans le monde du travail : « Il faut remarquer que, dans le monde d’aujourd’hui, parmi d’autres droits, le droit à l’initiative économique est souvent étouffé. Il s’agit pourtant d’un droit important, non seulement pour les individus mais aussi pour le bien commun. L’expérience nous montre que la négation de ce droit ou sa limitation au non d’une prétendue « égalité » de tous dans la société réduit, quand elle ne le détruit pas en fait, l’esprit d’initiative, c’est-à-dire la personnalité créative du citoyen. Ce qu’il en ressort, ce n’est pas une véritable égalité mais un « nivellement par le bas ». A la place de l’initiative créatrice prévalent la passivité, la dépendance et la soumission à l’appareil bureaucratique, lequel, comme unique organe d’« organisation » et de « décision » - sinon même de « possession » - de la totalité des biens et des moyens de production, met tout le monde dans une position de sujétion quasi absolue, semblable à la dépendance traditionnelle de l’ouvrier-prolétaire par rapport au capitalisme. Cela engendre un sentiments de frustration ou de désespoir, et cela prédispose à se désintéresser de la vie nationale, poussant beaucoup de personnes à l’émigration et favorisant aussi une sorte d’émigration « psychologique ». »
6. CA 32.
7. CA 31.
8. Discours au monde du travail, Barcelone, op. cit., pp. 1121-1122.
9. Id..
10. LE 14. Cf. infra.
11. GS 68, § 1.
12. CDSE 308-309.
13. LE 14.
14. Jean-Paul II rappelle qu’ « en considération du travail humain et de l’accès commun aux biens destinés à l’homme, on ne peut pas exclure non plus la socialisation, sous les conditions qui conviennent, de certains moyens de production » (LE 14).
15. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, op. cit., p. 530.
16. LE 14.
17. Parlant de l’autofinancement des entreprises qui entraîne souvent « une capacité de production rapidement et considérablement accrue », Jean XXIII estime qu’« en ce cas, (…) l’entreprise doit reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu’elle emploie, surtout s’ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum ».(MM 77). Le Document du Comité de préparation des journées jubilaires du monde du travail, va encore plus loin. Evoquant Mt 20, 1-16, les auteurs rappellent que : « La parabole du propriétaire qui, tout au long de la journée, embauche des ouvriers pour sa vigne, en remettant un salaire identique à ceux de la première heure et à ceux de la dernière heure (…) ne se soucie certes pas des règles syndicales ni ne veut fournir des indications sur le problème du salaire ; elle insiste plutôt sur une logique différente que le Christ est venu apporter, celle du Royaume de Dieu, qui peut modeler toute la vie et les choix des hommes. » Mais, ajoutent immédiatement les auteurs, « Ce n’est pas par hasard que le Christ se réfère à un événement tout à fait vraisemblable, pris dans le monde du travail, pour expliquer une manière nouvelle de voir les choses qui conduit à aller au-delà de la justice distributive. Aujourd’hui comme à l’époque de jésus, le monde du travail est traversé par des contradictions et des contrastes, des jalousies et des envies, des conflits et des injustices. Par cette parabole, Jésus révèle la générosité et la bonté du Père, qui se traduisent dans un projet précis qui fait du partage, de la solidarité et de la gratuité les principes inspirateurs d’une nouvelle civilisation de l’amour.
   Même si le Royaume de Dieu ne sera pas réalisé définitivement dans notre histoire, de toutes façons celle-ci sera marquée par sa présence, commencée par le Christ, soutenue et développée par l’Esprit. » (DC, 21-5-2000, n° 2226, p. 468).
18. L’idée suivant laquelle, l’octroi du juste salaire ne satisfait pas entièrement à la justice, que le contrat de travail doit se compléter d’un contrat de société, est ancienne. Van Gestel en trouve un premier témoignage dans l’œuvre de saint Bernardin de Sienne qui, au cœur du Moyen-Age, réclamait déjà la participation aux bénéfices. Pour le XIXe siècle, voici quelques-uns des exemples qu’il cite (op. cit., pp. 258-260):
   En 1891, quelques semaines avant Rerum novarum, l’Union de Fribourg déclarait : « Le salaire indispensable à l’entretien de la classe ouvrière dans sa condition normale, eu égard au temps et au lieu, constitue l’élément primordial de ce que tout accord de travail doit procurer en stricte justice.
   Ce salaire répond-il suffisamment aux exigences de la justice sociale (qui règle en vue du bien commun les rapports entre les diverses classes de la société ou entre les individus et le corps social) ? Il faut en douter. La classe ouvrière a droit de trouver dans un certain complément au salaire indispensable un moyen d’améliorer sa condition, notamment d’arriver à la propriété.
   Le complément au salaire indispensable ne saurait avoir partout même forme et même mesure. Il est constitué par une participation à la prospérité de l’industrie. L’équité demande que la participation de l’ouvrier à la prospérité de l’industrie qui l’emploie, lui soit corrélative. » L’Union de Fribourg réunit autour de Mgr Mermillod, M. Python , M. Decutins (Suisse), le prince de Loewenstein, le comte de Blome (Allemagne), le comte Kuefstein, le théologien Lehmkuhl (Autriche), le marquis de la Tour du Pin, Louis Milcent, le comte Albert de Mun, le P. De pascal, Henri Lorin (France), le comte Medolago, le professeur Toniolo (Italie), le duc d’Ursel et Georges Helleputte (Belgique).
   Dans les conclusions du congrès de la Ligue démocratique belge (25-26-9-1892), on peut lire : « Attendu que le travail est un facteur indispensable dans l’industrie, dont il porte, pour une large part, les risques et les périls, il est équitable d’accorder au travailleur, en surplus d’un juste salaire, une part dans les bénéfices de l’entreprise. (…) La meilleure application du système est celle qui permet à l’ouvrier de devenir un jour copropriétaire de l’entreprise. »(Rapport du congrès, Louvain, 1892, p. 22). La ligue démocratique belge fédéra tous les groupements ouvriers du pays sous l’impulsion de Georges Helleputte (1852-1925) et d’Arthur Verhaegen (1847-1917).
   En 1892 également, A. de Mun revendique « la faculté pour l’ouvrier de participer aux bénéfices et même, par la coopération, à la propriété des entreprises auxquelles il concourt par son travail ». Il précise que ces idées « ne sont autre chose que l’application des principes posés dans l’encyclique sur la condition des ouvriers ».
   Notons, au passage, qu’un socialiste qui refuse la lutte des classes peut être séduit par cette vision.
   En 1846, Victor Hennequin (1816-1854) qui fut influencé par Fourier, écrit : « Accorder aux ouvriers le droit de participer aux bénéfices de l’œuvre à laquelle ils concourent, c’est non seulement faire acte de justice, mais c’est aussi relever leur dignité et provoquer entre eux et les maîtres des sentiments de bienveillance réciproque. Ainsi se préparait cette nouvelle évolution qui doit faire passer le travailleur de l’état de simple manœuvre salarié à la condition de membre sociétaire, comme l’indiquent les lois naturelles et le progrès économique » (in Démocratie pacifique, 15-7-1846. Hennequin, « socialiste utopiste » est l’auteur d’un ouvrage inachevé : Religion, tome 1, E. Dentu, 1854).
   Avant la seconde guerre mondiale, H. De Man écrivait : « Ce qui manque presque totalement à l’ouvrier, c’est une base concrète, à partir de laquelle il pourrait sentir qu’en faisant son travail il accomplit un devoir envers la communauté. La production pour le profit a détruit chez lui ce mobile de production presque autant que chez le capitaliste ; ce dont on se soucie jour après jour, c’est de gagner de l’argent. La conclusion est claire : pour que s’éveille un nouveau sens communautaire, il faut d’abord une communauté nouvelle. Pas d’esprit de corps dans l’entreprise sans communauté d’entreprise ; pas de communauté d’entreprise sans communauté de volonté et d’intérêt ; pas de communauté de volonté, sans droit de co-détermination ; pas de communauté d’intérêt sans droit de co-disposition. » (La joie au travail, Paris, 1930, pp. 183-184, cité in Van GESTEL, op. cit., p. 264).
19. CA 35.
20. Id..
21. QA, 594 in Marmy.
22. Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, le 11-3-1945.
23. LE 14.
24. Id.. Jean-Paul II dira aussi que l’important est, bien sûr la rémunération due au travailleur « mais aussi qu’on prenne en considération, dans le processus même de production, la possibilité pour lui d’avoir conscience que, même s’il travaille dans une propriété collective, il travaille en même temps « à son compte ». » (LE 15).
25. Van GESTEL, op. cit., p. 258.
26. Rencontre avec les agriculteurs à la coopérative P.A.F (Producteurs agricoles de Faenza), 10-5-1986, in OR, 27-5-1986, pp. 10-11. Ce fut l’occasion, pour le Saint-Père, de rappeler l’histoire ancienne des coopératives dans la région de la Romagne. C’est entre 1890 et 1900 qu’apparurent les Caisses rurales et artisanales pour le « progrès des communautés locales », la « défense des épargnes des familles », le « soutien aux activités d’entreprises, surtout les petites et moyennes ».
27. J.-Y. Calvez, Les silences de la doctrine sociale catholique, Editions de l’Atelier, 1999, p. 82.
28. Dans le Document du Comité de préparation des journées jubilaires, « la propriété de l’entreprise sous forme de coopérative » est de nouveau citée. (DC, 21-5-2000, n° 2226, p. 454).
29. Cf. PP 3 et CV 13.
30. Nous y reviendrons en abordant la question du développement des peuples.
31. CV 38.
32. CV 41.
33. En Belgique, l’actionnariat ouvrier existe. Pour prendre un exemple récent, on peut citer le cas de Belgacom qui est entré à la Bourse et a permis à ses salariés de devenir actionnaires. Toutefois, ces salariés actionnaires ne contrôlent pas l’entreprise dans la mesure où la majorité des parts leur échappent. Par contre, en Espagne, à partir des années 80, se sont constituées des Sociedades laborales où la majorité des actions sont détenues par les travailleurs à l’instar de ce qui se fait aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, en Finlande et dans les sociétés coopératives. Le phénomène des Sociedades laborales (SAL) s’est répandu dans de petites entreprises en difficulté. Dans la mesure où le capital privé rechignait à investir, vu la situation, pour sauver les emplois, les travailleurs ont décidé de reprendre ces entreprises: ils « ont injecté dans le capital social leur prime de licenciement ou leurs allocations de chômage « activées » et capitalisées. » Les SAL ont été aidées par les pouvoirs publics qui leur ont facilité l’accès au crédit avant de leur donner un cadre légal.
   Comment fonctionnent les SAL ?
   « -Le capital est détenu majoritairement par les travailleurs employés sous contrat à durée indéterminée. Ils doivent disposer obligatoirement de 51% des parts.
   -Personne, hormis les pouvoirs publics ou une asbl ne peut détenir plus du tiers des parts.
   -Les SAL ne peuvent employer plus de 15% (entreprises de plus de 25 travailleurs) ou 25% (entreprises de moins de 25 travailleurs) de personnel « non associé » (…).
   -25% des bénéfices sont versés dans un fond de réserve de l’entreprise ; le reste des bénéfices est redistribué aux actionnaires.
   -Lors de son départ (volontaire, à la retraite ou en cas de décès), le travailleur associé (ou son héritier) doit revendre ses parts au prix d’achat (seulement indexé) à un travailleur de la SAL qui n’a pas encore d’actions ou à un travailleur temporaire ou à défaut à la SAL elle-même.
   -L’assemblée générale au minimum annuelle des actionnaires désigne le conseil d’administration qui désigne le directeur. Les décisions sont prises à la majorité. Le principe n’est pas d’un homme une voix, mais « une action, une voix ». Le poids des actionnaires est donc proportionnel à leurs parts. »
   Les SAL ont remporté un grand succès : 17.000 entreprises (105.000 personnes) en 2004. Elles créent de l’emploi, se diversifient, se regroupent en fédérations régionales regroupées elles-mêmes dans une fédération nationale qui leur apporte juridique. Les SAL sont aussi aidées politiquement et techniquement par les syndicats.
   La question s’est posée de savoir si ce modèle était transposable en Belgique et dans le reste de l’Europe. Cette question est l’objet du programme mis en œuvre en partenariat avec la CONFESAL (Confédération espagnole des SAL) et la FEAS (Fédération européenne d’actionnariat salarié). Ce projet a débuté avec l’organisation d’une Conférence au Parlement fédéral belge le 21-3-2003.
   Il est intéressant de constater qu’en Belgique, les SAL ont suscité l’intérêt de tous les partis et de l’industrie à l’instar de ce qui s’est passé en Espagne où les SAL ont été soutenues tant par le gouvernement Gonzalez (socialiste) que par le gouvernement Aznar (centre-droit).
   Pour obtenir davantage de renseignements, les textes officiels, des témoignages, on peut visiter les sites www.sociedades-laborales.netou www.actionnariat.salarie.be.
   On trouvera aussi sur ces sites de la documentation sur une pratique américaine, plus précisément en Ohio où l’Ohio Employee Ownership Center, attaché depuis 1987 à la Kent State University, accompagne le transfert d’entreprises aux salariés (buyouts), que ce soit dans les cas de successions ou dans les cas de reprises d’entreprises en difficultés.
34. Beaucoup citent Proudhon et son coopératisme ou évoquent cette citation de Jaurès : « En démontrant que les ouvriers peuvent s’organiser eux-mêmes, se discipliner eux-mêmes, elle accoutume les esprits à l’idée d’un affranchissement général des salariés et d’une organisation nouvelle » (Cité sur membres.lycos.fr/pac).
35. On évoque les soviets de Kronstadt, Petrograd, Yartchouk, en 1917, détruits par les bolcheviks.
36. A propos du Congrès doctrinal du PSB, en 1974, Guy Spitaels, alors sénateur socialiste, écrivait : « Il y a eu des divergences qu’il ne faut pas cacher, par exemple sur le problème de l’autogestion » (In Le peuple, 21-11-1974). En France, on constata une opposition, à ce point de vue, entre le PSU de Michel Rocard, d’une part et le PS et le PCF, d’autre part : « L’apport fondamental du PSU à la pensée socialiste française, c’est l’établissement d’un schéma précis d’une France autogestionnaire. Le Programme commun signé par le PS et le PCF, présente, en effet, aux yeux de M. Rocard, de trop grands dangers de « dégénérescence bureaucratique ». »(In Le Peuple, 14-11-1974). Michel Rocard avait publié une brochure intitulée L’Autogestion, collection Eglantine.
37. E. Glinne, in Le Peuple, 20 novembre 1974.
38. Cf. J.-Fr. Revel, in L’Express, 12-18 janvier 1976, pp. 33-34.
39. Roger Ramackers, in Le Peuple, 8-11-1974.
40. La Suède a fait rêver également. Mais la Suède est un cas particulier et inexportable dans la mesure où l’histoire et la géographie ont développé une vie associative très forte et un sens aigu de l’intérêt général au sein d’une économie mixte (capitaliste et socialiste). (Cf. HUNTFORD Roland, Le nouveau totalitarisme, Le « paradis » suédois, Fayard, 1975 ; ARNAULT J., Une société mixte, Seghers, 1971 ; De FARAMOND G., La Suède et la qualité de la vie, Le Centurion, 1975).
41. Par la Loi sur la gestion des entreprises et des associations économiques supérieures par les collectivités de travail, 27-6-1950.
42. VAUTE Paul, Tito et la Yougoslavie socialiste, Réalités belges, 1980, p. 65.
43. Id., pp. 65-66.
44. Du POB au PSB, PAC, 1974, p. 282.
45. Du POB au PSB, PAC, 1974, p. 104.
46. Le CERES par lui-même, un Dessein socialiste pour la France, Ed. Christian Bourgois, 1978, p. 134. Le CERES, Centre d’études, de recherches et d’éducation socialistes, a été fondé en 1966, notamment par J.-P. Chevènement. Celui-ci et M. Rocard étaient considérés comme les deux grands penseurs du Parti socialiste (Le Quotidien, 26-10-1981).
47. Id., p. 137.
48. CHARZAT M., CHEVENEMENT J.-P. et TOUTAIN G., Le CERES, un Combat pour le socialisme, 2e édition, 1977, Calmann-Lévy, p. 186.
49. Id., p. 188.
50. MALEWSKI Jan, Solidarnosc, Révolution écrasée ; in Nowy Robotnik, n° 18, 15-8-2005, disponible sur www.lcr-rouge.org et www.sap-pos.org.
51. P. Vaute (op. cit., p. 66) explique qu’ « appliquée à l’entreprise ou à la commune, l’autogestion fait retour à la zadruga, cette coopérative familiale patriarcale typique des peuples balkaniques. La commune auto-administrée se fonde sur le « droit usuel et moral humaniste séculaire », proclame un officiel yougoslave (STOJKOVIC Andrija, L’humanisme et l’autogestion, in Le socialisme dans la théorie et la pratique yougoslaves, Recueil de conférences, 3, Beograd, 1971, pp. 75-107). Et de citer les anciennes communes paysannes russes ou les communautés auto-administrées en Suisse. Tito y songeait-il déjà, quand il déclarait en 1946 (…) : « Nous ne collectiviserons jamais. Nos agriculteurs ont un système coopératif » ? (SULZBERGER C.L., Dans le tourbillon de l’histoire, Mémoires, Paris 1971, p. 534). »
52. Dirigé par le P. Anton Korosec (1872-1940) qui « fut sans doute l’un des plus grands politiciens du siècle » (VAUTE P., op. cit., p. 67). Il fut l’artisan de l’union des territoires slovènes, croates et serbes de l’Empire austro-hongrois en un État fédéral. Il fut aussi président du Conseil national de ces peuples. Il s’opposa à la dictature monarchique et centralisatrice du roi Alexandre Ier. Après l’assassinat du roi, en 1934, il fut membre du cabinet qui réalisa l’accord avec le parti paysan croate très attaché à son autonomie.(Larousse et Mourre).
53. VAUTE P., op. cit., pp. 66-67.
54. Lettre pastorale du Symposium des Conférences épiscopales d’Afrique et de Madagascar (SCEAM), in DC, 20-1-2002, n° 2262, p. 78.
55. CA 16.
56. Conseil pontifical « Justice et Paix », Compendium de la Doctrine sociale de l’Église (CDSE), Libreria editrice vaticana, 2005, n° 293.
57. Cf. Calenda, 13-11-2000 sur calenda.revues.org.
58. DRACHKOVITCH Milorad M., Lettre ouverte à MM. Paul-Henry Spaak et Max Buset, Bruges, 1952, p. 4, cité in VAUTE P., op. cit., p. 74.
59. Cf. VAUTE P., op. cit., pp. 73-78.
60. FEJTÖ François, Histoire des démocraties populaires, 2, Après Staline, Seuil, 1969, p. 240.
61. Fr. Fejtö cite des analyses où l’on dénonce « l’inspiration manchesterienne » ou « une férocité paléocapitaliste inconnue ailleurs ». (Op. cit., pp. 231 et 240).
62. LENDVAI Paul, L’Europe des Balkans après Staline, Entre nationalisme et communisme, Fayard, 1972, pp. 66 et 144, cité in VAUTE P., op. cit., pp. 70-71. P. Lendvai, autrichien né en 1929 à Budapest, est un analyste politique reconnu internationalement. Il a participé au Forum économique mondial à Davos et Salzbourg et est titulaire de nombreux prix et distinctions.
63. Souvenirs, Ed. E. Grankshaw, 1971, pp. 365-366, cité in VAUTE P., op. cit., p. 70.
64. In Itinéraires, septembre-octobre 1981, p. 118, cité in Le socialisme « à la française », Action familiale et scolaire, sd, p. 25.
65. « La décentralisation de la production, qui assigne aux petites entreprises de multiples tâches, précédemment concentrées dans les grandes unités de production, renforce les petites et moyennes entreprises et leur imprime un nouvel élan. A côté de l’artisanat traditionnel, on voit ainsi émerger de nouvelles entreprises caractérisées par de petites unités de production dans les secteurs modernes ou dans des activités décentralisées par rapport aux grandes entreprises. De nombreuses activités qui, hier, exigeaient un travail salarié sont réalisées aujourd’hui sous de nouvelles formes qui favorisent le travail indépendant et se caractérisent par un élément plus important de risque et de responsabilité.
   Le travail dans les petites et moyennes entreprises, le travail artisanal et le travail indépendant peuvent constituer une occasion de rendre la vie de travail plus humaine, à la fois grâce à la possibilité d’établir des relations interpersonnelles positives dans des communautés de petites dimensions et aux opportunités offertes par un plus grand esprit d’initiative et d’entreprise (…). » (CDSE 315).
   « Un exemple très important et significatif (de coopération) est donné par l’activité en rapport avec les coopératives, les petites et moyennes entreprises, les entreprises artisanales et les exploitations agricoles à dimension familiale. La doctrine sociale a souligné la contribution qu’elles offrent à la mise en valeur du travail, à la croissance du sens de responsabilité personnelle et sociale, à la vie démocratique, aux valeurs humaines utiles au progrès du marché et de la société. » (CDSE 339).
66. Les Églises face à l’entreprise, Cent ans de pensée sociale, réflexions et documents réunis pour l’UNIAPAC par LAURENT Philippe sj et JAHAN Emmanuel, Centurion, pp. 234-261.
67. Id., p. 233.
68. J.-P. Audoyer signale qu’en France, « les syndicalistes (CGT et CGT-FO) (…) dénoncèrent toujours la participation directe comme une forme de collaboration de classe et sa mise en œuvre dans les années 80, comme le triomphe de nouvelles stratégies patronales manipulatoires (…) ». (Op. cit., p. 88).
69. Lors de la Conférence organisée au Parlement fédéral, le 21-3-2003 sur les Sociedades laborales, un participant cita «  l’exemple des années 1970 dans l’industrie textile du Tournaisis où l’on proposait aux travailleurs le rachat de leur entreprise en faillite pour 1 franc symbolique tandis que leurs indemnités étaient transformées en actions. Les travailleurs ont renoncé à leurs droits pour maintenir un équilibre précaire et artificiel. » (Cf. www.actionnariat-salarie.be).
70. Dans sa bibliographie très spécialisée, Ph. de Woot cite MM et PT.
71. Op. cit., p. 215. Notons que l’auteur met d’abord en évidence ce qu’il appelle « la participation ou intégration objective » qui se diffuse avec les progrès de l’automation. Elle se fait au niveau de la formation professionnelle réclamée par une technologie de plus en plus spécialisée ; au niveau des salaires déterminé pour chaque travailleur par la situation économique de l’entreprise ; au niveau de la sécurité de l’emploi réclamée par les syndicats et souhaitée par les directions qui doivent assurer la formation de leur main-d’œuvre qui doit s’adapter aux progrès de l’automation ; au niveau du travail lui-même, enfin, dans la mesure où « l’automation détruit l’émiettement du travail et reconstitue, au niveau de l’équipe, ou de l’ensemble de l’entreprise, une vision synthétique des opérations. »(Op. cit., pp. 208-209).
72. Cette participation fonctionnelle découle de plusieurs facteurs:
   « -l’assouplissement des structures d’organisation ; la diffusion des responsabilités par une délégation poussée des pouvoirs ; l’élargissement et la rotation des rôles (…) en vue d’en augmenter l’intérêt et la variété ;
   -le style de commandement centré sur l’homme et sur le groupe autant que sur la tâche ; parmi les méthodes permettant de se centrer sur l’homme, on peut citer notamment l’interview, l’appréciation du mérite, les plans de carrière…​ ;
   -le travail de groupe, la décision de groupe, les structures de groupe chaque fois que la tâche les rend possibles ;
   -une information très poussée des membres de l’entreprise et l’établissement de systèmes de communications multilatérales et aussi libres que possible ;
   -l’adoption et la généralisation des outils de gestion modernes ; ceux-ci permettent d’augmenter la compétence des individus, de diffuser les responsabilités et d’établir les relations d’autorité sur des bases objectives ;
   -la formation continue des cadres et du personnel ; celle-ci ne concerne pas seulement les problèmes fonctionnels mais les problèmes humains, le travail des groupes et leur conduite. » (Op. cit., p. 210).
73. Id., p. 216.
74. Pour que les travailleurs s’identifient à l’entreprise, « intériorisent » sa fonction, fassent leurs ses objectifs, liberté et contrôle doivent se conjuguer : « Pour les psychologues, il est nécessaire que l’organisation permette à l’individu de définir ses buts immédiats et de choisir les moyens adéquats pour les atteindre ; qu’elle lui permette de relier ses buts à ceux de l’entreprise, d’évaluer son efficacité dans ce cadre élargi et de manifester librement son dynamisme.
   De plus, les psychologues suggèrent qu’une véritable « intériorisation » par l’individu des buts de l’organisation elle-même, suppose une participation aux décisions et une participation aux résultats. (…) Les recherches en sociologie vont dans le même sens. » (Id., pp. 212-213).
75. Op. cit., pp. 215-216. L’auteur ajoute et nous y reviendrons, que la créativité est tributaire aussi de la concertation : de l’organisation professionnelle, du dialogue social et d’une politique industrielle. ( Id., pp. 217-241).
76. Voici comment Ph. de Woot décrit la maturité du travailleur: « l’individu arrivé à maturité est capable de se consacrer à la tâche pour elle-même. Il se réalise à travers l’œuvre à accomplir. Celle-ci devient une fin poursuivie pour elle-même et non pour satisfaire un besoin particulier de l’individu comme la sécurité, le prestige ou la puissance.
   Dans cette optique, l’individu mûr perçoit la réalité comme elle est ; il accepte les autres et lui-même pour ce qu’ils sont ; il est capable de s’adapter à l’évolution des situations ; il parvient à s’identifier à l’œuvre et, par là, il supprime la divergence entre l’organisation et l’individu. » (Op. cit., pp. 127-128).
77. LE 15. Les travailleurs doivent s’efforcer « d’obtenir le plein respect de leur dignité et une participation plus large à la vie de l’entreprise, de manière que, tout en travaillant avec d’autres et sous la direction d’autres personnes, ils puissent en un sens travailler « à leur compte », en exerçant leur intelligence et leur liberté. » (CA 43).
78. Beaucoup de chercheurs « soulignent l’attitude ambigüe de l’individu à l’égard de la participation. d’une part, il aspire à diminuer les aliénations dont il souffre ; d’autre part, il adopte un comportement réservé, sinon hostile, à l’égard de la participation.
   Celle-ci en effet implique un effort, un dynamisme, des risques qui n’existent pas dans un système bureaucratique rigide. La participation ne va pas de soi ; elle ne se fera pas sans contrepartie substantielle ». (WOOT Ph. de, op. cit., p. 213).
79. AUDOYER J.-P., op. cit., p. 113. On trouvera un résumé du livre de J.-P. Audoyer sur biblio.domuni.org: PRADINES Ph., Management, La subisdiarité, Organisation de l’entreprise et enseignement de l’Église, sur. https://www.domuni.eu/media/kit_upload/PDF/fr/resources/Subsidiarite-Pradines.pdf
80. Il y eut des précurseurs, nous l’avons vu. J.-P. Audoyer cite Hyacinthe Dubreuil (1883-1971). Ce serrurier, Compagnon du devoir, militant de la CGT (1900), fut secrétaire général du syndicat des ouvriers mécaniciens de la Seine (1914). Il partit travailler chez Ford, à Détroit et, de cette expérience, il tira une critique du taylorisme et proposa de réorganiser le travail par la création d’unités décentralisées, la participation aux bénéfices, la désignation par chaque groupe autonome de son chef, etc.. Il développera ses idées dans de nombreux livres dont les premiers sont restés célèbres : Standards, Grasset, 1929 ; Nouveaux Standards, Grasset, 1931 ; La chevalerie du travail, chez Grasset également.
81. Id., p. 114.
82. La « business ethics », très en vogue à partir des années 1990, aux États-Unis d’abord, « renvoie davantage à l’efficacité qu’au bien agir » et apparaît surtout comme un alibi en détournant le sens du mot « éthique » pour garantir plus d’efficacité par le biais de la motivation et de l’adhésion du personnel. « L’éthique d’entreprise se présente la plupart du temps sous l’aspect d’un code de bonne conduite ou d’une charte. Mais, contrairement à la réalité, ces textes n’ont jamais pour vocation explicite de « mobiliser » le personnel, de se protéger des agissements non conformes des salariés oui d’améliorer l’image de l’entreprise. Ils veulent aussi suggérer aux salariés des comportements moraux. Ils cherchent à discipliner leurs instincts et leurs passions.
   Derrière les codes et autres chartes, nous voyons donc resurgir les morales de l’obligation d’autrefois (…) ». (Id., pp. 108-109).
   Comme l’écrivait un caricaturiste ; « L’éthique a une place importante dans notre entreprise…​ Elle nous a d’ailleurs permis de gagner 4% de parts de marché ! ».
83. « Le concept de projet implique (…) qu’il soit d’abord l’œuvre de l’entreprise pour devenir projet d’entreprise. (…) Les déceptions remarquées ici et là après la mise en place d’un projet d’entreprise résultent pour l’essentiel de cette erreur initiale.
   La démarche « projet d’entreprise » doit se concevoir comme un acte d’intercompréhension, un acte de communication, compris et conçu dans le sens de « rendre humain » ; ceci exclut (…) l’action stratégique (c’est-à-dire orientée vers le succès) et la négociation (comme compromis entre intérêts particuliers). (…)
   Si mis en œuvre, il devient un « agir communicationnel » destiné à faire participer l’ensemble des membres de la communauté-entreprise à la définition du bien commun, il est alors en tout point compatible avec les principes de la morale sociale chrétienne ». (AUDOYER J.-P., op. cit., pp. 105-106 et 108).
84. Ce qui est visé ici ce n’est pas la « saine culture d’entreprise » souhaitée par Jean-Paul II et qui, pour lui est liée à une « culture de l’initiative », à une « culture du travail » et à une « culture de la solidarité » (Discours aux représentants du monde des entreprises, Agrigente, 9-5-1993, OR 1-6-1993, p. 4). Ce qui est visé, c’est la « culture d’entreprise » telle qu’elle a été conçu par William G. Ouchi, à partir du modèle japonais, dans son livre Théorie Z, InterEditions, 1981. La culture d’entreprise, selon Ouchi, est « un levier supplémentaire pour l’action. L’entreprise est amenée à proposer un système de croyances et de valeurs, une morale de l’action propre à entraîner l’adhésion des salariés. Travailler dans une entreprise implique alors l’adhésion à tout un système de valeurs, à une philosophie (…) ». Dans la pensée de l’Église, « l’unité est (…) davantage à réaliser dans le respect des différences que dans la recherche d’un unanimisme réducteur. » (AUDOYER J.-P., op. cit., pp. 186-187).
85. Ensemble d’activités visant au renforcement ou à l’amélioration de l’esprit d’équipe. Des sociétés spécialisées proposent des événements que les entreprises rendent plus ou moins obligatoires : navigation d’entreprise, parcours-aventure, fitness, improvisation théâtrale, cuisine, musique, etc..
86. Op. cit., pp. 117-178.
87. Id., pp. 138-139.
88. « Il n’est plus ni le meilleur exécutant ni le meilleur expert. il est celui qui clarifie les objectifs à atteindre, les priorités à respecter, les interdictions à ne pas transgresser, les erreurs à ne pas répéter. Il est le gardien des finalités, celui qui négocie les compromis entre progrès technique et rentabilité, qualité de vie des salariés et respect des délais, entre le souhaitable et le possible, entre la pression d’objectifs descendant du haut et celle des moyens demandés par la base ». Il est « un communicateur, un négociateur, un pédagogue, un anticipateur ». (Id., p. 135). « Le rôle du chef sera désormais d’éduquer, au terme de la mission, le collaborateur. Il analysera avec lui ses résultats, il valorisera ses réussites, corrigera ses erreurs en apportant des éléments tirés de sa propre expérience. Cet accompagnement sera d’autant plus pertinent que le chef aura délégué de préférence ce qu’il sait bien faire lui-même et ce qu’il aime faire, car ce sont les domaines où il saura le mieux conseiller et contrôler. Le chef déterminera la durée et le champ d’autonomie en fonction de la sécurité psychologique du subordonné et de sa compétence professionnelle. C’est la prudence du chef qui en fixera les limites et celles-ci ne sont jamais définitives mais doivent évoluer en fonction du développement de la personnalité du collaborateur. Le passage de la directivité à la délégation oblige donc à une évaluation régulière du subordonné. Le rôle du chef délégant apparaît ainsi comme essentiellement éducatif et il le restera tout au long du passage au management délégataire, se faisant tantôt plus directif, tantôt plus persuasif. Toutefois il ne devra jamais être laxiste en pratiquant le contrôle et faible e’n sanctionnant les manquements le cas échéant. » (Id., p. 143). Jean-Paul II disait à des entrepreneurs : la « vocation à l’initiative se révèle être (…) un appel au service. Placée dans le cadre d’une dynamique d’amour, elle aide celui qui a le don de l’interdépendance et la responsabilité d’un rôle de guide, à comprendre qu’il doit prendre en charge ses frères. » (Discours aux représentants du monde des entreprises, Agrigente, 9-5-1993, OR 1-6-1993, p. 4).
89. Id., p. 141.
90. Dans le sens habituel du mot « leader » car nous verrons, dans la dernière partie, qu’un bon leader est un coach !
91. Id., p. 153.
92. Id., p. 133.
93. La solidarité ne se limite pas aux relations patron-employé ; rappelons la solidarité de tous les acteurs d’une entreprise en difficulté pour sauver l’emploi, par exemple, la solidarité professionnelle, la solidarité syndicale traditionnellement dans la revendication mais aussi et surtout parce que le syndicat peut et devrait, de plus en plus, aider les travailleurs « à participer d’une façon pleinement humaine à la vie de l’entreprise » (CA 15).
94. Cf. Paul VI : « toute activité particulière doit se replacer dans cette société élargie et prend, par là même, la dimension du bien commun ». (OA 24).

⁢e. Responsabilité des consommateurs

On a trop souvent oublié, dans la vie économique, un troisième acteur: le consommateur. Son rôle peut être très important aujourd’hui : « les consommateurs, qui disposent très souvent de vastes marges de pouvoir d’achat, bien au-delà du seuil de subsistance, peuvent beaucoup influer sur la réalité économique par leurs libres choix entre consommation et épargne. (…) Aujourd’hui plus que par le passé, il est possible d’évaluer les options disponibles non seulement sur la base du rendement prévu ou de leur degré de risque, mais aussi en exprimant un jugement de valeur sur les projets d’investissement que ces ressources iront financer (…). »⁠[1] Les consommateurs ont « la possibilité d’orienter, grâce à une plus grande circulation des informations, grâce à une plus grande circulation des informations, le comportement des producteurs, à travers la décision - individuelle ou collective[2] - de préférer les produits de certaines entreprises à d’autres, en tenant compte non seulement des prix et de la qualité des produits, mais aussi de l’existence de conditions de travail correctes dans les entreprises, ainsi que du degré de protection assuré au milieu naturel environnant. »[3]

Il reviendra à Jean-Paul de soutenir l’idée et de dénoncer « les excès de la société de consommation »[4] qui se sont manifestés à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Mais Jean-Paul II reprendra et adaptera aux nouveautés du temps des principes simples mais fondamentaux que l’Église ne cesse de rappeler depuis Léon XIII dans sa morale sociale.

Le but de l’économie est de répondre à des besoins. L’homme, avons-nous dit, est né pauvre, démuni, il a besoin pour croître d’un certain nombre de biens divers. Mais comme sa vocation ultime est surnaturelle, les biens surnaturels doivent l’emporter et il doit user des choses du monde autant qu’elles lui sont nécessaires mais pas davantage suivant l’heureux principe et fondement de saint Ignace. L’économie, au service de l’homme et de son développement doit tenir compte de cette hiérarchie, de cette éthique qui doit guider chacun d’entre nous qu’il soit entrepreneur ou client.

Cette philosophie est bien présente dans Rerum novarum : « Nul ne saurait avoir une intelligence vraie de la vie mortelle, ni l’estimer à sa juste valeur, s’il ne s’élève jusqu’à la considération de cette autre vie qui est immortelle. Celle-ci supprimée, toute espèce et toute vraie notion de bien disparaît. »[5] « La vraie dignité de l’homme et son excellence résident dans ses mœurs, c’est-à-dire dans sa vertu ; la vertu est le patrimoine commun des mortels, à la portée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des riches ; seuls la vertu et les mérites, partout où on les rencontre, obtiendront la récompense de l’éternelle béatitude ».⁠[6] C’est pourquoi la vie du travailleur-consommateur est présentée, par Léon XIII, sans opulence : « L’ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille, s’appliquera, s’il est sage, à être économe. Suivant le conseil que semble lui donner la nature elle-même, il visera, par de prudentes épargnes, à se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine. »[7] On remarquera l’appel à la sagesse, à l’économie, et les adjectifs « petit » et « modeste ». Dans la poursuite des biens essentiels à la vie chrétienne, sobriété, tempérance, modération, détachement, etc., nous permettent de nous attacher à ce qui en vaut vraiment la peine et ne pas nous laisser détourner de notre véritable vocation.⁠[8]

« La loi naturelle, dira Pie XI, c’est-à-dire la volonté divine manifestée par elle, exige que les ressources de la nature soient mises au service des besoins humains d’une manière parfaitement ordonnée (…) »[9] Quand il parle de rétablir l’ordre dans la vie économique, il vise « cet ordre qui place en Dieu le terme premier et suprême de toute activité créée, et n’apprécie les biens de ce monde que comme de simples moyens dont il faut user dans la mesure où ils conduisent à cette fin. » Le Créateur « a placé l’homme sur la terre pour qu’il la travaille et la fasse servir à toutes ses nécessités. Il n’est donc pas interdit à ceux qui produisent d’accroître honnêtement leurs biens ; il est équitable, au contraire, que quiconque rend service à la société et l’enrichit profite, lui aussi, selon sa condition, de l’accroissement des biens communs, pourvu que, dans l’acquisition de la fortune, il respecte la loi de Dieu et les droits du prochain, et que, dans l’usage qu’il en fait, il obéisse aux règles de la foi et de la raison. Si tout le monde, partout et toujours, se conformait à ces règles de conduite, non seulement la production et l’acquisition des biens de ce monde, mais encore leur consommation, aujourd’hui souvent si désordonnée, seraient bientôt ramenées dans les limites de l’équité et d’une juste répartition ; à l’égoïsme sans frein, qui est la honte et le grand péché de notre siècle, la réalité des faits opposerait cette règle à la fois très douce et très forte de la modération chrétienne, qui ordonne à l’homme de chercher avant tout le règne de Dieu et de sa justice, dans la certitude que les biens temporels eux-mêmes lui seront donnés par surcroît en vertu d’une promesse formelle de la libéralité divine. »[10]

Une des erreurs du libéralisme, du socialisme, de toutes les doctrines qui nient Dieu ou le relèguent au fond des consciences, est de ne retenir que les buts matériels : « La déchristianisation de la vie sociale et économique et sa conséquence, l’apostasie des masses laborieuses, résultent des affections désordonnées de l’âme, triste suite du péché originel qui, ayant détruit l’harmonieux équilibre des facultés, dispose les hommes à l’entraînement facile des passions mauvaises et les incite violemment à mettre les biens périssables de ce monde au-dessus des biens durables de l’ordre surnaturel. De là cette soif insatiable des richesses et des biens temporels qui, de tout temps sans doute, a poussé l’homme à violer la loi de Dieu et à fouler aux pieds les droits du prochain, mais qui, dans le régime économique moderne, expose la fragilité humaine à tomber beaucoup plus fréquemment. »[11]

Loin de ces égarements, dans une perspective chrétienne mais aussi de sagesse humaine, « …​il importe à l’intérêt commun que les travailleurs et employés puissent, une fois couvertes les dépenses indispensables, mettre en réserve une partie de leurs salaires afin de se constituer ainsi une modeste fortune. »[12] Les biens produits « doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice. »[13]

A de nombreuses reprises, Pie XII développera cette « philosophie » : la production doit répondre aux besoins de l’homme mais des besoins ordonnés. Si « la fin de l’organisme économique et social, à laquelle il faut ici se référer, est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique ont le moyen de procurer », on doit, en même temps, dénoncer « l’accroissement intolérable des dépenses superflues et déraisonnables » parce qu’elles « contrastent durement avec la misère du plus grand nombre ». Il faut tendre « à une plus juste distribution de la richesse »[14], éviter la « consommation sans frein, cancer de l’économie sociale d’aujourd’hui », et faire « passer le nécessaire avant ce qui est seulement utile et agréable »[15]

De plus, « Celui qui veut porter secours aux besoins des individus et des peuples, ne peut attendre le salut d’un système impersonnel d’hommes et de choses, même fortement développé sous l’aspect technique. Tout plan ou programme doit s’inspirer du principe que l’homme comme sujet, gardien et promoteur des valeurs humaines est au-dessus des choses et au-dessus des applications du progrès technique et qu’il faut avant tout préserver d’une « dépersonnalisation » malsaines les formes fondamentales de l’ordre social (…) et les utiliser pour créer et développer les relations humaines. Quand les forces sociales seront ordonnées à ce but, non seulement elles s’acquitteront de leur fonction naturelle, mais elles apporteront une contribution importante au soulagement des nécessités présentes parce que la mission leur appartient de promouvoir la pleine solidarité réciproque des hommes et des peuples. » En effet, « la fin de l’économie publique », c’est d’« assurer la satisfaction permanente des besoins en biens et services matériels, ordonnés à leur tour à l’élévation du niveau moral, culturel et religieux. »[16]

Certains prétendent que « l’économie (…) a ses lois et (que) l’homme doit tenir compte uniquement de celles-ci dans l’exercice de ses activités économiques, sans d’autres limites que celles imposées par le calcul utilitaire. Mais si la construction fictive de l’homo oeconomicus peut être possible dans un domaine abstrait, elle ne l’est plus quand on descend sur le terrain pratique ; et les douloureuses expériences de ces dernières décades ont démontré avec éloquence combien il était dangereux, même dans le domaine économique, de subordonner l’honnête à l’utile, et combien il était illusoire de croire que la satisfaction des impératifs économiques suffit à apaiser et à remplacer les exigences de l’esprit, qui réclame sa supériorité sur la matière. (…)

Avant tout, il faut que l’économie soit organisée de manière à répondre toujours mieux à son but final, qui est de satisfaire les besoins de l’homme ; c’est-à-dire (…) « qu’elle doit mettre de manière stable à la portée de tous les membres de la société les conditions matérielles réclamées pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle »[17]. En effet, dans une société bien ordonnée doit se trouver, comme l’affirme justement le Docteur angélique[18], corporalium bonorum sufficientia, quorum usus est necessarius ad actum virtutis. »[19]

L’idée des Souverains Pontifes n’est donc pas de prêcher en faveur d’une économie de disette confinée dans la satisfaction des besoins les plus élémentaires et les plus immédiats mais de préserver, dans toute expansion économique, les valeurs humaines les plus hautes.

Le concile Vatican II est bien conscient que « le progrès dans les modes de production et dans l’organisation des échanges de biens et de services a fait de l’économie un instrument apte à mieux satisfaire les besoins accrus de la famille humaine ».⁠[20] Un peu plus loin, le texte présentera la production comme réponse aux « aspirations plus vastes du genre humain » : « Aujourd’hui plus que jamais, pour faire face à l’accroissement de la population et pour répondre aux aspirations plus vastes du genre humain, on s’efforce à bon droit d’élever le niveau de la production agricole et industrielle, ainsi que le volume des services offerts. C’est pourquoi il faut encourager le progrès technique, l’esprit d’innovation, la création et l’extension d’entreprises, l’adaptation des méthodes, les efforts soutenus de tous ceux qui participent à la production, en un mot tout ce qui peut contribuer à cet essor. »[21]

Les besoins changent et s’accroissent au fil de l’histoire humaine et Gaudium et spes semble même indiquer un saut qualitatif en ne parlant plus seulement de besoins mais d’aspirations. Serait-ce de simples synonymes, interchangeables ?

Paul VI définit ainsi les « aspirations des hommes » : « Etre affranchis de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable ; participer davantage aux responsabilités, hors de toute oppression, à l’abri de situations qui offensent leur dignité d’hommes, être plus instruits ; en un mot, faire, connaître, et avoir plus, pour être plus : telle est l’aspiration des hommes d’aujourd’hui, alors qu’un grand nombre d’entre eux sont condamnés à vivre dans des conditions qui rendent illusoire ce désir légitime. »[22]

Commentant ce paragraphe, J.-Y Calvez fait remarquer que l’ »aspiration » dans le texte de Paul VI comporte d’abord des besoins élémentaires, puis des « requêtes qui ont trait à la dignité ». Pour lui, cette formulation indique « une continuité des uns aux autres »[23] et la nécessité de prêter attention à toutes les dimensions de la personne. C’est d’ailleurs, pour cette raison, que nous avons vu l’Église réclamer, après le juste salaire, la participation toujours plus large des travailleurs à la vie de l’entreprise. La production des biens ne se fait pas n’importe comment. Il ne suffit pas de satisfaire, même parfaitement, les besoins, encore faut-il que les moyens soient adaptés à la fin. Si la production est pour les hommes, elle se fait par les hommes⁠[24] : le but de la vie économique « c’est de mettre d’une façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle. (…) La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté. (…) La vraie et saine liberté ne peut être que la liberté d’hommes qui, se sentant solidairement liés en vue du but objectif de l’économie sociale, sont en droit d’exiger que l’ordre social de l’économie loin de porter la moindre atteinte à leur liberté dans le choix des moyens adaptés à ce but, la garantisse et la protège. Ceci vaut également pour tout genre de travail, indépendant ou dépendant, car, en regard de la fin de l’économie sociale, tout membre producteur est sujet et non pas objet de l’économie sociale. »[25]

La vie économique est donc ordonnée aux besoins intégraux des hommes qu’elle sert ou qu’elle emploie respectueusement, comme elle est aussi, rappelons-le, ordonnée à la nature qu’elle utilise et transforme respectueusement. « Le but fondamental de la production n’est pas la seule multiplication des biens produits, ni le profit, ni la puissance ; c’est le service de l’homme : de l’homme tout entier, selon la hiérarchie de ses besoins matériels comme des exigences de sa vie intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse ; de tout homme (…), de tout groupe d’hommes, sans distinction de race ou de continent. »[26].

Pie XII distinguait les besoins « élémentaires », « primordiaux », « réels »[27], « normaux » des « exigences excitées artificiellement »[28], « telles que le désir antichrétien et immodéré du plaisir ». Comme besoins à satisfaire « d’urgence », Pie XII citait: « les aliments, le vêtement, l’habitation, l’éducation des enfants, la saine restauration de l’âme et du corps. »[29] La liste n’est pas exhaustive car, à tel stade de la croissance humaine, tel besoin qui n’était pas primordial ou urgent peut le devenir. Comme l’écrit justement le P. Calvez, « dès que l’homme a échappé aux contraintes les plus immédiates, il est à même de mettre un certain ordre dans la satisfaction de ses besoins. »[30] Ils n’ont pas tous la même importance ni la même urgence pour tous à tout moment. Il n’empêche que certains besoins sont si élémentaires, primordiaux, réels, normaux, qu’on les a considéré comme des droits qui constituent « la règle suprême de la vie économique ».⁠[31]

Un des grands dangers actuels, c’est l’« économisme »⁠[32] que le Concile a analysé en constatant qu’à côté des progrès précieux de la vie économique et sociale, « ...les sujets d’inquiétude ne manquent pas. Beaucoup d’hommes, surtout dans les régions du monde économiquement développées, apparaissent comme dominés par l’économique : presque toute leur existence personnelle et sociale est imbue d’un certain « économisme », et cela aussi bien dans les pays favorables à l’économie collectiviste que dans les autres. A un moment où le développement de l’économie, orienté et coordonné d’une manière rationnelle et humaine, permettrait d’atténuer les inégalités sociales, il conduit trop souvent à leur aggravation et même, ici ou là, à une régression de la condition sociale des faibles et au mépris des pauvres. Alors que des foules immenses manquent encore du strict nécessaire, certains, même dans les régions moins développées, vivent dans l’opulence ou gaspillent sans compter. Le luxe côtoie la misère. Tandis qu’un petit nombre d’hommes disposent d’un très ample pouvoir de décision, beaucoup sont privés de presque toute possibilité d’initiative personnelle et de responsabilité ; souvent même, ils sont placés dans des conditions de vie et de travail indignes de la personne humaine. »[33]

Jean-Paul II dénoncera à nouveau cet « économisme » dans Laborem exercens parce qu’il « comporte, directement ou indirectement, la conviction du primat et de la supériorité de ce qui est matériel, tandis qu’il place, directement ou indirectement, ce qui est spirituel et personnel (l’agir de l’homme, les valeurs morales et similaires) dans une position subordonnée par rapport à la réalité matérielle. »[34]

Dans Centesimus annus[35], le saint Père reviendra sur les liens entre économisme et consommation. « Dans les étapes antérieures du développement, explique Jean-Paul II, l’homme a toujours vécu sous l’emprise de la nécessité. Ses besoins étaient réduits, définis en quelque sorte par les seules structures objectives de sa constitution physique, et l’activité économique était conçue pour les satisfaire ». A l’heure actuelle, « le problème n’est pas seulement de lui offrir une quantité suffisante de biens, mais de répondre à une demande de qualité : qualité des marchandises à produire et à consommer ; qualité des services dont on doit disposer ; qualité du milieu et de la vie en général ». En principe, cette « demande d’une existence plus satisfaisante qualitativement et plus riche en soi est légitime ». Mais ces besoins nouveaux et les méthodes nouvelles nécessaires pour les satisfaire doivent aussi s’inspirer « d’une image intégrale de l’homme qui respecte toutes les dimensions de son être et subordonne les dimensions physiques et instinctives aux dimensions intérieures et spirituelles. » Autrement dit, « il n’est pas mauvais de vouloir vivre mieux, mais ce qui est mauvais, c’est le style de vie qui prétend être meilleur quand il est orienté vers l’avoir et non vers l’être, et quand on veut avoir plus, non pour être plus mais pour consommer l’existence avec une jouissance qui est à elle-même sa propre fin.«  Les pays riches ressentent « souvent une sorte d’égarement existentiel, une incapacité à vivre et à profiter justement du sens de la vie, même dans l’abondance des biens matériels, une aliénation et une perte de la propre humanité chez de nombreuses personnes, qui se sentent réduites au rôle d’engrenages dans le mécanisme de la production et de la consommation et ne trouvent pas le moyen d’affirmer leur propre dignité d’hommes, faits à l’image et à la ressemblance de Dieu. »[36]

Voilà le danger de « la société de consommation ». Danger manifeste dans la consommation de la drogue, de la pornographie⁠[37] et, dit Jean-Paul II, « d’autres formes de consommation, exploitant la fragilité des faibles, cherchent à remplir le vide spirituel qui s’est produit. » Comment dès lors éviter les pièges de la consommation et les égarements de la production, comment éviter l’irruption d’un certain matérialisme dans la vie quotidienne ?

Le système économique n’est pas capable par lui-même de faire le tri entre les vrais besoins et les besoins aliénants : Il ne possède pas « dans on propre cadre des critères qui permettent de distinguer correctement les formes nouvelles et les plus élevées de satisfaction des besoins humains et les besoins nouveaux induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa maturité ». Les causes des dérèglements de la vie économique et sociale ne sont pas tant à chercher « dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s’est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services. »[38] Il est donc nécessaire et urgent, à la lumière d’une juste conception de l’homme, d’éduquer les consommateurs « à un usage responsable de leur pouvoir de choisir », de former, chez les producteurs et surtout chez les professionnels des moyens de communication sociale, « un sens aigu de leurs responsabilités » et de prévoir l’intervention des pouvoirs publics⁠[39]. « Il est donc nécessaire de s’employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement[40] soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune ». Un mode de vie, ne l’oublions pas, qui soit aussi mesuré par la nécessité de respecter le milieu naturel et le milieu humain: la ville, la famille, le mariage et la vie.⁠[41]

Hélas, aujourd’hui, la publicité s’avère souvent l’adversaire le plus redoutable du mode de vie sage et chrétien. Elle est indispensable et présente bien des avantages sur le plan économique⁠[42] mais elle est source aussi de nombreux préjudices.

Souvent, « ...la publicité est utilisée moins pour informer que pour persuader et pour motiver les gens - convaincre les personnes d’agir d’une certaine manière ; d’acheter certains produits ou de recourir à certains services, de patronner certaines institutions, et d’autres attitudes semblables. C’est en ce domaine que des abus spécifiques peuvent se vérifier. La pratique d’une publicité de choc centrée sur la « marque » commerciale soulève de nombreux problèmes. Souvent il n’y a que quelques différences négligeables entre des produits de genre similaire, vendus par des entreprises commerciales concurrentes. La publicité tente alors de pousser les personnes à se décider sur la base de motivations irrationnelles (« fidélité à un label » ou à une « griffe », prestige du statut social, mode, « sex appeal », etc.) au lieu de présenter les différences qui concernent le prix et la qualité des produits comme des bases de choix rationnel. La publicité peut aussi être, et elle l’est souvent, un instrument au service du « phénomène de la société de consommation » (…). Parfois les publicitaires affirment qu’un des devoirs de leur profession consiste en la « création » de besoins pour des produits et des services - c’est-à-dire de faire en sorte que les personnes ressentent et se laissent guider par un vif désir d’articles ou de services dont ils n’ont pas besoin » et qui peuvent entraîner des habitudes de consommation et des styles de vie illégitimes et malsains à tous points de vue. « Il s’agit là d’un abus grave ainsi que d’un affront à la dignité humaine et au bien commun quand cela se produit dans des sociétés opulentes. Toutefois l’abus est encore plus grave si ces attitudes de consommation et ces options sont diffusées par les medias et par la publicité dans des pays en voie de développement où ils exacerbent les crises socio-économiques et portent atteinte aux pauvres. (…) De même, la tâche des pays qui tentent de mettre sur pied des économies de marché au service des besoins et des intérêts des personnes, après des décennies de systèmes centralisés sous un strict contrôle de l’État, est rendue plus ardue par la publicité qui favorise des attitudes de consommation et des choix qui offensent la dignité humaine et le bien commun. La problème est particulièrement aigu lorsque, comme cela arrive souvent, la dignité et le bien-être des membres les plus pauvres et les plus faibles de la société sont en jeu. » En conclusion, l’Église invite « les professionnels de la publicité, ainsi que tous ceux qui sont engagés dans le processus de commissionnement et de diffusion publicitaires, à en éliminer tous les aspects socialement nuisibles et à adopter des règles éthiques fermes en ce qui concerne la véracité, la dignité humaine et les responsabilités sociales. »[43]

La réforme économique et sociale esquissée dans ses principes réclame l’engagement de tous les acteurs, entrepreneurs, travailleurs, consommateurs et que l’État, nous allons le voir dans le volume suivant, retrouve sa véritable vocation et exerce sans compromissions ses responsabilités. Mais, une fois de plus, cet engagement ne peut naître que d’une conversion personnelle de chacun. On n’est pas spontanément solidaire et tempérant et même si, on a pu constater que la raison et même parfois l’intérêt pouvaient conduire à des réformes intéressantes, la construction d’un nouvel ordre économique et social réclame que la conscience s’ouvre à un appel plus profond. Pour éviter l’anarchie ou la contrainte et que l’acte économique devienne à son tour témoignage ou du moins qu’il permette à chacun de croître et de s’épanouir à l’image de Dieu.


1. CDSE 358.
2. Pensons aux associations de consommateurs.
3. CDSE 359.
4. CA 36.
5. RN, 451 in Marmy.
6. RN, 456 in Marmy.
7. RN, 479 in Marmy.
8. A ce propos, Pie XII rappelant Léon XIII, expliquera que la pratique de la vie chrétienne « contribue par elle-même à la prospérité extérieure (…) parce qu’elle conduit à ces vertus qui préservent l’homme d’une estime excessive des choses de ce monde et qui donnent spécialement à ceux qui jouissent des biens de la fortune, la fermeté dans ce qui a été à juste titre appelé l’« aurea mediocritas » : l’inestimable modération. De la sorte, la juste mesure, la véritable harmonie et l’authentique stabilité favorisent le progrès de la société humaine, progrès conforme à la nature et par conséquent accepté par Dieu. » (Allocution à des ouvriers italiens, 14-5-1953).
9. QA, 556 in Marmy.
10. QA, 607 in Marmy. Cf. Mt 6, 25-34: « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? Qui d’entre vous d’ailleurs peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas en disant : qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? De quoi allons-nous nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain: demain s’inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. »
11. QA, 603 in Marmy.
12. QA, 570 in Marmy.
13. QA, 571 in Marmy.
14. Lettre à M. Charles Flory, président des Semaines sociales de France, 7-7-1952.
15. Allocution aux Dirigeants de Sociétés d’Habitations à bon marché, 21-11-1953.
16. Radiomessage au monde, 24-12-1952.
17. PIE XII, Discours aux membres du Congrès des échanges internationaux, 7-3-1948.
18. De Regimine Principium, I, c 15.
19. Au nom de Pie XII, Lettre de Mgr Dell’Acqua, substitut à la Secrétairerie d’État à l’occasion de la Semaine sociale des catholiques d’Italie, 22-9-1956.
20. GS 63.
21. GS 64.
22. PP 6.
23. L’économie, l’homme, la société, Desclée De brouwer, 1989, p. 77.
24. PIE XII, Lettre à M. Charles Flory, président des Semaines sociales de France, 18-7-1947.
25. Pie XII, Discours aux membres du Congrès des Echanges internationaux, 7-3-1948.
26. GS 64.
27. Allocution aux Membres du Bureau international du travail, 25 mars 1949.
28. Allocution à des ouvriers italiens, 14-5-1953.
29. Discours aux Associations catholiques des travailleurs italiens, 29-6-1948.
30. CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 80. Il explique que l’homme est « un être-de-besoin fondamentalement tourné vers la nature, il ne l’est cependant pas que par des instincts. Même prenant racine dans des instincts, ses besoins sont vite au-delà. En d’autres termes encore, il y a, chez l’homme, conscience de son orientation vers la nature. Conscient du besoin. Il en résulte qu’entre le besoin et sa satisfaction, l’homme intervient par une activité propre, intelligente, un travail (…). Mais il en résulte d’abord que l’homme est capable de comprendre ses besoins mêmes, de les organiser, de les hiérarchiser.
   Il y est même obligé. C’est en effet le propre du besoin de l’homme de n’être pas limité, comme l’est l’appétit instinctif de l’animal. Le besoin de l’homme est universel et s’adresse en un certain sens à la totalité de la nature. L’homme doit donc ordonner ses besoins. »
31. Id., p. 82. Cf PC 12.
32. Sans utiliser le mot, c’est ce processus que Pie XII décrit en faisant remarquer que « plus exclusivement et incessamment se renforce la tendance à la consommation, d’autant plus l’économie cesse d’avoir pour objet l’homme réel et normal, l’homme qui ordonne et mesure les exigences de la vie terrestre à sa fin ultime et à la loi de Dieu. » (Allocution à des ouvriers italiens, 14-5-1953).
33. GS 63 § 3.
34. LE 13.
35. CA 36.
36. JEAN-PAUL II, Discours à l’Audience générale, 1-5-1991, in OR 7-5-1991, p. 4.
37. Rien de puritain dans ce constat qui est très en deçà de la dénonciation d’un Michel Clouscard (Le capitalisme de la séduction, Editions sociales, 1981) ou d’un Jean Baudrillard (La société de consommation, Idées/Gallimard, 1970), sociologues « marxiens », pourrait-on dire. Le premier décrit sans complaisance notre culture de la « frivolité », s’ingéniant à montrer que « l’objet produit à son tour un usage » (p. 18) et que l’acquisition de certains objets motivée au départ par une volonté contestatrice aboutit à un asservissement. Ainsi en est-il notamment pour la drogue et la sexualité. « Le drogué, écrit-il, est l’essence même de la société de consommation. Alors que son image idéologique prétend le contraire. La drogue est le fétiche par excellence de la consommation » (p. 89). Par ailleurs, «  l’idéologie de la consommation fait de la sexualité une consommation parmi d’autres. La psyché se paupérise, se banalise à l’extrême. Après avoir écarté l’imaginaire de l’attente, l’idéologie dévalorise l’acte sexuel en le réduisant à un acte d’usage, à la consommation (du plaisir) » (p. 113). Pour J. Baudrillard, le corps est devenu « le plus bel objet de consommation » (p. 199). Objet désormais de toutes les sollicitudes, le corps est « réapproprié » mais il « ne l’est pas selon les finalités autonomes du sujet, mais selon un principe normatif de jouissance et de rentabilité hédoniste, selon une contrainte d’instrumentalité directement indexée sur le code et les normes d’une société de production et de consommation dirigée » (p. 204).
   Pour ce qui est des autres consommations aliénantes, Clouscard cite le rock, la mode vestimentaire, la moto, la chaîne hi-fi, la guitare électrique, le nikon, et ces lieux de consommation aliénante que sont la « boîte », la bande, le club de vacances ; Baudrillard dénonce le pop, le fun-system, le pop, la mode « néo », le computer, le gadget, le kitsch, l’obsession de la forme, de la minceur, le culte médical, la publicité, etc.. On pourrait, hélas, aujourd’hui, encore allonger la liste et évoquer, par exemple, les jeux video.
38. CA 39. Plus radicalement, Benoît XVI écrira que « l’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain. » De plus, « l’amour de Dieu nous appelle à sortir de ce qui est limité et non définitif ; il nous donne le courage d’agir et de persévérer dans la recherche du bien de tous, même s’il bne se réalise pas immédiatement, même si ce que nous-mêmes, les autorités politiques, ainsi que les acteurs économiques réussissons à faire est toujours inférieur à ce à quoi nous aspirons. » (CV 78).
39. Nous reviendrons sur ce dernier point dans la partie suivante.
40. « Le choix d’investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu’en un autre, est toujours un choix moral et culturel. Une fois réunies certaines conditions nécessaires dans les domaines de l’économie et de la stabilité politique, la décision d’investir, c’est-à-dire d’offrir à un peuple l’occasion de mettre en valeur son travail, est conditionnée également par une attitude de sympathie et par la confiance en la Providence qui révèlent la qualité humaine de celui qui prend la décision. » (CA 36).
41. Cf. CA 37 et 38.
42. Nous laissons ici de côté son impact positif ou négatif sur les plans politique, culturel, moral et religieux. Pour une étude plus complète: Conseil pontifical pour les Communications sociales, Ethique et publicité, in DC 16-3-1997, n° 2156, pp. 252-259.
43. Ethique et publicité, op.cit., pp. 254-255. On pourrait évidemment développer longuement les aspects idéologiques ou immoraux de la publicité. Contentons-nous ici d’ajouter cette remarque d’H. Declève : « Si ce genre d’information était simplement un des moyens de relancer le jeu de l’échange, il n’y aurait qu’à s’en louer. Et c’est à quoi les associations de consommateurs s’efforcent de la ramener tant bien que mal. Toutefois le caractère propre de la publicité est la réalisation d’un travers de notre époque que Nietzsche annonçait et qu’il critiquait en le reconnaissant dans le théâtre de Wagner : en notre siècle tout, sans restriction, est devenu ou tend à devenir « spectacle ». Ce que la publicité a de purement théâtral, avec la passivité ludique qu’elle induit chez ceux qu’elles transforme en purs spectateurs, - son grand art consistant à le leur faire oublier - voilà ce qui la rend complice des tendances les moins justifiables à maximiser le profit et à hypnotiser l’homme sur des besoins qui lui masquent le véritable plaisir, la joie de vivre en communion avec autrui. » (Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, Facultés Saint-Louis, 1985, pp. 251-252). Plus radicalement, M. Richard avait écrit, dans une étude assez complète et accessible, que « ce discours sur l’homme est un discours contre l’homme, un homme réduit à ses pulsions, à ses fantasmes comme à ses besoins. L’effet le plus évident de la publicité consiste à « coller » ainsi en permanence à un corps et à un psychisme artificialisés où le désir perd de sa transcendance et le besoin de sa réalité. Si bien que la publicité contribue et participe de cette chute de la transcendance de l’humain en l’homme. » (Besoins et désirs en société de consommation, Chronique sociale, 1980, p. 110).

⁢f. Conclusion.

[1]

Les mots clés de la pensée de l’Église en ce qui concerne l’entreprise étaient connus d’avance. Les principes d’autorité et de liberté, de subsidiarité et de solidarité, de bien commun, sont des principes valables partout et toujours. Ce serait une grave erreur de les confiner dans l’ordre politique comme si le respect et la croissance de la personne humaine dans ses dimensions individuelles et sociales devaient être laissés à la porte des entreprises.

Tout découle de là. Quelles que soient les solutions pratiques choisies, il est indispensable qu’elles s’articulent autour de ces principes qui doivent être mis en œuvre d’une manière ou d’une autre.⁠[2]

La liberté de la personne a le droit de s’exprimer dans le domaine économique comme dans les autres formes de l’activité humaine mais cette liberté s’accompagne aussi du devoir d’en faire un usage responsable, conforme à la dignité humaine au service du bien commun de la société « grâce à la production de biens et de services utiles ».⁠[3]

Ainsi, l’initiative en matière économique travaille à la prospérité et au progrès des familles et de la communauté.

L’entreprise a aussi une fonction sociale profondément éthique : elle contribue au perfectionnement de tout homme, sans discrimination,

-si elle permet un travail où les capacités personnelles puissent se développer de pair avec une production efficace et raisonnable des biens et des services,

-et si elle rend l’ouvrier conscient de travailler réellement dans un domaine qui lui est propre.

Elle mobilise de nombreuses vertus : l’application, l’ardeur au travail, la ténacité, la prudence face aux risques raisonnables à prendre, la confiance méritée et la fidélité dans les rapports interpersonnels, l’énergie dans l’exécution de décisions difficiles et douloureuses mais nécessaires pour le travail commun de l’entreprise et pour faire face aux éventuels renversements de situation, la confiance en Dieu, le sens de la justice, du sacrifice, de la magnanimité surtout dans les périodes difficiles où l’ouvrier, surtout le pauvre et l’immigré, ne peut être abandonné à son sort.⁠[4] L’entreprise ne s’identifie pas seulement avec les détenteurs du capital. Elle doit certes tenir compte des lois économiques mais elle est fondamentalement une communauté de vie où le développement personnel doit être favorisé de même que les relations humaines. Ce sont des êtres libres et autonomes créés à l’image de Dieu qui s’associent dans une unité de travail. Il faut donc promouvoir, le mieux possible, la participation active de tous à la gestion de l’entreprise, tout en prenant en considération les fonctions des uns et des autres (propriétaires, employeurs, cadres et ouvriers) et en sauvegardant la nécessaire unité de direction⁠[5]. Cette entreprise « communautaire » ou solidaire doit créer entre tous ses membres une interdépendance véritable et efficace, un climat de respect mutuel, d’aide et de soutien réciproques, les conditions nécessaires de justice et d’équité, grâce auxquelles tous peuvent se sentir respectés dans leur dignité et valorisés dans leurs différentes capacités professionnelles respectives. Dans cet esprit, doit être condamné tout fonctionnalisme qui ne juge le travail, la production et les relations entre les êtres que du seul point de vue de l’efficacité et de la compétition économique.

La structure d’une entreprise ne peut manquer d’être soumise, au besoin, à révision, afin qu’elle puisse servir au vrai bien des personnes en faveur desquelles s’exerce son activité.

Comme on le voit, le domaine de l’économie parce qu’elle est par l’homme et pour l’homme, n’échappe pas au regard de la morale : « Le rapport entre morale et économie est nécessaire et intrinsèque : activité économique et comportement moral sont intimement liés l’un à l’autre. La distinction nécessaire entre morale et économie ne comporte pas une séparation entre les deux domaines mais, au contraire, une réciprocité importante. »[6]

Ainsi se trouve confirmée l’intuition des meilleurs experts:

« Les moralistes et les experts en management sont forcément associés. Il se peut que le zèle des uns risque de faire faire aux autres des faux pas. Mais l’exclusion des uns expose les autres à trébucher beaucoup plus gravement. Cela n’est pas nouveau. La première révolution industrielle aurait sans doute mieux réussi su elle avait eu plus d’égards pour les sciences de l’homme. La seconde, que nous vivons, ne peut en tout cas s’en passer. La créativité dépend du bonheur des agents de la production, et ce bonheur dépend lui-même pour beaucoup, des satisfactions données à leur sens de la justice. »

En un mot : « La morale sociale est indivisible et, dès lors qu’on tend à une pensée cohérente, à une philosophie complète, on ne peut négliger, par précaution, aucune de ses parties. »⁠[7]


1. Pour une bonne synthèse sur l’entreprise, on peut lire LE TOURNEAU Ph., La vision chrétienne de l’entreprise, in Exigences chrétiennes et droit de l’entreprise, Actes du VIIe Colloque national des Juristes catholiques, 13-14 décembre 1986,Téqui, 1987, pp. 61-83.
2. Nous étudierons, dans la dernière partie, l’exemple de l’« entreprise libérée ».
3. CDSE 338.
4. L’oppression sociale n’est pas la seule cause de la souffrance au travail, de l’allergie au travail. Le problème n’est pas non plus la monotonie. Les problèmes naissent de l’absence de liberté. Que le travail puisse être librement choisi, qu’il concilie justice et liberté, qu’il s’associe au loisir, qu’il soit utile (pensons à la dépression du pensionné), qu’il réconcilie les acteurs, ouvriers et patrons, qu’il s’exerce dans la loyauté et non sur de simples promesses, avec une bonne volonté effective et non sur des intentions, dans la justice et charité et non par l’aumône. La revalorisation du travail et du travailleur est donc fondamentale. L’intérêt matériel ne doit pas être seul en jeu : le travail doit recéler aussi son intérêt intellectuel, affectif, social. Que le travailleur se sente associé à l’effort commun, qu’il se sente participant à l’entreprise. Voilà comment on pourrait résumer toute l’anthropologie de base.
5. Le rôle de la direction est, bien sûr, déterminant. Si l’enseignement de l’Église se construit à partir de l’anthropologie, il est possible que, dans la fidélité scrupuleuse et désintéressée à la parole de Dieu, un dirigeant en arrive à envisager l’organisation subsidiaire de l’entreprise et trouve toutes les ressources nécessaires à la résolution des inévitables conflits. En témoigne l’expérience d’Alain Setton, in Bible et management, Desclée de Brouwer, 2003. Dans ce livre et notamment pp. 73-104, l’auteur décrit « les sept fonctions psycho-spirituelles du manager », conjuguant injonctions bibliques et découvertes psychologiques. Il arrive à la conclusion que le management instauré sur ces bases, sera participatif. Et ce « management participatif, mis en œuvre et pleinement vécu à la lumière des sept fonctions, témoigne d’une véritable foi en l’homme, et donc en Dieu. Il permet, au-delà de ses revers et de ses tâtonnements, de faire infuser dans les consciences un esprit de responsabilité, de remise en cause, d’innovation, de dialogue, de respect de l’autre. Il offre aux gens la possibilité de se rencontrer, de se découvrir, de contacter en eux-mêmes et chez l’autre leur part d’« essentiel ». A l’instar de « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33), on constate que la mise en œuvre des sept fonctions apporte « de surcroît » une contribution décisive à la prospérité de l’entreprise » (p 104). De même, psychologie et Bible apportent un éclairage constructif sur la gestion des conflits comme sur l’exercice de l’autorité, à condition d’accepter un travail sur soi et une profonde conversion. Nous verrons dans la dernière partie la proposition d’Alexandre Dianine-Havard pour un « leadership vertueux ».
6. CDSE 331.
7. BLOCH-LAINE Fr., in WOOT Ph. de, op. cit., pp. 25-26.

⁢D. Les régulations de la vie économique et sociale

⁢Introduction

État des lieux

Même si nous ne jetons qu’un regard rapide sur la vie économique et sociale telle qu’elle se présente aujourd’hui dans les pays développés⁠[1], un certain nombre de problèmes persistants ne manquent pas de nous inquiéter même si les situations peuvent être très différentes d’un pays à l’autre.

Les plus criants sont le chômage et l’exclusion sociale, unanimement dénoncés comme les tares les plus graves de nos sociétés.

L’agriculture n’a plus besoin de tant de bras. Le surplus de main-d’œuvre a été un temps absorbé par l’industrie mais actuellement, celle-ci peut produire davantage avec moins d’employés. Et le secteur tertiaire qui s’est considérablement développé, secteur des services⁠[2], ne peut récupérer, comme l’industrie l’avait fait, tous les chercheurs d’emploi.

On a accusé le progrès technologique, le coût du travail, les déséquilibres mondiaux, la concurrence internationale, la saturation des marchés, le manque de volonté politique, les freins écologiques, le manque de qualification, etc., toujours est-il que les sociétés qui connaissent un chômage croissant ne se sont pas nécessairement appauvries, sur le plan matériel, s’entend, car sur le plan humain et social, les dégâts sont profonds.

De leur côté, les entreprises se sont transformées pour répondre mieux aux demandes nouvelles de consommateurs de plus en plus exigeants au point de vue de la qualité des produits et des services qui les accompagnent. Quant aux travailleurs, ils sont de plus en plus invités à plus de flexibilité, d’adaptabilité, de compétence et de participation. Toutefois, si l’entreprise taylorienne dans sa rigidité ne peut plus répondre à un marché très fluctuant, il n’en reste pas moins que beaucoup de travailleurs sont toujours de simples exécutants. d’autres peu qualifiés ne connaissent que des emplois précaires. Au sein des entreprises, bien des mesures « participatives » ne sont en fait que des moyens d’accroître l’efficacité. Et si l’industrie tend à impliquer davantage ses employés, le secteur tertiaire s’organise souvent sur le modèle taylorien. Ce faisceau de situations dépouille le travail de nombreuses personnes de vraie signification, de sens humain. Dans ces conditions, « Le travail a tendance à se dégrader en emploi »[3] et finalement en corvée que l’on supporte en vue du loisir où l’on pourra enfin s’exprimer⁠[4].

Chômage, marginalisation, perte de sens, licenciements, la vie économique et sociale se déroule en état de crise permanent. Les affrontements entre ouvriers et patrons paraissent de plus en plus obsolètes et cèdent la place à des revendications sectorielles et à une nouvelle forme de contestation qui est celle, non d’une classe mais des exclus, jeunes surtout. Ainsi a-t-on pu dire que « la rage avait remplacé le conflit » qui, lui, se nourrit d’une conscience et d’une culture ouvrières⁠[5]. Tout le monde déplore le chômage et l’exclusion mais rejette, en même temps, toute nouveauté qui pourrait être salvatrice : gel ou réductions des salaires, allongement de la durée de la vie professionnelle.⁠[6]

Dans ces difficultés récurrentes, l’État est de plus en plus sollicité. L’indemnisation du chômage grève lourdement son budget. Il est en butte aux revendications d’un secteur tertiaire qui voudrait que ses revenus se rapprochent de ceux des secteurs productifs. Il doit arbitrer des conflits où il est souvent impuissant et contesté, paralysé par les « contraintes » européennes ou mondiales, désarmé face à des forces économiques qui le dépassent. Incapable de garantir la sécurité pour tous et de développer des plans d’envergure, il ne s’engage plus que dans des projets locaux.

Devant l’incurie de l’État, les uns préconisent la dérégulation du marché au risque d’accentuer les inégalités. Affranchi de la politique et de la morale, le marché, prétend-on, serait capable d’organiser la société. d’autres, surtout dans les pays de l’Est convertis au capitalisme, gardent la nostalgie de l’ordre communiste qui pourtant a fait la preuve de son impéritie et de sa nocivité.

Notre tâche

L’enseignement de l’Église ne peut-il en cette matière capitale ouvrir des pistes en clarifiant le rôle du pouvoir politique et de la morale ?

Nous avons, à de nombreuses reprises, vu qu’il n’était pas question pour l’Église d’accepter le « tout économique » et que pour elle l’État avait un rôle à jouer. En même temps, nous avons eu l’occasion de nous rendre compte que l’État ne pouvait, dans les deux sens du verbe, de gérer tout l’économique et le social. Si l’économie et surtout les activités financières ont tendance à s’émanciper de tout contrôle et de toute limite, c’est parce qu’elles se greffent sur une culture profondément individualiste et hédoniste. Dès lors, si l’on veut, tout en respectant la liberté si chère, à juste titre, à l’homme contemporain, lutter contre les inégalités, l’exclusion, le chômage, retrouver une certaine unité du tissu social, il faut stimuler le désir de vivre ensemble et non juxtaposés, c’est-à-dire développer le sens du partage et de la solidarité qui nous permettront de rompre avec l’idéologie de la consommation. Pour cela, il faut favoriser la vie associative et en inventer de nouvelles formes.

Nous allons donc examiner la responsabilité du pouvoir politique vis-à-vis de la vie économique et sociale, vis-à-vis de l’argent et de son commerce avant de réfléchir à une autre manière de produire et de vivre, plus éthique, dit-on, en évoquant des expériences d’économie solidaire car s’agit-il de produire et de consommer plus ou de vivre mieux c’est-à-dire avec les autres ?


1. On en trouvera une description assez précise dans le livre de GRIEU Etienne, Travail et société : le divorce ?, Assas, 1995, dont nous nous inspirons ici.
2. L’administration, l’enseignement, la banque, les soins médicaux, le secteur « horeca »,, la justice, les transports, les services de communication, le monde des loisirs, les œuvres sociales, etc.. Cf. PRADERIE Michel, Ni ouvriers, ni paysans : les tertiaires, Seuil, 1968.
3. GRIEU E., op. cit., p. 66.
4. E. Grieu explique : « La fonction productive et son critère d’utilité, conditions d’une reconnaissance sociale, ont pris le pas sur l’identité que conféraient la connaissance d’un savoir-faire et la conscience de l’appartenance à une classe sociale. La « fonctionnalisation » des travailleurs, en faisant perdre le goût de l’œuvre, rend problématique la recherche et l’expression des raisons de vivre. La logique du « plus vaut plus » semble être la seule réalité dans laquelle nous pouvons tous nous reconnaître et nous engager, instaurant ainsi la satisfaction du besoin en lieu et place du sens. En même temps, nous voyons que cette idéologie fonctionne aussi comme une redoutable machine à sélectionner et à exclure. » (Op. cit., p. 70).
5. Cf. DUBET F., La Galère, jeunes en survie, Fayard, 1987, chapitres 9 et 10, cité in GRIEU E., op. cit., pp. 48-50.
6. Il y a, bien sûr des cas, des régions où les travailleurs conscients des enjeux ont accepté de telles mesures.

⁢Chapitre 1 : Le rôle de l’autorité politique

[1]

« C’est par la justice qu’un roi affermit son pays,

Mais celui qui lève trop d’impôts le ruine. »[2]


1. Même s’il est souvent question de l’État, il ne faut pas oublier la responsabilité des pouvoirs locaux et régionaux comme des pouvoirs internationaux. C’est pourquoi il nous a paru plus sage d’évoquer, dans le titre du moins, l’autorité politique au sens large.
2. Pr 29, 4.

⁢i. Rappel historique

En étudiant l’histoire du travail, nous nous sommes rendu compte que le « prince » n’a jamais été indifférent à la vie économique ne fût-ce que parce qu’elle était pour lui une source de revenus par les impôts et les taxes ou la pleine possession de certaines richesses naturelles. On ne peut pas dire, par contre, que le souci social ait été à la mesure de l’intérêt porté par le pouvoir à l’activité économique. Traditionnellement, la protection et la solidarité ont été assurées par la famille, les institutions religieuses, les corporations et par les riches généreux, nobles, propriétaires, patrons, qui prenaient en charge leurs serviteurs et ouvriers.⁠[1]

A partir du XVIIIe siècle, surgissent de plus en plus de réflexions sur le rôle de l’État dans la vie économique et sociale. On ne se contente plus d’en appeler à la bonté ou à la sagesse du Prince, à la conscience des puissants : des théories s’élaborent et vont s’affronter surtout durant le XIXe siècle suite aux bouleversements considérables de la vie économique et sociale.

La question est de savoir si l’État est responsable du marché du travail, si, face aux difficultés, au chômage, aux maladies, aux infirmités, il doit s’investir ou non dans des aides passagères ⁠[2] ou permanentes que les solidarités traditionnelles ne peuvent plus assumer, soit parce qu’elles ne sont plus capables d’efficacité vu l’ampleur des difficultés suscitées par les conditions économiques nouvelles, soit parce qu’on ne veut plus qu’elles exercent leur action. On se rappelle la loi Le Chapelier qui déclare que « C’est à la Nation et aux officiers publics à fournir du travail à ceux qui en ont besoin pour leur existence et à donner du secours aux infirmes »[3].

Désormais, les politiques économiques et sociales vont osciller entre le laisser-aller⁠[4] et interventionnisme accidentel ou permanent de l’État.

En 1796, Fichte déclare que « L’État doit assurer à chacun le travail qui lui est nécessaire pour sa subsistance »[5]

Dans cette perspective, on sait les efforts fournis pour faire reconnaître le « droit au travail ». Charles Fourier, en, 1822, écrit « Nous avons passé des siècles à ergoter sur les droits de l’homme sans songer à reconnaître le plus essentiel, celui du travail, sans lequel les autres ne sont rien ».⁠[6] Henri Druey⁠[7], chef des radicaux vaudois soumet à l’approbation du Grand Conseil vaudois, le 13 mai 1845 cette proposition : « le travail doit être organisé de manière à être accessible à tous, supportable et équitablement rétribué ». Comme il prévoit aussi que le travail soit reconnu légalement obligatoire, le projet fut rejeté.⁠[8] On lit, dans une partie du décret du 25 février 1848, rédigée par Louis Blanc⁠[9] : « Le gouvernement s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice légitime de leur travail. (…) »⁠[10] « Il y a un droit au travail, déclare un député radical suisse, vers 1890, comme il y a un droit à la vie, un droit à respirer. L’organisation sociale, quelle qu’elle soit, qui se refuserait à reconnaître ce droit, serait, à la longue, condamnée à disparaître ».⁠[11]

Nous avons donc d’une part ces voix qui demandent à l’État d’intervenir pour garantir à tous le droit au travail qui éloignera, pense-t-on, le spectre du chômage et de la pauvreté. Mais d’autres voix estiment dangereuse cette attitude, parfois au nom d’un christianisme mal compris⁠[12] qui se préoccupe de l’incroyance des masses, du salut de l’âme mais non d’injustice sociale ou de la misère des travailleurs. P. Jaccard⁠[13], trop souvent sans références précises, cite une série de témoignages qui avalisent la non-intervention : « Par la constitution de notre nature, le chiffre de la population dépassera toujours les limites des subsistances. Des difficultés de se nourrir doivent se présenter dans tout vieux pays. Ces circonstances entraînent ce que nous appelons pauvreté, laquelle impose nécessairement le travail, la servitude et les restrictions ».⁠[14] Il faut « …recommander au pauvre la patience, le travail, la sobriété, la frugalité et la religion, tout le reste étant une véritable tromperie »[15]. « La faim est non seulement une pression paisible, silencieuse, incessante, mais elle apparaît comme le mobile le plus naturel du travail et de l’industrie ; elle provoque aussi les efforts les plus puissants ».⁠[16] « La misère est un châtiment, la pauvreté une bénédiction ». En effet, « les pauvres ont une facilité merveilleuse à devenir saints » : parce qu’ils « rencontrent dans le labeur et la dépendance un auxiliaire perpétuel des vertus qui font le chrétien ».⁠[17] « Je veux rendre toute-puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir ».⁠[18] Et encore⁠[19] : « L’administration ne doit certainement pas, quand elle le pourrait, procurer du travail dans toutes les conjonctures à tous ceux qui en demanderaient ».⁠[20] « Il faut que les ouvriers sachent bien qu’il n’y a de remèdes pour eux que la patience et la résignation ».⁠[21] « La Chambre ne doit pas de travail aux ouvriers »[22] Et une bonne âme effrayée par les révoltes des miséreux peut s’écrier : « qu’y a-t-il donc dans le cœur de ceux qui fomentent cette horrible insurrection ? Hélas ! Ce sont des cœurs envahis par le péché et qui en subissent tous les entraînements ! Dieu veuille les éclairer…​ ». Ou encore : « Les masses ne savent que gémir ou se révolter, montrant qu’elles ont perdu toute notion de l’existence et du gouvernement de Dieu ».⁠[23]

On peut affirmer que « l’attitude générale du XIXe siècle à l’égard des pauvres fut beaucoup plus dure que celle des siècles passés, où l’influence du message chrétien conservait une plus grande force. La philosophie du libéralisme, partant du principe que les chances sont égales pour tous et que la concurrence est la loi fondamentale de la vie économique et sociale, tendait à considérer la pauvreté comme une sorte de vice, comme la rançon de la paresse ou de l’imprévoyance ».⁠[24]

C’est encore l’idéologie libérale qui inspire ce discours à Charles Woeste, chef du Parti catholique en Belgique : « « Nous membres de la droite et vous, membres de la gauche qui pour la plupart n’admettez pas plus que nous qu’il y ait une question sociale à résoudre, nous ne pouvons pas admettre la réglementation du travail, parce que nous serions sans défense contre le langage que nous tiendrait l’ouvrier demandant, en s’appuyant sur la détresse des siens, du travail et du pain. […] Dans l’ordre des intérêts matériels, on réclame la réglementation du travail. Dans l’ordre des intérêts intellectuels, l’instruction obligatoire et l’école obligatoire pour les pauvres. Dans l’ordre des intérêts politiques quelques représentants se rangent du côté du suffrage universel, c’est-à-dire de la tyrannie du nombre. Dans l’ordre des intérêts militaires, on se déclare partisan du service obligatoire. Eh bien, Messieurs, quand vous aurez créé toutes ces servitudes, croyez-le bien, le pays sera mûr pour le césarisme. »[25]

Mais on sait que c’est ce dur XIXe siècle qui vit croître le catholicisme social. Et du côté protestant aussi, il y eut de bonnes réactions relevées par P. Jaccard : « Accepter l’état social actuel sans désirer ardemment qu’il se perfectionne sous la double action de la charité et de la justice, c’est n’avoir pas d’entrailles, c’est renier l’esprit de Jésus-Christ. Mes frères, si vous êtes chrétiens, il y a à vos yeux un minimum auquel tout homme a droit : c’est la faculté de pouvoir vivre en sauvant son âme. Eh bien ! j’affirme, qu’après avoir pesé cette parole devant Dieu, qu’il y a des conditions où cela est impossible, à moins d’un miracle... »⁠[26] « Nous voyons tous les jours les chefs d’atelier abuser de la nécessité du pauvre pour l’obliger à un travail excessif qui ruine à la fois l’esprit, l’âme et le corps. Nous voyons de jeunes enfants (ah ! puissent enfin les représentants de la nation, qui nous ont révélé la profondeur de la plaie, y trouver un remède efficace !) Nous voyons de jeunes enfants travailler dans nos manufactures depuis six heures du matin jusqu’à dix heures du soir, trouvant à peine le temps pour manger et pour dormir…​ Nous les voyons quelquefois, l’oserons-nous dire ? plus abandonnés que ne le sont les esclaves de nos colonies, par cette simple et affreuse raison qu’on prend plus de soin de ce qu’on achète que de ce qu’on loue…​ »[27]

On sait que la question de l’intervention de l’État dans les matières économiques et sociales a divisé les milieux catholiques les mieux intentionnés. Léon XIII a dû prendre position face aux thèses des deux grandes « écoles » en présence à la fin du XIXe siècle : celle d’Angers et celle de Liège résolument interventionniste.

Entre ces opinions, les lois vont devoir trancher et prendre en compte les effets heureux ou malheureux de certaines mesures.

Dans l’Allemagne unifiée après 1871, Bismarck⁠[28], par souci du « bien-être collectif »[29], établit le premier système moderne d’assurances sociales⁠[30] : maladies, accidents de travail, invalidité et vieillesse sont pris en charge, pour les plus pauvres, par des caisses autonomes gérées par les employeurs et les salariés. C’est le début d’une implication sociale de l’État, limitée ici au contrôle, mais qui ira en s’amplifiant, en rupture avec le libéralisme.⁠[31]

En tout cas, « les lois bismarckiennes dotèrent le Reich d’un système de sécurité sociale comme il n’en existait nulle part ailleurs dans le monde à cette époque. »[32]

Plus tard, aux États-Unis, la crise 1929 plongea un quart des Américains dans le chômage⁠[33]. Frankin Roosevelt⁠[34] inaugura, en 1933, le New Deal. Par le Social Security Act de 1935, était mis en place, pour les seuls travailleurs industriels et, en partie, par des retenues sur salaire, un système national d’assurance vieillesse, une assurance chômage laissée, si possible, aux soins des états. Etait prévue aussi une aide fédérale pour l’assistance médicale des personnes âgées et des indigents. Le New Deal n’eut pas que des effets heureux mais fit admettre « par la majorité de l’opinion américaine le principe de l’intervention du gouvernement fédéral dans le domaine économique et dans le domaine social »[35]. Le Social Security Act définissait la sécurité comme « une organisation structurelle de la société assurant à tous les citoyens la possibilité d’une vie libre et d’un plein épanouissement de leurs facultés »[36]. Visiblement, l’idée de cette « organisation structurelle de la société » vise « à la réalisation d’un mécanisme de redistribution partielle du revenu national, destiné à suppléer à la carence des mécanismes anciens. »[37] La « sécurité sociale » va ainsi remplacer la sécurité personnelle et familiale que le travailleur s’assurait à partir de son salaire et de son épargne.

Le cas de l’Angleterre est aussi particulièrement intéressant car, depuis le XVIe siècle, le pouvoir avait pris des mesures en faveur des pauvres avec les fameuses Poor laws. Mais celles-ci engendrèrent des abus : refus de travailler, d’une part et contrainte d’autre part.⁠[38] Après maints remaniements, au XVIIe siècle, les libéraux anglais, porte-parole de la bourgeoisie industrielle, Adam Smith ou Malthus, par exemple, s’en prirent aux lois sur les pauvres que soutenaient l’aristocratie terrienne qui y voyait un moyen de maintenir l’ordre social ancien. Les libéraux estimaient, eux, que la loi sur le domicile (qui maintenait les pauvres dans une paroisse) et le droit au revenu minimal étaient des obstacles à l’essor industriel. William Pitt⁠[39] déclara à la Chambre des Communes en 1796: « La loi du domicile empêche l’ouvrier de se rendre sur le marché où il pourrait vendre son travail aux meilleurs conditions et le capitaliste d’employer l’homme compétent, capable de lui assurer la rémunération la plus élevée pour les avances qu’il a faites ».⁠[40] En 1834, fut adopté le Poor Law Amendment Act qui permit la constitution d’un prolétariat mobile qui constitua un marché du travail compétitif. Tout au long du XIXe siècle apparurent des friendly societies et des organisations mutuelles ouvrières pour garantir un minimum de protection aux travailleurs. Il faut attendre le XXe s et le développement du Labour Party pour que la situation change. En 1909 fut publié le Minority Report de Béatrice et Sidney Webb qui développent l’idée d’une « obligation mutuelle entre l’individu et la communauté ». Il faut organiser, dit le rapport, « l’universel maintien d’un minimum de vie civilisée qui doit être l’objet de responsabilité solidaire d’une indissoluble société ».⁠[41] Sous l’impulsion de Lloyd George⁠[42] furent votées des lois sur les pensions de vieillesse et les assurances sociales contre la maladie, le chômage et l’invalidité. C’est le début de ce qu’on appela le welfare state qui, par des assurances, prendrait en charge l’individu du berceau à la tombe.

En 1933, Keynes écrit : « A l’avenir, l’État aura la charge d’une nouvelle fonction publique. Il doit effectuer un décaissement total suffisant pour protéger ses citoyens contre un chômage massif, aussi énergiquement qu’il lui appartient de les défendre contre le vol et la violence ».⁠[43]

En 1942, l’économiste et sociologue William Beveridge⁠[44] publie, pour le gouvernement de Winston Churchill, un rapport sur l’organisation d’un système de sécurité sociale : Social Insurance and Allied Service. Ce rapport va exercer une très grande influence et est considéré comme la charte fondatrice de l’État-providence.

La proposition de Beveridge comporte cinq principes constitutifs : le système de sécurité est géré par un organisme public unique et financé par l’impôt ; il est ouvert à toutes les catégories de la population indépendamment du revenu et de l’emploi ; celles-ci jouissent des mêmes prestations, moyennant une cotisation unique qui donne accès à toutes les formes d’aide et d’assurances (maladie, vieillesse, invalidité, famille). Mais pour que le système fonctionne, il faut d’une part une politique de la santé et, plus encore, une politique de l’emploi⁠[45]. En effet, pour l’auteur, l’élimination de la pauvreté n’est possible que si chaque citoyen travaille et que les aides ne rendent pas l’oisiveté plus attractive que le travail : « En premier lieu, écrit Beveridge, la sécurité sociale signifie la garantie d’un revenu correspondant à un minimum, mais l’allocation d’un tel revenu doit être associée avec des mesures destinées à l’interrompre aussitôt que possible ».⁠[46] Enfin, il faut ajouter, pour éviter la perversion du système, que les citoyens doivent être responsabilisés pour qu’ils soient en mesure de contrôler la part des ressources confiées à l’État providence et que, soucieux de solidarité, ils se gardent de souhaiter l’augmentation du niveau des risques couverts.

Se sont ainsi répandus des systèmes très complets parfois de sécurité sociale, si complets, si sophistiqués et finalement si coûteux qu’actuellement il n’est pas rare qu’on les remette en cause surtout lorsqu’ils produisent des effets pervers ou lorsque la conjoncture est mauvaise. C’est, en tout cas, un lieu de discussion privilégié entre libéraux et socialistes⁠[47]. Nous savons aussi que parallèlement à cette implication sociale plus ou moins grande des pouvoirs publics, le XXe siècle a vu l’État s’immiscer dans la vie économique non seulement pour la réglementer d’une manière ou d’une autre mais aussi pour se faire entrepreneur. Ce sont évidemment les systèmes socialistes qui, un temps du moins, se sont octroyés le plus de responsabilités en de nombreux domaines à travers des sociétés étatisées ou des sociétés mixtes. Conception combattue par les libéraux et souvent adoucie voire corrigée dans le socialisme contemporain.


1. Mourre note que « le mutualisme, système de garantie fondée sur l’entraide mutuelle, fut pratiqué dans les hétairies (groupes de familles) de la Grèce antique, puis à Rome dans les « collèges funéraires » et les « collèges d’artisans », au Moyen Age et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle dans les corporations et les compagnonnages.
   Dans l’Europe chrétienne, le vaste effort de charité déployé par l’Église tenait lieu d’assistance sociale. Dès le IXe siècle au moins, le secours des pauvres fut organisé dans chaque paroisse ; un capitulaire de 818 avait ordonné qu’un quart des dîmes et la moitié des donations faites à la paroisse lui fussent consacrés. Chaque monastère accueillait un certain nombre de pauvres, qui vivaient en permanence au couvent, et par ailleurs faisait des distributions quotidiennes de vivres à de pauvres errants (…). Les hôpitaux ou maisons-Dieu, créés par les évêques ou le clergé (jusqu’au XIe siècle), par les seigneurs et les rois (à partir du XIIe), et tenus souvent par des ordres hospitaliers spécialisés, ne recevaient pas seulement des malades, mais aussi les infirmes et les vieillards. »
2. Pour Montesquieu, il faut favoriser le travail, source de richesse et pour cela, pour éviter la paresse, l’aide et le secours doivent être passagers et ciblés : « Les richesses d’un État supposent beaucoup d’industrie. Il n’est pas possible que dans un si grand nombre de branches de commerce, il n’y en ait toujours quelqu’une qui souffre, et dont par conséquent les ouvriers ne soient dans une nécessité momentanée.
   C’est pour lors que l’État a besoin d’apporter un prompt secours, soit pour empêcher le peuple de souffrir, soit pour éviter qu’il ne se révolte : c’est dans ce cas qu’il faut des hôpitaux ou quelque règlement équivalent, qui puisse prévenir cette misère.
   Mais quand la nation est pauvre, la pauvreté particulière dérive de la misère générale ; et elle est, pour ainsi dire, la misère générale. Tous les hôpitaux du monde ne sauraient guérir cette pauvreté particulière ; au contraire, l’esprit de paresse qu’ils inspirent augmente la pauvreté générale, et, par conséquent, la particulière.
   Henri VIII, voulant réformer l’Église d’Angleterre, détruisit les moines, nation paresseuse elle-même et qui entretenait la paresse des autres, parce que pratiquant l’hospitalité, une infinité de gens oisifs, gentilshommes et bourgeois, passaient leur vie à courir de couvent en couvent. Il ôta encore les hôpitaux où le bas peuple trouvait sa subsistance, comme les gentilshommes trouvaient la leur dans les monastères. Depuis ces changements, l’esprit de commerce et d’industrie s’établit en Angleterre. (…)
   J’ai dit que les nations riches avaient besoin d’hôpitaux, parce que la fortune y était sujette à mille accidents : mais on sent que des secours passagers vaudraient bien mieux que des établissements perpétuels. Le mal est momentané : il faut donc des secours de même nature, et qui soient applicables à l’accident particulier » (Esprit des lois, Livre XXIII, chapitre XXIX).
3. Loi du 14-6-1791, (cité in JACCARD P., Histoire sociale du travail de l’antiquité à nos jours, Payot, 1960, p. 223).
4. On fait confiance aux « lois naturelles » de l’économie ou, plus simplement aux patrons. Ainsi, jusqu’en 1868, en France, l’article 1781 du Code civil prévoit : « Le maître est cru sur son affirmation pour le paiement du salaire de l’année échue et pour les acomptes donnés pour l’année courante ».
5. J.-G. Fichte (1762-1814), in Grundlage des Naturrechts. (Cité in JACCARD P., id.).
6. Théorie de l’Unité universelle, 1841, t. III, p. 178. (Cité in JACCARD P., op. cit., p. 277).
7. 1799-1855. Cet homme politique suisse renversa en 1845 le gouvernement libéral et devint chef du nouveau gouvernement. (Mourre)
8. Cité in JACCARD P., id..
9. 1811-1882. Cet homme politique français, socialiste, a écrit, entre autres, Le droit au travail (1848).
10. L’application immédiate de ce décret fut la création d’ateliers nationaux qui ne purent absorber toute la main-d’œuvre sans ressources. Il fallut donc prévoir des allocations pour ceux qui n’avaient pu trouver du travail. Ceux-ci affluèrent à Paris où le mécontentement dégénéra en insurrections. Le philosophe John Stuart Mill (1806-1873), commentant cette mesure, dira « le droit au travail, c’est la loi des pauvres d’Elisabeth et rien de plus ». Cette réforme s’était avérée « hâtive, improvisée et désastreuse ». (JACCARD P., op. cit., pp. 279-280).
11. Emile Frey, cité in JACCARD P., id., p. 281. En 1894, une proposition allant dans ce sens fut repoussée à une très grande majorité par le peuple.
12. Bien conscient de l’anomalie manifestée par les croyants sincères qui demandent le silence aux pauvres et prêchent la soumission, un théologien protestant fait remarquer avec justesse et indulgence que « Tout ce qui, en fait de vérité sociale, est axiome aujourd’hui fut problème pendant longtemps. Le vrai problème est de savoir comment de telles vérités ont pu être jamais des problèmes. En tout autre genre de connaissances et d’arts, l’esprit humain marche plus vite. Il n’est lent que dans la recherche du juste. Il ne tire que péniblement, et après de longs tâtonnements, les conséquences immédiates d’un principe qu’il a reconnu. (…) Nous sommes peut-être, à l’heure qu’il est, après dix-huit siècles de christianisme, engagés dans quelque erreur énorme dont le christianisme un jour nous fera rougir ». (VINET Alexandre (1797-1847), in Essai sur la manifestation des convictions religieuses et sur la séparation de l’Église et de l’État, Société d’éditions Vinet, 1842).
13. Op. cit., pp. 251-258.
14. Un certain Paley, archidiacre anglican, dans sa Théologie naturelle.
15. E. Burke (1728?-1797), homme politique et philosophe anglais.
16. Révérend Townsend, Haute Église d’Angleterre.
17. H. Lacordaire (1802-1861), dominicain et député français, 71e Conférence de Paris (1851) ; 2e Conférence de Toulouse (1854).
18. L. A. Thiers (1797-1877), homme politique, devant Commission sur l’instruction primaire, en 1849. Face aux émeutes en 1834, Thiers donne l’ordre de « ne pas faire de quartier ». Th. Bugeaud (1784-1849) chargé de la répression, à la tête de l’armée de Paris, répétera la consigne : « Il faut tout tuer. Soyez impitoyables ! »
19. JACCARD P., op. cit., pp. 276- 277.
20. Rapport Laîné, 1818, du nom du ministre J. Lainé (1767-1835).
21. PERIER Casimir, Journal des Débats, 8-12-1831, après les émeutes de Lyon. C. Périer fut banquier, industriel et ministre de l’intérieur.
22. Un certain Sauzet, pour repousser un projet d’enquête sur le chômage, 1846.
23. Madame André-Walther, fille d’un général-comte d’Empire, filleule de Napoléon et de Joséphine, bienfaitrice des œuvres protestantes d’évangélisation.
24. Mourre.
25. Discours du 20 février 1878.
26. BERSIER Eugène, 1855, Sermons, IV, 17.
27. MONOD Adolphe, 1841, Sermons, II, 404.
28. Otto prince de Bismarck (1815-1898), un des fondateurs de l’unité allemande, ministre puis chancelier de l’Empire.
30. Le motivations de Bismarck paraîtront fort terre-à-terre : sa politique d’unification et de centralisation demandait la paix sociale et c’était le moyen de faire obstacle au développement de la social-démocratie. Par ailleurs, Bismarck héritait d’une certaine tradition puisque déjà en 1810, la Prusse avait obligé les employeurs à assurer les soins médicaux aux travailleurs qu’ils logeaient.
31. Cf. http://www.cnp.fr. Le système d’assurance chômage fut institué en 1927 par la république de Weimar.
32. Mourre.
33. Cf. Les raisins de la colère (1939) de John Steinbeck (1902-1968).
34. 1882-1945.
35. Mourre.
36. Cité in CLEMENT M., L’économie sociale selon Pie XII, Synthèse doctrinale, Nouvelles Editions Latines, 1953, p. 189.
37. CLEMENT M., id..
38. Charles Dickens (1812-1870) a laissé dans son roman Oliver Twist (1837-1838) une image hallucinante de la vie dans les hospices.
39. Premier ministre de 1783 à 1801.
40. Cité in ROSANVALLON P., La crise de l’État-Providence, Seuil, 1981, p. 144.
41. Id., p. 146.
42. 1863-1945. d’origine pauvre, il fut notamment Chancelier de l’echiquier (1908-1915) et premier ministre (1916-1922)
43. Cité par Béatrice Majnoni d’Intigano, L’insécurité sociale, in Commentaire, printemps 1995, disponible sur http://www.catallaxia.org.
44. 1879-1963.
45. W. Beveridge publiera en 1944: Plein emploi dans une société libre, cf. http://fr.encyclopedia.yahoo.com.
46. Cité par MAJNONI d’INTIGANO B., op. cit..
47. Les socialistes considèrent volontiers la sécurité sociale comme l’acquis le plus précieux de leurs luttes. Il faut nuancer cette affirmation.
   En Allemagne, Bismarck s’appuya sur la tradition prussienne des caisses de mineurs dont l’origine remontait au XVIe siècle et qui « étaient parvenues, avec l’appui de l’État prussien, à imposer aux patrons des mines l’usage d’accorder à leurs ouvriers, en cas de maladie, les soins médicaux gratuits et le versement de leur salaire pendant un ou deux mois.«  Vers 1840, le gouvernement prussien, dans les provinces annexées, « décida la création obligatoire , dans les mines, les hauts fourneaux et les salines, de caisses régionales, dirigées par des comités d’employeurs et d’ouvriers. A partir de 1860, ce système fut imité par les autres États allemands. (…) Influencé par le groupe des théoriciens du socialisme d’État «  et pour « enrayer la montée du socialisme marxiste », Bismarck « s’appuya sur les conservateurs et le centre catholique pour doter l’Allemagne du premier système d’assurances sociales d’État. » (Mourre)
   En Belgique, des mesures sociales importantes furent prises au XIXe siècle et au début du XXe siècle par des ministres catholiques et, après la seconde guerre mondiale, ce furent des gouvernements de coalition à majorité sociale-chrétienne qui jetèrent les bases de la sécurité sociale telle que nous la connaissons aujourd’hui et qui réorganisèrent les conditions de travail. G.-H. Dumont décrit ainsi cette action : « le retour à la prospérité facilita évidemment la mise en application d’une politique sociale hardie qui modifia profondément les rapports individuels du travail et les relations entre les classes de la société. Alors qu’avant guerre, l’intervention de l’État en matière de fixation des salaires et des traitements était exceptionnelle, elle fut constante à partir de 1944. C’est le gouvernement qui, sous la pression des syndicats (fédération générale du Travail en Belgique et Confédération des Syndicats chrétiens), adapta la rémunération du travail au coût de la vie. La législation nouvelle et les conventions collectives établies en commissions paritaires permirent de hausser les salaires belges à un niveau élevé, comparativement à ceux des autres pays européens.
   En matière de sécurité sociale, l’arrêté du 28 décembre 1944 garantit les travailleurs contre le danger de perte ou d’insuffisance du salaire par l’accident du travail, la maladie professionnelle, l’accident ou la maladie ordinaires, l’invalidité, la vieillesse, le décès prématuré et le chômage. On y ajouta certains avantages destinés à subvenir partiellement aux charges de famille, les allocations familiales et les congés payés.
   Enfin, dans le cadre des réformes de structure, les conseils d’entreprise associèrent timidement les travailleurs à la gestion de l’usine, tandis que le Conseil central de l’Economie devait s’efforcer de servir d’intermédiaire entre le secteur privé et les autorités publiques ». (Histoire de la Belgique, France-Loisirs, 1977, pp. 516-517).
   Pour ce qui est de la France, elle « accusa, dans le domaine des assurances sociales un retard considérable sur les grands pays voisins », se dota progressivement d’un système d’assurances sociales, de 1910 (gouvernement radical de G. Clémenceau) à 1928 (gouvernement d’union nationale de R. Poincaré, sans les socialistes) avant qu’une ordonnance du Général De Gaulle à la tête du gouvernement provisoire n’instaure, le 4 octobre 1945, un système de sécurité sociale. (Mourre et MAGNIADAS Jean, Histoire de la Sécurité sociale, Conférence à l’Institut CGT d’histoire sociale, 9-10-2003).

⁢ii. Retour aux Écritures

On sait que dans l’Ancien testament, la loi désigne un ensemble diversifié d’exigences, de règles, et de prescriptions qui touchent à tous les domaines de la vie, qui dirigent la conscience et les mœurs, règlent le fonctionnement des institutions familiales, sociales, économiques, judiciaires et organisent le culte. Mais cet ensemble aussi varié soit-il dans ses finalités et ses styles, trouve son origine en Dieu : « rien n’est laissé au hasard ; et puisque le peuple de Dieu a pour support une nation particulière dont il assume les structures, les institutions temporelles relèvent elles-mêmes du droit religieux positif. » Comme on risque, entre autres, « de mettre sur le même pied tous les préceptes, religieux et moraux, civils et cultuels, sans les ordonner correctement autour de ce qui devrait en être toujours le cœur », il est difficile d’éviter la confusion des pouvoirs⁠[1].

C’est la Loi donc qui règle les questions économiques : vente, achat des propriétés, année jubilaire, repos sabbatique pour la terre, lutte contre la pauvreté, prêt à intérêt, commerce, etc.

Et c’est une fonction royale de venir au secours des démunis et de les protéger contre les injustes. Dans le deuxième livre de Samuel, il est dit de David : « David régnait sur tout Israël. David faisait droit et justice à tout son peuple ».⁠[2] Dans le livre de Job, on constate que Job est honoré et respecté parce que cet homme riche et puissant se comporte de manière royale et il le rappelle⁠[3]:

« Car je délivrais le pauvre en détresse

et l’orphelin privé d’appui.

La bénédiction du mourant se posait sur moi

et je rendais la joie au cœur de la veuve.

J’avais revêtu la justice comme un vêtement,

j’avais le droit pour manteau et turban.

J’étais les yeux de l’aveugle,

les pieds du boiteux.

C’était moi le père des pauvres ;

la cause d’un inconnu, je l’examinais.

Je brisais les crocs de l’homme inique,

d’entre ses dents j’arrachais sa proie. »[4]

Il est très intéressant d’étudier cette relation entre royauté et justice car elle nous mène au bord de la sagesse chrétienne : « La justice, écrit une théologienne, est un attribut royal qui investit le roi dans sa fonction politico-religieuse, au point que dans le Proche-Orient ancien la justice apparaît comme une valeur absolue, une sorte de divinité, un principe cosmique d’équilibre et de bonheur.

Le roi est juste lorsqu’il intervient pour venir au secours des plus faibles, des pauvres qui n’ont personne pour faire respecter leurs droits. La justice est alors un combat contre le désordre du monde, elle doit permettre à chacun d’occuper la place qui lui est due, un espace de vie, sa dignité d’être humain. Elle est donc moins conformité à une norme qu’une plénitude d’être, elle connote une idée de plénitude et d’abondance, de vie heureuse où tout est à sa place et où rien ne manque. Elle peut alors être synonyme de salut et de grâce, comme l’ont bien perçu les psalmistes lorsqu’ils crient : « YHWH délivre-moi dans ta justice » (‘Ps 31, 2).

La justice biblique a donc une dimension relationnelle et sociale, elle se définit par un type de relation dans laquelle on s’engage vis-à-vis de l’autre, afin de lui permettre de devenir lui-même et de s’épanouir dans le bonheur communautaire. » Et elle ajoute cette remarque capitale: « La justice, comme l’alliance, n’est pas une relation à deux termes: Dieu et le croyant (peuple ou individu), mais à trois termes : Dieu, le peuple des croyants et les victimes de l’injustice quelles qu’elles soient. La justice dans la Bible ne se réduit donc pas à la justice sociale, mais cette dernière en est un élément primordial. »[5]

Dans le Nouveau testament, les questions économiques et sociales « ne sont pas au premier plan ». Même si « On a prétendu que, dans des paraboles comme celle des ouvriers de la onzième heure (Mt 20, 1-16) ou celle des talents (Mt 25, 14-30), Jésus donnait des principes concernant les salaires (soit très égalitaires, soit au contraire très méritocratiques !), (…) cela est fort douteux, et ces paraboles sont plutôt des moyens de faire comprendre ce qu’il avait à dire sur les rapports de Dieu et de l’humanité. »⁠[6]. Qui plus est, Jésus met si souvent en garde contre les richesses et l’argent que les chrétiens se méfieront longtemps, par exemple, des activités commerciales. Mais, le simple souci de survie amènera l’Église à se pencher sur des questions économiques. Nous l’avons vu chez saint Thomas notamment qui étudiera les problèmes de la propriété et du juste prix et nous le verrons chez les théologiens qui, depuis les Pères de l’Église, ont réfléchi sur la question de l’usure.

Peu à peu, l’économie va se dégager de cette influence religieuse. Non seulement parce que la société se sécularise mais aussi parce que l’économie devient de plus en plus complexe. Des théories économiques voient le jour et le pouvoir politique prend son autonomie.

C’est dans ce contexte nouveau que l’Église va devoir reprendre la parole, au XIXe siècle, interpellée par les enjeux profondément humains de la situation.


1. Vocabulaire de théologie biblique (VTB), Cerf, 1970, col. 667-674.
2. 2 S 8, 15.
3. Cf. GILBERT Maurice, Riches et pauvres, Réflexions des sages de la Bible, in Bible et économie, Presses universitaires de Namur, 2003, p. 19. Le P. M. Gilbert sj fut recteur des Facultés N.-D. De la Paix à Namur, professeur à l’Institut biblique de Rome et à l’Ecole biblique de Jérusalem.
4. Jb 29, 12-17.
5. FERRY Joëlle, Y a-t-il une justice économique chez les Prophètes ?. in Bible et économie, op. cit., p. 42. J. Ferry est bibliste, professeur à l’Institut catholique de Paris.
6. Lacoste, p. 365.

⁢iii. Le discours de l’Église moderne

Presque d’emblée, nous allons retrouver dans le discours de l’Église, pour éclairer la situation économique et sociale nouvelle, des principes fondamentaux qui nous sont maintenant familiers mais qu’il est nécessaire de conserver présents à la mémoire.

Tout l’enseignement de l’Église s’enracine dans une conception de l’homme qui n’est peut-être pas très originale mais qui, néanmoins, est suffisamment bafouée dans les faits, pour qu’il convienne de la rappeler sans cesse.

L’homme est un être personnel et social, et un microcosme, c’est-à-dire une réalité complexe, spirituelle et matérielle. Il doit donc être considéré dans son intégralité. Chaque homme est, à la fois, un être original, un être relationnel et pluridimensionnel.

Cette vision qui découle du bon sens comme de la lecture de ce texte fondateur qu’est la Genèse, a inspiré trois principes fondamentaux qui, en économie comme en politique, doivent imprégner toute structure et toute action. Le principe de subsidiarité trouve sa justification dans la liberté qui est la manifestation la plus éminente de la personnalité. Le principe de solidarité rappelle que l’homme est social et ne peut s’épanouir sans les autres. Enfin la nécessité de considérer l’homme dans son intégralité, c’est-à-dire dans sa liberté, sa socialité au sens le plus large, dans sa valeur unique et partagée, conduit à l’affirmation d’un bien commun.

Dans la vie économique et sociale, ces trois principes doivent être respectés si l’on veut que toute activité ou mesure respecte, ou mieux, développe la valeur humaine.

⁢a. Léon XIII

Dans le libéralisme triomphant du XIXe siècle, Léon XIII va décrire les tâches qui incombent à l’État⁠[1]. Celui-ci, en effet, n’a pas « à redouter le reproche d’ingérence ; car, en vertu même de son office, l’État doit servir l’intérêt commun. » Il doit faire « en sorte que la constitution et l’administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité, tant publique que privée. » Certes, les hommes d’industrie contribuent au bien commun mais « ni dans la même mesure, ni par les mêmes voies » que l’autorité publique. Ce sont les gouvernants qui « doivent avoir la prééminence dans toute société et y tenir le premier rang, puisqu’ils travaillent directement au bien commun et d’une manière si excellente. » Autrement dit c’est le pouvoir politique qui est le vrai gardien du bien commun, bien moral puisqu’il a « pour effet de perfectionner les hommes ». Le pouvoir économique apporte les « biens extérieurs » qui sont nécessaires « à l’exercice de la vertu », à ce perfectionnement.

L’État veille au bien commun, au bien de tous les hommes⁠[2]. Léon XIII n’emploie pas le mot « solidarité », il parlera, en d’autres endroits, d’ »amitié » mais il note tout de même ici, que tous les hommes, riches ou pauvres, sont citoyens et que « la raison d’être de toute société est une et commune à tous ses membres grands et petits ». Tous les citoyens doivent travailler au bien commun et les gouvernants doivent « avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive. » A l’époque, de tous les citoyens, ce sont les ouvriers qui sont les plus mal lotis et les plus malmenés. L’État doit se préoccuper d’eux non seulement parce que c’est leur travail qui assure la prospérité mais aussi dans la mesure où, en général, ils sont pauvres. Or l’État « doit se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents » car ils n’ont pas comme les riches les moyens de se protéger contre les aléas ou les injustices. C’est dans cet esprit que l’enfant et la femme seront l’objet d’une attention particulière de la part de l’autorité publique.

Mais il n’est pas question que l’individu et la famille soient absorbés par l’État. Leur liberté est précieuse.⁠[3]

Le mot « subsidiarité » n’est pas encore d’actualité mais l’idée est présente : « Il est juste que l’un et l’autre (l’individu et le famille) aient la faculté d’agir avec liberté aussi longtemps que cela n’atteint pas le bien général et ne fait tort à personne » mais si « les intérêts généraux, ou l’intérêt d’une classe en particulier, se trouvent lésés ou simplement menacés, et s’il est impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement, il faut de toute nécessité recourir à l’autorité publique. » ⁠[4]

L’État doit protéger les droits ou les intérêts matériels, physiques et spirituels, prévenir les désordres sociaux en combattant leurs causes, par « la force et l’autorité des lois ». Mais, dans bien des cas, comme dans la détermination du salaire, de la durée du travail, etc., « les pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats (…) ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d’en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l’appui de l’État. » On a noté au passage l’expression « en cas de besoin » qui, à sa manière, traduit l’idée de subsidiarité.

L’État veillera à ce que « les lois favorisent l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires » mais aussi à ce que la propriété privée ne soit pas « épuisée par un excès de charges et d’impôts. (…) L’autorité publique ne peut (…) l’abolir. Elle peut seulement en tempérer l’usage et le concilier avec le bien commun. Elle agit donc contre la justice et l’humanité quand, sous le nom d’impôts, elle grève outre mesure les biens des particuliers. »

En somme, pour Léon XIIl, l’État n’est pas entrepreneur, il respecte la liberté d’initiative mais il établit des règles pour que soient respectés les droits des uns et des autres⁠[5]. C’est le souci de tout homme considéré dans son intégralité qui inspire l’intervention de l’Église.


1. Sauf indication contraire, les citations sont extraites de RN, 462-483 in Marmy.
2. « …​aux gouvernants il appartient de prendre soin de la communauté de ses parties ; la communauté, parce que la nature en a confié la conservation au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n’est pas seulement ici la loi suprême, mais la cause même et la raison d’être du pouvoir civil ; les parties, parce que, de droit naturel, le gouvernement ne doit pas viser l’intérêt de ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis. Tel est l’enseignement de la philosophie et de la foi chrétienne. d’ailleurs, toute autorité vient de Dieu et est une participation de son autorité suprême. Dès lors, ceux qui en sont les dépositaires doivent l’exercer à l’exemple de Dieu, dont la paternelle sollicitude ne s’étend pas moins à chacune des créatures en particulier, qu’à tout leur ensemble ». (RN, 469 in Marmy).
3. L’homme « est le maître de ses actions ». Il est « en quelque sorte à lui-même et sa loi et sa providence. C’est pourquoi il a le droit de choisir les choses qu’il estime les plus aptes à pourvoir non seulement au présent, mais encore au futur. Il doit donc avoir sous sa domination, non seulement les produits de la terre, mais encore la terre elle-même qu’il voit appelée à être, par sa fécondité, la pourvoyeuse de son avenir. » Et donc « qu’on n’en appelle pas à la providence de l’État, car l’État est postérieur à l’homme. Avant qu’il pût se former, l’homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence. » (RN 437-438 in Marmy).
4. Par exemple, « s’il arrive que les ouvriers, abandonnant le travail ou le suspendant par des grèves, menacent la tranquillité publique » ou quand « les patrons écrasent les travailleurs sous le poids de fardeaux iniques ou déshonorent en eux la personne humaine par des conditions indignes et dégradantes ; qu’ils attentent _ leur santé par un travail excessif et hors de proportion avec leur âge et leur sexe (…) ».
5. Léo XIII s’inspire de saint Thomas (Cf. RN 466-467 in Marmy). Pour l’illustre théologien, l’État, le « prince », doit agir à l’image de Dieu : « que le roi sache donc qu’il a reçu cet office afin d’être dans son royaume comme l’âme dans le corps et comme Dieu dans le monde. » (De Regno ad regem Cypri, II, 1, in Petite somme politique, Téqui, 1997, p. 92). On songe directement à la méditation de Paul sur la diversité et l’unité dans l’Église et dans le corps (1 Co 12, 4-30). Léon XIII développe cette comparaison en l’appliquant au corps social : « de même que, dans le corps humain, les membres, malgré leur diversité, s’adaptent merveilleusement l’un à l’autre, de façon à former un tout exactement proportionné ou qu’on pourrait appeler symétrique ; ainsi, dans la société, les deux classes son destinées par la nature à s’unir harmonieusement et à se tenir mutuellement dans un parfait équilibre. »(RN 448 in Marmy).

⁢b. Pie XI

Face aux régimes totalitaires, communiste, nazi, fasciste, Pie XI va dénoncer « l’abus autocratique de l’État » et appeler l’autorité publique à « une administration prudente et modérée » sans négliger pour autant le rôle qu’elle doit jouer « dans la création des conditions matérielles de vie ».⁠[1]

Pie XI reprend textuellement ce que Léon XIII avait prescrit comme mission à l’État confronté au libéralisme⁠[2]. Mais plus nettement que son prédécesseur, il va insister sur le rôle que doivent jouer les corps intermédiaires, corps qui ont été étouffés par l’individualisme ambiant et qui ont laissé l’État « accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités ».⁠[3] Dès lors, pour soulager l’État et lui permettre de remplir son vrai rôle, la tâche la plus urgente de la politique sociale est de reconstituer les corps professionnels pour libérer et réguler la vie économique et sociale et ainsi en finir avec le socialisme et le libéralisme et instaurer la paix sociale. On se souvient de ce passage justement célèbre : « L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber. Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. »⁠[4]

Retenons donc ce rôle supplétif, subsidiaire, attribué à l’autorité publique qui dirigera, surveillera, stimulera, contiendra, suivant les circonstances et la nécessité.⁠[5]

Le rôle supplétif de l’État, comme nous l’avons vu, peut l’amener à s’occuper directement de « certaines catégories de biens »[6]. En tout cas, les pouvoirs publics ne peuvent donc comme « la science économique » les y invite, oublier ou ignorer « le caractère social et moral de la vie économique » et laisser la concurrence « immodérée et violente de nature » régler la vie économique. Les puissances économiques doivent être gouvernées par des principes supérieurs : la justice et la charité. L’efficacité de la justice doit se manifester par « la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique ». La charité sera l’« âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement », une fois qu’ils se seront débarrassés des tâches qui ne sont pas les leurs et qu’ils auront retrouvé leur prééminence.⁠[7] Pie XI, en effet, était déjà frappé à son époque par l’accumulation d’une force économique et financière⁠[8] qui lutte « pour s’emparer de la puissance, et ceci de trois façons : on combat d’abord pour la maîtrise économique ; on se dispute ensuite le pouvoir politique, dont on exploitera les ressources et la puissance dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain international (…). »⁠[9] Dans cette lutte « cruelle », on assiste à « une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux d’ordre économique ». Le pouvoir politique « qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt du bien commun et de la justice, il est tombé au rang d’esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les ambitions de l’intérêt ».⁠[10]

Le souci du bien commun dans une organisation subsidiaire amène Pie XI à confirmer le rôle directeur de l’État⁠[11]. C’est dans la volonté de défendre, au nom de la justice, la solidarité sociale que le Pape ne craint pas de demander, par exemple, en ce qui concerne la répartition des richesses, « qu’on amène les classes possédantes à prendre sur elles, vu l’urgente nécessité du bien commun, les charges sans lesquelles ni la société humaine ne peut être sauvée, ni ces classes elles-mêmes ne sauraient trouver le salut. Mais les mesures prises dans ce sens par l’État doivent être telles qu’elles atteignent vraiment ceux qui, de fait, détiennent entre leurs mains les plus gros capitaux et les augmentent sans cesse, au grand détriment d’autrui. »[12]


1. DR 154, 197 et 198 in Marmy.
2. QA 537, 553 et 554 in Marmy.
3. QA 572 in Marmy.
4. Id..
5. Pie XI emploie même le verbe « imposer » : « C’est précisément la fonction de la justice sociale d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun » Mais il ajoute immédiatement qu’il faut, en même temps, accorder à chaque partie et à chaque membre de l’organisme social « ce qui leur est nécessaire pour l’accomplissement de leurs fonctions sociales. » (DR 173 in Marmy).
6. « …​ceux-là qui présentent une telle puissance qu’on ne saurait, sans mlettre en péril le bien commun, les abandonner aux mains des particuliers » (QA, 594 in Marmy).
7. QA 577 in Marmy.
8. « Ce qui, à notre époque, frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui, d’ordinaire, ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré.
   Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer.
   Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont les moins gênés par les scrupules de conscience. » (QA 586 in Marmy).
9. QA 587 in Marmy.
10. QA 588 in Marmy. La corruption n’est pas à l’œuvre seulement dans les pays sous-développés. Bien des « affaires » de ce genre ont secoué les démocraties avancées. Le désir de puissance économique peut aussi inspirer des choix politiques.
11. Pie XI reprend l’image du corps : « Si donc l’on reconstitue, comme il a été dit, les diverses parties de l’organisme social, si l’on restitue à l’activité économique son principe régulateur, alors se vérifiera en quelque manière du corps social ce que l’Apôtre disait du corps mystique du Christ : « Tout le corps, coordonné et uni par les liens des membres qui se prêtent un mutuel secours et dont chacun opère selon sa mesure d’activité, grandit et se perfectionne dans la charité. » (QA 578 in Marmy).
12. DR 198 in Marmy.

⁢c. Pie XII

Celui-ci reprend l’enseignement de ses prédécesseurs et notamment de Pie XI, en écrivant : « Dans le monde du travail, pour le développement dans une saine responsabilité de toutes les énergies physiques et spirituelles, pour leurs libres organisations, s’ouvre un vaste champ d’action multiforme, dans lequel les pouvoirs publics interviennent en intégrant et ordonnant, d’abord par le moyen des corporations locales et professionnelles, et enfin par la puissance de l’État lui-même, dont l’autorité sociale supérieure et modératrice a l’importante mission de prévenir les troubles de l’équilibre économique résultant de la multiplicité et des conflits d’égoïsme opposés, individuels et collectifs. »[1]

Pie XII résume parfaitement ce qui a été dit précédemment. La liberté de l’homme est première, intégrée et ordonnée par les corps intermédiaires si chers à Pie XI et en dernière instance par l’État.

Tout en défendant la propriété privée et la liberté du commerce qui importent à la dignité personnelle, Pie XII insistera souvent sur la « fonction régulatrice du pouvoir public » pour que tous aient accès à l’usage des biens et que la paix sociale soit garantie⁠[2]. Autrement dit, pour que l’attachement aux droits ne fasse pas oublier les devoirs moraux⁠[3]. Pie XII est particulièrement sensible à cet aspect dans la mesure où il a vu le déchaînement de l’État autoritaire et tentaculaire, puis l’État démocratique se charger de mille tâches⁠[4]. Pie XII s’emploie donc à rappeler l’État à la modestie, à la morale et au service des citoyens. Il faut, dira-t-il, « aider à ramener l’État et sa puissance au service de la société, au respect absolu de la personne humaine et de son activité pour la poursuite de ses fins éternelles ;

s’efforcer et s’employer à dissiper les erreurs qui tendent à détourner l’État et son pouvoir du sentier de la morale, à le dégager du lien éminemment moral qui l’attache à la vie individuelle et sociale, à lui faire désavouer ou pratiquement ignorer sa dépendance essentielle à l’égard de la volonté du Créateur ;

promouvoir la reconnaissance et la propagation de la vérité qui enseigne que, même dans l’ordre temporel, le sens profond, la légitimité morale universelle du regnare est, en dernière analyse, le servire. »⁠[5]

L’Église continue donc à mettre en avant la liberté de l’homme et le rôle supplétif de l’État : « le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartiennent avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris.

En tout cas, une légitime et bienfaisante intervention de l’État dans le domaine du travail doit, quelle qu’elle soit, rester telle que soit sauvegardé et respecté le caractère personnel de ce travail, et cela, soit dans l’ordre des principes, soit autant que possible, en ce qui touche l’exécution, et il en sera ainsi si les règlements de l’État ne suppriment pas et ne rendent par irréalisable l’exercice des autres droits et devoirs également personnels (…). »⁠[6]

Nous avons vu, à propos de l’entreprise, que Pie XII refusait que l’on fasse, comme c’était la tendance après la seconde guerre mondiale, de l’étatisation et de la nationalisation « la règle normale de l’organisation publique de l’économie ». Tout en reconnaissant, comme son prédécesseur, que des exceptions existent en fonction de la nature des biens produits, il rappelle que « la mission du droit public est (…) de servir le droit privé, non de l’absorber. L’économie - pas plus d’ailleurs qu’aucune autre branche de l’activité humaine - n’est de sa nature une institution d’État : elle est à l’inverse, le produit vivant de la libre initiative des individus et de leurs groupes librement constitués. »[7]

Durant tout son pontificat, Pie XII ne cessera pas de mettre en garde contre la « tendance toujours croissante à invoquer l’intervention de l’État »[8] qui affaiblit l’État et mutile le citoyen : « L’État a son rôle propre dans l’ordonnance de la vie sociale. Pour remplir ce rôle il doit même être fort et avoir de l’autorité. Mais ceux qui l’invoquent continuellement et rejettent sur lui toute responsabilité le conduisent à la ruine et font même le jeu de certains groupes puissants et intéressés. La conclusion est que toute responsabilité personnelle dans les choses publiques en vient ainsi à disparaître et que si quelqu’un parle des devoirs ou des négligences de l’État, il entend les devoirs ou les manquements de groupes anonymes, parmi lesquels, naturellement, il ne songe pas à se compter.

Tout citoyen doit au contraire être conscient que l’État, dont on demande l’intervention, est toujours, concrètement et en dernière analyse, la collectivité des citoyens eux-mêmes, et que, par conséquent, personne ne peut exiger de lui des obligations et des charges, à l’accomplissement desquelles il n’est pas résolu lui-même à contribuer, fût-ce par la conscience de sa responsabilité dans l’usage des droits qui lui sont accordés par la loi. »

Et Pie XII va rappeler que la valeur des hommes est plus importante que l’institution. Que l’institution ne trouve sa force que dans la qualité même des personnes qu’elle implique. »En réalité, les questions de l’économie et des réformes sociales ne dépendent que de façon très extérieure de la bonne marche de telle ou telle institution, à supposer que celles-ci ne soient pas en opposition avec le droit naturel ; mais elles dépendent nécessairement et intimement de la valeur personnelle de l’homme, de sa force morale et de son bon vouloir à porter des responsabilités et à comprendre et traiter, avec une culture et une compétence suffisantes, les choses qu’il entreprend ou auxquelles il est tenu. Aucun recours à l’État ne peut créer de tels hommes. Ils doivent sortir du peuple, de manière à empêcher que l’urne électorale, où confluent également irresponsabilités, impérities et passions, ne prononce une sentence de ruine pour l’État vrai et authentique. » Ces dernières lignes nous remettent en mémoire ce que Pie XII écrivait à propos de la démocratie. Distinguant la masse et le peuple, il insistait sur la formation des citoyens, formation technique certes mais aussi morale. Il en va de même ici : il faut dans les domaines économique et social des hommes compétents et moralement formés. Car « ce qui compte le plus c’est l’homme dans sa personne ; aucun programme d’entreprise, aucune institution professionnelle ou législative, aucune organisation avec ses fonctionnaires et ses réunions ne peut créer ou remplacer la valeur personnelle de l’homme. » De l’homme « conscient, cultivé et expérimenté ».⁠[9]

Vision idéaliste, dira-t-on, proche du libéralisme ? Certes non ! L’Église connaît les faiblesses de l’homme et ne fait pas confiance, on l’a vu, à l’organisation spontanée de la vie économique fondée sur la libre concurrence⁠[10]. Pour bien nous faire comprendre l’originalité chrétienne, Pie XII va reprendre et préciser la comparaison classique avec le corps : « La communauté est le grand moyen voulu par la nature et par Dieu pour régler les échanges où se complètent les besoins réciproques, pour aider chacun à développer complètement sa personnalité, selon ses aptitudes individuelles et sociales. La communauté considérée comme un tout n’est pas une unité physique qui subsiste en soi, et ses membres individuels n’en sont pas des parties intégrantes. L’organisme physique des êtres vivants, des plantes, des animaux ou de l’homme possède, en tant que tout, une unité qui subsiste en soi ; chacun des membres par exemple, la main, le pied, le cœur, l’œil, est une partie intégrante, destinée par tout son être à s’insérer dans l’ensemble de l’organisme. Hors de l’organisme, il n’a, par sa nature propre, aucun sens, aucune finalité ; il est entièrement absorbé par la totalité de l’organisme auquel il se relie.

Il en va tout autrement dans la communauté morale et dans chaque organisme de caractère purement moral. Le tout n’a pas ici d’unité qui subsiste en soi, mais une simple unité de finalité et d’action. Dans la communauté, les individus ne sont collaborateurs et instruments que pour la réalisation du but communautaire. »[11]

Comment ce but peut-il être atteint ? Pie XII répond:

« Pour que la vie sociale, telle qu’elle est voulue de Dieu, atteigne son but, il est essentiel qu’un statut juridique lui serve d’appui extérieur, de refuge et de protection ; statut dont le rôle n’est pas de dominer, mais de servir, de tendre à développer et à fortifier la vitalité de la société dans la riche multiplicité de ses objectifs, dirigeant vers leur perfection toutes les énergies particulières en un pacifique concours, et les défendant par tous les moyens honnêtes appropriés contre tout préjudice porté à leur plein épanouissement. »[12]

Et l’on en revient à la grande idée de Pie XI : pour assurer la solidarité en vue du bien commun, il est indispensable d’organiser « l’ordre corporatif professionnel de toute l’économie. »[13]

Les pouvoirs publics y ont un double rôle à jouer:

d’une part, « le monde économique est en premier lieu une création de la volonté libre des hommes ; il appartient donc à l’État de créer les conditions qui permettent à l’initiative privée de se développer dans les limites de l’ordre moral et du bien collectif. »[14]

d’autre part, « le devoir d’accroître la production et de la proportionner sagement aux besoins et à la dignité de l’homme, pose au premier plan la question de l’ordonnance de l’économie sur le chapitre de la production. Or, sans substituer leur omnipotence oppressive à la légitime autonomie des initiatives privées, les pouvoirs publics ont ici un rôle indéniable de coordination, qui s’impose plus encore dans l’enchevêtrement des conditions actuelles surtout sociales. En particulier, ce n’est pas sans leur concours que peut se constituer une politique économique d’ensemble qui favorise l’active coopération de tous et l’accroissement de la production des entreprises source directe de revenu national. Et, si l’on pense à tant de richesses qui dorment ou se perdent dans le gaspillage, mais qui, remises en circulation, pourraient concourir, par un emploi judicieux et profitable, au bien-être de tant de familles, n’est-ce pas encore servir le bien commun que de contribuer opportunément à faire renaître la confiance, à stimuler le crédit, à décourager l’égoïsme et à favoriser ainsi un meilleur équilibre de la vie économique ? »[15]

En ce qui concerne la répartition des biens, la philosophie de Pie XII sera identique. Nous avons entendu Léon XIII donner comme devoir premier aux gouvernants d’« avoir soin également de toutes les classes de citoyens en observant rigoureusement les lois de la justice distributive »[16]. Pie XI précisera « Les ressources que ne cessent d’accumuler les progrès de l’économie sociale doivent être réparties de telles manières entre les individus et les diverses classes de la société que soit procurée cette utilité commune sont parle Léon XIII ou, pour exprimer autrement la même pensée, que soit respecté le bien commun de la société tout entière. (…) Il importe donc d’attribuer à chacun ce qui lui revient et de ramener aux exigences du bien commun ou aux normes de la justice sociale la distribution des ressources de ce monde, dont le flagrant contraste entre une poignée de riches et une multitude d’indigents atteste de nos jours, aux yeux de l’homme de cœur, les graves dérèglements »[17] Prolongeant cette pensée, Pie XII écrit : « La richesse économique d’un peuple ne consiste pas proprement dans l’abondance des biens, mesurée selon un calcul matériel pur et simple de leur valeur, mais bien dans ce qu’une telle abondance représente et fournit réellement et efficacement comme base matérielle suffisante pour le développement personnel convenable de ses membres. Si une telle distribution des biens n’était pas réalisée ou n’était qu’imparfaitement assurée, le vrai but de l’économie nationale ne serait pas atteint ; étant donné que, quelle que fût l’opulente abondance des biens disponibles, le peuple n’étant pas appelé à y participer, ne serait pas riche, mais pauvre. Faites au contraire que cette juste distribution soit effectivement réalisée et de manière durable, et vous verrez un peuple, quoique disposant de biens moins considérables, devenir et être économiquement sain. »[18]

« Sans doute, le cours naturel des choses comporte avec soi - et ce n’est ni économiquement ni socialement anormal - que les biens de la terre soient, dans certaines limites, inégalement divisés. Mais l’Église s’oppose à l’accumulation de ces biens dans les mains d’un nombre relativement petit de richissimes, tandis que de vastes couches du peuple sont condamnées à un paupérisme et à une condition économiquement indigne d’êtres humains »[19].

Pratiquement, comment va se réaliser la répartition ? Sera-ce le fait de l’État agissant de manière autoritaire ? Sera-ce le fait des bonnes consciences ?

Il faut certes faire appel aux consciences et dénoncer « l’accroissement intolérable des dépenses de luxe, des dépenses superflues et déraisonnables, qui contrastent durement avec la misère d’un grand nombre » et invite à redécouvrir à travers les Écritures et de l’Évangile en particulier, le sens de la pauvreté chrétienne et le bon usage des richesses⁠[20]. Mais il faut aussi organiser la vie sociale et économique de telle sorte que qu’elle procure à tous « les biens que les ressources de la nature et de l’industrie » peuvent fournir. Par un salaire convenable, il doit être possible aux familles « d’accéder à l’indépendance et à la sécurité que donne la propriété privée et de participer (…) aux biens de l’esprit et de la culture auxquels sont ordonnés les biens de la terre. » Patrons et ouvriers sont solidairement intéressés au développement responsable de la production source de prospérité pour tous. Mais tout cela, une fois encore, ne se fait pas spontanément, il faut organiser la « saine distribution » qui « ne saurait être abandonnée au libre jeu des forces économiques aveugle ». La répartition des biens comme leur production doivent être organisées et l’État, sans sombrer dans l’étatisme, a un rôle à jouer:

« …​sans substituer leur omnipotence oppressive à la légitime autonomie des initiatives privées, les pouvoirs publics ont ici un rôle indéniable de coordination, qui s’impose plus encore dans l’enchevêtrement des conditions actuelles surtout sociales. En particulier, ce n’est pas sans leur concours que peut se constituer une politique d’ensemble qui favorise l’active coopération de tous et l’accroissement de la production des entreprises, sources directes du revenu national. Et si l’on pense à tant de richesses qui dorment ou se perdent dans le gaspillage, mais qui, remises en circulation, pourraient concourir par un emploi judicieux et profitable, au bien-être de tant de familles, n’est-ce pas encore servir le bien commun que de contribuer opportunément à faire renaître la confiance, à stimuler le crédit, à décourager l’égoïsme et à favoriser ainsi un meilleur équilibre de la vie économique ?

Mais c’est aussi le propre de l’État de veiller à ce que les plus pauvres ne soient pas lésés injustement. (…) Devant l’insécurité accrue d’un grand nombre de familles, dont la condition précaire risque de compromettre les intérêts matériels, culturels et spirituels, des institutions s’efforcent, des institutions s’efforcent, depuis quelques années, de corriger les maux les plus flagrants qui résultent d’une distribution trop mécanique du revenu national. Laissant une légitime liberté aux responsables privés de la vie économique, ces institutions, suffisamment indépendantes elles-mêmes du pouvoir politique, peuvent devenir, pour la messe des petits salariés et des pauvres de toute catégorie, une indispensable compensation aux maux engendrés par le désordre économique et monétaire. Il convient toutefois d’en étudier avec prudence les modalités et il ne serait pas possible de s’engager sans réserve dans une voie, où les excès de la fiscalité risqueraient de compromettre les droits de la propriété privée et où les abus de la sécurité collective pourraient porter atteinte à ceux de la personne et de la famille. »[21]

Ce dernier paragraphe évoque les institutions de ce que l’on a appelé, la « sécurité sociale ». Il est important de nous y arrêter pour bien comprendre le fond de la pensée de Pie XII.

Pie XII et la Sécurité sociale

Le libéralisme pur et dur crée des inégalités et croit que les forces économiques finiront bien par octroyer à chacun ce qui lui est dû. Le socialisme a réagi en en organisant la répartition des revenus par la planification des salaires et des prix, au détriment des droits les plus fondamentaux de la personne. De plus, comme l’a très bien vu Pie XII, cette pratique ne supprime pas les conflits : « En effet, de quelque manière que soit organisée par le collectivisme la répartition du gain, en parts égales, en parts inégales, on ne pourrait éviter que surgissent des contestations et des différends et sur les parts obtenues, et sur les conditions de travail, et sur la conduite pas toujours irréprochable des dirigeants, et que ne pèse sur la classe ouvrière le danger de tomber esclave du pouvoir public. »[22]

Ceci dit, on a vu apparaître dans les pays démocratiques la notion de Sécurité sociale qui, pour certains, est « une véritable organisation socialiste de la répartition des revenus »[23]. Ce jugement est par trop radical. On peut dire que le système de sécurité soviétique était un système de « sécurité socialisée » mais est-ce le cas de nos systèmes actuels ? La pensée de l’Église est justement nuancée. Déjà Léon XIII écrivait dans le chapitre consacré à l’importance de la propriété privée pour la famille : « Assurément, s’il arrive qu’une famille se trouve dans une situation matérielle critique et que, privée de ressources, elle ne puisse d’aucune manière en sortir par elle-même, il est juste que, dans de telles extrémités, le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, si un foyer domestique est quelque part le théâtre de graves violations des droits mutuels, il faut que le pouvoir public y rétablisse le droit de chacun. Ce n’est point là empiéter sur les droits des citoyens, mais leur assurer une défense et une protection réclamées par la justice. Là toutefois, doivent s’arrêter ceux qui détiennent les pouvoirs publics: la nature leur interdit de dépasser les limites. L’autorité paternelle ne saurait être abolie, ni absorbée par l’État, car elle a sa source là où la vie humaine prend la sienne. » Mais, « en substituant à la providence paternelle la providence de l’État, les socialistes vont contre la justice naturelle et brisent les liens de la famille. » A travers ces lignes, Léon XIII cherche explicitement à montrer que « la théorie socialiste de la propriété collective est absolument à répudier, comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu’on veut secourir, contraire aux droits naturels des individus, comme dénaturant les fonctions de l’État et troublant la tranquillité publique. »[24]

Il n’est donc pas question de refuser l’intervention de l’État mais, une fois encore, une intervention supplétive lorsque l’individu -le père de famille, dans la culture de l’époque- ne peut plus assurer par lui-même sa sécurité et celle de ceux dont il est responsable.⁠[25]

C’est dans ce même esprit et pour sauver le mariage et la famille que Pie XII va parler de la sécurité sociale. Dans les difficiles années de l’après-guerre, il a constaté que les difficultés matérielles empêchaient les chrétiens d’obéir au plan de Dieu sur le mariage et la famille. Il faut donc que « l’ordre social soit amélioré ». Et « si l’on s’efforce activement d’aider la société humaine, il ne faut rien négliger pour que la famille soit préservée, soutenue et soit capable de pourvoir à sa propre défense. » Une sécurité sociale est donc nécessaire à la pratique chrétienne mais quelle sécurité sociale ?⁠[26]

Pie XII en distingue deux types.

Si « sécurité sociale » « veut dire sécurité grâce à la société, Nous craignons beaucoup (…) que le mariage et la famille n’en souffrent. Comment donc ? Nous craignons non seulement que la société civile entreprenne une chose qui, de soi, est étrangère à son office, mais encore que le sens de la vie chrétienne et la bonne ordonnance de cette vie n’en soient affaiblis et même ne disparaissent. Sous cette appellation, on entend déjà prononcer des formules malthusiennes, sous cette appellation, on cherche à violer entre autres les droits de la personne humaine ou du moins leur usage, même le droit au mariage et à la procréation ». Par contre, « pour les chrétiens et en général pour ceux qui croient en Dieu, la sécurité sociale ne peut être que la sécurité dans la société et avec la société, dans laquelle la vie surnaturelle de l’homme, la fondation et le progrès naturels du foyer et de la famille sont comme le fondement sur lequel repose la société elle-même avant d’exercer régulièrement et sûrement ses fonctions. »[27]

On a noté la différence de prépositions : sécurité « grâce à » la société et sécurité « dans » et « avec » la société. La première étant condamnable, la seconde souhaitable. qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?

Pour bien comprendre la différence, il est indispensable de confronter cette citation avec d’autres dans le contexte général de la pensée de Pie XII. Nous allons le voir, le Saint-Père ne conteste pas l’idée d’une sécurité sociale ni la fonction que l’État peut et même doit remplir dans ce domaine.

Comme les liens de solidarité traditionnels se sont relâchés dans la société moderne, le besoin de sécurité s’est accru : « Nous avons signalé, écrit Pie XII, la lutte contre le chômage et l’effort vers une sécurité sociale bien comprise comme une condition indispensable pour unir tous les membres d’un peuple (…). L’aspiration toujours plus profonde et plus générale vers la sécurité sociale n’est que l’écho de l’état d’une humanité dans laquelle, en chaque peuple, bien des choses qui étaient ou semblaient traditionnellement solides, sont devenues chancelantes et incertaines. »[28]

Mais, en même temps, Pie XII déplore l’attitude de « ceux qui, par exemple, dans le domaine économique ou social voudraient tout faire retomber sur la société, même la direction et la sécurité de leur existence (…) »⁠[29]. Ils y perdraient leur liberté. Dans cette mise en garde, le « tout » est, nous allons le voir, très important. Et c’est de nouveau, en particulier, vis-à-vis de la famille et d’abord du mariage que Pie XII souligne les dangers d’une certaine sécurité sociale:

« La sécurité ! L’aspiration la plus vive des gens d’aujourd’hui ! Ils la demandent à la société et à ses ordonnances. Mais les prétendus réalistes de ce siècle ont montré qu’ils n’étaient pas à même de la donner, précisément parce qu’ils veulent se substituer au Créateur et se faire les arbitres de l’ordre de la création.

La religion et la réalité du passé enseignent, au contraire, que les structures sociales, comme le mariage et la famille, la communauté et les corporations professionnelles, l’union sociale dans la propriété personnelle, sont des cellules essentielles qui assurent la liberté de l’homme, et par là son rôle dans l’histoire. Elles sont donc intangibles, et leur subsistance ne peut être sujette à révision arbitraire.

Qui cherche vraiment la liberté et la sécurité doit rendre la société à son Ordonnateur véritable et suprême, en se persuadant que seule la notion de société dérivant de Dieu le protège dans ses entreprises les plus importantes. (…) Responsable en face des hommes du passé et de l’avenir, (l’homme social) a reçu la charge de modeler incessamment la vie commune ; là s’exerce toujours une évolution dynamique grâce à l’action personnelle et libre, mais elle ne supprime pas la sécurité dont on jouit dans la société et avec la société ; là, d’autre part, existe toujours un certain fond de tradition et de stabilité pour sauvegarder la sécurité sans que la société toutefois supprime l’action libre et personnelle de l’individu. »[30]

On commence à saisir le fond de la pensée de Pie XII, surtout si l’on se rappelle ce que l’Église recommande depuis Léon XIII : la sécurité doit être assurée par un salaire suffisant, par l’accès à la propriété et à l’épargne, ensuite par les communautés et les organisations professionnelles et enfin par les pouvoirs publics quand toutes ces institutions ne suffisent pas ou ne suffisent plus. Pie XII a, comme ses prédécesseurs, toujours en tête l’organisation subsidiaire de la société qui doit pallier les déficiences de la liberté personnelle et familiale sans jamais l’étouffer ou l’absorber⁠[31] : « …​c’est aussi le propre de l’État de veiller à ce que les plus pauvres ne soient pas lésés injustement. Sur ce point, l’enseignement de Nos Prédécesseurs est formel : dans la protection des droits privés, les gouvernants doivent se préoccuper surtout des faibles et des indigents (…). C’est ainsi que, devant l’insécurité accrue d’un grand nombre de familles, dont la condition précaire risque de compromettre les intérêts matériels, culturels et spirituels, des institutions s’efforcent, depuis quelques années de corriger les maux les plus flagrants qui résultent d’une distribution trop mécanique du revenu national. Laissant une légitime liberté aux responsables privés de la vie économique, ces institutions, suffisamment indépendantes elles-mêmes du pouvoir politique, peuvent devenir, pour la masse des petits salariés et des pauvres de toute catégorie, une indispensable compensation aux maux engendrés par le désordre économique ou monétaire. Il convient toutefois d’en étudier avec prudence les modalités, et il ne serait pas possible de s’engager sans réserves dans une voie où les excès de la fiscalité risqueraient de compromettre les droits de la propriété privée et où les abus de la sécurité collective pourraient porter atteinte à ceux de la personne et de la famille. »[32]

Et plus nettement encore, Mgr Montini ( le futur Paul VI), Substitut de la Secrétairerie d’État écrit au R. P. J.. Papin-Archambault sj, président des Semaines sociales du Canada⁠[33], que le thème de la sécurité sociale est « d’une actualité pressante, mais aussi d’un caractère particulièrement délicat ». Et il explique : « Certes, la vertu de justice ne peut strictement se satisfaire, surtout dans les conditions économiques actuelles, des deux moyens, d’ailleurs irremplaçables, que sont le travail et l’épargne, par lesquels l’homme doit assurer sa subsistance et son avenir. Un complément équitable lui est donné, en ce qu’on est convenu d’appeler la Sécurité sociale, où le travailleur et sa famille trouvent une légitime assurance contre les risques et les périls, qui les guettent trop souvent, sous le nom de maladie, de chômage, ou de vieillesse, et devant lesquels les ressources normales s’avèrent, en général, déficientes. Mais qui ne voit, par contre, les dangers d’ordre doctrinal, et pratique qu’impliquerait une mise en œuvre hâtive et mal entendue d’une si souhaitable organisation ?

Le Saint Père a, plus d’une fois, mis en garde le monde du travail contre les déviations d’initiatives excellentes en leur principe, mais qui doivent s’insérer à leur place, dans l’ensemble d’un problème, sous, peine de léser d’autres respectables intérêts, et de manquer le but, qui leur était assigné par le bien commun. Il l’a fait, entre autres, dans Son important Discours du 2 novembre 1950 à la Hiérarchie catholique, montrant combien une sécurité sociale, qui ne serait qu’un monopole d’État, porterait préjudice aux familles et aux professions, en faveur et par le moyen desquelles elle doit avant tout s’exercer. »

Ce texte est très éclairant puisqu’il nous donne la juste interprétation de la sécurité « grâce à », sécurité condamnable parce qu’il s’agit d’une sécurité entièrement (« tout ») assurée par l’État sans respect pour les solidarités traditionnelles, vivantes, indispensable qui elles assurent une sécurité « dans » et « avec » la société.

Reste que les pouvoirs publics ont leur rôle à jouer, un rôle supplétif, irremplaçable, mais à leur place.

Suite à une grave crise économique et sociale à Florence, en 1953,⁠[34] Mgr J.-B. Montini, de nouveau, pro-secrétaire d’État, écrit à Mr G. La Pira, maire de Florence : « Le Saint-Père espère (…) que, aussi bien les chefs d’entreprises que les autorités publiques, déjà sollicitées en vue d’ouvrir de nouveaux débouchés pour le travail et de procurer plus de bien-être à la nation, redoubleront d’efforts pour garantir à ces mêmes classes ouvrières ce qui est indispensable à la sécurité de la vie, grâce à la continuité de l’emploi et à une honnête suffisance concernant le pain et l’habitation (…) ».⁠[35]

Il est aussi des matières où l’action de l’État est absolument indispensable. Ainsi, « ...il ne saurait être question de contester les droits et les devoirs de l’État vis-à-vis de la santé publique, et surtout en faveur des moins favorisés, de ceux que la pauvreté rend à la fois plus imprévoyants et plus exposés. Une juste législation de l’hygiène, de la prophylaxie ou de la salubrité du logement, le souci de mettre à la portée de tous les ressources d’une médecine de qualité, celui de dépister les fléaux sociaux comme la tuberculose ou le cancer, une légitime préoccupation de la santé des jeunes générations, et tant d’autres initiatives qui favorisent la santé du corps et de l’esprit dans le cadre de saines relations sociales, tout cela concourt heureusement à la prospérité d’un peuple et à sa paix intérieure. Or, dans le cadre de la civilisation moderne, seul l’État, soutenant et coordonnant au besoin les initiatives privées, possède de fait les moyens propres à une action « plus universelle, plus concertée, et par conséquent d’une efficacité plus sûre et plus rapide »[36]. » Suit le passage du discours de Pie XII du 2-11-1950, consacré aux deux manières de concevoir la sécurité sociale.⁠[37]


1. Radiomessage La solennità, 1er juin 1941, 652 in Marmy.
2. Id., 661 in Marmy.
3. Id., 662 in Marmy.
4. « L’État moderne est en train de devenir une gigantesque machine administrative. Il étend la main sur presque toute la vie : l’échelle entière des secteurs politiques, économiques, sociaux, intellectuels, jusqu’à la naissance et à la mort, il veut les assujettir à son administration. » (Pie XII, Radiomessage, 24-12-1952).
5. Radiomessage Con sempre, 24-12-1942, 807 in Marmy.
6. Id., 668-669 in Marmy.
7. Discours, 7-5-1949.
8. Allocution aux représentants de l’Union chrétienne des chefs d’entreprise, 7-3-1957.
9. Id..
10. Rappelons-nous ce texte de Pie XI : « On ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. (…) Il est (…) nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace. » (QA 577 in Marmy). De même, Pie XII, à propos des lois du marché, dira que « le recours à un automatisme magique est une chimère non moins vaine pour la vie économique que dans tout autre domaine de la vie en général. » (Discours aux membres du Congrès des échanges internationaux, 7-3-1948).
11. PIE XII, Allocution aux médecins neurologues lors du Congrès d’histo-pathologie du système nerveux, 14-9-1952.
12. PIE XII, Radiomessage du 24-12-1942.
13. PIE XII, Allocution à l’Union chrétienne des patrons d’Italie, 31-1-1952.
14. Lettre de Mgr Montini, Substitut à la Secrétairerie d’État, à Mgr J. Siri, à l’occasion des Semaines sociales d’Italie, 21-9-1952.
15. Lettre à Mr Charles Flory, président des Semaines sociales de France, 7-7-1952.
16. RN 464 in Marmy.
17. QA 560-561 in Marmy.
18. Radiomessage, 1-6-1941.
19. Discours aux hommes de l’Action catholique italienne, 7-9-1947.
20. Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 7-7-1952.
21. Id..
22. Discours aux Représentants des Organisations patronales et ouvrières de l’industrie électrique italienne, 24-1-1946.
23. CLEMENT M., L’économie sociale selon Pie XII, op. cit., p. 189.
24. RN 443-445 in Marmy.
25. Pie XI, évoquant les difficultés matérielles des jeunes époux, des familles nombreuses, sollicite « la charité chrétienne » envers eux puis ajoute: « Que si les subsides privés restent insuffisants, il appartient aux pouvoirs publics de suppléer à l’impuissance des particuliers (…) ». (Casti connubii, 357 in Marmy). Dans DR (174 in Marmy), il demande qu’on vienne en aide aux ouvriers pour prévenir « un paupérisme général », « par un système d’assurances publiques ou privées qui les protègent au temps de la vieillesse, de la maladie ou du chômage. »
26. L’expression est nouvelle mais l’idée de base est ancienne dans l’enseignement de l’Église : « S’il arrive qu’une famille se trouve dans une situation matérielle critique et que, privée de ressources, elle ne puisse d’aucune manière en sortir par elle-même, il est juste qu’en de telles extrémités les pouvoirs publics viennent à leur secours ». (RN, 443 in Marmy) ; « qu’on leur vienne en aide par un système d’assurances publiques ou privées qui les protègent au temps de la vieillesse, de la maladie ou du chômage ». (DR, 174 in Marmy). Et à de nombreuses reprises, Pie XII s’est réjoui de l’existence d’ « institutions publiques d’assurances ». (Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945).
27. Discours aux évêques venus à Rome pour la définition du dogme de l’Assomption, 2-11-1950.
28. Radiomessage au monde, 23-12-1950.
29. Radiomessage au monde, 24-12-1951.
30. Message de Noël, 23-12-1956.
31. Dans une Lettre à Mgr Adriano Bernareggi, président des Semaines sociales d’Italie, 23-9-1949, Mgr Montini, alors Substitut à la Secrétairerie d’État, reconnaît que le thème de la « sécurité sociale », est un thème « vaste », « complexe », « ardu », « extrêmement délicat » « à cause des rapports intimes qui le rattachent à la vie morale et religieuse ». Mgr Montini espère que les participants « ne se contenteront pas de mettre à nouveau en lumière les principes évangéliques d’une juste répartition des biens économiques et de réaffirmer les droits innés de la personne humaine, et le devoir qu’a l’autorité publique de les respecter et de les protéger. Mais ils indiqueront aussi, en se référant aux lumineux exemples du passé, les formes concrètes et les aperçus qui se prêtent le mieux aujourd’hui au développement de la vie commune pacifique et prospère des individus et des familles. » Pour cela, le Saint-Père, comme souvent, recommande « instamment » « l’élaboration d’un statut de droit public de la vie économique, de toute la vie sociale en général, selon l’organisation professionnelle ».( in Discours aux délégués du Mouvement Ouvrier Chrétien de Belgique, 11-9-1949). »
32. Lettre à Mr Charles Flory, président des Semaines sociales de France, 7-7-1952.
33. Lettre au Président des Semaines sociales au Canada, 18-7-1952.
34. Des usines avaient été fermées par les patrons et occupées par les ouvriers.
35. Lettre du 9-11-1953.
36. PIE XII, Discours aux participants de l’Assemblée mondiale de la santé, 27-6-1949.
37. Lettre de Mgr J.-B. Montini, substitut à la Secrétairerie d’État à Mr Charles Flory, président des semaines sociales de France, 2-7-1951

⁢d. Jean XXIII

Ce souverain Pontife va, d’une manière très claire et très condensée, reprendre l’essentiel de l’enseignement de ses prédécesseurs en le plaçant résolument dans la perspective de la conciliation, de la protection et de la promotion des droits et des devoirs de toute personne. Il rappelle que la réalisation du bien commun est la raison d’être des pouvoirs publics, que , »pour la pensée contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs » et donc que « le rôle des gouvernants consiste surtout à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle, leur défense et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l’accomplissement de ses devoirs. »[1] A chaque citoyen : « l’effort des pouvoirs publics doit tendre à servir les intérêts de tous sans favoritisme à l’égard de tel particulier ou de telle classe de la société. » C’est pour cela que « des considérations de justice et d’équité dicteront parfois aux responsables de l’État une sollicitude particulière pour les membres les plus faibles du corps social, moins armés pour la défense de leurs droits et de leurs intérêts légitimes. »[2] Il faut éviter en effet qu’ »en matière économique, sociale ou culturelle, des inégalités s’accentuent entre les citoyens, surtout à notre époque, au point que les droits fondamentaux de la personne restent sans portée efficace et que soit compromis l’accomplissement des devoirs correspondants. »[3]

Le rôle de l’État étant ainsi bien défini dans la généralité, reste à préciser dans quels domaines il s’investira concrètement. Il est indispensable, poursuit Jean XXIII, « que les pouvoirs publics se préoccupent de favoriser l’aménagement social parallèlement au progrès économique ; ainsi veilleront-ils à développer dans la mesure de la productivité nationale des services essentiels tels que le réseau routier, les moyens de transport et de communication, la distribution d’eau potable, l’habitat, l’assistance sanitaire, l’instruction, les conditions propices à la pratique religieuse, les loisirs. Ils s’appliqueront à organiser des systèmes d’assurances pour les cas d’événements malheureux et d’accroissement de charges familiales, de sorte qu’aucun être humain ne vienne à manquer des ressources indispensables pour mener une vie décente. Ils auront soin que les ouvriers en état de travailler trouvent un emploi proportionné à leurs capacités ; que chacun d’eux reçoive le salaire conforme à la justice et à l’équité ; que les travailleurs puissent se sentir responsables dans les entreprises ; qu’on puisse constituer opportunément des corps intermédiaires qui ajoutent à l’aisance et à la fécondité des rapports sociaux ; qu’à tous enfin les biens de la culture soient accessibles sous la forme et le niveau appropriés. »[4]

Voilà donc pour ce qui est de « l’aménagement social » que les pouvoirs publics doivent favoriser. Reste à déterminer, selon les cas, selon les circonstances, qui « aménagera » : les pouvoirs publics directement ou en passant par divers corps intermédiaires stimulés, aidés, contrôlés.

Cet « aménagement social » est, nous venons de la voir, lié au progrès économique, à la productivité. Sans moyens, les pouvoirs publics ne peuvent agir.

En ce domaine économique précisément, quel sera l’attitude des pouvoirs publics ?

Les temps changent mais les principes fondamentaux restent les mêmes. Pas de surprise mais une mise au point très opportune à l’époque de la « socialisation » dont nous avons, par ailleurs, estimé les bienfaits et les désavantages.

Ce n’est donc par hasard si Jean XXIII entame sa réflexion par ce rappel très net d’un principe-clé : « qu’il soit entendu avant toute chose que le monde économique résulte de l’initiative personnelle des particuliers, qu’ils agissent individuellement ou associés de manières diverses à la poursuite d’intérêts communs ».⁠[5] Mais il s’empresse d’ajouter pour éviter l’accusation de céder au libéralisme : « Toutefois, en vertu des raisons déjà admises par Nos Prédécesseurs, les pouvoirs publics doivent, d’autre part, exercer leur présence active en vue de dûment promouvoir le développement de la production, en fonction du progrès social et au bénéfice de tous les citoyens. Leur action a un caractère d’orientation, de stimulant, de suppléance et d’intégration. » Pas d’abstention donc, loin de là mais une action « inspirée par le principe de subsidiarité. »[6]

Si les principes restent, les temps changent et les besoins des hommes et leurs moyens d’action. Ainsi, « de nos jours le développement des sciences et des techniques de production offre aux pouvoirs publics de plus amples possibilités de réduire les déséquilibres envers les divers secteurs de production, entre les différentes zones à l’intérieur des communautés politiques, entre les divers pays sur le plan mondial. Il permet aussi de limiter les oscillations dans les alternances de la conjoncture économique, de faire front aux phénomènes de chômage massif, avec la perspective de résultats positifs. En conséquence, les pouvoirs publics, responsables du bien commun, ne peuvent manquer de se sentir engagés à exercer dans le domaine économique une action aux formes multiples, plus vaste, plus profonde, plus organique ; à s’adapter aussi, dans ce but, aux structures, aux compétences, aux moyens, aux méthodes. »[7] Les pouvoirs publics donc sont aujourd’hui plus impliqués que jadis dans la vie économique. Ce n’est pas seulement normal, c’est aussi nécessaire puisqu’il peut aujourd’hui travailler mieux à réduire les inégalités, de maintenir une certaine stabilité dans la vie économique et sociale.

Mais, il y a un « mais » auquel on doit s’attendre au nom d’un principe inaliénable : « la présence de l’État dans le domaine économique, si vaste et pénétrante qu’elle soit, n’a pas pour but de réduire de plus en plus la sphère de liberté de l’initiative personnelle des particuliers, tout au contraire elle a pour objet d’assurer à ce champ d’action la plus vaste ampleur possible, grâce à la protection effective, pour tous et pour chacun, des droits essentiels de la personne humaine. Et il faut retenir parmi ceux-ci le droit qui appartient à chaque personne humaine d’être et de demeurer normalement première responsable de son entretien et de celui de sa famille. Cela comporte que, dans tout système économique, soit permis et facilité le libre exercice des activités productrices.

Au reste, le développement même de l’histoire fait apparaître chaque jour plus clairement qu’une vie commune ordonnée et faconde n’est possible qu’avec l’apport dans le domaine économique, tant des particuliers que des pouvoirs publics, apport simultané, réalisé dans la concorde, en des proportions qui répondent aux exigences du bien commun, eu égard aux situations changeantes et aux vicissitudes humaines. »[8] Donc, si le bien commun est recherché, et que les pouvoirs publics et les particuliers y travaillent dans l’entente, la proportion des actions respectives pourra varier en fonction des circonstances. Il n’est donc pas question de prêcher l’exclusivité de l’initiative des particuliers ou de l’État. Ce serait d’ailleurs lourd de conséquences : « Au fait, l’expérience enseigne que là où fait défaut l’initiative personnelle des individus surgit la tyrannie politique, mais languissent aussi les secteurs économiques orientés surtout à produire la gamme indéfinie des biens de consommation et services satisfaisant en plus des besoins matériels les exigences de l’esprit : biens et services qui engagent de façon spéciale le génie créateur des individus. Tandis que là où vient à manquer l’action requise de l’État, apparaît un désordre inguérissable, l’exploitation des faibles par les forts moins scrupuleux, qui croissent en toute terre et en tout temps, comme l’ivraie dans le froment. »[9]


1. PT 61.
2. PT 56.
3. PT 64.
4. PC 65.
5. MM 53.
6. MM 54.
7. MM 55.
8. MM 56-57.
9. MM 58.

⁢e. Le Concile

La constitution pastorale Gaudium et spes a consacré tout un chapitre à « la vie économico-sociale »[1]. Ce chapitre est une synthèse actualisée de l’enseignement de l’Église sur ce sujet. L’évolution de l’économie au cours du XXe siècle⁠[2], loin de rendre caducs les principes directeurs de cet enseignement, les rend plus indispensables que jamais. En effet, si, d’une part, « le progrès dans les modes de production et dans l’organisation des échanges de biens et de services a fait de l’économie un instrument apte à mieux satisfaire les besoins accrus de la famille humaine »[3] et si, en même temps, une « saine socialisation » s’étend⁠[4], l’obsession économiste et la persistance, voire l’accroissement, des inégalités déshumanisent un grand nombre de personnes.⁠[5]

Cette situation se caractérise donc par toute une série de déséquilibres : déséquilibres personnels, familiaux, sociaux dans les communautés et entre les communautés, provoqués par la civilisation industrielle et urbaine⁠[6] ; déséquilibres économiques et sociaux entre secteurs de production, entre les secteurs de production et le secteur des services, entre régions, entre nations.⁠[7] Ces déséquilibres qui sont de plus en plus apparents, interpellent les consciences dans la mesure où les hommes sont « profondément persuadés que les techniques nouvelles et les ressources économiques accrues dont dispose le monde pourraient corriger ce funeste état de choses. »[8]

Il faut corriger cette situation car « …​en dépit de légitimes différences entre les hommes, l’égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie justes et plus humaines. En effet, les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d’une seule famille humaine font scandale et font obstacle à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine ainsi qu’à la paix sociale et internationale. »[9]

Pour répondre à l’attente des hommes, l’Église qui n’est liée « à aucun système politique, économique ou social »[10], propose donc des réformes mais insiste aussi sur le fait qu’une conversion générale des mentalités et des attitudes est nécessaire⁠[11] aux « progrès d’une saine socialisation et de la solidarité au plan civique et économique. »[12]

C’est tout « un ordre politique, social et économique » qui doit être institué au service de toute personne.⁠[13] Toutes les institutions privées ou publiques doivent s’efforcer « de se mettre au service de la dignité et de la destinée humaine. »[14]

L’énumération des nécessités révèle l’effort personnel et institutionnel indispensable à une vie socio-économique plus épanouissante pour tout homme, pour « l’homme tout entier, selon la hiérarchie de ses besoins matériels comme des exigences de sa vie intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse », pour tout homme, « tout groupe d’hommes, sans distinction de race ou de continent. »[15]

Les verbes employés traduisent parfaitement l’idée que la vie économique ne peut être abandonnée à elle-même mais doit se dérouler dans un cadre moral et politique . Il s’agit, en effet, d’« encourager » le progrès, l’innovation, l’initiative, la modernisation⁠[16] ; de « contrôler » le développement, de « ne pas l’abandonner » à quelques-uns ou à quelques puissances économiques ou politiques ; de veiller à ce que le plus grand nombre puise l’« orienter » ; de « coordonner » les initiatives privées et publiques⁠[17] ; de « faire disparaître » les énormes inégalités économiques ; d’aider » les agriculteurs⁠[18] ; d’« aménager » la vie économique pour éviter l’instabilité et la précarité ; de « développer » les services familiaux et sociaux⁠[19] ; de « ne pas discriminer » mais « d’aider » les travailleurs immigrés, de « favoriser » leur insertion et « faciliter » la présence de leur famille⁠[20] ; d’« assurer » à chacun, un emploi, une formation ; de « garantir » les moyens d’existence⁠[21] ; de « prendre des dispositions », de « prévoir l’avenir » ; d’ « adapter » la production aux besoins de la personne, d’« équilibrer » les besoins de la consommation et les exigences d’investissement ⁠[22] ; de « permettre de jouir » de repos et de loisirs ; de « donner la possibilité » de s’épanouir dans le travail⁠[23] ; de « promouvoir » la participation, l’association, la formation, la négociation, le dialogue⁠[24] ; de « tenir compte » de la destination universelle des biens⁠[25] ; d’« avoir en vue » les besoins des plus pauvres⁠[26] ; de « favoriser » l’accès à la propriété et aux biens⁠[27] ; d’« empêcher » qu’on abuse de la propriété⁠[28] ; etc..

Tous ces verbes d’action supposent comme sujets les responsables économiques et politiques mais ils impliquent en fait tous les hommes, quel que soit leur pouvoir, quelle que soit leur situation dans la société, puisque tous les citoyens doivent « contribuer » au progrès de leur communauté⁠[29]. On peut inclure aussi les responsables « culturels », au sens le plus large du terme, dans la mesure où ce renouvellement de la vie économique et sociale suppose qu’on « dénonce » les erreurs des doctrines libérales et socialistes ⁠[30].


1. Il s’agit du chapitre III de la deuxième partie, 63-72.
2.  »Comme les autres domaines de la vie sociale, l’économie moderne se caractérise par une emprise croissante de l’homme sur la nature, la multiplication et l’intensification des relations et des interdépendances entre individus, groupes et peuples, et la fréquence accrue des interventions du pouvoir politique. » (GS 63 § 2).
3. GS 63 § 2.
4. GS 42 § 3. La « socialisation » est définie comme « la multiplication et l’intensification des relations et des interdépendances entre individus, groupes et peuples ». Elle se caractérise aussi par « la fréquence accrue des interventions du pouvoir politique ». (GS 63 § 2). GS, à plusieurs reprises, évoque la socialisation en s’inspirant de sa description nuancée chez Jean XXIII: « De nos jours, sous l’influence de divers facteurs, les relations mutuelles et les interdépendances ne cessent de se multiplier : d’où des associations et des institutions variées, de droit public ou privé. Même si ce fait, qu’on nomme socialisation, n’est pas sans danger, il comporte cependant de nombreux avantages qui permettent d’affermir et d’accroître les qualités de la personne et de garantir ses droits. » (25 § 2). Cf. également 6 § 5: « …​les relations de l’homme avec ses semblables se multiplient sans cesse, tandis que la « socialisation » elle-même entraîne à son tour de nouveaux liens, sans favoriser toujours pour autant, comme il le faudrait, le plein épanouissement de la personne et des relations vraiment personnelles, c’est-à-dire la « personnalisation ». »
5. GS 63 § 3: « ...les sujets d’inquiétude ne manquent pas. Beaucoup d’hommes, surtout dans les régions du monde économiquement développées, apparaissent comme dominées par l’économique ; presque toute leur existence personnelle et sociale est imbue d’un certain « économisme », et cela aussi bien dans les pays favorables à l’économie collectiviste que dans les autres. A un moment où le développement de l’économie, orienté et coordonné d’une manière rationnelle et humaine, permettrait d’atténuer les inégalités sociales, il conduit trop souvent à leur aggravation et même, ici ou là, à une régression de la condition sociale des faibles et au mépris des pauvres. Alors que des foules immenses manquent encore du strict nécessaire, certains, même dans les régions moins développées, vivent dans l’opulence ou gaspillent sans compter. Le luxe côtoie la misère. Tandis qu’un petit nombre d’hommes disposent d’un très ample pouvoir de décision, beaucoup sont privés de presque toute possibilité d’initiative personnelle et de responsabilité ; souvent même, ils sont placé dans des conditions de vie et de travail indignes de la personne humaine. »
6. GS 8 et 6 §2.
7. GS 63 § 4.
8. GS 63 § 5. Cf. également GS 4 § 4: « Jamais le genre humain n’a regorgé de tant de richesses, de tant de possibilités, d’une telle puissance économique ; et pourtant une part considérable des habitants du globe sont encore tourmentés par la faim et la misère, et des multitudes d’êtres humains ne savent ni lire ni écrire. »
9. GS 29 § 3.
10. GS 42 § 4.
11. Id..
12. GS 42 § 3.
13. GS 9 § 1.
14. GS 29 § 4.
15. GS 64.
16. GS 64.
17. GS 65 § 1.
18. GS 66 § 1.
19. GS 69 § 2.
20. GS 66 § 2.
21. GS 66 § 3.
22. GS 70.
23. GS 67 § 3.
24. GS 68 § 1,2,3.
25. GS 69 § 1.
26. GS 70.
27. GS 71 § 1.
28. GS 71 § 4.
29. GS 65 § 3.
30. Dénoncées respectivement comme « doctrines qui s’opposent aux réformes indispensables au nom d’une fausse conception de la liberté » et comme « doctrines qui sacrifient les droits fondamentaux des personnes et des groupes à l’organisation collective de la production. » GS 65 § 2.

⁢f. Paul VI

Mgr Montini qui deviendra Paul VI est intervenu, nous l’avons vu, de nombreuses fois, sous le pontificat de Pie XII, pour rappeler et préciser, en diverses occasions, la pensée du Pontife régnant. Par ailleurs, Paul VI sera, durant son pontificat, particulièrement sensible à ces « déséquilibres » qui ont été dénoncés par le Concile, en particulier au déséquilibre entre nations « développées » et nations « en voie de développement ». Dans ses interventions papales, nous trouverons donc la confirmation, au niveau planétaire⁠[1], de la nécessité d’une « économie au service de l’homme »[2] et qui donc ne peut être abandonnée à elle-même. En effet, « laissé à son propre jeu, son mécanisme entraîne le monde vers l’aggravation et non l’atténuation de la disparité de niveaux de vie ».⁠[3] « La seule initiative individuelle et le simple jeu de la concurrence ne sauraient assurer le succès du développement. Il ne faut pas risquer d’accroître encore la richesse des riches et la puissance des forts, en confirmant la misère des pauvres et en ajoutant à la servitude des opprimés. Des programmes sont donc nécessaires pour « encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer »[4], l’action des individus et des corps intermédiaires. Il appartient aux pouvoirs publics de choisir, voire d’imposer les objectifs à poursuivre, les buts à atteindre, les moyens d’y parvenir, et c’est à eux de stimuler toutes les forces regroupées dans cette action commune. Mais qu’ils aient soin d’associer à cette œuvre les initiatives privées et les corps intermédiaires. Ils éviteront ainsi le péril d’une collectivisation intégrale ou d’une planification arbitraire qui, négatrices de liberté, excluraient l’exercice des droits fondamentaux de la personne humaine. »[5] La philosophie de Paul VI ne présente rien de neuf si ce n’est l’application des principes établis par Léon XIII à l’échelle du monde et l’introduction d’une nuance importante : la possibilité pour les pouvoirs publics d’« imposer » les objectifs à poursuivre, tant est vif l’égoïsme, tant est répandue l’indifférence et tant est grave la situation de certains peuples. La poursuite du bien commun, la défense des droits peut justifier une coercition. La suite du texte de Paul VI met bien en lumière les objectifs : « …​tout programme, fait pour augmenter la production n’a en définitive de raison d’être qu’au service de la personne. Il est là pour réduire les inégalités, combattre les discriminations, libérer l’homme de ses servitudes, le rendre capable d’être lui-même l’agent responsable de son mieux-être matériel, de son progrès moral, et de son épanouissement spirituel. Dire : développement, c’est en effet se soucier autant de progrès social que de croissance économique. Il ne suffit pas d’accroître la richesse commune pour qu’elle se répartisse équitablement. Il ne suffit pas de promouvoir la technique pour que la terre soit plus humaine à habiter. »[6]

La responsabilité des pouvoirs publics peut paraître énorme mais leur seule raison d’être est, ne l’oublions pas, le service du bien commun. C’est pourquoi Paul VI n’hésite pas à interpeller les hommes d’État en ces termes : « il vous incombe de mobiliser vos communautés pour une solidarité mondiale plus efficace, et d’abord de leur faire accepter les nécessaires prélèvements sur leur luxe et leurs gaspillages, pour promouvoir le développement et sauver la paix. »[7]


1. « On ne saurait user ici de deux poids et deux mesures. Ce qui vaut en économie nationale, ce qu’on admet entre pays développés, vaut aussi dans les relations commerciales entre pays riches et pays pauvres. » (PP 61).
2. PP 86.
3. PP 8. La lutte contre l’accroissement des disparité doit animer l’action internationale comme elle anime ou doit animer les politiques intérieures : « …​ les pays développés l’ont eux-mêmes compris, qui s’efforcent de rétablir par des mesures appropriées, à l’intérieur de leur propre économie, un équilibre que la concurrence laissée à elle-même tend à compromettre. C’est ainsi qu’ils soutiennent souvent leur agriculture aux prix de sacrifices imposés aux secteurs économiques plus favorisés. C’est ainsi encore que, pour soutenir les relations commerciales qui se développent entre eux, particulièrement à l’intérieur d’un marché commun, leur politique financière, fiscale et sociale s’efforce de redonner à des industries concurrentes inégalement prospères des chances comparables. » (PP 60).
4. MM 54.
5. PP 33. Et plus loin: « Sans abolir le marché de concurrence, il faut le maintenir dans des limites qui le rendent juste et moral, et donc humain. » PP 61.
6. PP 34.
7. PP 84.

⁢g. Jean-Paul II

Comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, ce long pontificat a été marqué par un profond renouveau de la doctrine sociale de l’Église à une époque importante de l’histoire contemporaine. Après avoir vécu sous la menace du communisme, le monde a assisté à son effondrement et, en même temps, à un regain d’intérêt pour les théories libérales qui apparurent, à certains, comme désormais incontournables.

Dans ce contexte agité, Jean-Paul II va reprendre l’enseignement de ses prédécesseurs et tout spécialement celui de Léon XIII puisque l’encyclique Centesimus annus , comme son nom l’indique, commémore le centième anniversairte de l’encyclique Rerum novarum. Mais, Jean-Paul II, après avoir réaffirmé les principes toujours valables de cette encyclique, va insister sur les notions particulièrement utiles pour les temps présents et à venir, c’est-à-dire sur l’économie de marché et le rôle de l’État.

Le rappel des principes

Sans surprise, nous retrouvons, au cœur de la pensée de Jean-Paul II, le souci du bien commun, de la subsidiarité et de la solidarité.

Tout est dit en une phrase : « l’État a le devoir de veiller au bien commun et de pourvoir à ce que chaque secteur de la vie sociale, sans exclure celui de l’économie, contribue à le promouvoir, tout en respectant la juste autonomie de chacun d’entre eux. »[1] Tout est dit mais tout mérite d’être réexpliqué pour que l’actualité, les « choses nouvelles » soient justement appréciées. Et commençons par l’idée de « juste autonomie ».

Nous savons que la personne, la famille, la société sont antérieures à l’État. Dans cette mesure, par nature, l’État est un « simple instrument » qui « existe pour protéger leurs droits respectifs sans jamais les opprimer. »[2] Nous savons que la liberté authentique est le signe le plus manifeste de la transcendance de la personne. Il n’est donc pas étonnant que « la doctrine sociale de l’Église considère la liberté de la personne dans le domaine économique come une valeur fondamentale et comme un droit inaliénable à promouvoir et à protéger. »[3]. Nier, mortifier ou détruire le droit d’initiative économique, c’est nier, mortifier, détruire « la personnalité créative du citoyen »[4] qui, normalement, est à la base d’ »un libre processus d’auto-organisation de la société »[5].

Telle est la racine du principe de subsidiarité, selon lequel, « toutes les sociétés d’ordre supérieur doivent se mettre en attitude d’aide (« subsidium ») - donc de soutien, de promotion, de développement - par rapport aux sociétés d’ordre mineur. (…) A la subsidiarité comprise dans un sens positif, comme aide économique, institutionnelle, législative offerte aux entités sociales plus petites, correspond une série d’implications dans un sens négatif, qui imposent à l’État de s’abstenir de tout ce qui restreindrait, de fait, l’espace vital des cellules mineures et essentielles de la société. Leur initiative, leur liberté et leur responsabilité ne doivent pas être supplantées. »[6]

La dignité de la personne et l’exercice de sa liberté n’excluent pas l’action de l’État mais l’appellent comme une aide, une défense. La dignité et la liberté doivent être protégées et promues. C’est pourquoi Léon XIII avait, dans sa contestation du socialisme, inclut néanmoins une liste de devoirs qui incombaient à l’État, en matière d’emploi, de salaire, de formation, d’horaire, de syndicat⁠[7]. En matière économique, l’Église ne prône ni l’étatisation ni le désintérêt des pouvoirs publics. Et l’on revient à la notion de bien commun.

En effet, « la responsabilité de poursuivre le bien commun revient non seulement aux individus, mais aussi à l’État, car le bien commun est la raison d’être de l’autorité politique »[8].

Qui dit « bien commun » dit, évidemment, « bien de tous » et d’abord des plus faibles. C’est d’ailleurs « un principe élémentaire de toute saine organisation politique : dans une société, plus les individus sont vulnérables, plus ils ont besoin de l’intérêt et de l’attention que leur portent les autres, et, en particulier, de l’intervention des pouvoirs publics. »[9] Telle est la racine du principe de solidarité. Subsidiarité et solidarité vont de pair. Ceux qui contestent la liberté d’initiative au nom de l’égalité, d’une certaine idée de l’égalité, se trompent. La liberté ne peut vivre que par la solidarité et n’a de sens que pour la solidarité. Et sans liberté, il est vain de parler de solidarité à moins de tronquer la varie signification du mot.⁠[10]

Et donc l’État, au nom de la liberté et de la dignité de tout homme, remplira ses devoirs de deux manières indissociables, « directement et indirectement » dit Jean-Paul II : « Indirectement et suivant le principe de subsidiarité, en créant les conditions favorables au libre exercice de l’activité économique, qui conduit à une offre abondante de possibilités de travail et de sources de richesse. Directement et suivant le principe de solidarité, en imposant, pour la défense des plus faibles, certaines limites à l’autonomie des parties qui décident des conditions du travail, et en assurant dans chaque cas un minimum vital au travailleur sans emploi. »[11]

Les « choses nouvelles »

Ces « choses nouvelles » sont surtout « les événements survenus en 1989 dans les pays de l’Europe centrale et orientale », mais aussi l’écroulement progressif dans plusieurs pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, de « certains régimes de dictature et d’oppression » et la lente progression « vers des formes politiques qui laissent plus de place à la participation et à la justice. » ⁠[12]

Dans ces bouleversements, le modèle communiste n’en est plus un et la tentation est forte de croire que désormais il n’y a plus de salut économique et social que dans une forme ou l’autre de libéralisme et plus exactement, dans ce qui constitué, dès les origines, le caractère distinctif du libéralisme : un système défini « comme concurrence illimitée des forces économiques »[13]. Pour Jean-Paul II, « on ne peut accepter l’affirmation selon laquelle la défaite du « socialisme réel », comme on l’appelle, fait place au seul modèle capitaliste d’organisation économique ».⁠[14] Mais le mot « capitalisme », comme le mot « socialisme », peut recouvrir des significations diverses, c’est pourquoi, le Saint Père s’empresse de préciser en distinguant deux définitions du « capitalisme »:

« Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’« économie d’entreprise », ou d’« économie de marché », ou simplement d’« économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[15]

L’économie de marché et l’État

Ce n’est pas l’actualité ni sa récupération, mais le bon sens, l’expérience des peuples et la réflexion philosophique et théologique qui justifient, depuis toujours, la position de l’Église en la matière.

« Il semble, écrit Jean-Paul II, que, à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ». En somme, les mécanismes du marché présentent l’avantage fondamental de privilégier la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne. Mais il ne peut s’agir ici, d’une part, que de « besoins « solvables » parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat » et, d’autre part, de ressources « vendables », « susceptibles d’être payées à un juste prix ».⁠[16] Dans ces conditions, le marché est le meilleur moyen pour favoriser les échanges de produits. Dans ces conditions seulement.

Tout ne peut être laissé au libre jeu du marché : « il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché. C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité.[17] Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien de l’humanité. »[18]

Si un homme meurt de faim, de soif, de froid , de maladie, c’est parce que ses besoins ne sont pas solvables ou que manquent des ressources vendables. Et, pour la plupart des hommes, la connaissance est un besoin insolvable ou une ressource introuvable. Le marché révèle là ses premières limites. L’homme n’est pas une simple marchandise⁠[19], pas plus que sa famille⁠[20] ou son travail, dans son aspect subjectif, non plus⁠[21]. Autour de l’homme, peut-on considérer la nature, premier capital, marquée ou non par la présence de l’homme, comme une simple marchandise ? Nous savons aujourd’hui ce qu’il en coûte et ce qu’il va en coûter d’avoir exploité la terre, d’avoir remodelé les villes et les campagnes au gré des seuls intérêts matériels. En un mot, il y a des biens collectifs et qualitatifs qui ne peuvent, sous peine de graves destructions et mutilations, de dommages corporels, psychologiques et sociaux, être abandonnés aux lois du marché:

« L’État a le devoir d’assurer la défense et la protection des biens collectifs que sont le milieu naturel et le milieu humain[22] dont la sauvegarde ne peut être obtenue par les seuls mécanismes du marché. Comme, aux temps de l’ancien capitalisme, l’État avait le devoir de défendre les droits fondamentaux du travail, de même, avec le nouveau capitalisme, il doit, ainsi que la société, défendre les biens collectifs qui, entre autres, constituent le cadre à l’intérieur duquel il est possible à chacun d’atteindre légitimement ses fins personnelles.

On retrouve ici une nouvelle limite du marché : il y a des besoins collectifs et qualitatifs qui ne peuvent être satisfaits par ses mécanismes ; il y a des nécessités humaines importantes qui échappent à sa logique ; il y a des biens qui, en raison de leur nature, ne peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés. Certes les mécanismes du marché présentent des avantages solides : entre autres, ils aident à mieux utiliser les ressources, ils favorisent les échanges de produits ; et, surtout, ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne. Toutefois, ils comportent le risque d’une « idolâtrie » du marché[23] qui ignore l’existence des biens qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples marchandises. »[24]

La liberté économique doit donc être balisée, contrôlée, stimulée, par des pouvoirs publics intègres, au nom du bien commun : « L’activité économique, en particulier celle de l’économie de marché, ne peut se dérouler dans un vide institutionnel, juridique et politique. Elle suppose, au contraire, que soient assurées les garanties des libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces.[25] Le devoir essentiel de l’État est cependant d’assurer ces garanties, afin que ceux qui travaillent et produisent puissent jouir du fruit de leur travail et donc se sentir stimulés à l’accomplir avec efficacité et honnêteté. L’un des principaux obstacles au développement et au bon ordre économiques est le défaut de sécurité, accompagné de la corruption des pouvoirs publics et de la multiplication de manières impropres de s’enrichir et de réaliser des profits faciles en recourant à des activités illégales ou purement spéculatives. »[26]

Ces pratiques paralysent souvent le développement des pays les moins riches mais elles pourrissent aussi la confiance que les populations des pays développés doivent avoir dans leurs institutions politiques. Il est capital que ceux qui exercent des fonctions publiques soient indépendants des forces économiques et financières et qu’ils aient donc un sens aigu de leurs responsabilités au service des vrais intérêts de l’ensemble des citoyens. C’est un problème majeur que Pie XII avait déjà dénoncé mais qui, malheureusement n’a cessé de se répandre : « Le danger que l’État soit dominé par les forces économiques, au grand détriment du bien général, est exactement aussi grave dans ce cas que dans celui où la conduite de l’État est soumise à la pression du capital ».⁠[27]

Dans ses tâches, l’État n’est heureusement pas toujours seul. Nous l’avons déjà vu précédemment, la société, en vertu du principe de subsidiarité, aussi a son rôle à jouer : « L’État a par ailleurs le devoir de surveiller et de conduire l’application des droits humains dans le secteur économique ; dans ce domaine, toutefois, la première responsabilité ne revient pas à l’État mais aux individus et aux différents groupes ou associations qui composent la société. L’État ne pourrait pas assurer directement l’exercice du droit au travail de tous les citoyens sans contrôler toute la vie économique et entraver la liberté des initiatives individuelles. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il n’ait aucune compétence dans ce secteur, comme l’ont affirmé ceux qui prônent l’absence totale de règles dans le domaine économique. Au contraire, l’État a le devoir de soutenir l’activité des entreprises en créant les conditions qui permettent d’offrir des emplois, en la stimulant dans les cas où elle reste insuffisante ou en la soutenant dans les périodes de crise. »[28]

Il est même des cas où les pouvoirs publics sont tenus d’intervenir directement : « L’État a aussi le droit d’intervenir lorsque des situations particulières de monopole pourraient freiner ou empêcher le développement. Mais, à part ces rôles d’harmonisation et d’orientation du développement, il peut remplir des fonctions de suppléance dans des situations exceptionnelles, lorsque des groupes sociaux ou des ensembles d’entreprises trop faibles ou en cours de constitution ne sont pas à la hauteur de leurs tâches. Ces interventions de suppléance, que justifie l’urgence d’agir pour le bien commun, doivent être limitées dans le temps, autant que possible, pour ne pas enlever de manière stable à ces groupes ou à ces entreprises les compétences qui leur appartiennent et pour ne pas étendre à l’excès le cadre de l’action de l’État, en portant atteinte à la liberté économique ou civile. »[29]

Tenant fermement à la liberté personnelle et à l’autorité de l’État qui la protège et la mesure à l’aune du bien commun, conjuguant les principes de subsidiarité et de solidarité, l’enseignement social de l’Église échappe aux dérives possibles de certaines théologies de la libération qui au nom de la solidarité sacrifient la liberté et réhabilitent telle ou telle forme de socialisme. Ainsi, la lecture de Marx⁠[30], d’une part, et, d’autre part, la manipulation du langage religieux chez les capitalistes néo-conservateurs américains ont persuadé un des pionniers de la théologie de la libération, Hugo Assmann⁠[31], que l’économie repose sur des présupposés religieux. Il est vrai qu’une religion fétichiste se profile derrière l’économisme qui fait confiance à la « main invisible », qui réduit l’amour du prochain à la recherche de l’intérêt privé⁠[32], qui considère que la pauvreté dans la condition humaine est une vertu et qui, dans son langage sentencieux, donne congé à l’éthique, aux philosophies et aux théologies. Cette religion est en réalité une idolâtrie qui a substitué à l’amour de Dieu et du prochain, un faux dieu nommé Marché, oppressif et impitoyable, et ses acolytes : Argent, Profit, Enrichissement, Capital, Bourgeoisie…​

Face à cette idolâtrie, « la question de l’État, c’est-à-dire de la matérialisation institutionnelle du pouvoir de commandement sur la société dans son ensemble, est absolument centrale lorsqu’on discute de l’articulation des critères économiques. »⁠[33] Mais de quel État s’agit-il ? Il faut, nous dit l’auteur, « passer par le niveau de la lutte politique, et non simplement économique, par une transformation globale de la société ».⁠[34]

Hinkelammert précise que la théologie de la libération doit rester critique vis-à-vis de la société capitaliste comme de la société socialiste au nom d’un « critère de discernement » simple : « qu’il soit loisible à l’homme de vivre autant qu’il le peut et qu’il ne se puisse jamais, au nom de la vie des uns, sacrifier la vie des autres ». Mais « à coup sûr, la société capitaliste est hors d’état de satisfaire à un tel critère, et c’est pour cette raison que l’anticipation de la nouvelle terre, telle qu’elle se fait dans la théologie de la libération, débouche sur l’option socialiste. » L’auteur, insistant la faculté critique de sa théologie, en toute circonstance, ajoute encore: « vu l’impossibilité de fait de l’option socialiste, cette disposition critique est inséparable d’une collaboration de base à la construction d’une société socialiste. »[35] Dans un autre essai, il écrira : « La théologie de la libération, quand elle met en avant le Dieu de la vie, prend parti contre le marché et se rapproche des projets économico-sociaux tels qu’il en est fait état, et tels qu’ils sont réalisés, par les mouvements socialistes d’aujourd’hui. »

Concrètement mais sans trop de précisions, Hinkelammert préconisera une « planification globale ».⁠[36] On sait que le plan est essentiel à la pensée marxiste. On sait aussi que Pie XI refusait d’« abandonner » la vie économique à elle-même, qu’il voulait la placer « sous la loi d’un principe directeur juste et efficace » qui ne s’identifie pas purement et simplement à l’État mais à « un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique ». L’État devant toutefois « diriger, surveiller, stimuler, contenir ».⁠[37] Le verbe « diriger » étant ambigu, Jean XXIII dira « encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer ». L’idée de plan n’est donc pas tout à fait étrangère à l’Église⁠[38] « mais il va sans dire que le plan, pour autant que l’Église en accepte la notion ne peut être qu’une subordination et une intégration respectant la caractère privé des démarches de production et de consommation, et n’intervenant que partiellement et dans la limite des nécessités de la justice sociale et du bien commun économique ».⁠[39]

A quel « socialisme », à quelle « planification » avons-nous affaire dans cette théologie de la libération ? Il est difficile de le dire clairement.

Toujours est-il que Hinkelammert semble prendre distance par rapport à la conception défendue par l’Église. Il oppose, en effet, sa théologie de la libération, définie comme une théologie du « Dieu de la vie », un Dieu qui se préoccupe donc du corps, à la théologie conservatrice, théologie du « Dieu de la vraie vie de l’âme », un Dieu donc qui ne se préoccupe pas des questions économiques et sociales. La théologie conservatrice, en effet, est une théologie de l’âme séparée du corps, de l’âme qui « ne cherche plus à vivre que de la mort du corps. » Une théologie « anticorporelle » qui isole les individus puisqu’ils n’ont plus de corps et qui cultive une « mystique de la douleur » et du sacrifice. La théologie de la libération, elle, prend en charge la douleur concrète des hommes et est radicalement « antisacrificielle ». Or, la « doctrine sociale classique de l’Église catholique » et il cite Rerum Novarum et Quadragesimo anno, est rangée dans cette théologie conservatrice.⁠[40]

Avec une telle position, l’auteur manifeste sa méconnaissance de la doctrine sociale de l’Église. Par ailleurs, comme le soulignent les préfaciers⁠[41], la dénonciation du marché repose sur « une vision uniformisante et assez idéologique du tiers-monde » alors qu’il y a, nous le verrons, « des tiers-mondes, et à l’intérieur des différents tiers-mondes des dynamiques d’expansion et de récession ». Voir le système du marché, systématiquement, comme une idole, c’est le « diaboliser » sans « tenir compte des configurations fort diverses de réalisation des économies concrètes où intervient toujours, sans doute de façon diversifiée mais souvent importante, l’État. »[42] De même, la pauvreté et la souffrance des hommes, auxquelles les auteurs sont, à juste titre, prioritairement sensibles, n’ont pas une seule cause, le marché. L’analyse du tragique de la condition humaine implique bien d’autres paramètres et échappe pour une part non-négligeable à la réflexion. Il serait, dans la même perspective, important de dire qui sont les pauvres dont la « force historique » est sans cesse sollicitée.

Dans la pensée de l’Église, les diverses pauvretés dues au chômage, au manque de formation ou de responsabilité, doivent être la préoccupation première de l’État et de la société, sans dirigisme, démagogie ou paternalisme : « L’État peut inciter les citoyens et les entreprises à promouvoir le bien commun en mettant en œuvre une politique économique qui favorise la participation de tous ses citoyens aux activités de production. Le respect du principe de subsidiarité doit pousser les autorités publiques à rechercher des conditions favorables au développement des capacités individuelles d’initiative, de l’autonomie et de la responsabilité personnelles des citoyens, en s’abstenant de toute intervention qui puisse constituer un conditionnement indu des forces des entreprises.

En vue du bien commun, il faut toujours poursuivre avec une détermination constante l’objectif d’un juste équilibre entre liberté privée et action publique, conçue à la fois comme intervention directe dans l’économie et comme activité de soutien au développement économique. En tout cas, l’intervention publique devra s’en tenir à des critères d’équité, de rationalité et d’efficacité, et ne pas se substituer à l’action des individus, ce qui serait contraire à leur droit à la liberté d’initiative économique. Dans ce cas, l’État devient délétère pour la société : une intervention directe trop envahissante finit par déresponsabiliser les citoyens et produit une croissance excessive d’organismes publics davantage guidés par des logiques bureaucratiques que par la volonté de satisfaire les besoins des personnes ».⁠[43]

L’État-providence et l’État social actif

Il est un autre problème que Jean-Paul II, en 1991, aborde : celui de l’État-providence. Problème aussi très délicat car, d’une part, depuis Pie XII, dénonce, dès la fin de la guerre, la tendance à accorder à l’État de plus en plus de responsabilités, au risque d’en faire un « léviathan » mais, en même temps, le développement de la sécurité sociale, qui n’est certainement pas un mal en soi, en a fait souvent un « doux léviathan », dirais-je, confortable et séduisant.⁠[44]

Il n’est pas inutile de décrire brièvement la naissance de cet État-providence ni d’évoquer les raisons de sa mise en question à l’heure actuelle.

A l’origine, est le droit social, « né de ce qu’on appelle la question sociale, l’exploitation scandaleuse d’une main-d’œuvre bridée, il s’est façonné à partir des revendications du mouvement ouvrier, des inégalités de traitement entre le patronat et le prolétariat : inégalité dans la représentation dans les juridictions, pénalités différenciées entre patron et ouvrier en cas de grève ou de lock out, foi absolue en la parole du patron qui ne devait guère prouver. Il fallut des émeutes, des grèves violentes pour que, à la fin du XIXe siècle, les politiques se mettent à bouger et à admettre que le recours au droit civil ne pouvait régler ces injustices. Il fallait un autre droit, davantage collé aux réalités sociales et économiques. Progressivement, dans un rapport de forces toujours tendu, s’opéra l’accouchement, douloureux, de ce droit différent. Il traduisait des valeurs nouvelles ainsi qu’une transformation du rôle de l’État : plus interventionniste, plus dispensateur d’égalité, plus soucieux d’une justice distributive. Ce nouveau paradigme conduira à la mise en place de l’État Providence, lequel aujourd’hui subit les assauts de la mondialisation libérale. »[45]

Cette dernière réflexion doit être complétée car, s’il est vrai que la « mondialisation libérale » s’accompagne la plupart du temps d’une mise en question de l’État-providence, force est de constater que le système que recouvre l’étiquette État-providence suscite des difficultés telles que les sociaux-démocrates eux-mêmes ont entrepris ou proposé des réformes.: « Il est frappant en effet de constater que le capitalisme a surmonté la crise sociale en se transformant. Lois sociales, reconnaissance des syndicats, mises en place de structure de discussion, sécurité sociale, redistribution des revenus, accroissement du rôle économique de l’État, (…) développement de l’État-providence, tout cela s’est fait en élargissant le domaine de la justice distributive, mise en question aujourd’hui par les erreurs de politique économique qui ont entraîné ou favorisé la crise.

Sans même décrire ici les conséquences de l’État-providence sur les comportements et les attitudes des individus (perte du sens de l’épargne individuelle, recul du sens des responsabilités, mentalité d’assistés sociaux, conflits corporatistes), il faut bien reconnaître fondées les critiques que les analystes économiques portent sur les dysfonctions et le fonctionnement bloqué du régime actuel : on a atteint une limite qui semble insurmontable. »[46]

En effet, plusieurs facteurs menacent aujourd’hui les États sociaux d’asphyxie⁠[47] dans la mesure où le nombre d’allocataires (chômeurs indemnisés, minimexés, invalides, retraités) a considérablement augmenté alors que le taux d’emploi restait plus ou moins stable ou ne se développait pas dans la même proportion. En Belgique, par exemple, il y avait, en 1970, deux actifs pour un allocataire ; 30 ans plus tard, on comptait un actif pour un allocataire⁠[48].

Comment en est-on arrivé là ?

Le vieillissement de la population réclame plus de moyens pour les pensions et l’assurance maladie. L’irruption des femmes sur le marché du travail rend le plein emploi beaucoup plus difficile à réaliser. Dans le même temps, le marché du travail ne s’est pas toujours élargi mais il s’est modifié : l’économie industrielle a, de plus en plus, fait place à une économie de services et ce glissement a révélé « une inadéquation entre les qualifications demandées et existantes »[49]. Tous les moyens mis en œuvre pour faire face à ces phénomènes : retraites anticipées, allocations de chômage, interruptions de carrière, etc., ont un coût. Ajoutons encore les restructurations, les délocalisations, les licenciements pour manque de rentabilité, etc., qui gonflent le nombre d’allocataires et l’on comprendra aisément dans quelle situation dramatiques se trouvent certains états sociaux.⁠[50]

Est née alors, dans les dernières années du XXe siècle, l’idée d’un État social actif qui devrait remplacer l’État social passif qu’est l’État-providence classique.

Si ce nouveau concept a séduit des esprits libéraux, il n’est certainement pas étranger à la social-démocratie⁠[51]. En Belgique, un des plus chauds partisans de cet État social actif fut le socialiste Frank Vandenbroucke. En Angleterre, c’est le travailliste Tony Blair qui remet en cause le droit social traditionnel. On peut ajouter aussi le nom du socialiste allemand Gehrard Schröder avec son plan de réforme appelé « Agenda 2010 »[52]. C’‘est l’ensemble des pays européens qui sont invités à repenser leur politique sociale.

qu’est-ce l’État social actif ?⁠[53]

L’État social actif se présente « comme une réponse rationnelle aux défis socio-économiques auxquels les états sociaux sont de plus en plus confrontés ». Cet État social actif « vise à une société de personnes actives » tout en préservant « une protection sociale adéquate ».

En fait, « il ne s’agit plus seulement d’assurer des revenus[54], mais aussi d’augmenter les possibilités de participation sociale, de façon à accroître le nombre des personnes actives dans la société ». A cette fin, l’État doit mettre l’accent sur la prévention des risques et sur la surveillance pour « supprimer dans les meilleurs délais la dépendance de soins ». Il doit investir dans la formation et l’enseignement, agir de manière ciblée, « sur mesure » pour revaloriser « ceux qui possèdent la meilleure connaissance du terrain. » En fait, l’État social actif « ne dirige pas mais il délègue » afin de « responsabiliser tous les organismes de sécurité sociale » qui recevront « davantage d’autonomie administrative pourvu qu’ils s’engagent vis-à-vis de l’autorité à obtenir des résultats ».d’une manière générale, il faut tendre à plus de participation active pour lutter contre la pauvreté et mieux répartir les revenus. Comme la participation au marché du travail ne garantit pas automatiquement moins de pauvreté⁠[55], il faut penser à une participation sociale au sens large plutôt qu’à la participation au marché du travail formel.⁠[56]

La participation est liée à une autre notion : la notion de responsabilité. Notion souvent mal perçue, nous le verrons parce qu’elle semble véhiculer une présomption de faute chez les allocataires. Or, l’accent mis sur la responsabilité personnelle est surtout l’effet « des nouveaux risques (manque de qualifications, isolement, …​) et (du) lien créé à tort ou à raison entre ces risques et le comportement personnel. »[57] Les personnes ne sont évidemment pas responsables d’un handicap de naissance, qu’il soit physique ou intellectuel, d’une catastrophe naturelle. Elles ne sont pas responsables non plus des dons ou talents innés ou acquis dans la petite enfance « mais bien de l’usage qu’elles font de ces talents ».

La responsabilisation personnelle garantit « une véritable égalité des chances ». de tous les acteurs. Il n’y a donc pas d’égalité sans responsabilité, responsabilité de tous, chômeurs, malades, personnes âgées, employeurs, syndicats, etc.. Il n’y a pas d’égalité sans responsabilité ni, bien sûr, sans solidarité⁠[58] : il faut « oser envisager « non seulement la rhétorique commode au sujet des responsabilités morales des pauvres et des faibles, mais aussi une rhétorique plus malaisée concernant les obligations sociales des riches et des puissants ». »[59] L’État social actif « implique que les acteurs sociaux assument leurs responsabilités. Il suppose tout autant que les pouvoirs publics reconnaissent ces responsabilités et cette compétence de terrain. »[60]

Bien conscient que certaines personnes sont tout à fait responsables de la situation dramatique dans laquelle elles se retrouvent, l’auteur tient à ajouter à sa description de l’État social actif, la notion de « compassion » qui, peut-être « n’a pas sa place dans le domaine rigoureux de la justice mais qui le complète ».

Reste la difficile mise en œuvre de ces principes. Mais, quelles que soient les formules pratiques retenues, la philosophie développée révèle une plus grande attention à la personne et plus de subsidiarité liée à la solidarité puisque tous les acteurs sont mobilisés et qu’au niveau des pouvoirs publics, l’État n’est plus le seul grand dispensateur de la protection et de l’aide puisque la politique sociale relève aussi des villes et des régions.⁠[61]

L’État social actif est loin de faire l’unanimité. Dans ses différentes variantes sous d’autres appellations, il est critiqué dans les milieux ultra-libéraux évidemment⁠[62] mais aussi au sein d’organisations de travailleurs. Ainsi le Mouvement ouvrier chrétien et la revue Démocratie se montrent-ils plus que réticents défendant l’idée que les deux piliers de la vraie politique sociale sont d’une part « la réduction des inégalité de revenus et une extension/amélioration des services publics » : « C’est moins les chômeurs qu’il faut activer que la capacité régulatrice de l’État. Rompre avec le néolibéralisme suppose de réinventer une politique macroéconomique de plein emploi adaptée au contexte actuel. »[63] Franck Vandenbroucke, quant à lui, est accusé de reproduire « les poncifs les plus archaïques du discours libéral ».⁠[64]

Une observatrice universitaire porte un jugement plus nuancé. Après avoir rappelé que, jusqu’au choc pétrolier de 1980, « la question centrale de l’État social était de définir les risques à couvrir et de chercher ensuite les moyens de les financer afin d’assurer les citoyens contre leur survenance », elle remarque que, « par la suite, la démarche s’est petit à petit inversée : des enveloppes budgétaires fermées ont été préalablement fixées et l’on a examiné ensuite contre quels aléas cela permettrait encore de protéger la population. » Dès lors, on a mis « de plus en plus l’accent sur la responsabilité individuelle des travailleurs, qui sont priés de gérer au mieux - c’est-à-dire au moins cher - leur carrière. » « Le langage en arrière-plan témoigne du changement de mentalité. On ne parle plus de solidarité mais de responsabilité », note-t-elle, simplifiant un peu le discours des «  partis de gauche ». Elle relève tout de même que « l’État social actif prétend préserver certains acquis. Reste que les conditions d’ensemble se détériorent. On voit ainsi, continue-t-elle, se multiplier les emplois aux statuts précaires comme pour les contrats ALE[65] qui ne bénéficient pas des garanties individuelles et collectives du droit du travail. De même, on voit se généraliser des pratiques contraignantes comme quand les subventions des CPAS sont calculées en fonction du nombre de personnes mises au travail. (…) Les gens sont désormais obligés de se former, même si c’est dans une voie qui ne leur plaît pas du tout. » En conclusion : « Parler de crise de l’État providence n’est donc pas exagéré. »[66]

Que penser de tout cela ? L’Église, sous Jean-Paul II, a-t-elle un discours sur ces questions, qui pourrait nous éclairer ?

Nous savons déjà que Pie XII a eu l’occasion, au lendemain de la guerre, lors de l’expansion des systèmes de sécurité sociale, de prendre position. Distinguant une sécurité sociale qui fonctionnerait « grâce«  à la société et une autre qui se construirait « dans » et « avec » la société, Pie XII a voulu surtout mettre en garde contre une sécurité qui serait le monopole de l’État alors que la vraie sécurité doit naître d’abord d’un salaire suffisant, de la possibilité d’accéder à l’épargne et à la propriété, être assurée ensuite par les communautés et les organisations professionnelles, l’État intervenant pour suppléer aux carences de tous les échelons précédents.

Jean-Paul II va décrire comment s’est constitué, à partir du souci de sécurité, l’État-providence, ses intentions, ses faiblesses, ses erreurs et ses limites : « On a assisté, récemment, à un important élargissement du cadre de ces interventions, ce qui a amené à constituer, en quelque sorte, un État de type nouveau, l’« État du bien-être ». Ces développements ont eu lieu dans certains États pour mieux répondre à beaucoup de besoins, en remédiant à des formes de pauvreté et de privation indignes de la personne humaine. Cependant, au cours de ces dernières années en particulier, des excès ou des abus assez nombreux ont provoqué des critiques sévères de l’État du bien-être, que l’on a appelé l’« État de l’assistance ». Les dysfonctionnements et les défauts des soutiens publics proviennent d’une conception inappropriée des devoirs spécifiques de l’État. Dans ce cadre, il convient de respecter également le principe de subsidiarité : une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun.

En intervenant directement et en privant la société de ses responsabilités, l’État de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme des dépenses. En effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre. On ajoutera que souvent certains types de besoins appellent une réponse qui ne soit pas seulement d’ordre matériel mais qui sache percevoir la requête humaine plus profonde. Que l’on pense aussi aux conditions que connaissent les réfugiés, les immigrés, les personnes âgées ou malades, et aux diverses conditions qui requièrent une assistance comme dans le cas des toxicomanes, toutes personnes qui ne peuvent être efficacement aidées que par ceux qui leur apportent non seulement les soins nécessaires, mais aussi un soutien sincèrement fraternel. »[67]

Il est clair, à travers ce texte, qu’on ne peut charger, sans dommages, l’État de toute la sécurité sociale. En lui accordant le monopole de la solidarité, on gonfle et paralyse finalement ses fonctions essentielles⁠[68] ; on dépouille les personnes et les corps intermédiaires des leurs et l’on perd de vue qu’il y a des pauvretés qui ne peuvent se satisfaire des aides matérielles.

En pâtissent le principe de subsidiarité mais aussi « le principe d’économicité »[69] qui veut que l’État, comme tous les corps sociaux, emploie les biens de manière rationnelle, à bon escient et sans gaspillage.

L’État-providence ne s’épanouit qu’en appauvrissant les corps intermédiaires alors qu’ils sont les vrais organes dynamiques et protecteurs d’une société : « Le système économique et social doit être caractérisé par la présence simultanée de l’action publique et de l’action privée, y compris l’action privée sans finalités lucratives. Se configure ainsi une pluralité de centres décisionnels et de logiques d’action. Il existe certaines catégories de biens, collectifs et d’usage commun, dont l’utilisation ne peut dépendre des mécanismes du marché et ne relève pas non plus de la compétence exclusive de l’État. Le devoir de l’État en rapport à ces biens, est plutôt de mettre en valeur toutes les initiatives sociales et économiques qui ont des effets publics et sont promues par les structures intermédiaires. La société civile, organisée à travers ses corps intermédiaires, est capable de contribuer à la poursuite du bien commun en se situant dans un rapport de collaboration et de complémentarité efficace vis-à-vis de l’État et du marché, favorisant ainsi le développement d’une démocratie économique opportune. Dans un tel contexte, l’intervention de l’État doit être caractérisée par l’exercice d’une véritable solidarité qui, en tant que telle, ne doit jamais être séparée de la subsidiarité. »[70]

Dans des sociétés moins développées existent « des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. (…) Il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps ; mais, à l’inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à des coutumes honnêtes qui, sous réserve d’une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services ».

Dans les sociétés développées : « un réseau d’institutions sociales, d’assurance et de sécurité, peut réaliser en partie la destination commune des biens. Il importe de poursuivre le développement des services familiaux et sociaux, principalement de ceux qui contribuent à la culture et à l’éducation. Mais dans l’aménagement de toutes ces institutions, il faut veiller à ce que le citoyen ne soit pas conduit à adopter vis-à-vis de la société une attitude de passivité, d’irresponsabilité ou de refus de service. »[71]

La famille doit conserver toutes ses capacités protectrices : « La solidité du noyau familial est une ressource déterminante pour la qualité de la vie sociale en commun…​ communauté d’amour et de solidarité…​ »⁠[72]

L’accès à la terre et à la propriété privée ou communautaire restent, malgré les nouvelles formes de protection, des moyens de se garantir contre les aléas de l’existence : « Si, dans le processus économique et social, des formes de propriété inconnues par le passé acquièrent une importance notoire, il ne faut pas oublier pour autant les formes traditionnelles de propriété. La propriété individuelle n’est pas la seule forme légitime de possession. L’ancienne forme de propriété communautaire revêt également une importance particulière ; bien que présente aussi dans les pays économiquement avancés, elle caractérise particulièrement la structure sociale de nombreux peuples indigènes. C’est une forme de propriété qui a une incidence si profonde sur la vie économique, culturelle et politique de ces peuples qu’elle constitue un élément fondamental de leur survie et de leur bien-être. » Mais ce type de propriété est amené à évoluer.

« La distribution équitable de la terre demeure toujours cruciale, en particulier dans les pays en voie de développement ou qui sont sortis des systèmes collectivistes ou de colonisation. Dans les zones rurales, la possibilité d’accéder à la terre grâce aux opportunités offertes par les marchés du travail et du crédit est une condition nécessaire pour l’accès aux autres biens et services ; non seulement elle constitue une voie efficace pour la sauvegarde de l’environnement, mais cette possibilité représente un système de sécurité sociale réalisable aussi dans les pays disposant d’une structure administrative faible. »[73] En conclusion, « Une série d’avantages objectifs dérive de la propriété pour le sujet propriétaire, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une communauté : conditions de vie meilleure, sécurité pour l’avenir, plus vastes opportunités de choix. »[74]

Quant aux systèmes de sécurité sociale mis en place par l’État-providence, il faut, vu les circonstances et leur aboutissement, les renouveler : « En poursuivant « de nouvelles formes de solidarité »[75], les associations de travailleurs doivent s’orienter vers l’assomption de plus grandes responsabilités, non seulement dans le cadre des mécanismes traditionnels de la redistribution, mais aussi à l’égard de la production de la richesse et de la création de conditions sociales, politiques et culturelles qui permettent à tous ceux qui peuvent et désirent travailler d’exercer leur droit au travail, dans le plein respect de leur dignité de travailleurs. Le dépassement graduel du modèle d’organisation basé sur le travail salarié dans la grande entreprise rend opportune en outre la mise à jour des normes et des systèmes de sécurité sociale qui ont servi à protéger les travailleurs jusqu’à présent , tout en préservant leurs droits fondamentaux. »[76]

Les systèmes actuels de sécurité sociale sont inadaptés : « la transition actuelle marque le passage du travail salarié à durée indéterminée, conçu comme une place fixe, à un parcours de travail caractérisé par une pluralité d’activités ; d’un monde du travail compact, défini et reconnu, à un univers de travaux diversifié, fluide, riche de promesses, mais aussi chargé d’interrogations préoccupantes, spécialement face à l’incertitude croissante quant aux perspectives d’emplois, aux phénomènes persistants du chômage structurel, à l’inadaptation des systèmes actuels de sécurité sociale. Les exigences de la concurrence, de l’innovation technologique et de la complexité des flux financiers doivent être harmonisés avec la défense du travailleur et de ses droits. »[77]

Sécurité sociale, certes, assistance, certes, par solidarité mais dans le respect de la subsidiarité, sans céder à ce que le Compendium de la doctrine sociale de l’Église appelle « assistantialisme »⁠[78] et à l’étatisme.


1. CA 11.
2. Id.
3. CDSE 336.
4. SRS 15.
5. CA 16.
6. CDSE 186.
7. L’État doit « déterminer le cadre juridique à l’intérieur duquel se déploient les rapports économiques », « sauvegarder ainsi les conditions premières d’une économie libre, qui présuppose une certaine égalité entre les parties, d’une manière telle que l’une d’elles ne soit pas par rapport à l’autre puissante au point de la réduire pratiquement en esclavage. » Pratiquement, l’État et la société (car ce n’est pas de la seule responsabilité de l’État) doivent « défendre le travailleur contre le cauchemar du chômage. Cela s’est réalisé historiquement de deux manières convergentes : soit par des politiques économiques destinées à assurer une croissance équilibrée et une situation de plein emploi ; soit par des assurances contre le chômage et par des politiques de recyclage professionnel appropriées pour faciliter le passage des travailleurs de secteurs en crise vers d’autres secteurs en développement.
   En outre, la société et l’État doivent assurer des niveaux de salaire proportionnés à la subsistance du travailleur et de sa famille, ainsi qu’une certaine possibilité d’épargne. Cela requiert des efforts pour donner aux travailleurs des connaissances et des aptitudes toujours meilleures et susceptibles de rendre leur travail plus qualifié et plus productif ; mais cela requiert aussi une surveillance assidue et des mesures législatives appropriées pour couper court aux honteux phénomènes d’exploitation, surtout au détriment des travailleurs les plus démunis, des immigrés ou des marginaux. Dans ce domaine, le rôle des syndicats, qui négocient le salaire minimum et les conditions de travail, est déterminant.
   Enfin, il faut garantir le respect d’horaires « humains » pour le travail et le repos, ainsi que le droit d’exprimer sa personnalité sur les lieux de travail, sans être violenté en aucune manière dans sa conscience ou dans sa dignité. Là encore, il convient de rappeler le rôle des syndicats, non seulement come instruments de négociation mais encore comme  »lieux » d’expression de la personnalité : ils sont utiles au développement d’une authentique culture du travail et ils aident les travailleurs à participer d’une façon pleinement humaine à la vie de l’entreprise. » (CA 15).
8. CDSE 168.
9. CA 10.
10. « L’action de l’État et des autres pouvoirs publics doit se conformer au principe de subsidiarité et créer des situations favorables au libre exercice de l’activité économique ; elle doit aussi s’inspirer du principe de solidarité et établir des limites à l’autonomie des parties pour défendre les plus faibles. La solidarité sans subsidiarité peut en effet facilement dégénérer en assistantialisme, tandis que la subsidiarité sans solidarité risque d’alimenter des formes de régionalisme égoïste. Pour respecter ces deux principes fondamentaux, l’intervention de l’État dans le domaine économique ne doit être ni envahissante, ni insuffisante, mais adaptée aux exigences réelles de la société (…). » (CDSE 351).
11. CA 15.
12. CA 22.
13. CDSE 91.
14. CA 35.
15. CA 42.
16. CA 34.
17. « L’acte de justice consiste à rendre à chacun son dû » (Somme Théologique, IIa IIae, qu 58). Et ce qui est dû à l’homme, c’est d’abord son humanité.
18. CA 34.
19. Cf. CA 49: « L’individu est souvent écrasé aujourd’hui entre les deux pôles de l’État et du marché. En effet, il semble parfois n’exister que comme producteur et comme consommateur de marchandises, ou comme administré de l’État, alors qu’on oublie que la convivialité n’a pour fin ni l’État ni le marché, car elle possède en elle-même une valeur unique que l’État et le marché doivent servir. L’homme est avant tout un être qui cherche la vérité et qui s’efforce de vivre selon cette vérité, de l’approfondir dans un dialogue constant qui implique les générations passées et à venir. »
20. Cf. CA 49 « Il est urgent de promouvoir non seulement des politiques de la famille, mais aussi des politiques sociales qui aient comme principal objectif la famille elle-même, en l’aidant, par l’affectation de ressources convenables et de moyens efficaces de soutien, tant dans l’éducation des enfants que dans la prise en charge des anciens, afin d’éviter à ces derniers l’éloignement de leur noyau familial et de renforcer les liens entre les générations. » La famille est la première « communauté de travail et de solidarité ». Et des groupes sociaux intermédiaires sont aussi des lieux de solidarité qui « acquièrent la maturité de vraies communautés de personnes et innervent le tissu social, en l’empêchant de tomber dans l’impersonnalité et l’anonymat de la masse. » La famille et les corps intermédiaires doivent, par leur antériorité et leur valeur humaine, être respectés par l’État et le marché.
21. Cf. CDSE 291 : « Les problèmes de l’emploi interpellent les responsabilités de l’État, auquel il revient de promouvoir des politiques actives de travail, aptes à favoriser la création d’opportunités de travail sur le territoire national, en stimulant à cette fin le monde productif. »
22. « La première structure fondamentale pour une « écologie humaine » est la famille (…) fondée sur la mariage (…) sanctuaire de la vie... » (CA 39).
23. L’idolâtrie du marché est le titre d’un livre de Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert (Critique théologique de l’économie de marché, Collection Libération, Cerf, 1993), dont nous parlerons plus loin.
24. CA 40.
25. Cf. CDSE 352: « Pour remplir la tâche qui est la sienne, l’État doit élaborer une législation opportune, mais aussi orienter judicieusement les politiques économiques et sociales, afin de ne jamais devenir prévaricateur dans les diverses activités du marché, dont le déroulement doit demeurer libre de superstructures et de contraintes autoritaires ou, pire encore, totalitaires. »
26. CA 48.
27. Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 18-7-1947.
28. Id..
29. Id.. Le CDSE commente ainsi ce passage : « Diverses circonstances peuvent porter l’État à exercer une fonction de suppléance. Que l’on pense, par exemple, aux situations où il est nécessaire que l’État stimule l’économie, à cause de l’impossibilité pour la société civile d’assumer cette initiative de façon autonome ; que l’on pense aussi aux réalités de grave déséquilibre et d’injustice sociale où seule l’intervention publique peut créer des conditions de plus grande égalité, de justice et de paix. A la lumière du principe de subsidiarité, cependant, cette suppléance institutionnelle ne doit pas se prolonger ni s’étendre au-delà du strict nécessaire, à partir du moment où elle ne trouve sa justification que dans le caractère d’exception de la situation. En tout cas, le bien commun correctement compris, dont les exigences ne devront en aucune manière contraster avec la protection et la promotion de la primauté de la personne et de ses principales expressions sociales, devra demeurer le critère de discernement quant à l’application du principe de subsidiarité. » (N° 188).
30. Le P. Sertillanges avait déjà mis en évidence le « lyrisme de nature évidemment mystique » de Marx et « le caractère d’hérésie chrétienne » de sa théorie qui se présente comme un « décalque » de l’histoire du salut. (Cf. Le christianisme et les philosophes, L’âge moderne, Aubier, 1941, pp. 217-224).
31. Cf. Marx et l’usage des symboles bibliques, in ASSMANN et HINKELAMMERT, op. cit., pp. 327-347. Hugo Assmann, théologien brésilien, né en 1933, a fondé le département œcuménique d’investigations (DEI) au Costa Rica, enseigne à l’université méthodiste de Piracicaba (Brésil). Franz Hinkelammert, économiste allemand, né en 1931, enseigne dans diverses université d’Amérique centrale et travaille au DEI.
32. Assmann revient à l’image du gâteau, si chère aux économistes, « à l’image du gâteau, déjà préparé, mais que personne ne doit partager, parce que le gâteau doit d’abord grandir pour que la sagesse du marché puisse se charger, un jour, d’en distribuer une part à tous. De telles fantaisies dépassent les facultés d’imagination de tout pâtissier, qui sait parfaitement que les gâteaux qui existent déjà peuvent être partagés, ce qui n’empêche aucunement d’en fabriquer d’autres. Si nous passons du gâteau au pain, se présente alors bien vite l’idée d’une eucharistie éternellement ajournée. » (Op. cit., pp. 205-206).
33. Op. cit., p. 256.
34. Id., p. 261. L’auteur affirme « le primat du politique » et « le primat du spirituel », faisant justement remarquer que « lorsque je connais des difficultés matérielles, il s’agit pour moi d’un problème matériel ; mais lorsque c’est mon prochain qui connaît des difficultés matérielles, il s’agit pour moi d’un problème spirituel ». (Id., p. 262).
35. L’histoire du ciel, Problèmes du fondamentalisme chrétien, in L’idolâtrie du marché, op. cit., p. 325.
36. HINKELAMMERT Fr., Economie et théologie, in L’idolâtrie du marché, op. cit., pp. 365- 366.
37. QA 577 et 573 in Marmy.
38. Le mot se trouve chez Paul VI. Aux chefs d’entreprise italiens, il demandait « que l’on dépasse le particularisme des intérêts et des mentalités qui aujourd’hui opposent (…) l’initiative particulière à l’initiative rationnellement planifiée. » (Allocution du 8-6-1964, in DC 1964, col. 805).
39. BIGO P., op. cit., p. 473.
40. HINKELAMMERT Fr., Economie et théologie, op. cit., pp. 354 et 361.
41. PERENNES Jean-Jacques, assistant du maître général des Dominicains pour la vie apostolique et Justice et Paix, et PUEL Hugues, secrétaire général d’Economie et Humanisme. (L’idolâtrie du marché, op. cit., pp. 13-17).
42. Cf. CDSE 353 commentant CA 48: « Il faut que le marché et l’État agissent de concert l’un avec l’autre et deviennent complémentaires. Le marché libre ne peut avoir des effets bénéfiques pour la collectivité qu’en présence d’une organisation de l’État qui définisse et oriente la direction du développement économique, qui fasse respecter des règles équitables et transparentes, qui intervienne également d’une façon directe, pour la durée strictement nécessaire, dans les cas où le marché ne parvient pas à obtenir les résultats d’efficacité désirés et quand il s’agit de traduire dans la pratique le principe de redistribution. Dans quelques secteurs, en effet, en faisant appel à ses propres mécanismes, le marché n’est pas en mesure de garantir une distribution équitable de certains biens et services essentiels à la croissance humaine des citoyens : dans ce cas, la complémentarité entre l’État et le marché est plus nécessaire que jamais. »
43. CDSE 354.
44. Il est piquant de constater qu’en 2020, trois personnalités très différentes aient signé un article intitulé : Léviathan, sors de ton confinement ! (La Libre Belgique, 1er avril 2020), pour réclamer non pas un État totalitaire mais pour restaurer une juste autorité de l’État face à l’hypercapitalisme qui a dépouillé l’État de son efficacité. il s’agit de Bruno Colmant, économiste, professeur à l’UCL, d’Eric de Beukelaer, vicaire épiscopal du diocèse de Liège et de Baudouin Decharneux, philosophe, professeur à l’ULB.
45. NANDRIN Jean-Pierre, Le droit, instrument de transformation ?, in La Libre Belgique, 23-4-2003. J.-P. Nandrin est professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis et à l’UCL.L’auteur fait cette remarque : « Le droit n’est pas une bulle hors du temps. Image de la société, il en est aussi un instrument de transformation pour autant que ses hérauts ne le figent pas dans un culte glacial. » Un autre auteur souligne la capacité d’adaptation de l’État-providence : Il « a vu le jour au XIXe siècle avec l’avènement du suffrage universel, et (…) s’est étoffé tout au long du XXe siècle au gré de l’adaptation des régimes de protection étatiques aux risques sociaux inhérents à l’économie de marché (…). » (RAPHAËL Laurent, Le droit social à la moulinette libérale, in La Libre Belgique, 23-4-2003).
46. RAES J., op. cit., pp. 176-177.
47. Cf. VANDENBROUCKE Frank, (VDB) L’État social actif: une ambition européenne, Exposé du 13 décembre 1999, Amsterdam, disponible sur http://minsoc.fgov.be et De LATHOUWER Lieve (DL), L’État social actif et les incitants négatifs : les suspensions et sanctions dans l’assurance-chômage, Centrum voor Sociaal Beleid, Universiteit Antwerpen, Décembre 2000.
48. VDB, p. 3 et DL pp. 2 et 4.
49. DL, p. 4. Plus le niveau de formation est faible et plus le risque d’exclusion grandit. (VDB, p. 2).
50. A propos de la proportion de population active occupée par rapport à l’ensemble de la population, le rapport La politique fédérale de l’emploi, Rapport d’évaluation 1997 (Ministère fédéral de l’emploi et du travail, rue Belliard, 51, 1040 Bruxelles) nous apprend ceci:
   En Belgique, en arrondissant les chiffres on peut dire qu‘aux alentours de l’an 2000, sur une population totale de 10.000.000, moins de 4.000.000 sont occupés. Dans les 6.000.000 restant, on compte un demi-million de chômeurs. On peut ajouter encore que dans les 4.000.000 occupés, tous les travailleurs ne sont pas producteurs de richesses, loin de là ! (Op. cit., p. 33). Les 5.500.000 d’ »inactifs » ne sont pas tous des enfants en bas âge ou des personnes âgées. Le facteur démographique intervient également : « Les creux, et les pics démographiques caractérisant certaines catégories d’âge de la population influencent directement le volume de la population active. A la fin des années septante, alors que le nombre d’emplois allait en s’amenuisant chaque jour, les jeunes qui entraient sur le marché du travail étaient bien plus nombreux que les travailleurs qui le quittaient pour partir à la retraite. La pression démographique était donc forte et beaucoup de nouveaux entrants ne trouvaient pas d’emploi. Cette conjoncture démographique défavorable s’est immédiatement traduite par une aggravation du chômage. A la veille de l’an 2000, la population potentiellement active tend à se stabiliser entraînant un amenuisement de l‘influence du facteur démographique. » Ce qui est déterminant aussi c’est « la propension à participer au marché du travail », selon le sexe et les tranches d’âge. (Id., p. 31). Ainsi, depuis la fin des années soixante, on constate que la participation des femmes au marché du travail est de plus en plus importante et de plus en plus semblable au modèle masculin mais en s’insérant surtout dans le travail à temps partiel (Id, p.170). d’autre part, Il faut tenir compte aussi dans la société contemporaine de « la chute des taux d’activité aux classes d’âge extrêmes. Les jeunes retardent leur entrée en activité et les plus âgés avancent le moment de leur retrait définitif. Ce sont les taux de scolarité et leur évolution qui permettent de comprendre la participation de plus en plus faible des jeunes à la vie active. Si beaucoup prolongent leurs études pour parfaire leur formation, d’autres le font aussi par crainte des difficultés d’insertion sur le marché du travail. A l’autre extrémité, les mesures de prépension, celles en faveur des chômeurs âgés et l’assouplissement de la fin de carrière ont, dans une certaine mesure, permis d’amortir les effets des restructurations de l’appareil de production. Elles ont néanmoins entraîné le retrait complet de la vie active d’une partie substantielle de la main-d’œuvre la plus âgée ». (Id., p. 31).
51. Cf. Pascale Vielle, professeur de Droit social à l’UCL, co-animatrice avec Philippe Pochet, directeur de l’Observatoire social européen, d’un groupe de recherche interdisciplinaire sur l’État social actif, citée par RAPHAËL L., op. cit..
52. Le 14 mars 2003, le Chancelier fédéral présentait l’Agenda 2010 et ses projets de réforme dans une déclaration gouvernementale devant le Bundestag sous le titre « Haut les cœurs pour la paix et haut les cœurs pour le changement ». Parmi les projets, on trouve une plus grande flexibilisation du marché de l’emploi, la limitation de l’indemnisation des chômeurs, la modification de la protection en matière de licenciement (http://fr.bundesregierung.de). De son côté, mais dans le même esprit, la Commission gouvernementale chargée de la réforme du financement des systèmes sociaux proposait de repousser l’âge du départ à la retraite à 67 ans et de limiter sur le long terme la hausse du niveau des pensions (www.professionpolitique.com). Toutes ces propositions ont été critiquées par l’aile gauche du SPD et par la Confédération des syndicats allemands (DGB).
53. Nous emprunterons à Frank Vandenbroucke (op. cit.) les citations de cette brève description.
54. F. Vandenbroucke n’est pas partisan du « revenu de base universel et inconditionnel ». (VDB, p. 8).
55. Les États-Unis, par exemple, avaient, en 1999, un taux d’emploi plus élevé que la Belgique (72% contre 57% en 1999) alors que le taux de pauvreté y était respectivement de 20% contre 5%. Par contre le Danemark parvenait à combiner une forte protection sociale avec un taux de participation élevé (77% d’emploi et 3% de pauvreté).(Source : Ive Marx, Low Pay and Poverty in OECD Countries, Employement Audit, hiver 1999, cité in VDB, p. 8).
56. La participation sociale s’exprime, par exemple, dans les soins prodigués à un membre de la famille ou à un ami, dans un engagement social ou culturel volontaire, dans le temps consacré à une formation, etc.. Dans une telle perspective, les femmes sans emploi et les personnes âgées « ne sont plus considérées comme des personnes dépendantes de fait, mais comme des forces productives dont l’apport peut être précieux dans une collectivité sociale. » (VDB, p. 8).
57. L’auteur explique : « Il s’agit d’une évolution dont nous devons tenir compte en tout état de cause. L’approche classique du social en termes « d’assurance » contre les risques imprévisibles a entraîné sa catégorisation dans les statistiques et l’étude des probabilités, de sorte que l’opinion au sujet du comportement des individus est passée à l’arrière-plan. La question des fautes personnelles et de l’admissibilité d’attitudes individuelles était d’un intérêt secondaire. Ce dernier aspect l’emporte à présent de plus en plus ».(VDB, pp. 8-9).
58. « Mon égalitarisme repose sur la conviction qu’il est injuste de porter préjudice à des individus par rapport à d’autres en raison de caractéristiques ou de circonstances pour lesquelles ils ne sont pas responsables. J’y associe une double conclusion. Premièrement, la recherche d’égalité inclut par définition une question de responsabilité, sinon nous en arrivons à des solutions absurdes (…). Deuxièmement, étant donné que l’idée d’égalité constitue l’essence de la démocratie sociale, nous ne pouvons intégrer la responsabilité individuelle dans notre discours que si cette responsabilité renvoie à une solidarité logique avec les personnes qui, indépendamment de leur volonté, sont victimes des circonstances. » (VDB, p. 9).
59. WRIGHT T., Socialismes. Old and New, London, Routledge, 1996, cité in VDB, p. 10.
60. VDB, pp. 10-11.
61. Cf. VDB, p. 12.
62. Certains auteurs libéraux se demandent si l’excès de sécurité sociale n’est pas générateur d’insécurité sociale. d’aucuns prétendraient que « la protection sociale incite les couches les plus pauvres à procréer plus que de besoin et engendre un sous-prolétariat à l’intelligence trop rudimentaire pour s’intégrer à la société moderne ». B. Majnoni d’Intigano accuse R. Herrnstein et Ch. Murray, auteurs d’un livre qui a été un succès de librairie aux USA : The Bell Curve, Intelligence and Class Structure in American Life, The Free Press, 1994. Richard Herrnstein, décédé en 1994, était professeur de psychologie à Harvard tandis que Charles Murray est chercheur en sciences politiques à l’American Enterprise Institute, auteur, notamment, de Losing Ground American Social Policy, 1950-1980, Basic Books, 1984, où il affirme que les politiques sociales mises en place aux USA dans les années soixante ont fait plus de mal que de bien (cf. www.douance.org).. Ces auteurs constatent que, depuis la deuxième guerre mondiale, le QI s’affirme de plus en plus comme un prédicteur plus fiable de la réussite sociale future que la situation socio-économique des parents dans la mesure où la société s’est réorganisée de manière assez spectaculaire en fonction du QI. Hernstein et Murray mettent en évidence des différences génétiques mesurables du niveau d’intelligence entre les races. Ainsi, le quotient intellectuel des noirs et des hispaniques serait inférieur à celui des blancs.
   Ce livre a soulevé une énorme polémique. Les calculs statistiques des deux auteurs sont contestés par les spécialistes comme Thierry Foucart qui écrit : « les auteurs Murray et Herrnstein, se fondant sur des analyses statistiques nombreuses et relativement complexes comme des régressions linéaires multiples et logistiques, interprètent des résultats d’une façon pourtant très contestable : ils prétendent ni plus ni moins apporter une preuve scientifique de l’infériorité de certaines races sur d’autres. Les résultats de leurs analyses statistiques montrent selon eux qu’aux États-Unis, les noirs ont une moins bonne réussite sociale que les autres races toutes choses égales par ailleurs. Comment un journaliste ou un philosophe convaincu de l’égalité entre hommes peut-il contester les résultats d’un modèle linéaire et l’interprétation d’un coefficient de corrélation partielle ? Les arguments dont il dispose relèvent des sciences « molles » et lui paraissent bien faibles - à tort - par rapport à une argumentation relevant des sciences « dures ». La contestation de cette thèse est surtout le fait de scientifiques : la plus connue a été publiée par S.J. Gould, dans son ouvrage « La mal-mesure de l’homme » (Odile Jacob, 1997). Sa démarche consiste à montrer les limites des méthodes statistiques utilisées par Murray et Herrnstein, ce qui lui permet de contredire totalement leurs raisonnements et de mettre en évidence l’idéologie raciste sous-jacente. Il a utilisé la même démarche scientifique que les auteurs dont il condamne les conclusions ». ( Statistique et idéologies scientifiques, Communication au laboratoire de mathématiques, équipe de probabilités, 11-12-2003, disponible sur www2.univ-poitiers.fr).
63. Cf. DELAVAUX Joëlle, Du souffle pour l’égalité, in En Marche, 16-1-2003, p. 7 ; LEBEAU Etienne, État social actif, un bilan ambigu, in Démocratie, 1er décembre 2002.
64. LEBEAU E., L’État social actif et ses lacunes, in Démocratie, 15-5-2002.
65. Il existe dans chaque commune ou groupe de communes en Belgique, une Agence Locale pour l’Emploi (ALE) qui, en collaboration avec l’Office national de l’emploi, propose des contrats de travail à certains demandeurs d’emploi, volontaires, ou inscrits d’office à l’ALE. Ces contrats leur permettent d’exercer certaines activités pour le compte d’utilisateurs: familles, associations non-commerciales, autorités locales, écoles, entreprises du secteur agricole ou horticole (cf. www.zero8.be).
66. VIELLE Pascale, in RAPHAËL L., op. cit..
67. CA, 48.
68. « Certaines formes de concentration, de bureaucratisation, d’assistance, de présence injustifiée et excessive de l’État et de l’appareil public contrastent avec le principe de subsidiarité (…). » (CDSE 187).
69. CDSE 346.
70. CDSE 356.
71. GS 69 § 2.
72. CDSE 229.
73. CDSE 180 avec références à GS 69 et Justice et paix : « Pour une meilleure répartition de la terre. Le défi de la réforme agraire, 1997.
74. CDSE 181.
75. JEAN-PAUL II, Message aux participants au Symposium international sur le Travail, (14-9-2001), OR 25-9-2001, p. 9.
76. CDSE 309.
77. CDSE 314.
78. CDSE 351.

⁢iv. Le problème de l’impôt et des finances publiques.

Les différentes tâches qui attendent l’État en matière économique et sociale, ont bien sûr un coût qui s’ajoute à toutes les dépenses nécessaires au fonctionnement des services publics, à l’ordre public, à la sécurité intérieure et extérieure, etc..

L’impôt est, de soi, dans cette perspective, tout à fait légitime.

Cet avis s’enracine dans « la diatribe sur l’impôt à payer à César »[1]: « le pouvoir temporel a droit à ce qui lui est dû : Jésus ne considère pas l’impôt à César comme injuste. »[2] De même, Paul « insiste sur le devoir civique de payer les impôts : « Rendez à chacun ce qui lui est dû : à qui l’impôt, l’impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l’honneur, l’honneur »[3]. Toutefois Paul n’entend pas par là « légitimer tout pouvoir mais plutôt aider les chrétiens à « avoir à coeur ce qui est bien devant tous les hommes »[4], même dans les rapports avec l’autorité, dans la mesure où celle-ci est au service de Dieu pour le bien de la personne[5] et « pour faire justice et châtier qui fait le mal »[6] ».⁠[7]

Saint Thomas, éclairé par la parole du Christ,  »Rendez à César…​ », déclare : « Il arrive que les revenus du prince soient insuffisants pour protéger ses États et assurer ce que l’on attend raisonnablement de lui. En pareil cas, il est juste que les sujets contribuent à procurer l’utilité commune. De là vient que dans quelques États, en raison d’anciennes coutumes, certaines taxes sont imposées aux sujets, qui ne sont pas excessives et qui peuvent être perçues sans péché. En sorte qu’un prince, qui est établi pour l’utilité commune, peut vivre des choses communes, et gérer les affaires communes par des revenus afférents, ou si ces derniers manquent ou s’avèrent insuffisants, par ceux qui sont collectés auprès de tous. La même raison s’applique aux cas extraordinaires, lorsqu’il faut engager de grandes dépenses pour l’utilité commune ou le maintien de la dignité du statut princier, à quoi ne suffisent pas ses revenus propres ou les impôts courants, par exemple en cas d’invasion ou toute autre circonstance semblable. Les princes peuvent alors licitement exiger de leurs sujets, pour l’utilité commune, d’autres impôts en sus des impôts courants. Mais ce ne serait pas du tout licite si ces nouveaux impôts étaient institués pour satisfaire leur seule passion ou pour des dépenses désordonnées et excessives. »[8]

Dans l’enseignement moderne de l’Église, le sujet de l’impôt et des finances publiques n’a pas donné lieu à de nombreuses prises de position. Mais nous savons déjà que le problème de l’impôt est lié au problème de la propriété privée : « L’État doit tendre, selon les normes de la justice distributive, à une répartition équitable du revenu national entre tous les membres et entre toutes les classes de la nation ; il a le devoir d’empêcher une concentration excessive de la propriété par des impôts directs ou indirects, éventuellement même par des mesures d’expropriation, celles-ci étant subordonnées à une indemnité convenable. »[9]

d’une part, l’impôt est lié. Toutefois, dans les documents qui en parlent, la leçon est toujours, en bref, la même : modération.

Pour Léon XIII, « ...ce qui fait une nation prospère » entre autres: « un taux modéré et une répartition équitable des impôts »[10] ; « Il ne faut pas que la propriété privée soit épuisée par un excès de charges et d’impôts. »⁠[11]

De même, Pie XII déclarera qu’« Il serait contre nature de se vanter comme d’un progrès d’un développement de la société qui, ou par l’excès des charges, ou par celui des ingérences immédiates, rendrait la propriété privée vide de sens, enlevant pratiquement à la famille et à son chef la liberté de poursuivre la fin assignée par Dieu au perfectionnement de la vie familiale »[12].

Ce Souverain Pontife reviendra plus longuement sur cette question devant un parterre de spécialistes, car c’est un problème important⁠[13]. En effet, les questions des finances publiques « occupent le centre des luttes politiques et sont souvent devenues le point névralgique des discussions les plus passionnées, non sans péril d’ailleurs pour l’équilibre de la structure interne de l’État. » d’autre part ces problèmes complexes sont souvent discutés par des personnes incompétentes. Enfin, après la guerre on a vu l’État prendre une place de plus en plus grande dans la vie de la société. La tendance à l’étatisation a entraîné des charges et des dépenses supplémentaires de la part des pouvoirs publics : « Les besoins financiers de chacune des nations, grandes ou petites, se sont formidablement accrus. La faute n’en est pas aux seules complications ou tensions internationales ; elle est due aussi, et plus encore peut-être, à l’extension démesurée de l’activité de l’État, activité qui, dictée trop souvent par des idéologies fausses ou malsaines, fait de la politique financière, et tout particulièrement de la politique fiscale, un instrument au service de préoccupations d’un ordre différent. »

Dans ces matières très délicates, il est indispensable de construire une politique fiscale autour « de principes fondamentaux clairs, simples, solides », faute de quoi « la science et l’art des finances publiques »[14] sont réduits « au rôle d’une technique et d’une manipulation purement formelles. » Cette dégradation a des conséquences fâcheuses « sur la mentalité des individus ». Non seulement il comprend de moins en moins les affaires financières de l’État mais, même dans les meilleures circonstances, « il soupçonne toujours quelque menée mystérieuse, quelque arrière-pensée malveillante, dont il doit prudemment se défier et se garder ». Pie XII voit là « la cause profonde de la déchéance de la conscience morale du peuple - du peuple à tous les échelons - en matière de bien public, en matière fiscale principalement ».

Les pouvoirs publics doivent donc s’abstenir « de ces mesures, qui, en dépit de leur virtuosité technique, heurtent et blessent dans le peuple le sens du juste et de l’injuste, ou qui relèguent à l’arrière-plan sa force vitale, sa légitime ambition de recueillir le fruit de son travail, son souci de la sécurité familiale, toutes considérations qui méritent d’occuper dans l’esprit du législateur la première place, non la dernière. »

Ceci dit, Pie XII va définir la fonction essentielle des finances publiques : « Le système financier de l4etat doit viser à réorganiser la situation économique de manière à assurer au peuple les conditions matérielles de vie indispensables à poursuivre la fin suprême assignée par le Créateur : le développement de sa vie intellectuelle, spirituelle et religieuse. » Ceci demande de la part des responsables: « désintéressement » et le souci du « vrai bien du peuple ».

Rassemblant l’essentiel des brefs passages des messages pontificaux consacrés à l’impôt et aux finances publiques, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église confirme⁠[15] : « Les recettes fiscales et la dépense publique revêtent une importance économique cruciale pour chaque communauté civile et politique: l’objectif vers lequel il faut tendre consiste en des finances publiques capables de se proposer comme instrument de développement et de solidarité. Des finances publiques équitables et efficaces produisent des effets vertueux sur l’économie, car elles parviennent à favoriser la croissance de l’emploi, à soutenir les activités des entreprises et les initiatives sans but lucratif, et contribuent à accroître la crédibilité de l’État comme garant des systèmes de prévoyance et de protection sociales, destinés en particulier à protéger les plus faibles.

Les finances publiques s’orientent vers le bien commun quand elles s’en tiennent à quelques principes fondamentaux : paiement des impôts comme spécification du devoir de solidarité[16] ; rationalité et équité dans l’imposition des contributions ; rigueur et intégrité dans l’administration et dans la destination des ressources publiques. Dans la distribution des ressources, les finances publiques doivent suivre les principes de la solidarité, de l’égalité, de la mise en valeur des talents, et accorder une grande attention au soutien des familles, en destinant à cette fin une quantité appropriée de ressources. »


1. Cf Mc 12, 13-17 ; Mt 22, 15-22 ; Lc 20, 20-26.
2. CDSE 379.
3. Rm 13, 7.
4. Rm 12, 17.
5. Cf. Rm 13, 4 ; 1 Tm 2, 1-2 ; Tt 3, 1.
6. Rm 13, 4.
7. CDSE 380.
8. St Thomas, Lettre à la duchesse de Brabant, in Petite somme politique, op. cit., p. 201.
9. Van GESTEL C., La doctrine sociale de l’Église, La Pensée catholique, 1956, p. 220.
10. RN 464.
11. RN 483.
12. PIE XII Radio-message La Solennità 1-6-1941.
13. PIE XII, Discours aux congressistes de l’Institut international des Finances publiques, 2-10-1948.
14. Le choix des mots est important. Le problème des finances publiques comporte un aspect technique mais ne s’y résout pas. Il y a une part qui échappe à la science et qui relève de la prudence politique.
15. CDSE 355.
16. Le CEC (2409) condamne la fraude fiscale. Cette prise de position est logique puisque l’impôt est une manière d’être solidaire et de corriger un peu les inégalités. Toutefois, cet impôt doit resté modéré comme il a été répété. L’impôt peut être excessif et mettre en péril le budget des familles ou des entreprises. A ce moment, on peut certainement faire intervenir le principe de légitime défense. De même lorsque l’on sait que l’impôt va servir à financer une pratique scandaleuse, on peut invoquer l’objection de conscience. Mais on ne peut refuser ce qui est réclamé en toute justice et sans porter préjudice à l’essentiel.

⁢a. Benoît XVI

Dans une « société toujours plus globalisée »[1], face à « l’explosion de l’interdépendance planétaire »[2], Benoît XVI ne peut que constater que « le nouveau contexte commercial et financier international marqué par une mobilité croissante des capitaux financiers et des moyens de productions matériels et immatériels, a modifié le pouvoir politique des États. »[3] Les systèmes de protection et de prévoyance existants sont menacés. les délocalisations, les formes nouvelles de compétition, la diversité fiscale, la dérégulation du monde du travail, le chômage, l’éclectisme cultuel et le nivellement culturel, la faim, la mentalité et les pratiques antinatalistes, la négation du droit à la liberté religieuse, le sur-développement et le sous-développement, le morcellement du savoir et le rationalisme déstabilisent le pouvoir politique de l’État, disloquent les sociétés et rendent le monde chaotique.⁠[4] Des solutions neuves sont nécessaires pour restaurer plus de justice et de fraternité certes mais vu l’ampleur des problèmes, nous l’avons vu, Benoît XVI appelle de ses vœux une nouvelle vison économique qui s’articule sur le don et la gratuité. Dans cette optique, l’autorité politique ne peut être négligée : elle a un rôle important à jouer « dans la mise en place d’un nouvel ordre économico-productif, socialement responsable et à dimension humaine. De même qu’on entend cultiver un entreprenariat différencié sur le plan mondial, ainsi doit-on promouvoir une autorité politique répartie et active sur plusieurs plans. L’économie intégrée de notre époque n’élimine pas le rôle des États, elle engage plutôt les gouvernements à une plus forte collaboration réciproque. la sagesse et la prudence nous suggèrent de ne pas proclamer trop hâtivement la fin de l’État. Lié à la solution de la crise actuelle, son rôle semble destiné à croître, tandis qu’il récupère nombre de ses compétences. »[5] Nous verrons à ce point de vue, en abordant la question du développement des peuples, la nécessité, au-delà de l’État, de l’établissement d’une véritable « Autorité politique mondiale »[6] que souhaitait déjà Jean XXIII⁠[7].


1. CV 19.
2. CV 33.
3. CV 24.
4. CV 25-33.
5. CV 41.
6. CV 67.
7. PT 127-142.

⁢b. François

Si Benoît XVI était particulièrement sensible à la crise financière et économique, et que François, lui, s’intéresse à la crise environnementale, ils sont tous les deux d’accord pour plaider en faveur d’une restauration de l’État et de la nécessité d’un consensus mondial, les deux crises étant d’ailleurs liées comme atteinte au bien commun.

François rappelle que « face à la possibilité d’une utilisation irresponsable des capacités humaines, planifier, coordonner, veiller et sanctionner sont des fonctions impératives de chaque État. » Mais le « cadre politique et institutionnel n’est pas là seulement pour éviter les mauvaises pratiques, mais aussi pour encourager les bonnes pratiques, pour stimuler la créativité qui cherche de nouvelles voies, pour faciliter les initiatives personnelles et collectives. »[1] « La politique, explique le pape, ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie. Aujourd’hui, en pensant au bien commun, nous avons impérieusement besoin que la politique et l’économie, en dialogue, se mettent résolument au service de la vie, spécialement de la vie humaine. »[2]

De plus, dans un monde interdépendant, « un consensus mondial devient indispensable »[3], « des accords internationaux sont urgents »[4], « la maturation d’institutions internationales devient indispensable », bref, une véritable « Autorité politique mondiale » est nécessaire.⁠[5]


1. LS 177.
2. LS 189.
3. LS 164.
4. LS 173.
5. LS 175.

⁢v. Conclusion partielle

Le philosophe peut nous aider à comprendre le rôle nécessaire de l’autorité publique en matière sociale et économique. P. Ricoeur, dans une réflexion sur le concept de « juste »⁠[1] insiste sur la « juste distance entre les antagonistes des partages, des échanges et des rétributions que notre indignation dénonce comme injustes. » La justice a, précisément, pour but de mettre à distance les protagonistes : « Juste distance, médiation d’un tiers, impartialité s’énoncent comme les grands synonymes du sens de la justice (…)  ». La « juste distance » implique la médiation d’un tiers et son impartialité pour éviter la guerre et garantir la paix. Or l’économie est aujourd’hui de plus en plus considérée comme un champ de bataille : conquérir des marchés, établir des stratégies, vaincre le concurrent, gagner, emporter, se battre pour un emploi sont des expressions courantes. Plus que jamais donc, dans les guerres économiques et les luttes sociales qu’elles engendrent, il est nécessaire qu’un tiers impartial mette à distance les rivaux. En l’occurrence, il ne peut s’agir que de la puissance publique incorruptible qui agit au nom de la justice sociale, qui établit des règles, qui protège le faible.

Tout esprit de bon sens peut souscrire à cette analyse. Et même dans la patrie du libéralisme dur et pur, aux États-Unis, il ne manque pas d’esprits éclairés pour demander à l’État d’équilibrer la force du marché. Ainsi Joseph Stiglitz, ancien conseiller économique de Bill Clinton⁠[2], vice-président de la banque nationale et prix Nobel d’économie, a-t-il fait sensation en publiant coup sur coup deux critiques très fortes du libéralisme, d’autant plus fortes qu’elles n’étaient pas purement intellectuelles mais reposaient aussi sur son expérience aux plus hauts niveaux des rouages de l’économie politique⁠[3]. Il montre les désordres et les dégâts qu’un marché sans régulation, sans direction et sans contrôle, a pu entraîner aux États-Unis et dans le monde⁠[4]. Il s’emploie donc à combattre le « mythe du Grand Méchant État »[5] et à réhabiliter la justice sociale en écrivant : « Nous devons nous préoccuper de la dure situation des pauvres : c’est une obligation morale, reconnue par toutes les religions. C’est aussi une valeur américaine bien ancrée, comme l’indique le début de la Déclaration d’indépendance (…) (qui) exprime l’engagement pour l’égalité (indépendamment de l’ethnie, de la nationalité, du sexe, etc.), et, sans un niveau élémentaire de revenu, la « poursuite du bonheur » n’a pas de sens. »[6] L’auteur récuse « l’économie du ruissellement (qui affirme que tout le monde est gagnant quand on donne de l’argent aux riches) » et réclame le renforcement de l’égalité des chances parmi lesquelles prédomine la « chance » de l’emploi. Ainsi, « le pays utiliserait mieux ses ressources humaines de base puisqu’il permettrait à chacun de vivre au niveau de ses potentialités. Il y aurait plus d’efficacité et plus d’équité. »[7]

d’une manière générale, « maintenir la loi et l’ordre est la première mission de tout gouvernement. Mais la société moderne exige bien plus. Nous nous achetons et vendons les uns aux autres des biens et des services, et l’État remplit une fonction centrale pour réglementer ces échanges : il ne se contente pas, loin de là, d’assurer le respect des contrats. La science économique moderne a contribué à définir les domaines où l’action collective peut être souhaitable, notamment dans les milliers de situations où les marchés ne fonctionnent pas correctement -quand ils ne créent pas assez d’emplois, par exemple. Et nous l’avons déjà noté, même lorsque les marchés sont efficaces, certaines personnes risquent d’avoir un revenu insuffisant pour vivre. »[8] L’action collective est absolument nécessaire pour préserver la liberté et les droits fondamentaux « mais, au fur et à mesure que leur liste s’allonge -droit au respect de la vie privée, droit de savoir ce que fait l’État, droit de choisir, droit à un travail décent, droit aux soins médicaux de base-, l’État devient nécessaire pour permettre aux individus de les exercer. »[9]

Ceci dit, l’auteur montre qu’il serait simpliste d’en rester à la « dichotomie marché-État » et qu’il existe d’autres formes d’action collectives que celle de l’État. Si l’action, collective de l’État fait appel à la contrainte, il y a des formes d’action collectives volontaires. L’auteur cite les ONG et aussi les coopératives : « En Suède, les épiceries coopératives sont tout aussi efficace que leurs homologues à but lucratif. Dans le monde entier, les coopératives agricoles ont joué, et jouent toujours, un rôle important, tant pour procurer du crédit que pour commercialiser les produits. Aux États-Unis, pays capitaliste s’il en est, la commercialisation des raisins secs, des amandes et des airelles est dominée par des coopératives. Souvent, les coopératives naissent d’un échec du marché : il était inexistant, ou dominé par des firmes âpres au gain qui, disposant d’un pouvoir de monopole, exploitaient les agriculteurs. »[10]

Ces quelques extraits nous donnent une idée précise de la thèse défendue par Joseph Stiglitz. Les faits l’ont amené à redécouvrir le rôle irremplaçable de l’État, rôle primordial et subsidiaire d’un État soucieux de justice sociale et respectueux de l’initiative personnelle et collective.

L’Église n’est donc pas seule à proclamer que l’intervention de l’État en matières économique et sociale est légitime et nécessaire. S’il existe aussi une sphère légitime d’autonomie pour les activités économiques, si on ne peut accepter l’étatisation des instruments de production parce qu’elle réduirait chaque citoyen à n’être qu’une pièce dans la machine de l’État, on ne peut accepter non plus que l’État laisse totalement le domaine de l’économie en dehors de son champ d’intérêt et d’action. On sait que le marché ne peut satisfaire de nombreux besoins humains, parmi les plus essentiels : survie, participation, éducation, expression.

Au nom du principe de solidarité, il a le devoir d’intervenir en prêtant une attention particulière aux plus faibles. Et, au nom du bien commun, l’État doit veiller à ce que chaque secteur de la vie sociale, y compris le secteur économique, contribue à promouvoir ce bien commun, tout en respectant la juste autonomie de chacun d’entre eux au nom du principe de subsidiarité.

Au nom du principe de subsidiarité, l’État intervient indirectement en orientant, harmonisant, aidant, contrôlant, en déterminant surtout le cadre institutionnel, juridique et politique à l’intérieur duquel se déploient les rapports économiques. Il sauvegarde ainsi les conditions premières d’une économie libre, qui présuppose une certaine égalité entre les parties, pour éviter la dictature de l’une sur l’autre.⁠[11]

Au nom du principe de solidarité, pour que la liberté soit effective, l’État intervient directement en imposant, pour la défense des plus faibles, l’intérêt de tous et la protection des biens collectifs⁠[12], certaines limites à l’autonomie des parties et certaines mesures d’aide, d’assistance, de surveillance, de soutien, de stimulation. Il veille à ce que l’application des droits humains soit d’abord mise en œuvre par tous les acteurs, personnes et groupes sociaux.

L’État peut remplir des fonctions de suppléance, limitées dans le temps et justifiées par l’urgence, dans des situations exceptionnelles, lorsque des groupes sociaux ou des ensembles d’entreprises trop faibles ou en cours de constitution ne sont pas à la hauteur de leurs tâches.

Mais l’État est un instrument au service du bien commun. Son rôle doit rester subsidiaire. Si l’on demande trop à l’État ou s’il veut être le premier acteur, il prive la société de ses responsabilités. Alors, les forces humaines s’affaiblissent, les appareils publics s’hypertrophient dans la bureaucratie et les dépenses croissent.

Bref, solidarité, subsidiarité⁠[13] et bien commun restent, de bout en bout, les mots-clés de la réflexion de l’Église sur le rôle de l’État.


1. Le juste, Editions Esprit, 1995, pp. 13-14.
2. L’auteur signale les nombreux « correctifs » que l’administration Clinton a dû apporter au « laisser-aller » de certains gouvernements précédents.
3. Cf. La grande désillusion, Fayard, 2001 et Quand le capitalisme perd la tête, Fayard 2003.
4. « On sait (…) que les marchés ne fonctionnent pas toujours très bien. qu’ils peuvent produire trop (de pollution atmosphérique, par exemple) ou trop peu (d’investissements dans l’éducation, la santé et la recherche). Ils ne sont pas non plus capables de s’autoréguler : il y a de très fortes fluctuations dans le niveau de l’activité économique, avec de longues périodes de chômage massif pendant lesquelles des millions de personnes qui veulent et peuvent travailler ne parviennent pas à trouver d’emploi. Les coûts économiques et sociaux de ces épisodes sont parfois énormes.(…) Les marchés font incontestablement beaucoup de bien, ils sont largement responsables de la grande amélioration des niveaux de vie depuis un siècle, mais ils ont aussi leurs limites, qui parfois ne peuvent être ignorées. (…) Après les scandales financiers, les investissements gaspillés pendant l’expansion, les ressources inutilisées pendant la récession, qui peut encore croire sincèrement que le marché aboutit automatiquement à des résultats efficients ? (…) La réglementation politique peut souvent aider les marchés à mieux fonctionner, par exemple en limitant le champ des conflits d’intérêts, qui n’ont cessé de se manifester dans les cabinets d’experts-comptables, les entreprises et les institutions financières. (…) Dans la vie économique, c’est toujours l’État qui finit par ramasser les morceaux en cas de gros problème. (…) Certes, (…) l a puissance publique, comme les marchés, souffre de toute une série d’imperfections, et elles conduisent à des « échecs de l’État », aussi problématiques que ceux du marché. C’est bien pourquoi État et marchés doivent coopérer, se compléter, chacun compensant les faiblesses de l’autre et prenant appui sur ses forces.
   Il existe des activités où l’État peut faire mieux que le secteur privé. » Et de citer, en exemples, la sécurité, les retraites, la réglementation des transports et des investissements. (Quand le capitalisme perd la tête, op. cit., pp. 46-51). « L’État, par ce qu’il fait et par ce qu’il ne fait pas, a joué un rôle crucial dans de nombreux succès. Où seraient les fortunes amassées dernièrement dans le secteur technologique, par exemple dans la nouvelle économie d’Internet, si l’État n’avait pas financé la recherche qui a créé la Toile ? Beaucoup le comprennent intuitivement : les compagnies pharmaceutiques encouragent le soutien de l’État à la recherche pure, sur laquelle reposent tant de leurs brevets et de leurs profits. » (Id., pp. 367-368).
5. Id., p. 337.
6. L’auteur poursuit : « Je pense aussi que, lorsqu’une société est moins divisée, tout le monde en bénéficie. L’Amérique a l’un des plus gros pourcentages de population carcérale, ce qui tient sûrement en partie au caractère extrêmement inégalitaire de sa société. Il est indigne que, dans le pays le plus riche du monde, beaucoup de pauvres n’aient toujours pas accès à des soins médicaux suffisants et que les taux de mortalité infantile soient plus élevés dans certaines régions que dans des pays très peu développés. » (Id., pp. 358-359).
7. Id., pp. 359-360.
8. Id., p. 368.
9. Id., p. 369.
10. Id., pp. 370-371.
11. « Toute liberté étant un pouvoir - pouvoir de concevoir et pouvoir de faire -, celle-ci doit pouvoir s’exprimer dans un cadre politico-juridique favorable. » (ARONDEL Ph., Morale sociale chrétienne et discours libéral, Mame, 1991, pp. 53-54.)
12. Cf. par exemple, l’article de TÖPFER Klaus, (alors ministre fédéral allemand pour l’Environnement, la Protection de la nature et la Sécurité nucléaire) : Ecologie et politique : la protection de l’environnement comme fin de l’État, in Communio XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, pp. 127 et svtes.
13. Pour Ph. Van Parijs, la liberté prônée par les ultra-libéraux, qui est à la fois « ultra-individualiste et ultra-universaliste » puisqu’« elle accorde à chaque homme et à chaque femme, à l’échelle la plus vaste possible les mêmes droits inconditionnels (…) se situe de ce fait à l’extrême opposé du « principe de subsidiarité ». » Principe dont Van Parijs trouve les justifications peu convaincantes. Partisan de l’allocation universelle, il rappelle que « l’attitude « libérale » consiste à refuser d’imposer une conception particulière. Accordant à chacun un égal respect, elle implique que l’on donne à chacun la plus grande liberté réelle de mener sa vie à sa guise, avec pour seule obligation de respecter la liberté semblablement concédée aux autres. Le fainéant et l’égoïste, dans cette perspective, ont droit au même revenu inconditionnel que les autres, rien bien sûr ne pouvant par ailleurs leur garantir, respectivement, le même revenu total qu’au zélé, ni la même affection qu’à l’altruiste. (…​) Il n’y a là rien qui soit susceptible de choquer l’intuition morale de la plupart d’entre nous (…​). » (qu’est-ce qu’une société juste ?, Seuil, 1991, pp. 228-231).

⁢vi. Pour compléter la conclusion…

Pour qu’une vie économique et sociale saine et pleinement respectueuse de tout l’homme dans tout homme, puisse s’épanouir, elle a besoin de certaines conditions juridiques et politiques que seul l’État peut garantir pour que se réalisent prioritairement, au profit d’un nombre toujours plus grand de personnes, les objectifs les plus importants du bien commun. Une bonne économie demande d’abord une bonne politique : « Divers pays ont besoin de réformer certaines structures injustes et notamment leurs institutions politiques afin de remplacer des régimes corrompus, dictatoriaux et autoritaires par des régimes démocratiques qui favorisent la participation. C’est un processus que nous souhaitons voir s’étendre et se renforcer, parce que la « santé » d’une communauté politique - laquelle s’exprime par la libre participation et la responsabilité de tous les citoyens dans les affaires publiques, par la fermeté du droit, par le respect et la promotion des droits humains - est une condition nécessaire et une garantie sûre du développement de « tout l’homme et tous les hommes » »[1]. Ce que Jean-Paul II dit des pays en voie de développement vaut aussi pour les pays développés où l’on oublie, la plupart du temps, que le bien commun n’étant pas d’abord un bien d’ordre matériel mais d’ordre spirituel.

Pour ne pas l’oublier et conserver le sens de la juste hiérarchie des valeurs sans laquelle il serait vain de parler de liberté, de justice et de solidarité, des conditions culturelles et morales sont aussi indispensables à l’établissement et à la pérennité d’une vie économique et sociale harmonieuse, comme à sa justification.

Les structures et les lois ne peuvent seules insuffler les vertus nécessaires à l’exercice de la solidarité dans la liberté : respect de l’autre, attention au plus pauvre, sens de l’égalité et de la responsabilité.⁠[2]

Non seulement l’État n’est pas capable d’assurer ces conditions mais même s’il détenait ce pouvoir, il faudrait le lui enlever ou, du moins, ne pas lui en laisser le monopole. L’éducation n’est pas d’abord l’affaire de l’État et si elle le devenait, la tyrannie ne serait pas loin.⁠[3]

On se souvient des analyses de Benjamin Barber et d’Hilary Clinton⁠[4] qui, en fidèles disciples d’Alexis de Tocqueville⁠[5], font remarquer que « l’État et le marché sont incapables, par eux-mêmes, d’asseoir une société libre. »[6] La tâche qui consiste à former des citoyens libres (par rapport à l’État), désintéressés (par rapport au marché), revient aux familles, aux écoles, aux églises, aux associations bénévoles, caritatives, indépendantes.

Joseph Stiglitz, de son côté, remarque que « si les réglementations et autres mesures de l’État visent à limiter l’ampleur des externalités négatives, la « bonne conduite » est assurée, pour l’essentiel, par les normes de comportement et par l’éthique - les idées sur ce qui est « bien » et ce qui est « mal ». »[7] Sans étudier les moyens de redressement et en comptant surtout sur l’effet de balancier, il constate avec regret que « les normes et l’éthique ont changé ». Il insiste sur « l’importance de vertus traditionnelles comme la confiance et la loyauté dans le fonctionnement de notre système économique. » Vertus malheureusement éclipsées par l’exaltation de l’intérêt personnel.

L’Église, elle aussi, est bien consciente de l’importance de l’éthique et de l’éducation dans la perspective d’un développement authentique et souhaite « que les pays en voie de développement favorisent l’épanouissement de tout citoyen, par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations »[8]. Mais elle va plus loin : « La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleures formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira donc que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5), en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (1 Cor 12, 26) ».⁠[9]

L’évangélisation ne peut être sans effet sur la vie économique et sociale et l’on peut même dire que celle-ci n’atteint sa pleine qualité humaine que grâce à la Parole de Dieu. Comment justifier et promouvoir la justice sociale et la tempérance, par exemple, hors de la vision chrétienne ? Nous l’avons vu, s’il est possible intellectuellement de les accréditer et s’il l’on peut envisager de les vivre par discipline morale, le fondement premier et la force ultime ne se trouvent que dans la vision chrétienne. Rappelons-nous ce qu’écrivait Léon XIII : « ce qui fait une nation prospère, c’est la probité des mœurs, l’ordre et la moralité comme bases de la famille, la pratique de la religion et le respect de la justice, c’est un taux modéré et une répartition équitable des impôts, le progrès de l’industrie et du commerce, une agriculture florissante et autres éléments du même genre, s’il en est que l’on ne peut développer sans augmenter d’autant le bien-être et le bonheur des citoyens. De même donc que, par tous ces moyens, l’État peut se rendre utile aux autres classes, de même il peut grandement améliorer le sort de la classe ouvrière. »⁠[10]

Reste encore un problème et non des moindres auquel l’État est confronté. Sans les forces éducatrices traditionnelles, il est incapable de garantir une vie économique et sociale pleinement humaine mais il se trouve aujourd’hui très souvent fort démuni, voire impuissant face à la mondialisation.

Comme le souligne pertinemment J. Stiglitz, « le problème c’est que la mondialisation économique est allée plus vite que la mondialisation politique. »[11] Et nous ne pouvons que souscrire à cette confirmation catholique : « En quelques années, l’économie s’est mondialisée sous la poussée de l’idéologie néo-libérale qui envahit la terre et ne connaît d’autre valeur sacrée que la liberté du marché. Nous avons nous-mêmes pactisé avec cette idéologie individualiste en glorifiant une liberté humaine absolue, rebelle à toute norme morale.

Et voici que cette liberté sans vérité se retourne contre l’homme. Au moment même où celui-ci rejette l’autorité des valeurs morales, il devient le jouet de logiques technologiques et économiques incontrôlables.

Lorsque les économies étaient encore régionalisées, les États pouvaient corriger par une législation sociale adéquate les excès inhumains du pur libéralisme et mettre ainsi la force de la loi au service de ceux que la logique économique, laissée à elle-même, risque toujours d’oublier.

Aujourd’hui l’économie obéit à des stratégies mondiales dont les ficelles sont tirées par un petit nombre de décideurs sur lesquels les États n’ont que peu de prise.

L’économie est mondiale mais manque un syndicalisme international puissant, manque un pouvoir politique supranational efficace, manque la force universelle du droit en faveur des plus faibles.

C’est donc au cœur d’une véritable jungle économique que notre confort occidental se retourne contre nous, suscitant des délocalisations sauvages d’entreprises, qui ruinent l’emploi chez nous sans engendrer pour autant une véritable hausse du niveau de vie ailleurs. Les technologies s’emballent selon leur logique propre, si bien que l’emploi traditionnel régresse sans qu’on ait pensé avec imagination à la création de types d’emploi nouveaux.

L’homme, au beau milieu de l’affirmation de son autonomie absolue, tend ainsi à devenir un produit parmi d’autres, mesuré à l’aune de son utilité, de sa rentabilité et de sa solvabilité. C’est la prise de conscience diffuse de cette contradiction qui alimente la sourde inquiétude du lendemain qui monte actuellement en tant de cœurs.

Où allons-nous ? Qui le sait encore ? Même les nécessités économiques les plus immédiates et les plus évidentes apparaissent aux yeux du plus grand nombre comme des fatalités inhumaines. Les citoyens ont le sentiment d’être sacrifiés à des impératifs budgétaires abstraits, immolés sur l’autel de Maastricht, voués aux impératifs obscurs de la monnaie unique, etc..

Il s’agit certes, pour une part, de caricatures mais, derrière les simplifications abusives du ressentiment populaire, se cache une angoisse justifiée : quelle est encore la place de l’homme, où est la dignité inaliénable de la personne, dans cette énorme machinerie qui gouverne la planète ? »[12]

Face à « la perte progressive d’efficacité de l’État-nation »[13], « face aux dimensions planétaires qu’assument rapidement les relations économico-financières et le marché du travail, il faut encourager une efficace collaboration internationale entre les États…​ »⁠[14].

Ce problème énorme et grave sera abordé plus tard mais il est clair que les autorités et organismes nationaux ne suffisent plus, qu’il faudra, de plus en plus, travailler au perfectionnement des institutions internationales existantes et à la création de quelques autres pour que nous puissions retrouver, au niveau mondial des organisations de travailleurs et de citoyens et une autorité qui prenne le relais des États déficients mais dans l’esprit qui doit animer leur fonctionnement.


1. SRS, 44
2. Nous reviendrons plus tard sur les « quatre piliers » de l’action bonne y compris dans la vie économique et sociale. Ces « quatre piliers » sont les vertus cardinales, indissociables : « La prudence rend l’homme capable de faire le bon choix ; la force, de surmonter les obstacles et les difficultés ; la justice oriente la volonté vers le bien commun ; la tempérance modère notre désir pour qu’il se porte vers ce qui est vraiment bon ». (BOULNOIS Olivier, La fin des vertus, in Communio XXV, 5, sept.-oct. 2000, pp. 7-8).
3. Cf. DECLEVE H., Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., pp. 268 et svtes : « L’état n’est plus capable d’assurer un sens aux relations sociales que multiplie et que remet sans cesse en cause le développement de la science et de la technique. (…) Comme le langage, comme le sens civil, l’éducation est antérieure à l’État. » Ce serait « détruire toute communauté ou en tout cas en bloquer le devenir, la clore sur elle-même et la retirer de l’histoire que de limiter l’éducation à l’apprentissage des mœurs, habitudes, usages et savoirs qu’un État estime requis pour assurer le fonctionnement et la croissance économique et sociale. La conduite juste a précisément comme objet ce qui rend possible que l’État mette en place et exerce légitimement certains services de l’éducation. Mais l’homme juste demeure seul juge de la façon dont l’État s’acquitte de ces tâches pour lesquelles la communauté lui donne délégation. »
4. In Civiliser la démocratie, Desclée de Brouwer, 1998.
5. « La morale et l’intelligence d’un peuple démocratique ne courraient pas de moindres dangers que son négoce et son industrie, si le gouvernement venait y prendre partout la place des associations. » (A. de Tocqueville, cité in Civiliser la démocratie, op. cit., p. 67).
6. Civiliser la démocratie, op. cit., p. 15.
7. Op. cit., pp. 371-373.
8. SRS, 44.
9. QA, 608 in Marmy.
10. RN 465 in Marmy.
11. Op. cit., p. 377.
12. Mgr A.-M. Léonard, in Permanences, n° 339, février 1997, pp. 24-25.
13. CDSE 370.
14. CDSE 292.

⁢Chapitre 2 : Le travailleur et l’argent

« Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent ».⁠[1]


1. Lc 16, 13 et Mt 6, 24.

⁢i. La sagesse des nations

L’argent, entendu ici comme richesse ou source de richesse, apparaît, dans quelque culture que ce soit, comme une valeur ambigüe, qui attire mais dont on pressent , en même temps, les dangers. Tout le monde sait et répète que « l’argent ne fait pas le bonheur mais qu’il y contribue ». Car le manque d’argent, la plupart des hommes en font chaque jour la triste expérience, est une souffrance : « Si l’argent n’a pas d’odeur, l’absence d’argent n’en manque jamais »[1] ; « Si plaie d’argent n’est pas mortelle, elle ne se ferme jamais »[2]. Et tous les indigents pourraient s’écrier: « Si l’argent ne fais pas le bonheur, rendez-le ! ».⁠[3]

C’est pourquoi, bien des auteurs ont mis en évidence, non sans humour, notre attitude un peu hypocrite à son égard : « On dit que l’argent ne fait pas le bonheur. Sans doute veut-on parler de l’argent des autres »[4] ; « Il faut regarder l’argent de haut, mais ne jamais le perdre de vue »[5]. « Le dédain de l’argent est fréquent, surtout chez ceux qui n’en ont pas »[6].Un auteur anglais conseille : « Ne mettez pas votre confiance dans l’argent, mais mettez votre argent en confiance »[7].

Il y a aussi toute une longue tradition de morales qui invitent à nous en méfier ou à le mépriser⁠[8]. Célèbre est cette formule d’Alexandre Dumas fils : « N’estime l’argent ni plus ni moins qu’il ne vaut : c’est un bon serviteur et un mauvais maître. »⁠[9] Plus radicalement, Tolstoï déclare : « L’argent ne représente qu’une nouvelle forme d’esclavage impersonnel à la place de l’ancien esclavage personnel. »[10] Dans le même esprit, A. France écrit: « L’argent est devenu honorable. C’est notre unique noblesse. Et nous n’avons détruit les autres ,que pour mettre à la place cette noblesse, la plus oppressive, la plus insolente et la plus puissante de toutes »[11]. Aussi sévère, un sage japonais affirme: « Notre dieu est grand et l’argent est son prophète. Pour ses sacrifices, nous dévastons la nature entière. Nous nous vantons d’avoir conquis la matière et nous oublions que c’est la matière qui a fait de nous ses esclaves. »[12] « Il est impossible d’avoir en même temps un idéal et de l’argent. L’un chasse l’autre. »[13] Pire encore : « l’argent est le meilleur bouillon de culture où puissent pulluler la mauvaise foi, la muflerie et la prostitution…​ »⁠[14] ; « L’argent est vieux, l’argent est dur, l’argent est avare »[15].

Pendant des siècles on a enseigné le détachement des biens matériels et le mépris de l’argent, au profit des vrais biens, de l’amour des êtres et du bien, de la contemplation esthétique, philosophique ou religieuse: « L’argent n’est que la fausse monnaie du bonheur »[16].

Les épicuriens eux-mêmes, après avoir distingué les désirs « naturels et nécessaires », ceux qui sont « naturels mais non nécessaires » et enfin ceux qui ne sont « ni naturels ni nécessaires, mais des produits d’une vaine opinion »[17], vont prôner une sorte d’ascétisme. Ainsi, Lucrèce écrira : « Pour qui règle sa vie d’après la vraie sagesse, la suprême richesse est de savoir vivre content de peu, de posséder l’égalité de l’âme. De ce peu, en effet, il n’y a jamais de manque. Mais les hommes recherchent la puissance et les dignités, espérant donner ainsi à leur fortune une base solide. Ils s’imaginent que le chemin de la richesse est celui du bonheur, et qu’on ne peut être heureux sans elle. Mais leur attente est vaine ! Que cette route est périlleuse ! A peine se croient-ils au faîte, que l’envie, comme la foudre, les précipite souvent, voués au mépris, dans les abimes du Tartare. »[18] Quelles sont les vraies richesses ? « De tous les biens que le sagesse nous procure pour le bonheur de toute notre vie celui de l’amitié est de beaucoup le plus grand », répond Epicure⁠[19]. Pour Démocrite, « les grandes joies proviennent de la contemplation des belles œuvres. »[20]

Mais ce détachement vis-à-vis des faux biens nous fait penser surtout aux stoïciens et à cette formule lapidaire qui résume leur enseignement: « Abstiens-toi et supporte ». Cette pensée, Epictète⁠[21] la justifie en ces termes:

« I. De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions.

II. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions.

III. Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut les arrêter, ni leur faire obstacle ; celles qui n’en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères.

IV. Souviens-toi donc que, si tu crois libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui dépendent d’autrui, tu rencontreras à chaque pas des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu crois tien ce qui t’appartient en propre, et étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera à faire ce que tu ne veux point, ni ne t’empêchera de faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n’accuseras personne ; tu ne feras rien, pas même la plus petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal, et tu n’auras point d’ennemi, car il ne t’arrivera rien de nuisible. »

Cette philosophie traversera les siècles⁠[22]. Au XXe siècle, un écrivain comme H.de Montherlant peut encore s’en réclamer. Dans un texte peu connu où perce aussi sa misogynie, il décrit « la sombre ivresse, en détruisant de se dépouiller. Saisissant cette agréable porcelaine, je m’aperçois qu’elle est ébréchée et j’ai un mouvement de plaisir, car maintenant je suis fondé à la jeter. (…) Mort à cette innombrable matière inutile, adorée par les femmes, qui rapportent tout comme les chiens : faux luxe, faux joli, faux confort, fausse utilité ! L’âme qui veut s’échapper bute contre elle, s’y empêtre, s’y remplit de poussière. Tout objet nous tient par une chaîne. Anéanti, c’est comme du lest qu’on jette : on est plus pur, plus léger, plus prêt à aller haut. Ces charges vous enfoncent, comme des honneurs. Les deux tiers de ce que tu possèdes sont à donner, ou à détruire, ou à revendre. - »Mais avec quelle perte ! » - Non, pas perte. C’est ta liberté que tu auras payée. Et elle ne l’est jamais trop cher.

Volupté du vide, dénuement de celui qui se tient toujours prêt à partir. Dans ce vide je mets l’avenir. En détruisant, je construis. (…) « Je n’ai rien » : l’élan que donnent ces mots ! (…)

Je ne veux autour de moi que des objets de première nécessité. Le foyer idéal, c’est celui dont, en voyage, si vous apprenez qu’il vient d’être pillé, incendié, qu’il n’en reste rien, vous rêvez un instant, vous vous dites : « C’est dommage », puis vous pensez à autre chose. Celui qui vit pour la poésie, pour le plaisir et pour la vie intérieure, c’est d’une cellule, ou d’une chambre nue comme il y en a dans certains hôpitaux, qu’il reçoit le maximum de contentement et d’excitation : les blancs jouent et gagnent. (…)

Cela a été dit de tout temps : par les sages et par les mystiques. Pour aimer la vérité il faut être détaché. Mais une grande minute d’amour humain est, elle aussi détachée, en avant de tout, séparée de tout, comme une barque en mer. (…)

Quelle délivrance[23] quand je verrai ces tableaux, ces meubles, toutes ces saletés cossues pelotées par les pattes noires des marchands, sous un commissaire-priseur qui se demande à la cantonade : « qu’est-ce que je vends ? » Et, avec le produit de la vente, acheter des fleurs, parce que demain elles seront mortes. »[24] Ailleurs, Montherlant dira, paraphrasant la morale de la fable Le loup et le chien : « Plutôt avoir peu d’argent, et être libre, qu’en avoir beaucoup attaché. »[25]

Renouant avec les appels à la modération de la culture grecque ou de l’ascétisme chrétien, François de Closets, au terme d’un long réquisitoire où il montre que la société d’abondance n’a pas rendu l’homme occidental plus heureux, conclut : « L’homme heureux n’a pas de chemise, disaient nos ancêtres lorsque les filatures n’existaient pas. C’était une sage conception de la félicité à l’ère préindustrielle. Nous savons aujourd’hui qu’il est bon d’avoir une chemise et que chacun peut avoir la sienne. Il nous faut encore savoir que l’homme heureux n’a pas deux chemises. Il n’en a qu’une. Et le bonheur en plus ».⁠[26]


1. BAZIN H., La mort du petit cheval, Grasset, 1970.
2. RENARD J., Journal, 1904, Gallimard, 1935.
3. RENARD J., Journal, 1905, Gallimard, 1935.
4. Sacha Guitry,1885-1957.
5. PREVOT André in Réflexions et dialogues, 1957.
6. COURTELINE G., La philosophie de G. Courteline, Fayard, 2009.
7. HOLMES O.-W., Le poète et l’autocrate à table. Gautier, 1889. Oliver Wendell Holmes est un médecin et écrivain américain, 1809-1894.
8. Mais le mépris lui-même est ambigu comme l’avait remarqué Montesquieu en écrivant : « L’argent est très estimable quand on le méprise » (in Mes pensées, Folio, 2014).
9. La dame aux camélias, Préface : Au lecteur, Larousse, 2018.
10. 1828-1910 in L’argent et le travail, Ed. des Syrtes, 2003
11. Le mannequin d’osier, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2015.
12. OKAKURA Kakuzo (1862-1913) in Le livre du thé, Rivages, 2015.
13. ARNOTHY Chr., Un type merveilleux, Flammarion, 1972.
14. PICABIA F., Ecrits, Belfond, 1975.
15. GREEN J., Le mauvais lieu, Hachette, 1977.
16. GONCOURT E. et J. de, Idées et sensations, Flammarion.
17. EPICURE, Maximes.
18. De la nature, V.
19. Maximes.
20. Pensées.
21. Manuel.
22. Il ne sera pas sans influence, à certaines époques, sur l’interprétation du message chrétien.
23. L’auteur fait allusion ici à un héritage de famille.
24. Aux fontaines du Désir - Appareillage, Gallimard, 1927.
25. Carnets, 1930-1944, Gallimard.
26. CLOSETS Fr. de, Le bonheur en plus, Denoël, 1974, p. 342.

⁢ii. Quelque chose a changé…

Le sens de la mesure manifesté par François de Closets paraît tout de même anachronique et semble, nous allons voir pourquoi, relever du vœu pieux. Après la deuxième guerre mondiale, l’occident a connu une période faste que l’on a appelée « les trente glorieuses ». Trente années qui ont vu s’installer « une société de consommation » qui, à y regarder de plus près, est une nouveauté dans l’histoire des hommes. L’augmentation des salaires, l’abondance de biens divers plus ou moins utiles, plus ou moins inutiles, la possibilité pour un grand nombre d’y accéder même sans en avoir les moyens, par le crédit facile, une publicité omniprésente et efficace pour y pousser les plus rétifs et aussi, et peut-être surtout, la perte des repères moraux et religieux, vont bouleverser le rapport des hommes à l’argent et aux biens qu’il peut procurer.

Ce fut l’époque où, parallèlement, romanciers et sociologues nous ont livré non plus des mises en garde qui supposent des remèdes, des possibilités de réformes morales, mais des analyses inquiétantes et profondément pessimistes.

Georges Perec⁠[1], en 1965, fait sensation avec son roman Les choses. L’auteur illustre le désir insatiable de toujours posséder autre chose et les besoins artificiels créés par la mode et les autres que l’on envie. Le livre raconte la vie d’un jeune couple qui n’a malheureusement pas les moyens de ses désirs. Il rêve de posséder les biens vantés dans les magazines et cherche à se donner un certain style avec ses maigres ressources. Insatisfait de sa vie, le couple part enseigner en Tunisie où il possédera enfin un grand appartement, disposera de beaucoup de temps libre et pourra s’acheter de nombreux objets, tout ce dont il rêvait. Malgré cela, l’insatisfaction demeurera car personne n’assiste à sa réussite et il n’a plus de contact avec la mode qui l’inspirait.⁠[2] A la lecture de ce roman, on a l’impression qu’il est vrai que « l’argent donne tout ce qui semble aux autres le bonheur »[3].

Un peu plus tard et plus profondément, Jean Baudrillard va affirmer que la quête contemporaine des objets, quête soutenue par l’effacement des idéaux religieux, l’augmentation du niveau de vie, l’accès aisé au crédit, est un mouvement infini et absorbant : « Il n’y a pas de limites à la consommation. Si elle était ce pour quoi on la prend naïvement : une absorption, une dévoration, on devrait arriver à une saturation. Si elle était relative à l’ordre des besoins, on devrait s’acheminer vers une satisfaction. Or, nous savons qu’il n’en est rien : on veut consommer de plus en plus. Cette compulsion de consommation n’est pas due à quelque fatalité psychologique (qui a bu boira, etc.) ni à une simple contrainte de prestige. Si la consommation semble irrépressible, c’est justement qu’elle est une pratique idéaliste totale qui n’a plus rien à voir (au-delà d’un certain seuil) avec la satisfaction de besoins ni avec le principe de réalité. C’est qu’elle est dynamisée par le projet toujours déçu et sous-entendu dans l’objet. Le projet immédiatisé dans le signe transfère sa dynamique existentielle à la possession systématique et indéfinie d’objets/signes de consommation. Celle-ci ne peut dès lors que se dépasser, ou se réitérer continuellement pour rester ce qu’elle est: une raison de vivre. Le projet même de vivre, morcelé, déçu, signifié, se reprend et s’abolit dans les objets successifs. « Tempérer » la consommation ou vouloir établir une grille de besoins propre à la normaliser relève donc d’un moralisme naïf ou absurde.

C’est que l’exigence déçue de totalité qui est au fond du projet que surgit le processus systématique et indéfini de la consommation. Les objets/signes dans leur idéalité s’équivalent et peuvent se multiplier à l’infini : ils le doivent pour combler à tout instant une réalité absente. C’est finalement parce que la consommation se fonde sur un manque qu’elle est irrépressible. »[4]

Texte très intéressant car, sans le vouloir, il nous introduit au nouveau statut de l’argent et des objets qu’il met à notre portée. Parlant du corps qui est « le plus bel objet de consommation » et le centre d’un vaste commerce qui implique la publicité, les soins esthétiques et médicaux, la diététique, le sport, la mode, les loisirs, etc., J. Baudrillard fait remarquer⁠[5] qu’il est l’objet d’un véritable culte qui « n’est plus en contradiction avec celui de l’âme » mais « lui succède » en héritant « de sa fonction idéologique ». Nous n’assistons pas à une sécularisation mais plutôt à une « métamorphose du sacré ».

Chantal Delsol confirme, à sa manière, cette affirmation : « Une culture peut difficilement se passer de dieu : nous le savons en observant les produits monstrueux que, privée de lui, elle invente aussitôt pour le remplacer. Ou bien le désir d’absolu se porte sur le limité, le désir d’infini sur le fini : idolâtrie d’un système ou d’un chef, toujours couronné par le fanatisme. Ou bien le désir d’absolu, ridiculisé par les bien-pensants et dénué d’expression religieuse, s’invente des religions au marché noir. »[6] Elle veut ainsi expliquer le succès des théories ou des leaders extrémistes et l’extension des sectes mais in peut très bien lire dans le désir d’absolu qui se porte sur le limité et le désir d’infini qui s’immerge dans le fini, la quête irrépressible des objets.

L’effacement de Dieu permet à d’autres dieux de surgir, plus exactement, aux idoles de reprendre leur place.⁠[7] L’idole qui ouvre la porte du paradis sur terre, qui vous permet d’être soigné, nourri, habillé, logé au mieux, d’accéder à tous les plaisirs, à l’oisiveté, au luxe, au pouvoir, c’est l’Argent, Mammon⁠[8].

L’argent s’exhibe et fascine. Régulièrement, les magazines publient les photos de résidences prestigieuses, de palaces dignes des contes de fées. Les salaires des stars du sport, des medias, de la chanson, du cinéma et des affaires, sont étalés. Les loteries vous invitent à devenir « scandaleusement riches » . Demander le pain de chaque jour paraît dérisoire et ridicule alors que le lotto, le tiercé ou la Bourse peuvent vous rapporter des millions. Au lieu d’indigner, l’étalage des fortunes éblouit et excite l’envie. Le bonheur est dans le désœuvrement, au bord d’une piscine sous les palmiers ou, mieux, sur le pont d’un yacht à Saint-Tropez ou au Zoute, là où il faut être vu.

Il faut aussi se rappeler que, dans les années 1980, à la suite des économistes néolibéraux, « sous l’impulsion du président Reagan et de Madame Tatcher, progressivement tous les obstacles à la libre circulation des capitaux, à la libre fluctuation de leurs cours et à la spéculation étaient supprimés à l’échelle du monde. »[9] Cette politique s’est développée en même temps que s’imposait la mutation technologique de l’information et de la communication apportée par l’ordinateur⁠[10]. Une nouvelle économie s’installait, à côté et, peut-être demain, en lieu et place de l’économie traditionnelle fondée sur l’énergie : une « économie de l’immatériel »[11], une « économie informationnelle »[12], mondialisée⁠[13] et surtout privatisée. La politique néolibérale, « en libérant les mouvements de capitaux de tout contrôle étatique (…) déplaçait le pouvoir économique de la sphère publique des états à la sphère privée de la finance internationale. Fonds de pensions, fonds de spéculation, banques, assurances…​ possèdent désormais la « puissance de feu » qui leur permet de faire la loi sur la planète : ils contrôlent en effet une masse de liquidités de l’ordre de 30.000 milliards de dollars, supérieure au produit mondial d’une année et une seule journée de spéculation sur devises représente l’équivalent de toutes les réserves d’or et de devises des grandes banques centrales du monde. C’est dire qu’il n’y a pas de nation ou d’entreprise qui puisse résister à leurs pressions. C’est une logique actionnariale de fructification rapide des patrimoines financiers qui caractérise désormais le système ».⁠[14]


1. 1936-1982.
2. Cf. www.ratsdebiblio.net
3. REGNIER H. de, Escales en Méditerranée, suivi de Donc…​, Buchet-Chastel, 2007.
4. BAUDRILLARD J., Le système des objets, Gallimard, 1968, pp. 282-283.
5. La société de consommation, Idées, Gallimard, 1970, pp. 199 et 213.
6. Le souci contemporain, Editions Complexe, 1996, p. 210.
7. « L’idolâtrie ne concerne pas seulement les faux cultes du paganisme. Elle reste une tentation constante de la foi. Elle consiste à diviniser ce qui n’est pas Dieu. Il y a idolâtrie dès lors que l’homme honore et révère une créature à la place de Dieu, qu’il s’agisse des dieux ou des démons (par exemple le satanisme), de pouvoir, de plaisir, de la race, des ancêtres, de l’État, de l’argent, etc.. » (CEC 2113).
8. Le mot mammon est employé cinq fois dans la Bible (Si 31,8 ; Mt 6, 24 et Lc 16, 11 et 13) et est traduit par « la richesse » ou « l’argent ». Ce mot d’origine araméenne ( selon la Bible de Jérusalem) est, dans la bouche de Jésus, comme « personnifié et identifié à une puissance démoniaque » (Universalis). Notons que selon Universalis, mammon est « la transcription européenne, hébraïque ou araméenne du mot grec mamônas, probablement dérivé de la racine hébraïque amên (ce qui est fidèle, sûr). »
   Dans ses commentaires, le VTB précise : « Le riche est responsable du pauvre ; celui qui sert Dieu donne son argent aux pauvres, celui qui sert Mammon le garde pour s’appuyer sur lui » (p. 1130). «  Jésus emprunte les termes mêmes de la Loi et des Prophètes (Mt 4,10 ; 9,13) pour rappeler que le service de Dieu est exclusif de tout autre culte et qu’en raison de l’amour qui l’inspire il doit être intégral. Il précise le nom du rival qui peut mettre obstacle à ce service : l’argent, dont le service rend injuste (Lc 16,9) et dont l’Apôtre, écho du Maître, dira que l’amour est idolâtrique (Ep 5, 5). Il faut choisir : « Nul ne peut servir deux maîtres…​ Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent » (Mt 6, 24). Si l’on aime l’un, on aura pour l’autre haine et mépris. C’est pourquoi le renoncement aux richesses est nécessaire à qui veut suivre Jésus, le Serviteur de Dieu (Mt 19, 21) » (p. 1219).
   A l’article « cupidité », on lit : « Si Paul attribue une gravité spéciale à la cupidité, c’est qu’il a compris clairement ce que l’AT ne faisait que pressentir : « la cupidité est une idolâtrie » (Col 3, 5). Il prend ainsi la suite de Jésus, pour qui être « ami de l’argent » (Lc 16, 14), c’est fixer en des biens créés un cœur qui n’appartient qu’à Dieu (Mt 6, 21), prendre ces biens pour maîtres en méprisant le seul vrai maître qui est Dieu (Mt 6,).
   Le proverbe : « La racine de tous les maux c’est l’amour de l’argent » (1Tm 6, 10), prend alors une profondeur tragique : en se choisissant un faux dieu, on se coupe du seul vrai et l’on se destine à la perdition (6, 9), comme Judas, le traître cupide (Jn 12, 6 ; Mt 26, 15), « le fils de perdition » (Jn 17, 12). d’autre part, les biens périssables sont maintenant dévalués au regard de la vie future (Lc 6, 20.24), jadis ignorée des sages. Aussi le NT peut-il montrer bien mieux que ceux-ci à quel point est insensé le comportement du cupide (12, 20 ; Ep 5, 17 ; cf Mc 8, 36) : le Mammon est « inique » (Lc 16, 9.11, c’est-à-dire -d’après le substrat araméen probable - faux et trompeur ; c’est folie de s’appuyer sur des biens périssables (cf Mt 6, 19), car la mort, passage vers la vie éternelle que la richesse fait oublier, amènera un retournement des situations (Lc 16, 19-26 ; 6, 20-26) » (p. 246).
9. PASSET R. et LIBERMAN J., Mondialisation financière et terrorisme, Enjeux-Planète, Ed. Charles Léopold Mayer, 2002, p. 19. René Passet, professeur d’économie, ancien président du conseil scientifique d’Attac, association dont nous reparlerons plus tard. On a appelé, en 1989, « Consensus de Washington » un « accord tacite entre le Fonds Monétaire International, la banque mondiale et les organes internationaux qui estiment qu’une bonne performance économique demande un commerce libéralisé, une stabilité macroéconomique et un État « en retrait » qui s’abstient de réguler l’économie » (www.unesco.org). Ce « consensus » a été formulé, à Washington, par l’économiste John Williamson qui, en 10 prescriptions, a prétendu résumer l’opinion de ces organismes. Parmi ces prescriptions, on trouve la libéralisation des marchés financiers, la libéralisation du commerce, l’abolition des barrières à l’entrée sur le marché et la libéralisation des investissements internationaux, la déréglementation, etc..(wikipedia.org).
10. « Les marchés financiers, relayés par l’informatique et les satellites, ne s’arrêtent jamais. Les énormes capitaux qu’ils brassent font la ronde autour de la planète pour se placer instantanément là où leur rémunération est la plus favorable. Ils se retirent aussi vite, quand ils craignent une baisse de leur rentabilité. »(GREZAUD Pierre-Xavier, MAILLARD Jean de et alii, Un monde sans loi, La criminalité financière en images, Stock, 2000, p. 41).
11. Cf. PASSET R., L’illusion néo-libérale, Fayard, 2000, p. 14. C’est une économie « accomplissant les performances de productivité qui permettaient, à la fois, d’envisager la couverture des besoins fondamentaux de tous les humains sur la planète et d’opérer la relève de l’homme au travail par la machine ; réduisant les quantités de matière et d’énergie nécessaires par unité de produit national et réduisant d’autant les pressions exercées par l’appareil productif sur le milieu naturel. » (PASSET R., Mondialisation financière et terrorisme, op. cit., p. 21).
12. Désigne une économie « dont les régulations, les modes d’organisation et les lois de développement obéissent à la logique de l’informationnel », grâce à l’ordinateur et à Internet. (PASSET R., L’illusion néolibérale, op. cit., p. 17).
13. Elle fait du monde « une unité, où tout est interdépendant, vécu en temps réel » (PASSET R., Mondialisation financière et terrorisme, op. cit., p. 21).
14. PASSET R., id..

⁢iii. La mise en garde des économistes

Comme les autres critique du système néolibéral, R. Passet considère la nouvelle économie mise en place comme productive mais déstabilisante pour les pays vulnérables car les capitaux s’investissent d’abord dans les régions riches et parce que cette économie ne sait ou ne veut partager : elle prône le licenciement et la flexibilité pour conserver sa productivité. Elle est « insensée au sens propre » : ayant perdu le sens social, « le sens du sens », elle perd « toute notion de limites. Quand l’instrument économique se substitue à la finalité au lieu de la servir, les frontières entre le moral et l’immoral, le légitime et l’illégitime, disparaissent. On voit alors prospérer une économie en marge de la légalité : paradis fiscaux, blanchiment de l’argent des activités criminelles[1], argent propre, argent sale, malversations, interfèrent de plus en plus étroitement. Sans la bienveillance du banquier « propre », sans la complicité de l’avocat et du conseiller juridique ou financier « honorable » ayant pignon sur rue, sans la « compréhension » des gouvernements, les activités de l’ombre ne pourraient revêtir l’importance qui est désormais la leur. Sans les paradis fiscaux, bien des firmes transnationales ne pourraient, en y localisant des opérations fictives, tourner la loi fiscale pour fausser les lois de la concurrence. »[2] « Finalement, dans la mesure où le pouvoir financier transnational a supplanté - tant dans l’espace que dans ses valeurs - celui des États, détenteurs de la loi, la criminalité économique n’est-elle pas devenue intrinsèque à la financiarisation de notre monde ? Alors que notre civilisation démocratique, a voulu promouvoir l’homme comme Sujet, le règne de l’ « argent fou », l’appât du gain immédiat et planétaire comme finalité première de toute activité humaine, ne sont-ils pas en passe de réifier l’individu à travers la marchandisation dévorante de l’ensemble de la création ? Il s’agit désormais en fait non seulement d’argent, de drogue, d’armes, (mais aussi) d’êtres humains (leurs organes), d’œuvres d’art, etc.. »[3] « Ainsi, la logique financière régnante, outre sa redoutable déconnexion de la richesse réelle, tend à réduire l’homme à un capital en le coupant de sa dimension spirituelle et sociale. »[4]

Mais la passion de l’argent a gagné le monde économique à tel point que même de chauds partisans du système capitaliste et du marché s’en inquiètent très sérieusement.

  1. Minc⁠[5], grand admirateur du capitalisme anglo-saxon et, nous le verrons plus loin, vrai libéral, témoigne qu’« …aimer le marché et le capitalisme, ce n’est pas accepter un culte délirant dont les excès sont à la mesure des tabous d’autrefois. Une société de marché ne suppose pas l’argent-roi ; le capitalisme ne porte pas nécessairement en germe l’argent-parasite ; la dynamique de l’économie n’exige pas des inégalités de patrimoine insupportables. »[6]

« Le capitalisme ne pratique ni la mesure, ni l’autocensure. (…) Le risque pour lui ne vient plus de l’extérieur. Il est en lui : dans l’argent fou, dans des dépenses provocatrices, dans des inégalités de fortune trop éclatantes, dans une injustice -osons le mot- trop criantes ».⁠[7] Cette situation est dangereuse, elles conduit à la constitution de nouvelles classes sociales, à des tensions et des affrontements.

Que recouvrent ces expressions ; argent fou, argent-roi, argent-parasite ?

L’économie contemporaine est gangrénée par la corruption⁠[8] et d’autres manœuvres illégales⁠[9], des « pratiques incertaines, légales mais condamnables »[10] , par les délocalisations⁠[11], par la recherche des paradis fiscaux, des placements off shore⁠[12], des « montages » comme les trusts⁠[13], les fiducies⁠[14], les portages⁠[15], par les « délits d’initiés »⁠[16], par les « narcodollars », c’est-à-dire l’argent de la drogue ou encore l’argent des mafias qui trafiquent armes⁠[17], biens, personnes. Ce mal est si répandu que l’auteur se demande : « Quelle banque internationale peut affirmer avec certitude qu’aucun de ses dépôts ne correspond à de l’argent blanchi ou à de l’argent en voie de blanchiment ? Quelle entreprise peut assurer que les narcodollars ne se sont pas placés sur ses titres ? Quel gestionnaire de patrimoine peut garantir que l’épargne qui transite entre ses mains est toujours « blanc-bleu » ? »[18]

Aujourd’hui, « l’enrichissement sans cause est apparu plus aisé que l’enrichissement avec cause, et la moindre opération de marché plus rentable qu’un travail de fond ! Dans ce contexte, les frontières deviennent de plus en plus floues entre l’argent facile et l’argent sale. »[19] On s’enrichit vite, sans effort, sans travail et on s’efforce d’échapper à l’impôt en pratiquant l’évasion fiscale⁠[20], la fraude ou en recourant à des conseillers fiscaux qui utiliseront toutes les failles du système.

En même temps, « l’argent devient visible, arrogant, destructeur » et inspire des « modes de vie ostentatoires ».[21] L’entrepreneur a détrôné l’intellectuel⁠[22] et on a tendance à beaucoup lui pardonner.⁠[23]

Comment en est-on arrivé là ?

Pour l’auteur, plusieurs facteurs sont intervenus.

L’argent a établi sa royauté en même temps que l’individualisme progressait dans notre société et envahissait «  le système de valeurs »[24] et se manifestait partout, dans le travail, la consommation, les loisirs, s’accompagnant d’un « raz de marée matérialiste »[25]. « Nous vivons, nous le savons, la disparition des règles et des tabous. En matière de mœurs, dans la vie en société et a fortiori face à l’argent. La frontière s’atténue entre l’argent bien ou mal gagné, entre le revenu légal ou illégal, la rémunération morale et immorale. »[26] « La frontière du bien et du mal va se perpétuer pour les revenus du travail, puisqu’ils sont automatiquement déclarés, et toute l’énergie répressive des services des impôts risque de se focaliser sur les salariés. Mais dès que le capital ou ses revenus constituent la matière imposable, le flou (…) commence à régner. »[27] Et « le flou profite aux possédants »[28]. On en arrive à cette situation paradoxale : « d’un côté, des catégories dont les revenus, limités par les contraintes économiques, demeureront sous l’éteignoir fiscal. De l’autre, des possédants libres de faire fructifier leur capital en toute impunité fiscale, sans compter des fraudeurs rendus de plus en plus insolents par les facilités qui leur sont données. »

On a assisté aussi à une « explosion de la Bourse » à cause de la baisse de l’inflation, des taux d’intérêt donc et de l’amélioration des comptes des entreprises⁠[29] . L’« introduction sur le marché d’entreprises jusqu’alors non cotées » a provoqué « explosion des marchés financiers » et l’apparition de « millions de nouveaux actionnaires »[30] à tel point qu’on ne sait plus toujours très bien à qui appartient une entreprise : aux actionnaires, aux managers, aux salariés ?

Dans la culture individualiste où le sentiment national s’effritait, on a assisté à l’« effacement des contre-sociétés »[31] : l’Église⁠[32], le parti communiste, les partis politiques, la vie associative, l’école, l’armée, « les syndicats sont sur la défensive »[33], la presse qui pourrait jouer un rôle régulateur risque d’être jugulée par des « actionnariats de plus en plus concentrés »[34]. Le mouvement écologique s’est présenté comme « un contre-feu au marché, mais il est encore immature et ambigu. »[35] Finalement, l’écologie est une « utopie sans débouché pratique »[36], un « urticaire social »[37].

Mais le contre-pouvoir qui a failli le plus, c’est l’État : « Ce n’est pas le triomphe du marché qui met l’État sur la défensive ; c’est son inefficacité qui assure la victoire du marché. »[38] L’auteur condamne la centralisation, le monopole de l’administration et de l’intérêt généra. Il conclut : « la faillite de l’État accentuera (…) le triomphe idéologique du marché, puisqu’elle ne lui opposera qu’un contre-exemple dérisoire. »[39] En effet, « à force de gérer et d’administrer, l’État ne sait plus décider. L’administration a davantage conquis l’État que celui-ci ne la commande »[40]. Quant à la justice, aujourd’hui, elle « réprime plus sévèrement le vol à la tire que l’escroquerie en col blanc, le chapardage que la faillite frauduleuse, le hold-up avec un pistolet en plastique que l’abus de confiance. »[41]

Que faire alors pour préserver le marché des désordres que l’argent-roi y introduit ?

« Le capitalisme doit (…) trouver ses règles, l’argent secréter ses contre-pouvoirs (…​.).⁠[42] « Face à l’argent-roi, il n’existe de réponse que dans la vertu et les contre-pouvoirs ».⁠[43]

Quels contre-pouvoirs ?

L’auteur ne croit plus à l’efficacité des contre-pouvoirs traditionnels déjà évoqués. Seule la presse trouve grâce à ses yeux et reste pour lui un élément régulateur dans son pouvoir de dénonciation mais à condition qu’elle garde une certaine indépendance par rapport aux forces financières et économiques⁠[44].

En ce qui concerne l’État, la pensée d’A. Minc se met à flotter. Il semble rendre à l’État un rôle essentiel. Il nous dit qu’« au moment où, face aux sollicitations de l’argent, les règles les plus élémentaires de la morale se défont, (le devoir d’un homme d’État) est aussi de contribuer à sauvegarder un minimum d’éthique. » ⁠[45] Il affirme aussi que « c’est à l’État d’imposer les règles ; et il ne doit pas laisser aux industriels décider en fonction de leur propre idiosyncrasie, car cela aboutirait à ce que telle entreprise vende et telle autre non. Dès lors que la ligne la plus dure a son prix en matière de débouchés, seule la puissance publique peut effectuer l’arbitrage entre la morale et les marchés. »[46] Et d’ajouter encore que « lorsque la morale s’efface au point que, sur de multiples enjeux, le bien et le mal deviennent indistincts, les partisans de l’éthique ont besoin de symboles et seul l’État peut les leur fournir. »[47]

Mais l’auteur a beau répéter que « dans le modèle de marché, l’État joue un rôle d’arbitre et de régulateur, non de producteur et d’acteur »[48] et qu’« arbitrer entre des intérêts économiques et sociaux, c’est la fonction où l’État est irremplaçable »[49], il n’en reste pas moins, en la matière, un bon libéral. Ainsi souhaite-t-il, réduisant le bien commun à l’intérêt général, introduire, dans certaines des fonctions publiques essentielles, la logique du marché : « C’est en faisant place aux mécanismes mêmes de la concurrence que l’administration préservera l’idée de l’intérêt général, face à une évolution qui la submerge. »[50] Et il n’hésite pas, à propos du système de redistribution, à poser cette question : « L’intérêt général est-il mieux servi par un système improductif et bureaucratique ou par une organisation complexe, faisant sa part au marché et à la concurrence à l’intérieur d’un code de conduite précis. »[51] La haute fonction publique doit renoncer à son monopole⁠[52] et l’État doit « aider la société à accoucher de nouvelles institutions et de nouveaux acteurs ».⁠[53] Dans sa perspective, il faut, en effet, « attendre du marché davantage d’influence sociale, pour que l’argent, lui, en ait moins »[54]

En fait, la régulation doit venir non de l’État mais du droit, détachant l’un de l’autre. Il faut, écrit-il, un équilibre « entre le marché et le droit, la concurrence et la régulation, l’économie et la société. (…) L’État s’est cru le contre-pouvoir naturel au jeu du marché, alors que c’est au droit et à la jurisprudence de remplir cette fonction. »[55] « Le temps est passé de l’État acteur ; arrive celui du droit ; conçu à la fois comme régulateur, substitut à l’exigence morale et accoucheur. »[56]

Le droit.

Il s’agit, semble-t-il⁠[57], d’un droit nouveau, un droit économique qui ne peut plus être dit par l’État. Et, de fait, l’auteur avoue s’être inspiré d’un ouvrage au titre particulièrement explicite : Le droit sans l’État[58]. La justice, dans cette société vouée à la liberté la plus grande, est bien la justice commutative : « L’importance du contrat est, écrit-il, à la mesure de la liberté des acteurs »[59]. Place aux accords juridiques, place à la jurisprudence pour régler le marché : « Société de marché, contractualisation des relations, droit omniprésent et flexible sont les composantes d’un même système : sa complexité est à la mesure de sa richesse ; sa sophistication de sa diversité institutionnelle. »[60] « Réguler des acteurs sociaux aux prises les uns avec les autres, cela suppose donc de laisser le droit remplacer l’intervention directe, les institutions intermédiaires se substituer à l’administration. »[61].

L’auteur croit, avant tout, à l’« autodiscipline »[62]. C’est pourquoi, le droit tel qu’il le conçoit est intimement associé à la « morale »[63], telle qu’il la conçoit, à la « vertu », se plaît-il à dire.

Face au glissement des comportements en matière économique et financière, « c’est au droit de venir au secours de la vertu. Cela signifie, dans le domaine financier, que la jurisprudence précise la définition relative du licite et de l’illicite, qu’elle punisse, si besoin est, les délits financiers en prenant en compte l’importance de l’économie dans la vie sociale, et que la loi enfin remette les peines dans la perspective des dommages réels. Il faut, en la matière, une répression bien ciblée pour que se multiplient, à partir de là, les règles professionnelles et les codes de comportement propres aux entreprises. La morale en affaires va au-delà du strict respect de la légalité : elle exige d’en faire davantage. »[64]

Mais droit et morale se construisent⁠[65]. Leurs règles sont appelées par les circonstances et ne se déduisent pas de quelques principes supérieurs, de quelques invariants : « L’argent n’a que faire de la morale ; le marché, non plus, qui vise à la seule efficacité. Ni l’État ni la religion ne peuvent désormais imposer une éthique, pour autant qu’ils l’aient d’ailleurs fait dans le passé (…). Le droit est donc le seul contre-feu au règne, sans partage, de l’argent. Mais si Dieu et l’État-nation ne le dictent pas, d’où vient sa légitimité ? »[66] La réponse est simple: « s’élaboreront au fil du temps des règles incontournables »[67]. Ainsi, déjà aujourd’hui, « les entreprises pressentent la nécessité de règles ou de comportements qui vont à rebours de la toute-puissance de l’argent. d’où les principes éthiques que beaucoup commencent à s’imposer (…). »⁠[68]

L’évolution positive des sociétés dépend en dernier ressort non du droit⁠[69] qui est un support⁠[70], non de la morale au sens traditionnel du terme⁠[71], mais de la vertu des acteurs : « A l’argent triomphant répond la réhabilitation de l’éthique (…) ». Il s’agit « de redécouvrir la morale sans verser dans le moralisme, de réhabiliter l’éthique sans prendre la pose. Il n’existe donc qu’une réponse : la vertu, encore la vertu, toujours la vertu. »[72]

Sur quoi se fonde cette vertu ? Ni sur Dieu, ni sur Marx, ni sur la famille, ni sur les systèmes de valeurs collectives, ni sur l’État, ni sur les syndicats, ni même finalement sur l’entreprise⁠[73] : « Nous sommes libres, immensément libres, complètement libres. Mais la morale ne disparaît pas avec la liberté ; la norme seule s’efface, c’est-à-dire la morale subie, l’éthique imposée, la vertu obligée. A nous de bâtir nos propres principes ! (…) A chacun sa morale, et donc à chacun, son éthique du capitalisme. »[74]

N’empêche que l’auteur avance une définition réductrice de la « vertu »: « Ce que j’appelle la vertu est au premier chef un acte politique ; il a un nom, le réformisme. »[75] Et le « réformisme s’assimile d’abord à la réforme fiscale »[76] !

En définitive, après avoir très justement évoqué le danger de « l’argent fou », et fidèle à son attachement au système capitaliste, A. Minc confirme que « les mécanismes de marché sont les meilleurs, mais aussi que leur efficacité suppose un comportement impeccable des acteurs. »[77]

Mais le réalisme fait que des corruptions, des illégalités inacceptables pour la conscience personnelle doivent être admises dans l’intérêt de l’entreprise : il n’y a « pas de place pour les saints à la tête des entreprises » et « ce n’est pas au chef d’entreprise de fixer l’éthique de sa société : c’est à la loi. »[78] Mais une loi bien libérale dans sa conception.

A quoi bon parler d’État régulateur et arbitre, d’institutions intermédiaires, de droit, de morale et de vertu si tout cela baigne dans l’embrouillamini d’approximations conceptuelles que nous venons de constater. L’appel à la réforme est, dans ce cas, un vœu pieux de libéral incorrigible.

Bien plus intéressante et structurée est, 13 ans et quelques crises plus tard, l’analyse de J. Stiglitz dans l’ouvrage déjà signalé⁠[79]. Stiglitz répond d’une certaine manière à Minc qui rêvait du modèle américain, en dénonçant des maux pires encore que ceux que le Français redoutait et au cœur même d’un système que d’aucuns croyaient idéal.

Le prix Nobel d’économie a montré « le rôle central de la finance dans une économie moderne » mais aussi « pourquoi, souvent, des marchés financiers non réglementés ne fonctionnent pas bien, pourquoi nous avons besoin de l’État, et pourquoi ce qui est bon pour Wall Street risque de ne pas l’être, et souvent ne l’est pas, pour l’ensemble du pays ou pour telle ou telle de ses composantes. »[80]

Stiglitz a analysé non seulement les crises très graves qui se sont succédé depuis 1990, à travers le monde -crise mexicaine, crises asiatiques et latino-américaines- mais aussi et surtout les crises américaines⁠[81]. Il en tire les leçons⁠[82].

Les crises naissent de l’éclatement de « bulles ». Les bulles sont des phénomènes familiers au capitalisme⁠[83], très dangereux car quand les bulles éclatent « -et le font toujours-, elles peuvent laisser le chaos dans leur sillage (…) »⁠[84].

Traditionnellement, les bulles apparaissent lorsque « les prix des actifs n’ont plus aucun rapport avec leur valeur réelle ».. Elles sont l’effet d’une « exubérance irrationnelle »[85]. Ainsi, au début du XVIIe siècle, en Hollande, le prix d’un seul oignon de tulipe « était monté jusqu’à l’équivalent de plusieurs milliers de dollars ; tout investisseur était prêt à payer cette somme, puisqu’il était persuadé de pouvoir revendre l’oignon à quelqu’un d’autre encore plus cher. »[86]

Dans les bulles contemporaines, non seulement l’« exubérance irrationnelle » gonfle indûment les valeurs mais interviennent aussi des « incitations perverses »[87], des réductions fiscales, des dérégulations, des déréglementations trop rapides⁠[88] : « On a voué un respect excessif à la sagesse des marchés financiers. On a débranché les mécanismes normaux de contrepoids et de contrôle. »[89]

Or, « les marchés sont des choses délicates »[90]. Quant à la réglementation, « quand elle est bien faite, (elle) contribue à maintenir la concurrence sur les marchés (…). En contribuant à limiter conflits d’intérêts et abus de pouvoir, les règles garantissent aux investisseurs que le marché fonctionne équitablement et que les agents censés servir leurs intérêts le font vraiment. Mais cette médaille a un revers : la réglementation réduit les profits. « Déréglementation » signifie donc « augmentation des profits ». »[91] Mais ce n’est vrai que durant un temps et surtout pour le premier qui s’installe dans le marché déréglementé pour y « rafler la mise »⁠[92].

Déréglementation et surinvestissement favorisent booms et crises par la formation de « bulles spéculatives »[93].

L’auteur ne cesse donc de répéter que « l’économie de marché, pour bien fonctionner a besoin de lois et de règlements qui assurent une concurrence équitable, défendent l’environnement, protègent consommateurs et investisseurs, afin qu’ils ne soient pas volés. Il ne fallait pas déréglementer, il fallait réformer la réglementation : durcir les règles dans certains domaines, comme la comptabilité, les assouplir dans d’autres. »[94]

La comptabilité, en effet, est le lieu privilégié des manipulations et des fraudes à tel point que « l’énergie et la créativité tant vantées des années 1990 se sont de moins en moins exprimées par de nouveaux produits et services, et de plus en plus par de nouveaux moyens de maximiser les gains des dirigeants aux dépens des investisseurs inattentifs. »[95]

Il est un fait que, dans les années 1990, la rémunération globale des PDG aux États-Unis mais aussi ailleurs dans le monde « est montée à des niveaux inouïs, en défiant toutes les lois des théoriciens », sans que ces PDG soient moins nombreux ou plus productifs.⁠[96] Et puis, ne pas oublier qu’un salaire de CEO, c’est très flexible, ça peut augmenter mais aussi diminuer. Il y a beaucoup de patrons en Belgique qui ont une diminution de leur salaire quand les performances de leur entreprise ne suivent pas. » (www.retbf.be, 10 janvier 2020). ]

On ne compte plus les scandales dus à des comptabilités truquées⁠[97]. Contrairement à Minc qui compte davantage sur le droit que sur l’État, Stiglitz bien conscient que les États-Unis se distinguent des autres pays par le choix qu’ils ont fait du juridisme, note qu’« il y a un ensemble détaillé de règles, et, du moment qu’elles sont respectées, tout est permis, même si l’image globale de la santé financière de la firme à laquelle on aboutit est entièrement fallacieuse ». Très lucidement, il que « tout comme, dans une période antérieure, les avocats et les comptables avaient cherché des méthodes pour réduire au minimum les prélèvements fiscaux sans aller en prison ni payer d’amende, ils se sont donné dans les années 1990 une tâche encore plus redoutable : trouver comment enrichir les dirigeants en place, là encore sans aller en prison ni payer d’amende - donc en restant toujours dans le cadre des règles -, aux dépens des actionnaires d’aujourd’hui ou de demain. »[98]

Il ne faut donc pas seulement déplorer les déréglementations mais aussi et peut-être surtout la perte de tout sens moral chez les responsables. L’auteur a raison, dans ces conditions, d’écrire qu’au cours des années 1990, « pendant que les valeurs boursières montaient, les valeurs humaines se sont érodées. »[99]

Les banques elles-mêmes sont entrées dans le jeu spéculatif trouvant qu’il était « bien plus lucratif de mentir que de dire la vérité ».⁠[100]

Face à ces graves désordres, nous le savons, Stiglitz cherche à revaloriser le rôle d’l’État, sans pour autant retomber dans les lourdeurs de l’État-providence. d’une part, conseille-t-il, il ne faut pas abandonner « la politique monétaire à des technocrates, parce qu’elle nécessite le type d’arbitrage qui s’effectue dans le cadre du processus politique » mais d’autre part, il vaut mieux faire « confiance aux règles comptables (…) conçues par une instance indépendante » car des intérêts puissants peuvent, dans un cadre politique, user « de leur influence pour obtenir des normes en trompe l’œil ».⁠[101]

Mais il faut aller plus loin car la mondialisation est telle qu’une crise apparemment ponctuelle, apparemment liée à une région, voire à une entreprise, a des répercussions à travers les continents. Les crises, à l’heure actuelle, où qu’elles soient, peuvent déstabiliser le monde. Par ailleurs, des mesures profitables aux États-Unis, par exemple grâce à des subventions, cette fois, peuvent avoir de lourdes conséquences dans d’autres pays, notamment dans le tiers-monde, les États-Unis appliquant une politique de « deux poids deux mesures »[102] et n’acceptant pas nécessairement « le principe de réciprocité »[103].

Il faudra donc, et nous en reparlerons, réglementer le marché international puisque « le monde est devenu économiquement interdépendant. Ce n’est que par des accords internationaux équitables que nous parviendrons à stabiliser les marchés mondiaux. Il y faudra un esprit de coopération qui ne se gagne pas par la force, ne s’obtient pas en dictant des conditions inadaptées au beau milieu d’une crise, en intimidant, en imposant par diverses pressions des traités inégaux, en pratiquant une politique commerciale hypocrite (…) ».⁠[104]

Des traités internationaux équitables, un juste équilibre entre le marché et l’État et la promotion de valeurs fondamentales telles que la justice sociale ou le droit du citoyen à l’information, tel est le programme de réforme proposé par le prix Nobel.

Ce programme aussi sage soit-il et aussi nécessaire soit-il, paraît encore trop faible face à l’énormité du problème et à sa gravité croissante. Etant donné que « la corruption contemporaine utilise au mieux les possibilités offertes par la circulation accélérée des capitaux » et que le décalage grandit sans cesse « entre les moyens que peuvent mobiliser les grands délinquants financiers et ceux dont disposent les policiers et les magistrats chargés de les combattre », il faut certainement plus que des traités et des lois toujours en retard et aller jusqu’au cœur du mal, au cœur de l’homme⁠[105]. La répression est indispensable mais insuffisante. Des solutions techniques sont possibles et même « simples à concevoir » disent des spécialistes. L’obstacle majeur est politique : « personne ne veut se donner les moyens d’une lutte efficace contre le crime et l’argent du crime. Les raisons sont simples à comprendre : sans parler des intérêts inavouables des États ou de ceux qui les gouvernent, une réglementation (…) qui rendrait les paradis bancaires et fiscaux hors-la-loi, contredirait toute la doctrine actuelle de la mondialisation, dont le mot d’ordre tient en une seule formule : laisser faire et laisser aller. »[106]

Indépendamment de l’aspect moral du problème, il faut bien se rendre compte que la situation décrite dans les pages qui précèdent présente un danger mortel pour les libertés dans la mesure où l’on peut affirmer, sans exagérer, que « la mondialisation financière a fait entrer le cheval de Troie de la grande criminalité au cœur même des démocraties. »[107]


1. Selon le Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), « le produit criminel brut mondial (PCB) atteint aujourd’hui (2002) 1.200 milliards de dollars par an. » (PASSET R., id., p. 60).
2. Id., pp. 22-23. R. Passet cite les îles Bermudes, les îles Vierges britanniques et américaines, Grenade, les îles Caïman, les îles Fidji, Tonga, Singapour, la Polynésie française, Jersey, Guernesey, Andorre, l’île de Man, Monaco, le Luxembourg, la Suisse, le Liechtenstein, Chypre et même le Vatican. Il note que « les banques qui y résident, et qui sont souvent de simples filiales de sociétés bancaires honorablement connues dans d’autres pays, y sont pratiquement dispensées des obligations qui généralement faites ailleurs de connaître leurs clients, de s’inquiéter de la provenance de l’argent lors de l’ouverture d’un compte et de signaler à la justice tout mouvement qui leur paraît suspect ». Par ailleurs, une société dont le siège se trouve dans un de ces paradis, peut échapper en tout ou en partie aux impôts ou aux taxes. Une société endettée peut dissimuler son endettement « en créant dans quelques-uns de ces paradis bancaires et fiscaux une multitude de sociétés dont le seul objet sera de porter le passif de la société endettée. Nombre de grandes transnationales profitent largement de ces possibilités, souvent grâce à des montages financiers extrêmement complexes. » Cette situation est bien connue mais difficile à corriger. En 1996, un groupe de magistrats européens (dont le procureur du Roi à Bruxelles, Benoît Dejemeppe) a rédigé l’Appel de Genève où l’on peut lire ; « A l’heure des réseaux informatiques, d’Internet, du modem et du fax, l’argent d’origine frauduleuse peut circuler à grande vitesse d’un compte à l’autre, d’un paradis fiscal à l’autre, sous couvert de sociétés offshore, anonymes, contrôlées par de respectables fiduciaires généreusement appointées. Cet argent est ensuite placé ou investi hoirs de tout contrôle. L’impunité est aujourd’hui quasi assurée aux fraudeurs. Des années seront en effet nécessaires à la justice de chacun des pays européens pour retrouver la trace de cet argent, quand cela ne s’avérera pas impossible dans le cadre légal actuel hérité d’une époque où les frontières avaient encore un sens pour les personnes, les biens et les capitaux. » (Cité in Attac, Les paradis fiscaux, Mille et Une nuits, 2001). Un juge français décrivait ainsi le fonctionnement du système : « Il faut cinq minutes pour déposer un million de francs aux Pays-Bas, cinq autres minutes pour le transférer sur un compte britannique, cinq de plus pour le transférer une nouvelle fois sur un compte en Suisse. Enfin, il faut une journée pour se rendre dans ce pays, solder le compte, traverser la rue et ouvrir un compte dans un autre établissement helvétique (…). Le juge devra attendre six mois pour obtenir une commission rogatoire aux Pays-Bas, presque un an en Grande-Bretagne, près de six mois encore en Suisse pour s’apercevoir que le compte incriminé a été soldé. » (Rapport n° 355 du sénat français, « Répression du financement du terrorisme », annexe au procès verbal de la séance du 6 juin 2001, rapporteur André Rouvière, session extraordinaire 2000-2001).
3. Id., p. 57.
4. Id., p. 59.
5. L’argent fou, Grasset, 1990.
6. Id., p. 7.
7. Id., p. 247-248.
8. En Belgique, en 1998, plusieurs personnalités politiques socialistes (Willy Claes, Guy Coëme et Guy Spitaels) seront condamnées dans une affaire de corruption liée à l’achat des hélicoptères de combat Agusta. Mis en cause également dans cette affaire, l’industriel français Dassault sera également condamné. (Wikipedia.org). En 2006, c’est le monde du football qui sera ébranlé par une vaste affaire de corruption liée à des paris truqués.
9. En 1994, un des plus grands patrons français, Didier Pineau-Valenciennes était poursuivi, en Belgique, avec 15 autres prévenus (dont le beau-frère du président Chirac) pour faux, escroquerie, détournement et blanchiment pour un montant de 250 millions d’euros. En 2003 et 2004, ce sont des responsables de la société Elf-Total-Fina et quelques complices politiques qui sont condamnés pour surfacturations, commissions occultes, emplois fictifs, détournements. La société est aussi soupçonnée de violation des droits de l’homme en Birmanie et son soutien à des dictatures en Afrique (Congo Brazzaville, Soudan, Angola) pour protéger les intérêts de la multinationale. (Wikipedia.org).
10. Id., p. 51.
11. « La délocalisation est une opération qui consiste pour une entreprise à faire réaliser certaines tâches (fabrication de biens ou prestations de services) dans les localisations géographiques où le coût de la main d’œuvre est plus faible que celui auquel elle a accès de par l’implantation de ses opérations. La délocalisation peut s’accompagner ou non d’une externalisation : l’entreprise peut choisir ou non de confier les tâches délocalisées à un tiers ou de créer elle-même une entité (filiale par exemple) dans le lieu considéré qui recrutera des employés localement. » (Wikipedia.org).
12. A l’origine, off shore désigne une recherche ou une exploitation de pétrole en mer. Mais on parle aussi d’offshore financier. Il s’agit d’une activité qui consiste à mettre des capitaux à l’abri dans un paradis fiscal. Cela n’a rien d’illégal en soi à condition d’en déclarer l’existence. On utilise aussi l’expression « offshore developpement » pour parler de délocalisation des services (l’informatique ou les centres d’appel et administratif).(wikipedia.org). L’off shore financier offre évidemment des privilèges fiscaux mais sert aussi de refuge à l’argent sale. Il est un risque permanent de déstabilisation financière, un obstacle à la coopération judiciaire et perturbe les règles de la concurrence.( Cf. Centre d’études de la vie politique française (CEVIPOF-CNRS), Emergence du problème des » places off shore » et mobilisation internationale, Novembre 2002).
13. « Combinaison financière réunissant plusieurs entreprises sous une direction unique (…). Le trust est la forme la plus complète de la concentration des entreprises (…) ». Dans le langage courant, c’est une « entreprise assez puissante pour exercer une influence prépondérante dans un secteur économique, pour dominer le marché (…). » (R).
14. « Contrat par lequel l’acquéreur apparent d’un bien s’engage à le restituer à l’aliénateur lorsque celui-ci aura rempli les obligations qu’il a envers lui. » (R). L’auteur vise sans doute ici les fiducies étrangères qui sont des entités constituées à l’étranger afin de détenir et d’administrer des fonds ou d’autres biens pour le compte de bénéficiaires. (www.fin.gc.ca/gloss/gloss-f_f.html).
15. On évoque habituellement le portage financier et surtout le portage salarial. Le portage financier est « un achat d’actions d’entreprises avec contrat de revente ultérieur, par exemple à d’autres actionnaires de l’entreprise, leur assurant ainsi un financement-relais dans l’attente qu’ils puissent en devenir (ou redevenir) propriétaire » (wikipedia.org). Le portage salarial est interdit dans certains pays, toléré ou réglementé dans d’autres. Son principe est simple : « vous devenez salarié dans une entreprise de portage salarial. Indépendant, vous réalisez vos prestations auprès de vos clients qui payent vos honoraires à la société de portage. Cette dernière vous reverse ensuite vos revenus sous forme de salaire sans que vous ayez à vous soucier de la gestion d’une entreprise. Vous recevez alors des fiches de paye et cotisez pour la retraite et le chômage et bien qu’indépendant, vous avez alors tous les bénéfices du statut de salarié. » c(www.optioncarriere.com).
16. Minc cite les affaires Boesky, Pechiney et Recruit.
   Ivan Boesky « utilisait des méthodes frauduleuses pour obtenir de précieux renseignements au sujet des éventuelles prises de contrôle de compagnies. Certaines fusions étaient ainsi provoquées artificiellement dans l’intérêt des seuls spéculateurs. Il en résultait souvent, dans les entreprises touchées, des congédiements massifs qui n’étaient pas vraiment nécessaires » (agora.qc.ca : encyclopédie). Il fut inculpé le 18-12-1987 après avoir gagné illégalement des centaines de millions de dollars.
   L’affaire Pechiney-Triangle est un scandale politico-financier. En novembre 1988, Pechiney annonce une OPA sur la société américaine Triangle. Comme la société française est une société nationalisée, des hommes de l’appareil d’État ont été mis au courant et certains en ont profité pour commettre un délit d’initié. Les autorités boursières américaines ont dénoncé les opérations suspectes. (Wikipedia.org).
   L’affaire Recruit, au Japon, en 1989, illustre le laxisme qui présida aux transactions boursières dans ce pays. « Avant son entrée en Bourse, cette société proposa secrètement à une centaine d’élus des paquets d’actions et des « prêts » pour les « acheter », avec la promesse d’une plus-value de 30% à la première cotation. Rien n’était punissable ; l’opinion dut se contenter de la condamnation pour corruption de trois boucs-émissaires convaincus d’avoir pris, en retour, des décisions favorables à Recruit ». (BUISSOU Jean-Marie, Le marché des services criminels au japon, Les yakuza et l’État, in Critique internationale, n° 3, printemps 1999, p. 165).
17. Devant le Tribunal pénal international qui jugeait l’ancien président serbe Svobodan Milosevic (1941-2006) pour crimes de guerre, un enquêteur déclara : « Durant toute ma carrière, je n’ai jamais rencontré une structure financière offshore aussi vaste et aussi compliquée ». R. Passet qui cite ce témoignage, explique : « le système financier monté par Milosevic et les siens, pour faire en sorte que notamment ses achats d’armements échappent à tout contrôle international, brassait des sommes s’élevant à plusieurs milliards de dollars. Le système Milosevic fonctionnait en passant par des sociétés-écrans, impliquées dans la production d’armements, basées en Israël, en Russie et aux États-Unis. Le transfert des fonds s’opérait grâce à des comptes bancaires localisés non seulement dans des paradis fiscaux aussi connus que le Liechtenstein, Singapour ou Monaco, mais également en Grèce, en Allemagne, en Autriche ou à Chypre. » (PASSET, Mondialisation financière et terrorisme, op. cit., p. 62).
18. L’argent fou, op. cit., p. 78. R. Passet va même plus loin : « Il n’est pas possible (…) de rechercher les moyens de financement mondialisé de l’hyperterrorisme benladenien sans mettre le doigt, on le sait, sur les recours à l’économie et à la finance mafieuses. Mais on sait moins que le processus de développement fulgurant de cet « argent sale » dans les transactions planétaires n’a pu s’effectuer que grâce à la connivence de l’économie légale (l’argent dit « propre ») comme par une relation « systémique » inscrite dans l’hégémonisme acquis par la finance. Ainsi ne peut-on plus tracer de frontière nette entre l’économie légale et l’économie criminelle. Conséquence gravissime : la criminalisation à son tour de l’économie légale. » Comme illustration, on peut évoquer les spéculations boursières qui ont eu lieu avant et après les attentats du 11 septembre 2001. On sait que la vente de l’opium afghan a fourni d’importantes ressources à Al-Qaïda, que la famille Ben Laden a de nombreuses participations dans les sociétés off shore des paradis fiscaux. On sait aussi que la veille des attentats, « les options d’achat et de ventes de titres d’entreprises logées dans le World Trade Center (comme son principal occupant, la société Stanley Deann Witter) ou des compagnies d’aviation comme American Airlines, dont deux appareils allaient être détournés, ont été vingt-cinq ou trente fois supérieures à la normale ! Au lendemain de l’attentat, des milliers de traders dans le monde - spéculant immédiatement sur l’horreur - ont vendu les actions des compagnies d’aviation ou d’assurances pour acheter de l’or, de l’euro ou du pétrole. Aussitôt également les hedge funds (fonds spéculatifs) vendaient ces actions en masse, avant de les racheter, après les baisses massives survenues, afin d’engranger de confortables plus-values lorsque leur cours remonterait ». (PASSET, Mondialisation financière et terrorisme, op. cit., pp. 56-57)
19. L’argent fou, op. cit., p.72.
20. Pour combien de Belges, le Luxembourg et la Suisse ont représenté autre chose que des destinations de promenade ou de vacances ?
21. L’argent fou, op. cit., p.17.
22. Id., p. 15.
23. A. Minc cite le cas de Bernard Tapie « incarnation de l’argent insolent » (p.14). Il est présenté comme chanteur, homme d’affaires, homme politique (socialiste, puis radical de gauche, puis « Energie radicale »), député, ministre, député européen, présentateur et acteur (notamment dans Hommes, femmes, mode d’emploi de Claude Lelouch, 1996). Il se fit connaître par le rachat d’entreprises en difficulté qu’il revendait après redressement. « Habilement, il exigeait que les licenciements eussent lieu avant son rachat de l’entreprise, ce qui fait que son image n’était pas altérée par ceux-ci ». Il connut de nombreux démêlés judiciaires : condamnation pour corruption dans le cadre du championnat de France de football, condamnation pour fraude fiscale, difficultés judiciaires et fiscales suite à des dettes, à ses achats et reventes d’entreprises.
   Commentaire de wikipedia : « Il a suscité auprès des citoyens français à la fois de l’admiration (pour être un autodidacte) et une certaine méfiance (pour ses pratiques douteuses). Il fit envie par la possession d’un hôtel particulier (…). Ce bien immobilier fut justement richement meublé, ce qui servit lors des saisies judiciaires, par voie d’huissiers, dont il fit l’objet. » On a écrit de nombreux livres sur lui, aux titres significatifs : Tapie, les secrets de sa réussite, Le mythe Tapie, Bernard Tapie ou la politique au culot, Le flambeur : la vraie vie de Bernard Tapie, Pour ou contre Bernard Tapie, Bernard Tapie héros malgré lui.
24. L’argent fou, op. cit., p. 121.
25. Id., p. 231.
26. Id., p. 230.
27. Id., p. 232.
28. Id., p. 233.
29. Id., p.33. « La cure de désinflation que l’Occident a dû s’imposer a eu deux conséquences : le retour à des taux d’intérêt réels significatifs et l’essor de la Bourse, l’un et l’autre permettant à l’accumulation du capital (…), de reprendre son cours. » (Id., p. 91).
30. Id., p. 93.
31. Id., p. 140.
32. Pour l’auteur, « le catholicisme cloue au pilori l’argent depuis des siècles. » (op. cit., p. 9).
33. Id., p. 122.
34. Id., p. 140.
35. Id., p. 122. Minc relève quatre ambigüités dans l’écologie : une « ambigüité intellectuelle » car se mêlent science et « primitivisme » (p. 145) ; une « ambigüité politique » car ses représentants politiques doivent parler de tout et n’échappent ni aux contradictions ni à un clivage entre purs et moins purs (id.) ; une « ambigüité (…) sur l’idée même de progrès » : choisiront-ils les oiseaux et les plantes ou les exclus et les chômeurs ? (p. 146) ; enfin, une « ambigüité (…) dans la thérapeutique » : faut-il épargner les biens naturels ou réparer les dégâts ? (p. 147).
36. Id., p. 147.
37. Id., p. 247.
38. Id., p. 149.
39. Id., p. 170.
40. Id., p. 192. L’auteur déplore, en passant, la « paupérisation de l’administration », la « prolétarisation de ses agents » (p. 150), la décadence de l’éducation nationale et les pratiques douteuses qui ont aussi atteint l’État : dépenses exagérées, commissions, dessous-de-table, etc..
41. Id., p. 224.
42. Id., p. 8.
43. Id., p. 141.
44. « La peur du juge et la crainte du scandale de presse sont devenues les derniers soutiens de l’éthique » (Id., p. 237).
45. Id., pp. 217-218.
46. Id., p. 219.
47. Id., p. 220.
48. Id., p. 185.
49. Id., p. 194.
50. Id., p. 170.
51. Id., p. 153.
52. Id., p. 214.
53. Id., p. 215.
54. Id., p. 180.
55. Id., p. 50.
56. Id., p. 235.
57. La nuance est importante car, au milieu des textes qui affirment l’impuissance de l’État ou son nécessaire effacement, on trouve, par exemple, cette remarque : « le marché et le droit sont indissolubles, avers et revers d’une même réalité ! Privilégier le premier, c’est donner libre cours aux excès de l’argent fou ; s’arc-bouter au second, c’est se condamner à l’inefficacité. Au nom de l’éthique, réclamons des règles et des droits nouveaux : à l’État législateur de les produire. » (Id., p. 224).
58. COHEN-TANUGI Laurent, PUF, 1983 ; du même : Les Métamorphoses de la démocratie, Odile Jacob, 1989.
59. L’argent fou, op. cit., p. 182.
60. Id., p. 183.
61. Id., p. 193. Même si cette évocation du rôle des institutions intermédiaires doit nous faire plaisir de même que tout à l’heure la définition de l’État comme arbitre et gardien de l’éthique, on ne peut souscrire à un système où la justice distributive est affaire de marché et où la justice sociale s’établira sans doute d’elle-même .
   Le rôle du droit est de « fabriquer un jeu de pouvoirs et contre-pouvoirs » (p. 235), d’instaurer la transparence, de faire respecter les actionnaires minoritaires en imposant la représentation des salariés dans les conseils d’administration, de renforcer le pouvoir des consommateurs.
   On objectera qu’il existe, au sein de nos États, une législation qui vise les pratiques incriminées. L’auteur y répond, non sans quelque ironie, en avouant qu’elle pourrait être efficace « à quelques détails près ». Quels sont ces « détails » ?:
   « Premier détail…​ : la régulation juridique s’impose moins rapidement que le marché n’installe sa domination, de sorte que l’écart se perpétue, voire se creuse entre l’une et l’autre. (…) Deuxième détail…​ : les instruments d’intervention sont à peine forgés que l’évolution technologique et l’interprétation des acteurs mondiaux les rendent périmés ; que pèsent les limites à la concentration quand se mettent en place des monopoles mondiaux ? Troisième détail…​ : les nouvelles institutions se sentent encore infantiles ; respectueuses des positions de puissance politiques, économiques, sociologiques, elles se donnent pour mission de faire contrepoids aux excès du marché, et non de le dominer, de l’encadrer et de lui imposer de nouvelles règles. Quatrième détail et non le moindre…​ : elles n’ont pas encore intériorisé combien elles incarnaient une manifestation, nouvelle dans sa forme, de l’intérêt général. Si celui-ci ne s’identifie plus à la vulgate corporatiste du service public, il n’en a pas pour autant disparu. L’État gestionnaire n’en est plus l’expression naturelle ; les institutions juridictionnelles le sont, mais, pusillanimité ou conformisme, elles feignent de l’ignorer. Cinquième détail, le plus essentiel…​ : le jeu va plus vite que les acteurs ; le temps du marché, précède le temps du droit, de sorte qu’un abus à peine maîtrisé, un autre naît, plus insaisissable et plus discret. Les excès des concentrations économiques horizontales sont-ils mis au jour que le terrain se déplace vers les concentrations verticales. Celles-ci à peine codifiées, la partie se joue sur des modes de domination presque imperceptibles : organisation du service après-vente ; normes techniques ; synergies entre filiales. » Nous sommes sans cesse témoins d’une « poursuite entre le fait et le droit, le marché et la loi ». (Id., pp. 43-44).
62. Id., p. 75.
63. On considère souvent que « le droit est le garant de l’ordre social et son rôle moral se veut exclusivement répressif. Absurde ! Le droit est ce qu’une société en fait. Aujourd’hui, c’est le seul instrument qui serve de contrepoids au totalitarisme de l’argent. De là son identité avec la morale. » (Id., p. 224). « Plus le marché sera triomphant, plus l’exigence éthique sera forte » (p. 259) ; « dans le monde de l’argent fou, la morale est, _ long terme, le meilleur investissement. » (p. 259).
64. Id., pp. 233-234.
65. La morale en affaires se définit en trois « cercles concentriques » (p. 252) : « la loi (…) est en évolution » ; « une morale diffuse, imprécise (…) jamais codifiée, mal définie » « implicite » ; « les principes que chacun peut se fixer à lui-même en fonction de son tempérament et des ses propres choix éthiques » (p.253).
66. Id., pp. 244-245.
67. Id., p. 245.
68. Id., p. 141. « L’éthique du capitalisme se confond, jusqu’à un certain point, avec la stratégie de l’entreprise, et aucun interdit moral ne vient de ce point de vue l’obérer. Ce sont les faits qui, au dénouement, tranchent. » (Id., p. 252).
69. « Le droit ne peut certes tout codifier, sauf à conduire l’économie à l’impuissance. Le délire juridique n’est pas moins dévastateur que la folie bureaucratique. A force d’imposer des procédures pour assurer la transparence du marché, il pourrait à la limite le bloquer. C’est d’ailleurs l’argument ressassé par les partisans les plus absolutistes du marché : le « constructivisme » si honni vise autant la loi que le règlement bureaucratique. Du droit, il faut attendre quelques principes et quelques sanctions exemplaires, les fondements en quelque sorte d’une répression raisonnable. A la société, sur cette base-là, d’aller plus loin et, appuyée sur ces textes, de préserver un minimum de vertu. Aux entreprises et aux organismes professionnels d’imposer à leurs membres des règles infiniment plus exigeantes que ne le veut la loi. Question de « sécurité », car il vaut toujours mieux creuser l’écart entre la pratique et l’interdit. Question aussi de principe, afin de manifester une préoccupation éthique qui déborde le jeu normal du marché. Aux acteurs économiques qui ne sont pas en première ligne -actionnaires minoritaires, salariés - de prendre place ensuite et s’ils le veulent au cœur du système, dans les conseils d’administration, afin que leur présence tempère d’hypothétiques excès. Et à la presse enfin, une fois garanties avec certitude son indépendance et sa rigueur - l’une et l’autre ne pouvant qu’aller de pair- de jouer la fonction de cerbère qu’elle partage avec la justice. » (Id., p. 246).
70. « Une exigence morale : le droit est un substitut acceptable à l’éthique, ou du moins il en est le support. Or, dans la longue marche que représente la réhabilitation de la vertu, le rôle du droit est essentiel. Aussi s’agit-il pour le « grand réformateur », non de le créer, de le produire suivant les habitudes d’autrefois, mais de réaliser les conditions pour qu’il puisse de son propre mouvement servir de contrepoids aux excès de notre société. » (Id., p. 220).
71. « En économie, la morale rime avec le renforcement de la loi et la production d’un droit qui établissent des garde-fous. Mais, à la fin des fins, c’est à chaque individu de bâtir sa propre éthique dans un système capitaliste si facilement générateur de tentations et de facilités. A chacun sa morale ! » (Id., p. 248).
72. Id., p. 8.
73. Id., p. 250.
74. Id., p. 251. « L’exigence de vertu » s’énonce « d’abord à travers un réflexe de prudence sociale (…). Le capitalisme (…) ne fonctionne bien que dans la mesure et l’équilibre. (…) Ensuite par la peur du gendarme (…). Enfin par réflexe et weltanschauung : marché rime avec liberté et il existe, pour chacun, des limites qu’il doit imposer à sa propre liberté. » (Id., p. 249).
75. Id., p. 195. « En politique, la morale a pour nom le réformisme ; en économie, elle suppose un surcroît de droit ». (Id., p. 224).
76. Id., p. 210.
77. Id., p. 255.
78. Id., p. 258.
79. Quand le capitalisme perd la tête, Fayard, 2003.
80. Op. cit., p. 13.
81. Tout un chapitre est consacré à l’affaire « Enron » (pp. 302-328). Née en 1985, Enron était l’une des plus grandes entreprises mondiales, avec des revenus annuels rapportés de 101 milliards de dollars par an. Au départ, la société gérait honnêtement un réseau de gazoducs. Les dirigeants créèrent plus de 3000 sociétés « offshore », aux îles Caïmans, Bermudes, Bahamas.. En les faisant passer pour leurs fournisseurs, ils pouvaient contrôler les prix de l’énergie à l’abri du regard des actionnaires, des salariés et des autorités. Par un système de courtage, Enron achetait et revendait de l’électricité notamment au réseau des distributeurs de courant de l’État de Californie. En 2001, le service de contrôle de la bourse américaine (SEC) ouvrit une enquête qui aboutit à la faillite de l’entreprise et à des poursuites contre les responsables. 5000 salariés perdent leur travail, d’autres leur retraite. L’action chute de 90 dollars à 1 dollar. L’entreprise entraîne dans sa chute le cabinet Arthur Andersen chargé de la révision des comptes et d’autres groupes financiers.
82. J. Stiglitz montre les effets, durant les années 1990, des politiques conservatrices antérieures. Le fait qu’il fut président du Coucil of Economic Advisers (CEA) du président Clinton, ne l’empêche pas de relever les faiblesses ou les erreurs commises sous ce gouvernement.
83. Op. cit., p. 43.
84. Id., p. 97. En 1996, une « bulle » éclata au Japon : les prix de l’immobilier s’effondrèrent brutalement et toute l’économie du pays en fut paralysée (cf. id., p. 95). R. Passet précise que cette bulle immobilière « était constituée à 30% -avec la complicité des banques et du pouvoir politique - de prêts consentis aux mafias (les Yakusa). » (PASSET, Mondialisation financière et terrorisme, op. cit., p. 67).
85. Id., p. 44. Stiglitz emprunte cette expression à Alan Greenspan, président de la « Fed » (Federal Reserve).
86. Id., pp. 43-44. Cette première bulle spéculative, en 1637, fut appelée « bulle de la tulipomanie ». La Bruyère (1645-1696) s’est moqué de l’amateur de tulipes » dans ses Caractères.
87. Id., p. 45.
88. Exemple : « la déréglementation des télécommunications a créé les conditions de la bulle de surinvestissement qui a si bruyamment éclaté en 2001 » (Id., p. 127). « En l’espace de neuf ans, de 1992 à 2001, cette branche a vu son poids dans l’économie doubler. Elle a créé les deux tiers des nouveaux emplois et reçu le tiers des nouveaux investissements. Et elle a fait naître de nouvelles fortunes, tant chez les professionnels du secteur que chez les financiers qui montaient les transactions. » En 2002, la bulle éclate : « un demi-million d’emplois supprimés. Deux mille milliards de dollars évaporés à la bourse. L’indice Dow Jones des technologies de la communication en chute de 86% ». Ajoutons à cela des dépôts de bilan, des compagnies en faillite, des problèmes au sein des compagnies d’équipement, des compagnies du câble et de la téléphonie sans fil. (Id., pp. 131-132). Stiglitz conclut ce tableau désolant par cette constatation : « La déréglementation a déchaîné dans les télécommunications des forces puissantes, comme ses partisans l’avaient prédit. Mais celles-ci n’avaient pas pour seul objectif de meilleurs produits ; elles cherchaient à faire main basse sur tel ou tel segment du marché. La déréglementation des télécommunications a déclenché une ruée vers l’or que la déréglementation des banques a rendue incontrôlable. Quant à la réglementation laxiste de la comptabilité, elle a orienté la course dans un mauvais sens, en faisant à certains égards une « ruée vers l’infamie ». Les gagnants de ces loteries, au moins à court terme, ont été les moins scrupuleux. » (Id., pp. 132-133).
89. Id., p. 119.
90. Id., p. 128.
91. Id., p. 129.
92. Un trust peut naître et tuer la concurrence : « le cas le plus spectaculaire est évidemment celui de Microsoft, qui s’est rendu coupable de nombreuses pratiques anticoncurrentielles. Jouissant du monopole des systèmes d’exploitation, la firme refusait l’égalité d’accès aux fabricants d’applications concurrents, utilisant donc sa mainmise sur le système d’exploitation comme levier pour s’assurer une position dominante dans les logiciels. Elle a mis hors jeu des concurrents innovants comme Netscape, allant jusqu’à prévoir l’envoi de messages d’erreur si l’utilisateur tentait d’installer un programme rival. » (Id., p. 146). On sait que la fortune des responsables de Microsoft est colossale : Bill Gates (50 milliards de dollars) et Paul Allen (22 milliards).
93. Id., p. 127. La bourse est devenue « le casino du riche » (Id., p. 100).
94. Id., p. 131.
95. Id., p. 158. L’auteur dénonce notamment le système des « stock-options ». Des entreprises « donnent à leurs hauts dirigeants des options sur titre (stock-options)- le droit d’acheter des actions de la firme au-dessous du cours du marché-, puis font comme si rien d’important n’avait changé de main. » Si le système était intéressant pour les jeunes entreprises qui ne faisaient pas encore de profit, il présenta vite un autre avantage qui n’échappa pas aux colosses : « puisqu’aucune action effective n’était émise tant que l’option n’était pas levée (et le bénéficiaire pouvait attendre des années avant d’exercer son, droit d’achat), elles n’avaient pas à être inscrites aux charges d’exploitation comme une dépense que l’entreprise aurait faite pour fonctionner au cours de l’année, ni comme une dette qu’elle aurait contractée à cette fin. » (Id., pp. 157-158).
96. Ainsi, durant les années 1990, « la rémunération moyenne des hauts dirigeants des entreprise américaines s’est accrue de 442% en huit ans, de 2 millions à 10,6 millions de dollars. Rythme totalement découplé de l’évolution des salaires des cadres moyens, ou des ouvriers (…). En 1998, les directeurs ont gagné 36% de plus qu’en 1997, le col bleu moyen, 2,7%. Et chaque année l’écart a été du même ordre. Y compris en 2001, année désastreuse pour les profits et à la Bourse (…). Au Japon, le PDG gagne en général 10 fois plus que le salarié moyen ; en Grande-Bretagne, 25 fois plus ; aux États-Unis, en 2000, il a gagné 500 fois plus, contre 85 fois au début de la décennie et 42 fois vingt ans plus tôt. (…) Les conseils d’administration sont censés veiller aux intérêts de tous les actionnaires. Mais certains conseils, où les administrateurs reçoivent couramment de gros jetons de présence - 10.000, 20.000, 40.000 dollars - du seul fait qu’ils en sont membres et assistent aux réunions, se sont montrés plus soucieux de plaire au PDG que de s’acquitter de leurs responsabilités supposées vis-à-vis de leurs mandants. » (Id., pp. 167-168).
   En Belgique, si les patrons des grandes banques (Dexia, Fortis, ING) ont des rémunérations élevées (mais dans la moyenne européenne), autour de 2 millions d’euros, ceux des entreprises publiques ou mixtes ne sont pas à la portion congrue. En 2006, Johnny Thijs, patron de La Poste touchait 830.000 euros, Jannie Haek (SNCB) entre 400.000 et 500.000 euros, Didier Bellens (Belgacom), 2 millions d’euros.(La Libre Entreprise, 4-3-2006), plus précisément, pour ce dernier, en 2005, le salaire annuel de base et sa rémunération variable s’élevaient à 1,5 million d’euros brut à quoi il faut ajouter les « avantages postérieurs à l’emploi » et ceux liés aux actions, c’est-à-dire 700.000 euros. De plus, Didier Bellens aurait droit en cas de licenciement (sauf pour faute grave) à une indemnité de 5,1 millions d’euros. Les 6 autres membres du comité de direction se partagent 3,733 millions auxquels s’ajoutent 1,164 millions d’euros d’avantages liés aux actions. Le président du Conseil d’administration touche 214.000 euros et les autres administrateurs entre 82.000 et 92.000 euros. (La Libre Belgique, 12 avril 2006).
   La rémunération de ceux qu’on appelle en anglais les CEO (Chief Executive Officer) autrement dit les directeurs généraux ou administrateur délégués peuvent varier d’une année à l’autre. En 2019, c’est Jean-Christophe Tellier, patron du groupe de biopharmacie UCB qui remportait la palme en Belgique avec une rémunération globale de 5,23 millions d’euros alors que Carlos Brito (AB InBev) ne gagnait plus que 2,22 millions d’euros ayant perdu 67% de sa rémunération par rapport à 2017.
   La CNE (Centrale nationale des Employés et des Cadres du secteur privé), qui est affiliée à la Confédération des syndicats chrétiens de Belgique (CSC), a calculé que la rémunération d’un CEO d’une des 20 plus grosses sociétés belges (qui constituent ce qu’on appelle le Bel20) touchait, en 2020, 42 fois plus que le salarié médian. Un expert (Xavier Baeten professeur à la Vlerick business School à Gand) faisait toutefois remarquer : « Certes, les salaire des CEO du Bel20 est élevé mais le salaire des travailleurs de ces mêmes entreprises aussi est plus élevé, même beaucoup plus élevé en général que la moyenne. Ce n’est pas justifié de comparer le salaire d’un grand patron avec le médian belge, il faut le comparer avec un travailleur de son entreprise ». De plus, ajoutait l’expert, « La Belgique est assez modeste par rapport à d’autres pays. Si on regarde les CEO en France, aux Pays-Bas, au Royaume uni, en Allemagne, on voit que les -rémunérations en Belgique sont moins importantes.[Raison pour laquelle, peut-être, le Belge Luc Lallemand est-il devenu en 2020 patron de la SNCF Réseau
97. Le conseil d’administration d’ABB (groupe helvéto-suédois) a prétendu qu’il n’était pas au courant du montant de la retraite du président Percy Barnevick (148 millions de francs suisses) et lui a imposé la restitution de 90 millions. La société espagnole Telefonica, « pour se conformer aux règles américaines a republié ses résultats pour 2001 en remplaçant un profit de 2,1 milliard d’euros (…) par une perte de 7,2 milliards d’euros ». On pourrait évoquer aussi la société néerlandaise de produits d’épicerie Ahold et beaucoup d’autres. (Id., pp. 181-182).
98. Id., pp. 182-183.
99. Id., p. 185. « Des dirigeants déjà grassement rétribués ont utilisé pour s’enrichir personnellement l’information dont ils disposaient, alors même qu’ils exhortaient leurs salariés à se serrer la ceinture et à conserver l’argent de leur retraite en actions de la compagnie ». (Id., p. 184).
100. Id., p. 189.
101. Id., pp. 161-162. L’influence des milieux économiques sur les milieux politiques est bien connue. En mars 2006, le travailliste Tony Blair qui avait fait campagne en 1997 contre la corruption des conservateurs, était suspecté d’avoir reçu, avant les dernières élections, des « prêts » de quelque 10 millions d’euros de la part de « quatre richissimes ressortissants britanniques ».(La Libre Belgique, 22-3-2006). On a notamment cité le nom de Lakshmi Mittal (Mittal Steel), dont la fortune est estimée à plus de 23 milliards de dollars et qui se targue d’avoir la maison la plus chère du monde. Les « prêts » ont l’avantage sur les dons, de ne pas devoir être déclarés. Cette pratique est courante, dit-on, en Grande-Bretagne. Aussi, reproche-t-on à Tony Blair l’anonymat des « bienfaiteurs ».
102. Id., p. 264. Toujours dans les années 1990, « les États-Unis ont exigé des autres pays qu’ils baissent la garde face à leurs produits et éliminent toute subvention aux denrées qui les concurrençaient, mais de leur côté, il sont maintenu les barrières douanières face aux pays en développement - et continué à subventionner massivement. Les aides aux agriculteurs américains les encouragent à produire davantage, ce qui fait baisser les cours mondiaux de produits agricoles dont dépendent des pays pauvres. Pour le seul cas du coton, les subventions versées à 25.000 exploitants américains, pour la plupart très aisés, dépassent la valeur du produit lui-même, et réduisent énormément le prix du coton sur le marché mondial. Les agriculteurs américains, qui pèsent un tiers de la production mondiale totale alors que les coûts de production aux États-Unis sont le double du prix de vente international de 42 cents la livre, se sont enrichis aux dépens de 10 millions de paysans africains qui tirent de la culture du coton leurs maigres moyens de subsistance. Plusieurs pays africains ont perdu 1 à 2 % de leur revenu national - plus que l’aide au développement qu’ils reçoivent des États-Unis. Le mali, par exemple, s’est vu attribuer une aide américaine de 37 millions de dollars, mais la faiblesse des prix du coton lui en a fait perdre 43 millions. » (Id., pp. 264-265).
103. Id., p. 379.
104. Id., p. 64.
105. Laurence Vichnievsky et Eva Joly, in GREZAUD et alii, Un monde sans loi, La criminalité financière en images, op. cit., p. 11. Cet ouvrage est particulièrement éclairant. Il est né de la collaboration de magistrats belge (Benoît Dejemeppe, procureur du Roi à Bruxelles), français, italien et suisse. L’analyse est claire, précise, bien documentée. Elle montre la responsabilité de la politique extérieure des États-Unis depuis la deuxième guerre mondiale, l’impact de la crise pétrolière de 1973-1974, l’autonomie de la finance, l’économie criminelle, ses innombrables techniques et sa familiarité avec un certain capitalisme.
106. MAILLARD Jean de, in GREZAUD et alii, Un monde sans loi. La criminalité financière en images, op. cit., pp. 134-135.
107. Id., p. 135.

⁢iv. Vous avez dit « crise » ?

La crise financière mondiale de 2007-2008 confirme ce qui précède.⁠[1] « Des milliers de financiers auraient dû aller en prison » titrait le NouvelObs[2]. La crise a, en tout cas, révélé les malversations de Bernard Madoff, président-fondateur d’une des principales sociétés d’investissement de Wall Street, condamné à 150 ans de prison. Kareem Serageldin, dirigeant du Crédit suisse, fut condamné à 30 mois de prison et à 1 million de dollars d’amende. Trois autres cadres du Crédit suisse ont été licenciés et poursuivis⁠[3] et trois banquiers irlandais furent aussi condamnés.⁠[4] Mais bien des financiers aux pratiques douteuses n’ont pas été inquiété.

Pourtant, écrivait un ancien premier ministre belge, cette crise est « la plus grave crise économique et financière depuis la seconde guerre mondiale, peut-être même depuis les années trente du siècle précédent. » La crise, financière au départ, « s’est transformée entre-temps en une récession économique se caractérisant par une croissance ralentie voire négative, une augmentation du chômage, des usines en surcapacité et des fermetures d’entreprises, des régimes sociaux mis à rude épreuve, des pertes de revenus pour de nombreux ménages, des dérapages budgétaires, etc.. » De plus, elle s’est propagée à une vitesse exceptionnel. Vu son ampleur, ajoutait le Premier ministre, « il apparaît déjà clairement que les interventions politiques ne peuvent se limiter au renforcement de la régulation nationale, européenne et internationales ». Il concluait que « notre société et la politique vont subir une transformation et une transition aussi radicales que dans les années quatre-vingts après l’effondrement du bloc communiste. »[5]

Les financiers peuvent expliquer le mécanisme de « domino cascade » qui a entraîné les bouleversements et les ébranlements cités mais il vaut mieux en rechercher la cause profonde. Pour Philippe de Woot, qui fut administrateur gestionnaire de l’Institut d’Administration et de gestion de l’université de Louvain (IAG), rebaptisé Louvain School of Management, le drame a été engendré par la folie « d’avoir déconnecté l’action économique de la politique et de l’éthique », la folie « d’avoir laissé la finance dominer l’économie et subordonner l’esprit d’entreprise aux aléas de la spéculation. »[6]

Cette crise était-elle imprévisible ?⁠[7] Un vieux texte semble pourtant décrire cette crise, le divorce dénoncé par Philippe de Woot, l’« économie casino » comme il l’appelle⁠[8] : « Ce qui, à notre époque, frappe d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui, d’ordinaire, ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré. Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leu(r consentement nul ne peut plus respirer.

Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont al liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les scrupules de conscience. » Un peu plus loin, l’auteur dénonce encore « l’impérialisme économique » et « l’impérialisme international de l’argent ».

S’agit-il d’un vieil auteur marxiste, socialiste ? Non. Il s’agit du diagnostic porté par le pape Pie XI en 1931.⁠[9]

Dès lors, la crise née en 2007 ne serait-elle pas un avatar d’une crise plus ancienne, plus profonde et plus grave encore que ne le pense Yves Leterme, mais parfaitement prévisible ?

Le philosophe et historien des sciences Michel Serres, compare la crise de 2007-2008 et les crises qui ont marqué l’histoire contemporaine aux traces laissées par les tremblements de terre qui, à la fois, « révèlent et cachent une faille géante au niveau des plaques basses », faille géante qui est la cause profonde des mouvements catastrophiques perceptibles.⁠[10]

Michel Serres semble avoir raison car déjà en 1939, Wilhelm Röpke écrivait un livre intitulé La crise de notre temps qui fut publié et 1945et où l’auteur écrivait déjà que « tous les désordres économiques de notre temps ne sont que les symptômes superficiels d’une crise totale de notre société. »[11] Et il appelait à une réforme complète de la société. En 1969, le Tchèque Radovan Richta publiait La civilisation au carrefour[12]. Plus tard encore, Alfred Sauvy secouait l’opinion avec L’économie du diable, Chômage et inflation[13].

Les secousses de 2007- 2008, le krach boursier de 2000, les révoltes de la faim, mai 1968, le krach de 1929, etc., auraient été provoquées par une faille géante qu’il nous faut identifier⁠[14]

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En attendant, quelles ont été les réponses proposées ? Suivant les camps, jadis surtout, on a réclamé plus de libéralisme ou plus de socialisme. Aujourd’hui, vu le discrédit de ces vieilles idéologies, on imagine difficilement de tels recours même si, comme dit Jean-Paul II (CA) le risque existe qu’elles reprennent vigueur.⁠[15] A chaud, plusieurs ont affirmé qu’il était nécessaire de changer radicalement, de rompre avec le passé, d’inventer du neuf. Les plus radicaux se sont inscrits dans la mouvance de la nouvelle idéologie écologiste. Certains se réclamant des thèses radicales d’Ivan Illich⁠[16] ont relancé le mouvement des objecteurs de croissance⁠[17], qui était appru dans les années 70. Mais la crise, à cette époque , était clairement une crise de sens puisqu’elle éclatait au coeur d’une société de consommation florissante : l’homme refusait d’être réduit au rang de producteur et de consommateur. Pour l’essayiste Maurice Clavel, les révoltes étudiantes de 1968 révélaient l’irruption de l’Esprit Saint dans une société matérialiste. Il faut bie reconnaître que 40 ans plus tard, ce n’est plus l’Esprit qui se révolte mais le corps qui tremble pour sa survie ou, du moins, pour son bien-être. Cette différence peut nous inciter à penser que la crise s’est étendue, que la « faille » s’est élargie.

Ce courant de pensée, sous ses différentes présentations, peut conforter l’idée que les crises des XXe et XXIe siècles, et peut-être déjà au XIXe siècle, sont des épiphénomènes d’un mal, d’une erreur beaucoup plus profonde qu’il n’y paraissait.

Quoi qu’il en soit, à chaque secousse, à chaque drame économique, nos politiques promettent plus de régulation, des solutions techniques, dans l’espoir de retrouver la prospérité avec plus de sécurité. On a l’impression qu’à chaque tremblement, on cherche à recommencer comme avant, jusqu’à la prochaine bulle ou jusqu’à ce que sortent les vrais monstres, ceux de l’économie criminelle, maffieuse, dont on ne s’occupe guère. Veut-on vraiment un changement profond ?


1. Crise des « subprimes » du nom de ces « prêts immobiliers accordés à partir des années 2000 à des ménages américains qui ne remplissent pas les conditions pour souscrire un emprunt immobilier classique. » Les ménages américains s’endettent mais en 2006 les prix de l’immobilier s’effondrent tandis que les taux directeurs remontent. Dès lors, nombre de ménages ne peuvent plus honorer leurs mensualités. Les banques pâtissent de la situation non seulement aux USA où la banque Lehman Brothers fait faillite, mais aussi ailleurs dans le monde où des banques avaient investi dans ces « subprimes ». Les banques souffrent à tel point que les États doivent les soutenir financièrement. (Cf. www.lefigaro.fr)
2. 11 septembre 2018.
3. www.rts.ch 23 novembre 2013.
4. www.latribune.fr, 29 juillet 2016.
5. LETERME Yves, L’économie durable, Le modèle rhénan, Luc Pire, 2009, pp.15-17.
6. WOOT Ph. de, Lettre ouverte aux décideurs chrétiens en temps d’urgence, Fragments de sagesse pour dirigeants d’entreprise, Lethielleux/Desclée de Brouwer, 2009, pp. 37-40.
7. Yves Leterme le pense, op. cit., p. 16.
8. Op. cit., p. 41.
9. QA, 105-109.
10. SERRES Michel, Le temps des crises, Le Pommier, 2009.
11. RÖPKE W., Explication économique du monde moderne, Librairie de Médicis, 1946, pp. 284-285.
12. Editions Anthropos, 1969.
13. Calmann-Lévy 1992.
14. Les spécialistes ont identifié entre 1637, date de l’explosion de la bulle causée par la tulipomanie et 2020 pas moins d’une cinquantaine de crises. Cf. FLAMANT Maurice et SINGER-KEREL Jeanne, Les crises économiques, PUF, Que sais-je ? no 1295, 1987 ; AGLIETTA Michel, Macroéconomie financière - Tome 2 - Crises financières et régulation monétaire, La Découverte, 1995-2005.
15. CA 29.
16. 1926-2002.  Il est surtout connu pour sa théorie de la « contre-productivité ». A un certain stade de développement , les grandes institutions des sociétés industrielles nuisent à leur fonctionnement : la médecine nuit à la santé ; les transports rapides font perdre du temps ; l’école abêtit ; les moyens de communication sont si omniprésents qu’on ne se comprend plus, etc..
17. Ils sont les fils spirituels de l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) qui, en 1971, développa sa théorie de la décroissance à une époque où on était à l’apogée des « 30 glorieuses » (période de prospérité qui va de 1945 au premier choc pétrolier en 1973). A la même époque (1972), les membres du Club de Rome, sur la base d’un rapport du Massachussets Institute of Technology lançaient l’idée d’une « croissance zéro ». Ces initiatives faisaient elles-mêmes écho aux pensées anti-industrielles ou anti-machnistes en vogue au XIXe siècle. Pensons à John Ruskin (1819-1900), Henri-David Thoreau (1817-1862), Léon Tolstoï (1869-1945).

⁢v. Les chrétiens peuvent-ils aider aux corrections nécessaires, à changer de modèle social et économique ?

Pourtant, dans l’arène où s’affrontent les intérêts les plus bas et les espoirs les plus justifiés, dans cette arène où le travail, l’épargne, la générosité, la pauvreté deviennent risibles et où la liberté elle-même devient une illusion, il serait étonnant que nous, chrétiens, n’ayons pas quelques propositions salvatrices à faire. Surtout si, in fine, « au-delà de l’État et du marché », « au-delà de l’égoïsme », il s’agit de « remodeler les individus », pour parler comme Stiglitz.⁠[1] Une fois encore, il s’agit de restaurer la vraie autorité politique et donc, encore une fois, il s’agit de toucher le cœur, l’intelligence et la volonté des hommes. Les structures, les conventions, les règles, les lois, valent ce que valent les hommes.

Yves Leterme⁠[2] propose d’améliorer le modèle économique « rhénan », au moins, dit-il, aussi performant que le modèle néo-libéral anglo-saxon mais plus écologique et infiniment plus social. Mais il doit être « adapté », précise-t-il, pour faire face à la dénatalité, au vieillissement de la population, pour diminuer l’empreinte écologique, contrôler les institutions financières et tous les produits financiers, investir davantage dans l’innovation, la recherche. Or ce modèle « rhénan » qui a inspiré le « miracle allemand » dont nous avons déjà parlé⁠[3] est clairement d’inspiration démocrate-chrétienne. Y. Leterme nous donne deux autres références : l’économiste chrétien Michel Albert⁠[4] et le pape Léon XIII.

On peut évidemment s’étonner que l’ancien Premier ministre ne cite aucune des encycliques sociales qui ont suivi Rerum novarum ! Par contre, Philippe de Woot nous renvoie à l’encyclique Caritas in veritate, au Compendium, et cite de nombreux textes bibliques et auteurs catholiques.

Revenons aux fondements de la pensée sociale chrétienne.


1. Cf. op. cit., pp. 369-376.
2. Cf. op. cit..
3. Il s’agit de cette « économie sociale de marché » comme on l’appelle également, née à Fribourg-en-Brisgau, avant la seconde guerre mondiale et présentée comme un « ordo-libéralisme ». La notion d’« ordo » est explicitement empruntée à saint Augustin et renvoie à un ordre social idéal fondé sur les valeurs humaines fondamentales. Nous en reparlerons dans la dernière partie.
4. Auteur du célèbre Capitalisme contre capitalisme, Le Seuil, 1991.

⁢a. La Bible

Si l’Église a quelque chose à nous dire, son message doit s’enraciner dans les Écritures. Nous les avons déjà parcourues lorsque nous avons abordé le problème de la pauvreté mais il n’est pas inutile de relire rapidement les textes pour nous rappeler ce qui a été dit des richesses et de l’argent. Dans l’Ancien Testament, il est affirmé en maints endroits que la richesse contribue au bonheur, qu’elle est le signe de la bonté de Dieu et la caractéristique des amis de Dieu⁠[1]. La richesse est un effet de la fidélité à Dieu⁠[2] comme la pauvreté est la rançon de l’infidélité⁠[3]. On sait qu’ « une telle conception s’explique par le fait que n’existait pas encore de croyance en un « après la mort. (…) Dans un tel contexte, il était naturel de considérer les richesses et les misères des hommes comme la récompense ou la punition de leur comportement religieux ou moral. »[4]

Mais, d’une part, il serait faux de croire que les Juifs, en définitive, servait le Seigneur par intérêt, pour obtenir les biens matériels car ce qui est premier, radicalement premier, pour les Juifs, c’est la foi en Dieu et l’obéissance à sa Parole. d’autre part, il serait dangereux de penser que la situation économique est le critère qui nous permet d’ « apprécier la qualité de la relation des hommes avec Dieu ».⁠[5] Cette vision est contestée par Job qui découvre que l’infidèle peut jouir des biens qui sont refusés au juste⁠[6], que les richesses ne sont pas nécessairement un signe de la bénédiction du Seigneur, qu’elles peuvent conduire au péché et en être un signe⁠[7]. Les prophètes nous en ont convaincus par leurs dénonciations de la corruption, de l’exploitation des faibles, des inégalités, des injustices, de la cupidité, de la malhonnêteté⁠[8]. Le goût de la richesse s’est substitué à la foi en Dieu, au respect de ses commandements et à la solidarité. Ce n’est donc pas la richesse en elle-même qui est condamnée mais le statut qu’elle acquiert et l’usage que les hommes en font.

Si la richesse peut être un bien⁠[9] relatif et secondaire, ou une « source de violence et d’oppression »[10], elle est une épreuve. La richesse est dangereuse⁠[11], cause d’inquiétudes⁠[12], fragile⁠[13] et finalement vaine⁠[14] puisque la mort emporte tout. Elle est dangereuse aussi parce qu’elle peut engendrer de l’orgueil ou « un sentiment trompeur de sécurité qui détourne de la confiance en Dieu »[15]. Or il y a des biens plus importants que les biens matériels⁠[16] surtout s’ils sont mal ou trop rapidement acquis⁠[17]. Les auteurs sapientiaux qui développent cette philosophie concluent que les richesses donnent l’illusion du bonheur et qu’il vaut mieux leur préférer la Sagesse qui est le vrai trésor et mène au véritable Bien⁠[18]. Car la Sagesse donnée par Dieu⁠[19] est le « trésor inépuisable »[20] devant lequel « l’argent compte pour de la boue »[21]. Seule cette Sagesse qui vient de Dieu peut conduire à un bon usage des biens matériels, à la modération⁠[22], au détachement⁠[23]. Elle seule nous aide à surmonter l’épreuve des richesses et d’éviter leurs pièges⁠[24]. Si bien des réflexions dans l’Ancien testament renvoient à une sagesse populaire fort répandue à travers les cultures et les philosophies, nous sommes, avec l’évocation de la Sagesse à un « sommet » car « les divers traits employés pour décrire la sagesse (sainteté, immutabilité, participation à la création et au gouvernement du monde, aimée de Dieu comme une épouse, etc.) font de cet éloge de la sagesse une préparation à la théologie trinitaire ; ils seront repris par saint Jean et saint Paul et appliqués au Christ, Verbe incarné et Sagesse de Dieu ».⁠[25]

Dans le Nouveau Testament, on constate tout d’abord, que l’argent est présent dans la vie de Jésus. A sa naissance, il reçoit or, encens et myrrhe⁠[26]. Durant son ministère, des femmes nanties assistent Jésus et les Douze, de leurs biens⁠[27]. Jésus fréquente des amis riches : Joseph d’Arimathie⁠[28], Nicodème⁠[29], Simon le Pharisien⁠[30]. Avec ses disciples, il dispose d’une bourse commune⁠[31]. Bien des paraboles font intervenir l’argent : le bon Samaritain⁠[32], la femme qui a perdu une pièce d’argent⁠[33], les talents⁠[34], la veuve et les deux petites pièces⁠[35], l’impôt à César⁠[36]. Jésus reconnaît l’importance de l’argent dans la vie quotidienne.

Peut-être peut-on encore aller plus loin avec le P. E. Perrot⁠[37]. Il défend l’idée que dans la Bible, « l’argent est un mythe qui fonctionne comme 1/ un substitut du territoire 2/ vécu comme une manière tardive de désigner le Royaume 3/ qui est toujours à venir ». A partir de l’épisode où l’on voit Abraham forcer le Hittite à lui vendre un terrain⁠[38], Perrot confirme le lien établi souvent entre l’argent et le territoire. Un lien qui, à ses yeux, éclaire une attitude apparemment contradictoire de Jésus qui recommande de payer l’impôt à César⁠[39] mais de payer le didrachme au Temple uniquement pour éviter le scandale⁠[40]. Selon Perrot, « Jésus adopte donc une posture géographiquement et politiquement située, alors que, dans l’ordre religieux, il semble se placer en décalage ». L’argent a aussi une dimension religieuse. Déjà dans l’Ancien Testament, le Temple et l’argent sont liés : le Temple est recouvert d’or⁠[41]et Edras rassemble pour le Temple des tonnes d’or et d’argent⁠[42]. Dans le Nouveau Testament, malgré Mammon, l’argent va servir à désigner le Royaume à venir dans diverses paraboles : la drachme perdue⁠[43], les ouvriers de la onzième heure⁠[44], les talents⁠[45], les mines⁠[46], le bon Samaritain⁠[47]. Dans les deux premières, on voit que « le Royaume ne fait pas l’objet d’une appropriation, il est reçu. S’en approprier le symbole, l’argent, serait se condamner à n’en rien posséder ». Dans les trois dernières, « le signe monétaire se présente comme le substitut du maître absent, parti en voyage », le « gage de la présence de Jésus ». Mais quand le maître est là, le signe monétaire n’est plus utile comme semble le suggérer l’onction de Béthanie⁠[48]. Judas s’indigne que Marie ait répandu un parfum de grand prix sur les pieds de Jésus. Il aurait voulu qu’on le vende et que l’on donne l’argent aux pauvres. A quoi Jésus répond : « Les pauvres, vous les aurez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours ». C’est parce que l’argent est « le gage du Royaume, présence actuelle du Christ absent » qu’il est recommandé de vendre ses biens avant leur distribution⁠[49]. L’argent, signe d’un absent, se réfère à une communauté à venir, le Royaume, c’est-à-dire « la communauté solidaire des pauvres, communauté que justement l’argent désigne de loin ».⁠[50]

Cela dit, Jésus va néanmoins dénoncer Mammon, les pièges et la fascination de l’argent, signe ambigu, comme la Terre promise.

La violence des propos de Jésus, surtout dans l’Évangile de Luc⁠[51] et, dans une moindre mesure dans l’Évangile de Matthieu⁠[52], violence que l’on retrouvera dans l’épître de Jacques⁠[53], pourrait nous inciter à y voir une condamnation absolue.

Jésus dénonce l’argent comme « malhonnête » ou « trompeur »[54]. Malhonnête parce que souvent mal acquis ou en tout cas rarement pur de toute malhonnêteté⁠[55], trompeur « parce qu’il déçoit les espoirs que l’on met en lui quand on l’absolutise et qu’on ne le prend pas pour ce qu’il est réellement : un instrument au service de l’épanouissement de chacun, dans le souci de tous. Trompeur il l’est surtout parce qu’il rend souvent ses détenteurs incapables de regarder plus loin que leur intérêt immédiat ou de s’attacher aux véritables valeurs »[56].

L’attachement excessif est illustré par la parabole de l’homme riche qui veut bâtir de plus grands greniers en se disant : « Mon âme, tu as quantité de biens en réserve pour de nombreuses années ; repose-toi, mange, bois, fais la fête. »[57] Cet homme est, aux yeux de Dieu, « insensé »[58], non parce qu’il est riche mais parce qu’il amis sa confiance uniquement dans sa richesse sans penser à la mort : « Ainsi en est-il de celui qui thésaurise pour lui-même, au lieu de s’enrichir en vue de Dieu »[59].

L’attachement excessif est illustré encore par la parabole du pauvre Lazare et du mauvais riche qui, mort et tourmenté, supplie en vain Abraham. Non seulement, aveuglé par ses richesses, il n’a pas vu le pauvre qui gisait à sa porte, mais, en plus, il est devenu sourd à la Parole de Dieu : les riches ont, pour se guider Moïse et les prophètes et s’ils ne les écoutent pas, « même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus »[60].

De même encore, le jeune homme riche ne peut suivre Jésus jusqu’au bout parce qu’« il était fort riche »[61] : « Comme il est difficile à ceux qui ont des richesses, dira Jésus, de pénétrer dans le Royaume de Dieu ! »[62] Commentant la parabole du semeur⁠[63] qui sème au bord du chemin, sur la pierre et au milieu des épines où le grain est étouffé, Jésus précise que « ce qui est tombé dans les épines, ce sont ceux qui ont entendu, mais en cours de route, les soucis, la richesse et les plaisirs de la vie les étouffent, et ils n’arrivent pas à maturité »[64]. En somme, les richesses n’assurent pas la vie⁠[65] et elles risquent d’étouffer le cœur de l’homme. C’est « en vue de Dieu » qu’il faut s’enrichir⁠[66] et on ne peut « servir Dieu et l’Argent »[67]. Ces deux « services » s’excluent car « si, dans un cas, on se reconnaît dépendant de Dieu et des autres, dans l’autre, on se comporte comme si l’on était maître de sa vie »[68]

Pratiquement, Jésus propose deux attitudes pour « s’enrichir en vue de Dieu » : renoncer à tous ses biens⁠[69], comme les apôtres, ou utiliser les biens pour libérer et servir les autres : « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même »[70]. Cet esprit est présent déjà dans l’ancienne alliance puisqu’elle préconise l’aumône et la remise des dettes⁠[71], réglemente les gages⁠[72], instaure l’année jubilaire et interdit le prêt à intérêt.

En conclusion on peut dire que Jésus ne considère pas « l’argent et les richesses d’abord dans leur destination sociale mais dans leur rapport à Dieu »[73]. Il dénonce « l’idole que l’on se fait de soi-même dès que l’on refuse de consentir à son statut de créature », c’est-à-dire de « consentir à sa propre pauvreté ». Il montre que « le choix entre Dieu et l’Argent est de l’ordre de la foi. Car c’est à Dieu que doit revenir la première place ».⁠[74] P. Debergé ajoutera que « l’argent est un lieu de vérité » car « la manière dont on se situe vis-à-vis des biens matériels et de l’argent manifeste la nature réelle de nos attachements, de nos préoccupations, de notre foi en Dieu. »[75]

Il s’agit de savoir où va notre amour : « où est ton trésor, là sera aussi ton cœur »[76]. Dieu ou une idole ?⁠[77] La richesse ou la pauvreté ? Cette pauvreté qui est « indispensable pour entrer dans le Royaume et nécessaire pour acquérir la liberté intérieure à l’égard de l’argent »[78]. La pauvreté généreuse et accueillante que les riches sont invités aussi à pratiquer selon le conseil de Paul : « Aux riches de ce monde, recommande de ne pas juger de haut, de ne pas placer leur confiance en des richesses précaires, mais en Dieu qui nous pourvoit largement de tout, afin que nous en jouissions. qu’ils fassent le bien, s’enrichissent de bonnes œuvres, donnent de bon cœur, sachent partager ; de cette manière, ils s’amassent pour l’avenir un solide capital, avec lequel ils pourront acquérir la vie véritable ».⁠[79] En somme, pour revenir à l’analyse d’E. Perrot, « l’argent ne peut fonctionner comme gage que si l’on ne le retient pas ».⁠[80]


1. « Abraham était très riche en troupeaux, en argent et en or » (Gn 13, 2). Jacob « s’enrichit énormément et il eut du bétail en quantité, des servantes et des serviteurs, des chameaux et des ânes » (Gn 30,43). Sous Salomon, la richesse régna à Jérusalem : « Le poids de l’or qui arriva à Salomon en une année fut de 666 talents (un talent= 60,6 kgs) sans compter ce qui venait des redevances des marchands (…) Salomon surpassa en richesse et en sagesse tous les rois de la terre (…) Il rendit l’argent aussi commun à Jérusalem que les cailloux (…) » (2 Ch 9, 22-26) ; Salomon : « le plus grand de tous les rois de la terre en richesse et en sagesse » (1R 10, 23) s’entend dire par Dieu : « Et même ce que tu n’as pas demandé, je te le donne : et la richesse, et la gloire, de telle sorte que durant toute ta vie il n’y aura personne comme toi parmi les rois. » (1 R 3,13). « Ezéchias eut pléthore de richesses et de gloire » (2 Ch 32, 27). « Il y avait au pays de Ouç un homme du nom de Job. Il était cet homme, intègre et droit. Il craignait Dieu et s’écartait du mal. Sept fils et trois filles lui étaient nés. Il possédait sept mille moutons, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses et une très nombreuse domesticité. Cet homme était le plus fortuné de tous les fils de l’Orient » (Jb 1, 1-3). « Isaac fit des semailles dans ce pays et, cette année-là, il moissonna le centuple. Le Seigneur le bénit et l’homme s’enrichit, il s’enrichit de plus en plus, jusqu’à devenir extrêmement riche. Il avait des troupeaux de gros et de petit bétail et de nombreux serviteurs. Les Philistins en devinrent jaloux. » (Gn 26, 12-14). « Le seigneur est mon berger, je ne manque de rien » (Ps 23, 1).
2. « Si tu écoutes vraiment la voix du Seigneur ton Dieu en veillant à mettre en pratique tous ces commandements que je te donne aujourd’hui, alors le Seigneur te rendra supérieur à toutes les nations du pays ; et voici toutes les bénédictions qui viendront sur toi et qui t’atteindront puisque tu auras écouté la voix du Seigneur ton Dieu : Béni seras-tu dans la ville , béni seras-tu dans les champs. Béni sera le fruit de ton sein, de ton sol et de tes bêtes ainsi que tes vaches pleines et tes brebis mères. Bénis seront ton panier et ta huche. Béni seras-tu dans tes allées et venues » (Dt 28, 1-6).
   « Heureux l’homme qui craint le Seigneur et qui aime ses commandements. Sa lignée est puissante sur la terre, la race des hommes droits sera bénie. Il y a chez lui biens et richesses, et sa justice subsiste toujours » (Ps 112,1-2-3). « La bénédiction du Seigneur est la récompense de l’homme pieux, en un instant, il fait fleurir sa bénédiction » (Si 11,22).
3. « Si tu n’écoutes pas la voix du Seigneur ton Dieu en veillant à mettre en pratique tous ces commandements et ces lois (…) : Maudis seras-tu dans la ville, maudis seras-tu dans les champs. Maudits seront ton panier et ta huche. Maudit sera le fruit de ton sein et de ton sol, ainsi que tes vaches pleines et tes brebis mères. Maudit seras-tu dans tes allées et venues » (Dt 28, 15-19).
4. DEBERGE P., L’argent dans la Bible, Ni pauvre…​ ni riche, Nouvelle cité, 1999, pp 25-26. Pierre Debergé est doyen de la Faculté de théologie de l’Institut catholique de Toulouse.
5. Id., p. 26.
6. « Prêtez-moi attention : vous serez stupéfaits, et vous mettrez la main sur votre bouche. Moi-même, quand j’y songe, je suis épouvanté, ma chair est saisie d’un frisson. Pourquoi les méchants restent-ils en vie, vieillissent-ils et accroissent-ils leur puissance ? Leur postérité devant eux s’affermit et leurs rejetons sous leurs yeux subsistent. Leurs maisons en paix ignorent la peur. La férule de Dieu les épargne. Leur taureau féconde sans faillir, leur vache met bas sans avorter. Ils laissent courir leurs gamins comme des brebis, leurs enfants bondir. Ils chantent avec tambourins et cithares, se réjouissent au son de la flûte. Leur vie s’achève dans le bonheur, ils descendent en paix au séjour des morts ». (Jb 21, 7-13).
7. On peut lire déjà dans le Deutéronome : « Quand tu auras mangé et te seras rassasié (…), quand tu auras vu se multiplier ton argent et ton or, s’accroître tous tes biens, que tout cela n’élève pas ton cœur (…). Garde-toi de dire en ton cœur : ‘C’est ma force, c’est la vigueur de main qui m’ont procuré ce pouvoir.’ Souviens-toi de Yahvé ton Dieu, c’est lui qui t’a donné cette force, procuré ce pouvoir (…). » (Dt 8, 12 et 17-18).
8. Cf. Am 5,7-15 ; 8, 4-6. Mi 2, 1-2. Is 1, 21-23 ; 5, 8-10 ; 10, 1-3.
9. « Les biens du riche sont sa ville forte tandis que la pauvreté des petites gens est leur ruine » (Pr 10, 15).
10. DEBERGE P., op. cit., p. 32.
11. « Qui aime l’argent ne se rassasiera pas d’argent, ni du revenu celui qui aime le luxe. Cela aussi est vanité. » (Qo 5, 9).
12. « Doux est le sommeil de l’ouvrier, qu’il ait mangé peu ou beaucoup ; mais la satiété du riche, elle, ne le laisse pas dormir » (Qo 5, 11) ; « Les insomnies que cause la richesse sont épuisantes, les soucis qu’elle apporte ôtent le sommeil » (Si 31, 1).
13. « Il y a un mal affligeant que j’ai vu sous le soleil : la richesse conservée par son propriétaire pour son malheur. Cette richesse périt dans une mauvaise affaire ; s’il engendre un fils, celui-ci n’a plus rien en main. Comme il est sorti nu du sein de sa mère, nu, il s’en retournera comme il était venu : il n’a rien retiré de son travail qu’il puisse emporter avec lui ». (Qo 5, 12-14).
14. « Soit un homme à qui Dieu donne richesses, ressource et gloire, à qui rien ne manque pour lui-même de tout ce qu’il désire, mais à qui Dieu ne laisse pas la faculté d’en manger, car c’est quelqu’un d’étranger qui le mange : cela aussi est vanité et mal affligeant » (Qo 6, 2) ; « Ne crains pas quand un homme s’enrichit et quand la gloire de sa maison grandit. Car, en mourant, il n’emporte rien, et sa gloire ne descend pas avec lui. De son vivant, il se félicitait (…). il rejoindra le cercle de ses pères qui plus jamais ne verront la lumière. (…) L’homme dans l’opulence, mais qui n’a pas compris, est pareil au bétail sans raison » (Ps 49, 17-20 et 31).
15. DEBERGE P., op. cit., p. 36.
16. « Mieux vaut un pauvre en bonne santé et de robuste constitution qu’un riche dont le cœur est atteint. Une robuste santé vaut mieux que tout l’or du monde, un esprit rigoureux mieux qu’une immense fortune. Nulle richesse n’est comparable à la santé du corps et nul bonheur qui vaille la joie du cœur » (Si 30, 14-16). « Bonne renommée vaut mieux que grande richesse, faveur est meilleure qu’argent et or » (Pr 22, 1). « Mieux vaut un pauvre qui se conduit honnêtement que l’homme à la conduite tortueuse même s’il est riche » (Pr 28, 6).
17. « Ne t’appuie pas sur des richesses injustement acquises, elles ne te serviront à rien au jour de la détresse » (Si 5, 8). « Une richesse acquise à la hâte s’amenuisera mais celui qui l’amasse petit à petit l’augmentera » (Pr 13, 11).
18. « Acquérir la sagesse vaut mieux que l’or fin ; acquérir l’intelligence est préférable à l’argent » (Pr 16, 16). Dieu l’avait dit à Salomon : « Puisque tu as demandé cela et que tu n’as pas demandé pour toi une longue vie, que tu n’as pas demandé pour toi la richesse, mais que tu as demandé le discernement pour gouverner avec droiture, voici, j’agis selon tes paroles : je te donne un cœur sage et perspicace, de telle sorte qu’il n’y a eu personne comme toi avant toi, et qu’après toi il n’y aura personne comme toi » (1 R 3, 11-12).
19. « …​je ne pourrais devenir possesseur de la sagesse que si Dieu me la donnait... » (Sg 8, 21).
20. Sg 8, 18.
21. Salomon parle : « Je l’ai préférée aux sceptres et aux trônes et j’ai tenu pour rien la richesse en comparaison d’elle. Je ne lui ai pas égalé la pierre la plus précieuse ; car tout l’or, au regard d’elle, n’est qu’un peu de sable, à côté d’elle, l’argent compte pour de la boue. Plus que santé et beauté je l’ai aimée et j’au préféré l’avoir plutôt que la lumière, car son éclat ne connaît point de repos. Mais avec elle me sont venus tous les biens et, par ses mains, une incalculable richesse. De tous ces biens je me suis réjoui, parce que c’est la Sagesse qui les amène (…) Elle est pour les hommes un trésor inépuisable, ceux qui l’acquièrent s’attirent l’amitié de Dieu, recommandés par les dons qui viennent de l’instruction » (Sg 7, 8-14). »Si, dans la vie, la richesse est un bien désirable, quoi de plus riche que la Sagesse qui opère tout ? » (Id., 8, 5). »Si dans la vie, la richesse est un bien désirable, quoi de plus riche que la sagesse , qui opère tout ? » (Sg 9, 5).
22. « Ne me donne ni indigence ni richesse ; dispense-moi seulement ma part de nourriture, car, trop bien nourri, je pourrais te renier en disant : « Qui est le seigneur ? » (Pr 30, 7-9).
23. Souvenons-nous d’Abraham très riche mais qui a tout quitté pour aller vers la terre indiquée par Dieu (Gn 12, 1-12).
24. « Celui qui aime l’or ne saurait rester juste et celui qui poursuit le gain se laissera fourvoyer par lui. Beaucoup ont été livrés à la ruine à cause de l’or et leur perte est arrivée sur eux. C’est un piège pour ceux qui en sont entichés et tous les insensés s’y laissent attraper. Heureux l’homme riche qu’on trouve irréprochable et qui n’a pas couru après l’or. Qui est-il, que nous le félicitions ? Car il s’est comporté de façon irréprochable parmi son peuple. Qui a subi cette épreuve et s’en est bien tiré ? Il a bien lieu d’en être fier. Qui a pu commettre une transgression et ne l’a pas commise, faire le mal et ne l’a pas fait ? Alors, il sera confirmé dans sa prospérité et l’assemblée énumérera ses bienfaits » (Si 31, 5-11).
25. PINCKAERS S., L’Évangile et l’argent, Évangile aujourd’hui, sd, p. 8. Cf. Bible de Jérusalem, p. 971, note c.
   qu’en est-il dans la pensée juive contemporaine ? Le P. Perrot nous en donne une idée à partir d’une conférence donnée, en 1998, par le rabbin Riveline, professeur d’économie à l’Ecole des Mines de Paris. Selon ce rabbin, quatre principes doivent guider la pratique:
   1. « La sainteté est compatible avec la richesse. Mieux, le travail productif est une obligation religieuse. On peut évoquer le quatrième commandement concernant à la fois le repos du sabbat…​ et l’obligation de travailler durant six jours. « Durant six jours tu travailleras, et tu feras tout ton ouvrage ; mais le septième jour est un jouir de chômage consacré à Dieu » (Ex 2). L’histoire juive est remplie de saints hommes qui ont eu à cœur de concilier étude de la Torah et travail productif. Maïmonide était médecin. Et certains soulignent que le travail de la finance a pour avantage de laisser beaucoup de temps pour l’étude de la Torah. »
   2. « Le devoir du riche est de donner au moins 10% de sa richesse au pauvre, mais jamais plus de 20%. Le rabbin professeur Riveline commente ainsi : « Lorsque le riche donne moins, il est considéré comme un voleur (…). Au-delà de 20% de don, le riche mettrait alors sa fortune en péril. Or, s’il est riche, c’est parce que Dieu lui a confié la gestion du monde pour une part plus grande que les autres, et il n’a pas le droit de se dérober à cette mission ». »
   3. « Le riche ne doit pas abuser de la faiblesse de son partenaire. Cela est vrai dans le prêt à intérêt comme dans tout commerce. »
   4. « Le juste prix est déterminé, soit par « un marché suffisamment transparent pour que le prix qui en résulte puisse être considéré comme juste, soit il y a recours _ un tribunal, qui juge et apprécie la justesse du prix pratiqué ». » (E. Perrot, in La Lettre d’Information de la Conférence des évêques de France, SNOP n° 1063, 17 décembre 1999).
26. Mt 2, 11.
27. Lc 8, 3.
28. Mt 27, 57-60.
29. Jn 3, 1 ; 19, 39.
30. Lc 7, 36 et svts.
31. Jn 12, 6 et 13, 29.
32. Lc 10, 30-35.
33. Lc 15, 10.
34. Mt 25, 24-29.
35. Mc 12, 43-44.
36. Mc 12, 13-17. « Comme si, commente P. Debergé, pour rendre à Dieu ce qui est à Dieu, il fallait commencer par rendre à César ce qui est à César. » (Op. cit., p. 50).
37. L’argent, Lectures bibliques d’un économiste, in Bible et économie, Lessius, 2003, pp. 109-116. Le P. Etienne Perrot sj est économiste, professeur au Centre Sèvres et à l’Institut catholique de Paris.
38. Gn 23, 16.
39. Mt 22, 21.
40. Mt 17, 24-27.
41. 1 R 5, 5-6, 38.
42. Esd 8, 26-27.
43. Lc 15, 8-10.
44. Mt 20, 1-16.
45. Mt 25, 14-30.
46. Lc 19, 12-27.
47. Lc 10, 29-37.
48. Jn 12, 1-11.
49. Cf. Mt 19, 21 ; Mc 10, 21 ; Lc 18, 22 ; Lc 12, 33.
50. E. Perrot note que « j’accepte un billet de banque dans la seule mesure où j’ai confiance dans la communauté qui me fournira, plus tard, les biens et services dont ma vie aura besoin ». Il rappelle aussi le rapprochement qui a été souvent fait entre  »les deux blancheurs ; celle de l’argent (métal blanc) et celle de l’hostie, également ronds. (…) L’hostie peut (…) être vue comme le gage du Royaume à venir. »
51. « Malheur à vous, les riches ! car vous avez votre consolation. Malheur à vous qui êtes repus maintenant ! car vous aurez faim. Malheur à vous qui riez maintenant ! car vous connaîtrez le deuil et les larmes. » (Lc 6, 24-25).
52. Luc radicalise les exigences du Christ. Dans l’épisode du « riche notable », Jésus dit, chez Matthieu : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres » (Mt 19, 21) ; chez Luc, la condition disparaît : « Tout ce que tu as, vends-le et distribue-le aux pauvres » (Lc 18, 32). Chez Matthieu, Jésus dit « A qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos » (Mt 5, 42) ; Luc renforce la recommandation : « A quiconque te demande, donne, et à qui t’enlève ton bien, ne le réclame pas » (Lc 6, 30). A Matthieu qui écrit « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs percent et cambriolent » (Mt 6, 19), Luc ajoute : « Vendez vos biens, donnez-les en aumône. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, où ni voleur n’approche ni mite ne détruit » (Lc 12, 33).A l’appel de Jésus, Matthieu note que Jacques et Jean « laissant la barque et leur père, le suivirent » (Mt 4, 22), Marc que « laissant les filets, ils le suivirent » (Mc 1, 18), Luc, lui, écrit : « laissant tout, ils le suivirent » (Lc 5, 11). A propos de la vocation de Lévi, Matthieu et Marc écrivent : « se levant, il le suivit » (Mt 9, 9 et Mc 2, 14) ; Luc, de son côté, écrit : « quittant tout et se levant, il le suivait » (Lc 5, 28).
53. Jc 5, 1-5. Jacques reprend les malédictions de Jésus avec quelques emprunts à l’Ancien testament (Ez 24, 13 ; Ml 3, 5 ; So 1, 8, 12, 13) : « Eh bien, maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous : elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voyez : la salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez vécu sur terre dans la mollesse et le luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste : il ne vous résiste pas. »
54. Lc 16, 9-11.
55. Cf. notes de la Bible de Jérusalem et de Maredsous.
56. DEBERGE P., op. cit., pp. 51-52. L’aveuglement du riche est exprimé de manière saisissante dans l’Apocalypse. Dieu parle : « Tu t’imagines : me voilà riche, je me suis enrichi et je n’ai besoin de rien ; mais tu ne le vois donc pas : c’est toi qui es malheureux, pitoyable, pauvre, aveugle et nu ! Aussi, suis donc mon conseil : achète chez moi de l’or purifié au feu pour t’enrichir ; des habits blancs pour t’en revêtir et cacher la honte de ta nudité ; un collyre enfin pour t’en oindre les yeux et recouvrer la vue. » (Ap 3, 17-18).
   E. Perrot explique que l’argent est trompeur dans la mesure où il objective le désir qui est au fondement de la vie économique : « En faisant passer des rapports humains pour des rapports entre des choses homogènes (car mesurables), l’argent adoucit le heurt des singularités affrontées, au prix d’une réduction à l’unidimensionnel monétaire. Cette réduction est vécue sans phrases dans ces lieux où dit-on, chacun ne vaut que le montant de ses revenus. » L’argent peut ainsi nous entraîner dans une « logique purement quantitative ». Que l’on cherche à accumuler ou à donner, cette logique est perverse car l’accumulation est sans fin et le chrétien n’a « jamais fini de payer ses dettes envers les frères ». On en éprouve soit de la morosité soit de la mauvaise conscience, « filles d’un même désir perverti qui voit dans l’accumulation d’argent la réponse à un manque fondamental. » Trompeur, l’argent l’est aussi parce qu’il donne « l’illusion d’une souveraineté sur le monde ». Claudel a dénoncé cette « fausse indépendance » dans L’échange : « L’argent est une espèce de sacrement matériel qui nous donne la domination du monde moyennant un contrôle sur notre goût de l’immédiat ». « Il y a domination du monde…​ mais toujours pour demain », conclut E. Perrot (Op. cit., pp. 58-60).
57. Lc 12, 19.
58. « Insensé, cette nuit même, on va te redemander ton âme. Et ce que tu as amassé, qui l’aura ? » (Lc 12, 20).
59. Lc 12, 21.
60. Lc 16, 19-31. Déjà dans l’Ancien Testament, on dénonce l’accaparement qui remplace la confiance en Dieu et le souci des autres. Dans le désert, Moïse avait recommandé aux Hébreux de ne pas mettre en réserve la manne envoyée par le Seigneur. Mais « certains n’écoutèrent pas Moïse et en mirent en réserve jusqu’au lendemain, mais les vers s’y mirent et cela devint infect. Moïse s’irrita contre eux. » (Ex 16, 19-20).
61. Lc 18, 18-23.
62. Lc 18, 24.
63. Lc 8, 5-8.
64. Lc 8, 14.
65. « Attention ! gardez-vous de toute cupidité, car, au sein même de l’abondance, la vie d’un homme n’est pas assurée par ses biens. » (Lc 12, 15).
66. « Voilà pourquoi je vous dis : ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. Car la vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement. (…) Ne cherchez pas ce que vous mangerez et ce que vous boirez ; ne vous tourmentez pas. Car ce sont là toutes choses dont les païens de ce monde sont en quête ; mais votre Père sait que vous en avez besoin. Aussi bien, cherchez son Royaume, et cela vous sera donné par surcroît. (…) Vendez vos biens, et donnez-les en aumône. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, où ni voleur n’approche ni mite ne détruit. Car où est votre trésor, là aussi sera votre cœur. » (Lc 12, 22-23 ; 29-31 ; 33-34).
67. Lc 16, 13.
68. DEBERGE P., op. cit., p. 62.
69. « Quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple ».(Lc 14, 33). La Bible de Jérusalem considère que l’avertissement vaut pour tous.
70. Lc 3, 11. Zachée décide de donner la moitié de ses biens aux pauvres et de rendre le quadruple de ce qui aurait été extorqué. Jésus lui dit: « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison » (Lc 19, 8-9). Luc lui-même n’envisage pas systématiquement l’abandon des richesses puisqu’il rappelle aussi cette parole de Jésus, dans la parabole de l’intendant infidèle qui, pour se faire des amis, remet une partie des dettes dues à son maître : « faites-vous des amis avec le malhonnête Argent, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles » (Lc 16, 9). S. Pinckaers remarque que « l’argent peut donc devenir l’instrument de la générosité qui entraîne l’homme à la suite du Christ vers le Royaume de Dieu et qui subvient aux besoins d’autrui, aux nécessités des pauvres, de manière à faire naître entre les hommes une amitié évangélique. Alors que l’amour de l’argent cause l’injustice et suscite l’inimitié - c’est pour cela que l’argent est dit malhonnête -, la générosité évangélique réussit à user de l’argent pour fonder l’amitié entre les hommes ; les biens matériels peuvent alors ouvrir l’accès à une richesse d’un autre ordre dans le Royaume de Dieu, désigné par l’expression imagée de « tentes éternelles. Voilà dans quelle vue le Seigneur nous pousse à amasser des trésors dans le ciel. » (Op. cit., p. 14). E. Perrot commente le même passage en ces termes : « Par l’usage qu’il fait de l’argent, l’intendant annonce une bonne nouvelle : le Dieu scrutateur qui demande des comptes est remplacé par la communauté de frères et sœurs qui l’accueilleront dans les demeures éternelles. Cela par la vertu de l’argent, comme semble le souligner la morale de l’histoire (…). Ici encore l’argent joue comme une sorte de « sacrement matériel » selon le mot de Claudel, selon le mot de Claudel présentant sa pièce de théâtre, L’échange, où l’argent tient le rôle principal » (Op. cit., p. 116).
   Par ailleurs, Paul dira : «  Il ne s’agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu’il faut, c’est l’égalité. Dans le cas présent, votre superflu pourvoit à leur dénuement, pour que leur superflu pourvoie aussi à votre dénuement. Ainsi se fera l’égalité, selon qu’il est écrit : Celui qui avait beaucoup recueilli n’eut rien de trop, et celui qui avait peu recueilli ne manqua de rien (Ex 16, 18) » (2 Co 8, 13-14).
71. Dt 15, 1-3.
72. Ex 22, 25: « Si tu prends en gage le manteau de quelqu’un, tu le lui rendras au coucher du soleil ». L’esprit de cette règle est qu’on ne peut enlever aux débiteurs ce qui est vital pour eux : « On ne prendra pas en gage le moulin ni la meule : ce serait prendre la vie même en gage » (Dt 24, 6). Même la dignité du débiteur sera respectée : « Si tu prêtes sur gages à ton prochain, tu n’entreras pas dans sa maison pour saisir le gage, quel qu’il soit. Tu te tiendras dehors et l’homme auquel tu prêtes t’apportera le gage dehors » Dt, 24, 10).
73. P. Debergé confirme ici cette réflexion de S. Pinckaers: « L’Évangile n’entre (…) pas, de prime abord, dans le domaine social et économique ; il ne prend pas directement parti dans l’éternel conflit qui oppose riches et pauvres. Son exigence va plus loin : il nous appelle et nous contraint à descendre au profond de nous-mêmes, là où retentit la parole de Dieu, où se forme l’amour du Christ et de nos frères » (Op. cit., p. 19).
74. DEBERGE P., op. cit., p. 66 et 68. Cf. Mt 13, 45-46: « Le Royaume des Ceux est encore semblable à un négociant en quête de perles fines : en ayant trouvé une de grand prix, il s’en est allé vendre tout ce qu’il possédait et il l’a achetée ».
75. Id., p. 140.
76. Mt 6, 21. Le problème n’est pas d’avoir des richesses mais d’aimer les richesses. « Nul, dit Jésus, ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre ». Et Luc note : « Les Pharisiens, qui sont amis de l’argent, entendaient tout cela et ils se moquaient de lui » (Lc 16, 13 -14). Paul dira : « La racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent » (1 Tm 6, 10).
77. Cf. Paul : « Ni le fornicateur, ni le débauché, ni le cupide - qui est un idolâtre - n’ont droit à l’héritage dans le Royaume du Christ et de Dieu. » (Ep 5, 5).
78. PINCKAERS S., op. cit., p. 12. Paul témoigne de cette liberté : « Je sais me priver comme je sais être à l’aise. En tout temps et de toutes manières, je me suis initié à la satiété comme à la faim, à l’abondance comme au dénuement. Je puis tout en Celui qui me rend fort » (Ph 4, 12-13).
79. 1 Tm 6, 17-19.
80. Op. cit., p. 117.

⁢b. Les Pères de l’Église

[1]

Force est de constater que les Pères de l’Église vont, à partir des Écritures, transmettre à travers les siècles une leçon simple -on a envie de dire : un peu simplifiée- qui tient en deux grands préceptes : la richesse doit être bien utilisée et le prêt à intérêt banni.

Avant d’aborder la question du prêt à intérêt qui mérite un développement à part, il n’est pas inutile de revenir au problème soulevé par la richesse face à la pauvreté. Il a déjà été étudié précédemment mais la conception défendue par certains Pères va retentir si longuement dans l’Église qu’il faut la garder bien en mémoire pour comprendre le retard accumulé par l’enseignement du Magistère sur les questions financières.

Comment les Pères de l’Église considèrent-ils la richesse ? Rappelons-nous.

Clément d’Alexandrie⁠[2] a consacré un petit ouvrage à la question ; Quel riche peut être sauvé ?[3]. Partant de la parole de Jésus : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux »[4], Clément estime que le « dégraissement » nécessaire au passage est d’ordre spirituel et non matériel. Là se trouve la spécificité chrétienne. En effet, « ce n’est point une grande innovation que renoncer aux richesses et les distribuer aux besogneux et aux indigents. Beaucoup l’ont fait avant la venue du Sauveur, qui voulaient du loisir pour s’adonner à l’étude des lettres et à de mortes sciences ou briguaient le vain renom d’une gloire frivole ;, les Anaxagore[5], les Cratès[6] ». Jésus donc « n’ordonne pas une action visible, comme les philosophes antiques mais quelque chose de plus grand, de plus divin, de plus parfait : il veut que nous purifiions nos âmes et nos cœurs des passions, que nous déracinions et jetions loin de nous les choses étrangères ». Pour ce qui est des richesses matérielles, il en faut une certaine quantité car « il est strictement impossible à celui qui manque du nécessaire de ne point voir briser son courage et son âme se détourner des sujets plus importants lorsqu’il s’évertue par tous les moyens à trouver sa subsistance ». De plus, « qui nourrirait le pauvre, qui désaltérerait l’assoiffé, qui couvrirait l’homme nu et abriterait le vagabond, si nous cherchions à devenir plus pauvres que le pauvre ? » On ne peut donc interpréter littéralement la parole de Jésus. Non seulement le Maître lui-même s’est fait inviter chez les riches mais, de plus, il nous demande de secourir les malheureux : comment pourrions-nous le faire en renonçant à nos biens ? En conclusion, il ne faut pas décrier la richesse « puisqu’elle n’est en soi ni bonne ni mauvaise, mais parfaitement innocente. De nous seuls dépend l’usage, bon ou mauvais, que nous en ferons : notre esprit, notre conscience ont entière liberté de disposer à leur guise des biens qui leur ont été confiés. Détruisons, non pas nos biens, mais les passions qui en pervertissent l’usage ». Notons, au passage, que pour Clément, la pauvreté est un mal mais un état naturel grâce auquel on peut pratiquer non le partage qui impliquerait un souci d’égalité mais l’aumône.

En tout cas, l’Église interviendra régulièrement, dans les premiers temps⁠[7] comme dans les siècles suivants, pour refuser l’interprétation radicale de la parole de Jésus qui « condamne la possession des richesses et fait du partage des biens une obligation stricte et une nécessité de salut »[8].

Guidée par la description du jugement dernier⁠[9], l’Église ne cessera pas de rappeler aux riches leurs devoirs envers les pauvres avec plus ou moins de sévérité. Saint Augustin⁠[10] dira : « Au jugement dernier, le Seigneur ne dira pas : « Venez prendre possession du Royaume, vous avez vécu chastement, vous n’avez fraudé personne, vous n’avez pas opprimé le pauvre, vous n’avez franchi les limites de personne, vous n’avez trompé personne par serment ». Il n’a pas dit cela mais : « Recevez le Royaume, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ». Quelle est donc l’excellence de ce point, puisque le Seigneur l’a mentionné tout seul, à l’exclusion de toute le reste ! (…) A l’égard de ceux qu’il va condamner, et plus encore à l’égard de ceux qu’il va couronner, il tiendra compte des seules aumônes, comme s’il disait : « Si je vous examinais et vous pesais en scrutant avec soin toutes vos actions, il serait bien difficile de ne point trouver de quoi vous condamner. Mais, allez dans le Royaume, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ». Ce n’est pas parce que vous n’avez pas péché que vous entrez dans le Royaume, mais parce que, par vos aumônes, vous avez expié vos péchés. »[11]

Cette interprétation, commente le P. Faux⁠[12], « définit pour longtemps le rapport des pauvres et des riches en termes d’utilité réciproque en vue du salut. Dans sa version la plus terre à terre, si l’on ose dire, cette tradition pourrait s’exprimer comme suit: il faut qu’il y ait des pauvres pour que les riches aient l’occasion de faire l’aumône et d’expier ainsi leurs péchés pour obtenir le salut. » Avec les abus que nous avons déjà dénoncés.

Dans ces conditions, l’inégalité paraît providentielle : « Si nous faisons bien attention, déclare Césaire d’Arles, le fait que le Christ a faim dans les pauvres nous est profitable. En effet, Dieu a permis qu’il ya ait des pauvres dans ce monde, pour que tout homme eût le moyen de racheter ses péchés ; car s’il n’y avait pas de pauvres, personne ne ferait l’aumône, personne n’obtiendrait de pardon. Car Dieu pouvait faire tous les hommes riches, mais il a voulu nous venir en aide par la misère des pauvres, afin que le pauvre par la patience et le riche par l’aumône puissent mériter la grâce de Dieu. (…) Sois attentif et vois : un sou d’un côté et le royaume de l’autre. Quelle comparaison y a-t-il, frère ? Tu donnes un sou au pauvre et du Christ tu reçois le Royaume ; tu donnes un morceau de pain et du Christ tu reçois la vie éternelle ; tu donnes un vêtement et du Christ tu reçois la rémission de tes péchés. »[13]

L’aumône n’est pas facultative⁠[14] : « Si le riche ignore le pauvre, s’il ne vient pas en aide à ses besoins, il le vole, il le tue »[15]. Il le vole parce qu’à l’origine de la richesse, du « malhonnête argent », il y a toujours quelque injustice , quelque violence : « Pourrais-tu, demande Jean Chrysostome, en remontant de génération en génération me montrer que (tes biens) ont été justement acquis ? Non, tu ne le pourrais pas et, nécessairement à leur origine et à leur source, il y a eu quelque injustice. Pourquoi ? Parce que Dieu, à l’origine, n’a pas créé de riche et de pauvre ; il n’a pas non plus amené l’un en présence d’une masse d’or et empêché l’autre de le découvrir mais il a livré à tous la même terre. »[16] Malheureusement, comme nous l’avons vu, la voix de Jean Chrysostome ou encore celle de saint Grégoire le Grand, qui, comme saint Paul plus tard, ne considèrent pas l’inégalité comme providentielle et qui réaffirment la destination universelle des biens, sera étouffée par la tradition augustinienne dans une société hiérarchisée⁠[17]. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que la notion de justice sociale entrevue par saint Thomas, s’impose dans le discours de l’Église.


1. Nous suivrons ici l’article de FAUX J.-M., L’argent et le salut, Du bon usage des richesses d’après quelques Pères de l’Église, in Argent sage , argent fou, Lumen Vitae, décembre 1997, n° 4, pp. 376-383. Le P. Jean-Marie Faux sj fut professeur à l’IET, collaborateur du centre AVEC (Centre d’études des problèmes de société).
2. Entre 150 et 216.
3. Patrologie grecque, t. 9, col. 603-651.
4. Mt 19, 24.
5. Philosophe présocratique, entre 500 et 428.
6. Philosophe cynique du IVe s. avant J.-C.. Il fut un des maîtres de Zénon de Cittium, le fondateur du stoïcisme.
7. J.-M. Faux cite le Concile régional de Granges, en Asie Mineure (vers 341) qui déclare : « Nous avons rédigé cet écrit non pour exclure ceux qui, dans l’Église de Dieu, veulent pratiquer l’ascétisme, conformément aux règles de l’Écriture sainte, mais pour exclure ceux qui, n’ayant que leur orgueil pour ascétisme, veulent s’élever au-dessus de ceux qui mènent une vie ordinaire, et introduire des nouveautés également opposées à l’Écriture Sainte et aux canons ecclésiastiques. Nous aussi, éprouvons de l’admiration pour la virginité unie à l’humilité ; nous louons la continence jointe à la piété et à la dignité ; nous comprenons que l’on s’éloigne des affaires du monde par humilité. Mais nous estimons vénérable l’état de mariage et nous ne méprisons pas la richesse unie à la justice et à la bienfaisance ». (Epilogue du Concile).
8. FAUX J.-M., op. cit., p. 378.
9. Mt 25, 31-46.
10. 354-430.
11. Sermon 58, in Patrologie latine, t. 28, col. 407-406. Cf. « Comme l’eau éteint le feu qui flambe, ainsi l’aumône efface les péchés » (Si 3, 30).
12. Op. cit., p. 380.
13. Sermons au peuple, II, in Sources chrétiennes, n° 243, pp. 73-75.
14. Cf. « Il n’y a pas de bonheur pour celui qui persévère dans le mal et qui se refuse à faire l’aumône » (Si 12, « ) ; « Qui donne à l’indigent ne manquera de rien, qui refuse de le regarder sera couvert de malédictions » (Pr 28, 27).
15. J.-M. Faux appuie cette affirmation d’une citation de Basile de Césarée (330-379) : « Celui qui dépouille un homme de ses vêtements aura nom de pillard. Et celui qui ne vêt point la nudité du gueux, alors qu’il peut le faire, mérite-t-il un autre nom ? A l’affamé appartient le pain que tu gardes. A l’homme nu, le manteau que recèlent tes coffres. Aux va-nu-pieds, la chaussure qui pourrit chez toi. Au miséreux, l’argent que tu tiens enfoui. Ainsi opprimes-tu autant de gens que tu en pouvais aider. (…) Si chacun ne gardait que ce qui est requis pour les besoins courants, et que le superflu, il le laissât aux indigents, la richesse et la pauvreté seraient abolies. (…) Pourquoi es-tu riche et celui-là pauvre ? N’est-ce pas uniquement pour que ta bonté et ta gestion désintéressée trouvent leur récompense, tandis que le pauvre sera gratifié des prix magnifiques promis à sa patience ? (…) Que répondras-tu au juge, toi qui revêts les murs et ne veux vêtir un homme ? Toi qui te pares les cheveux et vois avec indifférence le hideux aspect que présente ton frère ? Toi qui laisse pourrir le blé et refuses de nourrir ceux qui ont faim ? Toi qui enfouis l’or et méprises celui qui s’étrangle ? » (Homélie sur les riches, in Patrologie grecque, t. 31, col. 278-304).
16. Homélie 12 sur 1 Ti 4, in Patrologie grecque, t. 62, col. 562-563.
17. Cf. saint Grégoire le Grand (540-604) : « La terre est commune à tous les hommes et, par conséquent, les aliments qu’elle fournit, elle les produit pour tous communément ?. C’est donc à faux que se jugent innocents ceux qui réclament pour leur usage privé le don que Dieu fit pour tous. Ces hommes qui ne font point l’aumône des biens qu’ils ont reçus, se rendent coupables de la mort de leurs frères, en ce sens qu’ils laissent chaque jour périr à peu près autant d’hommes qu’ils retiennent par avarice de subsides nécessaires aux pauvres gens qui meurent de faim. C’est qu’en effet, quand nous donnons aux miséreux les choses indispensables, nous ne leur faisons pas de largesses personnelles : nous leur rendons ce qui est à eux. Nous remplissons bien plus un devoir de justice que nous n’accomplissons un acte de charité. » (Liber Regulae pastoralis, 3e partie, ch. 21, in Patrologie latine, t. 77, col. 87-89). Et Ambroise de Milan (333?-397) : « Ce n’est pas ton bien que tu distribues au pauvre, c’est seulement sur le sien que tu lui rends. Car tu es seul à usurper ce qui est donné à tous pour l’usage de tous. La terre appartient à tous et non aux riches ! » (Sur Naboth, XII, 53, in Patrologie latine, 14, 747).

⁢Chapitre 3 : Le prêt à intérêt et la banque

« Prêter à son prochain, c’est pratiquer la miséricorde…​ »[1]

En dehors de ces réflexions générales sur la pauvreté et la richesse, pendant des siècles, l’attention des chrétiens va surtout se focaliser sur le problème particulier du prêt.

Quelques extraits de l’Ancien testament vont servir de référence à cette réflexion. Il semble, dans la première Alliance, que le prêt à intérêt soit à condamner sévèrement : « Si tu prêtes de l’argent à un compatriote, à l’indigent qui est chez toi, tu ne te comporteras pas envers lui comme un prêteur à gages, vous ne lui imposerez pas d’intérêts »[2] ; « Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère, qu’il s’agisse d’un prêt d’argent, ou de vivres, ou de quoi que ce soit dont on exige intérêt. A l’étranger tu pourras prêter à intérêt, mais tu prêteras sans intérêt à ton frère, afin que Yahvé ton Dieu te bénisse en tous tes travaux, au pays où tu vas entrer pour en prendre possession »[3] ; « Si ton frère qui vit avec toi tombe dans la gêne et s’avère défaillant dans ses rapports avec toi, tu le soutiendras à titre d’étranger ou d’hôte et il vivra avec toi. Ne lui prends ni travail ni intérêts, mais aie la crainte de ton Dieu et que ton frère vive avec toi. Tu ne lui donneras pas d’argent pour en tirer du profit ni de la nourriture pour en percevoir des intérêts ; je suis Yahvé votre Dieu qui vous ai fait sortir du pays d’Égypte pour vous donner le pays de Canaan, pour être votre Dieu. » ⁠[4] L’homme juste « n’opprime personne, rend le gage d’une dette, ne commet pas de rapines, donne son pain à qui a faim et couvre d’un vêtement celui qui est nu, ne prête pas avec usure, ne prend pas d’intérêts (…) »⁠[5]. Quand on demande à. « Yahvé, qui logera sous ta tente, habitera ta sainte montagne ? », le psalmiste répond : celui qui, notamment, « ne prête pas son argent à intérêt »[6]. Par contre, le fils « violent et sanguinaire » qui « prête avec usure et prend des intérêts, (…) il mourra et son sang sera sur lui. »[7]

A travers ces extraits, il apparaît⁠[8] que le prêt est un service à rendre à celui, le frère, qui est dans la nécessité : « Prêter à son prochain c’est pratiquer la miséricorde, lui venir en aide c’est observer les commandements. Sache prêter à ton prochain lorsqu’il est dans le besoin »[9]. Il s’agit de resserrer ainsi les liens de fraternité au sein de la communauté en y associant peut-être l’étranger du moins celui qui est assimilé ou en voie de l’être⁠[10] Demander un intérêt serait un péché contre la miséricorde. Israël ne doit pas oublier sa libération d’Égypte et son appartenance au Peuple de Dieu : « Parce que Dieu les avait libérés d’Égypte, l’interdiction des prêts avec intérêt était le signe que les enfants d’Israël ne pouvaient être victimes de leurs frères et de leur soif de posséder. Comme peuple élu, ils devaient former une communauté où l’on s’entraiderait et où l’on se soutiendrait. Le contraire d’un peuple où certains profitaient de la pauvreté de leurs frères pour s’enrichir et asseoir leur propre pouvoir ! »[11] C’est bien ce qui apparaît dans le passage du Lévitique cité plus haut⁠[12]. Dans le même esprit religieux s’inscrivent la loi sur les gages déjà évoquée (Ex 22, 25 ; Dt 24, 6 et 11), l’année sabbatique⁠[13] (tous les sept ans) avec la remise des dettes (Dt 15, 1-3)⁠[14], la libération des esclaves juifs (Dt 15, 12-18)⁠[15], l’année jubilaire (tous les cinquante ans) (Lv 25, 13 et 23-24)⁠[16] avec la restitution des propriétés et le repos de la terre. Comme en ce qui concerne l’aumône, il ne faut pas que la division riches-pauvres s’agrandisse, que le nombre des pauvres croisse. Il faut que chacun ait la possibilité de recommencer sa vie. Il faut lutter contre les inégalités. éviter l’endettement. Tous sont solidaires et débiteurs vis-à-vis de Dieu.

Si le prêt à intérêt est donc un péché contre la miséricorde, il n’est pas injuste en lui-même puisqu’il peut être réclamé de celui qui est tout à fait étranger à Israël : « Si Yahvé ton Dieu te bénit comme il l’a dit, tu prêteras à des nations nombreuses, sans avoir besoin de leur emprunter, et tu domineras des nations nombreuses, sans qu’elles te dominent »[17]. Comme il s’agit d’une bénédiction, on peut penser que le prêt est lucratif. Le bon sens d’ailleurs impose l’idée que les Israélites n’auraient pas prêté des biens à des inconnus sans en tirer quelque bénéfice.

On a avancé l’idée que l’originalité relative d’Israël, par rapport aux autres peuples pratiquant le prêt à intérêt, avait une raison économique simple : Israël vivait d’agriculture et d’élevage tandis que, dans les autres pays, le commerce était très développé. Cette explication est insuffisante pour deux raisons. Tout d’abord, on constate que dans le Code d’Hammourabi[18]qui fixe les conditions de remboursement de dettes, une exception était faite pour l’indigent involontaire⁠[19]. Par ailleurs, on sait qu’en Israël, au retour de captivité, les paysans mettaient en gage parfois leurs enfants pour emprunter de l’argent ce qui provoqua la colère de Néhémie⁠[20]. C’est l’avarice, la cruauté des prêteurs qui est fustigée et le manque de compassion des riches.

En conclusion, en ce qui concerne l’Ancien Testament, malgré la sévérité d’un certain nombre de textes, « on n’est pas en droit d’y voir une condamnation universelle de l’intérêt, car d’une part ils définissent soit un idéal de sainteté, soit un devoir de charité »[21] : « Bienheureux l’homme qui prend pitié et prête », dit le psalmiste⁠[22]. De toute façon, même si la condamnation de l’intérêt était absolue, on ne pourrait pas plus transposer telle quelle cette condamnation dans le temps que la royauté décrite dans l’Ancien testament ou d’autres pratiques liées à la formation d’un peuple donné à une époque donnée de son histoire.


1. Si 29, 1.
2. Ex 22, 24.
3. Dt 23, 20-21.
4. Lv 25, 35-38.
5. Ez 18, 7-8 et 17.
6. Ps 15, 1 et 5.
7. Ez 18, 13 et 22, 12.
8. Cf. le commentaire du P. C. Spicq in Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, Questions 67-79, Revue des Jeunes, 1935, pp. 444-450.
9. Si 29, 1-2.
10. On distingue en effet le gèr, l’étranger qui vit dans le pays, qui respecte les lois religieuses et sociales, à demi judaïsé (Lv 25, 35 ; Dt 14, 21 ; 16,13) et le nokri, tout à fait étranger (Dt 23, 21). Pour expliquer pourquoi le Deutéronome (Dt 23, 21) autorise le prêt à intérêt à l’égard de l’étranger, le P. Perrot avance cette hypothèse: « l’étranger ne peut pas garantir le prêt par une propriété située dans le territoire. L’intérêt se trouve ainsi justifié par le risque encouru par le prêteur. Ce qui relève d’une analyse financière classique. Le corollaire m’en semble intéressant : l’interdiction du prêt à intérêt à l’égard de l’Israélite soulignerait donc l’appartenance à une même communauté dans un même lieu. Ce qu’admet implicitement la justification théorique qui nous semble aujourd’hui tellement bizarre : la fongibilité de l’argent. Le bien fongible, c’est justement ce qui s’oppose au bien rattaché à un espace, champ ou immeuble. La comparaison généralement mise en avant était celle de l’arbre fruitier. Je peux cueillir et manger les fruits de mon arbre. Quoi de plus lié au sol ! ?
   Le lien entre l’argent et l’étranger semble être confirmé par l’histoire des métiers d’argent dans diverses sociétés, y compris dans la discipline ecclésiastique du Moyen Age. Les métiers d’argent sont réservés aux résidents étrangers. La chose allait de soi dès les premières manifestations de l’urbanisation. Platon, dans Les Lois (V, 742a-b), stipule que la possession de métal jaune ou blanc est interdite aux citoyens. Ce qui, à l’origine, n’était qu’une pure question pratique - les échanges de proximité se faisaient sans intermédiaires, seuls les échanges au loin nécessitant la médiation d’un commerçant - s’est peu à peu cristallisé en habitude puis en loi. Le phénomène se renouvela à la fin du Moyen Age, à la reprise du mouvement d’urbanisation. Dans les villes marchandes, l’activité des commerçants étrangers fournissait l’essentiel de la richesse. L’examen des activités de la ville d’Anvers à l’époque de sa plus grande expansion au XVIe siècle montre le rôle prééminent des commerçants étrangers. Aujourd’hui encore demeurent quelques traces de ces stratifications internationales du commerce, comme en témoignent les « Libanais » en Afrique ou les « Chinois » en Asie.
   Réservés aux étrangers, les métiers d’argent se sont donc tout naturellement développés dans les populations rejetées aux marges de la communauté politique : juifs au Moyen Age, protestants en France, Parias en inde, Arméniens dans l’empire ottoman, sans parler de la vieille religieuse qui, se sentant marginalisée dans sa propre congrégation, accumule un petit pécule au mépris de la Règle. Bref l’argent apparaît ici comme désignant le lien social déconnecté du territoire politiquement déterminé. » (Op. cit., pp. 104-105).
11. DEBERGE P., op. cit., pp. 113-114.
12. Lv 25, 35-38.
13. La terre aussi participe à l’année sabbatique. Elle non plus ne peut être exploitée comme une simple « machine à produire »: les champs, les oliveraies et les vignobles seront laissés en jachère et leurs fruits abandonnés aux pauvres. (Cf. DEBERGE, op. cit., p. 115, note 29).
14. « Au bout de sept ans tu feras remise. Voici en quoi consiste la remise. Tout détenteur d’un gage personnel qu’il aura obtenu de son prochain, lui en fera remise ; il n’exploitera pas son prochain ni son frère*, quand celui-ci en aura appelé à Yahvé pour remise. Tu pourras exploiter l’étranger, mais tu libéreras ton frère de ton droit sur lui. » * La Bible de Jérusalem note que « le débiteur s’engageait parfois par contrat à livrer un de ses enfants comme esclave ou à travailler personnellement pour son créancier, en cas de non-remboursement ». (p. 219). Toutes ces règles n’ont peut-être pas été observées, peu importe, il n’en demeure pas moins que l’insistance est là et qu’elle doit nous interpeller. L’exemple de Néhémie pourrait inspirer les « grands » de ce monde. Au retour d’exil, devant la misère du peuple, Néhémie se mit en colère : « Ayant délibéré en moi-même, je tançai les grands et les magistrats en ces termes : « Quel fardeau chacun de vous impose à son frère ! » Et convoquant contre eux une grande assemblée, je leur dis : « Nous avons, dans la mesure de nos moyens, racheté nos frères juifs qui s’étaient vendus aux nations. Et c’est vous maintenant qui vendez vos frères pour que nous les rachetions ! » Ils gardèrent le silence et ne trouvèrent rien à répliquer. Je poursuivis: « Ce que vous faites là n’est pas bien. Ne voulez-vous pas marcher dans la crainte de notre Dieu, pour éviter les insultes des nations, nos ennemies ? Moi aussi, mes frères et mes gens, nous leur avons prêté de l’argent et du blé. Eh bien ! faisons abandon de cette dette. Restituez-leur sans délai leurs champs, leurs vignes, leurs oliviers et leurs maisons, et remettez-leur la dette de l’argent, du blé, du vin et de l’huile que vous leur avez prêtés ». Ils répondirent : « Nous restituerons ; nous n’exigerons plus rien d’eux ; nous agirons comme tu l’as dit. » J’appelai alors les prêtres et leur fis jurer d’agir suivant cette promesse. » (Ne 5, 6-12). Nous constatons que Néhémie s’inspire de l’esprit de Dt 15 mais ne lie pas la remise de dettes à l’année sabbatique.
15. « Si ton frère hébreu, homme ou femme, se vend à toi, il te servira six ans. La septième année tu le renverras libre, tu ne le renverras pas les mains vides. Tu chargeras sur ses épaules, à titre de cadeau, quelque produit de ton petit bétail, de ton aire et de ton pressoir ; selon ce dont t’aura béni Yahvé ton Dieu, tu lui donneras. Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’a racheté : voilà pourquoi je te donne aujourd’hui cet ordre.
   Mais s’il te dit : « Je ne veux pas te quitter », s’il t’aime, toi et ta maison, s’il est heureux avec toi, tu prendras un poinçon, tu lui en perceras l’oreille contre la porte et il sera ton serviteur pour toujours. Envers ta servante tu feras de même.
   qu’il ne te semble pas trop pénible de le renvoyer en liberté : il vaut deux fois le salaire d’un mercenaire, celui qui t’aura servi pendant six ans. Et Yahvé ton Dieu te bénira en tout ce que tu feras. »
16. « En cette année jubilaire vous rentrerez chacun dans votre patrimoine ». « La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes. Pour toute propriété foncière vous laisserez un droit de rachat sur le fonds. »
17. Dt 15, 6. Selon E. Perrot qui renvoie à trois exégètes, « il se pourrait que l’interdit vaille pour tous, étrangers comme autochtones » (L’argent,... op. cit., p. 98, note 2). Mais il ne tient compte que de Lv 25, 35-37et ne distingue pas les deux sortes d’étrangers. Notons que saint Thomas estimera que le « frère » désigne tout homme indistinctement. C’est évidemment une lecture chrétienne.
18. Code rédigé vers 1730 av. J.-C., à l’initiative du roi de Babylone Hammourabi. Le texte complet est disponible sur www.micheline.ca/doc—​1730 Hammourabi.htm
19. Au § 48, on lit : « Si un homme a été tenu par une obligation productive d’intérêt, et si l’orage a inondé son champ et emporté la moisson, ou si faute d’eau, le blé n’a pas poussé dans le champ - dans cette année, il ne rendra pas de blé au créancier, trempera dans l’eau sa tablette, et ne donnera pas l’intérêt de cette année. » (Op. cit.).
20. On peut ajouter d’autres protestations contre ce genre de pratique. Ainsi, Yahvé demande : « Auquel de mes créanciers vous ai-je vendus ? » (Is 50, 1). Il s’emporte contre ceux qui « s’étendent sur des vêtements pris en gage » (Am 2, 8). Il prescrit : « Si tu prends en gage le manteau de quelqu’un, tu le lui rendras au coucher du soleil. C’est sa seule couverture, c’est le manteau dont il enveloppe son corps, dans quoi se couchera-t-il ? S’il crie vers moi je l’écouterai, car je suis compatissant, moi ! » (Ex 22, 26). Eliphaz qui pense que le malheur de Job est lié à une faute, lui reproche : « Tu as exigé de tes frères des gages injustifiés, dépouillé de leurs vêtements ceux qui sont nus » (Jb 22, 6). Job proteste de son innocence et se demande : « Pourquoi le Tout-puissant n’a-t-il pas des temps en réserve, et ses fidèles ne voient-ils pas ses jours ? » Des temps qui s’ajouteraient « à celui qui mesure une vie humaine, pour exercer enfin le châtiment » et des jours « pour la rétribution des individus, analogues au « Jour de Yahvé » eschatologique » (Bible de Jérusalem, note g, p. 681). En ce qui concerne les « méchants » qui sont encore impunis, Job note qu’« on emmène l’âne des orphelins, on prend en gage le bœuf de la veuve. (…) On prend en gage le nourrisson du pauvre » (Jb 24, 3 et 9). L’insensé « prête aujourd’hui, demain il redemande : c’est un homme détestable » (Si 20, 15). Si le prêteur sur gage reçoit ainsi une leçon, l’emprunteur est aussi mis en garde car il risque beaucoup : « Le riche domine les pauvres, du créancier l’emprunteur est esclave » (Pr 22, 7). Jérémie se plaint des critiques dont il est l’objet :  »Jamais je ne prête ni n’emprunte, pourtant tout le monde me maudit » (Jr 15, 10). De même, parmi les maux souhaités à David par les méchants : « que l’usurier rafle tout son bien » (Ps 109, 11).
21. SPICQ C., op. cit., p. 448. Ez 18, 8 s’inscrit dans la description du juste qui observe tous les commandements.
22. Ps 112, 5.

⁢i. Le Nouveau testament

Le Christ confirme que le prêt est une œuvre de miséricorde : « A qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos »[1]. Et, dans la parabole des talents, il met dans la bouche du Seigneur ce reproche au mauvais serviteur qui a enfoui le talent de son maître dans la terre : « tu aurais dû placer mon argent chez le banquier, et à mon retour j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt. »[2] Selon son habitude, le Christ se réfère à une pratique familière à ses auditeurs, qui ne peut être perverse en soi⁠[3]. L’argent doit servir, produire le bien, « qu’il ne rouille pas en pure perte, sous une pierre »[4].

Le Christ va plus loin : « Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Même des pécheurs prêtent à des pécheurs afin de recevoir l’équivalent. Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans attendre en retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, Lui, pour les ingrats et les méchants. »[5] Il est clair que « Jésus invite à donner plus qu’à prêter, que ce soit avec ou sans intérêt »[6]. Et si le texte vise le prêt sans intérêt, « on n’est plus dans le domaine de la simple justice, mais de la perfection de la charité ». En effet, « alors que les païens consentent ce prêt non lucratif en exigeant la restitution de la somme engagée, les disciples du Christ doivent être disposés, le cas échéant, à ne pas recevoir ce qu’ils ont avancé ».⁠[7] C’est un idéal qui est proposé et non ordonné.

On ne peut donc, à partir, de l’Écriture, prendre position sur le problème économique du prêt à intérêt, d’autant moins que, dans les temps bibliques, on ne connaît guère que le prêt à la consommation, à un stade encore peu développé de l’économie. Le problème sera plus tard d’examiner le droit à de justes intérêts avec l’extension des banques et des prêts à la production.


1. Mt 5, 42.
2. Mt 25, 27 (cf. Lc 19, 23).
3. A propos de l’intendant infidèle qui dilapidait les biens de son maître et qui, renvoyé, remet au débiteurs une partie de leur dette, ce qui lui vaut les félicitations du maître (Lc 16, 1-8), la Bible de Jérusalem note (b, p. 1506) : « Selon la coutume alors tolérée en Palestine, l’intendant avait le droit de consentir des prêts sur les biens de son maître et, comme il n’était pas rémunéré, de se payer en forçant sur la quittance le montant du prêt, afin que, lors du remboursement, il profitât de la différence comme d’un surplus qui représentait son intérêt. Dans le cas présent, il n’avait sans doute prêté en réalité que cinquante barils d’huile et quatre-vingts mesures de blé : en ramenant la quittance à ce montant réel, il ne fait que se priver du bénéfice, à vrai dire usuraire, qu’il avait escompté. Sa « malhonnêteté », v.8, ne réside donc pas dans la réduction de quittance, qui n’est qu’un sacrifice de ses intérêts immédiats, manœuvre habile que son maître peut louer, mais plutôt dans les malversations antérieures qui ont motivé son renvoi, v.1. ».
4. Si 29, 10.
5. Lc 6, 34-36.
6. PERROT E., L’argent, Lectures bibliques d’un économiste, op. cit., p. 99.
7. SPICQ C., op. cit., p. 449.

⁢ii. Les Pères de l’Église

Les Pères de l’Église vont clairement et radicalement condamner le prêt à intérêt assimilé à l’usure : « c’est bien l’intérêt qui est condamné, et pas seulement ses excès ».⁠[1] Saint Ambroise, par exemple, définira ainsi l’usure : « Tout ce qui s’ajoute au capital, que ce soit de la nourriture, des vêtements ou toute autre chose de quelque nom que vous l’appeliez. »[2] Dans la langue classique, « usura » (de « utor ») a le sens d’ »usage » et, dans son sens juridique, il désigne le profit retiré de l’argent prêté.⁠[3]

La radicalité du discours patristique s’explique sans doute par les abus des prêteurs qui cherchent à profiter des malheurs publics dûs à l’instabilité du Bas-Empire et aux famines mais aussi par la sévérité des moralistes païens⁠[4]. Saint Basile dira que l’usurier étrangle le pauvre : « Quoi de plus inhumain que de se tailler des rentes dans les calamités du pauvre, et d’amasser de l’argent chez celui que le besoin contraint à solliciter un prêt »[5] ; saint Ambroise déclarera que prêter à intérêt, c’est tuer un homme⁠[6] : « Il n’y a pas de différence entre le prêt à intérêt et des funérailles »[7]. Pour saint Grégoire de Nysse, l’usurier « blesse une seconde fois celui qui est déjà blessé »[8]. Saint Jean Chrysostome dira que « rien n’est plus honteux , ni plus cruel que l’usure »[9] et saint Augustin demandera : « Celui qui soustrait ou arrache quelque chose au riche, est-il plus cruel que celui qui tue le pauvre par l’usure ? »[10]. et, une fois encore, ne nous y trompons pas, usure et prêt à intérêt sont confondus : « Si vous prêtez à un homme avec stipulation d’intérêts, c’est-à-dire si vous attendez de lui, en échange de l’argent prêté, plus que vous n’avez avancé, que ce soit de l’argent, du blé, du vin, de l’huile ou autre chose, vous êtes un usurier et en cela vous êtes blâmable »[11].

Prêter à intérêt est un péché contre la charité⁠[12] mais aussi contre la justice puisqu’il manifeste cupidité et avarice. Pour saint Léon, « C’est une avarice injuste et insolente que celle qui se flatte de rendre service au prochain alors qu’elle le trompe (…) et qui estime plus sûrs les biens présents que ceux de l’avenir (…). Il faut donc fuir l’iniquité de l’usure et éviter un gain fait au mépris de toute humanité. (…) Celui-là jouira du repos éternel qui entre autres règles d’une conduite pieuse n’aura pas prêté son argent à usure (…) ; tandis que celui qui s’enrichit au détriment d’autrui, mérite en retour la peine éternelle ».⁠[13] Et de réclamer la sévérité des évêques contre les usuriers : « Nous ne devons pas davantage passer sous silence ces victimes de la cupidité d’un gain honteux, qui prêtent leur argent à usure avec l’intention de s’enrichir à l’aide de ces pratiques. Nous nous en affligeons non seulement à l’égard de ceux qui sont engagés dans la cléricature, mais encore à l’égard des laïcs qui se prétendent chrétiens. Il faut sévir activement contre ceux qui auront été repris, afin d’enlever tout prétexte au péché »[14].

Quant aux étrangers auxquels on pouvait, dans l’Ancien testament⁠[15], prêter avec intérêt, saint Ambroise les considère comme des ennemis et écrit : « A celui auquel tu désires légitimement nuire, à celui contre lequel tu prends justement les armes, à celui-là tu peux à bon droit prendre des intérêts (…) sans que ce soit un crime de le tuer. Donc là où est le droit de la guerre, là est aussi le droit d’usure. (…) Ton frère est d’abord quiconque partage ta foi et ensuite quiconque est soumis au droit romain ».⁠[16] Il est manifeste qu’une telle conception s’oppose à l’idéal chrétien de fraternité universelle !

Péché contre la charité, contre la justice, le prêt à intérêt a aussi contre lui la raison philosophique à travers, principalement, l’argumentation d’Aristote selon lequel il est antinaturel au plus haut point que l’argent « fasse des petits », s’engendrant lui-même: « L’acquisition des biens étant double, comme nous l’avons vu, c’est-à-dire à la fois commerciale (production et richesse d’argent) et domestique (production des biens de subsistance), celle-ci nécessaire et estimée à bon droit, celle-là méprisée non moins justement comme n’étant pas naturelle et ne résultant que du colportage des objets, on a surtout raison d’exécrer l’usure, parce qu’elle est un mode d’acquisition né de l’argent lui-même et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l’avait créé. L’argent ne devait servir qu’à l’échange ; et l’intérêt qu’on en tire le multiplie lui-même, comme l’indique assez le nom que lui donne la langue grecque. (Le mot qui signifie en grec « intérêt »-tokos- vient d’un radical qui signifie engendrer-tekein). Les pères ici sont semblables aux enfants. L’intérêt est de l’argent issu de l’argent, et c’est de toutes les acquisitions celle qui est le plus contre nature »[17]. La condamnation paraît absolue⁠[18], qu’il s’agisse de dépenses improductives, dépenses de consommation, ou de dépenses productives qui sont des dépenses commerciales.⁠[19] Dans cet esprit, pour saint Basile, prêter à intérêt, c’est récolter où l’on n’a pas semé⁠[20], seul le travail engendre la richesse et peut « faire des petits » : « Vous avez des mains, vous connaissez un métier : travaillez donc pour recevoir le prix de votre travail. Offrez vos services pour gagner un salaire. Que de manières, que d’occasions n’y a-t-il pas de gagner sa vie ! (…) Pour vivre, la fourmi n’implore ni n’emprunte ; les abeilles nous font même présent de la nourriture qu’elles ont en trop. Cependant la nature ne leur a donné ni mains, ni métier ; et vous qui êtes des hommes, des animaux industrieux, vous ne trouvez pas un seul emploi pour votre vie ». Comme quoi le prêt peut encourager aussi la paresse.

Comme les Prophètes, les Pères de l’Église sont soucieux de la défense des pauvres qui sont les premières victimes des catastrophes naturelles et des guerres. Gagner de l’argent en profitant de leur malheur est évidemment scandaleux. Dans d’autres circonstances, avec éventuellement d’autres acteurs, il n’est pas dit que le prêt à intérêt raisonnable aurait été aussi fortement dénoncé.


1. Cf. PERROT E., L’argent, Lectures bibliques d’un économiste, op. cit., p. 99.
2. De Tobia, chap. XIV.
3. Cf. SPICQ C., op. cit., pp. 335-336. Usura est synonyme de fenus (ou foenus) et s’oppose à mutuum, (muto, echanger) prêt de consommation gratuit.
4. « qu’est-ce que le prêt à intérêt et l’usure, demande Sénèque, sinon autant de noms qu’on a cherchés à la convoitise humaine en dehors de la nature » (De Beneficiis, VII, chap. 9, n° 3-4). Cicéron rapporte cette réflexion de Caton : « qu’est-ce que prêter à intérêt ? qu’est-ce que tuer un homme ? » (De Officiis, II, 89).
5. Homélie II in Ps XIV.
6. De Tobia, chap. XIV.
7. Id., chap. X.
8. Contra Usurarios et Homélie IV sur l’Ecclésiaste.
9. Homélie V in Mt, n° 8.
10. Epître 153 Macédonius, chap. 6.
11. Enarratio in Ps XXXVI.
12. « Le chrétien doit donner son argent quand il en possède, et sans esprit de retour ; ou du moins il doit n’en recouvrer que le capital » (Saint Ambroise, Epître à Vigile, n° 4).
13. Sermo XVII, De Jejunio, chap. 2-3.
14. Epître IV (Aux évêques de Campanie, de Pise et de Toscane), chap. 3.
15. Dt 22, 20.
16. De Tobia, chap. XV.
17. Politique, Livre I, chap. III, n° 22-23.
18. Plusieurs commentateurs trouvent dans d’autres passages des affirmations qui pourraient nuancer la position d’Aristote. Cf. SPICQ C., op. cit., p. 441 ou CASTELEIN A., sj, Droit naturel, Albert Dewit, 1912, p. 346.
19. Cf. Politique I, chap. 3. La condamnation du prêt à la production s’explique en partie par le caractère rudimentaire de l’outillage à l’époque mais aussi par le mépris du philosophe vis-à-vis des métiers liés au commerce (cf. Morale à Eudème, I, chap. 3) et, plus largement, vis-à-vis de tous ceux qui ne considèrent pas que la première richesse est d’ordre spirituel : « Insolents et hautains, les riches se croient maîtres de tous les biens de la terre. Ils vous jugent à la mesure de votre fortune, seule affaire dont ils apprécient la valeur. Hommes et choses, ils ravalent tout au rang de simples marchandises. Voluptueux et grossiers, vivant pour l’ostentation, ils aspirent au pouvoir, et s’attribuent les qualités nécessaires pour commander. Bref, ils ont le caractère d’imbéciles que le sort aurait favorisés » (Rhétorique, II, chap. 16).
   Notons que saint Ambroise semble faire une exception pour le prêt commercial. Dans une épître (Ad Anthemium subdiaconatum, in Livre IX, n° 38) : « il fait prier un créancier de se contenter d’une partie des intérêts promis (…) par le débiteur ruiné. Il allègue deux motifs à l’appui de sa requête : la double condition de chrétien et de noble créancier, puis l’assurance que Dieu lui rendra avec abondance ce qu’il aura remis au pauvre ». (SPICQ C., op. cit., p. 454).
20. Homélie II in Ps XIV.

⁢iii. La législation canonique jusqu’au XIIIe siècle

[1]

Elle déclare illicite le prêt à intérêt mais vise d’abord exclusivement les clercs⁠[2]. Puis, surtout à partir du VIIIe siècle⁠[3], l’excommunication frappera aussi les laïcs⁠[4]. L’Église sera de plus en plus sévère dans la mesure où l’usure se répand de plus en plus en dépit des condamnations, et que les taux deviennent parfois exorbitants : 100, 200, voire 300% !⁠[5] Aux XII et XIIIe siècles, le mal grandit encore et, dans les Flandres, le commerce de l’argent fleurit dans des villes comme Arras, Lens, Douai, Valenciennes, Tournai, Ypres, Gand, Bruges, etc.. L’aristocratie⁠[6] et les villes⁠[7] contractent des dettes considérables auprès des bourgeois ou des banquiers italiens⁠[8].

De tels faits expliquent les condamnations du IIe concile de Latran (1139)⁠[9] , du concile de Tours (1163)⁠[10] et surtout du IIIe concile de Latran (1179) : « Depuis que, presque en chaque endroit, le crime d’usure est devenu tellement dominant, que beaucoup de personnes ont abandonné toutes les autres affaires pour devenir usuriers, comme si ce métier était autorisé, et sans égard à son interdiction dans les deux Testaments, nous ordonnons que les usuriers manifestes ne soient pas admis à la communion et, s’ils meurent dans leur péché, qu’ils ne soient pas enterrés chrétiennement et qu’aucun prêtre n’accepte leurs aumônes »[11].

Le pape Innocent III⁠[12] refusa le droit d’appel aux usuriers manifestes et autorisa les évêques à les traduire devant leur tribunal, même en l’absence d’accusateur⁠[13]. C’était, remarque C. Spicq, « déjà les traiter pratiquement comme hérétiques »[14].

Dans cette affaire, à l’époque, la position de l’Église se justifie par la nécessité de lutter contre les exactions et les maux qu’elles engendrent et par l’Écriture. L’Église s’emporte contre les usuriers, comme les Prophètes. Entre chrétiens, comme entre Juifs dans l’Ancien Testament, il est interdit de prêter à intérêt. Pour accomplir sa mission, l’Église va tenter de mobiliser le pouvoir politique. En 1274, au concile de Lyon, Grégoire X « décrète qu’aucune communauté, corporation ou individu ne pourra permettre aux usuriers étrangers de prendre des maisons en location ou de demeurer sur leur territoire ; on devra les expulser dans un délai de trois mois ». Il établissait également que « les testaments des usuriers impénitents ne seraient pas valides ». L’usure était placée sous la juridiction des cours ecclésiastiques.⁠[15] En 1312, au concile de Vienne, Clément V « déclara nulle et vaine toute la législation civile en faveur de l’usure » et stipula que « si quelqu’un tombe dans cette erreur d’avoir la présomption d’affirmer avec entêtement que ce n’est pas un péché de pratiquer l’usure, Nous décidons qu’il doit être puni comme hérétique et Nous ordonnons à tous les ordinaires et inquisiteurs de procéder vigoureusement contre tous ceux qui seront soupçonnés de cette hérésie ».⁠[16]

Tous ces témoignages doivent-ils nous inciter à considérer, cette fois, le prêt à intérêt comme contraire au droit naturel et divin ? Il n’est pas sûr que nous puissions aller jusque là dans la mesure où, toujours en référence à la pratique décrite dans l’Ancien Testament, les Juifs qui pouvaient prêter à intérêt aux étrangers continuèrent souvent, ici et là, à jouir de cette tolérance à condition, bien sûr, de ne pas imposer des usures « lourdes et immodérées »[17]. De plus, n’oublions pas à quelle type d’économie nous avons à faire : « Dans une société rurale, le prêt de consommation, nécessaire pour se nourrir en cas de mauvaise récolte, est caractérisé par des taux d’intérêt très élevés, « usuraires », et ruine les paysans qui trop souvent ne peuvent le rembourser »[18]. Or le souci de l’Église va en priorité aux pauvres à l’instar de toutes les leçons données dans l’Écriture et par les Pères. De plus, les injonctions répétées de l’Église n’ont pas éradiqué la pratique qui, au contraire, c’est de plus en plus répandue même dans des milieux très chrétiens. A preuve, l’abondance des condamnations et mises en garde. On sait aussi que du XIe au XIIIe siècle, beaucoup d’abbayes bénédictines ont servi de banque aux propriétaires fonciers et percevaient des intérêts de leur capital prêté.⁠[19]


1. Nous parlerons ici de l’Église d’Occident. Beaucoup plus rapidement, « les Byzantins ont certes pris conscience de la difficulté de concilier morale divine et contraintes économiques…​ mais sans pour autant arriver à la surmonter durablement ». Empereurs rigoristes et empereurs pragmatiques se succèdent. Les uns voulant respecter le décret divin, les autres obligés de considérer « le prêt d’argent comme un palliatif illusoire mais nécessaire pour permettre aux paysans et aux petites gens de survivre ». L’empereur Justinien (527-555) réglementera le prêt, limitant les taux en tenant compte de la qualité des prêteurs. Nicéphore le Génicos (802-811) l’interdira mais fera une exception pour les prêts maritimes. Léon VI le Sage (886-912) reprendra le système de Justinien en se justifiant : « Puisqu’il n’est pas possible à tous de s’élever jusqu’à une telle hauteur d’esprit et d’accepter la voix de la loi divine mais que ceux que l’ascension de la vertu conduit là sont en très petit nombre, il serait bon qu’on vécût des lois simplement humaines ». Après une période de difficulté économique et d’abus, Nicolas Cabasilas, archevêque de Thessalonique (XIVe s), dans son Traité contre les usuriers, rappelle que l’usure est bien un péché aux yeux de Dieu mais qu’on ne peut malheureusement interdire radicalement le prêt d’argent qui remplit une fonction économique vitale. Il faut donc le considérer comme un moindre mal. (Cf. BARTHET Bernard, S’enrichir en dormant, L’argent et les religions, Desclée de Brouwer, 1998, pp. 73-80).
   En ce qui concerne, l’Église orthodoxe russe, « au même titre que les grands seigneurs féodaux, (elle) exploite d’emblée un réseau de paysans serfs liés à elle par un endettement usuraire. Elle ne développera aucune doctrine autonome sur l’usure et se contentera d’intégrer purement et simplement à sa propre législation canonique les coutumes laïques traitant de la question ». Jusqu’à l’abolition du servage en 1861. ( id., pp. 161-166).
   En Grèce, sous l’occupation ottomane (du XIVe siècle à l’indépendance en 1830), les collecteurs d’impôts qui sont des notables locaux, deviendront prêteurs pour les petits paysans comme pour les négociants des grandes villes. La création en 1841 de la Banque nationale de Grèce ne modifiera pas le système : elle prêtera aux grands marchands à 8% et ceux-ci prêteront aux petits agriculteurs à 12, 24, 36 et même à 80%. C’est la création du Crédit agricole public qui mettra un terme à cette usure rurale en 1929. (Id., pp. 167-169).
2. Citons, entre autres, les conciles d’Elvire (305), d’Arles (314), de Laodicée (325), de Nicée (325). Les sanctions vont de la déchéance à l’excommunication.
3. Déjà en 443, Léon Ier le Grand décrète : « Nous avons estimé également ne pas devoir passer sous silence le fait que certains, qui sont captivés par l’envie d’un gain honteux, se livrent à des trafics usuraires et veulent s’enrichir par le prêt à intérêt ; et que cela vaille, je ne veux pas dire pour ceux qui sont établis dans un office clérical, mais aussi pour des laïcs qui veulent être appelés chrétiens, nous le déplorons beaucoup. Nous décrétons que l’on sévisse plus vivement contre ceux qui en auront été trouvés coupables, afin que soit éloignée toute occasion de pécher ». (Lettre Ut nobis gratulationem, 10-10-443).
4. Conciles d’Aix-la-Chapelle et les Capitulaires de Charlemagne (789-806). Le concile de Paris (829) définira la recherche d’intérêt comme la « rage de lucre la plus honteuse ». Le concile de Pavie (850) sera encore plus sévère. De même, le pape Alexandre III et le concile de Tours (1163).
5. Ce sont des taux exceptionnels. Déjà à Rome, la pratique du prêt à intérêt connut des hauts et des bas. Autorisé à certaines époques, limité quant au taux d’intérêt à d’autres, interdit parfois. A l’époque chrétienne, on s’inspira du droit romain pour limiter les taux d’intérêt. En général, la règle, à Rome, était 12% par an (1% par mois). Dans le Code de Justinien : 12% pour les prêts maritimes, 8% pour les prêts commerciaux, de 4 à 6% pour les particuliers. Le roi de France Philippe-Auguste (1165-1223) fixe le maximum à 43% par an. A Auxerre, au XIIIe siècle, les juifs sont autorisés à prêter à environ 9% par semaine. d’un lieu à l’autre, d’une année à l’autre, les taux changent : 12,5% à Vérone (1228), 20% à Modène (1270). A la fin du XIIIe siècle, le taux de 10% est très courant. Il s’agit de taux légaux. (Cf. SPICQ C., op. cit., pp. 343-344).
6. Le roi d’Angleterre Jean sans Terre (1167-1216) s’endetta auprès de prêteurs gantois, Gui de Dampierre (1225-1305) comte de Namur et de Flandre, Jean de Dampierre, évêque de Liège, Robert II comte d’Artois, etc., eurent recours à des prêteurs. Rien que dans le comté de Flandre, entre 1269 et 1300, les créances de Gui de Dampierre atteignaient 55.813 livres.
7. Entre 1284 et 1305, Bruges obtint des avances s’élevant à plus de 480.000 livres.
8. Au XIIe siècle, de nombreux marchands venus de Lombardie avaient établi des maisons de prêt. Pour payer aux Français la rançon de son fils, Ferrand de Portugal, comte de Flandre et de Hainaut, après la bataille de Bouvines (1214), la comtesse Jeanne obtint d’un banquier italien un crédit de 29.194 livres au prix de 34.626 livres.
9. Canon n° 13: « Détestable et scandaleuse au regard des lois divines et humaines et rejetées par l’Écriture dans l’Ancien et le Nouveau Testament est l’insatiable rapacité des usuriers : aussi la condamnons-nous et l’excluons-nous de toute consolation de l’Église, ordonnant qu’aucun archevêque, aucun abbé de quelque ordre que ce soit ou aucun clerc ordonné n’ose admettre des usuriers aux sacrements sans une extrême prudence. qu’ils soient tenus pour infâmes toute leur vie et privés de sépulture ecclésiastique s’ils ne viennent pas à résipiscence. »
10. Présidé par Alexandre III, il épingle, dans son chapitre 2, ceux qui « reculent certes devant le prêt à intérêt usuel parce qu’il est plus clairement condamné, mais prennent en gage les biens de ceux qui sont dans le besoin et auxquels ils ont prêté de l’argent, et en perçoivent les fruits produits au-delà du capital prêté. » Le concile décrète que « désormais nul qui est établi dans le clergé ne doit avoir l’audace de pratiquer cette sorte de prêt à intérêt ou une autre. »
11. Décrétales du IIIe concile de Latran, livre V, titre 19, De usuris, chap. 3. Des mesures semblables ont été prises au concile de Lisieux (1064), puis à ceux de Rouen (1214), de Château-Gontier (1231) et de bien d’autres conciles locaux.
12. 1198-1216.
13. Décrétales, livre V, tit. 19, chap. 13-18.
14. Op. cit., p. 463.
15. VIe Décrétale, livre V, tit. 5, De usuris, canons 1 et 2.Cf. SPICQ C., op. cit., p. 460.
16. Constitution Ex gravi ad Nos, Clementinae, livre V, tit. 5c1, De usuris. Cf. SPICQ C., op. cit., p. 461.
17. Innocent III, op. cit., chap. 18. Même recommandation au 4e concile de Latran (1215) qui, en même temps, constate que l’interdit fait aux chrétiens profite aux Juifs : « Plus la religion chrétienne se refuse à l’exaction de l’usure, plus la perfidie des juifs s’adonne à celle-ci, si bien que, en peu de temps, ils épuisent les richesses des chrétiens » (Canon 67, cité in PERROT E., op. cit., p. 100). Urbain III (1185-1197) et saint Louis (1214-1270) leur interdirent ce privilège. De son côté, l’historien constate : « De nombreux israélites abandonnent alors le petit commerce ou l’artisanat pour sa consacrer aux prêts sur gages, exigeant de forts intérêts. On affirme généralement que cette spécialisation tenait à leur qualité de non-Chrétiens qui leur permettait d’échapper aux condamnations religieuses. Mais il faut y voir aussi la réaction naturelle d’une minorité ethnique qui, protégée par les souverains mais menacée par le peuple, cherche à s’affirmer par la recherche de solides fortunes (L. Poliakov). Les Juifs n’ont pas alors le monopole de cette pratique ; les prêteurs sont aussi, dans les villes et les campagnes, d’autres étrangers : Lombards (gens d’Asti et de Chieri venus par les routes des foires), gens de Cahors, Siennois. Dès les années 1200, à Paris et surtout en Flandre, les mots de lombards et de cahorsins désignent indistinctement tous les prêteurs. Les succursales des compagnies de Sienne recrutent de très nombreux clients parmi les paysans de Champagne et des environs de Paris, qui leur laissent des terres en gage. Ainsi les gens des villes mettent-ils la main, peu à peu, sur les terres paysannes. » (HEERS J., Précis d’histoire du Moyen Age, PUF, 1968, p. 127: du XIe au XIIIe). Léon Poliakov (1910-1997) est un historien, spécialiste de l’antisémitisme.
18. HILAIRE Yves-Marie, Les catholiques n’ont pas toujours détesté l’argent, in Communio, n° XXI, 4, juillet-août 1996, p. 85.
19. « Deux modes d’engagement des propriétés foncières pour couvrir l’emprunt était en usage : le mort-gage, dans lequel les revenus du bien engagé ne sont point déduits de la somme prêtée, ces revenus constituant ainsi de véritables intérêts, et le vif-gage, dans lequel ces revenus sont défalqués de la somme avancée, qu’ils servent à amortir, le gage revenant au propriétaire primitif, l’amortissement achevé. Ce dernier mode est une œuvre de charité, le premier œuvre de banque (…). Ce mort-gage fut interdit par Alexandre III. Mais alors naquit l’usage des rentes perpétuelles. Les monastères employèrent les capitaux, qu’ils n’avaient pas à dépenser, à produire une rente annuelle soit en argent, soit sous forme de redevance en nature. » (CASTELEIN A., op. cit., p. 349, note 1. L’auteur s’appuie sur GENESTAL R., Du rôle des monastères comme établissements de crédit, étudiés en Normandie du XIe à la fin du XIIIe siècle, Rousseau, 1901).

⁢iv. Saint Thomas

[1]

Saint Thomas relève tous les passages de l’Écriture que nous avons cités plus haut et constate, dans les « difficultés » que certains textes semblent autoriser le prêt à intérêt, notamment Dt 23, 19-20, Dt 28, 12, Lc 19, 23 alors (« sed contra ») qu’Ex 22, 25 l’interdit. Alors, « est-ce un péché de percevoir des intérêts pour un prêt d’argent » ? La réponse de Thomas va reprendre l’argumentation d’Aristote : « Recevoir un intérêt pour l’usage de l’argent prêté est en soi injuste, car c’est faire payer ce qui n’existe pas ; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice ».

Pour nous en convaincre, Thomas rappelle qu’il existe deux sortes de biens : ceux dont l’usage se confond avec leur consommation, comme le vin ou le blé et les biens dont l’usage ne se confond pas avec leur consommation, comme une maison. Dans le premier cas, « on ne devra (…) pas compter l’usage de l’objet à part de sa réalité même ; mais du fait même que l’on en concède l’usage à autrui, on lui cède l’objet même. Voilà pourquoi, pour des objets de ce genre, le prêt transfère la propriété. Si donc quelqu’un voulait vendre d’une part du vin, et d’autre part son usage, il vendrait deux fois la même chose, ou mieux, vendrait ce qui n’existe pas. » Il serait injuste que l’emprunteur restitue à la fois la chose elle-même et le prix de son usage (usus). Le prix de l’usage est ce que l’on appelle l’usure (usura). Pour saint Thomas donc, à cet endroit, il n’ya pas de distinction entre prêt à intérêt et usure au sens moderne du terme. Dans le deuxième cas, une maison, par exemple, son usage « consiste à habiter, non à la détruire ; on pourra donc faire une cession distincte de l’usage et de la propriété (…). Voilà pourquoi on a le droit de faire payer l’usufruit d’une maison et de redemander ensuite la maison prêtée, comme cela se pratique dans les baux et les locations d’immeubles. »

Mais, qu’en est-il de l’argent que l’on prête ? Thomas répond : « Aristote remarque qu’il a été principalement inventé pour faciliter les échanges ; donc son usage propre et principal est d’être consommé, c’est-à-dire dépensé, puisque tel est son emploi dans les achats et les ventes. En conséquence, il est injuste en soi de se faire payer pour l’usage de l’argent prêté ; c’est en quoi consiste l’usure ».

Ceci dit, comment saint Thomas explique-t-il les exceptions ou concessions que l’Écriture semble envisager ? Laissons de côté le texte de Luc qui métaphoriquement parle de biens spirituels, et voyons plutôt comment saint Thomas envisage la licéité du prêt à l’étranger dans l’Ancien Testament⁠[2]. Le P. Spicq n’hésite pas à écrire que la solution proposée est  »tendancieuse »[3] dans la mesure où l’interdiction du prêt à intérêt entre « frères » doit s’étendre, dit Thomas, à tous les hommes et que les Prophètes ont parlé en ce sens : « c’était une tolérance pour éviter un plus grand mal » : prêter à intérêt aux Juifs.⁠[4]

On ne peut non plus accepter l’argument selon lequel on pourrait demander, dans le contrat, une indemnité parce qu’on ne gagne plus rien avec l’argent prêté : « on n’a pas le droit de vendre, réplique saint Thomas, ce que l’on ne possède pas encore et dont l’acquisition pourrait être compromise de bien des manières. »[5] Autrement dit, on ne peut « vendre ce que l’on n’a pas encore et ce que l’on n’aura peut-être jamais ».⁠[6]

Et qu’en est-il de la vente à crédit ?

Thomas l’assimile purement et simplement à l’usure : « vendre un objet au-dessus de son juste prix parce que l’on accorde à l’acheteur un délai de paiement, c’est une usure manifeste, car ce délai ainsi concédé a le caractère d’un prêt. Par conséquent, tout ce qu’on exige au-dessus du juste prix en raison de ce délai, est comme le prix ou l’intérêt d’un prêt, et doit donc être considéré comme usuraire. »[7]

Toutefois, on peut trouver ici et là quelques distinctions qui peuvent nuancer la sévérité du propos et qui, selon E. Gilson, pourraient fournir une justification à « bien des prêts à intérêt tels qu’on les pratique de nos jours ».⁠[8]

Ainsi, « dans son contrat avec l’emprunteur, le prêteur peut, sans aucun péché, stipuler une indemnité à verser pour le préjudice qu’il subit en se privant de ce qui était en sa possession ; ce n’est pas là vendre l’usage de l’argent, mais recevoir un dédommagement. Il se peut d’ailleurs que le prêt évite à l’emprunteur un préjudice plus grand que celui auquel s’expose le prêteur. C’est donc avec son bénéfice que le premier répare le préjudice du second. »[9]

Ainsi, Thomas envisage-t-il aussi que la dépense ne soit pas le seul usage de l’argent : « les pièces d’argent monnayé pourraient avoir un usage secondaire ; par exemple, si on les prêtait à autrui pour qu’il en fasse étalage ou les mette en gage. On pourrait alors licitement exiger un prix pour cet usage de l’argent ».⁠[10]

Le problème est différent aussi si le prêt est octroyé dans le cadre d’une entreprise économique : « celui qui confie une somme d’argent à un marchand ou à un artisan et constitue en quelque sorte avec eux une société, ne leur cède pas la propriété de son argent qui demeure bien à lui, si bien qu’il participe à ses risques et périls au commerce du marchand et au travail de l’artisan ; voilà pourquoi il sera en droit de réclamer, comme une chose lui appartenant, une part du bénéfice. »[11]

Il est clair que, pour l’essentiel, Thomas envisage des prêts simples: une personne démunie ou dans l’embarras sollicite d’un voisin, d’un ami mieux pourvu un peu de son argent qui dort. Thomas avait surtout en vue dans sa sévérité radicale contre les prêteurs la protection des emprunteurs contraints : « jamais il ne sera permis d’engager quelqu’un à prêter en exigeant des intérêts ; mais quand un homme est disposé à faire des prêts de cette nature et ainsi pratique l’usure, il est permis de lui emprunter à intérêt ; ceci en vue d’un bien, qui est de subvenir à sa propre nécessité ou à celle d’autrui ».⁠[12]

Enfin, pas plus que les auteurs de l’Ancien Testament, pas plus que les Pères, Thomas « ne prévoyait certes pas la complication des méthodes bancaires modernes »[13]


1. La réflexion de saint Thomas se trouve dans la Somme théologique, dans le chapitre consacré à la justice, IIa IIae, qu. 78, art. 1-4.
2. Art. 1, sol. 2.
3. Op. cit., p. 341.
4. E. Perrot simplifie un peu la lecture de l’article 1 en affirmant que, selon Thomas, Dt 23, 21 n’en fait pas (du prêt à intérêt) « comme tel un péché ». (Op. cit., p. 100).
5. Art. 2, sol. 1.
6. GILSON E., Le thomisme, Vrin, 1986, p. 398.
7. Art. 2, sol. 7. Thomas poursuit : « De même lorsque l’acheteur veut acheter un objet au-dessous du juste prix, sous prétexte qu’il paiera avant sa livraison, il commet lui aussi un péché d’usure ; ce paiement anticipé, est une sorte de prêt, dont l’intérêt consiste dans la remise faite sur le juste prix de l’objet vendu. Si toutefois on baisse volontairement les prix afin de disposer plus vite de l’argent, ce n’est pas de l’usure ».
   Même dans le cadre d’un contrat de société, vendre plus cher à crédit n’est pas justifiable car le temps ne se vend pas.
   Quelle était la position des papes à l’époque ? En 1179, Alexandre III s’était montré un peu hésitant : « Tu dis que dans ta ville, il arrive souvent que certains se procurent du poivre, de la cannelle, ou autres marchandises qui à ce moment ne valent pas plus que 5 livres et qu’ils promettent qu’à une date déterminée, ils paieront 6 livres à ceux de qui ils ont reçu ces marchandises. Mais même si un tel contrat ne peut pas être qualifié du nom d’usure en raison d’une telle forme, les vendeurs n’en encourent pas moins un péché, à moins qu’il existe un doute sur le point de savoir si ces marchandises vaudront plus ou moins au moment du paiement, et c’est pourquoi les concitoyens prendraient bien soin de leur salut s’ils s’abstenaient de contrats de cette sorte, car les pensées des hommes ne peuvent pas être cachées au Dieu tout-puissant. » (Lettre In civitate tua à l’archevêque de Gênes, in Décrétales, livre V, titre 19, chap. 6). Par contre, Urbain III (1187), à propos de ceux qui prêtent à intérêt ou vendent à crédit, déclarait : « puisqu’on apprend clairement dans l’évangile de Luc à quoi il faut s’en tenir dans ces cas, lorsqu’il y est dit : « Prêtez sans rien espérer en retour » (Lc 6, 35), il faut juger que de telles personnes agissent mal à cause de leur intention de lucre - car toute usure et tout surplus dans la restitution sont défendus par la loi -, et dans le jugement des âmes ils doivent être poussés fermement à restituer ce qu’ils ont acquis de cette manière. » (Lettre Consuluit nos, à un prêtre de Brescia).
8. Id., p. 399.
9. Art. 2, sol. 1.
10. Art. 1, sol. 6.
11. Art. 2, sol. 5. Notons qu’Innocent III avait autorisé de confier des fonds à un commerçant pour obtenir « un gain honorable » (Décrétales, livre IV, titre 20, chapitre 7, in SPICQ C., op. cit., p. 351). Relevons aussi cet enseignement de Grégoire IX (1227-1241) : « Quelqu’un qui prête une somme d’argent déterminée à un autre qui se rend à un marché, par terre ou par mer, et qui, parce qu’il accepte un risque pour lui-même, entend recevoir quelque chose au-delà du capital, doit (ne doit pas ?) être considéré comme usurier. De même celui qui donne dix sols pour qu’à un autre moment lui soient rendues autant de mesures de grain, de vin et d’huile à propos desquelles, même si elles valent alors davantage, on peut douter avec vraisemblance si au moment du paiement elles vaudront plus ou moins, ne doit pas à cause de cela être considéré comme usurier. En raison de ce doute est excusé également celui qui vend du drap, du vin, de l’huile et d’autres marchandises pour recevoir davantage pour elles à un moment donné que ce qu’elles valent au moment même (du contrat), à condition cependant de n’avoir pas été sur le point de les vendre à un autre moment du contrat. » (Lettre Naviganti vel, entre 1227 et 1234). (Dz propose de corriger le texte du 1er § en fonction de la liaison avec le 2e : « de même…​ »)
12. Art. 4, conclusion. Thomas justifie cette indulgence : « C’est ainsi d’ailleurs qu’il est permis à celui qui tombe aux mains des brigands de leur montrer ce qu’il possède, pour éviter d’être tué, encore que les brigands pèchent en le dépouillant. C’est ce que nous enseigne l’exemple des dix hommes tombés au pouvoir d’Ismaël et qui lui dirent : « ne nous fais pas mourir, car nous avons un trésor caché dans un champ » (Jr 41, 8) ».
13. GILSON E., op. cit., p. 398.

⁢v. Le Magistère après saint Thomas

A plusieurs reprises, les souverains pontifes vont être sollicités de juger certaines pratiques financières parfois très techniques⁠[1]. Ils vont devoir aussi, de temps à autre, rappeler les grands principes car la spéculation et la recherche illicite de gains restent des fléaux, de siècle en siècle.

Retenons que Léon X, au 5e concile du Latran⁠[2], prend la défense des Mont-de-piété qui, malgré de nombreux décrets en leur faveur⁠[3], étaient critiqués quant à leur manière d’entrer dans leurs frais. Le document confronte tout d’abord les argumentations en présence développées de part et d’autre par des personnalités compétentes:

« Certains maîtres et docteurs disent que ces monts ne sont pas licites lorsque, après un certain temps, les administrateurs de tels monts exigent des pauvres mêmes à qui le prêt est fait quelque chose de plus que le capital ; pour cette raison, ces monts n’échapperaient pas au crime d’usure…​ puisque notre Seigneur, comme l’atteste l’évangéliste Luc (Lc 6, 34s), nous a obligés par un précepte clair à ne pas attendre d’un prêt plus que le capital. En effet, il y a précisément usure lorsque, par suite de l’usage d’une chose qui ne produit pas de fruits, l’on s’efforce d’obtenir un surplus et un fruit sans effort, sans frais et sans risques. …​

De nombreux autres maîtres et docteurs affirment…​ que, pour un bien si grand et si nécessaire à la chose publique, rien ne doit être exigé ni espéré en raison du seul prêt, mais que, pour indemniser ces mêmes monts pour les dépenses des mêmes administrateurs et pour tout ce qui se rattache à leur nécessaire entretien, il est permis, sans faire preuve de lucre et pourvu que ce soit nécessaire et modéré, d’exiger et de prélever quelque chose de la part de ceux qui sont avantagés par un tel prêt, puisque la règle de droit prévoit que celui qui profite du bienfait doit aussi porter le fardeau, en particulier lorsque l’autorité apostolique y consent. Ces derniers maîtres et docteurs montrent d’autre part que cette position a été approuvée par nos prédécesseurs, les pontifes romains d’heureuse mémoire, Paul II, Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI et Jules II. « 

Entre ces deux avis, le Saint Père tranche sans surprise:

« Nous voulons donc Nous occuper de cette question comme il convient par souci de justice, d’une part, afin de ne pas ouvrir l’abîme de l’usure, par amour de la piété et de la vérité, d’autre part, afin de subvenir aux besoins des pauvres. En entretenant ces deux préoccupations, puisqu’elles paraissent concerner la paix et la tranquillité de toute république chrétienne, avec l’approbation du saint concile, Nous déclarons et définissons que les mont-de-piété déjà mentionnés, créés par les républiques et approuvés et confirmés depuis ce temps par l’autorité du Siège apostolique dans lesquels, en compensation et en indemnisation des seules dépenses encourues pour leurs administrateurs et les autres choses qui concernent leur maintien, on reçoit quelque chose de modéré en plus du prêt, sans lucre et à titre d’indemnité, ne présentent pas d’apparence de mal, n’incitent pas au péché et ne doivent d’aucune façon être condamnés ; bien plus, Nous déclarons et définissons qu’un tel prêt est méritoire, qu’il doit être loué et approuvé, qu’il ne doit aucunement être réputé usuraire…​

Nous voulons que tous…​ceux qui désormais oseront prêcher ou disputer, oralement ou par écrit, à l’encontre de la présente déclaration et décision…​encourent la peine d’une excommunication déjà portée. »

En 1566, le Concile de Trente prescrit très simplement que « ceux qui ne sont pas en situation de donner aux pauvres, doivent au moins leur prêter de bonne grâce, selon ce commandement du Seigneur : « Prêtez, sans rien espérer de votre prêt. »[4] Et David a exprimé en ces termes le mérite d’une telle conduite : « Heureux celui qui a compassion des pauvres et qui leur prête ! » ( Ps 111, 5). »⁠[5]

En 1590, Sixte V considère le vice de l’usure comme « odieux à Dieu et aux hommes, condamné par les canons ecclésiastiques et contraire à la charité chrétienne ».⁠[6]

Au XVIIe siècle, Alexandre VII, face à des mœurs de plus en plus libres dans la noblesse en particulier et sous la pression de l’Université de Louvain, établit une liste de 45 propositions condamnées et notamment celle-ci : « Il est licite au prêteur d’exiger quelque chose en plus de la somme prêtée s’il s’oblige à ne pas réclamer cette somme avant un certain temps »[7]. De même Innocent XI, quelques années plus tard, dans une liste de 65 propositions condamnées⁠[8].

La constance magistérielle n’empêche pas qu’en pratique, bien des accommodements aient été tolérés. Si les théologiens protestants, Luther, Melanchton et Zwingle, condamnaient le prêt à intérêt à l’exception de Calvin qui le permettait à certaines conditions⁠[9], un certain nombre de moralistes catholiques se demandèrent si la théorie classique n’était pas trop absolue surtout dans le cadre économique nouveau après la découverte de l’Amérique qui donna au commerce une extension jusqu’alors insoupçonnable. En Espagne, le cardinal de Lugo⁠[10] estimait qu’elle soulevait bien des difficultés et qu’en tout cas, elle ne pouvait être déduite bien clairement de l’Écriture sainte. A Louvain, le jésuite Lessius⁠[11] va aller plus loin et va établir un principe qui annonce la conception moderne du prêt à intérêt. Considérant l’argent comme un instrument de commerce, il estime « que tout commerçant en prêtant même une somme d’argent, dont il ne tire pas actuellement profit, peut exiger une compensation pécuniaire pour l’obligation acceptée de se priver de cette somme d’argent pendant un temps déterminé ». Pourquoi ? Parce que, dans la mesure où l’argent est un instrument de commerce, une valeur de production, « se priver pendant un temps déterminé de l’instrument de son métier est un dommage estimable en valeur d’argent ».⁠[12] E France, les jésuites s’opposèrent à l’intransigeance des jansénistes qui, dans tous les cas, condamnaient le prêt à intérêt au nom de la charité⁠[13]. En Allemagne un autre jésuite, Pichler⁠[14] justifie ainsi l’usage répandu et toléré du prêt à intérêt : « le prêt à intérêt est défendu par le droit naturel et divin conditionnellement et quand le dol, l’avarice ou la dureté y influent, de même, quand il y a usure vorace, accablant et pressurant le prochain ; mais il n’est pas défendu d’une manière absolue et quand il ne s’y trouve ni dol, ni avarice, ni oppression du prochain, ni manque de charité et qu’on n’exige qu’un intérêt modique, selon les statuts ou les usages des lieux. »[15]

En 1730, une « nouvelle controverse »[16] va provoquer une prise de position romaine. En 1730, la ville de Vérone avait emprunté de l’argent au taux de 4% et l’évêque du lieu avait condamné cette opération. La cause fut portée à Rome et, en juillet 1745, le pape Benoît XIV chargea un groupe d’experts d’étudier le problème d’un point de vue doctrinal⁠[17]. Il était, en effet, impossible à cette commission d’étudier le cas concret qui avait suscité tant de remous étant donné que Rome n’avait pas à sa disposition tous les documents concernant l’affaire. Le résultat unanime des travaux fut promulgué par le pape dans l’encyclique Vix pervenit, la même année, le 1er novembre 1745, à destination des archevêques, évêques et ordinaires d’Italie. Le Pape l’envoya plus tard à d’autres Églises et Grégoire XVI⁠[18] en étendit la leçon au monde entier.

Les experts réunis, les décrets des pontifes précédents, l’autorité des conciles et des Pères, amène Benoît XIV à réaffirmer la doctrine traditionnelle : la nature du contrat de prêt (mutuum) « demande qu’on ne réclame pas plus qu’on a reçu » sinon il y a usure⁠[19]. Peu importe que l’intérêt soit modéré ou petit, qu’il soit réclamé à un pauvre ou à un riche⁠[20], peu importe que l’argent ainsi prêté apporte des bénéfices à l’emprunteur, le prêt à intérêt reste interdit en vertu du principe d’égalité, « en vertu de cette justice qu’on appelle commutative, et à laquelle il appartient d’assurer de façon intangible l’égalité de chacun dans les contrats humains et de la rétablir strictement lorsqu’elle n’a pas été observée ». Tel est l’enseignement du sens commun et de la raison naturelle. Par essence, intrinsèquement, il ne peut en être autrement. Telle est aussi l’instruction donnée par Jésus-Christ : « Si quelqu’un veut emprunter auprès de toi, ne te dérobe pas » (Mt 5, 42).

Toutefois, d’ »autres titres », « adjoints au contrat », « des titres qui ne sont pas inhérents et intrinsèques à ce qu’est communément la nature du prêt lui-même » peuvent justifier un intérêt. Ces titres extrinsèques, accidentels, créent « une raison tout à fait juste et légitime d’exiger de façon régulière plus que la capital dû sur la base du prêt ». Le principe se trouve déjà chez saint Thomas et, depuis le XIVe siècle, était admis le versement d’une compensation si le prêt causait un préjudice au prêteur, si celui-ci était privé d’un gain licite, s’il s’exposait au risque de perdre l’argent prêté, à des frais de gestion ou à ne pas être remboursé dans les délais prévus. ⁠[21]

Enfin, Benoît XIV ne nie pas non plus « que quelqu’un pourra souvent investir et utiliser son argent de façon régulière par d’autres contrats distincts de par leur nature du contrat de prêt, soit pour obtenir des revenus annuels, soit aussi pour faire un commerce ou des affaires licites, et en percevoir des gains honorables ».

En conclusion, Benoît XIV invitait les guides spirituels et les fidèles à la prudence, à s’informer auprès des personnes compétentes, à vérifier si le contrat qu’ils voulaient conclure ou avaient conclu était un contrat de prêt à intérêt ou un autre contrat et s’il s’avérait qu’il s’agissait bien d’un contrat de prêt à intérêt de vérifier s’il y avait « un autre titre en même temps que le prêt ».

Toutefois, on constate que les thèses protestantes séduisent de plus en plus et que les titres extrinsèques évoqués par Benoît XIV permettent à certains clercs de justifier des pratiques qui n’ont jamais été éradiquées et qui, au contraire, se sont de plus en plus répandues. C’est pourquoi, en France par exemple, à la demande de quelques autorités ecclésiastiques inquiètes, M.E. Pagès, professeur de théologie morale à l’Académie de Lyon et chanoine honoraire de Montpellier, rédige sa célèbre Dissertation sur le prêt à intérêt pour défendre et expliquer la position de l’Église telle qu’elle avait été définie par Benoît XIV. En outre, l’auteur publie une série de décisions prises par Grégoire XIII (1572-1585), Pie VI (1775-1799), Pie VII (1800-1823) et quelques personnalités romaines et françaises. A la lecture de ce livre, on se rend compte que l’auteur s’efforce de raidir la position du Magistère en réduisant la portée des titres extrinsèques et en demandant aux confesseurs d’être sévères⁠[22].

C’était peut-être dépasser la pensée de Benoît XIV qui demandait explicitement d’éviter « avec le plus grand soin les extrêmes toujours vicieux. Quelques-uns, jugeant ces affaires avec beaucoup de sévérité blâment tout intérêt tiré de l’argent comme illicite et tenant à l’usure. d’autres, au contraire très indulgents et relâchés pensent que tout profit est exempt d’usure. »

Plusieurs documents d’Église ultérieurs vont rassurer les fidèles inquiets. Ainsi fit saint Alphonse de Liguori peu après la publication de l’encyclique⁠[23]. Ainsi aussi le décret Non-esse inquietendos, en 1830⁠[24]. Sollicité par l’évêque de Rennes et bien conscient des « vives discussions » dont Vix pervenit est toujours l’objet, le pape Pie VIII, le 18 août 1830 confirme les confesseurs qui font preuve de modération en la matière⁠[25]. Le Saint-Office réagira de la même manière en 1838, sous Grégoire XVI⁠[26].

Sur le fond, une dernière mise au point aura lieu en 1873, sous le pontificat de Pie IX. La Sacrée Congrégation pour la propagation de la foi rappelle, dans une Instruction, onze documents qui ont traité du prêt à intérêt et conclut⁠[27]:

« 1. d’une manière générale, il faut dire à propos du gain perçu pour un prêt qu’absolument rien ne peut être perçu en vertu du prêt, c’est-à-dire de façon directe et simplement en raison de celui-ci.

2. Percevoir quelque chose en plus du capital est licite si cela vient s’ajouter au prêt à un titre extrinsèque, qui n’est pas communément lié et inhérent au prêt de par la nature de celui-ci.

3. Si quelque autre titre fait défaut, comme par exemple un gain qui cesse, une perte qui se produit, et le danger de perdre le capital ou des efforts à mettre en œuvre pour retrouver le capital, le seul titre de la loi civile peut également être considéré comme suffisant dans la pratique, aussi bien par les fidèles que par leurs confesseurs à qui il n’est donc pas permis d’inquiéter les pénitents à ce sujet aussi longtemps que cette question demeure en jugement, et que le Saint-Siège ne l’a pas explicitement définie.[28]

4. La tolérance de cette pratique ne peut aucunement être étendue jusqu’à rendre honnête une usure, si minime soit-elle, s’agissant de pauvres, ou une usure immodérée et excédant les limites de l’équité naturelle.

5 Enfin, il n’est pas possible de déterminer de façon universelle quel montant de l’usure doit être considéré comme immodéré et excessif, et lequel doit être considéré comme juste et modéré, puisque cela doit être mesuré dans chaque cas particulier en considérant toutes les circonstances tenant aux lieux, aux personnes et au moment. »

Ainsi se termine le dernier document consacré par le Magistère à cette question. Elle a, nous l’avons vu, suscité de nombreuses prises de position. Elles ont été parfois provoquées par des problèmes très précis mais aussi par le scrupule de nombreux chrétiens soucieux à la fois d’aider les pauvres et de respecter l’autorité des Pères. Enfin, les interventions se multiplient à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, au moment où l’économie change.

L’Église estime sans doute que l’essentiel a été dit avec Vix pervenit car, désormais, nous ne trouverons plus que quelques réflexions ici ou là dans les textes officiels de l’Église.

Dans le Code de droit canon de 1917, on lit que « dans la prestation d’une chose fongible, il n’est pas de soi illicite de fixer par contrat un profit légal », pour autant, ben sûr, que ce soit au nom de titres extrinsèques⁠[29]. Quant au Code de 1983, il estime que des administrations catholiques peuvent emprunter puisqu’il recommande: « Les administrateurs sont tenus de payer au temps prescrit les intérêts d’un emprunt ou d’une hypothèque, et de veiller à rembourser à temps le capital. »[30]


1. C’est le cas notamment de Calixte III à propos des contrats de cens (Constitution Regimini universalis, 6-5-1455), de Pie V sur les lettres de change fictives (sèches) (Constitution In eam pro nostro, 28-1-1571).
2. Bulle Inter multiplices, 10e session, 4-5-1515.
3. Le premier est de Pie II, Cum dilecti, 3-7-1463.
4. L c 6, 36.
5. Catéchisme du concile de Trente, XXXV, § 6.
6. In Detestabilis avariae, cité in CASTELEIN A., op. cit., p. 351.
7. Proposition 42, Décret du Saint-Office du 18-3-1666.
8. Liste établie de nouveau sous la pression de l’Université de Louvain. Propositions condamnées dans le décret du Saint-Office du 2 mars 1679. Les propositions 40, 41 et 42 disaient : « -Le contrat Mohatra est licite quand il se fait à l’égard de la même personne et avec une clause préalable de revente dans une intention de lucre. -Une somme versée étant plus précieuse qu’une somme à verser, et puisqu’il n’y a personne qui ne préfère une somme présente à une somme future, le prêteur peut exiger du débiteur quelque chose en plus du capital prêté, et être excusé d’usure à ce titre. -Il n’y a pas usure lorsque quelque chose est exigé comme un dû en sus du capital prêté au titre de la bienveillance en quelque sorte et de la gratitude, mais seulement si cela est exigé comme un dû au titre de la justice. » On appelait en Espagne « contrat Mohatra » « une forme particulière de revente qui peut être illustrée par l’exemple suivant: Lazare a besoin immédiatement d’argent, par exemple de cent écus. Mais étant donné qu’il ne trouve personne qui soit disposé à lui prêté de l’argent sans bénéfice, il achète à crédit, pour une somme qui devra être remboursée à une date ultérieure, des marchandises au prix maximal de cent dix écus, et revend aussitôt ces mêmes marchandises (dont Lazare n’a pas besoin) à Grassus au prix minimal de cent écus, à condition que Grassus lui donne aussitôt cette somme.«  (DZ, p. 529, note 2140).
9. Un auteur protestant précise : « Calvin a non seulement donné ses lettres de noblesse aux échanges économiques (en défendant, par exemple, la division du travail ou la liberté d’entreprise), mais encore, et c’était beaucoup plus hardi, aux activités financières, à condition que celles-ci soient subordonnées à une éthique sociale rigoureuse ». Le prêt, selon la Bible, doit être gratuit comme les dons de Dieu le sont. Selon l’auteur, Calvin serait le premier à avoir distingué l’usure, condamnée parce qu’elle remplace la charité tout comme « le prêt de secours ou d’assistance », et le « prêt de production », exigé par le marché et qui échappe au devoir de charité. Ce type de prêt reste soumis à une éthique. Ainsi, en période de crise et de pénurie, faut-il un contrôle des prix pour éviter la spéculation sur des biens de première nécessité ; ainsi Calvin s’oppose-t-il aussi à la « professionnalisation du prêt à intérêt » et ne tolérait pas l’intérêt « si l’emprunteur n’avait pas gagné, avec la somme prêtée, un montant supérieur à l’intérêt demandé » (taux fixé, au début à 5% puis à 6,66, à Genève). (Cf. JOHNER M., Travail, richesse et propsérité dans le protestantisme, in La Revue réformée, 3, juin 2002, tome LIII, www.unpoissondansle.net/rr).
   On peut ajouter que Calvin ne faisait que légitimer pour sa part une pratique financière qui s’exerçait à Genève depuis 1387. En effet, à cette date, l’évêque du lieu avait accordé aux Genevois des « franchises ». Ils jouissaient du privilège unique en chrétienté de pratiquer le prêt à intérêt. (Cf. Les racines du capitalisme sur www.geneva-finance.ch).
10. 1583-1660.
11. Leonardo Leys, dit Lessius, (né à Anvers en 1554, mort à Louvain en 1623). Cf. De Justitia et Jure et coeterisque virtutibus cardinalibus, Livre IV, vol. 1, chap. 20, 123-127.
12. Cf. CASTELEIN A., op. cit., p. 350. Lessius « prétend même que tout marchand peut exiger pareil intérêt, alors que ce motif spécial ne s’appliquerait pas à lui et qu’il n’aurait pas besoin de cet argent qu’il prête, parce qu’il peut profiter de l’opinion commune, qui considère l’argent des commerçants comme l’instrument de leur métier et une valeur de production, dont la privation pendant un temps fixe prend dans l’estimation commune un titre et une compensation déterminée. » (Id.).
13. Cf. article « jansénisme » sur www.maristas.com. Bossuet écrivit aussi un Traité de l’usure où il défend avec sévérité la position traditionnelle.
14. Gui ou Vitus Pichler, canoniste bavarois mort en 1736.
15. Cité in CASTELEIN A., op. cit., p. 351. L’usage était en Allemagne depuis le XVIe siècle de demander un intérêt de 5% dans le commerce.
16. BENOÎT XIV, Vix pervenit, 1-11-1745.
17. « Nous avons expliqué toute l’affaire à quelques-uns de nos vénérables frères les cardinaux de la sainte Église romaine, qui se sont acquis une plus grande considération par leur profond savoir en théologie et en droit ecclésiastique. Nous avons aussi appelé plusieurs réguliers qui tiennent le premier rang dans les deux facultés, et que nous avons pris en partie chez les moines, en partie chez les religieux mendiants et enfin parmi les clercs réguliers ? Nous y avons même adjoint un prélat qui est docteur en droit civil et canonique, et qui a longtemps suivi le barreau . » (Vix pervenit, 1745).
18. 1831-1846.
19. « Le péché appelé péché d’usure, et dont le lieu propre est le contrat de prêt, consiste dans le fait que quelqu’un veut qu’en vertu d’un prêt lui-même - qui de par sa nature demande qu’il soit rendu autant seulement que ce qui a été reçu - il soit rendu davantage que ce qui a été reçu, et qu’il est affirmé par conséquent qu’en raison du prêt lui-même il est dû un gain allant au-delà du capital (prêté). Pour cette raison, tout gain qui dépasse le capital (prêté) est illicite et usuraire. » (Id.).
20. Dans son Traité du Synode diocésain, Benoît XIV rappelle que Calvin enseignait « qu’il est permis d’exiger précisément à raison du prêt, un profit modéré, non du pauvre, mais du riche », du marchand notamment. Il condamné cette opinion qui fut défendue par deux réformés qu’il cite également : Charles Dumoulin (1500-1566) dans son Tractatus Contractuum et Usurarum redituumque pecunia Constituorum et Claude Saumaise (1588-1653) dans De usuris, De modo usurarum liber (publié à Leyde) et De trapezitico foenore (Du profit bancaire) qui fit scandale à l’époque. (Cf. PAGES M.E., Dissertation sur le prêt à intérêt, Malines, 1825, pp. 13-14 et www.wikipedia.com).
21. A cela s’est traditionnellement ajoutée la décision du prince fixant le taux de prêt. Cf. PERROT E., op. cit., p. 101 et De LASSUS A., La doctrine de l’Église sur l’argent, in Revue de l’Action familiale et scolaire, n° 96, août 1991. Saint Thomas écrivait : « Les lois humaines laissent certains péchés impunis à cause de l’imperfection des hommes ; elles priveraient, en effet, la société de nombreux avantages, si elles réprimaient tous les péchés en édictant des peines distinctes pour chacun d’eux. C’est pourquoi la loi humaine tolère le prêt à intérêt, non point qu’elle l’estime conforme à la justice, mais pour ne pas nuire au plus grand nombre » (Qu. 78, art. 1, sol. 3).
22. « Or, il est de la dernière certitude que l’usure est, non une simple absurdité, mais une chose inique par elle-même ; qu’elle est opposée, non au seul droit positif, mais au droit naturel ; qu’elle est connue, non du seul confesseur, mais encore d’autres personnes ; et que le confesseur ne peut garder le silence vis-à-vis de celui qui en est coupable, sans le confirmer dans sa mauvaise pratique, et occasionner le scandale de ceux qui la connaîtraient, en les portant à croire qu’elle est innocente. Il faut donc conclure nécessairement que d’après Benoît XIV et Pie VI, le confesseur est étroitement obligé, dans le cas proposé, d’interroger et d’avertir le pénitent, et de lui refuser l’absolution, s’il ne renonce à sa mauvaise pratique, et s’il ne se soumet à toutes les réparations nécessaires. » (PAGES M.E., op. cit., p. 128).
23. 1696-1787, in Théologie morale, IV, 765. Cf. les œuvres d’A. de Liguori sur www.jesusmarie.com. Parallèlement, on peut évoquer, sur le fond, la réflexion d’éminents moralistes qui tentèrent d’adapter les thèses traditionnelles à la réalité du commerce moderne : le cardinal de la Luzerne (1738-1821, évêque-duc de Langres) avec ses volumineuses Dissertations sur le prêt de commerce, Douillier, 1823 (5 tomes) et l’abbé Marco Mastrofini et sa Discussion sur l’usure, Guyot, 1834. Cet ouvrage eut huit éditions en Italie et fut approuvé par les consulteurs du Saint-Office (cf. CASTELEIN A., op. cit., pp. 355-356).
24. Décret de la Sacrée pénitencerie cité par E. Perrot, op. cit., p. 102. Ce décret « somme les confesseurs de ne pas inquiéter les pénitents qui s’accusent d’avoir prêté à intérêt, pour peu que le pénitent s’engage à se soumettre à la décision de l’Église lorsqu’elle se sera prononcée sur ce sujet. » (Id).
25. Le pape expose tout d’abord le problème : « (Les confesseurs sont en désaccord) au sujet du gain perçu à partir de l’argent prêté à des gens d’affaires pour qu’ils en tirent profit. Le sens de l’encyclique Vix pervenit fait l’objet de vives discussions. Des deux côtés, des raisons sont mises en avant à l’appui de la position qu’on tient : favorable ou opposée à un gain de cette sorte. d’où des querelles, des dissensions, des refus des sacrements pour la plupart des gens d’affaires qui cherchent à s’enrichir de cette manière, et d’innombrables dommages pour les âmes.
   Pour prévenir les dommages pour les âmes, certains confesseurs estiment pouvoir tenir une voie médiane entre les deux positions. Lorsque quelqu’un les consulte au sujet d’un gain de cette sorte, ils cherchent à l’en détourner. Si le pénitent persévère dans l’intention de prêter de l’argent à des gens d’affaires et objecte que la position qui est en faveur d’un tel prêt a de nombreux patronages, et que de surcroît elle n’a pas été condamnée par le Saint-Siège qui, pas une seule fois, n’a été consulté à ce sujet, dans ce cas les confesseurs demandent que le pénitent promette qu’il se soumettra avec une obéissance filiale au jugement du souverain pontife s’il se prononce, quel qu’il soit, et s’ils obtiennent cette promesse, ils ne refusent pas l’absolution, même lorsqu’ils considèrent la position opposée à un tel prêt comme plus probable.
   Si le pénitent ne confesse rien au sujet d’un gain ayant son origine dans un tel prêt et semble être de bonne foi, ces confesseurs, même s’ils savent par ailleurs qu’un tel gain a été perçu et continue de l’être, lui donnent l’absolution sans l’avoir interrogé à ce sujet lorsqu’ils craignent que le pénitent, s’il était averti d’avoir à restituer ce gain ou d’y renoncer, refuserait de le faire. » A propos de ces agissements, l’évêque de Rennes pose deux questions : 1. L’évêque « peut-il approuver la façon de faire de ces derniers confesseurs ? » La réponse du pape est : « Ils ne doivent pas être inquiétés » ; 2. « Lorsque d’autres confesseurs, plus rigoureux, viennent à lui pour lui demander conseil, peut-il les exhorter à suivre la façon de faire des premiers jusqu’à ce que le Saint-Siège émette un jugement explicite en cette matière ? » La réponse de Pie VIII est : « Il est répondu sous 1 ». (Dz, pp. 630-631).
26. Le 17 janvier 1838, le Saint-Office répond à une question posée par l’évêque de Nice. Question: « Des pénitents qui, sur la base d’un titre légal, ont tiré un gain modeste d’un prêt et qui doutent dans leur conscience ou ont une mauvaise conscience, peuvent-ils recevoir l’absolution sacramentelle sans qu’il leur soit imposé de (le) restituer, dès lors du moins qu’ils éprouvent une douleur sincère à cause du péché qu’ils ont commis dans le doute ou avec mauvaise conscience, et qu’ils sont disposés à se conformer avec une obéissance fidèle aux commandements du Saint-Siège ? » Réponse : «  »Oui, dans la mesure du moins où ils sont disposés à se conformer aux commandements du Saint-Siège ». (Dz, pp. 634-635).
27. Les parties qui ne sont pas en italiques sont mises en évidence dans le texte original. (Dz, p. 695).
28. M. E. Pagès, contestait cette licence civile. Avec quelques exemples historiques soigneusement choisis, il montrait que des princes chrétiens avaient interdit le prêt à intérêt. Il aurait dû ajouter : à certains endroits, à certains moments. Mais on pourrait citer d’innombrables pratiques contraires comme on l’a entrevu précédemment. C. Spicq va même plus loin en rappelant que le pape Léon IV avait demandé à Lothaire, en 847, de maintenir en vigueur la loi romaine sans doute pour « revenir aux taux raisonnables qu’elle fixait » (op. cit., pp. 344-345).
29. Canon 1543.
30. Canon 1284, § 5.

⁢vi. Les problèmes de l’argent dans l’enseignement magistériel contemporain.

A partir du XIXe siècle, dans l’enseignement des souverains pontifes, la question de l’argent et du prêt sera insérée dans les mises en garde contre les excès du capitalisme libéral⁠[1].

Pie XI, rappelons-nous, remarque : « Ce qui à notre époque frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire aux mains d’un petit nombre d’hommes qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simple dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré.

Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre les mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer »[2] Il souhaite que le capital et son investissement qu’il relie à la vertu de magnificence⁠[3], soient bien orientés : « Des principes posés par le Docteur Angélique, nous déduisons que celui qui consacre les ressources plus larges dont il dispose à développer une industrie, source abondante de travail rémunérateur, pourvu toutefois que ce travail soit employé à produire des biens réellement utiles, pratique d’une manière remarquable et particulièrement appropriée aux besoins de notre temps, l’exercice de la vertu de magnificence. »[4]

Mais, le plus impressionnant dans l’enseignement de Pie XI est, nous l’avons déjà évoqué, l’extrême lucidité qu’il a manifestée dans l’analyse de l’évolution du capitalisme et notamment la transformation inquiétante du monde économique qui trouve un dynamisme nouveau dans la spéculation plutôt que dans le travail. Il n’est pas inutile de citer le texte suivant dans son entièreté car il met d’emblée en évidence la racine d’un mal qui ne cessera d’empirer, nous en sommes les témoins:

« La déchristianisation de la vie sociale et économique et sa conséquence, l’apostasie des masses laborieuses, résultent des affections désordonnées de l’âme, triste suite du péché originel qui, ayant détruit l’harmonieux équilibre des facultés, dispose les hommes à l’entraînement facile des passions mauvaises et les incite violemment à mettre les biens périssables de ce monde au-dessus des biens durables de l’ordre surnaturel. De là, cette soif insatiable des richesses et des biens temporels qui, de tout temps sans doute, a poussé l’homme à violer la loi de Dieu et à fouler aux pieds les droits du prochain, mais qui, dans le régime économique moderne, expose la fragilité humaine à tomber beaucoup plus fréquemment. L’instabilité de la situation économique et celle de l’organisme tout entier exigent de tous ceux qui y sont engagés la plus absorbante activité. Il en est résulté chez certains un tel endurcissement de la conscience que tous les moyens leur sont bons, qui permettent d’accroître leurs profits et de défendre contre les brusques retours de la fortune les biens si péniblement acquis ; les gains si faciles qu’offre à tous l’anarchie des marchés attirent aux fonctions de l’échange trop de gens dont le seul désir est de réaliser des bénéfices rapides par un travail insignifiant, et dont la spéculation effrénée fait monter et baisser incessamment tous les prix au gré de leur caprice et de leur avidité, déjouant par là les sages prévisions de la production. Les institutions juridiques destinées à favoriser la collaboration des capitaux, en divisant et en limitant les risques, sont trop souvent devenues l’occasion des plus répréhensibles excès ; nous voyons, en effet, les responsabilités atténuées au point de ne plus toucher que médiocrement les âmes ; sous le couvert d’une désignation collective se commettent les injustices et les fraudes les plus condamnables ; les hommes qui gouvernent ces groupements économiques trahissent, au mépris de leurs engagements, les droits de ceux qui leur ont confié l’administration de leur épargne. Il faut signaler enfin ces hommes trop habiles qui, sans s’inquiéter du résultat honnête et utile de leur activité, ne craignent pas d’exciter les mauvais instincts de la clientèle pour les exploiter au gré de leurs intérêts. »[5] Devant la gravité de cette situation, Pie XI ne voit de remède que dans « une sûre discipline morale, fortement soutenue par l’autorité sociale ».⁠[6]

Comme son prédécesseur, Pie XII va se pencher sur le problème de l’investissement si important pour l’emploi⁠[7] mais qui ne peut faire fi de la vie des travailleurs : « La solidarité des hommes entre eux exige, non seulement au nom du sentiments fraternel mais aussi de l’avantage mutuel lui-même, que l’on utilise toutes les possibilités pour conserver les emplois existants et pour en créer de nouveaux. Dans ce but, ceux qui sont capables d’investir des capitaux doivent se demander, au nom du bien commun, si leur conscience leur permet de ne pas faire de pareils investissements, dans les limites des possibilités économiques, dans des proportions et au moment opportuns, et de se retirer à l’écart dans une vaine prudence. »[8] « Une politique d’expansion économique n’exige pas seulement des investissements considérables, dont il faut savoir apprécier les possibilités et les risques, elle ne requiert pas seulement un progrès constant de la recherche scientifique et donc de la préparation dans le pays de savants et d’ingénieurs appliqués à cet effort, elle engage aussi la vie des travailleurs et de leurs familles. Ce n’est pas à leurs dépens que doivent s’opérer les reconversions nécessaires à la vie de l’industrie, ainsi que les indispensables évolutions de l’agriculture et du commerce ».⁠[9]

L’enseignement de Pie XII ne s’arrête pas là. A partir du moment où, selon le caractère particulier de son pontificat, il rencontre les banquiers et leurs employés, Pie XII élargit sa réflexion et repense en profondeur le rapport du chrétien à l’argent car, apparemment, comme il le dit, « monde bancaire et idée chrétienne ; argent et évangile » sont des « termes en soi antithétiques pour qui a présente la prédication de Jésus-Christ, l’exaltation par Lui de la pauvreté, le contraste solennellement affirmé par Lui entre Dieu et Mammon ».⁠[10] Certes, le cœur dominé par l’argent est prêt à toutes les turpitudes mais s’il « vient au pouvoir d’âmes non encombrées de cupidités, libres de cette liberté des choses contingentes que nous a procurée Jésus-Christ, alors il n’y a bonne œuvre qu’il ne puisse susciter et entretenir pour le bien des hommes et la gloire de Dieu, devenant ainsi, par un miracle de la grâce, un escalier lui-même vers la justice et la sainteté chrétiennes. »[11] Ce lyrisme à propos de l’argent est nouveau, il rompt avec la mauvaise conscience qui a souvent animé les chrétiens vis-à-vis de l’argent. Pie XII n’hésite pas à s’en prendre à cette « conception malsaine » qui considère le système bancaire comme s’il « était par sa nature même entaché d’une faute. Comme si l’exercice de votre profession, dit-il aux employés, et l’objet même de votre travail vous mettaient inévitablement en danger de contaminer votre cœur. Comme s’il était particulièrement difficile pour vous de libérer votre âme de l’attachement aux biens éphémères et fallacieux, de passer à travers la flamme des richesses temporelles de façon à ne pas perdre les trésors éternels »[12]. Même le financier « au sens propre du mot (…) peut lui-même unir à l’application de sa compétence et à l’utilisation de sa capacité professionnelle, le véritable esprit évangélique, c’est-à-dire la liberté d’un cœur profondément détaché de l’argent qu’il manie, des valeurs qu’il négocie, des biens matériels qu’il administre, en ne connaissant qu’un seul Seigneur, Dieu (Mt 6, 24), qu’il sert dans une obéissance d’esprit et d’action à ses commandements et dans la fidélité au Christ. »[13] Cela clairement affirmé, Pie XII, souligne le rôle économique et social important que les banques ont joué à toutes les époques et qu’elles jouent davantage encore aujourd’hui⁠[14]:

d’une manière générale, la banque est « le carrefour où se rencontrent le capital, la pensée, le travail »[15]. Le chrétien donc ne peut que se réjouir de cette mise en relation puisqu’il refuse d’opposer ces différentes composantes de la vie économique et sociale.

« Si l’argent n’a pas été défini à tort comme le sang dans l’organisme du corps économique[16], on pourra bien en conclure que les Banques sont comme le cœur qui doit en régler la circulation pour le plus grand bien des familles, des individus, des groupes sociaux, dont l’ensemble forme le corps national économique ; d’où la puissance, l’utilité, la responsabilité du système bancaire. »[17]

« L’influence et la responsabilité des banques est énorme. Elles sont les intermédiaires du crédit et les fournisseuses des fonds au commerce, à l’agriculture et à l’industrie ; elles tirent de là une haute importance sociale. L’ordre économique actuellement en vigueur est inconcevable sans le facteur argent. Les banques en dirigent le cours ; il importe donc que celui-ci ne soit pas dirigé vers des entreprises économiquement malsaines, violant la justice, funestes au bonheur du peuple, pernicieuses pour la vie civile, mais soit en harmonie avec la saine économie publique et avec la vraie culture.

Tout ceci exige dans les dirigeants des banques et dans leurs employés, l’expérience des questions économiques, le sens social, une absolue conscience et loyauté. »[18]

Plus concrètement encore, Pie XII dira que « la fonction sociale de la Banque » consiste « à mettre l’individu en état de faire fructifier le capital, même minime, au lieu de le dissiper ou de le laisser dormir sans aucun profit ni pour soi ni pour les autres (…)[19]. C’est pourquoi les services que la banque peut rendre sont multiples : faciliter et encourager l’épargne ; réserver l’épargne pour l’avenir en la rendant fructueuse déjà dans le présent ; lui permettre de participer à des entreprises utiles qui ne pourraient être engagées sans son concours ; rendre faciles et parfois tout simplement possibles, le règlement des comptes, les échanges, le commerce entre l’État et les organismes privés et, en un mot, toute la vie économique d’un peuple ; établir, en quelque sorte, un régulateur qui aide à surmonter les périodes difficiles, sans courir à la catastrophe. »[20]

A propos du crédit, Pie XII louera une institution de droit public - la Banque nationale du Travail d’Italie - qui vint « en aide, au moyen de concessions de crédit, aux Coopératives, surtout agricoles » d’abord, puis « aux moyennes et petites industries, rendues vivantes et confiantes grâce aux crédits qui assurent et facilitent leur production autonome. Cette fonction elle aussi, - en l’heure présente, ajoute Pie XII, d’une portée capitale, - est une application heureuse et pratique de la doctrine sociale de l’Église. » De plus, grâce à ses « avances d’argent », la Banque contribue « à renforcer et accélérer la construction d’habitations (…) qui (…) donnent aux familles « l’espace, la lumière, l’air »[21] pour accomplir leur missions. »[22]

Le prêt et même le prêt à intérêt peut être une institution bienfaisante dans la mesure où il permet « la rencontre du capital et de l’idée. En proportion de l’importance de ce capital, de la valeur pratique de cette idée, la crise du travail se trouvera plus ou moins enrayée. L’ouvrier laborieux et consciencieux obtiendra plus aisément une occupation ; l’accroissement de la production permettra de tendre, lentement peut-être, mais progressivement, vers un équilibre économique ; les multiples inconvénients et désordres, fruits déplorables du chômage, seront atténués pour le plus grand bien d’une saine vie domestique, sociale et, partant, morale. Dans une certaine mesure, si modique qu’elle puisse être, l’épargne deviendra possible à un plus grand nombre, avec les avantages de tout ordre (…). »⁠[23]

On l’a compris, Pie XII n’envisage pas le prêt dans n’importe quel contexte.

d’une part, le banquier doit tenir compte de l’intérêt personnel du possesseur du capital car « le souscripteur veut être assuré de ne pas perdre sa mise de fonds. Il désire même, sans préjudice d’un honnête revenu pour son propre compte, en faire un instrument au bénéfice d’autrui et de la société. Cela suppose, évidemment, que l’entreprise mérite sa collaboration, et qu’elle est, en elle-même, de nature à l’intéresser, parce qu’elle s’harmonise avec ses dispositions et ses goûts personnels. »

d’autre part, le banquier doit évaluer celui qui fait appel au crédit: celui qui cherche à obtenir un crédit, « c’est un jeune inventeur, c’est un homme d’initiative, un bienfaiteur de l’humanité ». Il conseille au banquier de « l’étudier, pour ne pas risquer de livrer le prêteur confiant à un utopiste ou à un aigrefin, pour ne pas risquer non plus d’éconduire un solliciteur méritant, capable de rendre d’immenses services, auquel ne manquent que les ressources indispensables à la réalisation. » Il faut « peser sa valeur, comprendre ses projets et ses plans, l’aider, le cas échéant, de quelque conseil ou suggestion pour lui épargner une imprudence ou pour rendre sa conception plus pratique, pour voir enfin à quel bailleur de fonds l’adresser et le recommander. Que de génies, que d’hommes intelligents, généreux, actifs, meurent dans la misère, découragés, ne laissant vivre que l’idée, mais une idée que d’autres plus habiles sauront exploiter à leur profit. » A côté de ces créateurs en recherche de fonds, « il y a, en outre, tous ceux, qu’une année mauvaise, une récolte déficiente, des dommages causés par la guerre ou la révolution, par la maladie, ou quelque circonstance imprévue et imprévisible, sans qu’il y ait de leur faute, mettent en difficulté passagère. Ils pourraient, grâce à un crédit, se relever, se remettre en train et, avec le temps, amortir leur dette. »[24]

Pie XII ne prend pas en considération le crédit à la consommation tel qu’il s’est développé aujourd’hui. On peut même penser qu’implicitement il le réprouve puisqu’il ne manque jamais une occasion de demander à ses interlocuteurs de « résister avec persévérance aux mille tentations de plaisirs, de jouissances, d’amour-propre, de confort qui, même sans en arriver jusqu’au luxe, n’en dépassent pas moins ce qui est le juste nécessaire. »⁠[25] C’est dans cet esprit que le Saint Père louera l’action des banques populaires qui ont été constituées « pour échapper à l’emprise des usuriers » et pour « subvenir aux nécessités économiques des petites entreprises industrielles, agricoles, artisanales, en leur fournissant les capitaux requis pour leur bon fonctionnement. » Les banques populaires sont « des instruments destinés à recueillir l’épargne, et à en assurer la meilleure utilisation à l’endroit même où elles se trouvent et au profit général de ceux qui l’ont fournie. Elles intéressent donc un nombre assez étendu d’associés aux parts modestes dont elles soutiennent les entreprises par des prêts consentis avec discernement, et en se gardant d’exposer leurs capitaux à des risques trop graves. L’argent dont elles disposent, constitue en effet le moyen d’existence et de travail indispensable aux associés ; il a été gagné par un labeur persévérant et ne peut servir à des opérations hasardées, fussent-elles prometteuses. Il convient donc de le consacrer surtout à la consolidation des activités et au bien des personnes sur lesquelles repose pour une bonne part la stabilité des institutions sociales et la valeur morale de la nation et qui, en tout temps ont démontré leur attachement à la patrie, à la famille et à leur foi religieuse. » Pour Pie XII, les banques populaires illustrent parfaitement le respect de la hiérarchie des valeurs même dans le domaine économique puisque « c’est le bien de tous qui prime ici les autres considérations comme seraient par exemple l’ambition d’obtenir de brillants succès financiers ou de s’arroger dans l’économie générale une autorité plus en vue. » Mieux encore, elles mettent « en évidence comment le sens d’l’épargne et la juste limitation de la tendance à la consommation conditionnent le mouvement d’expansion de l’économie (…) Au lieu de céder au penchant de la facilité et de l’égoïsme, qui se désintéresse de l’avenir pour jouir avec insouciance du présent, l’individu apprend à organiser sa vie suivant un plan réfléchi, à l’ordonner en fonction de la solidarité qui l’unit aux membres de la communauté sociale à laquelle il appartient. » Preuve de cette juste appréciation des valeurs, les banques populaires attribuent « une large part de leurs profits à des activités éducatives, qui n’offrent pas la perspective d’un rendement immédiat, mais visent avant tout l’élévation intellectuelle et spirituelle de la population ». Ces banques réalisent ainsi « de façon éminente la fin pour laquelle elles ont été fondées. Elles confèrent par là une nouvelle dimension à tout l’ensemble de l’économie qui, loin de constituer un but en soi, reste subordonné à une finalité plus haute, celle de l’âme humaine et des valeurs transcendantes de l’esprit. »[26]


1. Bien entendu, le thème de l’argent continue d’être abordé sur le plan de la morale personnelle et est l’occasion des classiques mises en garde contre l’avidité, la cupidité, l’égoïsme, l’envie, la jalousie, etc.
2. QA 586 in Marmy.
3. Cf. IIa IIae, qu. 134.
4. QA 555 in Marmy.
5. QA 603 in Marmy.
6. Id..
7. « Que de capitaux se perdent dans le gaspillage, dans le luxe, dans l’égoïste et fastidieuse jouissance, ou s’accumulent et dorment sans profit ». (Allocution aux membres du Congrès international du crédit, 24-10-1951).
8. Radiomessage au monde, 24-12-1952.
9. Lettre de Mgr Dell’Acqua, Substitut à la Secrétairerie d’État à la Semaine sociale de France, 10-7-1956. Il ne faut pas, dira ailleurs Pie XII, « viser uniquement, dans les progrès de la technique, le maximum possible de gain, mais les fruits qu’on peut en tirer, s’en servir pour améliorer les conditions personnelles de l’ouvrier, pour rendre sa tâche moins difficile et moins dure, pour renforcer les liens de sa famille avec le sol où il habite, avec le travail dont il vit ». (A des travailleurs italiens, 13-6-1943).
10. Allocution aux employés de la Banque de Naples, 20-6-1948.
11. Id..
12. Allocution au personnel de la Banque de Rome, 18-6-1950.
13. Id..
14. Il mettra aussi en évidence en 1948, la « bienfaisance » et la « miséricorde » exercées par les banques pour « soulager les infortunes publiques et privées » durant la guerre et l’après-guerre. (Op. cit., 20-6-1948).
15. Allocution aux membres du Congrès international du Crédit, 24-10-1951.
16. L’expression, est de Pie XI (QA).
17. Allocution au personnel de la Banque de Rome, 18-6-1950.
18. Id..
19. Pie XII insiste pour que l’argent, le capital serve au développement de la vie sociale et économique : « Que de capitaux se perdent dans le gaspillage, dans le luxe, dans l’égoïste et fastidieuse jouissance, ou s’accumulent et dorment sans profit ! Il y aura toujours des égoïstes et des jouisseurs, il y aura toujours des avares et des timides à courte vue.
   Leur nombre pourrait être considérablement réduit si l’on savait intéresser ceux qui possèdent à un emploi plus judicieux et profitable de leurs fonds, opulents ou modestes. C’est en grande partie faute de cet intérêt, que l’argent coule ou dort. Pour y remédier, vous pouvez beaucoup par le souci de transformer les simples déposants en collaborateurs, à titre d’obligataires ou d’actionnaires, d’entreprises dont le lancement ou la prospérité serait de grande utilité commune: qu’il s’agisse d’activité industrielle ou de production agricole, de travaux publics ou de construction de logements populaires, d’instituts d’éducation ou de culture, d’œuvres de bienfaisance ou de service social.
   On a beaucoup médit des conseils d’administration. La critique peut être justifiée dans la mesure où leurs membres n’ont en vue que l’accroissement de leurs dividendes. Si au contraire ils ont à cœur la sage et saine orientation des capitaux, ils font, à ce seul titre, œuvre sociale de premier ordre. » (Allocution aux membres du Congrès international du Crédit, op. cit.).
20. Allocution au personnel de la Banque d’Italie, 25-4-1950.
21. Cf. Radiomessage du 24-12-1942.
22. Allocution au personnel de la banque nationale du Travail d’Italie, 18-3-1951.
23. Allocution aux membres du Congrès international du Crédit, 24-10-1951. On se rappelle que Léon XIII insistait sur la possibilité pour les travailleurs d’épargner et de se constituer ainsi un petit pécule. Le souci de l’épargne reste présent dans l’enseignement de Pie XII. Une caisse d’épargne « est éminemment sociale et, par conséquent, digne des plus grands éloges ». Le service qu’elle propose « fortifie et stimule le sens et l’habitude de la prévoyance et (…) en propage la notion et l’usage parmi les classes les moins fortunées ». Le sens et l’habitude de l’épargne « favorisent et développent réciproquement le sain climat d’une vie ordonnée et vertueusement courageuse ». L’épargne « contribue considérablement à maintenir dans la famille l’union, l’allégresse dans une simplicité sereine et la dignité morale (…). » Enfin, l’épargne donne aux modestes capitaux des déposants « un emploi productif, non seulement à leur avantage privé, mais encore au profit des œuvres de bienfaisance ou d’utilité publique ». (Allocution au personnel de la Caisse d’épargne de Rome, 3-12-1950). Les caisses d’épargne drainent pour l’État, les sociétés financières et les entreprises des ressources qui, dispersées, ne seraient pas utilisables. « Sans doute, en fournissant du crédit à l’État, aux grandes sociétés industrielles ou financières, les Caisses d’épargne contribuent largement au bien commun ; fondées toutefois dans le but d’aider des classes laborieuses, elles doivent aussi se préoccuper, dans le choix de leurs placements, des avantages directs qu’en retireront les épargnants. qu’elles contribuent donc plus encore que par le passé à soutenir et encourager les diverses formes de crédit agraire et professionnel, les coopératives, les sociétés de crédit pour la construction d’habitations, ainsi que tous les instituts destinés à promouvoir l’initiative des particuliers ou des petites entreprises, en leur procurant des matières premières ou l’équipement dont elles ont besoin, pour leur permettre ainsi d’augmenter le rendement de leur activité. De la sorte se réalisera la collaboration féconde du capital et du travail au profit immédiat des travailleurs eux-mêmes. La communauté nationale s’enrichira d’une production accrue et d’une mise en valeur appréciable de toutes ses forces saines. » (Allocution aux membres du Conseil de gestion de l’Institut international d’Epargne, 16-5-1955).
24. Allocution aux membres du Congrès international du Crédit, 24-10-1951
25. Allocution au personnel de la Caisse d’épargne de Rome, 3-12-1950.
26. Discours à des représentants des Banques populaires, 9-6-1956.

⁢a. Il faut aller plus loin.

La question du libéralisme financier, disait le P. Calvez, est celle qui « importe le plus pour l’avenir » et elle ne se limite pas à cet autre problème crucial qu’est le développement des peuples. Tout le monde est concerné et risque d’être victime dans l’interdépendance grandissante des peuples. Dans les pays développés, les meilleures politiques risquent à tout moment d’être contrecarrées par les pratiques autonomes de la sphère financière moderne⁠[1].

La question mais elle n’échappe pas aux préoccupations de le l’Église. Elle ne peut lui échapper car « la monnaie a un trop grand rôle économique, social et politique pour n’être pas examinée attentivement par un chrétien ». En effet, « la monnaie est un signe essentiel de l’état des rapports entre les hommes (…). Les innombrables répercussions des modalités de la gestion monétaire font qu’elle est au cœur de la conscience du sentiment que chacun éprouve de son appartenance à une communauté humaine solidaire ».⁠[2]

En 1991, le pape Jean-Paul II rappelle que la possession des moyens de production « devient illégitime quand la propriété n’est pas valorisée ou quand elle sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas du développement d’ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt de leur limitation, de l’exploitation illicite, de la spéculation et de la rupture de la solidarité dans le monde du travail. »[3] Ces grands principes traditionnels condamnent bien des pratiques économiques et financières d’aujourd’hui mais sans les évoquer directement ni les analyser pour proposer des pistes d’action.

En 1994, le Conseil pontifical « Justice et paix » publie une petite étude de deux fonctionnaires du Ministère de l’Economie français⁠[4], intitulée « Le développement moderne des activités financières au regard des exigences éthiques du christianisme »[5]. Ce texte est « surtout destiné à ouvrir une discussion et à animer un débat. Il ne prétend pas, face à une réalité si mouvante, présenter des positions définitives ; et celles que l’on y trouve restent, bien entendu, celles des auteurs eux-mêmes ».⁠[6]

Pour les auteurs, le développement moderne des activités financières risque de mettre à mal l’exigence de solidarité, une des deux exigences majeures de la doctrine sociale de l’Église. En effet, l’activité financière moderne risque de favoriser la concentration du pouvoir⁠[7], l’inégalité entre les nations⁠[8], l’oubli de la destination universelle des biens dans l’allocation des ressources et de la justice dans l’emploi des richesses.

Pour ce qui est de l’autre exigence essentielle de la doctrine, à savoir la priorité du travail sur le capital, elle risque aussi d’être mise à mal par la spéculation et les investissements non productifs c’est-à-dire les placements dans la « sphère financière » au détriment de la « sphère réelle ».

Comment éclairer la réalité nouvelle, se guider éthiquement dans le monde économique nouveau ? C’est à répondre à cette question que vont s’employer les auteurs, conscients du fait que « l’intermédiation financière » n’a pas encore été l’objet d’une attention spécifique de la part du magistère⁠[9].

Pour jeter les bases d’une réflexion éthique, Salins et Villeroy commencent par analyser les rapports actuels entre la « sphère financière » et « l’économie réelle » pour constater que si elles sont opposées, comme le soulignent traditionnellement les Papes depuis Pie XI, elles sont aussi complémentaires. Si « l’activité financière se déploie dans un univers très largement déréglementé », ignorant les frontières et se nourrissant de spéculation, elle cultive l’innovation , soutient le développement industriel ou commercial des entreprises et leur compétitivité, et offre aux acteurs économiques les moyens techniques pour gérer les incertitudes dues aux déséquilibres économiques, aux chocs pétroliers ou encore l’instabilité du système monétaire international.

Cette analyse nuancée amène les auteurs à adoucir un peu le jugement porté habituellement sur la spéculation⁠[10]. Certes, la spéculation est corruptrice puisque sa loi est l’enrichissement à tout prix ; par là, elle dissout les finalités de l’économie et anesthésie les consciences de ceux qui sont chargés de la réguler. Mais si dangereuse soit-elle, elle est liée à la finance. Celle-ci, « est, en effet, observation (spéculation) de l’avenir, anticipation des conséquences de cet avenir estimé sur la valeur d’un actif financier, et, surtout, fait nouveau, possibilité d’échanger aisément ces anticipations sur un marché ».⁠[11] Et, citant le P. E. Perrot, ils ajoutent que l’utilisation des procédés spéculatifs « permet de mieux prévoir les revenus à venir et d’investir à meilleur escient, ce qui est conforme à l’action morale ».⁠[12] La spéculation n’est pas un simple jeu de hasard permettant un enrichissement rapide. Elle repose souvent sur une capacité d’analyse qui peut s’exercer souvent aussi dans une relative transparence. Elle n’est pas non plus nécessairement délictueuse et n’engendre pas automatiquement de l’argent facile ou illégitime. Force est de constater que « le producteur doit (…) souvent utiliser les instruments mêmes qui servent au spéculateur.

Il n’empêche que la spéculation « fait partie de ces « terrae incognitae » dangereuses où l’individu et l’entreprise ne doivent s’aventurer que s’ils se fixent des limites claires. »[13]

Considérant la « financiarisation de l’économie » comme inéluctable, les auteurs pensent qu’il faut renouveler « la manière d’aborder certaines questions d’éthique sociale »[14] . Ainsi, l’Église a encouragé l’actionnariat populaire mais, étant bien entendu que cela « ne suffit pas à donner à l’homme toute la place qui lui revient dans l’entreprise », il faut reconnaître aujourd’hui que « la sphère financière a, en quelque sorte, « médiatisé » la propriété de l’entreprise » et que, par le fait même, « le droit de propriété n’est plus personnel mais s’exerce dans l’anonymat », les fonds étant désormais gérés par des professionnels.⁠[15] Ainsi aussi, à propos des offres publiques d’achat (OPA) qui manifestent à première vue la priorité du capital sur le travail et risquent de déstabiliser les entreprises voire de les conduire au dépeçage, il faut apprendre à discerner les bonnes et les mauvaises manœuvres car si une OPA peut être agressive et strictement financière, une autre peut permettre à une entreprise de croître et d’être plus productive. Ainsi encore, la sphère financière a bousculé les règles qui présidaient au partage des richesses en agissant sur les taux d’intérêt, sur la gestion de l’épargne et, dans la globalisation, en rendant inefficace les politiques traditionnelles de redistribution. Une fois encore le capital a acquis une « liberté supérieure » souvent au détriment du bien commun et de la justice sociale.

L’Église ne peut évidement rester indifférente face à ce développement de la finance qui privilégie le temps court et favorise la croissance d’une économie de l’endettement « sans souci du lendemain » et elle a raison « d’insister pour que les choix économiques individuels soient tournés vers l’avenir » en rappelant que le temps de l’industrie et des activités productives traditionnelles est un temps long et qu’il convient de favoriser l’épargne et l’accès à la propriété.⁠[16] En effet, « notre présent n’est pas le tout du projet humain » et « notre vie économique n’est qu’une part de notre finalité ». C’est pourquoi, l’Église appelle les prêteurs et les emprunteurs à la responsabilité afin que les dettes ne soient pas supportées par d’autres. C’est pourquoi aussi l’Église préfère l’investissement utile socialement et économiquement à la pure et simple consommation.

Très concrètement donc, chacun de nous, en tant qu’épargnant est invité à « privilégier des placements « socialement utiles même s’ils sont moins rémunérateurs »[17] », à éviter les placements suspects et la fraude fiscale. Quant à la rémunération de l’épargne, elle n’échappe pas au devoir traditionnel de pauvreté et de partage. En tant qu’emprunteur, outre que nous devons apprécier notre capacité de remboursement et veiller à utiliser l’argent efficacement « au service d’une finalité plus haute » comme nous y invite la parabole des talents, « le meilleur résumé de cette morale financière »[18], nous disent les auteurs.⁠[19]

Quant au financier qui est l’intermédiaire incontournable, il est très exposé à toutes les tares et déviations de la sphère financière. Il doit d’autant plus mériter la confiance des clients par le respect d’une déontologie claire et rigoureuse⁠[20], en évitant les abus, en informant et en conseillant ce qui convient le mieux à la situation du client. Le financier peut aussi être acteur, « spéculateur » dans le bon sens du terme, sur les marchés mais en construisant « sur le roc et pas sur le sable ».⁠[21]

Pour ce qui est des responsables d’entreprises, ils sont les gardiens de la priorité du travail sur le capital et, pour cela, ils doivent, dans la transparence, veiller à ce « que l’entreprise soit fidèle à son objet social » et surveiller de près l’activité financière de l’entreprise.⁠[22]

Enfin, last but not least, les gouvernants ont un rôle essentiel car ils sont « les garants ultimes de la justice : justice pour chaque individu, dans la protection de ses droits contre les risques d’iniquité associés à l’activité financière ; justice sociale, en veillant à ce que la finance ne contribue pas à accroître les inégalités de revenu ou de patrimoine. »[23] Dans cette action, pour réguler efficacement le marché dans le bon sens, la coopération internationale est indispensable et l’interdépendance doit déboucher sur une vraie solidarité dans le souci du long terme pour le développement intégral de l’homme et de tout homme.

Les auteurs n’ont donc pas oublié ce que beaucoup d’auteurs chrétiens oublient lorsqu’ils abordent la question économique et financière : la bonne volonté toujours problématique de chaque acteur a besoin du soutien et des balises que seul le pouvoir politique peut apporter. Un évêque confirme en dénonçant « la faiblesse du politique devant l’économique » : « cela n’est pas moral », écrit-il.⁠[24]


1. A la fin de la seconde guerre mondiale, en juillet 1944, furent signés, par 44 pays, les accords de Bretton Woods (USA). Le but était de poser les bases « d’un système monétaire unique pour l’ensemble du monde, fondé sur la convertibilité des monnaies, afin d’éviter le retour aux pratiques de l’entre-deux guerre : dévaluations en chaîne, élévation des barrières douanières, contrôle des changes, etc. Il s’agissait en outre de fournir aux pays dévastés par la guerre une aide à long terme, afin de permettre la reconstruction de leur économie ». C’est là que furent institués un Fonds monétaire international (FMI) et une Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD). (Mourre). Dans les années soixante, la convertibilité du dollar en or est remise en question et le 15-8-1971, Richard Nixon suspend cette convertibilité suite aux problèmes de financement de la guerre au Vietnam. Dès lors, les banques centrales ne peuvent plus réclamer le règlement des dettes américaines en or, la spéculation se déclenche. En 1976, les changes flottants deviennent la règle, l’or est démonétisé, exclu des relations monétaires. En 1979, on supprime le contrôle des mouvements de capitaux. L’instabilité règne désormais.
2. HAUTCOEUR Pierre-Cyrille, La justesse de la monnaie, in Communio n° XXI, 4, juillet-août 1996, p. 50.
3. CA, 43.
4. Antoine de Salins et François Villeroy de Galhau.
5. Libreria editrice vaticana, Cité du Vatican, 1994. On pourra lire une courte présentation de ce texte et quelques réflexions du P. Calvez in Les silences de la doctrine sociale de l’Église, Editions de l’Atelier, 1999, pp. 59-67. Voir aussi la réflexion d’ALBERT Michel (membre de l’Institut et du Conseil de la politique monétaire de la Banque de France), Pour la construction d’un ordre financier, in Communio, n° XXI, 4, juillet-août 1996, pp. 69-70.
6. Présentation du cardinal Etchegaray, président du Conseil pontificale et de Mgr Jorge Mejia, vice-président, op. cit., p. 3. La préface est due au P. Calvez, membre du Conseil pontifical.
7. Cf. QA 586-587 in Marmy.
8. Cf. PP et SRS.
9. Op. cit., p. 22.
10. Cf. Pie XI : « les gains si faciles qu’offre à tous l’anarchie des marchés attirent aux fonctions de l’échange trop de gens dont le seul désir est de réaliser des bénéfices rapides par un travail insignifiant, et dont la spéculation effrénée fait monter et baisser incessamment tous les prix au gré de leur caprice et de leur avidité, déjouant par là les sages prévisions de la production » (QA, 603 in Marmy). Pie XII : « Il faut aujourd’hui une grande fermeté de principes et d’énergie de volonté pour résister à la diabolique tentation du gain facile qui spécule honteusement sur les nécessités du prochain, au lieu de gagner sa vie à la sueur de son front » (Discours aux membres du Congrès de la Confédération nationale des agriculteurs italiens, 15-11-1946). Jean-Paul II : « La propriété des moyens de production (…) devient illégitime quand elle n’est pas valorisée ou quand elle sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas du développement d’ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt de leur limitation, de l’exploitation illicite, de la spéculation et de la rupture de la solidarité dans le monde du travail » (CA 43). « L’un des principaux obstacles au développement et au bon ordre économique est le défaut de sécurité, accompagné de la corruption des pouvoirs publics et de la multiplication de manières impropres de s’enrichir et de réaliser des profits faciles en recourant à des activités illégales ou purement spéculatives » (CA 48).
11. Op. cit., pp. 27-28. Les auteurs poursuivent : « Constituant une appréciation de la valeur économique du temps, l’attitude spéculative est au cœur de la sphère moderne qui s’est développée sur les ruines d’un ordre monétaire où la valeur des actifs financiers évoluait très lentement. » Notons que si l’on s’en réfère à l’étymologie, la spéculation, du moins au départ, est une attitude normale dans les affaires : speculari signifie observer d’en haut, être en observation, suivre des yeux et plus rarement espionner.
12. PERROT E., Finance et morale, in Cahiers pour croire aujourd’hui, novembre 1988, cité in SALINS et VILLEROY, op. cit., p. 27.
13. Op. cit., p. 34. Un acteur du système financier moderne, affirme aussi que le rôle économique de la spéculation est « incontestable. Elle donne à nos intuitions une valeur réelle, reflète notre part de liberté dans la transcription économique du monde. Chrétiens, ajoute-t-il, nous devons reconnaître la sphère financière comme duale de la sphère réelle. C’est à nous, alors, d’y occuper la première place : promouvoir nos idées, défendre les valeurs du christianisme, charger progressivement cette sphère de conscience d’une tension chrétienne, l’utiliser pour les finalités sociales que l’Église prétend défendre ». Et de préciser: qu’il s’agit, dans un premier temps, comme chrétien, de ne pas spéculer sur des mouvements qui paraissent enfreindre les valeurs fondamentales par lesquelles passe le salut de l’homme. (…) Le chrétien devra, ensuite, utiliser la sphère spéculative pour faire part de ses analyses et les répandre dans un monde dont la communication est le vecteur essentiel. » Les chrétiens engagés dans ce monde doivent donc développer leur conscience chrétienne.
   Pour l’auteur de ces lignes, la seule action souhaitable est une action personnelle qui ne remet pas en question le système mais cherche à l’orienter au mieux. Cette attitude préconisée dans la sphère financière rappelle l’attitude de ces patrons chrétiens qui demandaient ou demandent encore la liberté d’agir en dehors de tout contrôle de l’État, réclamant confiance dans leur bonne volonté et la bonne orientation de leur conscience. Qui ne verrait pas là l’expression d’un certain libéralisme chrétien ? (AUDREN de KERDREL Hervé, Faut-il condamner la spéculation ? in Communio, n° XXI, 4, juillet-août 1996, pp. 66-67. H.A. de Kerdel est responsable de la salle des marchés de la banque Indosuez à Tokyo). Sur la spéculation, on peut lire aussi Pierre de LAUZUN, L’évangile, le chrétien et l’argent, Cerf, 2003, pp. 257-258.
14. SALINS et VILLEROY, op. cit., , p. 35.
15. Id., pp. 36-37.
16. Id., pp. 42-44.
17. Les auteurs citent ici les évêques français dans leur appel à de nouveaux modes de vie en 1982.
18. Mt 25, 14-30.
19. SALINS et VILLEROY, op. cit., pp. 47-48.
20. L’établissement de cette déontologie incombe d’abord, en fonction du principe de subsidiarité, à la profession avant les pouvoirs publics.
21. Cf. Mt 7, 24-27: « le meilleur résumé de la sagesse et de la confiance nécessaires », disent les auteurs (op. cit., p. 50)
22. SALINS et VILLEROY, op. cit., p. 51.
23. Id., p. 52. Très concrètement, les auteurs proposent « une législation adaptée sur les OPA, sur la spéculation ou sur la fiscalité de l’épargne et des activités financières. Il est souhaitable, écrivent-ils, que, dans la mesure du possible, les revenus tirés de ces activités soient - au niveau de l’entreprise comme des individus - taxés de la même façon que ceux des activités productives : une discrimination en faveur des revenus du capital, au détriment de ceux du travail, est difficilement justifiable. Il faut naturellement tenir compte, pour cette comparaison, de l’éventuelle fiscalité sur le capital lui-même. »
24. ROUET Albert, archevêque de Poitiers, L’argent, 15 questions à l’Église, Mame/Plon, 2003, p. 110. Tout le chapitre 7, Est-il moral de gagner de l’argent en dormant ? (pp. 101-111) constitue un bref résumé des problèmes financiers d’aujourd’hui.

⁢vii. Et aujourd’hui ?

L’enseignement de Pie XII, toujours valable dans ses principes et injonctions, peut sembler, à première vue, bien dépassé par les faits, par l’évolution de la banque, du système de prêt, de l’épargne et l’expansion de la spéculation comme des pratiques liées à l’argent sale. Et on pourrait regretter, avec le P. Calvez, que, face à cette dégradation, la question du libéralisme financier n’ait plus guère été traitée par la suite, « alors que c’est elle qui est devenue centrale désormais, aux yeux de beaucoup : c’est le point qui importe le plus pour l’avenir. »⁠[1]

Disons que, d’une manière générale, l’Église continue sporadiquement à rappeler la nécessité de faire servir les investissements à l’emploi⁠[2], de mettre le capital au service du travail⁠[3]. « le revenu excédentaire, écrit le P. Calvez, qui n’est pas encore moyen de production, mais est susceptible de s’investir en moyens de production, ne peut être « possédé pour posséder », ni gaspillé à un usage de luxe personnel : il ne peut être possédé que pour une finalité sociale. »[4]

Toutefois, l’attention de l’Église va se porter de plus en plus sur les questions financières liées au développement des peuples et notamment sur la dette des pays les plus pauvres.

A l’approche du troisième millénaire, Jean-Paul II déclarait solennellement que « dans l’esprit du Livre du Lévitique (25, 8-12)[5], les chrétiens devront se faire la voix de tous les pauvres du monde, proposant que le Jubilé soit un moment favorable pour penser entre autres, à une réduction importante, sinon à un effacement total , de la dette internationale qui pèse sur le destin de nombreuses nations. »[6]

Plus caractéristique encore fut, en 1997, cette journée d’étude présidée par le cardinal Poupard sur L’Église et le prêt à intérêt, hier et aujourd’hui[7]. On y rappela l’évolution de la position de l’Église jusqu’à l’encyclique Vix pervenit, la nécessité de protéger les faibles contre la rapacité des riches et la difficulté de maintenir ce principe dans une culture moderne dominée par le dynamisme créateur, l’exaltation des libertés et l’affirmation de l’autonomie des consciences. On rappela aussi l’événement que fut la célèbre encyclique Populorum progressio[8] où Paul VI réitère la condamnation de « l’impérialisme international de l’argent » prononcée par Pie XI⁠[9]. A partir de ce moment, l’attention de l’Église s’est portée sur la finance internationale et les pays en voie de développement et, très précisément, sur la dette extérieure de ces pays.⁠[10] Nous y reviendrons.


1. CALVEZ J.-Y., Les silences de la doctrine sociale catholique, Editions de l’Atelier, 1999, p. 55.
2. Le Concile Vatican II déclarera brièvement : « Les investissements (…) doivent tendre à assurer des emplois et des revenus suffisants tant à la population active d’aujourd’hui qu’à celle de demain. Tous ceux qui décident de ces investissements, comme de l’organisation de la vie économique (individus, groupes, pouvoirs publics) doivent avoir ces buts à cœur et se montrer conscients de leurs graves obligations ; d’une part, prendre des dispositions pour faire face aux nécessités d’une vie décente, tant pour les individus que pour la communauté tout entière ; d’autre part, prévoir l’avenir et assurer un juste équilibre entre les besoins de la consommation actuelle, individuelle et collective, et les exigences d’investissement pour la génération qui vient. On doit également avoir toujours en vue les besoins pressants des nations et des régions économiquement moins avancées. Par ailleurs, en matière monétaire, il faut se garder d’attenter au bien de son propre pays ou à celui des autres nations. On doit s’assurer en outre que ceux qui sont économiquement faibles ne soient pas injustement lésés par des changements dans la valeur de la monnaie. » (GS, n° 70).
3. Relire LE 12-15 et se rappeler : « La propriété s’acquiert avant tout par le travail et pour servir au travail ». Les moyens de production « ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent être non plus possédés pour posséder, parce que l’unique titre légitime à leur possession (…) est qu’ils servent au travail et qu’en conséquence, en servant au travail, ils rendent possible la réalisation du premier principe de cet ordre qu’est la destination universelle des biens et le droit à leur usage commun. » (LE 14).
4. CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme, la société, Desclée de Brouwer, 1989, pp. 150-151.
5. « Tu compteras sept semaines d’années, sept fois sept ans, c’est-à-dire le temps de sept semaines d’années, quarante-neuf ans. Le septième mois, le dixième jour du mois, tu feras retentir de la trompe : le jour des Expiations vous sonnerez de la trompe dans tout le pays. Vous déclarerez sainte cette cinquantième année et proclamerez l’affranchissement de tous les habitants du pays. Ce sera pour vous un jubilé : chacun de vous rentrera dans son patrimoine, chacun de vous retournera dans son clan. Cette cinquantième année sera pour vous une année jubilaire : vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas les épis qui n’auront pas été mis en gerbe, vous ne vendangerez pas les ceps qui auront poussé librement. Le jubilé sera pour vous chose sainte, vous mangerez des produits des champs. ». Dans son interprétation de ce texte, le P. Perrot retient surtout l’idée de « la restauration de chacun dans son clan d’origine ». Il y voit, « au-delà de la suppression de la dette, un enjeu plus fondamental, la restauration de la crédibilité du débiteur. C’est-à-dire sa réinsertion dans la communauté humaine ». Il note que « la crédibilité fait mauvais ménage avec une trop grande publicité mettant en avant l’abandon des créances » et en conclut que « l’annulation de la dette -lorsque l’annulation est nécessaire- doit se cacher discrètement derrière un ensemble d’aménagements socio-politiques qui ouvre la porte d’un nouveau crédit ». (PERROT E., L’argent, Lectures bibliques d’un économiste, in Bible et économie, op. cit., p. 106). De son côté, Joëlle Ferry note que « l’appel à la remise des dettes des pays pauvres très endettés a été souvent situé par rapport aux appels des prophètes à la justice » ( Y a-t-il une justice économique chez les Prophètes ? in Bible et économie, op. cit., p.72).
6. Lettre apostolique Tertio Millenio Adveniente, 10-11-1994, n°51, in DC, n° 2105, 1994, p. 1030.
7. A l’occasion du 50e anniversaire de la faculté d’Economie de l’Université catholique du Sacré-Cœur de Milan. A cette journée d’étude organisée avec le concours du Centre de recherches pour l’étude de la doctrine sociale de l’Église, participèrent notamment le Recteur Adriano Bausola, les professeurs Alberto Cova, Sergio Zaninelli, Giancarlo Andenna, Paola Vismara, Paolo Pecorari, Luciano Boggio, Oscar Garavello et le Conseiller de la Banque mondiale Giuseppe Zampaglione. Compte-rendu disponible sur www.vatican.va.
8. 26 mars 1967.
9. PP, n° 26.
10. Les intervenants ont souligné la complexité du problème de la dette « surtout quand les fonds prêtés, au lieu d’aider au développement économique, ont alimenté le clientélisme, la corruption, l’achat d’armes dispendieuses ». Devant l’extrême gravité de certaines situations, en Afrique principalement, « la communauté internationale doit prendre en compte les facteurs extérieurs qui ont pénalisé ces peuples, en particulier la réduction de l’inflation dans les pays industrialisés, la fluctuation des monnaies, la chute des prix des matières premières ». Par ailleurs et contrairement à certains stéréotypes qui insistent sur le transfert des richesses, il a été montré que « l’essentiel est de transférer les connaissances et la capacité qui permettront aux pays pauvres d’utiliser avec efficience les modernes technologies productives en faisant croître les comportements, les habitudes, les usages, les institutions adaptés. Il s’agit donc au premier chef d’un problème culturel. (…) Le prêt extérieur est un instrument extrêmement important, à condition d’être utilisé pour transférer la capacité technologique qui est la véritable clé du développement économique moderne ; » (cf. www.vatican.va)

⁢viii. Et le Catéchisme, et le Compendium ?

En 2005, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église prend en compte la planétarisation des relations économiques et financières et souhaite que les États collaborent efficacement contre les dérives, que les syndicats se rénovent dans le même but⁠[1].

Si sous le pontificat de Jean-Paul II, comme par le passé, le Magistère de l’Église s’est penché principalement sur le travail et son aspect subjectif prioritaire, il n’a pas oublié les antiques condamnations de l’usure. Le Compendium rappelle que « si dans l’activité économique et financière la recherche d’un profit équitable est acceptable, le recours à l’usure est moralement condamné »[2], puis il aborde la situation contemporaine. Si les marchés financiers existent depuis longtemps⁠[3] et sont indispensables dans l’économie moderne, « la création de ce que l’on a qualifié de « marché global des capitaux » a entraîné des effets bénéfiques, grâce à une plus grande mobilité des capitaux permettant aux activités productives d’avoir plus facilement des ressources disponibles », la mobilité accrue « fait augmenter aussi le risque de crises financières ».⁠[4] De plus, l’activité financière contemporaine devient une fin en soi et et n’est plus au service de l’économie ni des sociétés. Certains pays, hors du système financier international, en subissent malgré tout les « éventuelles conséquences négatives de l’instabilité financière sur leurs systèmes économiques réels, surtout s’ils sont fragiles ou si leur développement est en retard. » Pour être stable et efficace à la fois, pour « encourager la concurrence entre les intermédiaires et (…) assurer la plus grande transparence au profit des investisseurs », un « cadre normatif » est indispensable.⁠[5] Or, la mondialisation de l’économie et de la finance rend de plus en plus caduque l’action de l’État⁠[6]. Il est donc nécessaire et urgent que la communauté internationale se dote « d’instruments politiques et juridiques adéquats et efficaces », que les institutions économiques et financières internationales et les Organismes internationaux orientent le changement en étant très attentifs aux pays plus faibles et plus pauvres.⁠[7] C’est à une action politique internationale que revient le devoir de guider les processus économiques pour qu’ils ne soient pas inspirés seulement par leurs intérêts propres mais pare le souci du bien commun de toute l’humanité. Cette réforme réclame « la consolidation des institutions existantes, ainsi que la création de nouveaux organes auxquels confier cette responsabilité ». En effet, « le développement économique peut être durable s’il se réalise au sein d’un cadre clair er défini de normes et d’un vaste projet de croissance morale, civile et culturelle de l’ensemble de la famille humaine. »⁠[8]

Fort de l’enseignement de ses prédécesseurs, à travers, en particulier, Populorum progressio et Sollicitudo rei socialis, et face à l’ampleur notamment de la crise financière des années 2007-2008, conscient des déséquilibres du monde, de l’« activité financière mal utilisée et qui plus est, spéculative » qui s’ajoute à d’autres problèmes dramatiques, Benoît XVI, dans son encyclique Caritas in veritate, prend le mal à la racine en appelait à une « nouvelle synthèse humaniste » dont les maîtres-mots devraient être, comme nous l’avons déjà vu : don et gratuité. Le Saint-Père sait que « le profit est utile si, en tant que moyen, il est orienté vers un but qui lui donne un sens relatif aussi bien à la façon de le créer que de l’utiliser. » Il sait aussi que « la visée exclusive du profit, s’il est produit de façon mauvaise ou s’il n’a pas le bien commun pour but ultime, risque de détruire la richesse et d’engendrer la pauvreté. »⁠[9] Il insiste opportunément sur ce que la doctrine sociale ne cesse d’affirmer : la clé de toute la question sociale, c’est l’homme invité à vivre selon sa nature le plus profonde, celle d’un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, Dieu qui est don, don gratuit de l’amour⁠[10], de la création⁠[11], de la vie⁠[12], Dieu qui nous appelle donc à vivre ce don : aimer, est « la vocation déposée par Dieu dans le cœur et dans l’esprit de chaque homme. »[13]

Nourris de ces grands principes⁠[14], il reste aux chrétiens à trouver les solutions pratiques puisque « l’Église n’a pas de solutions techniques à offrir et ne prétend « aucunement s’immiscer dans la politiques des États ». »[15] Toutefois, entre doctrine et solutions techniques, n’y a-t-il pas place pour une réflexion plus concrète qui puisse orienter les actions ?

Les Églises locales parfois campent sur la position du Magistère romain et parfois avancent des propositions de réforme.


1. CDSE, 292, 308 et 321. Cf. Jean-Paul II : « Les nouvelles réalités qui touchent avec force le processus de production, tel que la globalisation de la finance, de l’économie, des commerces et du travail, ne doivent violer la dignité et la centralité de la personne humaine, ni la liberté et la démocratie des peuples. La solidarité, la participation et la possibilité de gouverner ces changements radicaux constituent certainement, si ce n’est la solution, du moins la garantie éthique nécessaire afin que les personnes et les peuples ne deviennent pas des instruments, mais les acteurs de leur avenir. Tout cela peut être réalisé et, puisqu’on peut le faire, devient un devoir » (Homélie lors de la messe pour le Jubilé des travailleurs, 1-5-2000, in DC n° 2226, p. 451-452).
2. CDSE 341. Le Compendium s’appuie sur deux articles du catéchisme et une déclaration de Jean-Paul II : « Les trafiquants, dont les pratiques usurières et mercantiles provoquent la faim et la mort de leurs frères en humanité, commettent indirectement un homicide. Celui-ci leur est imputable » (CEC 2269) ; le n° 2438 dénonce « des systèmes financiers abusifs sinon usuraires » ; et Jean-Paul II demande de « ne pas pratiquer l’usure, une plaie qui, à notre époque également, constitue une réalité abjecte, capable détruire la vie de nombreuses personnes. » (Discours à l’audience générale du 4-2-2004, in DC n° 2309, p. 204).
   C’est surtout le monde agricole qui est menacé par la pratique de l’usure. « Le petit cultivateur rencontre de grosses difficultés d’accès au crédit nécessaire pour améliorer la technologie de production, pour accroître sa propriété, pour faire face aux adversaires, à cause du rôle assigné à la terre comme instrument de garantie et à cause des coûts plus importants que comportent les financements d’un montant limité pour les instituts de crédit.
   Dans les zones rurales, le marché légal du crédit est souvent inexistant. Le petit cultivateur est conduit à recourir à l’usure pour les prêts dont il a besoin, s’exposant ainsi à des risques pouvant mener à la perte, partielle ou même totale, de sa terre. De fait ; l’activité de l’usurier tend habituellement à la spéculation foncière. Il se produit de la sorte un ratissage de petites propriétés qui accroît à la fois le nombre des sans terre et le patrimoine des grands propriétaires, des agriculteurs les plus riches ou des commerçants du cru.
   Dans les économies pauvres, l’accès au crédit à long terme tend, en substance, à être directement proportionnel à la propriété des moyens de production, en particulier de la terre et, par conséquent, à devenir une prérogative exclusive des grands propriétaires terriens. » (Conseil pontifical « Justice et Paix », Pour une meilleure répartition de la terre, Le défi de la réforme agraire, 23-11-1997, in DC, n° 2175, 1-2-1998, p. 113).
3. Habituellement, on « place la naissance des marchés organisés Aux Pays-Bas, au début du XVIIe siècle. Le marché à terme de la tulipe était né, permettant aux producteurs et aux consommateurs de couvrir le risque d’évolution défavorable des cours de cette fleur ». (AUDREN de KERDREL Hervé, op. cit., p. 52).
4. CDSE 368.
5. CDSE 369.
6. CDSE 370.
7. CDSE 371. Cf. l’Exhortation de Jean-Paul II, Ecclesia in America, 22-1-1999, in DC, n° 2197, pp. 106-141 et notamment les n° 55-60 où Jean-Paul II évoque les problèmes liés à la mondialisation, au néolibéralisme et la question de la « dette extérieure qui étouffe beaucoup de peuples du continent américain » ; les mêmes questions seront abordées par Jean-Paul II dans l’Exhortation Ecclesia in Asia , in DC n° 2214, pp. 978-1009, notamment les n° 7, 34, 39-40 ; cf. aussi l’intervention de Mgr Giuseppe Bertello au Conseil économique et social de l’ONU, « La réduction de la dette pour les plus pauvres peut favoriser leur développement, in DC n° 2211, pp. 837-838 ou encore l’intervention du Saint-Siège à la Conférence des nations-Unies pour le Commerce et le Développement, Une polarisation de la société entre riches et pauvres malgré la croissance économique, in DC, n° 2223, 2-4-2000, pp. 320-323.
8. CDSE 372.
9. CV 21.
10. « Tout provient de l’amour de Dieu, par lui tout prend forme et tout tend vers lui. L’amour est le don le plus grand que Dieu ait fait aux hommes, il est sa promesse et notre espérance. » ( CV 2) ; « Objets de l’amour de Dieu, les hommes sont constitués sujets de la charité, appelés à devenir eux-mêmes les instruments de la grâce, pour répandre la charité de Dieu et pour tisser des liens de charité. » (CV 5) ; « L’être humain est fait pour le don ; c’est le don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance. » (CV 34).
11. « La nature est l’expression d’un dessein d’amour et de vérité. Elle nous précède et Dieu nous l’a donnée comme milieu de vie. […​] La nature est à notre disposition non pas comme « un tas de choses répandues au hasard » (Héraclite), mais comme un don du Créateur quii en a indiqué les lois intrinsèques afin que l’homme en tire les orientations nécessaires pour la « garder et la cultiver » (Gn 2, 15). » (CV 48).
12. « L’ouverture à la vie est au centre du vrai développement. » (CV 28).
13. CV 1.
14. François rappellera aussi l’essentiel dans Laudato si’ : « La politique ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie. Aujourd’hui, en pensant au bien commun, nous avons impérieusement besoin que la politique et l’économie, en dialogue, se mettent résolument au service de la vie, spécialement de la vie humaine. » Et en ce qui concerne plus particulièrement le monde financier, il ajoute avec beaucoup de lucidité : « Sauver les banques à tout prix, en faisant payer le prix à la population, sans la ferme décision de revoir ni de réformer le système dans son ensemble, réaffirme une emprise absolue des finances qui n’a pas d’avenir et qui pourra seulement générer de nouvelles crises après une longue, coûteuse et apparente guérison. La crise financière de 2007-2008 était une occasion pour le développement d’une nouvelle économie plus attentive aux principes éthiques, et pour une nouvelle régulation de l’activité financière spéculative et de la richesse fictive. » Le pape regrette qu’« il n’y a pas eu de réaction qui aurait conduit à repenser les critères obsolètes qui continuent à régir le monde. » (LS 189).
15. CV 9, citant GS 36, OA 4, CA 43.

⁢ix. Les Églises locales

Les Églises locales, elles aussi, se sont penchées sur les activités financières modernes.

En 1996, les évêques de Hongrie publie une longue lettre⁠[1] où ils abordent notamment la vie économique de leur pays, après le communisme et dans le contexte mondial et européen. A la recherche d’une « économie de marché sociale », ils dénoncent l’endettement de l’État, le taux d’inflation, les intentions intéressées des investissements étrangers, les contradictions de la privatisation, le travail au noir et l’économie sauvage, le chômage, la dégradation de la nature, etc., et rappellent pour combattre « les effets néfastes du fonctionnement du marché », l’importance de la mission de l’État qui doit prendre les mesures adéquates.

En 1988, la Commission sociale de la Conférence épiscopale française publiait « Créer et partager » où on lisait ; « 24 heures sur 24 fonctionne désormais, à l’échelle de la planète, un marché monétaire et financier, à caractère largement spéculatif. Il contribue à augmenter, d’une façon que certains estiment excessive, le poids des aspects financiers des décisions par rapport à celui de leurs aspects économiques et humains ; beaucoup de pays maîtrisent ainsi de moins en moins leur destin. Les graves perturbations qui se sont produites sur les marchés boursiers (en 1987) ne font que renforcer cette analyse. Elles témoignent d’une instabilité et d’une fragilité du système qui suscitent des craintes graves quant à l’évolution à venir de l’activité économique mondiale et de l’emploi. » Cette remarque toutefois s’inscrivait dans une réflexion générale sur l’économie et la société pour répondre au défi du chômage. Sur la question financière, l’épiscopat français s’arrêtait à l’analyse citée qui résume parfaitement le problème.

En 1999, la proximité du jubilé fut l’occasion en maints endroits, de réclamer l’allègement du poids de la dette qui pèse sur les pauvres.⁠[2]

En 2000, le Conseil National de la Solidarité et de la Commission sociale des évêques de France⁠[3], à l’occasion du Jubilé, publie une déclaration sur l’argent. Les évêques insistent sur le partage : les impôts en sont une forme, les collectes de l’Église et des organisations humanitaires, une autre. Il serait évangélique, précisent-ils, que « la somme des multiples collectes puisse atteindre le niveau de la dîme ». A propos des grands problèmes actuels, les évêques émettent des souhaits sans proposer de solutions concrètes : « Pour vivre pleinement le Jubilé, les catholiques peuvent-ils se désintéresser des campagnes pour « l’annulation de la dette », pour un commerce plus équitable et plus solidaire, pour une mondialisation plus sérieuse des flux financiers incontrôlés qui gravitent autour de notre planète ?

Dans les débats actuels concernant le pouvoir de l’argent, la bulle financière, la Bourse sur Internet, le choix des investissements, les chrétiens ne peuvent pas rester bras croisés ni être absents du débat, laissant à d’autres le soin de prendre des initiatives pour que les pauvres ne soient ni les victimes ni les otages d’un système sans alternative ! » Nous verrons effectivement plus loin, que l’initiative en la matière n’est pas souvent le fait des catholiques…​ Et pourtant, l’invitation à « mettre l’homme au cœur de l’économie de marché » se répète.⁠[4]

Plus engagée, la même année, est la brochure « Malheur à nous qui jouons avec l’argent du monde » publiée par la Commission Justice et Paix de la communauté francophone de Belgique⁠[5]. Après une analyse précise et concise des maux financiers que nous avons énumérés précédemment, la Commission propose une action à 4 niveaux : une action individuelle sur la consommation et l’épargne par le choix de produits « made in dignity », de banques et de placements alternatifs ; une action citoyenne au sein de la vie associative le « monde des ONG ») ; un langage clair et ferme pour l’éradication de toute misère et de toute exclusion ; un retour de la loi et donc du politique pour soumettre la recherche égoïste du profit. Sur ce plan, la Commission soutient le principe d’une taxation de certaines transactions financières internationales⁠[6], la restauration d’un étalon commun pour stabiliser les parités financières, l’harmonisation des politiques et des législations fiscales.

Ce document avait été précédé, en 1981 par une réflexion œcuménique très engagée à laquelle cette Commission Justice et Paix avait participé avec l’Association Œcuménique pour Église et Société⁠[7]. Le résultat fut la publication d’une brochure intitulée Pouvoir bancaire et Problèmes éthiques. Après avoir décrit l’évolution de la banque, son internationalisation qui la fait échapper à bien des contrôles et des réglementations , son pouvoir d’influence sur l’économie⁠[8], sur notre comportement, les auteurs soulignent les inégalités qu’elle consolide et aggrave (« on ne prête qu’aux riches…​ »)⁠[9] et se demandent finalement si le pouvoir bancaire, tel qu’il est, coopère « à la construction d’un monde plus intelligible, plus juste et plus solidaire ? »

Leur réponse est négative car, outre qu’il accentue les inégalités, le pouvoir de la banque est un « pouvoir occulté, opérant dans la discrétion et le secret », un « pouvoir réservé à une minorité non contrôlée démocratiquement » ( un petit nombre d’initiés, de spécialistes et d’informaticiens dont le travail échappe au commun des mortels), et un « pouvoir émietté favorisant la « spirale de l’irresponsabilité ». »[10]

Cette opacité et ce pouvoir sur les personnes et leurs activités⁠[11], interpellent la conscience chrétienne qui a appris à travers la Bible l’interdépendance des riches et des pauvres, la faveur que le Seigneur accorde aux pauvres et le danger d’une richesse qui peut faire obstacle à la Parole de Dieu. La question dès lors se pose de savoir s’il est possible, au niveau du crédit, de l’investissement et des décisions de tenir compte des pauvres, de leur état et de leur avis.

Pour plus de clarté et de solidarité et sans nécessairement opter d’emblée pour la nationalisation ou la socialisation⁠[12], les auteurs avancent huit propositions concrètes, plus ou moins radicales, plus ou moins réalisables, mais qui visent à plus de contrôle, plus de transparence, plus de solidarité et plus d’attention aux plus pauvres.⁠[13]

Nous allons voir que c’est précisément dans ce sens que de nombreuses initiatives sont prises aujourd’hui en dehors de l’influence de l’Église, suscitées sans doute par les excès du système mais aussi par la volonté de certains d’être fidèle à leur manière à ce qui leur paraît comme une injonction divine..


1. Pour un monde plus juste et fraternel, 1996, in DC, n° 2174, pp. 68-92 et notamment les n° 37-64.
2. Cf., par exemple, le communiqué du Conseil national de la Solidarité des évêques de France, de Justice et Paix-France et de la Commission sociale des évêques de France, Pour célébrer le Jubilé 2000: libérer les pauvres du poids de la dette, in DC, n° 2196, pp. 75-79.
3. In DC 2229 pp. 638-641.
4. Cf. Perspectives après la 74e session des Semaines sociales de France, in DC, n° 2221, 5-3-2000, p. 220
5. Commission Justice et Paix, janvier 2000.
6. La brochure cite la fameuse « taxe Tobin », appelée aussi taxe Tobin-Spahn. Cette taxe fut proposée en 1978 par l’économiste américain James Tobin, Prix Nobel d’économie en 1981 et professeur à l’Université de Yale jusqu’en 1980.Cette taxe au taux faible, quelques dixièmes ou centièmes de pour cent, serait prélevées sur toutes les opérations de change d’une monnaie à une autre. Sans pénaliser les opérations de l’économie réelle (importations, exportations, investissements), elle freinerait la spéculation et donc l’instabilité excessive du marché monétaire. Les fonds recueillis seraient reversés à un organisme géré par le FMI, la Banque mondiale ou un organisme indépendant placé sous le contrôle de l’ONU et redistribués prioritairement aux pays les moins avancés. (Cf. CASSEN Bernard, Vive la taxe Tobin !, in Le Monde diplomatique, août 1999, p. 4 ; Taxe Tobin, in Wikipédia sur http://fr.wikipedia.org ; James Tobin : un économiste à contre-courant, Propos recueillis par Sophie Boukhari, Ethirajan Anbarasan et John Kohut, in Le Courrier de l’Unesco, février 1999). Quant à Paul Bernd Spahn, c’est un économiste allemand, conseiller au FMI, qui a proposé un aménagement de la taxe Tobin. Le 1er juillet 2004, la Belgique a adopté une loi instaurant une taxe de 0,02% sur les opérations de change. Cette loi, une première mondiale, n’entrera en application que quand les autres pays de la zone Euro auront adopté des mesures similaires. (Cf. COLLIGNON Fabrice, Taxe Tobin-Spahn adoptée en Belgique : un vote historique, sur http://wb.attac.be).
7. Respectivement 12 et 23, avenue d’Auderghem, 1040 Bruxelles.
8. « En tant que régulatrice des flux monétaires, la banque assume un rôle économique important voire décisif. Elle peut accorder ou refuser le crédit, elle établit les conditions du crédit. Dans une économie de marché elle irrigue ou assèche l’ensemble du tissu économique aussi bien au niveau du micro-économique que du macro-économique » (op. cit., p. 43).
9. « Seuls les détenteurs d’une épargne brute importante et de très gros emprunteurs peuvent obtenir, les uns pour leurs dépôts, les autres pour leurs crédits, les conditions les plus avantageuses qui sont imposées par la concurrence internationale » (LAMBERT M.H., Marge d’intermédiation du système bancaire et son affectation, in Revue de la Banque, n° 7 et 8, 1978, cité in Pouvoir bancaire et problèmes éthiques, op. cit., p. 26).
10. Op. cit., p. 55.
11. La banque a le pouvoir de juger, de choisir ses clients et dispose de nombreuses informations sur eux.
12. « Une prise de contrôle des banques par les pouvoirs publics n’a de portée réelle selon nous, que s’il existe un projet économique valable et une volonté politique de réaliser ce projet. En dehors de ces conditions, une nationalisation des banques nous paraît une solution illusoire. » (Op. cit., p. 56).
13. Voici ces propositions:
   1. « Favoriser tout effort visant à la démonétarisation ou non monétarisation des activités humaines, notamment par la création ou le maintien des économies parallèles » pour « développer des alternatives où les relations de production et de consommation ne s’appuient pas sur les rapports « marchands ». »
   2. « Imposer aux banques un fonctionnement à rentabilité nulle » en sauvegardant la possibilité de « constituer toutes les provisions et les réserves nécessaires pour couvrir les risques inhérents à leur activité et alimenter convenablement leurs fonds propres ». Quant aux actions, elles « seraient transformées en une sorte d’actions privilégiées ou d’obligations ou bons de caisse. »
   3. Affecter « des profits à un fonds spécial servant à subsidier certaines opérations de crédit ». Mais cette proposition paraît aux auteurs peu intéressante car elle s’inscrit encore dans une logique de profit qui « servirait même d’alibi, de bonne conscience, couvrant certains excès commis dans les opérations bancaires normales. »
   4. Limiter progressivement le « secret bancaire dans la perspective d’une transparence bancaire aussi grande que possible ». Ce secret se cantonnant « à la non publication des données se rapportant aux personnes physiques ».
   5. Etablir un « système de coefficients discriminatoires selon la catégorie des crédits », pour avantager « notamment les pauvres (ex.: prêts logement), les pays en voie de développement (prêts à bas taux d’intérêt), les régions en déclin ou les secteurs en restructuration ». A l’inverse, on pourrait prévoir des « coefficients pénalisateurs pour des opérations « déconseillées ». »
   6. Relancer « des formules de coopération », telles qu’il en a existé en Allemagne (les Schulze-Detlitzsch et Raiffeisen du XIXe siècle ou les Creditgarantiegemeinschaften), en Angleterre (les Terminating Building Societies du XVIIIe siècle) , les coopératives de clients (à l’instar des Allemands) ou d’autres institutions alternatives comme la Société coopérative œcuménique de développement à Amersfoort aux Pays-Bas..
   7. Créer un « ombudsman » ou un jury pour apprécier « la moralité de certaines opérations bancaires ». Le mot suédois « ombudsman » désigne un « médiateur », défenseur » ou « protecteur ».
   8. Etendre le contrôle des banques. « Ceci impliquerait que les Commissions bancaires, chargées du contrôle des banques dans divers pays, soient toutes soustraites à l’influence parfois prépondérante du secteur bancaire lui-même, et soient directement intégrées à l’autorité publique compétente, et démocratiquement surveillée. »

⁢x. La banque islamique

[1]

Le débat sur le prêt à intérêt est relancé aujourd’hui non par l’Église, mais par la position de l’Islam, position inspirée par la tradition juive qui a marqué le Coran. Les musulmans d’ailleurs se plaisent à souligner cette parenté entre leur loi et l’interdit de l’Ancien Testament. Mais, contrairement à l’Occident chrétien, ils prétendent être restés fidèles aux prescriptions divines.⁠[2]

Notons tout d’abord qu’en terre d’Islam comme en terre chrétienne, « le prêt d’argent (riba pour les musulmans) s’est toujours pratiqué (…) ».⁠[3] Qui plus est, le Coran lui-même semble ruser avec le riba.⁠[4] Mahomet a vécu dans un monde de marchands et avait un oncle -Al Abas- qui était connu comme prêteur à intérêt. Il connaît donc le milieu des affaires et a pu constater les méfaits du prêt à intérêt. Si l’on essaye de suivre l’ordre chronologique très approximatif des sourates⁠[5] on découvre un enseignement progressif en quatre étapes. L’ayat 38 de la sourate des Grecs (30)⁠[6] de la troisième période mecquoise (vers 614?) dit : « Et ce que vous livrez à l’usure, pour l’augmenter avec les biens des autres hommes, ne sera pas accru auprès d’Allâh ; mais ce que vous placez en aumônes, désirant (voir) la face d’Allâh, c’est cela qui sera doublé de valeur. » Le riba s’oppose ici à zakat, l’aumône légale, et est simplement déconseillé. L’ayat 159 de la sourate des femmes (4), de la période médinoise (entre 625 et 627?), à propos de l’interdiction faite aux Juifs de prêter à intérêt, Mahomet déclare: « Et aussi pour avoir pratiqué l’usure, lorsque Nous l’avions défendue, et pour avoir dévoré les biens des autres, pour de vaines choses. (Aussi) avons-nous préparé, pour ceux d’entre eux qui ne croient pas, un supplice douloureux. » Plus précis est l’ayat 125 de la sourate de la famille d’Imran (3) (627-629?) Destiné cette fois aux croyants (musulmans) : « O vous qui croyez ! Ne dévorez pas avec l’usure doublement doublée. Mais craignez Allâh ; peut-être serez-vous heureux. » La menace s’exprime dans l’ayat suivant : « Craignez le Feu, préparé pour les incroyants, et obéissez à Allâh et à (Son) Apôtre ; il se peut que vous obteniez la Miséricorde (divine) ». Reste une question : cet ayat vise-t-il seulement l’intérêt qui atteint le double du capital ou l’intérêt qui augmente lorsqu’un débiteur ne peut rembourser ? La réponse se trouve peut-être dans les ayats 276-280 de la sourate de la génisse (2) écrite dans la période médinoise (peu avant sa mort en 632?) : « Ceux qui se nourrissent de l’usure, ne se lèveront pas (au jour de la résurrection, si ce n’est comme se lève celui que Satan a violemment frappé de (son) contact. C’est parce qu’ils disent qu’il en est de l’usure comme de la vente. Mais Allâh a permis la vente et a interdit l’usure. Celui à qui parviendra l’avertissement de son Seigneur, et qui (y) renoncera, ce qui leur est arrivé dans le passé sera l’affaire d’Allâh. Mais quant à celui qui (y) retourne, ceux-là (seront) les compagnons du Feu et ils y demeureront éternellement. » « Allâh fera disparaître l’usure et augmentera avec usure l’aumône. Car Allâh n’aime pas quiconque est un pécheur incroyant. En vérité, quant à ceux qui croient et font le bien, se lèvent pour la prière, et donnent l’aumône, à eux (est réservée) leur récompense auprès de leur Seigneur ; il n’y aura pas de crainte pour eux et ils ne seront point affligés ». « O vous qui croyez ! Craignez Allâh et remettez ce qui est resté de l’usure, si vous êtes croyants ». «  Et si vous ne (le) faites pas, (attendez-vous) à entendre la proclamation de la guerre de la part d’Allâh et de Son Apôtre. Mais si vous vous repentez, le capital de vos biens vous (reste). Ne faites pas de tort, et il ne vous sera pas fait de tort ». « Si quelqu’un se trouve dans des difficultés, attendez de meilleures circonstances. Et si vous (lui) remettez (sa dette) comme aumône, cela vaut mieux pour vous, si vous (le) savez ». Il est clair, d’après ces derniers textes, que le Prophète veut favoriser le zakat (l’aumône), un des cinq piliers de l’Islam, en condamnant le riba⁠[7]. Notons que, dans la pensée musulmane, il n’existe aucune distinction entre « usure » et le prêt à intérêt tel que nous l’entendons. Il s’agit d’une seule et même pratique condamnée en principe.⁠[8]

Toutefois, très vite, dès le IXe siècle, apparaissent des commentateurs qui vont développer des techniques pour contourner l’interdit : les hiyals. Certaines de ces « ruses » reposent sur des pratiques arabes préislamiques et sont adoptées aujourd’hui par les banques islamiques⁠[9]. Ainsi en est-il des contrats « mourabaha »⁠[10], « moudharaba »⁠[11] et « mousharaka »⁠[12] auxquels se sont ajoutés d’autres types de transactions (idjar⁠[13], salam⁠[14], istisna’a⁠[15])⁠[16] qui sont soumises au préalable à un Comité de la Charia, Conseil de surveillance religieux, qui s’assure de leur conformité avec les principes du Coran et donnent une fatwa, un avis de conformité ou de non-conformité.⁠[17]

qu’en penser ?⁠[18]

Passons sur les problèmes de gestion pour nous en tenir à l’originalité et à l’éthique de ces banques, tout en étant bien conscient que le monde musulman n’est pas uniforme et que certains courants « modernistes », minoritaires, affirment que le Coran n’a pas interdit l’intérêt « légitime » mais seulement condamné l’intérêt usuraire.

Dans les banques islamiques, en tout cas, à l’interdiction du prêt à intérêt⁠[19] est lié le refus de toute spéculation purement financière. Pour l’Islam, comme pour Aristote⁠[20], l’argent est un simple moyen d’échange sans valeur propre. Donc, « si sa circulation ne traduit pas une activité économique réelle, il serait immoral qu’elle rapporte quelque prime que ce soit ».⁠[21]

Ce principe fondateur présente le système financier islamique comme bien distinct du système capitaliste et du système socialiste puisqu’il repose sur le droit à la propriété y compris des moyens de production mais n’accepte l’enrichissement que s’il découle du travail.

De plus, « les économistes musulmans constatent (…) que, dans le système occidental, les fonds disponibles vont surtout aux emprunteurs offrant les meilleures garanties « financières » et ne profitent pas nécessairement aux projets les plus productifs pour le bien-être de la communauté (…). En d’autres termes, il convient de rechercher au moins autant la « plus-value sociale » du projet qu’une simple plus-value économique (…). Enfin, les charges d’intérêt réduisent, disent-ils, l’offre de capital à risque et entravent donc la croissance. »[22]

Selon les formules⁠[23], la banque partage avec le client les pertes et les profits selon diverses modalités⁠[24]. Au lieu de financer un prêt, l’emprunteur propose  »au prêteur un engagement actif dans l’entreprise demandeuse, laquelle, en retour, va offrir un partage des bénéfices futurs. Ceci correspond généralement à une prise de participation sous forme de parts ou d’actions. La raison économique du bénéfice n’est alors pas seulement la possibilité de le redistribuer, mais plutôt l’efficacité, la stabilité économique et la croissance des entreprises dont ce bénéfice témoigne. »⁠[25] Il faut reconnaître que « le simple financement assorti d’intérêts peut être très injuste lorsque seuls les entrepreneurs subissent la perte ou, au contraire, récoltent des bénéfices d’un montant disproportionné. »[26] Dans tous les cas, la banque islamique supporte un risque beaucoup plus grand que la banque classique.

La solidarité semble être donc le maître-mot de la finance musulmane. On sait que la zakat (l’aumône) est un des cinq piliers de l’Islam. Cette contribution de 2,5% « est perçue sur les marchandises échangées et sur les revenus professionnels et immobiliers, mais pas sur les propriétés personnelles (maisons, meubles, bijoux, etc.). Les particuliers peuvent verser leur zakat directement à un bénéficiaire ou à une institution spécialisée dans la redistribution de ces fonds, telle que la plupart des banques islamiques. »[27] Lorsque la banque acquiert un équipement ou un immeuble et qu’elle le met à disposition du client par une location, celui-ci peut devenir propriétaire « en effectuant des remboursements échelonnés versés à un compte d’épargne. Le réemploi de ce capital accumulé se fait au profit du client, car cela lui permet de compenser le coût de sa location ». Enfin, les banques islamiques peut consentir à des prêts purs et simples, sans intérêt : « le prêt de bienfaisance ou de charité (forme de découvert), et le compte à terme multiple de régularisation ». La banque islamique de développement « peut fournir des fonds propres et des prêts sans intérêt pour des projets de développement » et apporter une assistance technique.⁠[28]

Certes, la banque islamique paraît une institution fragile dans la mesure où elle doit faire face à la concurrence des banques classiques et dans la mesure où elle est plus exposée aux risques. Certes, il n’est pas sûr que les fonds recueillis ne servent à des mouvements fondamentalistes malgré l’interdit de financer l’armement. Certes, elle ne paraît peut-être pas très bien armée pour relever les défis industriels contemporains et on peut lui reprocher d’orienter ses capitaux vers l’étranger au détriment du développement national⁠[29]. Il n’empêche que sa volonté de respecter une certaine éthique est interpellante et rejoint un souci très actuel qui s’exprime dans l’émergence de banques solidaires ou éthiques en dehors du monde islamique.


1. En 1975 existait une banque islamique. Trente ans plus tard, on en compte 300 dans plus de 75 pays, surtout au Moyen-Orient et dans l’Asie du Sud-Est. Mais elles apparaissent aux États-Unis et en Europe. Cet essor est dû, de l’avis des musulmans, à la forte demande du grand nombre de musulmans émigrés, à l’augmentation de la manne pétrolière « qui fait exploser la demande d’investissements acceptables » et, enfin, comme nous allons le voir, au carctère compétitif de nombreux produits offerts par ces banques. (Cf. La finance islamique : concepts et outils, sur www.casafree.com : Portail marocain participatif). Ibrahim Warde ajoute comme autres causes de ce développement : les mutations technologiques, la déréglementation de la finance, les changements politiques, économiques, démographiques et sociaux, les fluctuations du marché pétrolier, la montée en puissance des économies asiatiques, l’émergence d’une bourgeoisie musulmane, les excès de la finance globale, etc. (Cf. Paradoxes de la finance islamique, in Le Monde diplomatique, septembre 2001, p. 20. I. Warde est professeur associé à la Fletcher School of Law and Diplomacy, Medford Massachusetts).
2. Certains auteurs rappellent qu’Aristote qualifiait la pratique du prêt à intérêt de détestable : «  La monnaie, écrivait le philosophe, n’a été faite qu’en vue de l’échange ; l’usure, au contraire, multiplie cet argent même ; c’est de là que l’usure a pris son nom (tokos), parce que les êtres engendrés sont semblables à leurs parents, et l’intérêt est de l’argent d’argent ; ainsi l’usure est-elle de tous les modes d’acquisition le plus contraire à la nature » (ARISTOTE, Politique, I, X, 5, Belles lettres, p. 31. Ils rappellent aussi volontiers que l’Église catholique y était également, à l’origine, très opposée. Ils mettent en épingle aussi l’avis négatif de divers économistes comme Adam Smith. (Cf. Introduction au système bancaire islamique sur www.fleurislam.net).
3. BARTHET Bernard, op. cit., p. 82. L’auteur cite de nombreux exemples à travers le monde depuis le IXe siècle et des taux qui selon les époques et les lieux, varient de 30 à 100% et non seulement de la part de banquiers juifs mais aussi d’usuriers musulmans. Les commerçants comme les califes recourent aux prêts. Le mot riba qu’on traduit par « usure » signifie, littéralement, « augmentation ». C’est l’aspect « fixe et prédéterminé » de l’intérêt qui suscite l’opposition de l’islam. (Cf. WARDE Ibrahim, op. cit.).
4. Pour commenter les sourates qui parlent du riba, Bernard Barthet suit la thèse de Al MASRI Rafic, Essai d’intégration d’une banque de développement dans une société islamique : les problèmes que pose la conception islamique de l’intérêt, Rennes, 1975.
5. Cf. MONTET Edouard, La chronologie des sourates, in Mahomet, Le Coran, Payot, 1949, pp. 43-47.
6. On peut traduire sourate par chapitre et ayat par verset.
7. Condamnation confirmée par les hadiths. Le hadith (« conversation », « récit »), dans le monde sunnite, désigne des actes et des paroles du Prophète, qui ne se trouvent pas dans le Coran mais qui forment une tradition (sunna) et ont été rassemblés en recueils, pour la plupart au IXe s. Les spécialistes ont classé ces hadiths en authentiques et inauthentiques suivant qu’ils ont été rapportés par une personne honnête ou non. Quelques-uns sont sacrés car ils rapportent une parole divine. On peut lire sur un site islamique (www.islam-documents.com) : « Depuis que Muhammad s’est proclamé prophète, tous ses faits et gestes remportent l’admiration et le respect de ses adeptes. Comment il dormait, comment il marchait, comment il faisait l’amour, comment il mangeait, qu’est-ce qu’il mangeait…​ Bref, la moindre action et la moindre parole sont à suivre. Ce que Muhammad faisait est bien et ce qu’il ne faisait pas est mauvais. Il est l’exemple à suivre sur tous les plans et dans tous les domaines par excellence. C’est ce qu’on appelle la Sunna « Hadiths ». C’est la deuxième source après le Coran ». Si le Coran ne dit rien d’un sujet particulier, on consulte les hadiths sinon on en est remis à son propre jugement.
8. Cf. Introduction au système bancaire islamique sur www.fleurislam.net.
9. « L’éthique particulière de l’Islam a longtemps entraîné une forte résistance au développement des outils financiers modernes dans de nombreuses régions du monde musulman, particulièrement dans les pays arabes. Des banques spécifiquement arabes sont seulement apparues dans la région dans les années 20. L’idée selon laquelle les banques sont des institutions étrangères servant les intérêts des « infidèles » était présente dans l’esprit de nombreux musulmans ce qui avait pour conséquence que seuls les Arabes les plus occidentalisés avaient recours aux services bancaires de ce type.
   Bien que la première banque à suivre les principes islamiques soit apparue en Égypte en 1963 (la Banque d’Epargne Misr Ghams, qui deviendra plus tard la Nasser Social Bank), le concept de « banque islamique » est né suite au Sommet Islamique de Lahore de 1974 qui avait recommandé la création d’une Banque islamique de développement (BID) ». Ajoutons que des banques occidentales, devant l’expansion des banques islamiques, ont ouvert des comptes conformes à la charia destinés aux clients musulmans. Elles s’engagent donc à ne pas investir l’argent de ces comptes dans des entreprises condamnables : pornographie, tabac, alcool, jeu et armement. C’est le cas, par exemple, de Citycorp ou encore de l’Union des banques suisses. La première banque islamique d’Europe a été fondée à Londres en 2004, la Islamic Bank of Britain (IBB) avec comme objectif de séduire aussi les non-musulmans.(Cf. Institut de Recherche sur la Coopération Méditerranéenne et Euro-Arabe, sur www.medea.be et www.casafree.com (Portail marocain participatif)).
10. « La banque acquiert une marchandise pour le compte de son client, moyennant une marge bénéficiaire fixée à la signature du contrat. La banque transfère la propriété de la marchandise à son client une fois qu’il a payé le prix de celle-ci ainsi que la marge fixée à la signature. Ce type de contrat diffère du prêt à intérêt car la marge est fixe et n’augmente pas avec le délai de paiement ».(www.fleurislam.net).
11. « La banque finance entièrement l’entrepreneur et partage les bénéfices (s’il y en a) avec celui-ci selon un pourcentage fixé à la signature du contrat. La seule source de revenu possible pour l’emprunteur est sa part de bénéfice (il ne reçoit aucun salaire) et la banque prend à son entière charge les pertes éventuelles ». (Id.).
12. « La banque agit dans ce type de contrat comme un actionnaire, profits et pertes étant partagés entre elle et l’emprunteur, selon les proportions de leurs parts respectives dans l’actif e l’entreprise ». (Id.)
13. C’est un contrat de leasing.
14. Contrat de vente avec livraison différée de la marchandise : « La Banque (acheteur) passe une commande à son client pour une quantité donnée de marchandises, d’une valeur correspondant à son besoin de financement. Le client (vendeur) adresse à la banque une facture pro forma indiquant la nature, les quantités et le prix des marchandises commandées. Les deux parties, une fois d’accord sur les conditions de la transaction signent un contrat de salam reprenant les clauses convenues (nature des marchandises, quantités, prix, délais et modalités de livraison et/ou de vente pour le compte de la banque, etc..). Parallèlement, les deux parties signent un contrat de vente par procuration par lequel la banque autorise le vendeur à livrer ou à vendre (selon le cas) les marchandises à une tierce personne. Le vendeur s’engage, sous sa pleine responsabilité à recouvrer et à verser le montant de la vente à la Banque ». (www.albaraka-bank.com). (Une facture pro forma, « pour la forme », est une évaluation du montant qui sera facturé si le client accepte cette « facture-devis »).
15. Ce contrat s’apparente au salam mais ici « l’objet de la transaction porte sur la livraison, non pas de marchandises achetées en l’état, mais de produits finis ayant subi un processus de transformation ». (www.albaraka-bank.com).
16. On trouvera, par exemple, sur le site de la Banque Al Baraka d’Algérie (www.albaraka-bank.com) la description de tous les services offerts, de leur utilité et de leur conformité à la Charia.
17. En 1965, des juristes musulmans de 36 pays ont confirmé unanimement l’interdit coranique lors d’une réunion à al-Azhar (Égypte). « Des avis particuliers (fatwa) ont cependant été énoncés par certains savants, dont Youssouf al-Qaradâwî, qui autorise les musulmans vivant en Occident, et qui ne peuvent bénéficier de prêts sans intérêt, à avoir recours au prêt à intérêt dans l’unique but d’acheter un bien indispensable, de première nécessité. Il faut cependant rappeler que cet avis n’est pas partagé par la grande majorité des savants contemporains, qui proposent plutôt aux musulmans d’avoir recours à la location, au lieu de l’achat ». (Introduction au système bancaire islamique, op. cit.). Sur cette question on peut lire aussi les cas de conscience posé s sur le site www.muslimfr.com (La page de l’Islam) : « Est-il permis à un musulman qui vit en France de contracter un emprunt à intérêts pour acquérir une maison qui lui servira d’habitation principale ? » Et à propos de l’argent placé à la banque : « Est-il interdit par l’Islam d’en garder les intérêts étant donné que la banque est une entreprise fonctionnant grâce aux intérêts ? » La réponse est : « dans la mesure du possible, il faut absolument éviter d’ouvrir des comptes bancaires de cette nature » sinon « il reste strictement interdit de faire usage des intérêts ainsi obtenus pour soi et d’en tirer un quelconque profit. » Conseil est donné de faire œuvre de charité avec cet argent.
18. Si l’on veut lire un plaidoyer pour le système islamiste et une critique du système libéral, on peut lire PELISSIER Julien, L’interdiction de l’intérêt résout-elle les contradictions du libéralisme économique ? Sur oumma.com.
19. « Aucune banque islamique ne charge des intérêts sur des emprunts ou n’en paie sur des dépôts. Mais certaines opérations commerciales de fiducie permettent aux partenaires de contourner cette difficulté. » Pour certains auteurs, l’intérêt peut être autorisé pour les opérations financières avec les non-musulmans mais pas avec les musulmans.(VERNA G. et CHOUICK Ab., Etude sur le fonctionnement des banques islamiques, Département de Management, Université Laval, Québec, juin 1989. Texte disponible sur www.fsa.ulaval.ca.).
20. Un commentateur autorisé du Coran, Al Ghazali (XIIe s), reprend la théorie d’Aristote et écrit : « (…) La monnaie en elle-même sans valeur, n’a été créée par Dieu que pour être un jugement des autres valeurs (…) et quand on prête de l’argent avec usure on fait commerce d’argent, on détourne la monnaie de sa fonction (…) la monnaie ne pourra plus être le miroir qui reflète toutes les couleurs puisqu’elle sera déjà colorée par l’intérêt. » (Ihia ouloum Al Dine, cité in BARTHET B., op. cit., p. 172).
21. VERNA Gérard et CHOUICK Ab., op. cit.
22. Id..
23. Pour plus de renseignements techniques, on peut lire BA Ibrahim, PME et institutions financières islamiques, synthèse par Bérangère Delatte sur www.globenet.org.
24. Si, comme dans le cas des comptes à vue, elle ne partage pas les bénéfices, elle assure seule les risques. (Cf. Institut européen sur la Coopération méditerranéenne et euro-arabe, op. cit.).
25. VERNA G. et CHOUICK Ab., op. cit..
26. Id..
27. La zakat est de 5 à 10% sur les récoltes et de 20% sur certains minéraux et sur quelques têtes de bétail. (Cf. BA Ibrahim, op. cit.).
28. Id..
29. Institut européen sur la Coopération méditerranéenne et euro-arabe, op. cit..

⁢xi. Les banques solidaires ou banques éthiques

Au nom d’un des fondements de l’enseignement social chrétien, on pourrait dénoncer la collusion entre le religieux et le temporel dans la pratique des banques islamiques puisque les différents types de contrats doivent être conformes à la charia. Mais si nous donnons comme norme à la banque de respecter non la charia, non une règle éthico-religieuse mais le bien commun ou des principes moraux naturels et universels, l’objection de la confusion des pouvoirs ne vaut plus. Rappelons-nous l’éloge que Pie XII faisait des banques populaires.

Or il existe aujourd’hui des institutions bancaires ou financières qui ont choisi de fonctionner en respectant des valeurs et des principes dont certains paraîtront familiers aux chrétiens. Ces institutions présentent aux épargnants et aux investisseurs des produits moins rentables financièrement que dans les institutions classiques mais plus intéressants, plus « rentables » sur les plans social, culturel, environnemental.

Ainsi, la banque Triodos⁠[1] finance des « projets jugés non-rentables par les banques traditionnelles. Sont ainsi financés les projets d’insertion de personnes défavorisées sur le marché du travail ou encore les formules novatrices du logement - pour l’aspect social -, les énergies renouvelables et l’agriculture biologique bénéficient également de l’attention de Triodos - pour l’aspect environnemental - tout comme les institutions de formation artistique ou les centres d’enseignement alternatif (pour le côté culturel). » d’où proviennent les crédits ? « De groupes de personnes se portant garantes sur de petites parts de la somme totale du crédit attribué ».⁠[2] La banque fonctionne donc sur les principes de solidarité, de responsabilité et de transparence car les clients doivent être régulièrement et correctement informés de l’utilisation de leur argent.

La Nef, société coopérative de finances solidaires⁠[3], fonctionne plus ou moins selon les mêmes principes et, dans la présentation de sa philosophie, précise qu’elle « s’inspire d’une vision résolument humaniste : elle place l’attention pour la personne humaine au centre des systèmes économiques et financiers et se situe dans une perspective de transformation sociale vers une économie fraternelle ». Elle « veille à écarter de son champ d’action tout projet qui porterait atteinte à la dignité humaine ou nuirait gravement à la qualité et à la durabilité de l’environnement. »

Cette institution, comme d’autres du même genre⁠[4], « s’inscrit au cœur d’un réseau européen de banques éthiques rassemblées au sein de la Fédération européenne des banques éthiques et alternatives. Toutes s’inspirent d’un modèle de développement humain et social dans lequel la production et la distribution de richesses sont fondées sur des valeurs de solidarité et de responsabilité vis-à-vis de la société, en vue de la réalisation du bien commun. »[5]

Quant au prêt sans intérêts, il n’est pas totalement absent de l’offre de la banque éthique. Ainsi, en France, l’État a mis en place le PTZ (prêt taux zéro) qui est distribué par les banques sous certaines conditions. Même un particulier peut y accéder pour l’achat d’une résidence principale. Le prêt est, bien sûr, « soumis à des conditions de ressources qui dépendent de la zone géographique où vous habitez et de la taille de votre ménage ».⁠[6]

En Belgique, la loi autorise un employeur à prêter sans intérêt ou avec un intérêt réduit, à tout membre de son personnel ou à l’un de ses dirigeants.⁠[7] Des associations diverses proposent aussi ce genre de prêt. Ce n’est en fait et en définitive que l’extension d’une pratique familiale, basée sur la confiance et la solidarité⁠[8].

Notons, pour être complet que depuis quelques années, toutes les grandes banques proposent des produits éthiques⁠[9]


1. Cette banque née aux Pays-Bas en 1980 était présente en 2004 en Belgique et en Grande-Bretagne et envisageait son implantation en Espagne. Le nom Triodos (« trois chemins », en grec) indique la volonté d’associer la finance à la culture, à l’environnement et au développement social.
2. Cf. STAM Claire, Triodos, banque éthique européenne, sur www.novethic.fr.
3. Solidarité dans la constitution d’un capital, solidarité avec l’emprunteur mais aussi solidarité dans le gain : « certains placements sont rémunérés mais chaque épargnant a aussi la possibilité de faire don de tout ou partie des revenus de son épargne à la Nef. » (Cf. Attac, Banques solidaires, placements et financements alternatifs, sur www.local.attac.org).
4. En Belgique, en 2020, la banque NewB est sortie des limbes après des années de préparation. Il s’agit d’une banque coopérative qui se présente comme une « banque éthique et durable au service d’une société respectueuse de la planète et des droits humains. » L’argent récolté finance l’économie locale » […​] pour des projets durables avec une vraie plus-value pour notre société. » L’investissement est déclaré honnête et professionnel pour que l’argent ne coure aucun risque. (Cf. www.newb.coop).
5. Cf. www.lanef.com.
6. Cf., par exemple, www.crédit-cooperatif.coop/.
7. Cf www.claeysengels.be.
8. On trouve même actuellement un système de troc modernisé, mis au point en Suisse, dès 1934, le Res Barter System. Il s’agit d’un réseau de commerçants locaux, d’indépendants et des PME, à l’exclusion des chaînes de magasins, ce « réseau fonctionne via une banque complémentaire avec une monnaie interne légale, le RES-euro - l’argent complémentaire - où 1 RES-euro a la même valeur que l’euro, mais qui s’échange exclusivement contre des marchandises ou des services proposés par les membres du réseau RES. De plus, les consommateurs sont invités, via la carte de paiement unique Res-euro, à acheter auprès des membres affiliés chez RES. » En janvier 2006, il y avait en Belgique, 75.000 détenteurs de la carte RES (5000 membres et 70.000 consommateurs. Le chiffre d’affaire dépassait les 30 millions de RES par an. (Cf. www.res.be). Ainsi, « si vous n’avez pas besoin de la contre-prestation du boulanger dont vous avez réparé la voiture, ce dernier attribue un certain nombre de points sur votre carte de paiement, ce qui vous permet d’aller faire vos achats chez le boucher » (De MOL Gerry, L’argent fait-il vraiment le bonheur, in Touring Explorer, octobre 2006, p. 63).
9. On peut en obtenir la liste sur le site de réseau financement alternatif (www.rfa.be) qui veut « concilier argent, éthique et solidarité ».

⁢xii. La Grameen Bank et le micro-crédit

Le 13 octobre 2006, le Bangladais Muhammad Yunus⁠[1] recevait le prix Nobel de la paix pour sa lutte efficace contre la pauvreté. Né en 1940, professeur d’économie à l’Université du Colorado puis responsable du Département d’économie à l’Université de Chittagong au Bangladesh, Muhammad Yunus s’est rendu compte lors d’une famine, en 1976, qu’il suffisait de prêter une petite somme, 27 dollars en l’occurrence, à des pauvres pour que s’amorce un processus d’émancipation économique⁠[2]. De là est née l’idée du micro-crédit et de la Grameen Bank⁠[3] qu’il a créée ensuite.

Alors que le crédit « est vu en général comme l’instrument par excellence du développement durable …​de la dépendance », Muhammad Yunus va l’utiliser en en changeant totalement l’esprit : « Alors que la gestion du risque la plus commune, basée sur un a priori de défiance, consiste à prêter à court terme (un ou deux mois) avec un remboursement en une traite, Grameen se fonde sur un préjugé favorable et prête pour un an, mais avec un remboursement hebdomadaire, auquel il est plus aisé de faire face, vu sa modicité. Alors que le crédit est en général considéré comme une affaire privée, que l’on dissimule pudiquement, Grameen en fait une affaire collective. Dès la période de formation, qui est obligatoire, les candidats emprunteurs forment des groupes de cinq. Si chacun est responsable de son propre crédit, le groupe est nécessairement un lieu de solidarité. Au démarrage d’un groupe, un seul prêt est accordé. Après six semaines de remboursement sans défaut, deux autres prêts peuvent être accordés dans les mêmes conditions, et ainsi de suite. Si un membre se retire ou est exclu, les autres reviennent à la case « départ ». »[4]

La formule a incontestablement réussi au Bangladesh où la banque est présente dans 43.000 villages.⁠[5] En 2003, la banque avait prêté 4 milliards de dollars à 2,4 millions d’emprunteurs⁠[6] dont 94% de femmes pauvres⁠[7]. Le taux de remboursement est resté au-dessus de 98%.⁠[8] La formule s’est exportée mais « les idées de base doivent être transposées dans chaque contexte particulier. En Afrique, en Amérique latine, en Asie, le plus souvent en milieu rural, des expériences inspirées de Grameen ont fleuri. En Occident, en particulier en milieu urbain, il s’avère plus difficile de mettre au point des formules de crédit solidaire. Des échecs ont été enregistrés. »[9]

En Belgique⁠[10] où la Reine Mathilde s’est faite l’ambassadrice du micro-crédit, la Fondation Roi Baudouin met à la disposition du public un Guide pratique sur le micro-crédit[11].

La philosophie du micro-crédit est particulièrement intéressante. M. Yunus est parti de l’idée que « les pauvres sont fiables »[12] et que « pour créer de la richesse, il faut donner accès au capital »[13]. La lutte contre la pauvreté est une affaire de volonté et non de charité : « Le plus souvent, nous utilisons la voie de la charité pour éviter de reconnaître le problème et de trouver une solution. La charité devient un moyen de nous débarrasser de notre responsabilité. Les dons ne sont pas une solution à la pauvreté. Ils maintiennent la pauvreté en enlevant l’initiative aux pauvres. » Or, « chaque individu est très important. Chaque personne a un potentiel extraordinaire. Il ou elle peut influer la vie des autres dans les communautés, les nations, au-delà même du temps. »[14] Dans cet esprit, M. Yunus invite les jeunes à « ne jamais chercher un travail mais à le créer » et « reste persuadé que les entreprises à but social sont le meilleur remède contre la pauvreté et seront mieux armées dans le futur que les entreprises traditionnelles. »[15] Mais « il faut donner à chacun la possibilité de devenir entrepreneur. »[16]

Ces expériences nées souvent en dehors de tout contexte chrétien⁠[17] semblent correspondre aux vœux de l’Église qui s’est toujours préoccupée du sort des plus pauvres et qui sait aussi que, dans les pays riches, « les consommateurs, qui disposent très souvent de vastes marges de pouvoir d’achat, bien au-delà du seuil de subsistance, peuvent beaucoup influer sur la réalité économique par leurs libres choix entre consommation et épargne. La possibilité d’influencer les choix du système économique se trouve en effet entre les mains de ceux qui doivent décider de la destination de leurs ressources financières. Aujourd’hui plus que par le passé, il est possible d’évaluer les options disponibles, non seulement sur la base du rendement prévu ou de leur degré de risque, mais aussi en exprimant un jugement de valeur sur les projets d’investissement que ces ressources iront financer, conscients que « le choix d’investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu’un autre, est toujours un choix morale et culturel »[18]. »⁠[19]

Les expériences que nous avons évoquées prouvent qu’il est possible d’ »influer sur la réalité économique », d’ »influencer les choix du système économique », de respecter une éthique dans la production et la distribution des richesses. Mais une question se pose alors : est-il possible de changer le système capitaliste de manière à ce que, tout en préservant l’économie de marché, cette économie soit vraiment une économie solidaire, une économie qui ait comme finalité l’éradication de la pauvreté dans le respect des valeurs morales et spirituelles ?

C’est la question que nous allons examiner dans le chapitre suivant.


1. Il est l’auteur de Vers un monde sans pauvreté, J.-Cl. Lattès, 1997.
2. Celui qui peut acheter une poule peut chaque jour en vendre les œufs, etc..
3. En bengali, « grameen » veut dire  »village ».
4. COBBAUT Pr Robert, Discours de présentation du Pr. Muhammad Yunus, lors de la remise des insignes de Docteur Honoris causa de l’Université catholique de Louvain, le 3-2-2003. (Texte disponible sur www.ucl.ac.be).
5. M.Yunus a aussi fondé Téléphonie Grameen, Energie Grameen, Internet et logiciels Grameen pour que les plus pauvres aient accès à tous les services modernes. Le 7 novembre 2006, la société Danone inaugurait au Bangladesh une coentreprise avec la Grameen Bank pour produire des yaourts ultra-nutritifs à bas coût. (Cf. www.lemonde.fr).
6. 3 millions et demi en 2004. En 2006, la banque avait 6 millions de clients, 1861 agences, 17.400 employés, 5,7 milliards de dollars de prêts distribués, soit 1% du PIB du pays. (Cf. www.lemonde.fr)
7. Pourquoi principalement des prêts aux femmes ? M. Yunus s’en explique: « Les femmes au Bangladesh comme partout ailleurs, ont le profil idéal pour ce type de prêt. En effet, elles sont capables avec un petit budget d’améliorer leur condition de vie familiale et font beaucoup de choses avec presque rien tout en prévoyant l’avenir.
   Voilà comment une situation de pauvreté peut être dépassée grâce à ce petit coup de pouce initial. Ainsi 100% des enfants de la Banque Grameen vont à l’école, même ceux venant de familles analphabètes. La majorité d’entre eux peuvent même accéder à l’université.
   Ceci montre bien que le changement est possible et nous le faisons simplement en leur offrant l’opportunité d’améliorer leurs foyers, d’aller à l’école, d’avoir une raison de travailler et de se soigner. Il est facile de vérifier que l’espoir a redonné à tous ces gens une dignité et leur a permis de prospérer. » (Entretien de M. Yunus avec l’Association Intervida, Forum universel des cultures, Barcelone, 2004).
8. YUNUS M, Discours lors de la réception des insignes de Docteur Honoris Causa à l’Université catholique de Louvain, le 3-2-2003.(Texte disponible sur www.ucl.ac.be).
9. COBBAUT Pr Robert, op. cit.. L’espoir de M. Yunus est « d’atteindre les acteurs de la politique nationale, les agences internationales comme la Banque mondiale, la Banque pour le développement en Afrique…​ Au final, les pays donnant de l’argent à la Banque Mondiale sont au nombre de 8 et ce sont eux qui en même temps donnent les directives. Or la banque Mondiale garde son argent et l’investit dans des projets conventionnels, mais ne pourrait-elle pas plutôt investir, par exemple, 1% du montant total des pétroles en microcrédit, si l’Union européenne le demandait ? » (Entretien avec Association Intervida, op. cit.).
10. En 1992, M. Yunus a reçu le Prix de la Fondation Roi Baudouin.
11. Guide pratique sur le micro-crédit : l’expérience du prêt solidaire (téléchargeable sur le site www.kbs-frb.be).
12. Discours du 3-3-2003, op. cit..
13. Cf. www.lemonde.fr.
14. Discours du 3-2-2003, op. cit..
15. Cf. www.80hommes.com.
16. Cf. www.lemeonde.fr.
17. Un des rares documents catholiques qui ait une position forte sur le prêt à intérêt émane d’un groupe marginal. On y lit une dénonciation radicale de l’usure en ces termes : « C’est l’usure qui permet aux puissances d’argent de devenir souveraines à l’échelle nationale puis internationale. Le retour à l’ordre ne pourra s’opérer que par une restauration de l’État dans son rôle de défenseur du bien commun…​ Ce qui suppose un État indépendant des puissances d’argent, ayant repris la maîtrise monétaire de la nation et assez fort pour réprimer l’usure.
   En attendant ce retour à l’ordre, en y travaillant dans toute la mesure de leurs moyens, les catholiques devraient appliquer plus strictement, dans leur conduite personnelle, la doctrine de l’Église sur l’argent…​ en particulier en développant l’usage de prêts indexés sans intérêt au profit de personnes et d’initiatives qui méritent d’être soutenues. » Et de rappeler aussi la gratuité nécessaire du prêt-assistance. (De LASSUS A., La doctrine de l’Église sur l’argent, in Revue Familiale et scolaire, n° 96, août 1991). Indépendamment de l’insistance sur le rôle de l’État, dépassé aujourd’hui, et indépendamment de l’âge des références utilisées, cette interpellation des catholiques est à méditer.
18. CA, 36.
19. CDSE 358.

⁢Chapitre 4 : Vers une économie solidaire ?

« Riche et pauvre se rencontrent,

le seigneur les a faits tous les deux »[1]

« Le pauvre, s’il est sage, tient la tête haute

et s’assied parmi les grands »[2]

« Vends ce que tu as, distribue-le aux pauvres

(…) puis viens, suis-moi »[3]

Tout au long de cette quatrième partie consacrée aux questions économiques et sociales, nous avons relevé un grave problème : la persistance et l’aggravation des pauvretés et des inégalités en dépit des immenses progrès accomplis dans la production des biens nécessaires à la vie. Après l’échec de l’expérience communiste, le capitalisme triomphant n’a pas tenu ses promesses. Au contraire, l’ »idéologie de marché » a relancé durement toute la « question sociale »⁠[4] L’idéologie de marché est partie à la conquête du monde, poussant à la privatisation de plus en plus d’aspects de la vie sociale, exaltant le culte de la réussite matérielle, anesthésiant ou bousculant le politique. Face à la misère du tiers-monde et du quart-monde, elle promet, s’agite mais finalement semble s’accommoder des écarts, des fossés entre les conditions de vie. Et même dans les pays dits développés où capitalisme et un certain « socialisme » arrivent à vivre ensemble, chômage, endettement, indigence, frustrations, envies empoisonnent l’existence qui n’a plus comme seuls horizons que l’argent et le plaisir ou le fatalisme et la résignation avec, de temps à autre, une explosion de colère parce qu’on a toujours trop peu ou parce que trop, c’est trop.

Nous l’avons vu, il n’est pas question de rediscuter de la pertinence de l’économie de marché, mais il est question, à moins de vouloir en revenir à la pénurie organisée, de savoir s’il est possible de mettre cette économie de marché au service de toutes les personnes, au service de la plus grande justice sociale possible.

On ne peut nier un malaise dans les sociétés favorisées. Malaise qui s’exprime à travers les mouvements altermondialistes, à travers les protestations syndicales mais aussi dans la recherche intellectuelle, dans la mise en question des paramètres actuels de la vie économique. d’un peu partout, de toutes les familles de pensée, s’élève l’appel à plus de justice entre les hommes et les sociétés. De plus en plus on entend parler d’économie solidaire, économie éthique, économie de communion, économie équitable, économie sociale.

Comment y répondre sans retomber dans les travers de l’économie dirigée et planifiée ? Autrement dit, le capitalisme est-il réformable ? Peut-on changer le capitalisme ou, plus radicalement, sortir du capitalisme ?

Depuis l’effondrement du bloc soviétique, le capitalisme est devenu « un bateau ivre qui ne maîtrise plus sa puissance »[5] et ses excès ont montré « la dangerosité d’un système économique qui ne connaîtrait guère de bornes ou de vis-à-vis véritables »[6]. Les régulations sont nécessaires mais encore faut-il savoir, au delà de leurs modalités pratiques et diverses, à quoi elles peuvent servir. Simplement à contenir les excès ou, mieux, à orienter l’activité économique vers une fin qui la dépasse, la justifie et finalement la transforme ?

Il ne suffit pas d’en appeler aux consciences pour plus de justice, d’égalité, de solidarité, de partage, il s’agit maintenant de proposer des chemins de réforme.

Les propositions ne manquent pas. Nous allons en examiner quelques-unes en les confrontant aux exigences évangéliques et aux directives de la morale sociale chrétienne.


1. Pr 22,2.
2. Si 11,1.
3. Lc 18,22.
4. Cf. Les nouvelles figures de la question sociale, in La Revue Nouvelle, décembre 2003.
5. MADELIN H. sj, Tricheries capitalistes, in Etudes, octobre 2002, p. 293.
6. Id., p. 296.

⁢i. Le Magistère

Si, à partir de Léon XIII, de manière explicite et organisée, l’Église s’intéresse à la question sociale, et si, de temps à autre, l’expression « économie sociale » a été employée par les Souverains Pontifes⁠[1], il revient à Pie XII de l’avoir employée à plusieurs reprises⁠[2] et surtout d’avoir défini ce que l’Église entendait par ce « concept chrétien de l’économie sociale »[3]. En voici la description la plus éclairante⁠[4]:

« 1° Qui dit vie économique, dit vie sociale. Le but (de la vie économique) auquel elle tend par sa nature même et que les individus doivent également poursuivre dans les diverses formes de leur activité, c’est de mettre d’une façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle.

Ici donc il n’est pas possible d’obtenir quelque résultat sans un ordre extérieur, sans des normes sociales, qui visent à l’obtention durable de cette fin et le recours à un automatisme magique est une chimère non moins vaine pour la vie économique que dans tout autre domaine de la vie en général.

2° La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté.

Mais cette liberté ne peut être la fascinante mais trompeuse formule, vieille de cent ans, c’est-à-dire d’une liberté purement négative, niant la volonté régulatrice de l’État.

Ce n’est pas non plus la pseudo-liberté de nos jours, qui consiste à se soumettre au commandement de gigantesques organisations.

La vraie et saine liberté ne peut être que la liberté d’hommes qui, se sentant solidairement liés en vue du but objectif de l’économie sociale, sont en droit d’exiger que l’ordre social de l’économie loin de porter la moindre atteinte à leur liberté dans le choix des moyens adaptés à ce but, la garantisse et la protège. Ceci vaut également pour tout genre de travail, indépendant et dépendant, car, en regard de la fin de l’économie sociale, tout membre producteur est sujet et non pas objet de l’économie sociale. »[5]

Ce texte mérite d’être analysé parce que si les principes qu’il établit continueront d’inspirer la doctrine sociale de l’Église, nous n’aurons plus l’occasion, par la suite, de les trouver ramassés dans une présentation aussi complète et précise.

Quelles sont les leçons à tirer de cet enseignement ?

\1. La vie économique « n’est pas un monde à part, autonome, indépendant »[6], mais un aspect de la vie sociale : « qui dit vie économique, dit vie sociale ».

\2. La vie sociale est elle-même un aspect de la vie morale : « La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté ». La liberté étant une caractéristique majeure de la nature de l’homme doué d’une capacité d’autodétermination en vue d’une fin.

De ces deux points, on peut déduire que la vie économique ne peut être purement et simplement une science qui n’obéit qu’à ses propres règles, qu’elle ne peut être, comme dans la conception libérale stricte, individuelle mais solidaire et qu’elle ne peut être, comme dans la théorie marxiste qui réhabilita l’aspect social, détachée d’exigences morales⁠[7].

Si la vie sociale se définit par la solidarité, c’est-à-dire « l’union morale, organique, de plusieurs hommes, en vue d’une même fin, à atteindre par des moyens pris en commun »[8], le but de la vie économique, « c’est de mettre, de façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de la vie culturelle et spirituelle »[9]. L’activité économique est donc ordonnée aux finalités « culturelles et spirituelles » de l’homme, de tous les hommes : « de tous les membres », est-il bien dit. Dans cet esprit, « l’effort de production n’est pas considéré indépendamment de la justice de la répartition »[10] ni indépendamment des fins de la destinée humaine.⁠[11]

L’oubli de ces principes ouvre la porte à l’économisme, au matérialisme et conduit au désordre, à l’exploitation, au déséquilibre,

\3. Il ne faut pas oublier non plus que la vie économique, sociale et morale se développe dans la liberté, une liberté qui, sous peine d’anarchie, est garantie, protégée et régulée par l’État, gardien du bien commun. Une liberté dans la solidarité. Nous avons suffisamment insisté sur ce point qu’il est inutile de s’y attarder encore.

Par contre, il est intéressant de montrer qu’aujourd’hui encore, dans un autre langage, les trois points mis en évidence restent d’application et continuent d’inspirer l’enseignement de l’Église⁠[12] notamment en ce qui concerne le rapport entre l’économie et la morale.⁠[13]

Le concile de Vatican II dira : « Dans la vie économico-sociale aussi, il faut honorer et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale et le bien de toute la société. C’est l’homme en effet qui est l’auteur, le centre et le but de toute la vie économico-sociale. »[14]

Le Catéchisme de l’Église catholique affirmera que « le développement des activités économiques et la croissance de la production sont destinés à subvenir aux besoins des êtres humains. La vie économique ne vise pas seulement à multiplier les biens produits et à augmenter le profit ou la puissance ; elle est d’abord ordonnée au service des personnes, de l’homme tout entier et de toute la communauté humaine. Conduite selon ses méthodes propres, l’activité économique doit s’exercer dans les limites de l’ordre moral, suivant la justice sociale, afin de répondre au dessein de Dieu sur l’homme. »[15]

Enfin, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église insistera : le bien commun ne peut être un « simple bien-être économique, privé de toute finalisation transcendante, c’est-à-dire de sa raison d’être la plus profonde. »[16] « Le développement économique peut être durable s’il se réalise au sein d’un cadre clair et défini de normes et d’un vaste projet de croissance morale, civile et culturelle de l’ensemble de la famille humaine »[17] Et l’on pourrait encore résumer la doctrine qu’il développe par cette simple phrase : la vie économique doit être au service du développement intégral et solidaire de tous les hommes et de tous les peuples.⁠[18]

Ce sont ces exigences qui ont permis à Jean-Paul II d’affirmer, dans une page aujourd’hui célèbre, qu’il y a capitalisme et capitalisme et qu’il vaudrait mieux, vu l’ambigüité du terme, l’abandonner : « Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’ »économie d’entreprise », ou d’ »économie de marché », ou simplement d’ »économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[19]

Pie XII avait popularisé l’expression « économie sociale », à sa suite et dans le sillage des rappels incessants de l’Église, les théologiens, pour exprimer le même objet, ont employé diverses expressions plus ou moins synonymes. Le P. Lebret parlera d’« économie humaine »[20], le P. Villain d’un « au-delà du capitalisme »[21]. Quant à Igino Giordani⁠[22], il considéra comme universelle « l’aspiration à des économies de solidarité »[23]. Mgr A.-M. Léonard parle d’ »économie humaniste », d’ »économie de solidarité » et note -et ceci est très intéressant - qu’« Il est frappant de voir que, malgré leurs divergences philosophiques, les analystes qui dénoncent le désordre mondial proposent des solutions convergentes, qui rejoignent largement, même quand ils l’ignorent, la doctrine sociale de l’Église. Tous les auteurs dont nous nous sommes inspiré[24], écrit-il, malgré la diversité de leurs horizons, plaident pour une économie humaniste, c’est-à-dire, par contraste avec un capitalisme sauvage, pour une société à visage humain, appuyée sur une intervention judicieuse de l’État au service des programmes sociaux (intégration, sécurité sociale, ouverture multiculturelle), de la protection de l’environnement et surtout de l’éducation. Ils sont habités par la même conviction que, par-delà tous les fatalismes, une telle société humaniste est possible et économiquement viable. Bien plus, une société authentiquement morale et spirituelle, une société plus respectueuse de l’environnement, conduirait à réduire de monstrueux gaspillages et contribuerait ainsi à assainir nos économies essoufflées. Et leur maître-mot à tous est celui qui habitait déjà la morale de Descartes, à savoir cette « générosité » qui, au lieu de voir chez tous les autres des concurrents à éliminer ou à absorber, discerne en eux les partenaires souhaitables d’une économie de solidarité. »[25] Et, comme nous l’avons vu et le reverrons, Benoît XVI, inspiré sans doute par le modèle des Focolari, propose d’insérer en économie une dimension de don et de gratuité sans quoi on ne pourra jamais faire face aux déséquilibres du monde.

Cela étant dit, il nous faut examiner de plus près quelques propositions de transformation car il ne suffit pas de souhaiter rompre avec le « capitalisme sauvage », pour être en accord avec la vision chrétienne. Encore faut-il que les mesures concrètes proposées soient susceptibles d’atteindre, autant que faire se peut, les finalités données par la doctrine à l’acte économique. Encore faut-il, par exemple, que l’intervention de l’État soit bien « judicieuse »⁠[26], que la priorité soit bien donnée à la personne humaine et non d’abord à l’environnement comme c’est le cas trop souvent aujourd’hui.


1. Dans la première phrase de Rerum Novarum, on lit: « La soif d’innovations qui, depuis longtemps, s’est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère voisine de l’économie sociale. » (In Marmy, 432). Pie XI emploiera aussi l’expression dans Quadragesimo Anno : « Les ressources que ne cessent d’accumuler les progrès de l’économie sociale doivent (…) être réparties de telle manière (…) que soit (…) respecté le bien commun de la société tout entière. » (In Marmy, 560).
2. Cf., notamment, Radiomessage pour le cinquantenaire de l’encyclique Rerum Novarum (1-6-1941), Discours aux membres du Congrès des échanges internationaux (7-3-1948), Discours au Congrès international des études sociales (3-6-1950), Lettre à M. Charles Flory, président des Semaines sociales de France (7-7-1952), Radiomessage au monde (24-12-1952).
3. Allocution au Congrès mondial des Chambres de commerce, 27-4-1950.
4. Cf. CLEMENT M., L’économie sociale selon Pie XII, Synthèse doctrinale, Nouvelles éditions latines, 1953, pp. 24-35.
5. Discours aux membres du Congrès des échanges internationaux (7-3-1948). En abrégé : CEI. Le texte développe ensuite les principes qui doivent inspirer les économies nationale et internationale.
6. CLEMENT M., op. cit., p. 25.
7. « Le bien moral n’a pas grand sens dans un système quasi déterministe. L’idée même de moralité n’est que l’une de ces superstitions qui suivent l’infrastructure économique de la société. La moralité strictement dite suppose la liberté, faculté de choisir d’une personne qui est un être spirituel autonome. Le marxisme n’a pas cette notion de la personne. La liberté à l’entendre, n’est que l’émancipation progressive de l’homme à l’égard des forces de la nature, par la science et la technique (…). Les deux civilisations (économie libérale et marxisme) n’en font (en définitive) qu’une, pile et face de la même médaille matérialiste. Aussi, ici comme là, même insouciance profonde d’organiser vraiment la société en fonction de l’homme, au service du bien commun. Les lois de l’économie ou la dialectique historique y suffisent. » (LEBRET P. L.-J., Découverte du bien commun, Mystique d’un monde nouveau, Economie et humanisme, 1947, pp. 110-111). Sur le P. Lebret, cf. infra.
8. Id., p. 28.
9. CEI, op. cit..
10. CLEMENT M., op. cit., p. 29.
11. A contrario, dans un monde où le lien entre vie économique, vie sociale et vie morale a été rompu, « les pensées, projets, entreprises des hommes, leur estimation des choses, leur action et leur travail n’avaient plus d’autre issue que de se tourner vers le monde matériel, leurs fatigues et leurs peines plus d’autre but que de se dilater dans l’espace, pour grandir plus que jamais au-delà de toutes limites dans la conquête des richesses et de la puissance, rivaliser de vitesse à produire plus et mieux que tout ce que l’avancement et le progrès matériels semblaient exiger. d’où, dans la politique, la prévalence d’un élan effréné vers l’expansion et le pur crédit politique ; dans l’économie, la domination des grandes et gigantesques entreprises et associations ; dans la vie sociale, l’affluence et l’entassement des foules de peuples, en pénible surabondance dans les grandes villes et dans les centres d’industrie et de commerce, avec cette instabilité qui suit et accompagne une multitude d’hommes changeant de maison et de résidence, de pays, de métier, de passion et d’amitié. » (PIE XII, Radiomessage, 24-12-1941).
12. Il faut signaler ici l’œuvre du P. Louis-Joseph Lebret (1896-1966) qui, à travers ses publications et les mouvements et centre d’études qu’il a créés (Economie et humanisme, Institut de recherche et de formation à l’économie du développement) a inspiré dom Helder Camara et d’autres évêques du tiers-monde, la rédaction de Gaudium et spes et surtout l’encyclique Populorum progressio.(Cf. CALVEZ J.-Y., Chrétiens penseurs du social, L’après-guerre (1945-1967), Cerf, 2006, pp. 39-59)
13. C’est en ces termes que Pie XI avait décrit les rapports entre économie et morale : « S’il est vrai que la science économique et la discipline des mœurs relèvent, chacune dans sa sphère, de principes propres, il y aurait néanmoins erreur à affirmer que l’ordre économique et l’ordre moral sont si éloignés l’un de l’autre, si étrangers l’un à l’autre, que le premier ne dépend en aucune manière du second. Sans doute, les lois économiques fondées sur la nature des choses et sur les aptitudes de l’âme et du corps humain, nous font connaître quelles fins, dans cet ordre, restent hors de la portée de l’activité humaine, quelles fins au contraire elle peut se proposer, ainsi que les moyens qui lui permettront de les réaliser ; de son côté la raison déduit clairement de la nature des choses et de la nature individuelle et sociale de l’homme la fin suprême que le Créateur assigne à l’ordre économique tout entier. Mais seule la loi morale Nous demande de poursuivre, dans les différents domaines entre lesquels se partage Notre activité, les fins particulières que Nous leur voyons imposées par la nature ou plutôt par Dieu, l’auteur même de la nature, et de les subordonner toutes, harmonieusement combinées, à la fin suprême et dernière qu’elle assigne à tous Nos efforts. » (QA, 547-548 in Marmy).
14. GS 63.
15. CEC 2426.
16. CDSE, 170.
17. CDSE 372.
18. CDSE, 332-335.
19. CA 42.
20. LEBRET L.-J., Manifeste pour une civilisation solidaire, Economie et humanisme, 1959, pp. 16-17 ; LEBRET L.-J. et CELESTIN G., d’ »Economie et humanisme » à l’économie humaine, in Revue économique, décembre 1950, pp. 568-582).
21. VILLAIN Jean, L’enseignement social de l’Église, tome III, Spes, 1953-1954.
22. Ecrivain, journaliste, homme politique (1894-1980). Il est l’auteur de nombreux ouvrages de sociologie politique et religieuse. Un procès de béatification a été ouvert en juin 2004. Il est co-fondateur du mouvement des Focolari avec Chiara Lubich.
23. La Rivoluzione cristiana, Città Nuova, 1969, p. 252.
24. A.-M. Léonard cite notamment SCHOOYANS Michel, La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995 et L’Évangile face au défi mondial, Fayard, 1997 ; mais aussi GALBRAITH John Kenneth, La république des satisfaits, La culture du contentement aux États-Unis, Seuil, 1993 et Pour une société meilleure, Seuil, 1997 ; FORRESTER Viviane, L’horreur économique, Fayard, 1996 ; SAINT-MARC Philippe, L’économie barbare, Editions Frison-Roche, 1994.
25. LEONARD A.-M., Père, que ton Règne vienne, Editions de l’Emmanuel, 1998, pp. 133-134.
26. Est-elle judicieuse et même acceptable cette intervention de l’État réclamées par un auteur libre-penseur qui propose que la réduction du temps de travail soit « générale et obligatoire, même pour les cadres ». Il souhaite que ce partage du temps de travail « soit imposé par une décision politique », de même, conjointement, que le partage du chômage : qu’il « devienne lui aussi partiel et réparti entre chacun en proportion du temps partiel de travail perdu, de façon que le partage du travail s’accompagne du temps de travail (…) ». (GERARD Alain B.L., Ethique du partage, Collection réponses philosophiques, Erès, 1999, pp. 42 et 48).

⁢ii. Economie solidaire ou économie sociale ?

Si l’on s’en tient au sens des mots, il semble aller de soi qu’une économie solidaire soit, par nature, sociale et vice versa.

Toutefois, l’expression « économie sociale » a pris dans nos sociétés un sens tr_s précis qu’il convient de définir.

On appelle, au sens strict, « économie sociale », le secteur économique qui a comme vocation de répondre aux besoins qui ne sont satisfaits ni par l’État, ni par les « organisations privées à but lucratif ». d’autres dénominations sont parfois employées⁠[1] mais elles recouvrent souvent des réalités un peu différentes tant et si bien qu’en 1990, le Conseil Wallon de l’Economie Sociale, pour éviter les confusions a défini très officiellement l’économie sociale en décrétant que « L’économie sociale se compose d’activités économiques exercées par des sociétés, principalement coopératives, des mutualités et des associations dont l’éthique se traduit par les principes suivants :

- finalité de service aux membres ou à la collectivité plutôt que le profit,

- autonomie de gestion,

- processus de décision démocratique,

- primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus ».⁠[2]

Entre entreprises publiques, entreprises « capitalistes » et ce troisième secteur, les frontières ne sont ni nettes ni étanches. On peut ranger dans ce troisième secteur les coopératives de production ou de consommation, les caisses de solidarité du XIXe siècle, les ateliers protégés ou entreprises de travail adapté (ETA), les entreprises de formation par le travail (EFT, en Wallonie), les associations de formation par le travail (AFT, à Bruxelles) ou, plus largement, les associations « à pertinence économique »[3], les maisons médicales, les entreprises de commerce équitable (Magasins du monde-Oxfam), les organismes d’insertion socio-professionnels (OISP),, les entreprises reprises par les travailleurs en autogestion⁠[4] ou sous contrôle ouvrier⁠[5], les organismes de financements alternatifs⁠[6], les mutualités, du moins dans la prestation des services liés à l’assurance complémentaire, les entreprises de réemploi et de recyclage des déchets, etc..⁠[7]

Toutes ces initiatives sont précieuses sur le plan social car elles s’adressent souvent - pas toujours - à « des personnes en grande difficulté d’insertion socio-professionnelle »[8]. De plus, elles peuvent intéresser le secteur économique classique en promouvant ce qu’on appelle : le « développement autocentré »[9]. Ainsi, les célèbres fromagerie et brasserie trappistes de Chimay ont développé un outil de développement local : la fondation Chimay-Wartoise⁠[10].

Ce dernier exemple est particulièrement intéressant parce qu’il nous introduit précisément dans le monde de l’économie solidaire.

La question est, en effet, de savoir si le secteur économique classique peut se transformer au point de n’avoir plus le profit comme seule finalité mais de l’inscrire dans le souci plus large du bien commun.

Nous savons que l’entreprise est un lieu de vie et a un rôle social mais, sur un plan plus large, si l’activité économique n’a de sens, comme nous l’avons établi, que dans la lutte contre les pauvretés, quel rôle peut-elle jouer dans la construction d’une société, d’un monde que l’on souhaite solidaire ?


1. On parle de « secteur non-marchand », de « secteur non-profit » ou « no-for profit », de « volontary sector », de « services de proximité », d’ »économie alternative » ou « solidaire » ou « citoyenne », etc. Toutes ces formules ne sont pas rigoureusement synonymes. (Cf. MERTENS Sybille, L’économie sociale, un troisième secteur à appréhender, texte disponible sur www.econosoc.org/publications/sybille_mertens.htm).
2. Cf. MERTENS Sibylle, op. cit. ou DELESPESSE Jean, L’économie sociale : un troisième secteur (également disponible sur www.econosoc.org/publications/trois_secteurs.htm).
3. On appelle associations à pertinence économique, les associations qui « mobilisent (…) des ressources - telles que du travail, des infrastructures et du matériel - pour produire des biens et des services en vue de satisfaire des besoins ». En plus des ateliers protégés, on peut ranger dans cette catégorie, la Croix-Rouge, Médecins sans frontières, les organisations non-gouvernementales de coopération, les écoles de devoirs, les Restos du cœur, les télé-services, les associations culturelles et sportives, etc. (Cf. DELESPESSE J., op. cit.).
4. Ce fut l’objectif de la Fondation André Oleffe (émanant de la CSC) et de la coopérative de financement SAVE. Presque toutes les expériences ont échoué. Aujourd’hui, le MOC, par l’entremise de l’asbl Syneco (www.syneco.be) , conseille les entreprises d’économie social et leur offre une assistance à la gestion (administrative, comptable, fiscale, financière, etc.) Et l’accompagnement pour le développement de projets.
5. Avec le soutien de FOSODER à Verviers et de la Fondation André Renard à Liège, organismes mis sur pied par la FGTB. Ces expériences ont eu plus de succès que les expériences d’autogestion.
6. Notons que certains organismes financiers « traditionnels » sont actifs en économie sociale.
7. Cf. DELESPESSE Jean, La nouvelle économie sociale, (sur le site www.econosoc.org/publications/nouvelle_econosoc.htm).
8. MERTENS Sibylle, op. cit..
9. Ce concept est surtout utilisé pour les pays du tiers-monde mais adaptable.
10. Cette fondation a lancé en 2003 l’initiative Cap 2010 qui concerne les régions de Chimay, Momignies et Couvin. Elle a soutenu jusqu’à présent une cinquantaine de projets pour la jeunesse, l’emploi (notamment dans les industries du bois) et les « bonnes pratiques » (plus de moyens, plus de personnel, plus d’organismes d’aide)

⁢iii. Peut-on rendre l’économie solidaire ?

Rappelons-nous tout d’abord ce que nous avons précédemment dit de la solidarité en confrontant les opinions de Ricardo Petrella et de Joseph Tischner. Comme la parabole du bon Samaritain le révèle, la solidarité n’est pas un phénomène spontané qui découle d’une parenté, d’une proximité. L’histoire de Joseph, vendu par ses frères, l’illustre également⁠[1] : « on aurait pu s’attendre justement à ce que le lien du sang soit le plus fort et le plus profond, qu’il soit source de solidarité, mais il n’en est rien : le lien fraternel lui-même suppose au préalable une ouverture à Autrui voire une compassion, et ne fonde ni l’une ni l’autre. »[2]

Que suppose donc la solidarité ? Le dictionnaire la définit ainsi: « relation entre personnes ayant conscience d’une communauté d’intérêts, qui entraîne, pour un élément du groupe, l’obligation morale de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance. » Le Robert donne en exemple cette réflexion de Lecomte du Nouy : « Il n’existe pas d’autre voie vers la solidarité humaine que la recherche et le respect de la dignité individuelle ».⁠[3]

Conscience, obligation, recherche : nous sommes bien dans le domaine moral. Il n’y a pas de solidarité sans « la prise en compte de la personne dans sa totalité »[4] et, à la limite, de toute personne sans exclusion car une solidarité peut très bien ne se vivre qu’au sein d’une communauté plus ou moins retreinte, plus ou moins fermée aux « autres ». Les frères de Joseph sont solidaires dans leur complot. Dans la perspective chrétienne, tout homme, à quelque groupe qu’il appartienne par ailleurs, est un frère digne d’attention.

Ce rappel confirme que la pratique du don, la générosité, la « charité » que l’on fait, sont en-deçà de la solidarité. Certes, la solidarité, comme la générosité, suppose le désintéressement et la gratuité et « ne dépend en rien de l’économie, ni du social. C’est l’exigence absolue de la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre »[5]. Mais, « pour qu’il y ait solidarité, écrit un philosophe, il ne suffit pas du don ; il faut encore une participation active, et un véritable échange. Il faut comprendre que l’échange est en fait plus qu’un don pur et simple sans attente de retour. »[6] Plus précisément encore, « la générosité instaure toujours un « Tu » (celui à qui on donne) et un « Moi » (celui qui donne), alors que la solidarité suppose un « Nous », pour lequel l’échange et le partage s’insère dans des liens interpersonnels. » « Le développement d’une authentique solidarité passe par l’établissement de liens qui transcendent la générosité et lui permettent de dépasser la compassion occasionnelle ».⁠[7] Nous touchons là à l’essence de la solidarité qu’on a pu rapprocher de l’amitié des Grecs. C’est dans ce sens plein que nous prendrons le mot et non dans ses acceptions plus courantes où il serait plus approprié de parler de camaraderie, de sympathie, de soutien, d’aide, manifestations généreuses et limitées dans le temps et dans l’espace.⁠[8]

On comprend bien, à travers cette description, que l’économie qui se construit sur la satisfaction des besoins et le profit n’est pas en elle-même solidaire. Ce sont les hommes qui peuvent lui donner cette dimension. Et ils doivent y travailler d’autant plus que les ressources sont plus rares, que leur exploitation inappropriée peut avoir des effets dramatiques à plus ou moins long terme, que la mondialisation provoque des drames d’un côté et, d’un autre côté, ne touche qu’indirectement la majeure partie de la population du globe, que trois milliards de personnes vivent dans la misère et que l’État-providence est menacé de faillite.⁠[9]


1. Ex. chapitres 37, 45 et 50.
2. AUCANTE Vincent, in L’économie peut-elle être solidaire ?, Parole et Silence, 2006, p. 120. Ouvrage collectif reprenant une partie des textes des conférences données à Rome, le 10-2-2004, au Centre culturel français, sous le patronage du Conseil pontifical Justice et Paix.
3. L’homme et sa destinée, III, IX. (Exemple 2).
4. AUCANTE Vincent, op. cit., p. 121.
5. VIEILLARD-BARON Jean-Louis, La solidarité et l’économie, in L’économie peut-elle être solidaire ?, op. cit., pp. 30.
6. Id., p. 22.
7. AUCANTE V., op. cit., pp. 13 et 127.
8. Ainsi, au moment de la restructuration des usines VW à Forest en novembre et décembre 2006, des ouvriers d’autres usines, d’autres régions se sont déclarés solidaires des ouvriers de VW, le temps d’une visite, d’une manifestation, d’une grève éventuellement.
9. Cf. NOWAK Maria, La micro-finance: initiative et solidarité, in L’économie peut-elle être solidaire ?, op. cit., pp. 77-78. M. Nowak est Présidente de l’Association pour le droit à l’initiative économique, Présidente du Réseau européen de micro-finance.

⁢a. Par quelles mesures ?

Nous en avons déjà rencontré quelques-unes et elles ne sont pas négligeables. d’autres peuvent être envisagées. Les idées ne manquent pas. Si quelque chose fait défaut c’est la volonté des acteurs.

De nombreux côtés, des voix s’élèvent pour réclamer et parfois obtenir l’instauration de règles locales, internationales, de contrôles, par l’entremise d’organismes compétents qui puissent réguler les marchés et veiller à leur bon fonctionnement.

On parle de plus en plus d’Investissements socialement responsables⁠[1] (ISR ou SRI en anglais), qui respectent l’environnement, la dignité humaine, qui excluent des secteurs non-éthiques et aident au développement entendu comme développement durable.

On souhaite l’ouverture des pays riches aux exportations des pays pauvres, la suppression des aides intérieures, notamment dans le domaine de l’agriculture pour une concurrence plus loyale avec le Sud, l’ouverture du marché financiers à tous les acteurs économiques notamment par ce crédit solidaire qu’est le microcrédit.


1. Les investissements socialement responsables différent des investissements éthiques qui évitent les entreprises avec production que la morale réprouve (à l’instar des Quakers qui, dans les années 20, bannirent alcool, tabac, jeu, armes, etc…​ Les ISR procèdent à une « sélection positive qui privilégie les entreprises qui ont les meilleures pratiques » aux points de vue social et environnemental: l’entreprise est considérée dans son ensemble, relations avec salariés, clients, fournisseurs, actionnaires, environnement. (BAYSER Xavier de, De l’investissement socialement responsable, in L’économie peut-elle être solidaire ?, op. cit., p. 84. X. de Bayser est président d’IdeAM, c’est-à-dire Integral Development Asser Management qui, en France, est une société de gestion d’actifs dédiée à l’Investissement Socialement Responsable, filiale du Groupe Crédit Agricole).

⁢b. Peut-on aller plus loin ?

En 2001, le P. Calvez publiait un livre où il répondait positivement à la question : est-il possible de Changer le capitalisme ?⁠[1]. Appuyé sur l’enseignement de l’Église qu’il rappelle brièvement au passage, le P. Calvez nous offre une voie de transformation qui mérite toute notre attention même si ses propositions bousculent nos habitudes et nos croyances en matière économique. Beaucoup de catholiques, surtout s’ils ont du bien, protesteront et accuseront l’auteur de céder à l’utopie ou à quelque sirène socialiste.

Mais, qu’on y prenne garde ! Non seulement toute la vie du P. Calvez a été consacrée à l’étude de la doctrine sociale de l’Église dont il est un des plus fidèles et zélés interprètes mais, comme nous allons le voir, ses propositions s’inspirent directement de la pensée de Jean XXIII et tout particulièrement de Mater et Magistra.

Comme Jean-Paul II, le P. Calvez met en question ce qu’il appelle le « capitalisme inégal » mais reconnaît le bien-fondé de la liberté des échanges et de l’intervention de l’État : « la liberté des échanges économiques suppose, afin de n’être pas sauvage, un bon encadrement, une régulation, des procédures de lutte contre la violation des règles et de redressement des torts. » Il reconnaît aussi, avec toute la tradition de l’Église, que « certains biens ne doivent pas être achetés et vendus en toute liberté : ils sont trop essentiels à l’homme ou ils font partie de la personne même (…) ».⁠[2] L’économie de marché doit être défendue car elle favorise la liberté, la liberté de l’échange, du choix, de l’initiative. Pour que ce droit soit effectif, il faut logiquement lutter contre les monopoles et travailler à l’égalité des chances car ce droit doit être établi pour tous.

Part ailleurs, la vie économique repose sur deux forces inséparables : le capital et le travail.

Deux forces inégales, comme Marx l’a montré de manière frappante. Le P. Calvez, en effet, emprunte au Capital ses descriptions les plus suggestives de la dictature exercée par la capital sur le travail, des propriétaires sur les travailleurs et ne craint pas de conclure ce rappel en affirmant que « si on rejette de plus en plus ce « marxisme », non sans raison : on tire au contraire toujours grand profit de l’analyse que Marx donnait d’une situation dont bien des traits fondamentaux persistent, ou s’aggravent, aujourd’hui, même dans un mode très renouvelé par rapport à celui des années 1840 ».⁠[3] La précarité et la dépendance des travailleurs dénoncées par Marx, persistent aujourd’hui dans un système capitaliste qui s’est complexifié. A la place du propriétaire-patron du XIXe siècle, le travailleur trouve aujourd’hui des managers dépendant de propriétaires parfois fort lointains et parfois fort transitoires, les actions changeant vite de mains. Banquiers, opérateurs, spéculateurs, joueurs en bourse ont aussi leur rôle tant et si bien que les travailleurs « sont plus dépendants que jamais d’une énorme « puissance » dont ils sentent le poids et qui leur fait percevoir que leur existence est de plus en plus dominée ».⁠[4]

Si le problème majeur du capitalisme est cette dépendance et la passivité qu’elle entraîne, le marxisme ne peut plus se présenter comme un remède puisqu’il a prouvé dans ses réalisations historiques qu’il maintenait cette dépendance et cette passivité.

d’autre part, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs, dans les pays développés du moins, non seulement est en partie liée à la situation misérable d’autres régions du monde mais, qui plus est, s’assortit d’exclusions, de nouvelles formes d’exploitation, de nouvelles aliénations dans le travail (flexibilité, horaires changeants, etc.). De plus, le capitalisme inégal est destructeur de certains modes de vie, des ressources et de l’environnement, de la santé et il promeut de nouvelles valeurs dominantes : la réussite économique, le bien-être du corps.

L’aisance matérielle n’a pas aboli la dépendance, la passivité économique qui « tend à façonner la consommation et les loisirs »[5] . Comme « le plus grand nombre mène une existence façonnée par autrui dans le quotidien comme dans la durée »[6] et a perdu le sens de l’initiative, l’uniformité et le conformisme s’installent dans la consommation et la culture, alimentées par les medias et la publicité.⁠[7]

Dans le couple capital-travail, c’est le travail qui est perdant. Le capital acquis par violence (à l’origine), par l’invention, l’héritage, par l’accumulation, est peu personnel (ce sont des choses, dit Jean-Paul II), il a souvent le temps et comme il permet d’augmenter une production, il possède une grande puissance, il est « en position d’exiger beaucoup ». Le travail, quant à lui, est offert en abondance, il est très personnel, ne peut attendre, précaire donc, « en position de relative faiblesse ».⁠[8]

Pour sortir de cette situation qui n’est pas une fatalité, qui n’est ni un phénomène naturel, ni un produit de l’histoire, il faut que le capital soit accessible au plus grand nombre et non cantonné dans quelques mains : « Ce qui importe, c’est la production et donc l’initiative dans l’emploi des moyens personnels, de l’intelligence, de l’imagination, de la capacité de travail, de l’argent qu’on a aussi. C’est là le plus décisif, industriellement, mais aussi humainement. Or, à cet égard, quelle est au juste la situation ?

C’est en réalité qu’un fort petit nombre d’hommes interviennent seuls dans la répartition du capital et meuvent par là bien des choses importantes dans le monde. Certains hommes -quelques-uns - font un usage très productif de leur intelligence, en étant toujours à l’affût et découvrant, changeant la vie. L’immense majorité, du fait justement qu’elle n’intervient pas dans la répartition du capital, sinon en « suivant » pour ses petits placements un cours de bourse déterminé par d’autres, subit toutes choses, en a l’habitude et ne peut même pas penser qu’il pourrait en être autrement. »[9] Or, il peut en être autrement, c’est une tâche politique et morale.

Une tâche nécessaire aux yeux de l’Église. Si, comme elle le proclame, la propriété légitime « est facteur de personnalisation, de responsabilité sociale, de liberté politique »[10], chacun a droit la propriété, à l’initiative, à la possibilité de créer. Il ne suffit pas de le proclamer encore faut-il que ce droit s’exprime dans la pratique pour tous et non pour quelques-uns. Or, trop d’homme « en grande dépendance, ne peuvent choisir, décider, apporter quelque chose d’eux-mêmes que dans un très petit espace en leur pouvoir (…) ». Il faut « donner de vraies chances à tous ceux qui n’en auront pas ».⁠[11] Permettre à tous d’exercer concrètement leur droit à la propriété, droit entendu comme « droit à une action humaine caractéristique, à une emprise sans laquelle il manque quelque chose à l’homme ».⁠[12]

On parle beaucoup aujourd’hui de démocratie participative. Pourquoi la démocratie ne serait-elle souhaitable qu’en politique et non dans la vie des entreprises, dans l’économie ? La démocratie « doit se traduire dans un empowerment[13], dans une mise en condition d’initiative pour chacun ».⁠[14]

La seule manière de faire face à ce capitalisme inégal, à ce pouvoir exercé par un petit nombre sur le plus grand nombre, est de démocratiser la propriété, c’est-à-dire de la diffuser, en l’occurrence de diffuser le pouvoir du capital : « Le seul titre du travail n’arrive jamais à donner une même puissance que celui de la propriété, ou n’y parvient que fort rarement, pour la raison que le capital est naturellement plus puissant, plus indépendant, moins personnel que le travail ; celui-ci est au contraire personnel mais aussi précaire et fragile. C’est lui qui a le plus de valeur humaine, auquel il faudrait attribuer une « primauté », une « priorité », mais il ne l’a pas automatiquement, en réalité. Il faut donc une politique de la propriété »[15] et le P. Calvez ne craint pas d’ajouter qu’il faut faire subir à la propriété « plus de modifications que n’en prévoient les programmes même socialistes d’aujourd’hui ».⁠[16]

Il est souhaitable en la matière de « convaincre plus qu’imposer, même s’il faut parfois aussi imposer »[17] ce que bien des chrétiens ont des difficultés à admettre. Au mieux, tel spécialiste en appellera au « cœur » des responsables, sans mettre véritablement en cause la domination par le petit nombre mais « l’exhortation éthique (…) ne semble pas à la mesure des problèmes (…) ».⁠[18] Pour équilibrer capital et travail, « l’idéal est (…) très probablement dans la combinaison d’une politique de diffusion efficace de la propriété et d’une politique favorisant une intervention non moins efficace du travail, au même niveau que l’intervention de la propriété »[19] comme c’est le cas dans le système allemand de cogestion que nous avons déjà étudié.

Mais il faut aller plus loin et penser la répartition et l’exercice de la propriété.

Prendre d’abord « des mesures d’égalisation et de correction des chances en matière de propriété »[20] comme on le fait, comme on devrait le faire en matière d’éducation. Non nécessairement à la naissance « mais, par exemple, au moment où, démuni de capital, on est néanmoins capable de quelque plan d’entreprise, d’une initiative créatrice ou productrice »[21]. Il serait opportun alors de faciliter « l’accès au capital pour qui n’a pas eu la chance d’en trouver dans son berceau »[22].

Comment faire pour éviter de retomber sous la dépendance des financiers ?

Par une réforme de l’héritage qui apparaît comme « une des meilleures occasions de corriger les inégalités », et même de « compenser l’effet des inégalités physiques, psychiques ou autres. »[23]

Il ne s’agit pas, à la manière de Marx, d’abolir l’héritage: « l’héritage est un trait fondamental de la famille » et « la famille est un facteur essentiel de la santé de la société globale ». Mais ce souci de la consistance familiale n’implique pas que « l’héritage ne puisse pas être limité à une part seulement des biens possédés et qu’une redistribution ne puisse pas être effectuée à l’occasion des successions ». Une bonne part de ce qui retenu - actions, terres, etc. - servirait « très directement et de manière visible à la diffusion de la propriété du capital », ce qui ne se fait pas actuellement.⁠[24] Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas seulement les enfants d’une famille mais aussi les membres d’une société. Sinon le mot solidarité n’a pas de sens.⁠[25]

d’autres mesures peuvent être envisagées : aider les plus démunis à accéder à une « capitalisation en complément d’une couverture de base des risques de la vie et de la vieillesse assurée par voie obligatoire et solidaire »[26] ; « élargir l’accès à la propriété en favorisant des revenus du travail assez élevés pour chacun » et en vue de l’épargne ; pour cela, établir « des politiques différentielles d’imposition du revenu (…) et même l’impôt négatif »[27].

Quant à l’exercice de la propriété, il faut que les détenteurs du capital soient bien conscients de leur responsabilité et qu’ils soient gagnés par « le souci d’un fonctionnement social autant qu’économiquement productif des entreprises dans lesquelles ils ont directement ou indirectement pris des parts ».⁠[28] Ainsi en est-il des fonds de placement « éthiques ». Ainsi pourrait-il en être avec la création d’associations de petits propriétaires pour « l’exercice efficace du droit de propriété » et, en l’occurrence, pour  »la gestion de parts du capital »[29], avec « un fort engagement moral, social et politique » des membres.⁠[30] Sont intéressantes aussi toutes « les formes d’intéressement intérieur aux entreprises ».⁠[31]

Responsabiliser est le maître-mot tant il est vrai qu’ »un régime de relations sociales de liberté, mais sans partage des responsabilités, se contredit et aboutit à la domination, fût-elle discrète, de quelques-uns et présage la crispation du grand nombre ».⁠[32] Rêver d’améliorer la société sans que tous aient les moyens d’y travailler, est un leurre.

Combattre les dépendances, c’est offrir plus de responsabilité, plus de créativité, plus d’égalité⁠[33] en faisant appel d’abord aux consciences, en les sensibilisant au service et à l’intérêt de tous les hommes, en espérant « une coopération libre et volontaire » mais sans oublier qu’ »un certain degré de contrainte » est nécessaire.

On peut finalement résumer la thèse du P. Calvez en disant que « la question est, au fond, de savoir si l’on peut vivre en démocratie ou s’il faut, ne fût-ce que pour que nous assurions notre subsistance, une oligarchie/ploutocratie contraignante ».⁠[34]

Le lecteur sceptique ou inquiet doit, quant à lui, se rendre compte que, pour l’essentiel, les principes qui inspirent le livre du P. Calvez ne sont, en réalité, que les principes clairement établis par Jean XXIII dans Mater et Magistra.

Après avoir, en 1959, écrit avec J. Perrin, Église et société économique, L’enseignement social des papes de Léon XIII à Pie XII[35], le P. Calvez publiait, seul, en 1963, un autre ouvrage du même titre mais sous-titré : L’enseignement social de Jean XXIII[36]. Dès ce moment, le P. Calvez soulignera la nouveauté de l’encyclique sur le plan de la propriété qu’il convient désormais de diffuser. A l’époque, un économiste classé « catholique de droite », traditionnaliste⁠[37],saluait l’ouvrage précisément pour son chapitre II « Propriété et travail » : « on y trouve, écrit-il, en effet, sur la propriété, les vérités substantielles qui, depuis des années et des années, sont mises sous le boisseau par tout ce qui porte un nom et une plume dans les milieux catholiques maîtres et seigneurs des moyens d’information ».⁠[38] On trouve dans cet ouvrage de 1963 la thèse que soutiendra encore en 2001 le P. Calvez : « Dès que se manifeste clairement la nécessité de la propriété privée pour garantir la liberté d’initiative et les libertés politiques, la conclusion principale n’est plus que chaque bien doit être géré en particulier afin d’être bien géré ; mais chaque homme doit avoir accès à des biens sur lesquels il ait prise. La diffusion de la propriété privée revêt donc une importance plus grande que par le passé. » qu’on ne s’y trompe pas, parmi les biens à diffuser, se trouvent les moyens de production. Il ne s’agit pas seulement de faire en sorte que chaque homme ait son « petit bien », maison, lopin de terre, quelques économies⁠[39] : « …​l’inclusion des moyens de production parmi les biens à mettre en propriété privée s’impose (…) avec force aujourd’hui. » Et le P. Calvez précise que si la propriété privée compte aux yeux de l’Église, « c’est que cette institution n’a pas pour seuls buts la bonne gestion ou la sécurité, c’est qu’elle tend à l’établissement d’une liberté garantie - économique et politique -. Cet objectif ne serait sûrement pas atteint par une distribution brutalement inégale des propriétés telle qu’elle était naguère ; mais une politique entièrement neuve de la propriété privée, vraiment répandue - non pas seulement octroyée avec des précautions pour la rendre inoffensive -, permettrait d’approcher la réalisation de ce but capital. Si notre existence se socialise à grands pas, la seule socialisation qui vaille est celle qui comportera un degré égal de personnalisation pour tous : à côté d’autres institutions de la responsabilité, la propriété privée, autant qu’elle peut renaître, y contribuera de façon décisive. » Pour l’auteur, « ceci n’est pas un simple rêve : c’est, encore une fois, le seul sens humain de l’évolution sociale en cours ».⁠[40]

Plusieurs de ces mesures échappent au pouvoir d’un individu, réclament concertation et volonté politique parfois à un niveau très élevé.

En attendant, dans l’immédiat, que peut faire un riche, un producteur, un propriétaire ? Beaucoup, à l’instar des moines de l’abbaye de Chimay.


1. .
2. Op. cit., p. 12. Comme exemples de biens qui ne doivent pas entrer dans le marché libre, l’auteur cite les organes ou les tissus humains, les produits particulièrement dangereux comme les produits radioactifs ou les drogues.
3. Id., p. 37.
4. Id., p. 28.
5. Id., p. 64.
6. Id., p. 51.
7. « Un individualisme fortement établi (…) se résout facilement en uniformité, en conformisme, en dépendance. » (Id., p. 54).
8. Id., p. 19.
9. Id., p. 47.
10. Id., p. 70.
11. Id., p. 76.
12. Id., p. 74.
13. Littéralement : un don de pouvoir.
14. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 78.
15. Id., p. 79.
16. Id., p. 80. Le P. Calvez ne songe pas un instant à la solution communiste qu’il accuse de simplisme : « Le terme « simplisme » s’applique ici en particulier à la conviction qu’il suffisait de remettre toute la propriété à l’État pour que soit comblé le fossé entre une minorité contrôlant le capital et une immense majorité placée dans la situation de dépendance. (…) La solution d’étatisation généralisée des moyens de production risque de conduire à une emprise indue sur l’ensemble de la vie économique et de la société civile. » (p. 80).
   Plus intéressante était la pensée de l’anarchiste Proudhon . Alors que Marx croyait que l’abolition de la propriété privée conduirait à l’abolition de l’État, Proudhon, lui défendit, à la fin de sa vie, l’idée que c’est la généralisation de la propriété privée qui pourrait contenir et équilibrer la puissance de l’État et conduire finalement à son abolition : « Pour en revenir au suffrage universel, au système des électeurs sans avoir, de deux choses l’une : ou ils voteront avec les propriétaires , et alors ils sont inutiles ; ou bien ils se sépareront des propriétaires, et dans ce cas le Pouvoir reste maître de la situation, soit qu’il s’appuie sur la multitude électorale, soit qu’il se range du côté de la propriété, soit que, plutôt, se plaçant entre deux, il s’érige en médiateur et impose son arbitrage. Conférer au peuple les droits politiques n’était pas en soi une pensée mauvaise ; il eût fallu seulement commencer par lui donner la propriété. (…) La propriété, si on la saisit à l’origine, est un principe vicieux en soi et anti-social, mais destiné à devenir, par sa généralisation même et par le concours d’autres institutions, le pivot et le grand ressort de tout le système social. » (Théorie de la propriété, Librairie internationale, 1871, pp. 154 et 208).
   Mis à part le fait que Proudhon envisage in fine la disparition de l’État à laquelle le P. Calvez ne souscrit pas, celui-ci va plus loin que Proudhon en faisant de la diffusion de la propriété non seulement une force de résistance à la gourmandise de l’État mais aussi le moyen de combattre la dictature du capital telle que nous la vivons aujourd’hui. Et l’on peut appliquer a fortiori au P. Calvez ce jugement de L. Salleron sur Proudhon : « il veut la propriété pour la société parce qu’elle seule peut assurer la justice dans la liberté (…) » (SALLERON L., Diffuser la propriété, Nouvelles Editions Latines, 1964, p. 219).
17. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 82.
18. Id., pp. 86-88. Le P. Calvez analyse à cet endroit la position de Michel Camdessus, ancien directeur général du Fonds monétaire international, exprimée dans une conférence donnée en avril 2000 à la Fondation Centesimus annus, à Rome. Dans le même esprit, le P. Calvez récuse comme une « échappatoire » la suggestion faite jadis par E. Mounier (Ecrits sur le personnalisme, Seuil, 2000, pp. 131-158) d’ »abolir la rémunération du capital, sauf un intérêt fixe ». Pour le P. Calvez, « d’une manière ou d’une autre, il faut veiller à ce que le plus grand nombre possible des hommes aient barre sur le capital et son emploi » (op. cit., pp. 88-90).
19. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 91.
20. Id., p. 94. J.-Y. Calvez part de ce principe « que, en tenant compte de la famille, dont il ne faut assurément pas détruire la consistance, il n’y a toutefois pas de justification à ce qu’un homme se trouve, indépendamment de son activité, en possession, dès la naissance, d’un moyen d’action vraiment plus puissant qu’un autre. » (p. 93).
21. Id., p. 94.
22. Id., p. 95.
23. Id., pp. 95-96.
24. Id., p. 96.
25. L’auteur fait remarquer qu’en des circonstances exceptionnelles, dans l’immédiat après-guerre ou encore au moment de la réunification allemande, les populations ont accepté une forme ou l’autre de redistribution ou de répartition nouvelle.(op. cit., pp. 96-97).
26. Id., p. 97.
27. Id., p. 98.
28. Id..
29. Id., p. 101
30. On sait, par exemple, que la gestion des fonds de pension se préoccupe peu de l’intérêt des travailleurs de l’entreprise où les fonds ont été investis hormis le respect de quelques grands principes généraux.(Id., pp. 102-103).
31. Id., pp. 104-105.
32. Id., p. 7.
33. Rappelons que l’égalité n’est pas l’« égalitarisme mécanique » mais tous les hommes doivent avoir « un sens aigu de l’égalité fondamentale », ne pas l’oublier et tendre à la respecter effectivement : « il n’est point de régime de liberté durable sans une fraternité active, sans un partage, entre le plus grand nombre possible d’hommes, de l’initiative et de la responsabilité ». (Id., pp. 115-116).
34. Id., p. 113.
35. Publié chez Aubier en 1959.
36. Église et société économique, L’enseignement social de Jean XXIII, Aubier, 1963.
37. Cf. France catholique, n° 2341. L. Salleron est un des auteurs de la loi du 2 décembre 1940 relative à l’organisation corporative de l’agriculture (cf. ruralia.revues.org).
38. SALLERON L., Diffuser la propriété, Nouvelles Editions Latines, 1964, p. 113. Ce livre portait, en bandeau rouge, cette citation de Proudhon : « La propriété est la plus grande force révolutionnaire qui existe et qui se puisse opposer au Pouvoir ».
39. Dans Mater et Magistra, Jean XXIII esquissait un mouvement que le P. Calvez souhaite pousser plus loin. En effet, le pape, en insistant sur la diffusion de la propriété privée, pensait surtout à quelques biens modestes. qu’on en juge : « Affirmer que le caractère naturel du droit de propriété privée concerne aussi les biens de production ne suffit pas: il faut insister en outre pour qu’elle soit effectivement diffusée parmi toutes les classes sociales.
   Comme le déclare Notre Prédécesseur Pie XII : « La dignité de la personne humaine exige normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre, à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous » (Message de Noël 1942). d’autre part, il faut placer parmi les exigences qui résultent de la noblesse du travail, « …​la conservation et le perfectionnement d’un ordre social qui rende possible et assurée, si modeste qu’elle soit, une propriété privée à toutes les classes du peuple » (id.).
   Il faut d’autant plus urger cette diffusion de la propriété, en notre époque où, Nous l’avons remarqué, les structures économiques de pays de plus en plus nombreux se développent rapidement. C’est pourquoi, si on recourt avec prudence aux techniques qui ont fait preuve d’efficacité, il ne sera pas difficile de susciter des initiatives, de mettre en branle une politique économique et sociale qui encourage et facilite une plus ample accession à la propriété privée des biens durables : une maison, une terre, un outillage artisanal, l’équipement d’une ferme familiale, quelques actions d’entreprises moyennes ou grandes. Certains pays, économiquement développés et socialement avancés, en ont fait l’heureuse expérience. »
40. CALVEZ J.-Y., Église et société économique, L’enseignement de Jean XXIII, op. cit., pp. 40-41 et 44-45.

⁢iv. L’exemple des Focolari

[1]


1. Pour étudier l’économie de communion proposée par les Focolari, on peut se référer à deux ouvrages essentiels : QUARTANA Pino, ROSSE Gérard, ARAUJO Vera, GIORDANI Igino, SORGI Tommaso, Pour une économie de communion, Nouvelle Cité, 1993 et Mouvement des Focolari, Economie de communion, Dix ans de réalisations, Nouvelle Cité, 2001. Deux revues en langue française peuvent aussi éclairer cette expérience : Economie de Communion, une nouvelle culture, publiée par Humanité Nouvelle, Bruxelles et Nouvelle Cité, mensuel du mouvement des Focolari. L’économie de communion s’inscrit bien dans le vaste courant de l’économie sociale et solidaire (cf. eglise.catholique.fr 14 novembre 2014)

⁢a. L’inspiration

Le mouvement des Focolari est lié intimement à l’œuvre de Chiara Lubich. Née en 1920, à Trente, elle connut une grande pauvreté dans son enfance: son père, socialiste, ayant été licencié à cause de ses idées sous le régime fasciste. C’est pendant la seconde guerre mondiale que son projet va naître à la vue des misères et des souffrances engendrées par le conflit.

Face aux pauvretés rencontrées, sa formation chrétienne va lui inspirer une action finalement très originale, révolutionnaire, pourrait-on dire.

Dans les Écritures, quels sont les textes qui vont marquer profondément Chiara Lubich ?

Elle sera frappée, dans l’Ancien testament par les protestations et les dénonciations des Prophètes face aux inégalités et aux injustices économiques et sociales qui déplaisent tellement à Dieu qu’il rejette tous les sacrifices des coupables. Que demande, en fait, Yahvé à chaque homme, à chacun de nous ? « Rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté et de marcher humblement avec ton Dieu ».⁠[1] Vivre en communion avec Dieu implique que l’on vive en communion avec les autres.

Le Nouveau Testament va révéler à Chiara Lubich les moyens à mettre en œuvre pour combattre les pauvretés.

Et tout d’abord, fondamentalement, l’appel du Christ à la conversion du cœur. Cette conversion a « pour effet non pas tant d’augmenter les pratiques religieuses de l’intéressé que de l’ouvrir à des rapports interpersonnels »[2]. Ainsi, la conversion du riche le débarrasse de sa cupidité, source d’injustice, le libère de Mammon, le rend capable de communion, c’est-à-dire de considérer l’autre comme un égal, comme un frère.

Seul l’Évangile, en faisant des hommes nouveaux peut créer une société nouvelle : « Le Christ a voulu libérer les hommes du mal, de toute forme de mal, a enseigné une libération précise de ses deux formes les plus insidieuses : l’avarice et la tyrannie (…)

L’homme est trop souvent assailli par la hantise du gain, le désir d’avoir davantage - la pléonexie[3] des Grecs -, l’avarice. Pour l’apôtre Paul, c’est une forme d’idolâtrie, c’est-à-dire de fausse religion, dans laquelle à Dieu Père on substitue une divinité antique. A cause d’elle, l’homme, au lieu de se servir de la richesse, s’asservit à la richesse. »[4]

Le Christ nous demande aussi de le suivre, c’est-à-dire de quitter nos repères humains et de nous abandonner nous abandonner à la Providence, en l’occurrence de quitter nos champs, sûrs de recevoir le centuple⁠[5], de regarder les oiseaux du ciel, de ne pas engranger⁠[6].

Chiara Lubich commente : « Chacun doit donc être détaché, au moins spirituellement, de ses « champs », c’est-à-dire de son travail. Nos « champs », notre travail, nous devons les aimer certes, mais pour Dieu, non pas avant lui. Chacun doit être prêt à ôter de son cœur son travail s’il prend la première place.

Quel en sera le résultat ? « Quiconque aura quitté (…), recevra le centuple et en héritage la vie éternelle ».

« Le centuple », cela veut dire un nombre indéterminé : le centuple en biens, en croissance économique. Ainsi, pour un détachement bien petit qui nous est demandé, voilà que jaillit de nouveau l’abondance de la Providence du Père. »[7]

Il est encore un autre appel du Christ que Chiara Lubich va prendre au sérieux : l’appel à l’unité. Dans sa prière, lors de la dernière cène, Jésus s’adresse à son Père : « Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi, afin que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. »[8] Elle souscrira au commentaire de Gaudium et Spes : « Quand le Seigneur Jésus prie le Père pour que « tous soient un…​, comme nous sommes un », il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison et il nous suggère qu’il y a une certaine ressemblance entre l’union des personnes divines et celles des fils de Dieu dans la vérité et dans l’amour ».⁠[9]

Chiara Lubich dira : « Jésus, notre modèle, nous a appris deux choses qui n’en sont qu’une : être enfants d’un même Père et être frères les uns des autres »[10] ; « C’est Dieu qui de deux fait un, en devenant troisième parmi eux, relation entre eux : Jésus au milieu de nous. Ainsi l’amour circule et, à cause de la loi de communion qui lui est inhérente, il entraîne spontanément, comme un fleuve impérieux, tout ce que chacun possède, les biens de l’esprit et les biens matériels. C’est le témoignage concret et évident de l’amour qui est vrai et qui unit, celui de la Trinité. »[11]

On peut ajouter que les Écritures d’abord et puis le modèle bénédictin⁠[12] lui enseignèrent la valeur du travail.

Quand Paul déclare : « Que celui qui volait ne vole plus ; qu’il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains, au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux »[13], elle découvre dans cette parole l’importance de l’honnêteté, de l’engagement dans l’économie, dans la productivité dans un but social.

Le travail, dira-t-elle, n’est pas l’appendice d’ »une vie de contemplation de prière et d’apostolat » mais « leur vie même » ; leur vocation est d’ »offrir à Dieu leur travail »[14] . Le travail est constitutif de l’homme. Par lui se réalise le dessein de Dieu sur nous. Il faut l’accomplir le plus parfaitement possible avec un certain détachement car le travail ne doit pas prendre la place de Dieu. On travaille avec Dieu, pour Dieu, avec les autres, pour les autres.

Dans la règle bénédictine « Ora et labora »[15], prière et travail sont une seule et même chose : « la vocation du focolarino n’est pas tant de consacrer à Dieu des heures d’adoration, mais plutôt son travail »[16]. Elle remarque aussi que les Bénédictins produisaient plus que nécessaire pour leur propre subsistance pour avoir de quoi aider les nécessiteux et, dans le même esprit, ils investissaient pour agrandir leurs terres et donner du travail aux indigents qui ne pouvaient s’organiser eux-mêmes. La pratique de la communion des biens était alliée à une très haute idée du travail.

De même, Chiara Lubich découvre, dans les Actes des Apôtres⁠[17], une première illustration, à Jérusalem, d’une vraie communauté chrétienne dans laquelle il n’y a pas de pauvre. Elle se rend compte que la charité, l’amour réciproque fait que la propriété, la richesse ne sépare pas, mais est un moyen de réaliser l’égalité sociale, de supprimer la pauvreté et toute lutte de classe.

« Adoptons, dira-t-elle, un comportement nouveau, celui du chrétien. Tout l’Évangile en est imprégné. C’est le comportement de « l’anti-fermeture », de « l’anti-préoccupation ». Renonçons à mettre notre sécurité dans les biens de la terre et prenons appui sur Dieu. C’est là qu’on verra notre foi en lui et elle sera vite confirmée par les dons qui nous parviendrons en retour.

Naturellement, Dieu n’agit pas ainsi pour nous enrichir. Il le fait pour que d’autres, beaucoup d’autres, en voyant les petits miracles qui se produisent lorsque nous donnons, fassent de même.

Il le fait pour que, plus nous ayons, plus nous puissions donner. Il le fait pour que nous fassions circuler, en véritables administrateurs des biens de Dieu, toute chose dans la communauté qui nous entoure, jusqu’à pouvoir dire de nous, comme pour la première communauté chrétienne de Jérusalem, qu’il n’y avait plus de pauvre parmi eux. Cette attitude ne concourt-elle pas à donner une âme à la révolution sociale que le monde attend ? »[18]

Nourrie de ces certitudes, Chiara Lubich, on peut le dire sans se tromper, va en fait mettre en œuvre, sur le plan économique et social, les chapitres correspondants de la doctrine sociale de l’Église telle que nous l’avons décrite.⁠[19]


1. Mi 6, 8.
2. ROSSE Gérard, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 31.
3. En grec, πλεονεξία signifie: le fait d’avoir plus qu’autrui, la prépondérance, le fait de désirer plus qu’on ne doit, la cupidité, l’esprit de convoitise, les appétits insatiables.
4. GIORDANI Igino, La Rivoluzione Cristiana, 1969, p. 115, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 56.
5. Jésus promet : « nul n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l’Évangile, qui ne reçoive le centuple dès maintenant, au temps présent, en maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. » (Mc 10, 29-30)« Quiconque aura laissé maisons, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom, recevra bien davantage et aura en héritage la vie éternelle ». (Mt 19, 29) ;  ; « nul n’aura laissé maison, femme, frères, parents ou enfants, à cause du Royaume de Dieu, qui ne reçoive bien davantage en ce temps-ci, et dans le monde à venir la vie éternelle » (Lc 18, 29-30).
6. Comme on ne peut servir Dieu et l’Argent, Jésus rassure : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? Qui d’entre vous d’ailleurs peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas en disant : qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? De quoi allons-nous nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain: demain s’inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. » (Mt 6, 24-34) ; id. in Lc 12, 13-34.
7. In Il Lavoro e l’economia oggi nella visione cristiana, 1984, pp. 13-14, cité in QUARTANA et alii, op. cit., pp. 58-59. On lit dans les Statuts de l’Œuvre de Marie, article 23: « Les membres de l’Œuvre font confiance à la Providence de Dieu qui donne le nécessaire à ceux qui cherchent son royaume. Ils s’engagent en effet à mettre en pratique les paroles de Jésus qui affirme : « Voyez les oiseux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas plus qu’eux ? » (Mt 6, 26) « Ne vous inquiétez donc pas en disant: qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? De quoi nous allons-nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 31-33) ».
8. Jn 17, 20-21.
9. GS 24.
10. Scritti Spirituali, 3, 1979, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 55.
11. Résurrection de Rome, 1949, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 55.
12. Ses biographes nous disent qu’elle fut très impressionnée, en Suisse, par la vue de l’abbaye d’Einsiedeln, de ses dépendances et de ses terres. Cette abbaye bénédictine fut fondée en 934.
13. Ep 4, 28.
14. LUBICH Ch., Economia e lavoro nel Movimiento Umanità Nuova, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 93.
15. St Benoît demande qu’on considère les outils du travail avec la même vénération que les vases sacrés de l’autel (c. 31).
16. LUBICH Ch., Economia e lavoro nel movimiento Umanità Nuova, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 103.
17. Ac 2, 42. 44-45 ; 4, 32. 34-35 ; 5, 4.
18. Essere la tua parola, 1980, pp. 50-51, cité in, op. cit., p. 57.
19. QUARTANA et alii, op. cit., pp. 39-64.

⁢b. Les réalisations

Dans un premier temps, pour répondre aux besoins, Chiara Lubich prône, dès 1943, une « communion des biens ». Il s’agit d’aider les pauvres, les marginaux, les sous-développés, les victimes des catastrophes.

Mais on note tout de même une différence avec nombre d’ »œuvres de charité » classiques : « La communion des biens a été, explique un disciple, dans une certaine mesure, depuis le début, une utilisation active des biens. Il ne s’agissait pas de s’en défaire, ni seulement de les donner, mais bien de partager continuellement, de façon systématique et organisée. »[1]

On donne et on se donne dans une communion des biens et des personnes : « Celui qui a peu trouve, lui aussi, de nouveaux chemins pour devenir « donneur ». Celui qui n’a rien, au lieu d’attendre, résigné et passif, de recevoir, met en œuvre sa capacité d’invention (…) de façon à être, à sa mesure, participant actif ».⁠[2]

Les focolari se ne se consacrent pas simplement à l’assistance mais s’engagent donc dans une révolution évangélique, « la plus puissante des révolutions sociales »[3]. Au Brésil, devant les habitants de la cité Araceli fondée par les membres du mouvement, Chiara Lubich déclare : « …la communion des biens est conforme à la vie chrétienne (…). Si le monde entier la réalisait, les inégalités sociales n’existeraient plus, il n’y aurait plus de pauvres, d’affamés, de malheureux. »[4]

Il est possible de vivre cet esprit dans l’une des 32 cités-pilotes créées dans le monde, des « mariapolis »⁠[5] qui « offrent une possibilité de vie sociale, familiale et économique à leurs habitants » et « apportent leur contribution au renouvellement de la société en témoignant de l’amour réciproque. »[6]

Dans ces « cités du ciel », on trouve, selon les lieux et les nécessités, des écoles, des hôpitaux, des logements, des ateliers, des exploitation agricole, des centres de rencontre et de formation pour des hommes nouveaux, détachés et compétents. En plusieurs pays, des gens de religions différentes cohabitent : catholiques et protestants en Allemagne, catholiques et membres de confessions asiatiques aux Philippines. Le Mouvement des Focoalri est engagé concrètement dans le dialogue au sein de l’Église catholique mais aussi entre chrétiens, entre croyants de différentes religions et avec les personnes non croyantes. Tout homme est un frère⁠[7]

L’objectif est partout le même : chercher le Royaume de Dieu et sa justice, c’est-à-dire faire régner Dieu en nous et dans le monde⁠[8]. Pour cela, certains donnent tout (biens, profession, disponibilité), dans une communion des biens totale. d’autres donnent dans une mesure librement consentie, vu leurs responsabilités sociales et familiales dans une communion des biens partielle.

Plus tard, lors d’une visite au Brésil, en 1991, après avoir vu la « couronne d’épines » de la pauvreté autour de la forêt de gratte-ciel de Sao Paulo⁠[9], Chiara Lubich lancera une « économie de communion » (EdeC) dont nous allons étudier les principes.

Après avoir porté son attention à la distribution, le mouvement va s’intéresser à la production.

C’est précisément à Araceli que l’idée sera lancée « Ici devraient naître, sous la poussée de la communion des biens, des industries, des entreprises confiées surtout à la partie typiquement laïque du Mouvement : focolarini mariés, volontaires, que nous avons définis « les premiers chrétiens du XXe siècle ».

Ces entreprises de toutes sortes devraient être portées par des personnes de tout le Brésil. Elles devraient naître comme des associations où chacun ait la possibilité de participer : participations modestes donc, mais ouvertes au plus grand nombre de personnes possibles. La gestion devrait en être confiée à des éléments compétents, capables de les faire fonctionner avec efficacité et d’en retirer des bénéfices.

Et c’est là que réside la nouveauté : ces bénéfices devraient être mis en commun

Il naîtra ainsi une économie de communion dont cette cité constituera un modèle, une cité pilote. Nous aussi, nous nous servons d’un capital, mais le bénéfice, nous désirons le mettre en commun librement. Dans quel but ? Celui de la première communauté chrétienne : aider ceux qui sont dans le besoin, leur donner de quoi vivre, pouvoir leur offrir un emploi (…). Naturellement les bénéfices serviront aussi à développer l’entreprise. Enfin ils serviront à développer les structures de cette petite cité pour assurer la formation d’hommes nouveaux, animés par l’amour chrétien, car, sans eux, on ne fera pas une nouvelle société (…). »⁠[10]

Le but est clair : « Il s’agit d’aider ceux qui, dans la communauté, sont dans le besoin, mais de façon à les insérer dans le cycle productif et à les rendre autosuffisants, dans leur dignité pleine d’hommes ».⁠[11]

L’originalité de l’économie de communion « est d’introduire le don dans la finalité même et dans la culture de l’entreprise. A travers le libre choix[12] de ceux qui en détiennent le capital, les entreprises adhérant à ce projet répartissent leurs bénéfices en trois parties[13], afin 1) d’aider directement les plus démunis à sortir de leur misère, 2) de diffuser une culture basée sur les valeurs du don, de l’intégrité, et du respect de chacun, parmi ceux qui sont susceptibles de donner comme parmi ceux qui sont susceptibles de recevoir,3) et aussi de pourvoir aux nécessaires investissements assurant l’avenir de l’entreprise » Cet esprit nouveau entraîne, « un plus grand respect des salariés, des clients, des fournisseurs, de l’environnement et de la légalité ». Les plus pauvres peuvent « s’inscrire à leur tour dans la même dynamique du donner et du recevoir ».⁠[14]

Cette culture du don invite « à considérer ses biens comme patrimoine de Dieu à administrer pour le bien de tous »[15]. Et donc, « la propriété des entreprises ne sert pas à accumuler, mais à donner, à créer du travail, à satisfaire les besoins des plus pauvres ».⁠[16]

Qui ne voit ici la mise en œuvre de principes fondamentaux que nous avons longuement étudiés : participation, solidarité, destination universelle des biens, pauvreté vécue et combattue, partage, accès de tous à la propriété, respect de la personne et de l’environnement humain et naturel, etc..

Qui ne voit ici le dépassement des vieux dilemmes ? « Ni individualisme ni collectivisme, mais communion »[17]. Etre ou avoir ? Les Focolari répondent : donner ! A l’image de Dieu, c’est en aimant, en donnant qu’on se réalise et ceci est vrai pour le croyant comme pour l’incroyant puisque lui aussi a été créée à l’image de Dieu. C’est vrai au niveau des personnes, comme au niveau des peuples.

Qui ne voit qu’il s’agit ici d’une révolution ? Le libéralisme économique dans lequel nous vivons est incapable de créer une harmonie économique. Certes, on parle d’économie sociale de marché, on parle d’éthique économique⁠[18] comme si le modèle économique individualiste pouvait être purifié. Radicalement, les Focolari répondent : il ne peut être purifié, il doit être remplacé.

A ceux qui rappellent que l’homme doit être au centre de l’économie, les Focolari applaudissent mais demandent : quel homme ? Pour eux, la réponse est claire : c’est le frère !

Ce n’est donc certes pas un appel à prêter assistance mais plutôt à repenser l’action économique sans discréditer pour autant les initiatives d’assistance et de solidarité qui d’ailleurs sont soutenues par les Focolari et font beaucoup de bien mais « l’esprit qui les anime est d’agir pour suppléer aux déficiences du système et de la mentalité économique actuelle, de demeurer à la périphérie de ce système, en acceptant une distinction entre domaine social et domaine économique et en agissant, par conséquent, davantage dans le premier que dans le second ». Ici, « l’économie est redécouverte, dans son aspect social radical ».⁠[19]

Ce projet, Chiara Lubich en est persuadée, va s’étendre à l’intérieur du Mouvement mais devrait s’étendre aussi à l’extérieur. : « A la différence de l’économie de la société de consommation, fondée sur une culture de l’avoir, l’économie de communion est l’économie du don. Cela peut sembler difficile, ardu, héroïque. Mais il n’en est pas ainsi parce que l’homme créé à l’image de Dieu, qui est Amour, se réalise précisément en aimant, en donnant. Cette exigence se trouve au plus profond de lui, qu’il soit croyant ou non. C’est justement dans cette constatation, vérifiée par notre expérience, que se trouve l’espérance d’une diffusion universelle de l’économie de communion ».⁠[20].

Outre les « pôles économiques » que sont devenues les cités Araceli et O’Higgins, par exemple, on comptait, en 2001, 654 entreprises, à travers le monde⁠[21], ayant adhéré à l’économie de communion. A ces entreprises s’ajoutaient 91 micro-entreprises.⁠[22]

Reste une question. L’expérience qui vit et se développe dans le cadre de l’économie libérale, peut-elle, doit-elle rester indéfiniment le choix de quelques consciences ? La politique de l’État est-elle indifférente ?

Au sein du mouvement des Focolari, on fait remarquer que « l’histoire montre que, lorsqu’une vérité fait brèche, et qu’elle est accueillie dans la conscience des individus et des peuples, elle tend avec le temps à se transformer et, de norme de justice qu’elle était, elle devient une norme positive. Le fait demeure qu’un lien moral ne peut se transformer automatiquement en un lien juridique. Mais dans toute la matière inhérente à la communauté civile, que ce soit sur le plan national comme sur le plan international, les individus, les groupes et les peuples sont appelés à œuvrer dans le contexte d’un « cadre juridique » qui ordonne l’exécution des droits et des devoirs et surtout protège les faibles devant les forts (…). Dans le cadre spécifique du domaine de la production des biens, il est demandé à l’État de « délimiter » la « liberté » du propriétaire en lui imposant des liens juridiques précis de façon à sauvegarder le bien commun ».⁠[23]

En attendant, force est de constater que l’oeuvre de Chiara Lubich jouit d’un grand crédit international.

Le Bureau international de l’Economie et du Travail du Mouvement « Humanité nouvelle », a été accueilli, en 1977 parmi les membres du Conseil économique et social de l’ONU.⁠[24]

En 1977, Chiara Lubich reçoit le Prix Templeton (Londres) décerné à une personnalité qui s’est distinguée par ses activités caritatives ou son dévouement dans l’entraide et la compréhension inter-religieuse. Parmi les personnalités récompensées on relève les noms de Mère Teresa, de Frère Roger, du cardinal Suenens, d’Alexandre Soljénitsyne.

En 1996, elle reçoit le Prix Unesco de l’éducation pour la paix.

En 1998, le Prix européen des Droits de l’homme au Conseil de l’Europe.

Plusieurs universités ont décerné à la fondatrice le titre de Docteur honoris causa, comme ce fut le cas en 1999 à l’Université de Plaisance (Bologne) pour l’économie.

Pour ce qui est de l’Église, comme il a déjà été dit et comme chacun l’a remarqué à chaque étape de la description, il y a parfaite conformité entre l’expérience des Focolari et ce que la morale sociale chrétienne enseigne.

Quand Jean-Paul II dénonce l’injuste répartition des biens entre les pays industrialisés et les pays en voie de développement mais aussi à l’intérieur de chaque pays, riche développé ou non, que suggère-t-il ?

« Nous savons que le capital productif, au plein sens de ce mot, augmente vite, spécialement dans les pays industrialisés. Cependant, cette augmentation ne se réalise pas toujours au bénéfice d’un grand nombre de personnes, mais le capital reste concentré entre els mains de quelques personnes. Or, la doctrine sociale de l’Église a toujours soutenu la participation d’un grand nombre de personnes au capital productif, parce que la propriété est l’un des principaux moyens pour protéger la liberté et la responsabilité de la personne et, par conséquent, de la société. »[25]

En somme, à travers tout son enseignement contemporain ; l’Église ne cesse de méditer les devoirs que nous avons vis-à-vis des pauvres, de ces pauvres auxquels Jésus s’est identifié⁠[26]. L’aumône, le don qui aura été fait ou refusé au pauvre, aura été fait ou refusé au Christ⁠[27] . Quant à la nature de ce don, elle ne se limite pas aux biens matériels : « Quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement, et, également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres ».⁠[28] Et Léon XIII de citer Grégoire le Grand : « Quelqu’un a-t-il le talent de la parole, qu’il prenne garde de se taire ; une surabondance de biens, qu’il ne laisse pas la miséricorde s’engourdir au fond de son cœur ; l’art de gouverner, qu’il s’applique avec soin à en partager avec son frère et l’exercice et les bienfaits »[29]. C’est en vertu de ce principe du partage de tous les biens que l’Église insiste sur la participation, la solidarité, l’accès de tous aux biens matériels et aux moyens de les produire. Le but est de réaliser le plus possible une égalité entre les hommes, de diminuer, comme disait Léon XIII, « cette distance que l’orgueil se plaît à maintenir » pour que l’amitié et, mieux encore, l’amour unisse les hommes.⁠[30]

Benoît XVI, quant à lui a encouragé les Focolari pour leur développement des « rapports de communion dans les familles, dans les communautés et dans chaque domaine de la société ».⁠[31]

Pour que cet esprit triomphe, une question doit être posée:


1. SORGI Tommaso, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 85.
2. SORGI Tommaso, id., p. 82.
3. LUBICH Ch., Message du 20-3-1983, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 87.
4. Discours du 29 mai 1991, cité in QUARTANA Pino, op. cit., p. 19
5. Outre Araceli, Gloria et Santa Maria (Brésil),on peut citer O’Higgins (Argentine), Loppiano (Italie), Fontem (Cameroun), Luminosa (New York), Tagaytay (Philippines), Montet (Suisse). Faro (Croatie), Piero (Kenya), Ottmaring (Allemagne), Arny (France), Mariapolis Vita à Rotselaar (Belgique), etc.
6. Mouvement des Focolari, Dossier de Presse, avril 2003, fiche n° 7.
7. BELZUNG Catherine et GAROCHE Pierre, Avec les non-croyants, Dialogue au grand large, in Nouvelle Cité, n° 448, octobre 2001, pp. 20-22.
8. LUBICH Ch., Economia e lavoro nel Movimiento Umanità Nuova, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 97
9. Cf., op. cit., pp. 15-16.
10. Chiara Lubich, Discours du 29 mai 1991, cité in QUARTANA Pino, op. cit., p. 19. (Brésil)
11. QUARTANA Pino, op. cit., p. 21.
12. « La décision d’utiliser les bénéfices pour le bien commun est prise librement » (ARAUJO Vera, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 60).
13. Egales en principe.
14. Mouvement des Focolari, Dossier de presse, avril 2003, fiche 5bis.
15. LUBICH Ch., Rivoluzione arcobaleno, p. 53, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 89.
16. ARAUJO Vera, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 59.
17. GIORDANI I., Le due città, p. 185, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 117.
18. Nous y reviendrons car la question est relancée aujourd’hui face aux déséquilibres économiques et sociaux à l’échelle du monde. Ce souci de l’éthique est très louable et tout le monde saluera la pensée d’Amartya Sen pour ne citer que lui. Mais rappelons-nous que J. M. Keynes fait cette prévision en 1930: « Je vois des hommes libres revenir à quelques-uns des principes plus solides et authentiques de la religion et des vertus traditionnelles (…), car l’amour de l’argent est méprisable et celui qui se préoccupe le moins du lendemain chemine vraiment sur le sentier de la vertu et de la sagesse profonde (…). Nous préférerons le bien à l’utile. Nous rendrons honneur…​ » à celui qui sait apprécier « les lys des champs qui ne sèment ni ne filent ». On verra une mutation générale, de sorte que « l’engagement à faire pour les autres continuera à avoir une raison d’être alors même que nous n’aurons plus de raison de faire pour nous-mêmes. » Mais il n’abandonne pas le modèle économique individualiste, il veut « le purifier (…) si possible » et se déclare « un hérétique » qui veut attaquer aussi bien l’orthodoxie marxiste que l’orthodoxie du laissez-faire « dans leurs citadelles ». (KEYNES J. M., Perspectives économique pour nos petits enfants, in La pauvreté dans l’abondance, cité in QUARTANA et alii, op. cit., pp. 120-121).
19. SORGI Tommaso, in QUARTANA et alii, op. cit., pp. 80-81.
20. Novembre 1991, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 24.
21. La spiritualité du Mouvement est vécue dans 182 pays.
22. Cf. Economie de communion, Dix ans de réalisations, Des entreprises osent le partage, Nouvelle Cité, 2001. Ce livre rassemble des témoignages très concrets de personnes qui se sont engagées aux quatre coins du monde dans l’économie de communion.
23. ARAUJO Vera, in QUARTANA et alii, op. cit., pp. 64-65.
24. SORGI T., in QUARTANA et alii, op. cit., p. 86.
25. JEAN-PAUL II, La destination universelle des biens, Allocution commémorative in Une terre pour tous les hommes, La destination universelle des biens, Actes du colloque international organisé par le Conseil pontifical « Justice et Paix » du 13 au 15 mai 1991, Centurion, 1992, pp. 148-156
26. Mt 25, 40.
27. RN, 453 in Marmy.
28. Id., 454.
29. Id..
30. RN, 456 in Marmy. Léon XIII rappelle que ce qui mesure les hommes, c’est uniquement la vertu ; que l’ »inclination » que Jésus manifeste aux pauvres doit, d’une part, dit la traduction la plus répandue, « humilier l’âme hautaine du riche et le rendre plus condescendant », d’autre part, « relever le courage de ceux qui souffrent et leur inspirer de la résignation ». Le vocabulaire employé par le traducteur pose problème et on peut penser qu’il est marqué par son époque. En effet, « condescendance » et « résignation » ont pris aujourd’hui un sens nettement péjoratif qu’ils n’ont pas en latin (condescensio, en latin classique et resignatio en latin du moyen-âge) ni, à l’origine, en français. Si l’on accepte cette traduction, il faut comprendre les deux mots dans le contexte de la philosophie que développe Léon XIII. La condescendance peut se comprendre comme la « mise au niveau d’autrui » (lat.) ou la « complaisance par laquelle on s’abaisse au niveau d’autrui » (Robert) ; la résignation, comme une « ouverture », une « confiance » (lat.), un abandon, une patience, un renoncement (Robert). A prendre notamment « résignation » dans son sens péjoratif, on aboutit à une énorme contradiction : à quoi bon réclamer pour les défavorisés, comme le fait Léon XIII, les droits au juste salaire, à l’association, etc.. Si l’on recommande, par ailleurs, l’apathie ? J.-L. Bruguès a raison de dire que « signe de paresse ou de lâcheté, parfois des deux, la résignation est une faute. Elle s’oppose à la vertu de force. » Il explique : « Tandis que le renoncement est une renonciation active, puisque le sujet pose délibérément et volontairement un acte de non-attachement, la résignation apparaît comme une renonciation passive. Le sujet abdique. Il démissionne de la prise en charge de lui-même, de son avenir ou du prochain. Il choisit l’apathie. (…) : le sujet (…) meurt, non pas à lui-même, mais à ses responsabilités. La résignation caricature souvent l’obéissance chrétienne, due aux manifestations de la volonté divine. Se soumettre c’est toujours choisir de se soumettre, jamais de se laisser aller. » (Bruguès). Toute cette difficulté peut être levée si l’on se réfère au texte latin originel, seul texte officiel d’ailleurs suivant la tradition. Léon XIII écrit : « Quarum cognitione rerum facile in fortunatis deprimitur tumens animus, in aerumnosis demissus extollitur : alteri ad facilitatem, alteri ad modestiam flectuntur » (Leonis Papae XIII, Allocutiones, Epistolae, Constituitiones, Aliaque Acta Praecipua, Volumen IV (1890-1891), Desclée de Brouwer, 1894, p. 189). Ce qui peut se traduire littéralement ainsi : Par la connaissance de ces choses (de cette doctrine du Christ), l’esprit (la raison, la volonté) rempli d’orgueil dans la richesse est abaissé, (l’esprit) abaissé dans les malheurs est élevé : les uns (les riches) sont tournés (changés, dirigés) vers l’indulgence (la douceur, la bonté, la complaisance, l’affabilité), les autres (les malheureux) vers la modération (la mesure, la sagesse, la retenue). Traduire facilitas par condescendance et modestia par résignation est tout à fait contestable. La traduction utilisée par Marmy (1944,1949 et 1953) est, elle, réalisée dès 1891 par la Maison de la Bonne Presse, à Paris. Il est à noter que la traduction utilisée dans la brochure publiée par le Conseil pontifical « Justice et Paix », De « Rerum Novarum » à « Centesimus Annus », cité du Vatican, 1991, p. 91, et présentée comme l’œuvre du chanoine P. Tiberghien, Editions Spes, Paris, 1936, est mot pour mot celle de la Maison de la Bonne Presse…​
31. Angélus du 28 juillet 2008. Le 8 février 2007, Benoît XVI encourageait les évêques proches des Focolari en déclarant notamment : « Le mouvement des Focolari, précisément à partir du Coeur de sa spiritualité c’est-à-dire de Jésus crucifié et abandonné, souligne le charisme et le service de l’unité, qui se ralise dans les différents domains sociaux et culturels comme par exemple le domaine économique avec « l’économie de communion », et à travers les voies de l’oecuménisme et du dialogue religieux. » (Zenit, 9-2-2007).Cf. également le Discours aux participants à la rencontre internationale « Familles nouvelles » du Mouvement des Focolari (3 novembre 2007) ; Message aux jeunes du mouvement des Focolari, 1er septembre 2012. Benoît XVI avait rencontré Chiara Lubich lorsqu’il était cardinal Ratzinger à Castel Gandolfo en 1989.
   François aussi a encouragé les Focolari le 26 septembre 2014, le 29 janvier 2020 et le 8 février 2020. Le 10 mai 2018 il s’était rendu à Loppiano, première cité-pilote du mouvement.

⁢v. L’éthique est-elle l’ultime régulation ?

[1]

A partir des années 80, l’éthique est devenue un thème récurrent dans la littérature économique. En 1982, Tom Peters et Robert Waterman publient aux États-Unis, un livre qui connaîtra un succès planétaire : Le prix de l’excellence[2] qui rappelle la place centrale que la personne doit occuper au sein de l’entreprise. La même année, en France, est publié un autre livre qui aura un grand retentissement : L’entreprise du 3e type.⁠[3]

Malgré un vocabulaire qui sonne familièrement à nos oreilles, participation, délégation éthique, etc., on a, en fait, affaire à une éthique utilitariste dans la mesure où si elle se soucie de l’intérêt général, « elle ne peut satisfaire les exigences du bien commun »[4]. C’est cette éthique que Jean-Paul II condamnait en rappelant qu’il faut distinguer « le bien juste (bonum honestum), le bien utile (bonum utile) et le bien délectable (bonum delectabile). Ces trois sortes de biens qualifient l’agir de l’homme de manière organique. En agissant, l’homme choisit un certain bien, qui devient la fin de son action. Si le sujet choisit un bonum honestum, sa fin se conforme à l’essence même de l’objet de l’action, et il s’agit donc d’une fin honnête. A l’inverse, lorsque l’objet du choix est un bonum utile, la fin est alors l’avantage qui en découle pour le sujet. La question de la moralité de l’acte reste encore ouverte ; c’est seulement quand l’acte dont découle l’avantage est honnête, et honnêtes les moyens utilisés, que la fin poursuivie par le sujet pourra aussi être dite honnête. C’est précisément avec cette question que commence la séparation entre la tradition de l’éthique aristotélicienne et thomiste, et d’autre part l’utilitarisme moderne.

L’utilitarisme a écarté la dimension primordiale et fondamentale du bien, à savoir le bonum honestum. L’anthropologie utilitariste et l’éthique qui en découle partent de la conviction que l’homme tend essentiellement à son intérêt propre ou à l’intérêt du groupe auquel il appartient. En définitive, l’avantage personnel ou corporatif est le but de l’agir humain. Quant au bonum delectabile, il est évidemment pris en considération dans la tradition aristotélicienne et thomiste, dont les grands penseurs, dans leur réflexion éthique, sont pleinement conscients du fait que l’accomplissement d’un bien juste s’accompagne toujours d’une joie intérieure, la joie du bien. Dans la pensée des utilitaristes, les dimensions du bien et de la joie ont au contraire été mises au second plan par la recherche de l’intérêt ou du plaisir. Le bonum delectabile de la pensée thomiste dans sa nouvelle expression s’est, il est vrai, un peu émancipé, devenant un bien et une fin en soi. Dans la perspective utilitariste, l’homme, dans ses actions, cherche avant tout le plaisir, et non l’honestum. »[5]

Nous savons que John Rawls a réagi contre cet utilitarisme dans La théorie de la justice dont nous avons analysé les grands principes précédemment. Partant du principe apparemment excellent qu’est injuste l’inégalité qui ne sert pas aux défavorisés, Rawls en arrive_ considérer que la justice entendue comme équité a priorité sur le bien et qu’elle est le fruit d’une procédure. C’est le consensus qui fonde le droit : pour Rawls, il s’agit de « choisir les moyens les plus efficaces en vue des fins recherchées » et, pour cela, « on doit éviter de même ici tout problème éthique controversé et prendre comme point de départ des propositions faisant l’objet d’un large accord ».⁠[6]

La « business ethics » n’est pas plus satisfaisante. Née aussi aux États-Unis et largement répandue dans les universités puis en Europe, elle « apparaît comme l’alibi d’un système économique déterminé » comme le laisse entendre le slogan « Good ethics is good business ».⁠[7] Une fois encore, cette éthique nous « renvoie davantage au souci de l’efficacité qu’à celui du bien-agir ».⁠[8] De même, l’appel à la responsabilité plutôt qu’à l’obéissance, semble « une ruse subtile de l’idéologie productiviste, en particulier lorsque cet appel est couplé à la demande d’adhésion à des valeurs d’entreprise (…) ».⁠[9]

Certes, l’éthique - et l’expérience de l’économie de communion en témoigne - peut accroître l’efficacité mais l’utiliser en vue de la performance et de l’efficacité relève de l’instrumentalisation.

On parle aussi d’éthique des valeurs qui s’exprime à travers des « chartes éthiques » où sont exaltés « l’honnêteté, l’équité, le professionnalisme, le respect des personnes, l’exemplarité, la loyauté, la responsabilité » mais aussi « la performance, la réduction des coûts, des délais ou l’amélioration de la qualité ».⁠[10]

Il s’agit en fait d’améliorer l’image de l’entreprise et de mobiliser le personnel au service des buts de l’entreprise. De plus, ces chartes risquent de conduire à des contradictions comme l’ont bien vu J.-P. Audoyer et J. Lecaillon⁠[11] : « L’efficacité, la responsabilité, le respect du client ou du salarié peuvent aisément servir de justification a posteriori, mais en aucun cas remplacer le discernement de l’acteur singulier (…). Imaginons qu’un salarié veuille mettre en pratique ces principes. On lui demande d’être responsable, mais de quoi et jusqu’où ? On lui demande d’être efficace, mais pour qui ? Pour lui-même, pour son service, pour son usine, pour son entreprise ? On lui demande de respecter les exigences de la « qualité totale » ; mais est-ce à n’importe quel prix humain et financier ? Entre le client et l’actionnaire comment arbitrer ? Certes, dans le long terme, satisfaire le client profitera à l’actionnaire, mais vient vite le moment où favoriser l’un se fait au détriment de l’autre. A toutes ces alternatives concrètes, les principes d’action ne permettent pas de répondre à moins (…) d’en évaluer le coût d’opportunité, c’est-à-dire le prix du renoncement d’une valeur au profit d’une autre ? Ce qui dans la pratique est rarement le cas. A y regarder de plus près, on s’aperçoit même que ces principes peuvent justifier n’importe laquelle des options possibles ; privilégier par exemple les conditions de travail même si c’est contraire à la rentabilité, valeur qui peut aussi simultanément apparaître dans les principes d’action. Ce genre de situation peut au mieux conduire à l’inefficacité et au pire se retourner contre l’entreprise. En attendant, elle génère souvent un climat de suspicion qui se nourrit de la distance entre les valeurs affichées et les situations concrètes (…). »

Les auteurs ajoutent encore que derrière ces chartes d’entreprise, se cache, en fait, une morale du devoir, de type kantien. Morale a priori, sans justification et qui s’impose à la conscience.

Finalement, toutes les éthiques citées apparaissent comme « une bonne affaire ». Avec beaucoup de lucidité, le P. Perrot attire notre attention sur l’abus du mot « éthique » qui peut nous éblouir alors que, dans le monde économique contemporain qui l’utilise, on reste bien en deçà de tout ce que le mot emportait avec lui dans la pensée ancienne. Autrement dit, les éthiques évoquées, doivent être complétées pour ne pas être des leurres. « Au regard de la tradition philosophique, écrit le P. Perrot, il manque à l’éthique des affaires une deuxième dimension : « le désir d’autrui ». Comme le dirait M. de La Palisse, les ressources humaines ne sont pas matérielles. C’est dire qu’elles ne peuvent pas se réduire à n’être qu’un rouage fonctionnel : elles comportent des aspirations à l’universel, un goût de l’effort, un sens du gratuit, des contradictions, des passions mal maîtrisées…​ Prétendre mobiliser ces ressources-là, c’est vouloir transformer la liberté en moyen de production. Cela semble bien difficile lorsque l’entreprise affiche des objectifs froidement utilitaires. On ne peut mobiliser l’effort des collaborateurs, avec la part de gratuité que cela suppose, uniquement sur la base de l’intérêt individuel bien compris. Car cet intérêt est futur ; il est aléatoire. Il pèse peu face aux désagréments très actuels.

Finalement, où est l’éthique (au sens philosophique) dans la Business Ethics ? Une trace en reste parfois dans la déontologie. Car si la déontologie est, pour le dirigeant, un outil de gestion, elle peut être aussi, pour l’individu, l’occasion d’un dépassement de ses intérêts immédiats. Et se préoccuper de la bonne relation entre collègues ou avec la clientèle, éviter les situations où la loyauté serait partagée entre l’entreprise, la concurrence et la famille, c’est déjà se mettre en question et entrer dans une démarche ou l’autre a sa place. Mais l’éthique des affaires, en se limitant à la déontologie, risque de faire le jeu des manipulations qui mobilisent avec cynisme le sens moral des collaborateurs au profit d’intérêts particuliers. La déontologie n’est, je pense, qu’un moment de la démarche éthique. Moment nécessaire, mais qu’il est indispensable de dépasser pour sauvegarder la dimension humaine de la vie professionnelle ».⁠[12]

Plus radical encore est le jugement de Christian Arnsperger : « Au mieux, (l’éthique économique, est) la discipline qui évalue les divers systèmes d’organisation économique en termes de certaines propriétés telles que l’efficacité, la liberté ou l’équité. Mais, au pire, l’éthique économique pourra aussi servir à mettre au point des discours et des stratégies destinés à rendre humainement acceptables les formes économiques particulières qui sont en place. L’actuelle « éthique des affaires » relève de cette absence d’attitude critique. En effet, il semble bien qu’aucune éthique des affaires ne puisse prétendre défaire les comportements économiques qui la conditionnent. Une telle éthique ne peut donc se développer qu’à l’intérieur de limites invisibles mais tyranniques, en l’occurrence le critère ultime de rentabilité, étroitement lié à l’impératif de satisfaction d’un actionnariat volatil désireux de toucher des dividendes maximum issus de la vente de produits sans cesse ajustés à des désirs de consommation qui ressemblent à un tonneau des Danaïdes. Ces limites sont issues de la logique de l’incitation économique et en les prenant comme données, l’éthique des affaires contribue à les renforcer. » L’éthique économique risque de n’être qu’« une entreprise de légitimation ».⁠[13]

Ces éthiques qu’on pourrait donc appeler « éthiques de la prospérité » doivent céder la place à une « éthique de la justice »⁠[14] ou à une « éthique autonome » couronnée par une « éthique de la prudence » pour reprendre deux expressions de J.-P. Audoyer et J. Lacaillon.

De quoi s’agit-il ?

Les auteurs récapitulent les grands principes de la morale sociale chrétienne pour « éclairer » ou « compléter » les valeurs utiles présentes dans les éthiques à la mode.⁠[15]

La subsidiarité doit viser « à donner au salarié subordonné toute l’autonomie dont il est capable ». Dans cette perspective, l’autorité « s’exerce par le service » pour faire « grandir les hommes ».

Qui dit subsidiarité, appel à la liberté, dit solidarité. Celle-ci s’exprime « verticalement » par les syndicats mais aussi « horizontalement » par la mise en place d’une communauté de personnes.

A travers cette communauté, ce n’est plus simplement l’intérêt général qui est recherché mais le bien commun dans toutes ses dimensions.

Ceci dit, les auteurs insistent, pour la mise en œuvre de cette éthique, le souci de l’efficacité étant sauf, sur la « nécessité d’une conscience éclairée » et la vertu de prudence qui doit être la vertu par excellence du manager. Toutes les situations étant singulières, la prudence du manager « est la disposition qui permet de délibérer correctement sur ce qui est bon ou mauvais pour l’homme, non en soi mais dans le monde tel qu’il est, non en général mais dans telle ou telle situation, et d’agir en conséquence comme il convient ».⁠[16] C’est donc, en dernier ressort, « au cœur de la subjectivité que (le manager) trouvera les chemins de la réponse aux arbitrages auxquels il est confronté entre logique de l’efficacité et exigences de l’éthique ».⁠[17]

Malgré ses références explicites à l’enseignement social chrétien et plus précisément au Compendium, l’éthique autonome ou prudentielle proposée reste en deçà de ce qu’on pouvait espérer. Les citations choisies comme l’insistance sur la responsabilité du manager ne rendent pas compte de l’audace de la vision chrétienne intégrale qui, si elle est fidèle à la vision originelle de la Genèse, doit promouvoir le partage du pouvoir et de la propriété sans minimiser l’importance du rôle du pouvoir politique qui peut et doit suppléer aux carences de la conscience et agir en fonction du bien commun et non de l’intérêt général. De plus, le rappel incessant de l’efficacité finit par gêner. Efficacité fabricatrice, commerciale ou efficacité humaine et communautaire ? Nous serions plus à l’aise si la fin de l’entreprise n’était pas orientée vers « des clients solvables », pour satisfaire « des demandes solvables », comme le répète les auteurs mais vers tous les pauvres, ceux dont les besoins peuvent être rencontrés dans l’échange et ceux dont les besoins ne peuvent être comblés que dans le don provisoire ou définitif.⁠[18]

Certes, tout dépend toujours, in fine, de la qualité des hommes, de leur sens social, de leur responsabilité face à Dieu que ce soit au niveau d’une entreprise, ou au niveau politique mais on ne peut tout confier à leur bonne volonté voire à leur sagesse. Les meilleures intentions gagnent à inspirer des institutions, des lois, des structures aptes à résister à l’effritement des déterminations et à l’affadissement des sensibilités. d’autant plus que bien du temps aura passé, bien des souffrances auront été vécues avant que tous n’adhèrent au meilleur projet économique et social possible. Sans être pessimiste, on peut même avancer que jamais l’unanimité se fera et il n’est même pas sûr qu’une majorité puisse exister.

Etant donné la générosité du projet chrétien, une générosité qui dépasse, disait le P. Calvez, ce dont les socialismes rêvent, une majorité politique devrait à la longue être à même d’apporter les réformes nécessaires ou, plus exactement, inspirer la sortie du modèle capitaliste d’aujourd’hui en agissant sur les structures. Mais cela suffira-il ?


1. Nous suivrons ici l’analyse proposée par AUDOYER Jean-Pierre et LECAILLON Jacques, in Le dilemme du décideur, Ethique ou efficacité ?, Salvator, 2006. Jean-Pierre Audoyer, docteur en science politique, maître en sciences économiques et en théologie, est professeur à la FACO (Faculté libre de droit et d’économie), consultant-associé du cabinet MANAGEORH (Conseil en organisation et en ressources humaines), président d’AREC (Association pour une nouvelle éthique d’entreprise). Jacques Lecaillon est professeur émérite de l’Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne.
2. PETERS T. et WATERMAN R., Le prix de l’excellence, Les 8 leviers de la performance, Dunod, 1999.
3. ARCHIER Georges et SERIEYX Hervé, L’entreprise du 3e type, Seuil, 1982.
4. AUDOYER J.-P. et LECAILLON J., op. cit., p. 108.
5. JEAN-PAUL II, Mémoire et identité, Conversation au passage entre deux millénaires, Flammarion, 2005, pp. 49-50.
6. Cité in AUDOYER J.-P. et LECAILLON J., op. cit., p. 112.
7. Id., p. 115.
8. Id., p. 116. Le moraliste Comte-Sponville l’a bien compris : « Je me demande si ce qu’on appelle ordinairement éthique d’entreprise dans nos gazettes et nos séminaires, ce n’est pas l’art d’accomplir des actions certes communément conformes à la morale, mais sans aucune valeur morale - puisqu’on nous explique que cette éthique d’entreprise, précisément, c’est votre intérêt, que l’éthique est « source de profit ». Moi, je veux bien. Mais si l’éthique est source de profit, qu’est-ce que la morale vient faire là-dedans ? Cela relève du management, cela relève de la gestion, cela ne relève plus de la morale. » (Le capitalisme est-il moral ?, Albin-Michel, 2004, p. 46.
9. P. Ricoeur cité in LENOIR Frédéric, Le temps de la responsabilité, Entretiens sur l’éthique, Fayard, 1991, p. 262.
10. AUDOYER J.-P. et LECAILLON J., op. cit., p. 118.
11. S’appuyant sur une étude d’E. Perrot, id., p. 119.
12. Cf. PERROT E., La bonne affaire de l’éthique, in Etudes, mars 1992, p. 352.
13. ARNSPERGER Christian, Critique de l’existence capitaliste, Pour une éthique existentielle de l’économie, La nuit surveillée, Cerf, 2005. pp. 157-158. Christian Arnsperger, docteur en sciences économiques est chercheur qualifié au FNRS et professeur à l’UCL, rattaché à la chaire Hoover d’éthique économique et sociale. Il a collaboré avec Ph. Van Parijs, Jean Ladrière et Catherine Larrère.
14. Ces expressions sont de Gabriel Fragnière, sociologue et politologue, recteur du Collège d’Europe à Bruges en 1993. Il fut directeur du Centre européen « travail et sociétés », à Maastricht, puis directeur du département d’études européennes à la Central European University à Prague. Voici comment il définit ces deux sortes d’éthiques : l’éthique de la prospérité « consiste à faire de l’accroissement de la richesse la fin dernière de toutes les actions humaines ». Elle « met l’individu au service de l’économie , et implique une vision exclusivement fonctionnelle de l’homme dans la quelle, à la limite, celui-ci perd sa liberté. »Par contre, l’éthique de la justice est « enracinée dans l’engagement personnel et le partage solidaire. » (L’obligation morale et l’éthique de la prospérité, Presses universitaires européennes, 1993, pp. 13-14).
15. Op. cit., pp. 123-128.
16. Id., p. 131.
17. Id., p. 137.
18. Plus décevante encore, l’étude de PUEL Hugues, L’économie au défi de l’éthique, Essai d’éthique économique, Cerf-Cujas, 1989. d’une part, l’auteur prend ses distances par rapport à la relation entre les structures et le péché telle qu’elle est décrite par Jean-Paul II dans Sollicitudo rei socialis (cf. pp. 142-143) et conteste l’opportunité d’une doctrine sociale de l’Église (p. 117). d’autre part, il ne cache pas sa sympathie pour Michaël Novak, chantre du capitalisme démocratique et critique de la position prise par les évêques américains prise sur le capitalisme américain (pp. 118-119). Il se réfère aussi, sans réserve, à John Rawls (pp. 143-144). Finalement, il en appelle à la conscience des acteurs et à leur miséricorde.

⁢vi. Alors, éthique ou conversion ?

La réponse de Jean-Paul II est sans détour : « Dans son histoire désormais centenaire, la doctrine sociale de l’Église a toujours affirmé que la réforme des structures doit être accompagnée d’une réforme morale, car la racine la plus profonde des maux sociaux est de nature morale, c’est-à-dire « d’une part le désir exclusif du profit et, d’autre part, la soif du pouvoir« (cf. Sollicitudo rei socialis 37). La racine des maux sociaux étant de cet ordre, il s’ensuit qu’ils ne peuvent être surmontés qu’au niveau moral, c’est-à-dire par une « conversion », par un passage de comportements inspirés par un égoïsme incontrôlé à une culture d’authentique solidarité ».⁠[1]

Cette conversion nous ferait sortir du système capitaliste pour entrer dans un système solidaire.

Notons que, dans la citation de Jean-Paul II, le mot « conversion » est employé entre guillemets dans la mesure où le Souverain Pontife se situe « au niveau moral ».

Sans connotation explicitement chrétienne, Christian Arnsperger défend le même point de vue par un chemin inattendu.⁠[2]

Toutes les réformes et mesures envisagées précédemment, que ce soit la taxe Tobin, le micro-crédit, les différentes éthiques, la distribution des parts d’héritage pour que le plus grand nombre accède au capital productif, et même l’économie de communion peuvent être appliquées et se vivre dans le cadre du système capitaliste. Chr. Arnsperger cherche à sortir de ce système en s’attaquant à ses racines.

Ces racines plongent dans la psychologie la plus profonde de l’être humain et expliquent seules, vraiment, la force de résistance du capitalisme. Alors que beaucoup croient, avec Alfred Sauvy, que « si le capitalisme subsiste en dépit de ses imperfections et de ses injustices, c’est parce qu’il n’y a pas de remplaçant présentable »[3], Chr. Arnsperger nous met en cause et affirme que le capitalisme ne subsiste qu’avec notre complicité.

Chacun de nous est confronté à deux finitudes : l’une imposée par la présence des autres et l’autre par la mort. Nous vivons tous mortels en société mais, « selon les sociétés, certains individus sont plus ou moins profondément et rapidement confrontés à la mort et sont plus ou moins fortement et constamment soumis à la domination ou à la résistance d’autrui ». Autrement dit, selon les sociétés, « l’angoisse existentielle liée à l’Altérité et à la Mortalité » est ressentie à différents degrés. Et, selon les sociétés, les moyens d’existence, c’est-à-dire les « ressources matérielles, symboliques et spirituelles » désignent, en fait, tout ce qui est « nécessaire pour que chacun puisse soit porter et assumer, soit refuser et nier l’Altérité et la Mortalité. »[4]

Selon les sociétés, la gestion de la double finitude varie. Chaque société choisit ses moyens d’existence privilégiés et leur répartition.

Le système capitaliste se caractérise par ce que l’auteur appelle « la concurrence coopérative », c’est-à-dire « la coopération au sein d’entités concurrentes » pour accroître la consommation présente ou future (l’épargne)⁠[5]. Ce système « permet aux « gagnants » de se forger une infinitude illusoire (indépendance et immortalité imaginaires) aux dépens des « perdants ». »[6]

d’un côté, l’entrepreneur fait porter son angoisse de la finitude par le consommateur en sollicitant son argent : « il suscite ainsi un besoin dont l’assouvissement qu’il offrirait déchargerait son esprit inquiet de toute peur existentielle ». De son côté, le consommateur solvable cède à l’angoisse du désir en croyant pouvoir l’éteindre⁠[7]. De même l’épargne , consommation différée, donne l’illusion « d’un infini temporel, en somme d’une immortalité ». L’investissement prolonge ce mouvement. A sa manière, la dépense immodérée, elle aussi « tente de conjurer la finitude (…) en créant de manière fantasmatique un « éternel présent ». » En somme, « consommation, épargne et investissement se présentent (…), dans leur apparente rationalité, comme des moyens de nier la finitude liée à la Mortalité ».⁠[8]

Quant à la concurrence, elle est l’expression d’un « refus de l’autre finitude, celle liée à l’Altérité » puisque l’autre devient l’ennemi et que chacun cherche son indépendance dans ce combat.⁠[9]

Que conclure sinon que « le capitalisme nourrit, de façon mécanique, les angoisses mêmes qui lui donnent de la force » ? Les économistes et les politiques nous invitent à croire à la « croissance partagée », c’est-à-dire à la possibilité de devenir toujours plus riches. Leur culture capitaliste réduit nos moyens d’existence aux ressources matérielles qui, elles-mêmes, sont « réduites pour l’essentiel aux revenus actuels ou différés que nous pourrions nous accaparer au sein du système économique ».⁠[10]

Notre erreur car il s’agit bien de notre erreur même si elle est alimentée par le système « inauthentique », aliénant, qu’est le capitalisme, est de ne pas accepter lucidement notre finitude, de nourrir l’illusion, le fantasme, de l’immortalité. Mais ce fantasme est, le plus souvent, celui d’une minorité qui se croit libérée de la finitude parce que la finitude d’une majorité a été « socialement exacerbée ».⁠[11]

A partir de cette analyse, l’auteur nous invite à un « héroïsme authentique ». Il s’agit de coexister « avec autrui tout en étant ouvert à sa propre peur de la finitude ainsi qu’à celle des autres »[12] et d’« apprendre à assumer la finitude mortelle et renoncer à faire porter cette finitude aux autres, notamment à travers les mécanismes d’interaction socio-économique »[13]. Il faut changer nos motivations économiques mais « une telle conversion ne peut avoir lieu que si les puissants acceptent en profondeur la précarité de leurs propres existences, alors même que leur puissance découle d’actes économiques par lesquels ils tentent de nier cette précarité »[14]. Cette conversion doit aboutir à un « partage égal des finitudes »[15], c’est-à-dire à une « juste distribution des moyens d’y faire face et de la porter ».⁠[16]

Partager nos finitudes, c’est reconnaître tous que nous sommes finis, c’est renoncer puisque notre Désir est impossible à combler, c’est être dépendant « des présences des autres qui ne peuvent porter ma finitude à ma place », c’est, enfin manifester ma sollicitude car la vulnérabilité d’autrui appelle ma présence aidante et réciproquement.⁠[17]

Plus profondément encore et en s’appuyant sur les réflexions de Maurice Bellet, Arnsperger propose de « convertir les axiomes capitalistes ». En effet, si le système capitaliste repose in fine sur la réaction à la finitude telle qu’elle a été décrite, on peut se demander si cette réaction est-elle inéluctable, inscrite dans notre nature. La réponse de l’auteur est nette : notre système repose sur « des axiomes fondateurs et non (sur) des fondements naturels ». Le système s’appuie sur des pulsions et les renforce mais il est possible de « laisser tomber l’attitude de déni », déni de la mort notamment, et de procéder à « une subversion interne des axiomes spontanés en vue de les rendre plus conformes à ce qu’ils visent de meilleur ».

Or, on découvre au cœur du système capitaliste cinq axiomes « spontanés » : le marché, la rentabilité, la concurrence, l’expansion et le monétaire Pour les convertir, il est nécessaire de découvrir à quoi ils « visent », retrouver leur « visée ».

Ainsi, le marché vise l’échange , et en fin de compte l’échange de la « parole donnée et reçue », en vérité, si l’on libère en même temps les axiomes de concurrence et de rentabilité.

La rentabilité vise « le respect total d’autrui en tant qu’il a, tout comme moi, droit à des ressources pour vivre », ressources qui satisfont des besoins réels et qui sont payées « au juste prix » . En définitive et autrement dit, l’axiome de rentabilité cache un « axiome de solidarité ou de droits de l’homme ».

La concurrence vise au bien commun, mais il faut la libérer de la rivalité, de la méfiance, de la poursuite de l’intérêt personnel. Sa vérité cachée est « l’émulation qui stimule chaque individu à contribuer au maximum au bien de tous » . A cet axiome se substituerait « un axiome d’organisation collective nettement plus respectueux de la créativité de chacun que ne l’est la logique qui, bon an mal an, guide l’État providentiel actuel ».

L’axiome de l’expansion vise « l’ouverture des possibles les plus larges et la satisfaction des désirs, mais des possibles et des désirs ordonnés à l’authenticité existentielle et non désordonnés par un refus inauthentique d’accepter la finitude ». Retrouvant sa visée, l’axiome de l’expansion se libère en axiome de l’écologie.

Quant à l’axiome monétaire il peut céder la place à un axiome de la gratuité entendue comme capacité « à tolérer le gratuit en tolérant la perte » de temps, d’argent, d’autonomie, une capacité « gagnée durement à travers l’acceptation de la finitude, à rester solidaire et pleinement ouvert envers tous ceux qui, en donnant le meilleur d’eux-mêmes et en ayant eux-mêmes assumé leur finitude et leur angoisse, ont malgré tout échoué ou n’ont pas « rapporté » ce qu’on espérait d’eux. »

Ce travail de « conversion critique » est indispensable pour « desserrer la logique économique ». Il demande, comme il était suggéré plus haut, un « saut héroïque » lié à une « prise de conscience profonde ».

Ce travail de « conversion critique » n’est pas « un programme politique à asséner d’autorité à des personnes qui n’auraient pas, par elles-mêmes, fait le chemin et le travail requis » mais doit s’opérer par « des micro-transformations venues « d’en-bas », évidemment sans aucune garantie d’unanimité. »[18]

Déni ou acceptation de la finitude, respect, émulation, gratuité, et finalement conversion : on se rend compte que nous ne sommes pas dans le cadre d’un vocabulaire économique. Tout le livre d’Arnsperger tend à nous persuader que « les questions les plus profondes sur l’économie ne sont pas elles-mêmes des questions économiques »[19] mais « des questions existentielles »[20].

C’est pourquoi la thérapie proposée par l’auteur informée par la psychologie et la psychanalyse est un appel à une véritable et profonde conversion.

Si « l’existence capitaliste, (…) est le déni du corps et de la mort transformé en concurrence, performance, consommation et croissance »[21], « l’ »esprit du capitalisme » est littéralement ce qui permet à la sphère d’activité économique de prendre sur elle la tâche structurante anciennement dévolue au religieux ou à la morale ».⁠[22]

C’est cela qu’il importe de changer en rendant au religieux ou à la morale sa véritable place. Ainsi, quand on parle d’égalité ou de justice sociale, il faudrait envisager non seulement la redistribution des richesses mais aussi des ressources existentielles et notamment « la capacité individuelle de porter et d’assumer la précarité existentielle »[23] : « Tant que la société ne répartira pas de manière radicalement différente les ressources permettant à chacun de s’assumer comme mortel, les politiciens et les hommes d’affaires, tout comme les travailleurs et les « simples citoyens », seront exposés aux mêmes pulsions inconscientes de repli sur eux-mêmes et sur leurs possessions, à la même dynamique d’accaparement ancrée dans une angoisse non dite. Les uns comme les autres, nous vivrons la même incapacité à dépasser les logiques antagonistes qui reproduisent sans cesse la scission entre « dominants » et « dominés ». »[24] « Ne sera véritablement juste qu’un système économique qui distribuera de manière égale et en quantité suffisante à ses membres, libérés de la compulsion consumériste et accumulatrice, les ressources matérielles (produites et fournies par des personnes libérées de la compulsion opportuniste) et symboliques (fournies quotidiennement dans le langage, le comportement respectueux, le respect réel de l’égalité démocratique à tous les niveaux de décision) nécessaires à une authentique autodétermination. »[25]

Fondamentalement, pour que le marché soit vraiment un lieu d’ »échange humain existentiellement authentique »[26], et non un lieu d’aliénation, d’exclusion, de marginalisation,

pour que le marché permette « une structuration juste du sujet humain »[27], il faut bien définir le Désir humain: le Désir (avec majuscule) est l’« orientation fondamentale du sujet humain » dont les désirs ne sont qu’une « marque passagère »[28]. Ce Désir n’est jamais comblé et donc la thérapie ne consiste pas à vouloir le combler mais à « renoncer à la plénitude imaginaire » dont l’esprit du capitalisme entretient le mythe. « Le renoncement est la vérité du désir humain »[29]. Le véritable danger qui menace le sujet humain, ce n’est pas le manque mais la plénitude⁠[30]. Or l’économie de marché aujourd’hui « chasse sans cesse l’individu hors de la satisfaction » et le pousse toujours vers autre chose. C’est sa perversité. On ne cherche pas simplement à satisfaire des désirs mais à en créer. Reprenant le vocabulaire de Lacan⁠[31], Arnsperger insiste sure le fait que « la stratégie des fabricants de désirs est de faire sans cesse passer le désir de l’Autre[32] pour le désir de l’ »objet a » (…), c’est-à-dire tel ou tel objet fixant pour un temps le Désir inconscient. »[33] Nous sommes obligés de passer d’un désir à l’autre, de les combler sans jamais renoncer. Ainsi, tout devient marchandable et monnayable. La perversité du marché, sa violence⁠[34] et ses dérives découlent du fait que « le désir des acteurs n’est plus ordonné à sa propre vérité » c’est-à-dire à la « poursuite d’un juste renoncement »[35].

Pour rompre avec l’« individualisme possessif », l’auteur souhaite une nouvelle pédagogie axée non « sur l’enseignement d’une charité à bas prix, mais sur l’apprentissage par les économiquement et symboliquement puissants de la dure réalité existentielle selon laquelle la richesse, la puissance économique et le prestige symbolique sont fondamentalement les exutoires d’une angoisse vitale, du refus d’une fragile corporéité qu’il faut assumer autrement afin de n’en pas faire porter le poids matériel à d’autres, moins dotés en talents ou en ressources. »[36]

« La justice sociale (…) ne peut advenir que si la société répartit aussi de manière égale, par l’enseignement et par la circulation collectivement encouragée mais démocratiquement régulée de vocabulaires, de représentations et de normes d’action, les ressources existentielles permettant à chacun de s’assumer comme mortel. Ces ressources étaient anciennement appelées les « biens spirituels[37] » .Ayant nettement récusé les « vagues religiosités New Age » et les « factices « restaurations » traditionalistes »[38], l’auteur appelle l’émergence d’une « seconde humanité » selon l’expression de Maurice Bellet, à une « refondation du monde »[39].

Pour un « juste partage de nos finitudes »[40], un « égalitarisme des moyens d’existence »[41], il est impératif de « réinstaurer la circulation de ressources spirituelles sous une nouvelle forme : celle de l’éthos égalitaire » autrement dit, développer « une capacité de chacun à accepter sa finitude matérielle »[42]

Egalitarisme pourrait faire penser à une solution de type communiste mais, comme le fait remarquer l’auteur, il ne suffit pas d’instaurer une société parfaitement égalitaire car « l’angoisse et la révolte de chaque individu resteront fondamentalement intactes. Personne ne possédera moins qu’un autre mais, en l’absence de moyens spirituels, chacun continuera de vouloir pour lui-même davantage et infiniment plus. Si je ne dispose d’aucune ressource philosophique pour pouvoir assumer ma vraie et inéluctable finitude, les biens et les capitaux que je possède seront toujours infimes par rapport aux richesses que j’ai envie de posséder. A terme, cet écart fera éclater la société dans le ressentiment et la violence envieuse ».⁠[43]

Ni communisme donc, ni capitalisme, bien sûr : « La culture capitaliste est intrinsèquement inapte à réaliser l’idéal éthique d’égalité sur le terrain où elle entend le situer, c’est-à-dire sur le terrain des moyens matériels, parce que cette culture repose sur un système économique qui dresse face à l’égalisation des moyens matériels des obstacles existentiels insurmontables. (…) elle identifie moyens matériels et moyens spirituels. Plus exactement, la logique capitaliste fait jouer aux moyens matériels simultanément le rôle de moyens spirituels ».⁠[44]

Laissons la conclusion à l’auteur:

« Quelles perspectives de réforme tout ceci laisse-t-il entrevoir ? Sur le plan du principe, la réponse semble assez claire : il faut encourager tout ce qui permettra de redifférencier les moyens spirituels par rapport aux moyens matériels, c’est-à-dire tout ce qui permettra d’abandonner l’idée que le revenu, et plus largement la richesse matérielle, sera le garant de notre sécurité existentielle indépendamment de notre richesse. Bien sûr, il faut créer et distribuer de la richesse, surtout à l’intention de ceux qui en ont le moins. Cependant, si chacun de nous espère utiliser sa richesse matérielle pour colmater individuellement ses brèches existentielles, nous serons propulsés collectivement dans une dynamique sans fin d’expansion et, par conséquent, de renforcement des mécanismes qui nous angoissent au plan individuel : la concurrence, la comparaison avec autrui, le désir sans cesse attisé par la consommation, voire la pollution et la généralisation des « effets externes » indésirables d’une activité matérielle devenue folle…​

Pour dépasser cette logique infernale, il importe au plus haut point de revenir à des notions simples qui n’ont jamais tout à fait cessé d’irriguer nos démocraties sociales, mais que nous risquons d’oublier progressivement, tant notre confusion entre moyens matériels et moyens spirituels est grande. Nous devons revenir à une attitude réellement critique envers nos supposés « besoins » et réinstaurer une répartition égalitaire et massive des ressources spirituelles. Il ne s’agit pas simplement de ces « ressources de sens » dont on nous parle souvent aujourd’hui et qui sont un vague mélange d’optimisme technophile et de volontarisme psychologisant, mais des ressources philosophiques qui, à l’image des religions et des spiritualités établies et confirmées, prennent vraiment au sérieux l’angoisse de la finitude, l’angoisse de l’existence humaine et le désir de l’homme d’être « sauvé » et refusent que ce « salut » vienne exclusivement, ou même philosophiquement, des moyens matériels que la société peut et doit produire. » Cette « transformation », cette « conversion », « transmutation », « metanoïa » doit nous réorienter « vers l’humain plus vrai, plus authentiquement humain » et refaçonner « jusqu’à la manière dont nous allons rechercher cette authenticité ».⁠[45]

Voilà une analyse qui devrait interpeller et mobiliser les chrétiens. N’ont-ils pas un message susceptible d’entraîner l’acceptation de la finitude et même une acceptation joyeuse ? Signe de contradiction, le chrétien soucieux de s’engager totalement à la suite du Christ ne pourrait-il subvertir l’esprit du capitalisme mieux que le bouddhiste tibétain et même mieux que l’adepte de l’économie chabbatique⁠[46] qui vivrait pleinement les recommandations de son Testament ?


1. JEAN-PAUL II, La destination universelle des biens, Allocution commémorative, in Une terre pour tous les hommes, op. cit., 1992, p. 155.
2. In Critique de l’existence capitaliste, op. cit. L’auteur se réfère volontiers aux pensées juive et bouddhiste (cf. note 2, p. 199). Il avoue toutefois, dans ses « Remerciements », ce qu’il doit au prêtre et théologien Maurice Bellet (né en 1923) dont deux ouvrages sur l’économie, La seconde humanité (Desclée de Brouwer, 1993) et Le Sauvage indigné (Desclée de Brouwer, 1998), « m’ont, dit-il, imprimé un mode de pensée dont on n’aura guère manqué de retrouver la marque dans ces pages » (p. 205) et, en fait, en maints endroits, l’influence du théologien est très nettement affirmée. L’autre source d’inspiration majeure est l’œuvre de l’anthropologue et psychologue américain Ernest Becker.
3. Alfred Sauvy (1898- 1990), économiste, démographe et sociologue français, cité par ANDRE Pascal, Sortir du capitalisme, un rêve insensé ?, in Dimanche, 26-3-2006.
4. ARNSPERGER Chr., op. cit., pp. 19-21.
5. Ce système fonctionne suivant une règle baptisée « principe de maximisation de la valorisation nette », qui comporte quatre modalités:
   « -Si je possède des compétences mais pas de capital, je dois valoriser ma compétence en permettant à d’autres de valoriser leur capital.
   -Si je possède un capital mais pas de compétences, je dois valoriser mon capital en employant les compétences d’autrui.
   -Qui n’a ni compétences, ni capital à valoriser ne peut être ni employeur, ni employé, et par conséquent n’a pas d’existence sociale.
   -Le « jeu économique » consiste à obtenir une valorisation nette aussi élevée que possible. Il s’agit, en d’autres termes, de maximiser l’écart entre la valorisation que je reçois sur mes propres compétences et capitaux et la valorisation que je dois céder aux compétences et aux capitaux d’autrui. » (id., p. 22)
6. Id., pp. 22-23.
7. « La stratégie publicitaire présente au consommateur le comblement du Désir comme un besoin. » (Id., p. 111).
8. Id., pp. 23-25.
9. Id., p. 25.
10. Id., pp. 26-27.
11. Id., p. 47.
12. Id., p. 52.
13. Id., p. 71.
14. Id., p. 85.
15. Id., p. 125.
16. Id., p. 129.
17. Id., pp. 129-131.
18. Id., pp.135-154.
19. Id., p. 103.
20. Id., p. 183.
21. Id. p. 98.
22. Id., p. 63.
23. Id., p. 87.
24. Id., p. 99.
25. Id., p. 103.
26. Id., p. 170.
27. Id., p. 173.
28. Id., p. 173.
29. Id, p. 174.
30. Id., p. 175.
31. Jacques Lacan, psychanalyste, 1901-1981.
32. Arnsperger explique : « le Désir est exprimé par chaque désir et donc par chaque acte visant à atteindre l’objet ou l’état désiré, mais (…) il ne se montre jamais tel quel. Différé sans cesse, dissimulé dans les objets et les idées, il n’est jamais saturé parce qu’il est en lui-même sans « objet ». Lacan dira qu’en ce sens, le Désir est « désir de l’Autre » et se matérialise par la parole échangée. Celle-ci ne peut advenir que dans un lieu où elle est adressée à…​, c’est-à-dire dans un lieu où le sujet sort de lui-même - lieu que Lacan appelle « l’Autre ». » (Op. cit., pp. 173-174).
33. Id., p. 176.
34. « La violence économique (…) a sa racine dans le refus effréné et désespéré, mais souvent inconscient, du manque radical, dans le refus de renoncer à la jalousie, à la plénitude. A moins, évidemment, que le marché capitaliste, par les angoisses qu’il secrète et entretient, ne parvienne à étouffer cette prise de conscience…​ Tel est finalement le danger suprême inhérent à la dynamique interne de l’économie de marché. Elle risque de devenir un cadre culturel et institutionnel où la question de la condition de l’homme et de la justesse de son désir ne pourrait plus être posée. » (Id., p. 180).
35. Id., p. 179.
36. Id., p. 181.
37. L’auteur précise plus loin qu’il prend « le mot « spirituel » dans son acception large, qui inclus bien entendu la « spiritualité » au sens plus religieux du terme mais la déborde de loin » (note 2, p. 189).
38. Id., p. 182.
39. Selon le titre d’un livre de GUILLEBAUD J.-Cl., La refondation du monde, Seuil, 1999. Guillebaud y prône la redécouverte des valeurs héritées de la pensée grecque du judaïsme et du christianisme qui seules peuvent fonder un universalisme minimal.
40. ARNSPERGER Chr., op. cit., p. 188.
41. Id., p. 189.
42. Id., p. 195.
43. Id., p. 194.
44. Id., pp. 195-196.
45. Id., pp. 198-199.
46. Allusion au livre de DRAÏ Raphaël, L’économie chabbatique, Fayard, 1998, que Chr. Arnsperger cite à plusieurs reprises.

⁢vii. Un dernier mot…

Le marché « rendu à sa visée » ou mesuré par un pouvoir soucieux du bien commun⁠[1], bien commun qui « ne saurait ignorer les situations de détresse »[2], ne peut résoudre tous les problèmes de l’existence ni rencontrer tous les besoins.

Rappelons-nous que si le marché peut être un instrument « approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins », il n’agit « que pour les besoins « solvables », parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat, et pour les ressources qui sont « vendables », susceptibles d’être payées à un juste prix. Mais il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché. »[3]

Comment peuvent-ils être rencontrés et satisfaits si ce n’est par la volonté du pouvoir politique, des forces sociales, des générosités personnelles et des Églises ? Aucune société soucieuse de répondre à tous les appels de ses membres ne peut négliger l’apport du bénévolat et du volontariat. Enfants, personnes âgées, malades, personnes en difficulté, réfugiés, persécutés, ne peuvent certainement pas compter en tout et pour tout sur les pouvoirs publics.

Toutes les sociétés en sont conscientes.

En Belgique, la Fondation Roi Baudouin a naguère publié un ouvrage intitulé « Eléments pour une politique du volontariat »[4] où il est reconnu que le volontariat est un « élément incontournable de notre société ». Vu son importance et les dangers qui le menace⁠[5], la Fondation réclamait l’établissement d’un statut pour les bénévoles⁠[6].

Ce souhait a été entendu puisqu’une loi a été consacrée le 3 juillet 2005 aux droits des volontaires, notamment le droit à l’information, à des indemnités de défraiement, aux assurances, etc.⁠[7]

Le bénévolat est nécessaire et universel. Jean-Paul II lui-même explique qu’il naît d’« un élan naturel du cœur qui incite tout être humain à aider son semblable. Il s’agit presque d’une loi de l’existence » . C’est « un facteur particulier d’humanisation » qui « rend la société plus attentive à la dignité de l’homme et à ses multiples attentes ». Il « permet de faire l’expérience que c’est seulement en aimant et en se donnant aux autres que la créature humaine s’épanouit pleinement ». Comme quoi « l’amour est bien, comme le montrera le Christ, la loi suprême de tout être » !.

Certes, le christianisme a montré tout au long de l’histoire sa capacité à susciter le zèle du service mais même en dehors de son influence, le bénévolat est « une école de vie, surtout pour les jeunes, contribuant à les éduquer à une culture de la solidarité et de l’accueil, ouverte au don gratuit de soi. ». C’est un « facteur de croissance et de civilisation » un moyen de lutter contre la solitude et la « tentation de la violence et de l’égoïsme ». On constate souvent que « les bénévoles remplacent et anticipent les interventions des institutions publiques, auxquelles il appartient de reconnaître de manière appropriée les œuvres nées de leur courage et de les favoriser sans éteindre leur esprit original ». C’est ce que la Belgique, notamment, a fait en donnant un cadre légal à cette «  »armée » de paix »[8] ouverte aux retraités⁠[9], aux chômeurs, aux prépensionnés, etc.

Bien des personnes , réfugiées, immigrées, toxicomanes, âgées ou malades, etc., requièrent une assistance particulière. Elles ne peuvent être efficacement aidées que par ceux qui leur apportent non seulement les soins nécessaires, mais aussi un soutien sincèrement fraternel. Il s’agit d’un service éloigné de toute perspective de récompense humaine dans lequel L’Église a toujours été présente. En effet, cette ouverture aux besoins d’autrui, dans une attitude de don gratuit de son propre temps et de ses propres forces, a pour le chrétien des motivations évangéliques très claires et très éloquentes.

Cette forme de contribution est aussi utile pour les structures de l’État. L’administration publique a intérêt à faciliter et encourager ce type d’engagement. Elle doit apporter son aide pour améliorer la coordination des initiatives mises en œuvre. Ainsi, elle favorisera une convergence harmonieuse des efforts là où les besoins sont les plus urgents.

Cette collaboration entre l’Église et l’État, qui peut être pleine de promesses, suppose le respect effectif de l’autonomie créatrice des groupes et des individus engagés car c’est uniquement dans la liberté que peuvent être cultivées les valeurs caractéristiques du volontariat.⁠[10]

Même sur le plan économique, l’Église a reconnu l’importance des associations sans but lucratif : « Les organisation privées sans but lucratif occupent une place spécifique dans le domaine économique. Ces organisations sont caractérisées par la tentative courageuse de conjuguer harmonieusement l’efficacité de production et la solidarité. En général, elles se constituent sur la base d’un pacte associatif et sont l’expression d’une tension idéale commune des sujets qui décident librement d’y adhérer. L’État est appelé à respecter la nature de ces organisations et à mettre leurs caractéristiques en valeur, en réalisant le principe de subsidiarité, qui postule précisément un respect et une promotion de la dignité et de la responsabilité autonome du sujet « subsidié ». «⁠[11]

Une fois encore, la clé de la vie sociale et économique est entre les mains de chaque homme renouvelé moralement et spirituellement et chaque homme, le succès du bénévolat le montre, dans tous les milieux philosophiques.

« Sans des hommes nouveaux, on ne fait pas de nouvelle société »[12].


1. L’Église « ne s’oppose pas au marché, mais demande qu’il soit dûment contrôlé par les forces sociales et par l’État, de manière à garantir la satisfaction des besoins fondamentaux de toute la société ».(CA 35).
2. ARNSPERGER Chr., op. cit., p.109.
3. CA 34.
4. Téléchargeable depuis 2001 sur le site de la Fondation.
5. Le document cite : la dépersonnalisation, les dérives commerciales, l’excès de réglementation. Certains considèrent comme bénévolat ce qui, en réalité, n’est qu’un moyen d’échapper aux devoirs de justice, d’accroître la rentabilité, en utilisant la bonne volonté de gens mal informés ou en pesant sur leur conscience en exaltant la gratuité de l’apostolat.
6. Si, dans les textes officiels, le mot « volontariat » a remplacé le mot « bénévolat », il est clair que les deux mots « ont en Belgique plus ou moins la même signification. Il s’agit d’un engagement libre et gratuit de personnes qui agissent, pour d’autres ou l’intérêt collectif, dans le cadre d’une structure qui déborde de la simple entraide familiale ou amicale. » (Sur le site du Centre d’information et d’orientation( CIO) de l’UCL).
7. Une version consolidée a été mise à jour le 11 août 2006.
8. Message pour la clôture de l’Année internationale du bénévolat, 5-12-2001, in DC 2271, 2-6-2002, p. 506.
9. Cf. ALBERT II, Message royal, 21 juillet 2004.
10. Cf. JEAN-PAUL II, Au président de la république italienne, 4-10-1985, in O.R. 15-10-1985, p. 8 ; A un groupe de pompiers volontaires, 1-10-1985, in O.R. 22-10-1985, p. 8 ; Messe pour la FAO, 1-11-1985, in O.R. 19-11-1985, p. 4 ; et ERCOLE G. d’, L’aide missionnaire de laïques sous ses différentes formes, Le volontariat laïque, Union pontificale missionnaire, 1987.
11. CDSE 357.
12. LUBICH Chiara, in Città Nuova, 13, 1991, p. 33, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 61.