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Troisième partie : L’État

⁢Chapitre 1 : L’État et l’Église

⁢i. Remarque préliminaire

Le mot « État » est employé par facilité. Nous verrons que les documents du magistère utilisent des expressions diverses qui ne sont pas, au sens strict, rigoureusement synonymes mais qui renvoient toutes aux affaires « temporelles » dans la mesure où, comme nous l’avons vu dans le tome I, elles se distinguent des affaires « spirituelles ». Ainsi, après avoir parlé de l’État, des pouvoirs publics, de la société politique ou civile, l’Église, lors du concile Vatican II parlera de communauté politique, expression qui englobe l’ensemble des réalités temporelles énumérées précédemment. Dans un commentaire de Gaudium et spes, les auteurs précisent que « le choix du terme est, à première vue étonnant, pour quiconque est habitué à distinguer la communauté nationale de la société civile ou politique. Il ne s’agit pas ici de la nation en tant que réalité de type culturel. Il ne s’agit pas non plus de l’État en tant qu’autorité publique , « cette partie du corps politique dont l’objet spécial est de maintenir la loi, de promouvoir la prospérité commune et l’ordre public et d’administrer les affaires publiques (J. Maritain, L’homme et l’État, p. 11) ». Communauté politique est ici entendue au sens de société politique : cette « communauté » est dotée d’éléments proprement sociétaires, une fin à atteindre, une autorité publique, un ordre juridique, une constitution, des structures ».⁠[1] Nous verrons, au fur et à mesure des différents contextes, les précisions qu’il convient d’apporter.

Il en va de même pour le mot « Église ». Nous aurons aussi à établir des distinguos au fil des documents utilisés car, au sein de l’Église, tous n’ont pas le même rôle ni les mêmes responsabilités vis-à-vis de la société.


1. Mgr Jean Vilnet, Mgr René Piérard, Mgr Gabriel Matagrin, Mgr Marius Maziers, Mgr Alfred Ancel, Charles Ehlinger, in Documents conciliaires, 3, Ed. du Centurion, 1966, pp. 197-198.

⁢ii. L’État : un échelon supérieur de l’organisation sociale

Nous sommes bien sûr habitués à la présence de l’État dans nos sociétés modernes. Il ne faut toutefois pas oublier, comme l’écrivait un juriste, que « L’État est une invention extrêmement récente : il est né à la surface de la terre à des endroits et à des époques très différents puisque subsistent à l’heure actuelle, à côté d’immenses empires régissant le destin de plusieurs centaines de millions de personnes, des sociétés tribales vivant encore à l’âge de la pierre »[1]. A l’origine, et pendant de très longues périodes, le seul pouvoir connu est celui de la famille, de la tribu ou du clan.

La Bible nous donne un aperçu assez exact de l’évolution des sociétés humaines vers les conditions qui rendront nécessaires cette structure organisatrice qu’on nomme l’État. Et, à travers le temps, l’enseignement social chrétien reprendra ce schéma : l’homme est naturellement social et que cette sociabilité s’actualise d’abord dans la famille. Celle-ci en s’accroissant forme de petites communautés. Plusieurs familles constitueront une cité, la société civile nécessaire au progrès et à la paix. Cette société est le fruit de la volonté des hommes, d’un pacte exprès ou tacite, d’un consensus, d’une adhésion à cette forme particulière et élargie de la vie en commun. d’une certaine manière donc, on peut dire que c’est la société qui fonde l’État et non le contraire.

Toutefois, faisait remarquer Hegel⁠[2], « les individus qui assurent leur conservation par un commerce avec d’autres personnes juridiques, et la famille, constituent les deux moments[3] encore idéels d’où naît l’État comme leur fondement véritable.

Cette évolution de la moralité objective immédiate à travers la division de la société civile, qui la conduit à l’État, lequel se manifeste comme son vrai fondement est la preuve scientifique du concept de l’État et il n’y en a pas d’autre. Si la marche du concept scientifique fait apparaître l’État comme un résultat, alors qu’il se donne lui-même comme le vrai fondement, c’est que cette médiation et cette illusion s’abolissent d’elles-mêmes dans l’immédiat. C’est pourquoi dans la réalité l’État est en général plutôt le premier. C’est à l’intérieur de lui que la famille se développe en société civile et c’est l’idée de l’État elle-même qui se divise en ces deux moments ».

Il est clair qu’on peut parfaitement appliquer au texte ci-dessus, la « perspective de lecture » proposée par H. Simon : « Comme dans une coupe géologique, explique-t-il, ce qui est dernier dans l’ordre de l’exploration est au contraire premier dans l’ordre de la réalité (…).

Ainsi, selon l’ordre du discours, la liberté va de la « mainmise »[4] de l’individu jusqu’à l’instauration d’un État libre. Mais dans la réalité, un individu n’est « libre » que s’il est déjà membre d’un État libre. Il faut en effet que l’État :

-garantisse la paix intérieure et extérieure,

-permette la prospérité de la société (approvisionnements, services, écoles, etc.),

-assure la stabilité des familles,

pour que les individus qui naissent puissent entamer leur apprentissage de la liberté.(…)

L’individu, pour sa part, dans son propre itinéraire, va découvrir l’État en dernier, quand il va s’expérimenter comme citoyen responsable ; mais, en réalité, il était toujours déjà précédé par l’État »[5].

Cette idée a été aussi développée par Pie XI si l’on veut bien étendre à l’État ou aux pouvoirs publics la notion de société civile qu’il utilise:

« En premier lieu, la famille, instituée immédiatement par Dieu pour sa fin propre, qui est la procréation et l’éducation des enfants. Elle a pour cette raison une priorité de nature, et par suite une priorité de droits, par rapport à la société civile. Néanmoins, la famille est une société imparfaite parce qu’elle n’a pas en elle-même tous les moyens nécessaires pour atteindre sa perfection propre ; tandis que la société civile est une société parfaite, car elle a en elle tous les moyens nécessaires à sa fin propre, qui est le bien commun temporel. Elle a donc sous cet aspect, c’est-à-dire par rapport au bien commun, la prééminence sur la famille, qui trouve précisément dans la société civile la perfection temporelle qui lui convient ».⁠[6]

Cette remarque est importante car à n’insister que sur l’antériorité de la famille ou de l’activité économique, on risque d’amoindrir dangereusement le rôle de l’État et de susciter à son égard quelque méfiance comme si cette institution était secondaire et même superfétatoire. Or, l’État dont a eu certainement à se plaindre dans ses formes autoritaires, centralisatrices, totalitaires ou providentielles est à restaurer d’urgence dans le contexte libéral de ce début de siècle.

Une des raisons d’être majeure de l’État est de faire barrage aux violences naturelles et latentes auxquelles les individus et les groupes cèdent si facilement et donc d’instaurer les libertés, le code des droits et des devoirs. Comme l’a très bien vu Hegel, il a fallu des siècles pour que l’éminente dignité de tout homme « créé à l’image et à la ressemblance de Dieu » commence à pénétrer la réalité politique ⁠[7]et nous savons que sans volonté politique, la proclamation des droits de l’homme reste lettre morte.

Marx, on le sait, contestera très tôt cette vision et affirmera que l’État démocratique la_que qui, pour lui, est l’achèvement du christianisme⁠[8], ne réalise qu’une liberté formelle, trompeuse. « La démocratie politique est chrétienne, en ce que l’homme - non pas seulement un homme, mais chaque homme - y est considéré comme un être souverain, suprême ; mais il s’agit de l’homme qui se présente comme inculte, comme non social, l’homme dans son existence contingente, l’homme dans son comportement ordinaire, l’homme qui est corrompu par toute l’organisation de notre société, perdu pour lui-même, aliéné, livré à la domination de conditions et d’éléments inhumains, en un mot l’homme qui n’est pas encore un être générique véritable ».⁠[9]

On se rappelle, à cet égard, sa critique de la révolution française qui a séparé les droits du citoyen et les droits de l’homme. Le citoyen, membre de la société politique, est un homme abstrait tandis que l’homme concret, membre de la société civile, n’est qu’un individu égoïste, un bourgeois. « L’émancipation politique, écrit-il, c’est la réduction de l’homme, d’une part au membre de la société bourgeoise, à l’individu égoïste et indépendant, et d’autre part au citoyen, à la personne morale ». Dans quelles conditions, la véritable émancipation humaine aura-t-elle lieu ? Marx répond qu’elle »_ n’est réalisée que lorsque l’homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale, sous la forme de la force politique »[10].

L’État ne peut être l’instrument de l’émancipation de l’homme puisque, s’il veut jouer ce rôle, il « est l’intermédiaire entre l’homme et la liberté de l’homme », il est « l’intermédiaire que l’homme charge de toute son humanité, de toute sa limitation humaine »[11]. L’État n’offre qu’une liberté théorique or les hommes ont besoin d’une liberté réelle, immédiate c’est-à-dire sans intermédiaire.

De plus, l’État démocratique et libéral issu de la révolution française est un État de classe qui renforce l’hiatus constaté entre l’État et la société civile⁠[12]. Pour Marx, Hegel avait donc tort de considérer l’activité politique comme une forme supérieure de moralité.

Que faire dès lors de cet État bourgeois ? A ce point de vue, on sait que la pensée de Marx a évolué et que ses interprètes comme ses successeurs ont eu tendance à la simplifier. Selon l’interprétation la plus classique ou la plus « orthodoxe », Marx a pensé tout d’abord à une transformation progressive de l’État bourgeois : « …​la première étape de la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de la suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives »[13]. Mais Marx écrira aussi :  »Dans la dernier chapitre du 18 brumaire⁠[14], je remarque…​ que la prochaine tentative de la Révolution en France devra non faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains…​ mais la briser. C’est la condition première de toutes les révolutions véritablement populaires sur le continent »[15] .

Quel que soit le chemin, l’objectif est de remplacer la dictature bourgeoise par la dictature du prolétariat. C’est certes une nouvelle forme d’État mais cet État est transitoire⁠[16], c’est « un instrument pour la transformation du monde. Une fois son rôle accompli, il disparaîtra ».⁠[17] En effet, il ne peut y avoir d’État communiste. Là où il y a un État, il ne peut y avoir de liberté. Le communisme naîtra avec la liberté c’est-à-dire avec la disparition de l’État.⁠[18]

Lénine développera cette idée dans sa théorie du « dépérissement de l’État » c’est-à-dire de l’État prolétarien qui rejoindra le « musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze ». ⁠[19]

La période de transition devait durer plus ou moins longtemps suivant les circonstances souscrire néanmoins, et sans contradiction, à l’affirmation d’A. Finkielkraut qui constate, en URSS, « sous Lénine, le dépérissement de l’État. Mais non pas au sens où il le dit dans L’État et la Révolution, car il s’agit d’une substitution du Parti à l’État comme lien de la souveraineté et de la légitimité politique »[20]. Comme l’écrit aussi H. Simon, « le communisme n’est pas l’apothéose de l’État mais son abolition dans la dictature du parti unique »[21]. Comme l’avait prédit Bakounine, « le soi-disant État populaire ne sera rien d’autre que la direction despotique des masses populaires par une nouvelle et nombreuse aristocratie de réels ou de prétendus savants…​ »[22].

En fait, le communisme a généré purement et simplement une société totalitaire violente.

Bien conscients, comme Marx, des dérives possibles d’un État qui se laisse contrôler par les puissances de l’argent, d’un État aliénant, ne devons-nous pas reconnaître, avec Hegel, la nécessité de l’État comme remède aux injustices et comme médiateur entre les forces diverses de la société civile ?

Mais si nous ne pouvons souscrire à la conception hégélienne d’un État « au-dessus de tout soupçon »⁠[23], comment définir, mesurer, évaluer, contrôler son pouvoir ? Ce sera l’objet des chapitres suivants.


1. PERIN François, Germes et bois morts dans la société politique contemporaine, Rossel, 1981, p. 17.
2. Principes de philosophie du droit, Gallimard, 1940, § 256. Cette référence à Hegel, on s’en rendra bien compte par la suite, n’implique pas une adhésion aveugle à sa conception de l’État. La définition célèbre : « L’État est la volonté divine comme esprit présent ou actuel qui se développe dans la formation et l’organisation du monde » (op.cit., § 270, p. 286) n’est pas sans poser problème.
3. Notons que pour Hegel, « un moment n’est pas un temps qui arrive puis disparaît, c’est un élément dont on prend conscience en un temps précis, mais qui reste toujours constitutif de la totalité du processus. Par exemple : la motricité.
   Il arrive un moment dans le devenir d’un enfant, où celui-ci s’investit dans l’apprentissage de la marche : il apprend à marcher. Ensuite, il passe à autre chose.
   Mais, ce moment de la motricité, même s’il n’occupe plus la conscience de l’enfant, reste constitutif de sa liberté, de son autonomie. Le passage par ce moment commande l’accès à d’autres moments ultérieurs de la liberté, comme l’école, la profession, etc. (…) Et cet apprentissage par l’enfant correspond aux efforts que l’humanité a dû faire pour accéder à la station debout. Ce moment individuel est donc aussi un moment collectif » (SIMON H., Chrétiens dans l’État moderne, Cerf, 1984, pp. 48-49).
4. Pour Hegel, par la prise de possession (acte corporel de saisir et fabrication) qui est un acte de ma volonté libre, je deviens non seulement propriétaire mais aussi sujet de droit.
5. SIMON H., op. cit., p. 48.
6. Divini Illius Magistri, in Marmy, 363-364.
7. « C’est il y a déjà un millier et demi d’années que la liberté de la personne a commencé à s’épanouir, grâce au christianisme et à devenir un principe général, dans une partie de l’humanité d’ailleurs petite. Mais la liberté de la propriété est reconnue comme principe depuis hier, et sporadiquement si l’on peut dire ; exemple historique du temps dont l 105-106).’esprit a besoin pour progresser dans la conscience de soi - et contre l’impatience de l’opinion » (HEGEL, op. cit., § 62, pp. 105-106)
8. Pour Marx, « l’État athée est l’État chrétien parfait » (La question juive, 10/18, 1968, p. 28). En effet, la religion est « la forme idéale du degré de développement humain qui s’y trouve réalisé » (p. 32) et l’État est la réalisation profane du fond humain de la religion. La forme idéale ne peut se réaliser qu’à travers l’institution profane de l’État.
9. Cité par SIMON H., in Chrétiens dans l’état moderne, Cerf, 1984, pp98-99.
10. _La question juive, 10/18, pp. 44-45.
11. Op. cit., pp. 22-23.
12. « Le pouvoir centralisé de l’État, avec ses organes partout présents (armée permanente, police bureaucratie, clergé et magistrature) - organes façonnés selon le plan d’une division systématique et hiérarchique du travail, - tire son origine de la monarchie absolue. Il servait alors à la société bourgeoise naissante d’arme puissante dans ses luttes contre la féodalité ! Mais son développement restait entravé par toutes sortes de décombres moyenâgeux…​ Le gigantesque coup de balai de la Révolution emporta toutes ces reliques, libérant ainsi le sol social des derniers obstacles à la superstructure de l’édifice de l’État moderne, bâti sous le premier empire, résultat lui-même des guerres de coalition de la vieille Europe semi-féodale contre la France moderne. Sous les régimes suivants, le gouvernement, placé sous le contrôle parlementaire - c’est-à-dire sous le contrôle direct des classes possédantes - ne devint pas seulement une serre chaude pour d’immenses dettes nationales et des impôts écrasants. Avec ses séductions irrésistibles - carrières, richesses, protections, - il ne devint pas seulement l’os disputé par des factions rivales et par des aventuriers des classes dirigeantes. Son caractère politique changea avec des changements économiques de la société. Au fur et à mesure que le progrès de l’industrie moderne développait, élargissait et intensifiait l’antagonisme de classe entre capital et travail, le pouvoir d’État assumait de plus en plus les caractères du pouvoir national de l’État sur le Travail, d’une force publique organisée pour l’asservissement social, d’un engin de despotisme de classe. Après chaque révolution marquant une phase plus avancée dans la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d’État ressortait avec un relief de plus en plus accusé…​ ».( Guerre civile en France, cité par LEFEBVRE H., Pour connaître la pensée de Karl Marx, Bordas, 1966, p. 265).
13. MARX et ENGELS, Manifeste du Parti communiste (1847), 10/18, 1966, p. 45. Cette transformation progressive utilisant les possibilités d’action de la démocratie ( libertés civiles, syndicats, partis) sera le fait de la social-démocratie, du socialisme réformiste.
14. Dans cet ouvrage, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), Marx étudie le coup d’État du dit Bonaparte, ses conséquences et sa signification.
15. Lettre à Kugelmann, 12 avril 1871, cité in LEFEBVRE H., op. cit., p. 264. Cette voie, plus radicale, révolutionnaire sera celle du marxisme-léninisme.
16. « Entre la société capitaliste et la société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de la première en la seconde. Une période de transition politique lui correspond où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat ». (Critique du programme de Gotha, 1875, publié en 1891, p. 34, cité in LEFEBVRE H., op. cit., p. 266).
17. LEFEBVRE H., op. cit., p. 255.
18. « Lorsque la subordination servile des individus dans la division du travail et avec elle l’opposition du travail manuel et du travail intellectuel auront disparu ; lorsque le travail ne sera plus un simple moyen mais sera devenu le premier besoin de la vie ; lorsque les forces de production s’accroîtront avec le développement en tout sens des individus et que toutes les sources de la richesse collective jailliront : alors seulement l’étroit horizon juridique bourgeois pourra être complètement dépassé, et la société inscrira sur ses drapeaux : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Marx cité sans référence par LEFEBVRE H., op. cit., pp. 268-269.
19. L’État et la révolution, Oeuvres choisies, II,1, Moscou, pp. 201-207 ; 270-288. Cf. GUICHARD J., Le marxisme, Théorie et pratique de la révolution, Chronique sociale de France, 1970, pp. 28-281.
20. La maladie infantile du Communisme a-t-elle été l’hystérie ? in Le Nouvel Observateur, 16-10-1982.
21. Chrétiens dans l’État moderne, op. cit., p. 138.
22. Cité in LEFEBVRE H., op. cit., p. 260. Notons que Bakounine aurait souhaité l’abolition immédiate de l’État.
23. Même si l’interprétation précise n’est pas évidente hors du contexte général de la philosophie hégélienne, ces définitions de l’État ne peuvent emporter notre adhésion sans critiques ni restrictions : « L’État est la réalité en acte de l’Idée morale objective - l’esprit moral comme volonté substantielle révélée, claire à soi-même, qui se connaît et se pense et accomplit ce qu’elle sait et parce qu’elle sait. (…) L’État, comme réalité en acte de la volonté substantielle, réalité qu’elle reçoit dans la conscience particulière de soi universalisée, est le rationnel en soi et pour soi : cette unité substantielle est un but propre absolu, immobile, dans lequel la liberté obtient sa valeur suprême, et ainsi ce but final a un droit souverain, vis-à-vis des individus, dont le plus haut devoir est d’être membres de l’État ». (Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 257 et 258, p. 270).

⁢iii. Une société « parfaite » ?

[1]

Traditionnellement aussi, on a défini l’État comme une société « parfaite » en prenant le mot « parfaite » dans un sens social et juridique et non dans un sens moral, évidemment. Selon cette théorie, une société est parfaite à trois conditions : « …​ lorsqu’elle possède en elle-même les moyens de parvenir à sa fin, lorsqu’elle exerce par l’intermédiaire de ses représentants un droit effectif sur ses membres, et enfin lorsqu’elle est autonome et indépendante de toute autre société »[2].

Cette idée a été développée déjà par saint Thomas⁠[3] : « Comme il convient à l’homme de vivre en multitude, puisqu’il ne se suffit pas pour les choses nécessaires à la vie en restant solitaire, la société sera d’autant plus parfaite qu’elle suffira mieux par elle-même aux choses nécessaires à la vie. Une famille seule, dans une seule maison, suffira bien à certains besoins vitaux, par exemple ceux qui se rapportent aux actes naturels de la nutrition, de la génération et des autres fonctions de ce genre. Dans un seul bourg, on se suffira pour ce qui regarde un seul corps de métier. Quant à la cité, qui est la communauté parfaite, elle se suffira dans toutes les choses nécessaires à la vie ; et plus encore une province unifiée, à cause de la nécessité du combat en commun et du secours mutuel contre les ennemis ».

Cette conception est restée constante dans l’enseignement de l’Église⁠[4] mais certains auteurs se demandent s’il est encore possible aujourd’hui de trouver une société humaine qui remplisse les trois conditions de perfection, étant donné l’interdépendance croissante des états, des économies, et l’importance prise par les organisations internationales⁠[5] qui se révèlent chaque jour plus nécessaires. A l’heure actuelle, l’État, ne serait-ce qu’en Europe, risque, selon certains, nous l’avons vu, de devenir lui aussi un échelon intermédiaire d’une construction plus vaste. Dans ces conditions, l’État moderne doit être considéré comme une société imparfaite. Relativement imparfaite tout de même car l’État, vu son caractère global, reste plus « parfait » que les corps intermédiaires et la famille.

Commentant la pensée de saint Thomas qui, à la suite d’Aristote, définit la « cité » comme une communauté civile ou politique parfaite puisqu’elle assure le plein développement de la vie humaine, Charles Journet⁠[6] fait remarquer qu’ : « on ne veut évidemment pas soutenir qu’une communauté « parfaite » est une communauté « isolée », ou nier l’étroite et nécessaire interdépendance matérielle, intellectuelle et morale des communautés parfaites. On veut dire que la communauté politique parfaite traite, avec les autres communautés politiques parfaites, à égalité de plan ».

Notons au passage, qu’entendu comme cela, ce concept de « perfection » sera très utile pour les relations internationales puisqu’il établit, en droit, l’égalité entre le plus petit État et le plus grand et rend illégitime tout impérialisme ou toute subtile dictature de quelques « superpuissances » vis-à-vis de plus petits ou plus faibles pays car précise l’auteur, « si les diverses communautés parfaites sont inégales en fait, elles ont toutes également droit à être traitées comme personnes morales complètes ». Reste tout de même que les nombreuses autorités supranationales dont Charles Journet ne soupçonnait pas encore la puissance, relativisent la perfection définie originellement. Et elles ne sont pas nécessairement artificielles. Non seulement la coexistence harmonieuse des États peut-être favorisée par quelque instance supérieure mais il ne faut pas oublier non plus que si la société civile, dans sa croissance, a besoin, comme l’a montré Hegel, de l’État pour sa paix et sa prospérité, cette société civile dans son dynamisme, « au-delà d’elle-même ; en premier, telle société définie est amenée à chercher, en dehors d’elle-même, des consommateurs, et par suite des moyens de subsister chez d’autres peuples, qui lui sont inférieurs quant aux ressources qu’elle a en excès, ou, en général, en industrie.

(…) La recherche du gain, en tant qu’elle comporte un risque pour l’obtenir, élève celle-ci au-dessus de son but et substitue à l’attachement de la glèbe, et au cercle limité de la vie civile, des plaisirs et des désirs particuliers qui accompagnent le facteur de fluidité, de danger et d’engloutissement possible. De plus, cette recherche met des pays éloignés en rapport de trafic par le plus grand moyen de liaison. Le trafic est une activité juridique qui introduit le contrat, et il contient en même temps un grand moyen de culture, et le commerce y trouve sa signification historique. (…) Les fleuves ne sont pas des frontières naturelles, quoiqu’on les fait valoir comme tels dans les temps modernes, mais ils relient bien plutôt les hommes, ainsi que les mers. (…) Pour voir quels moyens de culture il y a dans le contact avec la mer, que l’on compare seulement l’attitude, en face de la mer, chez les nations où l’industrie a prospéré et chez celles qui se sont interdit la navigation, comme les Égyptiens et les Hindous, repliés sur eux-mêmes et enfoncé dans les superstitions les plus horribles et les plus méprisables. Au contraire, toutes les grandes nations, celles qui font un effort sur elles-mêmes, tendent à la mer. »[7]

Cet expansionnisme économique que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « mondialisation » renforce, comme nous le verrons plus tard, l’idée que le pouvoir médiateur de l’État dans sa forme classique ne suffit plus⁠[8].

Même si les États actuels deviennent à leur tour des corps intermédiaires d’un super-État, c’est que la « perfection » définie aura été transposée à un niveau plus élevé. Le problème théorique qui nous occupe ici restera le même. En effet, État ou super-État, la société parfaite civile se trouvera toujours confrontée à une autre société dite parfaite : l’Église.


1. Traditionnellement, sous l’influence de saint Thomas lui-même inspiré par Aristote, on a estimé qu’il y avait trois sociétés nécessaires : la famille, l’État et l’Église ; et deux sociétés parfaites : l’eta et l’Église.
2. FONTELLE Marc-Antoine, Construire la civilisation de l’Amour, Synthèse de la doctrine sociale de l’Église, Téqui, 1998, p. 681.
3. De Regno ad regem Cypri, Livre I, chapitre 1.
4. Cf., par exemple, LEON XIII, Immortale Dei, Marmy 725.
5. Cf. VAN GESTEL C., La doctrine sociale de l’Église, La pensée catholique - Office général du livre, 1963, p. 398.
6. JOURNET Charles, Exigences chrétiennes en politique, Egloff-LUF, 1945, pp. 26-27.
7. Principes de philosophie du droit, op. cit., § 246-247, pp. 262-264.
8. Limité à sa conception d’État national, Hegel ne conçoit, semble-t-il, l’élargissement de la société civile que dans le cadre d’un élargissement parallèle de l’État en empire colonial : « Cet élargissement des relations offre aussi le moyen de la colonisation à laquelle, sous une forme systématique ou sporadique, une société civile achevée est poussée. Elle lui permet de procurer à une partie de sa population, sur un nouveau territoire, le retour au principe familial, et, en même temps, de s e procurer à soi-même, un nouveau débouché pour son travail ».( Op. cit., § 248).

⁢iv. L’Église : une concurrence ?

Aussi traditionnellement et selon les critères donnés par saint Thomas, on a défini l’Église comme société parfaite. Le même adjectif accolé à deux réalités différentes a été source de malentendus que les souverains pontifes ont tenté de dissiper. L’évocation référence à la « perfection » de l’État et de l’Église a été constante de Léon XIII à Pie XI et a laissé planer quelques ambigüités. A partir de Pie XII, cette référence va être abandonnée et les notions vont se clarifier. Ce sera, une fois de plus, la mission du Concile Vatican II de redéfinir avec netteté les rapports de l’État et de l’Église, en rupture d’ailleurs, à ce point de vue, avec une tradition dépassée et qui a nourri bien des confusions.

Il n’est pas inutile, je crois, de parcourir, une fois de plus l’enseignement des papes contemporains.

⁢v. La doctrine classique de Léon XIII à Pie XI

Léon XIII, l’affirme nettement : « …​l’Église, non moins que l’État, de sa nature et de plein droit, est une société parfaite…​ »[1]. En effet, « …​par la volonté de Dieu, l’Église possède toutes les qualités et tous les droits qui caractérisent une société légitime supérieure et de tous points parfaite ».⁠[2]

Le Saint Père expliquera, dans quatre documents, comment il voit la cohabitation des deux « perfections » en insistant sur une idée que nous avons longuement étudiée dans le tome I : la distinction à opérer entre les deux « pouvoirs ».

Dans Immortale Dei, en 1885, il écrit : « Bien que composée d’hommes comme la société civile, cette société de l’Église, soit pour la fin qui lui est assignée, soit pour les moyens qui lui servent à l’atteindre, est surnaturelle et spirituelle. Elle se distingue donc et diffère de la société civile. En outre, et ceci est de la plus grande importance, elle est une société en droit et en son genre parfaite, parce que, de l’expresse volonté et par la grâce de son Fondateur, elle possède en soi et par elle-même toutes les ressources qui sont nécessaires à son existence et à son action. Comme la fin à laquelle tend l’Église est de beaucoup la plus noble de toutes, de même son pouvoir l’emporte sur tous les autres et ne peut en aucune façon être inférieur, ni assujetti au pouvoir civil. - En effet, Jésus-Christ a donné plein pouvoir à ses Apôtres dans la sphère des choses sacrées, en y joignant tant la faculté véritable de faire des lois que le double pouvoir qui en découle de juger et de punir. Toute la puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre ; allez donc ; enseignez toutes les nations…​ apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit (Mt 28, 18-20). -Et ailleurs : S’il ne les écoute pas, dites-le à l’Église (Mt 18, 17). Et encore : Ayez soin de punir toute désobéissance (2 Cor 10, 6). De plus : …​ Afin de n’avoir pas, arrivé chez vous, à user de sévérité, selon le pouvoir que le Seigneur m’a donné pour édifier et non pour détruire (2 Cor 13, 10). C’est donc à l’Église, non à l’État, qu’il appartient de guider les hommes vers les choses célestes, et c’est à elle que Dieu a donné mandat de connaître et de décider de tout ce qui touche à la religion ; d’enseigner toutes les nations, d’étendre aussi loin que possible les frontières du nom chrétien ; bref, d’administrer librement et tout à sa guise les intérêts chrétiens ».⁠[3] (…)

« …​ les dépositaires du pouvoir ne doivent pas prétendre asservir et subjuguer l’Église, ni diminuer sa liberté d’action dans la sphère qui lui est propre, ni lui enlever n’importe lequel des droits qui lui ont été conférés par Jésus-Christ. - Dans les questions du droit mixte, il est pleinement conforme à la nature ainsi qu’aux desseins de Dieu, non pas de séparer les deux pouvoirs, moins encore de les mettre en lutte, mais bien d’établir entre eux cette concorde qui est en harmonie avec les attributs spéciaux que chaque société tient de sa nature »[4].

En 1888, il dénoncera la « pernicieuse erreur de la séparation de l’Église et de l’État, quand, au contraire, il est manifeste que ces deux pouvoirs, quoique différents dans leur mission et leur dignité, doivent néanmoins collaborer l’un avec l’autre et se compléter mutuellement ». Cette volonté de séparer Église et État se manifeste de deux manières. Certains « veulent entre l’Église et l’État une séparation radicale et totale ; ils estiment que, dans tout ce qui concerne le gouvernement de la société humaine, dans les institutions, les mœurs, les lois, les fonctions publiques, l’instruction de la jeunesse, on ne doit pas plus tenir compte de l’Église que si elle n’existait pas ; tout au plus laissent-ils à chacun des membres de la société la faculté de vaquer dans leur vie privée, si cela leur plaît, aux devoirs de la religion. » d’autres « ne mettent pas en doute l’existence de l’Église, ce qui leur serait d’ailleurs impossible ; mais ils lui enlèvent le caractère et les droits propres d’une société parfaite et veulent que son pouvoir, privé de toute autorité législative, judiciaire, coercitive, se borne à diriger par l’exhortation, la persuasion, ceux qui se soumettent à elle de leur plein gré et de leur propre vouloir. C’est ainsi que le caractère de cette société divine est, dans cette théorie, complètement dénaturé, que son autorité, son magistère, en un mot, toute son action se trouve diminuée et restreinte, tandis que l’action et l’autorité du pouvoir civil est par eux exagérée jusqu’à vouloir que l’Église de Dieu, comme toute autre association libre, soit mise sous la dépendance et la domination de l’État. » Il y en a, enfin, beaucoup qui « n’approuvent pas cette séparation de l’Église et de l’État ; mais ils estiment qu’il faut amener l’Église à céder aux circonstances, obtenir qu’elle se prête et s ‘accommode à ce que réclame la prudence du jour dans le gouvernement des sociétés. Opinion honnête, si on l’entend d’une certaine manière équitable d’agir, qui soit conforme à la vérité et à la justice, à savoir : que l’Église, en vue d’un grand bien à espérer, se montre indulgente et concède aux circonstances ce qu’elle peut concéder sans violer la sainteté de sa mission ».⁠[5]

L’encyclique Sapientiae christianae, en 1890, le rappellera encore: « Etant (…) non seulement une société parfaite en elle-même, mais une société supérieure à toute société humaine, (l’Église) refuse absolument, en droit et par devoir, à s’asservir aux partis et à se plier aux exigences changeantes de la politique ».⁠[6] (…)

« L’Église, sans nul doute, et la société politique ont chacune leur souveraineté propre ; par conséquent, dans la gestion des intérêts qui sont de leur compétence, aucune n’est tenue d’obéir à l’autre dans les limites où chacune d’elles est renfermée par sa constitution. De là, il ne s’ensuit pas, cependant, que naturellement elles soient désunies et moins encore ennemies l’une de l’autre. La nature, en effet, n’a pas seulement donné à l’homme l’être physique : elle l’a fait un être moral. C’est pourquoi de la tranquillité de l’ordre public, but immédiat de la société civile, l’homme attend le moyen de se perfectionner physiquement, et surtout celui de travailler à sa perfection morale, qui réside exclusivement dans la connaissance et la pratique de la vertu. Il veut, en même temps, comme c’est son devoir, trouver dans l’Église les secours nécessaires à son perfectionnement religieux, lequel consiste dans la connaissance et la pratique de la religion véritable ; de cette religion appelée la reine des vertus, parce que, les rattachant à Dieu, elle les achève toutes et les perfectionne ».⁠[7]

Tout cet enseignement est repris encore dans Praeclara Gratulationis, en 1894:,

« L’Église, de par la volonté et l’ordre de Dieu, son fondateur, est une société parfaite en son genre : société dont la mission et le rôle sont de pénétrer le genre humain des préceptes et des institutions évangéliques, de sauvegarder l’intégrité des mœurs et l’exercice des vertus chrétiennes et, par là, de conduire tous les hommes à cette félicité céleste qui leur est proposée. Et parce qu’elle est une société parfaite (…), elle est douée d’un principe de vie qui ne lui vient pas du dehors, mais qui a été déposé en elle par le même acte de volonté qui lui donnait sa nature. Pour la même raison, elle est investie du pouvoir de faire des lois, et, dans l’exercice de ce pouvoir, il est juste qu’elle soit libre pour tout ce qui peut, à quelque titre, relever de son autorité. Cette liberté, toutefois, n’est pas de nature à susciter des rivalités et de l’antagonisme ; car l’Église ne brigue pas la puissance, n’obéit à aucune ambition ; mais ce qu’elle veut, ce qu’elle poursuit uniquement, c’est de sauvegarder parmi les hommes l’exercice de la vertu et, par ce moyen, d’assurer leur salut éternel ». Un paragraphe résume bien la pensée de l’Église : « Dieu (…), Créateur et Roi du monde, qui, dans sa providence, a préposé au gouvernement des sociétés humaines à la fois la puissance civile et la puissance sacrée, a voulu qu’elles fussent, sans doute, distinctes, mais non séparées et opposées l’une à l’autre. Ce n’est pas assez dire, la volonté divine demande, comme d’ailleurs le bien général des sociétés, que le pouvoir civil vive en harmonie avec le pouvoir ecclésiastique. Ainsi donc, à l’État, ses droits et ses devoirs propres ; à l’Église, les siens ; mais, entre l’un et l’autre, les liens d’une étroite concorde. »[8]

Dès la fin du XIXe siècle, nous nous trouvons face à une doctrine qui ne changera pas : l’Église est une société qui a été instituée par Jésus-Christ lui-même. Elle est donc différente, par nature, de l’État et ne peut lui être soumise. Elle est libre par rapport à lui, en particulier dans l’enseignement de la religion. Mais elle peut aussi se prononcer sur les affaires temporelles.

Ces affirmations sont parfaitement conformes à ce que nous avons vu dans la première partie à propos de la distinction des pouvoirs. Toutefois, faute de quelques précisions, la formulation peut prêter à des interprétations qui feraient problème à la conscience chrétienne contemporaine.

\1. Comment entendre la « supériorité » de l’Église ? Nous avons lu que le « pouvoir de l’Église l’emporte sur tous les autres » ; que l’Église est « une société supérieure à toute société humaine »[9]. La justification se trouve sans doute dans une autre encyclique⁠[10] où Léon XIII nous explique que « seule, l’Église de Jésus-Christ a pu conserver et conservera sûrement jusqu’à la consommation des temps sa forme de gouvernement. Fondée par celui qui « était », qui « est », et qui « sera dans les siècles », elle a reçu de lui, dès son origine, tout ce qu’il faut pour poursuivre sa mission divine, à travers l’océan mobile des choses humaines. Et, loin d’avoir besoin de transformer sa constitution essentielle, elle n’a même pas le pouvoir de renoncer aux conditions de vraie liberté et de la souveraine indépendance, dont la Providence l’a munie dans l’intérêt général des âmes. » Grâce à ce texte, on comprend parfaitement le point de vue du pape mais, sans cette précision, la « supériorité » pourrait être entendue et a pu être entendue comme une autorité à laquelle il faut, d’une manière ou d’une autre, que tout l’ordre temporel soit soumis.

Plus profondément encore, le mot « supériorité » implique une comparaison. Or, peut-on vraiment comparer l’Église aux autres sociétés humaines ? Certes l’Église est aussi, nous allons le revoir, une société humaine mais pas exclusivement. Par son origine et par nature, elle est tout autre. Il convient donc d’abandonner cette habitude de les confronter et, pour la même raison de parler de « perfection ». On se retrouve alors dans une situation dialectique, un « face à face » de deux perfections. Un face à face que l’on espère sans conflit et qui se résoudra, au contraire, dans une « étroite concorde », où les parties vont « collaborer », « se compléter mutuellement », bref, vivre « en harmonie ». Est-on sûr que ces mots ne risquent pas de réintroduire le rêve d’un État chrétien et mener, à terme, à une nouvelle confusion de pouvoirs ? Et, d’autre part, comment vivre en harmonie avec un État pluraliste ?

\2. L’Église forte de sa différence, « refuse absolument, en droit et par devoir, à s’asservir aux partis et à se plier aux exigences changeantes de la politique ». Il faut évidemment bien s’entendre sur le sens dans lequel le mot Église est pris et dissocier l’action des partis politiques de l’autorité politiques. L’Église-institution n’a pas, bien sûr, à « s’asservir aux partis » mais les croyants laïcs peuvent s’y engager sans y être nécessairement « asservis »⁠[11]. Par ailleurs, les citoyens chrétiens sont soumis comme les autres à l’autorité politique légitime de même d’ailleurs que l’Église-institution en ce qui concerne certaines manifestations de sa visibilité (impôts, contrats de travail, normes de sécurité et d’hygiène, assurances, etc.) .

\3. Il faut aussi définir la liberté dont l’Église se réclame, à juste titre. Que sont exactement ces « intérêts chrétiens » que l’Église veut « administrer librement » ? Jusqu’où s’étend l’ »autorité législative, judiciaire, coercitive » de l’Église, son « pouvoir de juger et de punir » ? N’y a-t-il pas des cas qui relèvent peut-être de la justice ecclésiastique mais aussi de la justice civile ? L’une ne risque-t-elle pas de faire obstacle à l’autre ?

Toujours à propos de la liberté de l’Église, n’est-elle pas en porte-à-faux lorsqu’elle rappelle, avec raison, son indépendance par rapport à l’État tout en profitant de son aide financière, par exemple. Il nous faudra aussi examiner cette question.

Comme on le voit, des éclaircissements sont nécessaires. Ils seront donnés lors du Concile Vatican II.

En attendant, les principes énoncés par Léon XIII seront repris de pontificat en pontificat avec les mêmes risques d’ambigüités.

Selon Pie X⁠[12], « Quoi que fasse un chrétien, même dans l’ordre des choses terrestres, il ne lui est pas permis de négliger les biens surnaturels ; bien plus, il doit, selon les enseignements de la sagesse chrétienne, diriger toutes choses vers le Souverain Bien comme vers la fin dernière. En outre, toutes ses actions, en tant que bonnes ou mauvaises moralement, c’est-à-dire en tant que conformes ou non au droit naturel et divin, sont sujettes au jugement et à la juridiction de l’Église ». Une fois encore, que le chrétien s’efforce de « diriger toutes choses vers le Souverain Bien », est le vœu légitime de l’Église d’hier et d’aujourd’hui. Si ces actions, dans la mesure où elles sont ‘conformes ou non au droit naturel et divin », sont sujettes au jugement de l’Église⁠[13], il n’est pas dit qu’elles soient toutes soumises à la juridiction de l’Église. Sinon, où est encore la distinction nécessaire entre les deux pouvoirs ?

En ce qui concerne Pie XI, nous avons relevé plus haut la classification⁠[14] qu’il opérait entre les diverses « sociétés », distinguant « trois sociétés nécessaires, établies par Dieu » : la famille, la société civile et l’Église. Les deux premières sont d’ordre naturel tandis que la troisième est d’ordre surnaturel. Pour Pie XI, elles sont « à la fois distinctes et harmonieusement unies entre elles ». Pour éviter tout malentendu, il faudrait préciser en quoi elles sont distinctes et comment, tout en étant distinctes, elles peuvent être harmonieusement unies !

De plus, l’Église, parce qu’elle est une société parfaite d’ordre surnaturel et universel a « la suprématie dans son ordre », dans l’ordre surnaturel donc⁠[15] et par rapport aux autres sociétés surnaturelles, aux autres Églises et communautés religieuses. Nous verrons que ce point a fait difficulté au Concile Vatican II.

Pie XI réaffirmera l’indépendance de l’Église mais en parlant d’ »indépendance complète »[16].

Enfin, à propos des « choses temporelles »⁠[17], comme ses prédécesseurs, il écrira que « certes, l’Église ne se reconnaît point le droit de s’immiscer sans raison dans la conduite des affaires temporelles et purement politiques, mais son intervention est légitime quand elle cherche à éviter que la société civile tire prétexte de la politique, soit pour restreindre de toute manière les biens supérieurs d’où dépend le salut éternel des hommes, soit pour nuire aux intérêts spirituels par des lois et des décrets iniques, soit pour porter de graves atteintes à la divine constitution de l’Église, soit enfin pour fouler aux pieds les droits de Dieu lui-même dans la société »[18]. Dans quel sens, de nouveau, faut-il prendre « Église » et comment peut-elle intervenir légitimement ?


1. Immortale Dei, 1885, in Marmy 725.
2. Libertas praestantissimum, 1888, in Marmy 95.
3. In Marmy, op. cit., § 709.
4. Id., § 725.
5. Libertas praestantissimum, 1888, in Marmy, op. cit., § 95-98.
6. In Marmy, op. cit., § 864.
7. Id., § 866.
8. In Marmy, op. cit., § 1229-1230 et 1232.
9. Cf. aussi Sapientiae christianae (in Marmy, § 857) : « ...l’Église, société parfaite, très supérieure à toute autre société…​ ».
10. Au milieu des sollicitudes, 1892, in Marmy § 891.
11. Nous verrons, dans la partie consacrée à l’action « politique » des chrétiens, s’il est opportun qu’il existe des partis chrétiens.
12. Singulari Quadam, 1912.
13. Pie XI dira: « …​l’Église, en tant que société parfaite, a un droit indépendant sur les moyens propres à sa fin, et (…) tout enseignement, comme toute action humaine, a une relation nécessaire de dépendance vis-à-vis de la fin dernière de l’homme, et ne peut, dès lors, se soustraire aux règles de la loi divine, dont l’Église est la gardienne, l’interprète et la maîtresse infaillible ». (Divini Illius Magistri, in Marmy, § 364).
14. Divini Illius Magistri, 1929, in Marmy, § 363-364.
15. « Dans » et non « par » cet ordre, ce qui lui donnerait la suprématie sur la famille et l’État.
16. « Instituée par le Christ sous la forme organique d’une société parfaite, en vertu de ce droit originel, elle ne peut abdiquer la pleine liberté et l’indépendance complète à l’égard du pouvoir civil. Elle ne peut dépendre d’une volonté étrangère dans l’accomplissement de sa mission divine d’enseigner, de gouverner et de conduire au bonheur éternel tous les membres du royaume du Christ ». (Quas primas, 1925, in Marmy, § 1101).
17. « Encore que, de par sa mission divine, elle ait directement en vue les biens spirituels et non les biens périssables, l’Église - tous les biens se tiennent et s’enchaînent les uns les autres - n’en coopère pas moins à la prospérité, même terrestre, des individus et de la société, et cela avec une efficacité qu’elle ne pourrait surpasser si elle n’avait pour but que le développement de cette prospérité ». (Ubi arcano, 1922, in Marmy, § 960).
18. Id..

⁢vi. La nouveauté de Pie XII

Avec Pie XII, nous allons assister à un changement assez radical dans le langage et dans l’esprit. Il abandonne la notion de société parfaite tant pour l’État que pour l’Église et il n’est plus question non plus de la « supériorité » ou de la « suprématie » de l’Église.

Dans son message de Noël 1941, il déclare que la reconstruction sociale, après la guerre, sera favorisée par les hommes d’État « s’ils se montrent prompts à ouvrir largement les portes et à aplanir le chemin de l’Église du Christ, afin qu’elle puisse, librement et sans entraves, mettre ses énergies surnaturelles au service de l’entente entre les peuples et de la paix…​ »[1]. Le ton est d’emblée très différent de ce que nous avons lu précédemment. Ici, l’Église demande de pouvoir servir la cause de la paix.

L’Église-institution n’apparaît plus du tout comme une concurrente, encore moins comme une autorité à laquelle il faut, d’une manière ou d’une autre, obéir. Le risque d’une dialectique État-Église s’estompe dans la mesure où le Saint Père insiste sur la différence de nature de cette société universelle qu’est l’Église, à la fois, à l’intérieur des États et en dehors des États : « L’Église catholique, dont Rome est le centre, est supranationale par son essence même. Ceci s’entend en deux sens : l’un négatif et l’autre positif. L’Église est mère, Sancta Mater Ecclesia, une vraie mère, la mère de toutes les nations et de tous les peuples non moins que de tous les individus, et précisément parce qu’elle est mère, elle n’appartient pas et elle ne peut pas appartenir exclusivement à tel ou tel peuple ni même à un peuple plus qu’à un autre, mais à tous également. Elle est mère, et par conséquent elle n’est ni ne peut être une étrangère en aucun lieu ; elle vit, ou du moins par sa nature elle doit vivre, dans tous les peuples. En outre, comme la mère, avec son époux et ses enfants, forme une famille, l’Église, en vertu d’une union incomparablement plus étroite, constitue, plus et mieux qu’une famille, le Corps mystique du Christ. L’Église est donc supranationale, en tant qu’elle est un tout indivisible et universel. »[2] Notons aussi, au passage que cette image de l’Église-mère efface ce que pouvait avoir d’inquiétant et d’intolérable parfois, l’idée d’une société parfaite supérieure.

Bien plus, sans altérer d’aucune manière la réalité surnaturelle et permanente de l’Église, Pie XII va mettre en évidence son ouverture au monde brisant du même coup l’impression d’auto-suffisance que l’insistance sur sa « perfection » pouvait donner. Ainsi, Pie XII rappelle⁠[3] que l’Église « est un organisme bien vivant avec sa finalité, son principe de vie propres. » Cependant, tout en étant « immuable dans la constitution et la structure que son divin fondateur lui-même lui a données, elle a accepté et accepte les éléments dont elle a besoin ou qu’elle juge utile à son développement et à son action: hommes et institutions humaines, inspirations philosophiques et culturelles, forces politiques et idées ou institutions sociales, principes et activités. Aussi l’Église, en s’étendant dans le monde entier a-t-elle subi au cours des siècles divers changements, mais, dans son essence, elle est toujours restée identique à elle-même, parce que la multitude d’éléments qu’elle a reçus, fut dès le début constamment assujettie à la même foi fondamentale ».

Dans le même discours, Pie XII va montrer que la mission de l’Église n’a pas changé vis-à-vis des choses temporelles mais que son rôle est essentiellement moral, qu’elle est la meilleure alliée de l’État mais une alliée qui garde son esprit critique. L’Église , rappelle Pie XII, « est intervenue régulièrement dans le domaine de la vie publique, pour garantir le juste équilibre entre devoir et obligation d’un côté, droit et liberté de l’autre. L’autorité politique n’a jamais disposé d’un avoué plus digne de confiance que l’Église catholique ; car l’Église fonde l’autorité de l’État sur la volonté du Créateur, sur le commandement de Dieu. Assurément puisqu’elle attribue à l’autorité publique une valeur religieuse, l’Église s’est opposée à l’arbitraire de l’État, à la tyrannie sous toutes ses formes ». Quelle autorité politique ne souscrirait à un tel programme ?

La mission spécifique de l’Église est, plus que jamais, bien nettement établie : « A l’époque pré-chrétienne, l’autorité publique, l’État, était compétent, tant en matière profane que dans le domaine religieux. L’Église catholique a conscience que son divin fondateur lui a transmis le domaine de la religion, la direction religieuse et morale des hommes dans toutes son étendue, indépendamment du pouvoir de l’État. ». Dans cet esprit, les deux pouvoirs peuvent collaborer, au sens précis du terme sans confusion. Pour autant qu’il ne lèse pas le droit divin, l’État a sa liberté. Il semblerait donc que la nostalgie d’un État chrétien⁠[4] s’efface résolument : « L’État et l’Église sont des pouvoirs indépendants, mais qui ne doivent pas pour cela s’ignorer, encore moins se combattre ; il est beaucoup plus conforme à la nature et à la volonté divine qu’ils collaborent dans la compréhension mutuelle, puisque leur action s’applique au même sujet, c’est-à-dire au citoyen catholique. Certes, des cas de conflit restent possibles : lorsque les lois de l’État lèsent le droit divin, l’Église a l’obligation morale de s’y opposer ».

Jean XXIII poursuivra dans la voie ouverte par son prédécesseur. Bien plus, il soulignera le fait que l’État⁠[5] est antérieur à l’Église. Celle-ci naît au sein d’un État par le fait de citoyens qui sont devenus chrétiens. L’Église donc n’est pas une puissance étrangère, rivale ou menaçante mais une communauté particulière de citoyens qui continuent à servir l’État dans lequel ils sont nés avec les forces et les exigences nouvelles de leur baptême.

« L’Église, on le sait, est universelle de droit divin ; elle l’est également en fait puisqu’elle est présente à tous les peuples ou tend à le devenir. (…) L’Église entrant dans la vie des peuples, n’est pas une institution imposée de dehors et le sait. Sa présence en effet coïncide avec la nouvelle naissance ou la résurrection des hommes dans le Christ ; celui qui naît à nouveau ou ressuscite dans le Christ n’éprouve jamais de contrainte extérieure ; il se sent au contraire libéré au plus profond de lui-même pour s’ouvrir à Dieu ; tout ce qui en lui a quelque valeur se renforce et s’ennoblit »[6]. L’engagement économique et social n’est pas le fait d’une institution mais d’hommes : « nul en effet de ceux qui deviennent chrétiens ne pourrait ne pas se sentir obligé d’améliorer les institutions temporelles par respect pour la dignité humaine et pour éliminer les obstacles à la diffusion du bien ».

Le concile Vatican II est l’héritier de cette présentation nouvelle qu’il va approfondir et consolider à travers ses constitutions, ses décrets et ses déclarations que ce soit à propos de l’Église, de son action dans le monde, de l’apostolat des laïcs, de l’œcuménisme ou de la liberté religieuse.


1. Radio-message Nell’Alba, 24-12-1941, in Marmy, § 1049.
2. PIE XII, Discours au Sacré Collège et à la Prélature romaine, 24-12-1945.
3. Discours au Xe Congrès international des sciences historiques, 7-9-1955
4. Parlant de la France, H. Simon écrit : « En réalité, la société de l’ancien régime, malgré les apparences, n’était pas plus chrétienne que la nouvelle.
   a) par principe : aucune réalisation temporelle ne peut s’identifient au Règne du Christ ;
   b) Louis XIV avait essayé de revenir à l’unité « sacrale » des deux ordres, en « domestiquant » le clergé à la cour, et en imposant par la violence l’unité de foi à tous ses sujets ;
   c) enfin, autre retour au paganisme, cette société se voulait une société à « ordres ». Elle avait tenté de rétablir entre les hommes une différence de nature (basée sur la naissance), et non pas seulement une différence de fonctions ». (Église et politique, Centurion-La Croix, 1990, p 84).
5. Dans PT, Jean XXIII parle systématiquement des « pouvoirs publics » et des « communautés politiques ». Ce vocabulaire rend sans doute mieux compte de la diversité politique que le mot État qui suggère peut-être trop un système monolithique ou centralisé.
6. MM, § 180-1823.

⁢vii. L’enseignement de Vatican II

Pour décrire les relations de l’Église⁠[1] avec le monde, la constitution pastorale Gaudium et spes va, évidemment s’appuyer sur la constitution dogmatique Lumen gentium qui redéfinit l’Église : « Née de l’amour du Père éternel, fondée dans le temps par le Christ rédempteur, rassemblée dans l’Esprit-Saint, l’Église poursuit une fin salvifique et eschatologique qui ne peut être pleinement atteinte que dans le siècle à venir. Mais, dès maintenant présente sur cette terre, elle se compose d’hommes, de membres de la cité terrestre, qui ont pour vocation de former, au sein même de l’histoire humaine, la famille des enfants de Dieu, qui doit croître sans cesse jusqu’à la venue du Seigneur. Unie en vue des biens célestes, riche de ces biens, cette famille « a été constituée et organisée en ce monde comme une société » (LG 8) par le Christ, et elle a été dotée « de moyens capables d’assurer son union visible et sociale » (LG 9). A la fois « assemblée visible et communauté spirituelle » (LG 8), l’Église fait ainsi route avec toute l’humanité et partage le sort terrestre du monde ; elle est comme le ferment et, pour ainsi dire, l’âme de la société humaine (LG 38)[2] appelée à être renouvelée dans le Christ et transformée en famille de Dieu.

A vrai dire, cette compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste ne peut être perçue que par la foi ; bien plus, elle demeure le mystère de l’histoire humaine qui, jusqu’à la pleine révélation de la gloire des fils de Dieu, sera troublée par le péché. Mais l’Église, en poursuivant la fin salvifique qui lui est propre, ne communique pas seulement à l’homme la vie divine ; elle répand aussi, et d’une certaine façon sur le monde entier, la lumière que cette vie divine irradie, notamment en guérissant et en élevant la dignité de la personne humaine, en affermissant la cohésion de la société et en procurant à l’activité quotidienne des hommes un sens plus profond, la pénétrant d’une signification plus haute. Ainsi, par chacun de ses membres comme par toute la communauté qu’elle forme, l’Église croit pouvoir largement contribuer à humaniser toujours plus la famille des hommes et son histoire ».⁠[3]

Sont réaffirmées donc la réalité visible et spirituelle de l’Église⁠[4] et sa volonté de servir les hommes (elle fait route avec l’humanité, partage le sort terrestre du monde, elle croit pouvoir largement contribuer à humaniser…​) sans confusion de rôles:

« L’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine.

Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte des circonstances de temps et de lieu. L’homme, en effet, n’est pas limité aux seuls horizons terrestres, mais, vivant dans l’histoire humaine, il conserve intégralement sa vocation éternelle. Quant à l’Église, fondée dans l’amour du Rédempteur, elle contribue à étendre le règne de la justice et de la charité à l’intérieur de chaque nation et entre les nations. En prêchant la vérité de l’Évangile, en éclairant tous les secteurs de l’activité humaine par sa doctrine et par le témoignage que rendent des chrétiens, l’Église respecte et promeut aussi la liberté politique et la responsabilité des citoyens. (…).

Certes, les choses d’ici-bas et celles qui, dans la condition humaine, dépassent ce monde, sont étroitement liées, et l’Église elle-même se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa propre mission le demande. Mais elle ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil. Bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions. Mais il est juste qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations ».⁠[5]

Pour garantir l’indépendance et l’autonomie non seulement de l’Église⁠[6] mais aussi de la communauté politique, l’Église affirme bien qu’ »elle ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil » et qu’ »elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions ».

Il n’y a plus aucune ambigüité : l’Église renonce, conformément à sa vocation, non seulement à la gestion des affaires temporelles mais aussi à la prépondérance et aux faveurs que les pouvoirs publics ont pu lui accorder à travers l’histoire. Dans cet esprit, nous verrons, au chapitre suivant, qu’une certaine laïcité de l’État peut être un bien pour l’Église.

Si, par son origine et sa vocation ultime, l’Église est une société autre que les sociétés temporelles, ses moyens d’action sont aussi différents. Sans entrer ici dans le détail qui sera l’objet de la dernière partie, retenons simplement, pour le moment, ces deux passages de GS : « Lorsque les apôtres, leurs successeurs et les coopérateurs de ceux-ci, sont envoyés pour annoncer aux hommes le Christ Sauveur du monde, leur apostolat prend appui sur la puissance de Dieu qui, très souvent, manifeste la force de l’Évangile dans la faiblesse des témoins. Il faut en effet que tous ceux qui se vouent au ministère de la parole divine utilisent les voies et les moyens propres à l’Évangile qui, sur bien des points, sont autres que ceux de la cité terrestre. »[7]

Rappelons-nous aussi ce que nous avons vu plus haut⁠[8] : l’Église n’agit pas de l’extérieur mais de l’intérieur comme un ferment.

Cette humilité de l’Église catholique s’explique et se renforce également du fait qu’elle reconnaît que les Églises et communautés séparées peuvent être des « moyens de salut » : en effet, « …​parmi les éléments ou les biens par l’ensemble desquels l’Église se construit et est vivifiée, plusieurs et même beaucoup, et de grande valeur, peuvent exister en dehors des limites visibles de l’Église catholique : la parole de Dieu écrite, la vie de la grâce, la foi, l’espérance et la charité, d’autres dons intérieurs du Saint-Esprit et d’autres éléments visibles. Tout cela, qui provient du Christ et conduit à lui, appartient de droit à l’unique Église du Christ.

De même, chez nos frères séparés s’accomplissent beaucoup d’actions sacrées de la religion chrétienne qui, de manières différentes selon la situation diverse de chaque Église ou communauté, peuvent certainement produire effectivement la vie de la grâce, et l’on doit reconnaître qu’elles donnent accès à la communion du salut ».⁠[9]

Ceci dit, l’Église ne renonce à rien de ses missions traditionnelles et s’appuie sur son double statut d’institution spirituelle et visible pour réclamer une double liberté à laquelle elle n’a jamais renoncé : :

« Parmi les choses qui concernent le bien de l’Église, voire le bien de la cité terrestre elle-même, et qui, partout et toujours, doivent être sauvegardées et défendues contre toute atteinte, la plus importante est certainement que l’Église jouisse de toute la liberté d’action dont elle a besoin pour veiller au salut des hommes. Elle est sacrée, en effet, cette liberté dont le Fils unique de Dieu a doté l’Église qu’il a acquise de son sang. Elle est si propre à l’Église que ceux qui la combattent agissent contre la volonté de Dieu. La liberté de l’Église est un principe fondamental dans les relations avec les pouvoirs publics et tout l’ordre civil.

Dans la société humaine et devant tout pouvoir public, l’Église revendique la liberté en tant qu’autorité spirituelle, instituée par le Christ Seigneur et chargée par mandat divin d’aller par le monde entier prêcher l’Évangile à toute créature. L’Église revendique également la liberté en tant qu’elle est aussi une association d’hommes ayant le droit de vivre dans la société civile selon les préceptes de la foi chrétienne.

Dès lors, là où existe un régime de liberté religieuse, non seulement proclamée en paroles ou seulement sanctionnée par des lois, mais mise effectivement et sincèrement en pratique, là se trouvent enfin fermement assurées à l’Église les conditions, de droit et de fait, de l’indépendance nécessaire à l’accomplissement de sa divine mission, indépendance que les autorités ecclésiastiques ont revendiquée dans la société avec de plus en plus d’insistance. En même temps, les fidèles du Christ, comme les autres hommes, jouissent, sur le plan civil, du droit de ne pas être empêchés de mener leur vie selon leur conscience. Il y a donc bon accord entre la liberté de l’Église et cette liberté religieuse qui, pour tous les hommes et toutes les communautés, doit être reconnue comme un droit et sanctionnée juridiquement ».⁠[10]

Si l’Église ne cherche plus à utiliser la communauté politique pour remplir ses missions, il semble juste que les pouvoirs publics n’essayent pas de pasticher l’Église en s’octroyant le droit de former les consciences.

Si l’Église reconnaît que les autres Églises et communautés séparées peuvent être des moyens de salut, les libertés qu’elle réclame pour elle doivent aussi être reconnues à ces sociétés.

A ces deux points de vue, Paul VI a fait une intéressante mise au point d’un grand esprit d’ouverture et en conformité parfaite avec la déclaration Dignitatis humanae sur la liberté religieuse, que nous étudierons dans le chapitre suivant : « Il n’appartient ni à l’État, ni même à des partis politiques qui seraient clos sur eux-mêmes, de chercher à imposer une idéologie, par des moyens qui aboutiraient à la dictature des esprits, la pire de toutes. C’est aux groupements culturels et religieux - dans la liberté d’adhésion qu’ils supposent - qu’il appartient, de manière désintéressée et par leurs voies propres, de développer dans le corps social ces convictions ultimes sur la nature, l’origine et la fin de l’homme et de la société ».⁠[11]

Il était opportun que l’Église abandonne la référence à la « perfection » et à la « supériorité » qui ne pouvaient qu’induire des comportements qui auraient trahi l’esprit évangélique. A l’instar de Jean-Paul II qui se définit comme « serviteur des serviteurs de Dieu », elle se présente désormais comme une aide, une servante, une coopératrice. En même temps, elle renoue avec sa vraie nature.


1. Rappelons que « sont incorporés pleinement à la société qu’est l’Église ceux qui, ayant l’Esprit du Christ, acceptent intégralement son organisation et tous les moyens de salut institués en elle, et qui, en outre, grâce aux liens constitués par la profession de foi, les sacrements, le gouvernement ecclésiastique et la communion, sont unis, dans l’ensemble visible de l’Église, avec le Christ qui la dirige par le Souverain Pontife et les évêques. »(LG 14). Rappelons encore que la vocation des laïcs qui sont aussi l’Église donc, « consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans tous les divers devoirs et travaux du monde, dans les conditions ordinaires de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. A cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, en exerçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique, et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité. C’est à eux qu’il revient, d’une manière particulière, d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles auxquelles ils sont étroitement unis, de telle sorte qu’elle se fassent et prospèrent constamment selon le Christ et soient à la louange du Créateur et Rédempteur ». (LG 31).
2. L’Église est « une réalité sociale de l’histoire et comme son ferment…​ »(GS 44, 1).
3. GS 40, 2-3.
4. L’Église « est le règne de Dieu déjà mystérieusement présent » (LG 3) ; « …​en vertu d’une analogie qui n’est pas sans valeur, on la compare au mystère du Verbe incarné. Tout comme en effet la nature prise par le Verbe divin est à son service comme un organe vivant de salut qui lui est indissolublement uni, de même le tout social que constitue l’Église est au service de l’Esprit du Christ qui lui donne la vie, en vue de la croissance du corps. » (Id., 8) ; il appartient en propre à l’Église « d’être à la fois humaine et divine, visible et riche de réalités invisibles, fervente dans l’action et occupée à la contemplation, présente dans le monde et pourtant étrangère. Mais de telle sorte qu’en elle ce qui est humain est ordonné et soumis au divin ; ce qui est visible à l’invisible ; ce qui relève de l’action, à la contemplation ; et ce qui est présent, à la cité future que nous recherchons ». (Sacrosanctum Concilium, Constitution sur la sainte liturgie, § 2).
5. GS 76, 2, 3, 5.
6. « Pour s’acquitter de leur ministère apostolique, qui vise au salut des âmes, les évêques jouissent d’une liberté et d’une indépendance qui sont de soi pleines et parfaites, à l’égard de tout pouvoir civil. Aussi n’est-il pas permis d’empêcher, directement ou indirectement, l’exercice de leur charge ecclésiastique ni de leur interdire de communiquer librement avec le Siège apostolique et d’autres autorités ecclésiastiques et avec leurs subordonnés.
   Certes, du seul fait qu’ils s’appliquent au soin spirituel de leur troupeau, les évêques travaillent aussi au progrès et au bonheur social et civil : c’est ainsi qu’ils concourent à ce dessein avec les autorités publiques en exerçant leur propre activité, au titre de leur charge et comme il convient à des évêques, et qu’ils recommandent l’obéissance aux lois justes et le respect _ l’égard des pouvoirs légitimement établis ?
   Puisque la charge apostolique des évêques a été instituée par le Christ Seigneur et qu’elle poursuit une fin spirituelle et surnaturelle, le saint Concile œcuménique déclare que le droit de nommer et d’instituer les évêques est propre à l’autorité ecclésiastique compétente, et qu’il lui est particulier et de soi exclusif.
   Aussi, pour défendre dûment la liberté de l’Église, pour promouvoir le bien des fidèles d’une manière plus appropriée et plus aisée, c’est le vœu du Concile qu’ l’avenir ne soit plus accordés aux autorités civiles aucun droit ni aucun privilège d’élection, de nomination, de présentation ou de désignation en vue de la charge épiscopale. Les autorités civiles, dont le Concile reconnaît avec gratitude et estime les dispositions déférents à l’égard de l’Église, sont très courtoisement priées de bien vouloir renoncer d’elles-mêmes, en accord avec le Saint-Siège, à ces droits et privilèges dont elles jouissent actuellement en vertu d’une convention ou d’une coutume ». (Décret _Chistus Dominus, Sur la charge pastorale des évêques, 19-20).
7. GS 76 §4.
8. GS 40, §2-3 ; 44, §1.
9. Décret Unitatis redintegratio, Sur l’œcuménisme, 3.
10. DH, 13.
11. OA.

⁢viii. Un petit détour par la philosophie

Il n’est jamais inutile de solliciter la raison, nous l’avons déjà constaté. Or, en cette matière comme en d’autres, la réflexion naturelle pourra aider à mieux comprendre la position de l’Église, à la vérifier ou à l’introduire.

Que dira donc le philosophe ?

Pour établir la distinction à faire entre les deux pouvoirs, il s’appuiera sur le fait que leurs objets sont distincts.

Ainsi, « le pouvoir temporel a pour objet l’ordre naturel ou laïque de la cité et porte sur tout ce qui est nécessaire, ou seulement concourt, au bonheur naturel de l’homme en société. Son principe est le bien commun politique qui constitue le meilleur bien objectif de l’homme en tant qu’être social ».

De son côté, « le pouvoir spirituel s’exerce sur tout ce qui ordonne et dispose l’homme à la vie spirituelle et surnaturelle et lui permet d’atteindre pleinement sa fin dernière qui est Dieu. Son principe et sa règle est le bien commun éternel dans la mesure où l’on considère que l’homme est naturellement ordonné à une destinée transcendante et eschatologique qui se situe au delà de sa seule existence sociale naturelle et la dépasse ».⁠[1]

Sont en cause donc, deux dimensions différentes de la nature humaine. Différentes mais non séparées puisque nous parlons du même homme.

Par ailleurs , s’il est facile d’établir la « primauté » du spirituel sur le temporel dans la mesure où les biens temporels, passagers sont en eux-mêmes inférieurs aux biens spirituels, durables ou éternels, le spirituel ne peut fleurir qu’à partir du temporel.

De même, le pouvoir temporel qui s’occupe du périssable est « inférieur » au pouvoir spirituel qui vise l’impérissable. Mais cette infériorité n’est pas « hiérarchique » mais « ontologique ».⁠[2] En outre, comme le faisait remarquer H. Simon, dans la perspective chrétienne, chaque homme naît citoyen mais devient chrétien: « Par ma naissance, je suis membre d’une famille, d’une société civile, d’un État, d’une communauté culturelle, etc.. Par mon baptême, je suis entré dans la communauté des croyants. Mais cette dernière ne fait pas nombre avec les précédentes. Elle ne se substitue ni à la famille, ni à la profession, ni à l’État ».⁠[3]

Il n’y a pas deux hommes, l’un engagé dans le « temporel » et l’autre dans le spirituel » ; « la distinction des ordres implique l’intégrité des personnes ». L’intégrité étant entendue à la fois comme « unité de la personnalité libre » et comme « honnêteté dans les décisions ».⁠[4]

De même, « il n’y a pas deux sociétés parallèles. Il y a une seule et même société où des personnes libres peuvent/doivent accomplir consciencieusement leurs devoirs de citoyens et s’engager dans une authentique démarche spirituelle ». La distinction établie entre les ordres « permet de concevoir la société politique comme une société ouverte où chaque personne doit pouvoir trouver son unité par des choix libres ».⁠[5]

Chaque chrétien est à la fois « citoyen de son pays et des cieux ». Ces deux appartenances ne se vivent pas successivement avant et après la mort, elles « peuvent se réaliser en même temps et pour la même personne, dans l’unité concrète de ses décisions vitales : justement parce qu’elles ne sont pas de même nature ». L’unité de sa personnalité se manifestera par la prise de décisions libres.⁠[6]


1. J’emprunte ces définitions à SEMEN Yves, in Laïcisme d’État et bien commun politique, notions antinomiques, Thèse de doctorat, Université Paris IV-Sorbonne, 1994, p. 50.
2. Id., pp. 52-53.
3. Chrétiens dans l’État moderne, op. cit., p. 161.
4. SIMON H., Église et politique, op. cit., p. 125. L’auteur fait remarquer que la double appartenance peut se vivre sans conflit intérieur à condition:
   « a) que la cité « terrestre » ne s’arroge aucune prétention sur la destinée « spirituelle » de l’être humain. Autrement dit, que César ne se prenne pas pour Dieu et que l’État respecte la liberté religieuse de ses citoyens. C’est toute la question de la laïcité des institutions civiles ;
   b) que les représentants de la « cité des cieux » ne prétendent pas se substituer aux responsables politiques de la société. Autrement dit, que la hiérarchie religieuse ne tombe pas dans la tentation théocratique ;
   c) que le croyant ait bien pris le temps de « se mettre au clair », comme on dit, avec les exigences qui découlent de l’une et de l’autre appartenance. Il ne suffit pas de suivre sa conscience ; encore faut-il la former. » (p. 131 Nous reviendrons sur les conditions a et b dans le chapitre suivant tandis qu’il faudra se reporter à la dernière partie pour le développement du point c.
5. Id., p. 126.
6. Id., pp. 129-130.

⁢ix. Retour aux Écritures

Il n’est pas inutile d’y revenir car la tentation théocratique⁠[1], dans le sillage de l’ancien Testament, a été forte tout au long de l’histoire de l’Église.

Il n’est pas inutile de revenir, une fois encore, sur l’épisode fameux conté par Mc (12, 13-17) : « Ils envoient auprès de Jésus quelques pharisiens et quelques hérodiens pour le prendre au piège en le faisant parler. Ils viennent lui dire : « Maître, nous savons que tu es franc et que tu ne te laisses influencer par qui que ce soit ; tu ne tiens pas compte de la condition des gens, mais tu enseignes les chemins de Dieu selon la vérité. Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César ? Devons-nous payer ou ne pas payer ? » Mais lui, connaissant leur hypocrisie, leur dit : « Pourquoi me tendez-vous un piège ? Apportez-moi une pièce d’argent, que je voie ! » Ils en apportèrent une. Jésus leur dit : « Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? » Ils répondirent : « De César. » Jésus leur dit : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Et ils restaient à son propos, dans un grand étonnement. »

Il s’agit bien d’un piège car si Jésus dit qu’il faut payer le tribut à César, il apparaîtra comme un traître qui légitime l’occupation de ces païens de Romains et bafoue l’identité d’Israël dont les pharisiens se sont faits les gardiens sourcilleux. Et s’il répond qu’il faut s’abstenir de payer, il apparaît comme un rebelle à l’autorité et les Hérodiens s’empresseront d’aller l’accuser devant Pilate. Ces pharisiens et hérodiens sont hypocrites car leur choix est déjà fait : n’ont-ils pas sur eux la monnaie de l’occupant ?

O. Cullman commente : « L’État, dans son domaine, peut réclamer ce qui lui revient : l’impôt[2]. Mais Jésus ne le met pas sur le même plan que Dieu. Car donner à Dieu ce qui est dû à Dieu, c’est lui consacrer sa personne tout entière dans le culte qui lui revient. (…) L’État n’est rien d’absolu mais il peut prélever l’impôt, et on doit le lui payer, même s’il s’agit de l’État romain païen qui n’a, au fond, aucun droit à posséder la Palestine ».⁠[3]

Jésus, précise H. Simon⁠[4], procède à une double désacralisation. d’une part, « la fidélité à Yahvé ne passe plus par l’attachement « sacré » à la terre de Palestine. Tout l’enseignement de l’Évangile l’atteste : le culte en « esprit et vérité » ne sera plus lié au Temple de Jérusalem, mais à la personne même de Jésus. (…) Et le Règne de Dieu ne se limitera plus aux frontières de la « Terre Sainte » mais s’étendra jusqu’aux extrémités du monde.(…) Jésus « désacralise » donc la Terre Sainte » et la question de savoir comment elle doit être administrée devient une affaire humaine qui n’engage plus directement la fidélité à Dieu ; qui relève donc du débat et des institutions ordinaires de la vie sociale ».

d’autre part, César aussi est désacralisé. En effet, « si l’occupation de la terre de Palestine n’est plus une affaire religieuse de fidélité à Yahvé, mais une affaire ordinaire (…) du « droit international » et du droit de conquête, César perd son statut « d’anti-Dieu ». Quelles que soient ses prétentions impériales à incarner la volonté des dieux de Rome, quel que soit le ressentiment d’un peuple soumis qui ne peut regarder son vainqueur que comme le « diable », Jésus se refuse à tomber dans ce piège. Cela consisterait à diviniser, positivement ou négativement, César. Puisque les dieux des nations ne sont rien, César n’est qu’un homme parmi d’autres. Il doit être jugé en fonction de ses actes envers les hommes, ses semblables, et non en fonction de ses prétentions ».

H. Simon tire trois conséquences de cette double désacralisation.

Elle sonne le glas de la théocratie. Si l’on naît juif ou musulman du fait d’un lignage culturel, familial⁠[5] ou géographique, on ne naît pas chrétien, on le devient par le baptême.

Elle interpelle la conscience morale personnelle et donc la liberté de chacun en invitant au discernement. Comme dira saint Paul : « C’est Lui qui nous a rendus capables d’être ministres d’une Alliance nouvelle, non de la lettre, mais de l’Esprit ; car la lettre tue mais l’Esprit donne la vie ».⁠[6]

Elle ouvre enfin un espace au politique en reconnaissant sa « légitimité rationnelle »[7]. Désormais, « César n’est plus « médiateur divin » ; il est réintégré à part entière dans l’univers des hommes. La médiation entre Dieu et les hommes passe désormais par la personne de Jésus et non plus par la hiérarchie politique. Les hommes seront sauvés et seront « intégrés au corps du Christ » par la foi et les actes de la foi, et non plus par l’appartenance au corps politique. Cette appartenance est donc en quelque sorte naturalisée et relativisée. Elle n’est pas mauvaise en soi (ce serait opposer César à Dieu), elle redevient de l’ordre de la création ; donc ambivalente comme toute créature, mais ni plus ni moins que toute autre réalité « native ».

Les interlocuteurs de Jésus sont invités à « rendre à César ce qui est à César », puisque, de fait, ils profitent de son système administratif: leur monnaie en est la preuve. Mais la question de savoir si César a le droit de posséder la Palestine n’est plus pertinente, immédiatement, du point de vue de la fidélité à Dieu. Les deux ordres, celui de César et celui de Dieu, ne s’opposent pas sur le même plan : ils ne font pas nombre l’un avec l’autre »[8]. Nous sommes face à « deux ordres de « nature » différente, dans un même temps et un même lieu. (…)

Débarrassé de sa « teneur sacrale », César entre dans la catégorie des créatures à qui Dieu a confié une « intendance », une gérance en faveur de ses frères. Le jeu de mots sur les effigies devient alors singulièrement éclairant : César règne sur ce qui est à « son image » et que symbolise la monnaie. Il a la responsabilité de gérer les modalités du vivre-ensemble. Mais il sera jugé sur ce qu’il aura fait à/de ce qui est à « l’image de Dieu » : l’être humain libre.(…) du sommet de la pyramide sacrée où il se pensait médiateur entre les hommes et la divinité, l’imperator perd son aura religieuse mais il n’est pas déchu pour autant de toute responsabilité ; il se trouve investi d’une mission de confiance : veiller à la bonne marche des villes[9] qu’on lui a confiées et donner aux gens de la maison leur nourriture en temps voulu[10] . »

La conclusion d’H. Simon est particulièrement importante : « César n’est plus jugé selon des critères confessionnels ou religieux, mais selon la morale du bien commun.(…) César doit être jugé selon les normes de la raison. (…) Jésus, bien loin de mépriser l’activité politique, lui rend sa dignité rationnelle en la délivrant des excès d’honneur (où elle risque de se complaire), aussi bien que des excès d’indignité (où ses détracteurs voudraient la précipiter). »[11]

S’il y a donc une distinction à faire entre deux royaumes qui existent dès maintenant, le chrétien appartient à ces deux royaumes qui « ne s’opposent pas en soi car ce ne sont pas deux réalités de même nature ».[12] Ils ne sont ni séparés ni subordonnés l’un à l’autre, « il vaut mieux parler d’intégration des deux dimensions dans un même acte libre de l’homme adulte dans la cité et dans la foi ».⁠[13] Appartenant aux deux royaumes, les chrétiens ont des responsabilités envers les deux. Ce qui peut être, bien sûr, source de tensions ; « Ce sont les mêmes hommes qui vivent à la fois dans les deux communautés, ce sont les mêmes actes qui ont une signification à la fois politique et chrétienne. »[14] Il n’empêche que « ces deux citoyennetés peuvent se réaliser, en même temps, et pour la même personne, dans l’unité concrète de ses décisions vitales: justement parce qu’elles ne sont pas de même nature ».⁠[15]

Cet enseignement de Jésus est repris et confirmé par saint Paul. Dans Rm 13, 1-5, il écrit : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes. En effet, les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu ne pas avoir à craindre l’autorité ? Fais le bien et tu recevras ses éloges car elle est au service de Dieu pour t’inciter au bien. Mais si tu fais le mal, alors crains. Car ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive: en punissant, elle est au service de Dieu pour manifester sa colère envers le malfaiteur. C’est pourquoi il est nécessaire de se soumettre, non seulement par crainte de la colère, mais encore par motif de conscience ». Il ne s’agit pas d’une invitation se soumettre aveuglément à quelque autorité que ce soit mais à obéir à une légalité positive, rationnelle. Même si l’autorité visée est toujours l’empereur païen, comme le commente H. Simon⁠[16], « les chrétiens n’ont pas à faire un État dans l’État, mais à juger de tout selon l’ordre du bien, selon la morale fondamentale de la création »[17].

Paul a éprouvé dans sa vie le bien-fondé de cette affirmation lorsqu’il sera confronté à l’autorité romaine. Il aura l’occasion de vérifier que « la rationalité peut aussi se trouver du côté des institutions, même si elles sont mises en œuvre par des païens, pourvu qu’ils soient consciencieux et de bonne volonté »[18].

Dans les Actes des Apôtres, on voit les discours de Paul sur l’universalité du salut, et plus tard, sur la résurrection, susciter de violentes réactions chez les Juifs. Arrêté par l’autorité romaine qui le soupçonne d’agitation, Paul échappe à la question en arguant de sa citoyenneté romaine. A partir de ce moment, les Romains vont protéger Paul de la furie meurtrière des juifs. Le tribun Claudius Lysias l’envoie sous haute protection au gouverneur Felix en lui précisant par écrit : « L’homme que voici avait été pris par les Juifs, et ils allaient le tuer, quand j’arrivai avec la troupe et le leur arrachai, ayant appris qu’il était citoyen romain. J’ai voulu savoir au juste pourquoi ils l’accusaient et je l’ai amené dans leur Sanhédrin. J’ai constaté que l’accusation se rapportait à des points contestés de leur Loi, mais qu’il n’y avait aucune charge qui entraînât la mort ou les chaînes. Avisé qu’un complot se préparait contre cet homme, je te l’ai aussitôt envoyé, et j’ai informé ses accusateurs qu’ils avaient à porter devant toi leur plainte contre lui ». Ac 23, 27-30.

Felix écouta les accusations et la défense de Paul. Sans être convaincu de sa culpabilité, « voulant faire plaisir aux Juifs, Félix laissa Paul en captivité » (Ac 24, 27). Le successeur de Félix, Festus lui aussi entendit les parties et reconnut : « Mis en sa présence, les accusateurs n’ont soulevé aucun grief concernant des forfaits que, pour ma part, j’aurais soupçonnés. Ils avaient seulement avec lui je ne sais quelles contestations touchant leur religion à eux et touchant un certain Jésus, qui est mort, et que Paul affirme être en vie. Pour moi, embarrassé devant un débat de ce genre, je lui ai demandé s’il voulait aller à Jérusalem pour y être jugé là-dessus. Mais Paul ayant interjeté appel pour que son cas fût réservé au jugement de l’auguste empereur, j’ai ordonné de la garder jusqu’à ce que je l’envoie à César » (Ac 25, 18-21).

Cette histoire est intéressante parce qu’elle montre que Paul est bien conscient de ses deux citoyennetés, de ce qui est dû à César et de ce qui est dû à Dieu et qu’il vit ses deux appartenances sans conflit intérieur⁠[19]. Nous constatons qu’il a eu raison de faire confiance à l’autorité politique. Celle-ci fait preuve certes de prudence mais aussi d’impartialité face aux pressions des Juifs contre un seul homme. Il faut noter enfin, et ceci est particulièrement important que les gouverneurs refusent de se prononcer sur des questions religieuses. Celles-ci sont hors de leurs compétences.

Ces textes nous introduisent parfaitement au problème de la liberté religieuse et, dans un certain sens, à celui de la laïcité de l’État.


1. Flavius Josèphe (in Contre Apion, livre II/XVI, Les Belles Lettres, 1972, pp. 86-91) écrit : « Parmi les peuples, les uns ont confié à des monarchies, les autres à des oligarchies, d’autres encore au peuple, le pouvoir politique. Mais notre législateur, Moïse, n’a arrêté ses regards sur aucun de ces gouvernements ; il a, si l’on peut faire cette violence à la langue, institué le gouvernement théocratique, plaçant en Dieu le pouvoir et la force. (…)
   Peut-il y avoir une constitution plus belle et plus juste que celle qui attribue à Dieu le gouvernement de tout l’État, qui charge les prêtres d’administrer au nom de tous les affaires les plus importantes et confie au grand prêtre à son tour la direction des autres prêtres ? Et ces hommes, ce n’est point la supériorité de la richesse oui d’autres avantages matériels qui les a fait placer dès l’origine par le législateur dans cette charge honorable ; mais tous ceux qui, avec lui, l’emportaient sur les autres par l’éloquence et la sagesse, il les chargea de célébrer principalement le culte divin. Or, ce culte, c’était aussi surveillance rigoureuse de la loi et des autres occupations. En effet, les prêtres reçurent pour mission de surveiller tous les citoyens, de juger les contestations et de châtier les condamnés »
2. Il est plus juste , à propos de César, dans ce contexte, de parler de tribut : « contribution forcée, imposée au vaincu par le vainqueur ; ou payée par un peuple, un État à un autre, en signe de dépendance, de soumission » (Robert).
3. Dieu et César, in Etudes de théologie biblique, Delachaux et Niestlé, 1968, p. 91.
4. Église et politique, op. cit., 1990, pp. 48-49.
5. Cf. Lc 8, 19-21: « Sa mère et ses frères arrivèrent près de lui, mais ils ne pouvaient le rejoindre à cause de la foule. On lui annonça : « Ta mère et tes frères se tiennent dehors ; ils veulent te voir ». Il leur répondit :  »Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique ».
6. 2 Co 3, 6.
7. Id., p. 34. Cet autre passage de l’Évangile souligne l’autonomie relative de l’organisation sociale, au moment où, « du, milieu de la foule, quelqu’un dit à Jésus : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. » Jésus lui dit : « Qui m’a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages ? » Et il leur dit : « Attention ! Gardez-vous de toute avidité ; ce n’est pas du fait qu’un homme est riche qu’il a sa vie garantie par ses biens » (Lc 12, 13-15). Jésus renvoie donc aux institutions de la société et laisse un espace à la rationalité judiciaire, mais s’intéresse au point de vue moral de l’affaire.
8. SIMON H., Église et politique, op. cit., pp. 51-52.
9. Cf. Lc 19, 17: « C’est bien bon serviteur, lui dit-il ; puisque tu t’es montré fidèle en très peu de chose, reçois l’autorité sur dix villes ».
10. Cf. Mt 25, 45: « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait ».
11. SIMON H., Église et politique, op. cit., pp. 52-53.
12. SIMON Hippolyte, Chrétiens dans l’État moderne, op. cit., p. 21.
13. Id..
14. . Id., p. 27.
15. Id., p. 130.
16. Église et politique, op. cit., pp. 54-55.
17. Cf. Rm 2, 14-16: « Quand les païens, sans avoir de foi, font naturellement ce qu’ordonne la loi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes, eux qui n’ont pas de loi. Ils montrent que l’œuvre voulue par la loi est inscrite dans leur cœur ; leur conscience témoigne également que leurs jugements intérieurs qui tour à tour les accusent et les défendent. C’est ce qui paraîtra au jour où, selon mon Évangile, Dieu jugera par Jésus-Christ le comportement caché des hommes ».
18. SIMON H., Église et politique, op. cit., p. 55.
19. C’est le même Paul qui affirme, sans contradiction, à propos de son droit à la citoyenneté romaine : « je l’ai de naissance » (Ac 22, 28) et en même temps : « …​ nous n’avons pas ici-bas de cité permanente mais nous recherchons celle de l’avenir » (He 13, 14).

⁢Chapitre 2 : La laïcité de l’État

⁢i. La liberté religieuse

Même si nous avons déjà touché à cette question dans le chapitre précédent, il est fondamental d’y revenir en profondeur car la position de l’Église, en cette matière, conditionne la raison et le sens de cette laïcité de l’État que bien des chrétiens n’ont pas encore comprise ni acceptée.

Lors des travaux préparatoires du Concile, il avait été question d’inclure la question « Des relations entre l’Église et l’État » dans le schéma consacré à l’Église, De Ecclesia, qui deviendra la constitution Lumen gentium.

Ce problème sera finalement abordé au § 76 de Gaudium et spes : « La communauté politique et l’Église » et dans Dignitatis humanae qui, lors des mêmes travaux préparatoires, constitua d’abord le chapitre V du schéma sur l’œcuménisme (le futur décret Unitatis redintegratio) avant de devenir une déclaration à part entière.

De plus, on sait que c’est très précisément la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse qui a focalisé les oppositions les plus farouches à l’ensemble du Concile accusé de rompre avec la tradition catholique. Raison supplémentaire de nous y attarder.

⁢a. Une conquête civile

La liberté religieuse est d’abord une liberté civile, fruit des révolutions qui ont marqué la fin du XVIIIe siècle. Elle découle logiquement des libertés de conscience, d’opinion, d’expression, de presse et d’association.

Nous en trouvons une première formulation en 1776 aux États-Unis : « Le Congrès ne pourra faire aucune loi concernant l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice, restreignant la liberté de la parole ou de la presse, ou touchant au droit des citoyens de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au Gouvernement pour le redressement de leurs griefs ».⁠[1]

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en France, en 1789 stipule : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi »[2].

En 1831, les articles 14, 15 et 16 de la Constitution belge déclarent: « La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière sont garanties, sauf la répression des délits commis à l’occasion de ces libertés.

Nul ne peut être contraint de concourir d’une manière quelconque aux actes et aux cérémonies d’un culte, ni d’en observer des jours de repos.

L’État n’a le droit d’intervenir ni dans la nomination ni dans l’installation des ministres d’un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication.

Le mariage devra toujours précéder la bénédiction nuptiale, sauf les exceptions à établir par la loi, s’il y a lieu ».

La Déclaration universelle des droits de l’homme, reconnaît, en 1948, que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites.

Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.

Toute personne a le droit à la liberté de réunion et d’associations pacifiques.

Nul ne peut être obligé de faire partie d’une association. »[3]

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales suit, en 1950, en son article 9, la voie tracée par la Déclaration universelle : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

Comme on le constate, la déclaration américaine comme la déclaration universelle ne mettent pas de limite à l’exercice de cette liberté tandis que les déclarations française, belge et européenne rappellent les exigences de la loi. Reste à savoir évidemment quelles sont les balises qui seront définies par la loi. La notion d’ »ordre public » peut être interprétée de différentes manières. Quand on parle de « délits », on suppose qu’il s’agit de délits de droit commun, ce qui est tout à fait normal à condition que ces délits aient une base objective. Par contre, les restrictions de la Constitution chinoise étranglent la notion de liberté religieuse en la réduisant au plus étroit domaine privé possible.


1. 92 Déclaration d’indépendance des États-Unis, 1er amendement. Nous reviendrons sur le libéralisme intégral de cet article qui pose problème, comme nous le verrons, dans la mesure où il ne met aucune restriction à l’exercice de ce droit.
2. Articles 10 et 11. Dans ce texte, au contraire de la Déclaration américaine, la liberté est mesurée par la Loi qui est « l’expression de la volonté générale » (art. 6). Sans autre précision, le droit à la liberté religieuse n’est donc pas un droit objectif et imprescriptible. Nous avons vu, dans la première partie, les problèmes soulevés par la Constitution civile du clergé en 1790. Plus fragile encore est cette même liberté religieuse telle qu’elle est reconnue à l’article 36 de la Constituion de la République populaire de Chine, en 1982: « Les citoyens de la République populaire de Chine jouissent de la liberté religieuse.
   Aucun organisme d’État, aucun groupement social, aucun individu ne peut contraindre un citoyen à épouser une religion ou à ne pas la pratiquer, ni adopter une attitude discriminatoire à l’égard du citoyen croyant ou du citoyen incroyant.
   L’État protège les pratiques religieuses normales. Nul ne peut se servir de la religion pour troubler l’ordre social, nuire à la santé des citoyens et entraver l’application du système d’enseignement de l’État.
   Les groupements religieux et les affaires religieuses ne sont assujetties à aucune domination étrangère ».
   C’est ainsi, que très légalement, le gouvernement chinois a imposé une Église officielle aux catholiques accusés d’être des agents de l’Occident puisqu’ils dépendent d’une « puissance étrangère ». Les catholiques fidèles à Rome et regroupés dans une Église clandestine sont persécutés car soupçonnés de vouloir saper les fondements de l’idéologie officielle (Cf. MATHOUX Louis, La grande peur des chrétiens chinois, in Dimanche n° 42, 11-11-2001). En 1996, la Conférence épiscopale clandestine de Chine a publié une Lettre pastorale à l’occasion du 70e anniversaire de l’ordination des premiers évêques chinois et du 50e anniversaire de l’établissement de la hiérarchie dans l’Église de Chine. S’appuyant sur les velléités démocratiques des dirigeants, sur certaines déclarations parues dans la presse du Parti et même sur Lénine à propos de la séparartion entre la religion et la politique, les évêques chinois, face à une une recrudescence de persécutions, écrivent : « A l’heure actuelle, nous souhaitons que les dirigeants gouvernementaux soient fidèles à leurs propres principes et respectent la liberté religieuse. La doctrine catholique a toujours enseigné l’amour de la patrie, l’obéissance à ses lois et le respect de ses dirigeants à tous les niveaux. Elle enseigne aussi qu’un bon chrétien est un bon citoyen qui aime Dieu et son prochain. Nous demandons au gouvernement de relâcher les évêques, les prêtres et les chrétiens emprisonnés, de garantir que les cérémonies religieuses dans les maisons privées ne soient pas perturbées, d’appliquer consciencieusement la démocrtaie et l’État de droit, et de protéger le droit du peuple à la croyance religieuse. » (In DC n° 2156, 16 mars 1997, p. 269). Notons qu’en février 2002, l’Agence Fides publiait « une liste de 33 noms de prêtres et évêques enlevés par la police - sans aucune accusation, et qui ont disparu depuis lors- ou empêchés d’exercer leur ministère pastoral, en raison du contrôle de la police, ou de leur mise en résidence surveillée » (Zenit.org, 15-2-2002). En 2018, un accord provisoire a été signé sur la nomination des évêques catholiques en Chine afin qu’ils soient en communion avec Rome. Même s’il ne règle pas tous les problèmes, cet accord est un premier pas dans le dialogue.
3. Articles 18-20.

⁢b. La position de l’Église

C’est lors du Concile Vatican II que l’Église catholique prendra position de manière claire et très officielle à travers la déclaration « Dignitatis humanae ».

Il y a, on le sait, dans les documents du Concile, trois genres différents : les constitutions, les décrets et les déclarations.

La constitution est un développement dogmatique (Lumen gentium, sur l’Église ; Dei verbum, sur la Révélation) ou présente un développement dogmatique qui fonde des dispositions pratiques (Sacrosanctum concilium, sur la sainte liturgie) ou des instructions pastorales (Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps).

Le décret a une finalité pratique dont les enracinements sont à rechercher dans Lumen gentium[1].Enfin, dans une déclaration⁠[2], les dispositions pratiques préconisées ne s’adressent pas seulement aux membres de l’Église et ne se déduisent pas immédiatement de la Révélation. Ainsi, Dignitatis humanae recommande l’application de certains principes à toutes les collectivités civiles existantes et à venir. Celles-ci, bien sûr, relèvent de différentes traditions culturelles qui sont elles-mêmes imprégnées plus ou moins de diverses traditions religieuses ou anti-religieuses. Par ailleurs, Dignitatis humanae fonde, dans sa première partie, le principe de la liberté religieuse sur une philosophie de la personne accessible théoriquement à toute intelligence. Mais cette philosophie est implicitement chrétienne et la seconde partie montre que cette conception a ses racines dans la Révélation ce qui garantit son enracinement dogmatique⁠[3].

Le sous-titre de cette déclaration limite d’ailleurs la portée du texte à la société politique en parlant « Du droit de la personne et des communautés à la liberté sociale et civile en matière religieuse ».⁠[4]


1. Il y a 9 décrets : Christus Dominus, sur la charge pastorale des évêques dans l’Église ; Presbyterorum ordinis, sur le ministère et la vie des prêtres ; Optatam totius Ecclesiae renovationem, sur la formation des prêtres ; Perfectae caritatis, sur la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse ; Apostolicam actuositatem, sur l’apostolat des laïcs ; Ad Gentes divinitus, sur l’activité missionniare de l’Église ; Unitatis redintegratio, sur l’œcuménisme ; Orientalium Ecclesiarum, sur les Églises orientales catholiques ; Inter mirifica, sur les moyens de communication sociale.
2. A côté de Dignitatis humanae, on trouve encore deux déclarations : Nostra aetate, sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes et Gravissimum educationis momentum, sur l’éducation chrétienne.
3. Il est important de lire chaque document conciliaire dans le contexte de l’ensemble des textes. La lecture sérieuse de Dignitatis humanae suppose, au moins, celle de Lumen gentium, Gaudium et spes et Gravissimum educationis momentum.
4. On sait le rôle important joué par le P. John Courtney-Murray sj dans l’élaboration de ce document.

⁢c. Définition du droit à la liberté religieuse.

« Le Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres ».⁠[1]

Cette formulation rappelle assez clairement les textes des déclarations universelle et européenne qui insistaient aussi sur l’immunité de toute contrainte dans le choix et la manifestation privée ou publique d’une religion. Ce droit implique aussi la possibilité de « changer de conviction ou de religion » ainsi que « de refuser personnellement toute adhésion religieuse ». Le droit à la liberté religieuse est aussi un droit à l’incroyance.⁠[2]


1. DH, n° 2.
2. COSTE René, Les communautés politiques, Desclée, 1967, p. 175.

⁢d. Fondements du droit

Toutefois, la justification du droit est ici plus développée et approfondie que dans les textes profanes.

Sur le plan rationnel, tout d’abord⁠[1], puisque le texte ne s’adresse pas uniquement à des chrétiens, le droit n’est pas présenté comme le simple produit de la volonté humaine, le fruit d’une « disposition subjective ». Au contraire, il trouve son fondement dans la dignité même de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Autrement dit, il découle de sa nature d’être doué d’une volonté libre et de raison. Le propre de l’intelligence humaine est de chercher la vérité et d’y adhérer. Mais cette démarche doit se faire sans contrainte pour être bien conforme à la nature même de l’homme. De plus, l’homme étant un être social poursuit la vérité à travers l’enseignement, l’éducation, l’échange, le dialogue, jouit des fruits de sa découverte individuellement et socialement et les manifeste publiquement.

Dignitatis humanae examine ensuite⁠[2] le droit à la liberté religieuse à la lumière de la Révélation. Certes, la notion de liberté religieuse ne se trouve pas directement, explicitement dans les Écritures⁠[3] mais, en revanche, elles nous montrent l’estime que Dieu a pour l’homme. Le respect de Dieu pour la liberté humaine s’exprime dans le dogme selon lequel l’acte de foi est un acte libre. Comme l’écrit le cardinal König, « le principe constitutionnel de la liberté religieuse n’est donc pas une conclusion du dogme chrétien de la liberté de la foi ; mais il est en pleine consonance avec ce que le dogme exige en fin de compte ».⁠[4] La réponse de foi donnée à Dieu par l’homme qui reçoit sa Parole, doit être volontaire et non contrainte.

Le principe de la liberté religieuse est donc conforme à la Révélation, à la manière d’agir du Christ et des Apôtres, à la manière d’agir de l’Église lorsqu’elle fut fidèle à la pédagogie de l’Évangile.


1. Articles 2 à 8.
2. Articles 9 à 12.
3. Si la religion d’Israël est hospitalière pour l’étranger, elle est intolérante pour ses dieux. Les idoles doivent être détruites de même que leurs sectateurs. Toutefois, la force est utilisée pour défendre la vérité, non pour l’imposer. Les princes maccabéens, imposant aux étrangers la circoncision, iront au delà de cette loi. Enfin, la distinction opérée par Jésus entre spirituel et temporel mettra très longtemps à convaincre les esprits que le « prince » n’a pas à imposer sa religion à la « tribu ». Ce qu’auront tendance à faire bien des princes chrétiens, catholiques ou protestants.
4. In Documents conciliaires 3, Centurion, 1966, p. 346.

⁢e. Le rôle des pouvoirs publics

Le droit à la liberté religieuse découlant de la nature même de l’homme transcende le pouvoir civil dont le rôle est de protéger ce droit et d’assurer, pour tous les hommes, des conditions favorables au développement de leur vie religieuse.

Ce droit n’est pas illimité contrairement à ce que semble dire la Déclaration américaine. Il est balisé et limité.

Ce droit est, en effet, comme tous les droits, l’envers d’un devoir qui est de chercher la vérité et d’y adhérer une fois découverte. Telle est, avons-nous vu, la vocation de l’intelligence et de la volonté qui, dans leur conjugaison, assurent la vraie liberté.

d’autre part, l’exercice du droit ne peut porter atteinte à l’« ordre public juste », au bien commun, au droit d’autrui. Le pouvoir civil protégera donc ce droit non en fonction de ses propres règles mais en tenant compte de l’ordre moral objectif. Ce droit fondamental, comme les autres, transcende certes le pouvoir civil mais, par sa nature sociale, il lui est soumis dans les justes limites évoquées.

En tout cas, l’État est déclaré incompétent en cette matière religieuse qui le dépasse. Il n’a pas à militer a priori pour ou contre tel engagement religieux. Mais il n’est pas neutre pour autant dans la mesure où il est le gardien et le promoteur du bien commun qui englobe aussi la dimension religieuse de l’existence. L’histoire montre que l’abstention totale de l’État est une source de conflits, d’abus et de désordre.

Pour illustrer ce point on peut évoquer la différence importante qui existe entre l’attitude des États-Unis et celle des pays européens en matière religieuse. En 1999, par exemple, le département d’État américain a publié un rapport sur la liberté de culte extrêmement critique pour nombre de pays européen et en particulier l’Allemagne. En cause, l’attitude de ces pays vis-à-vis de l’Église de scientologie jugée dangereuse et sectaire de ce côté de l’Atlantique. Ce rapport n’hésitait pas à établir un parallèle entre la sévérité allemande et la « chasse aux sorcières » ou encore la « discrimination antisémite ». Si très justement, le rapport dénonçait des exactions contre des minorités religieuses en Russie et dans l’ex-Yougoslavie, il relevait aussi que « l’armée et la justice turques, avec l’appui de l’élite du pays, continuent de mener campagne contre le fondamentalisme islamique, perçu comme une menace contre la République ». Nous étions, bien sûr, en 1999…​⁠[1].

Comme le confirme Guy Coq, « la liberté religieuse est certes fondamentale, mais toute forme de religion n’est pas compatible avec la démocratie ». C’est le cas de la secte, au sens strict et négatif du mot, c’est-à-dire de tout « groupe qui se constitue comme une véritable contre-société à l’intérieur de la société. Elle donne à un seul, son chef,, son gourou, la totalité des pouvoirs : politique, économique, spirituel, sexuel, sur la totalité des membres de la secte. C’est la confusion de tous ces pouvoirs, leur groupement sur une seule personne, leur accaparement considéré comme légitime dans les limites de la secte, qui constitue le passage à une logique sectaire totalitaire ». Dans ce sens, la secte « est un danger pour la démocratie, puisqu’elle casse l’unité de la société et retire ses membres du pacte social global »[2].


1. Cf. Washington a sa vision des « religions », in La Libre Belgique, 11-12 septembre 1999, p. 15. Il n’empêche que les Quakers ont eu, à certaines époques, quelques difficultés avec les autorités américaines à cause de leur objection de conscience et que les Mormons ont dû en 1887 renoncer à la polygamie.
2. COQ Guy, op. cit., p. 90-91

⁢f. La liberté de l’Église

Dans son analyse, le cardinal König souligne aussi la consonance entre l’institution de la liberté religieuse et la liberté de l’Église⁠[1].

L’Église réclame la liberté d’action pour prêcher l’Évangile à toute créature..Cette mission lui a été assignée par un mandat divin⁠[2] mais on peut aussi, sur un plan purement rationnel, considérer l’Église comme une association d’hommes ayant le droit de vivre dans la société civile selon les préceptes de la foi chrétienne.

Cette consonance entre la liberté religieuse et la liberté de l’Église apparaît dans les faits. Là où la liberté religieuse est respectée, l’Église vit librement. Là où elle connaît des entraves, la liberté de l’Église est menacée, réduite ou jugulée.

Au nom de sa mission qui est d’annoncer la vérité qui est le Christ et au nom de la liberté de l’acte de foi, l’Église a le devoir et donc doit avoir le droit de proclamer , « urbi et orbi »[3] la Bonne Nouvelle comme de « déclarer et de confirmer (…) les principes de l’ordre moral découlant de la nature même de l’homme » mais « avec amour, prudence, patience, envers ceux qui se trouvent dans l’erreur ou dans l’ignorance de la foi ». Cette délicatesse tient aux « droits de la personne humaine et (…​) la mesure de grâce que Dieu, par le Christ, a départie à l’homme, invité à accueillir et à professer la foi de son plein gré ».⁠[4]

Ce dernier aspect sera développé dans le tome V consacré à l’action « politique » des chrétiens.


1. Documents conciliaires, op. cit., p. 348.
2. « Enseignez toutes les nations » (Mt, 28, 19).
3. Littéralement: « à la ville (Rome) et au monde ».
4. DH, n° 14.

⁢ii. Quelle laïcité pour l’État ?

⁢a. Un terme équivoque

Au sens le plus élémentaire on pourrait dire que le mot « laïcité » indique simplement que le pouvoir politique est exercé par les laïcs et non par les clercs ce qui va de soi conformément au principe de la distinction des pouvoirs.

Il semble que ce soit dans ce sens que Pie XII a employé le mot lorsqu’il déclara : « Il y a des gens (…) qui s’agitent parce qu’ils craignent que le christianisme enlève à César ce qui est à César. Comme si donner à César ce qui lui appartient n’était pas un commandement de Jésus ; comme si la légitime et saine laïcité de l’État n’était pas un des principes de la doctrine catholique ; comme si ce n’était pas une tradition de l’Église de s’efforcer continuellement à maintenir distincts, mais aussi toujours unis, selon les justes principes, les deux Pouvoirs ; comme si, au contraire, le mélange entre le sacré et le profane ne s’était pas plus fortement vérifié dans l’histoire quand une portion de fidèles s’était détachée de l’Église ».⁠[1]

Reste à comprendre ce que recouvre l’affirmation conjointe de deux pouvoirs distincts mais toujours unis !

Etant exclue toute interprétation théocratique⁠[2] de cette union, comment est-il possible d’affirmer en même temps union et distinction ?

La réponse la plus logique vu les principes déjà établis doit être aussi la plus satisfaisante pour l’ensemble des membres de la société quelle que soit leur religion ou leur irréligion. Ce qui doit être réalisé c’est « l’union du temporel et du spirituel au service de la personne humaine »[3]. La personne humaine étant considérée ici dans toute sa complexité biologique, psychologique, spirituelle et non dans une perspective réductrice, matérialiste, par exemple. Comme l’explique bien Yves Semen qui nous guide : « L’homme n’a pas les moyens de vivre en dehors du cadre social mais il est en droit d’attendre que la vie sociale soit ouverte sur des raisons de vivre qui soient autre chose que les propositions réductrices des idéologies. La seule vie politique ne peut combler le désir d’infini qui existe fondamentalement, même si parfois assoupi, en chaque personne humaine et les ersatz proposés par les idéologies sont autant d’illusions destructrices de l’homme. Pour que la politique soit conforme à la nature de l’homme, pour qu’elle soit naturelle, elle doit admettre que s’exerce en son sein la fonction propre de la religion qui, selon Simone Weil[4], « consiste à imprégner de lumière toute la vie profane, publique et privée, sans jamais aucunement la dominer »« .⁠[5]

Dans cet esprit, l’auteur n’hésite pas à parler de « laïcité intégrale » en s’appuyant sur la pensée de Jacques Maritain : « Ainsi, ce qui serait pour une telle civilisation le principe dynamique de la vie commune et de l’œuvre commune, ce ne serait pas l’idée médiévale d’un empire de Dieu à édifier ici-bas, et encore moins le mythe de la Classe, de la Race, de la Nation ou de l’État.

Disons que ce serait l’idée, - non pas stoïcienne ni kantienne, mais évangélique, - de la dignité de la personne humaine et de sa vocation spirituelle, et de l’amour fraternel qui lui est dû. L’œuvre de la cité serait de réaliser une vie commune ici-bas, un régime temporel vraiment conforme à cette dignité, à cette vocation et à cet amour ».⁠[6]

L’union étant garantie par ce que Dignitatis humanae appelle l’« ordre moral objectif » découlant de la nature de l’homme et que l’on peut aujourd’hui considérer comme l’ensemble des droits de l’homme tels que nous en avons précisé les conditions dans la première partie ou encore comme le Bien commun de la société, on ne voit pas pourquoi, dans une telle perspective, chaque citoyen, avec sa croyance ou son incroyance propre ne pourrait se trouver à l’aise, défendu et respecté dans ce qu’il a de plus essentiel.

Déjà en 1946, Jacques Maritain⁠[7] parlait de la nécessité, en démocratie, d’un « credo » commun, d’une « foi civique ou séculière ». « Une démocratie authentique, écrivait-il, implique un accord de fond des esprits et des volontés sur les bases de la vie commune, elle a conscience d’elle-même et de ses principes fondamentaux, et elle doit être en état de défendre et de promouvoir sa conception propre de la vie sociale et politique, elle doit donc comporter un credo humain commun, le credo de la liberté ». Ce credo temporel qui serait « un ensemble de conclusions pratiques concernant cette vie commune », pourrait être promu par l’État, dans tout l’enseignement principalement, parce que tous, au nom de justifications philosophiques et religieuses différentes y adhéreraient. Mais il reste entendu que « les voies et les justifications par lesquelles cette adhésion commune se trouve réalisée relèvent de la liberté des esprits et des consciences ». Que serait donc ce credo ? Pratiquement, il « ne ferait que développer d’une façon plus ample et plus systématique les « déclarations des droits » qui sont à l’origine de l’histoire moderne ». L’auteur est persuadé qu’il serait possible de trouver dans la formulation un langage commun. Le travail serait sans doute difficile mais il est possible.

Maritain écrivait cela à la veille de la Déclaration universelle. Depuis, il faut bien constater que le dialogue entre les différentes conceptions du monde est devenu plus difficile non tant à cause de la diversité plus grande des cultures qu’en raison de la fracture grave, à mon sens, qui s’est opérée dans la société depuis que de nombreux pays ont porté atteinte dans leurs législations au principe fondateur du respect de la vie humaine innocente.

L’évangélisation intégrale est plus que jamais nécessaire à la paix et à la cohérence sociales dans un dialogue patient, inlassable, soucieux des étapes, entre tous les acteurs spirituels et culturels. L’idéal démocratique auquel tous tiennent malgré son flou relatif, l’exige pour sa survie. Il est très important, par exemple, que s’organisent des rencontres, des groupes de travail ou des colloques comme celui qui a réuni, en 1985, laïques⁠[8] et chrétiens invités par l’Institut de sociologie et l’Institut d’étude des religions et de la laïcité de l’Université libre de Bruxelles. Rassemblés autour du thème « Valeurs laïques, valeurs religieuses », « chrétiens et laïques, confrontés de très courtoise façon, ont insisté sur la nécessité de dresser l’inventaire de leurs divergences afin de parvenir à celui de leurs convergences. Celles-ci prendront tout leur sens à la lumière de celles-là, qu’il ne s’agit ni de nier, ni de refouler. Aucun des interlocuteurs ne s’est prononcé pour un syncrétisme fade, pas davantage pour une synthèse mystificatrice. Mais pas davantage encore, pour un vague modus vivendi. S’il ne peut être question de camper fièrement, quoiqu’assez sottement, sur ses propres positions, il ne peut être non plus de renoncer à ses propres spécificités »[9]. On ne peut mieux définir les conditions d’un vrai dialogue.

Plus largement, on peut signaler le travail considérable réalisé par le Secrétariat pour les non-croyants qui anime de nombreux colloques, publie des livres et une revue « Athéisme et dialogue ».⁠[10]

La pensée de Guy Coq va un peu dans le sens de l’analyse de Maritain. Comme lui, il articule sa réflexion sur le problème de l’école qui est la principale pierre d’achoppement dans la question de la laïcité de l’État.

Comme nous allons le revoir, la démocratie et la liberté religieuse impliquent la laïcité de l’État.

Nous savons que « la démocratie récuse (…) l’idée d’une société fondée sur une religion »[11]. Comme l’écrit aussi Régis Debray, cité par l’auteur, « la démocratie suppose le refus des transcendances instituées, seule façon de garantir la liberté de conscience et des cultes ». Et l’ancien compagnon de Che Guevara d’ajouter que la démocratie « n’a pas à sa prononcer sur les causes premières ni les fins ultimes de l’humanité parce qu’elle s’arrête au seuil des consciences…​ »[12]. On a l’impression de relire Paul VI⁠[13].

Or « la laïcité est un principe de coexistence des individus et des groupes d’une société, quelles que soient leurs différences ; elle soutient la valeur de tolérance ; elle se fait une règle d’accueillir la diversité des options religieuses individuelles, et même de garantir la liberté religieuse. »

Comme « aucun membre de cette société ne doit y vivre un statut d’exclusion », la démocratie implique donc la laïcité et, en même temps, « la laïcité est (…) une conception cohérente de la liberté religieuse ».

Se pose alors, de nouveau, la question de la cohérence sociale. En effet, « le lien social n’est pas fait uniquement de la coexistence, de la pluralité et des valeurs qui la fondent. S’il y a différence, diversité, pluralité, c’est à l’intérieur d’un même espace social. Celui-ci éclate, et la coexistence perd toute signification, si une fonction d’unité n’est pas quelque part assumée, si en complément avec la diversité individuelle on ne peut pas identifier la société comme un tout, comme un principe de cohérence. Dans une humanité qui demeure fragmentée, cette fonction d’unité implique également la définition d’une extériorité, par rapport à d’autres sociétés.

Penser la laïcité, ce serait alors articuler cette idée avec les conditions de l’unité du social, quand la religion n’est plus là pour légitimer l’unité ».

On ne peut donner « un fondement purement fonctionnel » à la société. L’État « se détruirait à ne se représenter que comme pure instance de gestion au niveau global d’une société » Il doit pouvoir « assumer une part décisive d’instauration symbolique de l’ordre même du social ».

La laïcité doit être capable « de produire de nouvelles modalités de l’ordre social. Si le lien social doit durer, il devra être légitimé autrement que sur le lien religieux, sur la communauté de foi religieuse. La laïcité n’est viable que si elle répond à cette espèce de défi ».⁠[14] Elle doit être un « principe positif d’institution de la société » même si « la société laïque est exposée à un redoutable déficit de légitimité ou de fondement ».

Dans cette recherche d’un principe d’unité ou de cohérence au sein de la diversité des opinions⁠[15], la démocratie offre par elle-même une piste dans la mesure où « avec son exigence d’égalité, (elle) fait réellement apparaître l’idée d’humanité, dans son impératif de reconnaissance de tout autre homme comme fondamentalement mon semblable, même si le sens métaphysique de cette similitude échappe à la société démocratique, en vertu de son principe de laïcité ».⁠[16]

« La démocratie n’est pas une simple forme de la décision politique, elle fonde le lien social sur la reconnaissance des valeurs communes, elle se place au niveau d’une éthique du politique ».⁠[17]

Quelles sont précisément ces valeurs communes ? Où les trouver sinon dans l’idée des droits de l’homme qui constituent « le minimum éthique commun »[18] ? Et l’idée des droits de l’homme est précisément « une tentative pour dégager un universel, une idée de l’humanité, par delà la diversité des options philosophiques et religieuses ». La déclaration des droits se réfère à l’homme qui « surgit comme transcendance de l’humanité face à elle-même, et cette transcendance n’exige aucun préalable religieux pour être reconnue ».

Comme Maritain le pensait aussi, « l’interrogation sur ce qui fonde les droits de l’homme ne doit pas être éludée » mais « l’ultime légitimation des droits de l’homme appartient à chaque conscience »[19] puisqu’il est entendu que la démocratie « laisse vide le lieu d’une instance qui trancherait en ultime ressort, du fondement métaphysique des valeurs »[20]. Ce n’est pas le travail de l’État, comme il a déjà été dit. Il n’a pas à faire sienne la justification ultime des principes fondateurs. Il faut penser l’unité essentielle du genre humain mais, à ce niveau de pouvoir, pas dans l’espace d’une religion ou d’une idéologie. Par exemple, « il importe (…) que les croyants la conçoivent (cette unité) comme dépassant l’horizon de leur propre religion et même celui des religions »[21].

Il importe qu’ils soient toujours plus nombreux « ceux qui voient dans l’idée des droits de l’homme le point d’appui décisif pour la sauvegarde de l’humanité ». Toutefois, la raison « en quête de l’évidence des droits de l’homme ne les fonde pas par démonstration ou autorité scientifique. Elle les dévoile comme souhaitable universalité. Accéder à cette évidence ressortit à une croyance fragile qui ne résulte pas d’un subtil raisonnement mais d’une lumière venue de l’existence et de la qualité d’autres humains ; lumière venue aussi d’actions menées au service de l’humanité. Les voies qui mènent à la raison ne sont pas de l’ordre de la seule raison. De même la reconnaissance de l’universalité des droits de l’homme qui, une fois acquise, rejoint la raison requiert un cheminement complexe. Non seulement la responsabilité de l’éducateur dépasse ici celle de la « leçon » morale, mais il s’agit d’aider chaque liberté humaine à se convertir à l’humanité, mutation de la conscience jamais définitivement assurée. »[22]

Cette prise de position logique rejoint l’idée de Guy Haarscher pour qui la référence éthique dépouillée des supports de la philosophie et de la religion, ne pouvait s’appuyer que sur une croyance nourrie par l’éducation.⁠[23] G. Coq est bien conscient des difficultés qui ne tarderont pas à surgir : « On peut certes, précise-t-il, déterminer des valeurs, des exigences sans lesquelles la coexistence des individus est problématique. (…) Mais nous savons que, très vite, le discours éthique laisse paraître des divergences »[24]. Une fois encore, c’est dans la suite que nous devrons examiner toutes les modalités et les possibilités de l’action éducative et politique qui peut être menée par les chrétiens.

Quel est alors, pour G. Coq, le rôle de l’Église ? Il est précisément de contribuer (le mot est important) à l’éducation éthique et à la formation du citoyen, à l’humanisation de la société et à la reconstitution du lien social⁠[25] en évitant les confusions Église-société. C’est-à-dire : en ne confondant pas, bien sûr, l’autorité de l’Église et le pouvoir politique, en cessant de considérer l’Église comme « englobante » par rapport à la société civile et comme « maîtresse des institutions sociales »[26]. Cette dernière restriction pose problème, évidemment.

L’auteur pense notamment au domaine des soins de santé et à l’éducation qui est le sujet principal de son livre. Quel sens donne-t-il au mot « maîtresse » ? Toute la question est là. S’il s’agit d’une exclusivité que se donnerait l’Église, elle est condamnable aux yeux du droit à la liberté religieuse et condamnée par les faits dans les régimes démocratiques.

S’il s’agit de la possibilité pour l’Église d’exercer ces fonctions sociales, les positions peuvent se nuancer. L’opinion de G. Coq, ici encore, recoupe celle de Maritain. Tous deux, à propos de l’école envisagent, à certaines conditions le rétrécissement du pouvoir de l’Église.

G. Coq estime que l’institution scolaire ne doit pas prolonger en son sein les disputes engendrées par les divisions de la société, qu’il faut « maintenir un partage entre l’école et la religion » même si la « culture scolaire ne saurait se maintenir dans l’abstention par rapport au fait religieux »[27]. Il faut, au contraire, dans une perspective de laïcité large, ouverte⁠[28], « intégrer complètement l’abord des religions dans la culture générale ».

Ceci réalisé, l’Église peut s’efforcer de limiter quantativement l’école catholique. En effet, dit-il, « plus ce réseau est important, moins l’Église est capable d’en garder réellement le contrôle. A ce moment, on pourrait se demander si l’expression « école catholique » ne risque pas de devenir l’étiquette légitimant autre chose » et notamment, dans le contexte français, une lutte contre l’école laïque.⁠[29]

Pour Maritain, l’État, dans sa tâche éducative, à la recherche des fondements et justification, est obligé de recourir « aux traditions et aux croyances philosophiques et religieuses qui sont spontanément à l’œuvre dans la conscience de la nation et qui ont contribué à la former historiquement, comme à y assurer par des voies diverses la foi commune en cette charte morale de l’esprit de laquelle l’éducation nationale doit imprégner la jeunesse du pays ». Ainsi, « en partant des exigences de l’unité, on est amené à reconnaître la nécessité d’un certain pluralisme interne » qui pourrait simplement, pour l’auteur, se limiter à la répartition du personnel enseignant.

« En ce qui concerne l’éducation morale et religieuse, poursuit Maritain, on peut penser qu’un tel système pédagogique, tout en maintenant l’unité fondamentale de l’école publique, répondrait au souci majeur que les familles catholiques ont à juste titre de la formation spirituelle de leurs enfants, comme aux devoirs dont l’Église catholique se considère comme chargée à cet égard par sa mission.

d’autre part, en effet, tout un ensemble d’œuvres post-scolaires ou para-scolaires[30] d’ordre spécifiquement éducatif, dues à l’initiative privée, et auxquelles il serait juste que, d’une manière ou d’une autre, l’État donnât son aide, devraient compléter la tâche propre de l’école publique. Et les catholiques comme les autres seraient libres de consacrer un effort spécial au développement de cette catégorie d’œuvres.

d’autre part, le principe pluraliste reconnu par l’école publique en ce qui concerne la répartition du personnel enseignant donnerait aux familles catholiques une suffisante assurance que l’enseignement lui-même reçu par les enfants, loin de tendre à ébranler leur foi, leur serait dispensé par des maîtres dont l’inspiration personnelle est en accord avec celle-ci.

Enfin, si la conception de l’école publique suggérée ici était mise en application, elle ne contreviendrait en rien à l’existence des écoles privées créées et maintenues par la libre initiative et grâce aux fonds privés de telle ou telle catégorie de citoyens et de telle ou telle famille religieuse. Mais on peut penser qu’à mesure que le système de l’école publique se montrerait plus capable de satisfaire aux besoins et aux demandes de tous, l’enseignement privé prendrait des formes plus spécialisées et plus originales, donnant lieu, dans le domaine de l’instruction ou de la recherche et dans le domaine de l’éducation, à des créations qui par leur qualité et leur dynamisme enrichiraient d’une part le patrimoine de la nation, et serviraient d’autre part les buts spirituels des fondateurs de ces écoles plus efficacement que ne peut le faire aujourd’hui l’organisation - du reste exposée en fait à des difficultés pratiques croissantes - actuellement donnée à l’enseignement libre ».⁠[31]

Certes, cette vision suppose à la fois un nombre suffisant de maîtres chrétiens et une certaine loyauté de l’État dans sa volonté de permettre la libre expression de tous mais reste clairement pour Maritain comme pour Coq le désir de maintenir, en même temps, le principe d’une « saine laïcité » de l’État bâtie sur des repères éthiques communs et la possibilité pour toutes les philosophies et religions représentatives d’offrir honnêtement et respectueusement leurs justifications .

A l’opposé de cette conception qui inclut, dans la laïcité, une école publique « pluraliste » par ses maîtres et/ou ses programmes et peut-être, du moins progressivement, majoritaire, H. Simon pose plutôt, pour tous les citoyens, les questions suivantes : « Est-il bon, dans une démocratie, que l’État exerce le monopole de l’enseignement ? Pourquoi ne pas laisser à la société civile - et donc aux parents et aux Églises - le soin d’animer des écoles, régies par contrat, dans le cadre d’un cahier des charges défini par l’État ? L’État doit-il être le gérant de toute l’institution scolaire ou seulement le garant de la qualité de l’enseignement ? »[32]. Il faudrait alors que ce « cahier des charges » inclue aussi la nécessité d’enseigner l’éthique commune suivant les méthodes et inspirations propres à chaque communauté éducative, en attendant que se construise une morale laïque si tant est qu’il soit possible d’y arriver⁠[33]. Restera toujours, de toute manière, le fait qu’il est difficile aujourd’hui de se mettre d’accord sur une éthique commune, étant donné le sort qui a été réservé, en maints endroits, au principe fondateur du respect de la vie humaine !

Quoi qu’il en soit, pour Guy Coq, empêcher les confusions Église-société citées (avec plus ou moins de présence ecclésiale dans les institutions sociales), doit aider l’Église à « rejoindre son essence », à ne plus se penser comme société. « Plus la société est démocratique, explique-t-il, mieux elle respecte le principe de laïcité, plus l’Église connaît une situation où elle a la possibilité de se dégager de ce qui l’empêche d’être elle-même. Dans le régime démocratique, la société prend possession du pouvoir sur elle-même par le peuple. Elle se réapproprie de la fonction politique. Du coup, elle ne peut accepter qu’une religion, que l’Église veuille reprendre ce pouvoir, même partiellement ; c’est une chance pour l’Église. Car alors, elle n’a plus à développer en elle-même des logiques de pouvoir sur la société, elle n’a plus à se représenter comme l’essence de la société, ni comme une contre-société vouée à reconstituer à partir d’elle-même toutes les fonctions d’une société. Elle n’a plus à gérer des institutions que la société globale a pour responsabilité et capacité d’assurer pour tous »[34].


1. Allocution à la colonie des Marches à Rome, 23 mars 1958
2. J. Maritain parle à juste titre d’ »utopie théocratique » dans la mesure où elle « demande au monde lui-même et à la cité politique la réalisation effective du royaume de Dieu - au moins dans les apparences et les pompes de la vie sociale » (Humanisme intégral, Aubier, 1937, p. 115).
3. Yves Semen, Laïcisme d’État et Bien commun politique, notions antinomiques, Thèse de doctorat, Université de Paris IV-Sorbonne, 1994, p. 429.
4. In L’enracinement, Gallimard-Folio, 1990, p. 154.
5. Op. cit., pp. 429-430.
6. Humanisme intégral, Aubier 1947, pp. 217-218.
7. Le problème de l’école publique en France, republié en 1969 sous le titre  »L’école publique en France et le principe pluraliste », in Pour une philosophie de l’éducation, Fayard, 1969, pp. 177-194.
8. Pour le sens de ce mot, voir plus loin.
9. JAVEAU Claude, Conclusions, in Valeurs laïques, valeurs religieuses, Actes du colloque, Université de Bruxelles, 1985.
10. Segretariato per i non credenti, 00120 Città del Vaticano.
11. La démocratie rend-elle l’éducation impossible ?, op. cit., p. 74.
12. DEBRAY Régis, Que vive la République, Odile Jacob, p. 120 in COQ G., op. cit., pp. 65-66.
13. Cf. le texte déjà cité au chapitre précédent: « Il n’appartient ni à l’État, ni même à des partis politiques qui seraient clos sur eux-mêmes, de chercher à imposer une idéologie, par des moyens qui aboutiraient à la dictature des esprits, la pire de toutes. C’est aux groupements culturels et religieux - dans la liberté d’adhésion qu’ils supposent - qu’il appartient, de manière désintéressée et par leurs voies propres, de développer dans le corps social ces convictions ultimes sur la nature, l’origine et la fin de l’homme et de la société ». (OA, n° 25).
14. COQ G., op. cit., pp. 45-51.
15. « Avant de penser la société comme pluriculturelle, il faudrait questionner le statut de ce qui la rend une, ce qui fait que le pluriel n’est pas éclatement, ce qui nous instaure comme participants d’un même espace social » (p. 62). Toutefois, la recherche de l’unité ne doit pas effacer le sens et la valeur de la pluralité. Il faut « penser à la fois la spécificité d’une société et l’universel dont elle est porteuse » (p. 64). Cette question est importante. Elle touche à la pédagogie morale et politique. Les valeurs universelles sont communiquées à travers des repères culturels communs, une histoire, une mémoire (cf. p. 82). Ainsi, comme nous le verrons plus tard, il est nécessaire d’éviter à la fois le nationalisme qui exalte la différence et la perte de particularité dans un universel abstrait et niveleur.
16. Id., pp. 75-81.
17. Id., p. 50.
18. Id., p.65. Il est à noter que G. Coq préfère la déclaration de 1789 à celle de 1948 parce qu’elle ne dissocie pas l’homme du citoyen. Nous avons, pour notre part, fait le choix inverse pour les raisons développées précédemment.
19. Id., pp. 201-201.
20. Id., p. 86.
21. Id., p. 201.
22. Id., pp. 202-203.
23. In Philosophie des droits de l’homme, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1993, pp. 130-139. Cf. notre première partie. Le sacré religieux récusé, écrit G. Coq, il est important de trouver un certain « sacré social » (p. 65) qui ne soit pas identifiable au christianisme. Il faut avouer que la nature de ce « sacré » n’est pas facile, semble-t-il, à définir ni à fonder.
24. COQ G., op. cit., p. 206.
25. Id., p. 92. Le chrétien trouvera « dans la foi des raisons supplémentaires d’agir dans le sens des valeurs humaines » (p. 94) tout en sachant que « le but n’est pas pour le chrétien de construire une société chrétienne, mais humaine » (p. 69).
26. Id., pp. 88-89.
27. Id., pp. 43-44.
28. Par opposition à la laïcité-silence ou à la laïcité-abstention (op. cit, p. 47) et, a fortiori, 0 la laïcité -opposition (cf. infra la différence entre laïcité et laïcisme).
29. Id., pp. 93-94.
30. G. Coq parle d’un « troisième lieu » d’éducation « susceptible de suppléer de manière spécifique soit aux carences de la vie familiale anémiée ou empêchée, soit aux dysfonctionnements des acquisitions scolaires. Ce qui compte ici, c’est la relative extériorité de ce lieu par rapport à la famille et à l’école, car il doit offrir à l’enfant, ou à l’adulte, un espace qui soit perçu comme autre que la famille, comme extérieur à l’école. A cette condition, que son statut soit associatif, ou communautaire religieux, ou local, il peut assumer cette position tierce de rééquilibrage ».(Op. cit., pp. 56-57).
31. L’école publique en France et le principe pluraliste, in Philosophie de l’éducation, op. cit., pp. 182-183 et p. 188.
32. Chrétiens dans l’État moderne, op. cit., p. 166, note 28.
33. COQ G., op. cit., p. 206. On peut rappeler, à cet endroit, l’analyse de Sartre s’opposant à « un certain type de morale laïque qui voudrait supprimer Dieu avec le moins de frais possible » et continuer à affirmer l’existence des valeurs traditionnelles « bien que, par ailleurs, Dieu n’existe pas ». La position de Sartre était de dire « qu’il est très gênant que Dieu n’existe pas, car avec lui disparaît toute possibilité de trouver des valeurs dans un ciel intelligible ». Et à cette époque, l’illustre écrivain concluait que « tout est permis si Dieu n’existe pas ». (L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946).
34. COQ G., op. cit., p. 89.

⁢iii. Église et laïcité

Le 13 novembre 1945, l’épiscopat français, dans une déclaration⁠[1] précisait que l’expression « laïcité de l’Eta » pouvait être entendue dans deux sens admissible. Dans un premier sens, on peut entendre la « laïcité de l’État comme « la souveraine autonomie de l’État dans son domaine temporel, son droit de régir seul toute l’organisation politique, judiciaire, administrative, fiscale, militaire de la société temporelle, et, d’une manière générale, tout ce qui relève de la technique politique et économique. »[2] Et dans un second sens conforme à la doctrine catholique, « la laïcité de l’État peut aussi être entendue en ce sens que, dans un pays divisé de croyances, l’État doit laisser chaque citoyen pratiquer librement sa religion. »[3]

Mais qu’en est-il du magistère suprême de l’Église ?

Le 23 mars 1958, pour la première fois, semble-t-il, le pape Pie XII va évoquer la laïcité de l’État d’une manière brève mais positive : « Il y a des gens, en Italie, qui s’agitent parce qu’ils craignent que le christianisme enlève à César ce qui est à César. Comme si donner à ,César ce qui lui appartient n’était pas un commandement de Jésus ; comme si la légitime et saine laïcité de l’État n’était pas un des principes de la doctrine catholique ; comme si ce n’était pas une tradition de l’Église, de s’efforcer continuellement à maintenir distincts, mais aussi toujours unis, selon les justes principes, les deux Pouvoirs ; comme si, au contraire, le mélange entre le sacré et le profane ne s’était pas plus fortement vérifié dans l’histoire quand une portion de fidèles s’était détachée de l’Église. »[4]

Jean-Paul II renchérit : « Le principe de laïcité […] s’il est bien compris, appartient aussi à la Doctrine sociale de l’Église. Il rappelle la nécessité d’une juste séparation des pouvoirs (cf. Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, 571-572), qui fait écho à l’invitation du Christ à ses disciples : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Lc 20, 25). Pour sa part, la non-confessionnalité de l’État, qui est une non-immixtion du pouvoir civil dans la vie de l’Église et des différentes religions, comme dans la sphère du spirituel, permet que toutes les composantes de la société travaillent ensemble au service de tous et de la communauté nationale. »[5]

Quant au futur pape Benoît XVI, le cardinal Ratzinger, il expliquera où s’enracine cette saine laïcité : « La foi chrétienne a supprimé - sur la base du chemin de Jésus - l’idée de la théocratie politique. Elle a - en termes modernes - établi la sécularité d’un État dans lequel les chrétiens cohabitent, dans la liberté, avec des tenants d’autres convictions, une cohabitation ayant pour base, du reste, la responsabilité morale commune qui est donnée par la nature de l’homme, par la nature de la justice. De ceci, la foi chrétienne distingue le Royaume de Dieu, qui n’existe pas en ce monde en tant que réalité politique et ne peut exister comme tel, mais advient par la foi, l’espérance et la charité, et doit transformer le monde de l’intérieur. Dans les conditions actuelles du monde, le Royaume de Dieu n’est pas un royaume du monde ; il est plutôt un appel à la liberté de l’homme et pour la raison, un appui pour que celle-ci puisse accomplir sa propre tâche. les tentations de Jésus ont finalement pour motif cette distinction, le rejet de la théocratie politique, la relativité de l’État et le droit propre de la raison, en même temps que la liberté de choix, qui est garantie à tout homme. En ce sens, l’État laïc est un résultat de la décision chrétienne fondamentale, même s’il a fallu une longue lutte pour en comprendre toutes les conséquences. » Le cardinal Ratzinger ajoute que « le caractère séculier, « laïc », de l’État inclut en son essence » un équilibre entre raison et religion. La séparation entre la foui et la raison peut entraîner des « pathologies » de la religion ou de la raison.⁠[6]

En 2008, devant le président Sarkozy, le Souverain pontife reprendra une formule souvent employée alors dans les milieu politiques français: « laïcité positive ». Après avoir rappelé la célèbre réponse de Jésus sur la distinction des pouvoirs, Benoît XVI reprend la « belle expression » du Président sur la « laïcité positive » et ajoute : « En ce moment historique où les cultures s’entrecroisent de plus en plus, je suis profondément convaincu qu’une nouvelle réflexion sur le vrai sens et sur l’importance de la laïcité est devenue nécessaire. Il est, en effet, fondamental, d’une part, d’insister sur la distinction entre le politique et le religieux, afin de garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de l’État envers eux, et d’autre part, de prendre une conscience plus claire de la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences et de la contribution qu’elle peut apporter, avec d’autres instances, à la création d’un consensus éthique fondamental dans la société. »[7] Le pape reprendra une fois encore l’expression, le 1er janvier 2011, dans un contexte universel : « Dans le respect de la laïcité positive des institutions étatiques, la dimension publique de la religion doit toujours être reconnue. dans ce but, il est fondamental que s’instaure un dialogue sincère entre les institutions civiles et religieuses pour le développement intégral de la personne humaine et l’harmonie de la société. »[8]

Le pape François, d’une manière très lapidaire, dira : « un État doit être laïque. Les États confessionnels finissent mal. Cela va contre l’Histoire. […] une laïcité accompagnée d’une solide loi garantissant la liberté religieuse offre un cadre pour aller de l’avant. »[9]


1. In DC 1946, col. 1-7. Cf. TAWIL Emmanuel, La « saine laïcité », sources et réception, in Oikonomia, n° 2, juin 2019, pp. 12-14 ; PORTIER Philippe, L’Église catholique face au modèle français de laïcité, in Archives de sciences sociales des religions, 129, janvier-mars 2005.
2. A ce propos, les évêques rappelaient que « les souverains pontifes ont affirmé à maintes reprises que l’Église ne songeait nullement à s’immiscer dans les affaires politiques de l’État. Ils ont enseigné que l’Eta était souverain dans son domaine propre. Ils ont rejeté comme une calomnie l’ambition qu’une propagande perfide prête à l’Église de vouloir s’emparer du pouvoir politique et dominer l’État. Ils ont rappelé aux fidèles le devoir de soumission aux pouvoirs établis. »
3. Les évêques ajoutent : « Ce second sens, s’il est bien compris, est lui aussi conforme à la pensée de l’Église. Certes, l’Église est loin de considérer que cette division de croyances soit, en thèse, l’idéal, car nous qui aimons le Christ, nous voudrions que tous le connaissent, l’aiment et trouvent en lui et dans son Église leur lumière et leur force. Mais l’Église, qui veut que l’acte de foi soit fait librement, sans être imposé par aucune contrainte extérieure, prend acte du fait de la division des croyances ; elle demande alors simplement sa liberté pour remplir la mission spirituelle que lui a confiée son divin Fondateur. »
4. Allocution à la colonie des Marches de Rome.
5. Lettre aux évêques de France à l’occasion du centenaire de la loi de 1905, 11 février 2005.
6. Conférence « A la recherche de la paix », donnée à Caen (France) le 5 juin 2004 à l’occasion du 70e anniversaire du début de la seconde guerre mondiale.(Zenit, 2 septembre 2009).
7. Allocution lors de la cérémonie de bienvenue au Palais de l’Elysée, 12 septembre 2008, in DC, 2008, pp. 824-825.
8. Message à l’occasion de la Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2011, 8 décembre 2010, n° 9.
9. Entretien avec Guillaume Goubert et Sébastien Maillard, in La Croix, 16 mai 2016.

⁢a. Laïcité et laïcisme

Pour dissiper toute équivoque, il conviendrait d’employer laïcité dans le sens donné ci-dessus et laïcisme pour désigner cette autre « laïcité »⁠[1] qui, en France et en Belgique notamment, récuse, et à juste titre, toute forme de théocratie et le cléricalisme⁠[2] entendu comme domination et utilisation par les clercs , religieux ou non⁠[3], des pouvoirs publics mais qui dénonce aussi ce qu’elle appelle le « cléricalisme indirect ».

Cette « laïcité »-là que nous appellerons « laïcisme », veut confiner le religieux dans le domaine strictement privé et semble ne pas accepter que le croyant agisse, dans de justes limites, selon sa conscience, en public, pour reprendre les termes de Dignitatis humanae.

Dans la déclaration des évêques français citée plus haut, à côté des deux sens a acceptables du mot « laïcité », étaient dénoncés deux sens inacceptables. Celui tout d’abord d’« une doctrine philosophique qui contient toute une conception matérialiste et athée de la vie humaine et de la société » et d’« un système de gouvernement politique qui impose cette conception aux fonctionnaires jusque dans leur vie privée, aux écoles de l’État, à la Nation tout entière ». Celui ensuite traduit « la volonté de l’État de ne se soumettre à aucune morale supérieure et de ne reconnaître que son intérêt comme règle de son action. » Une telle laïcité serait « dangereuse, parce qu’elle justifie tous les excès du despotisme et provoque, chez les détenteurs du pouvoir, quel qu’il soit - personnel ou collectif - les tentations naturelles de l’absolutisme: elle conduit tout droit à la dictature. »[4]

Tel est le laïcisme épinglé par Jean-Paul II : « un type de laïcisme idéologique ou de séparation hostile entre les institutions civiles et les confessions religieuses. »[5] « Laïcisme idéologique », ajoutera le futur Benoît XVI, qui voudrait en quelque sorte établir un État de la pure raison, un État qui s’est coupé de toutes les racines historiques et ne connaît plus, dès lors, que les fondements moraux s’imposant à cette raison. Ainsi ne lui reste-t-il, à la fin, que le positivisme du principe de la majorité, et la décadence du droit qu’il entraîne, autant que celui-ci, au bout du compte, est régi par la statistique. Si les États de l’Occident s’engageaient tout entiers sur cette voie, ils ne pourraient à la longue résister à la pression des idéologies et des théocraties politiques. Un État, même laïc, a le droit, et même l’obligation de trouver son support dans les racines morales marquantes qui l’ont construit ; il peut et il doit reconnaître les valeurs fondamentales sans lesquelles il ne serait pas devenu ce qu’il est et sans lesquelles il ne peut survivre. Un État de la raison abstraite, anhistorique, ne saurait subsister. »[6] Nous voilà prévenus.

Rappelons que les constitutions civiles reconnaissent le droit de « manifester » sa religion. Tout le débat doit porter sur le sens que l’on donne à ce mot.

Le laïcisme⁠[7] ne contestera pas, en principe, l’organisation d’une messe en plein air sur un terrain privé ou concédé ou d’une procession dûment autorisée par l’autorité compétente. Ce sont des manifestations privées dans la mesure où elles ne s’adressent qu’aux seuls croyants et n’impliquent pas directement les pouvoirs publics, au delà du maintien de l’ordre, et ne touchent en rien à la stricte laïcité de l’État.

Le problème surgit lorsqu’une « manifestation » religieuse apparaît à l’intérieur de l’ »espace » public, au sens politique du terme. Sont en question alors, par exemple, la subsidiation des écoles confessionnelles, des ministres du culte, la présence de cours de religion dans les écoles de l’État ou d’émissions religieuses dans les medias officiels, la présence d’emblèmes religieux dans les tribunaux, l’évocation des saints dans les bulletins météorologiques, la liaison entre congés officiels et fêtes religieuses. En Belgique, se sont ajoutés à cette liste⁠[8] le problème de la participation des corps constitués aux Te Deum de la fête nationale et de la fête de la dynastie, la diffusion d’un discours du Roi à la veille de Noël ou encore la place privilégiée du primat de Belgique et du nonce apostolique dans l’ordre des préséances protocolaires. Nous pouvons appeler ce laïcisme, un laïcisme pratique que G. Coq pourrait définir comme « une certaine forme d’exclusion du fait religieux hors du champ de la laïcité »[9].

Le problème s’aggrave considérablement lorsqu’on refuse dans le discours « public » toute référence non seulement à une transcendance mais encore au bien commun ou au droit naturel considérés comme des notions religieuses. Nous sommes ici en présence d’un laïcisme idéologique.

A ce laïcisme idéologique, on peut opposer, en démocratie et saine laïcité, l’obligation d’écouter l’autre, « de débattre, de discuter des arguments sans refuser ou exclure l’autre »[10]. d’autant plus, comme nous l’avons vu, que les notions de bien commun et de droit naturel sont des notions philosophiques dont les bases existaient bien avant le christianisme. Il en est de même à propos de la notion de transcendance mais nous savons que, sur le terrain politique, l’Église n’a pas fait de la référence explicite à Dieu une question de vie ou de mort.

On se rappelle les discussions autour du texte de la déclaration universelle des droits de l’homme. Certains auraient voulu, entre autres, que Dieu soit évoqué dans le préambule mais Jean XXIII sans ignorer  »que certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et fait l’objet de réserves justifiées » n’a pas hésité à saluer officiellement cette Déclaration « comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale ».⁠[11]

De même, en 1958, en France, un certain nombre de catholiques se sont inquiétés du projet de constitution qui allait donner sa charte à la Ve république parce qu’il ne faisait aucune mention de Dieu et que la France était définie comme « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». L’Église répondit que ce texte « doit être jugé dans son ensemble, en tenant compte de la situation actuelle du pays et en se plaçant dans la perspective du Bien commun »[12]. Et Monseigneur Guerry, archevêque de Cambrai, spécialiste de la doctrine sociale de l’Église, déclara que rejeter la constitution proposée serait une « décision imprudente, parce que, s’il est vrai que la reconnaissance de l’autorité de Dieu est un élément essentiel du Bien Commun, la décision néglige délibérément l’examen de tous les autres éléments du Bien Commun (politiques, civiques, sociaux). Imprudente aussi en ce sens qu’elle ne fait pas intervenir la prudence[13] pour tenir compte des possibilités et des chances de succès d’une telle revendication à l’heure présente dans un pays dominé par le laïcisme officiel depuis si longtemps »[14]. Ne peut-on faire une remarque semblable aux catholiques qui, en 2001, se sont scandalisés de la suppression d’une référence à « l’héritage chrétien » dans le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ? Certes, en agissant ainsi, on gomme un fait reconnu par les penseurs de tous bords, mais, une fois encore, l’essentiel n’est-il pas ailleurs ?

Monseigneur Guerry, pour revenir à lui, avait bien fait la distinction entre la « saine laïcité » et le laïcisme.

Quelques années avant Vatican II, il écrit : « La laïcité de l’État peut et doit être comprise comme l’affirmation de son autonomie dans son domaine propre de l’ordre temporel, dans l’exercice de ses fonctions et de ses services de l’ordre politique, économique, administratif, judiciaire, militaire, scolaire, etc. » Mais il faut la distinguer de la « doctrine philosophique du laïcisme que l’État voudrait imposer aux consciences dans ses écoles, ses administrations, ses services publics, laïcisme allant jusqu’à la négation formelle de Dieu, de sa loi morale, de l’Évangile et parfois une lutte contre l’Église, qu’il présente comme voulant imposer aux sociétés modernes sa domination universelle ».

Ce laïcisme-là est contraire au principe de laïcité qui déclare l’État incompétent en matière religieuse et donc aussi en matière irréligieuse.⁠[15]

Ajoutons encore que Monseigneur Guerry rappellera, comme le fera Jean-Paul II dans Centesimus annus, que « le refus de l’État de reconnaître une morale supérieure universelle fondée sur la loi naturelle conduit directement à l’absolutisme ».⁠[16]

Dans le chapitre suivant, nous reviendrons sur cette notion de « loi naturelle » qui est inévitable dans toute discussion sur l’ »État de droit » et qui devrait nous éclairer sur ce minimum éthique nécessaire à la cohérence sociale et à l’humanisation des sociétés.

Pour ce qui est du « laïcisme pratique », il n’est pas possible de rejeter en bloc toutes ses exigences. Sont, en fait, perçues comme laïcistes certaines prises de position qui découlent de la saine laïcité de l’État, du simple fait qu’elles sont défendues par des adeptes du laïcisme idéologique.

Pour nous en tenir, tout d’abord, au cas de la Belgique, il faut, dans ce pays plus qu’ailleurs peut-être, apprendre à dépasser les susceptibilités religieuses et anti-religieuses pour tenter de raisonner à partir de l’exigence laïque du temporel et de la nécessité chrétienne d’annoncer et de manifester « la bonne nouvelle ».⁠[17] Il ne faut jamais oublier non plus que l’Esprit souffle où il veut.

Un certain nombre de prises de position laïques peuvent se justifier même si elles sont sous-tendues par une certaine animosité anti-religieuse et manquent de sérénité.

Ainsi en est-il, pour moi, de l’ »affaire des crucifix » dans les lieux publics (écoles officielles, hier, et tribunaux, aujourd’hui). Paul Nicolas s’indigne de la volonté de les supprimer en soulignant qu’ils ne sont « pas uniquement un symbole religieux mais aussi un symbole culturel »[18]. Personne n’est dupe de cette argumentation qui prétend déplacer le problème. Certes, la référence chrétienne est fondamentale dans la culture occidentale mais à côté d’autres références qui pourraient aussi réclamer une place dans les lieux publics. Ou bien toutes les références doivent être représentées -mais quel est l’intérêt à cet endroit ?- ou aucune et, dans ce cas, il serait logique de faire disparaître aussi les symboles maçonniques qui ornent le Palais de Justice de Bruxelles.⁠[19]

Les Te Deum chantés chaque année le 21 juillet pour la fête nationale et le 15 novembre pour fêter la dynastie ont aussi suscité régulièrement des critiques. Le 15 novembre 2001, le cardinal Danneels régla le problème d’heureuse manière en invitant personnellement les autorités et ambassadeurs à assister à cette cérémonie en lieu et place du ministre de l’intérieur qui, jusque là, exécutait cette tâche. Cette mesure calma les esprits. La cérémonie fut considérée comme privée, respectueuse donc de la laïcité de l’État et n’empêcha pas les autorités conviées d’être présentes comme jadis, l’âme plus légère sans doute.

On peut évoquer aussi la volonté de détacher les congés officiels des fêtes religieuses. Dans cet esprit, les congés de Toussaint, Noël et Pâques sont devenus congés d’automne, d’hiver et de printemps. Mais les usages ont la vie dure surtout lorsqu’ils sont ancrés dans toute la population et pas seulement parmi les croyants. Les incroyants aussi fleurissent les tombes à la Toussaint. Noël et Pâques sont également festifs même si ces fêtes se limitent à des réunions de famille et d’amis et si le sapin, la bonne table, l’évocation de la paix, les œufs, les lapins ou, dans tous les cas, l’échange de cadeaux, l’emportent sur la célébration de l’incarnation et de la rédemption. Face à cette réalité, s’indigner de ce que le Roi adresse son message traditionnel la veille de la Noël est stupide. Pourquoi alors les pouvoirs publics installent-ils des sapins à tous les coins de rue ou encore des guirlandes lumineuses souhaitant « bonnes fêtes » ?

Par contre, l’idée d’instituer une fête officielle nouvelle (la fête des Communautés, par exemple) au détriment d’une fête religieuse chômée (le fête de l’Ascension, par exemple) peut être considérée comme une atteinte à la liberté religieuse dans la mesure où nul ne peut être empêché de manifester sa religion par le culte et les rites.

La non-confessionnalité de l’État pose toutefois trois problèmes plus délicats et plus importants à la conscience chrétienne : l’accès aux media, le statut de l’école confessionnelle et celui de l’Église⁠[20].

Certains se sont parfois indignés de l’évocation des saints dans les bulletins météorologiques sur les antennes publiques. On peut considérer cette attitude comme un enfantillage dans la mesure où fêter un prénom appartient à la tradition populaire comme la référence à un proverbe ou un dicton liés à certaines dates du calendrier. On sait aussi que la Saint Eloi et la Sainte Barbe sont l’occasion de joyeuses libations auxquelles ne sont pas prêts de renoncer les travailleurs incroyants concernés.

Mais il y a plus grave. En 2001, plusieurs observateurs ont mis en évidence une tendance, en Europe, à réduire la place du religieux à la radio et à la télévision⁠[21]. Face aux déficiences reprochées aux services publics, certains mettent leurs espoirs dans la création de chaînes religieuses financées par les croyants, à l’exemple de KTO, chaîne de télévision lancée par l’archevêché de Paris. Une telle démarche pose problème au delà de sa rentabilité problématique : en effet, elle risque de ne s’adresser qu’aux convaincus⁠[22] et de décharger le service public de ses responsabilités. d’une part, la bonne nouvelle doit être annoncée à tous et, d’autre part, précisément, un service public de communication dans une société pluraliste doit s’adresser à tous, amateurs de fictions, de débats, de documentaires, de sport ou de spiritualité. Il me paraît donc indispensable de tout mettre en œuvre pour conserver sur les antennes publiques une place aux religions tout comme d’ailleurs, en Belgique du moins, les radios et télévisions offrent un espace d’expression à la « laïcité organisée », athée et militante. « Si le religieux, explique Ph. Mawet⁠[23], n’a plus sa place dans l’espace public, on dénature l’homme parce qu’on occulte son horizon de transcendance ». Pour lui, il est nécessaire « de rendre compte de la manière dont les croyants sont partie prenante de décisions dans la société d’aujourd’hui ». De son côté, le directeur de la RTBF assure que la chaîne publique fait son devoir en matière d’ »émissions concédées »[24] et ne peut faire plus : « faire plus serait difficile. Et d’abord à cause du coût. C’est aussi ce qui explique l’horaire tardif de certaines émissions concédées : elles ne rapportent rien en publicité ». Toutefois, ajoute-t-il, « la mission du service public n’est pas de se limiter aux émissions rentables. Parce qu’il y a un public qui le demande, nous diffusons tous les quinze jours en télévision des messes qui nous coûtent cher en frais de transmission ou de production. Or, aucun décret ne nous y oblige. Nous maintenons avant tout ce choix de service public : c’est un point sur lequel nous n’ouvrons même pas le débat. C’est aussi par souci de cette mission de service public que nous tenons à l’émission « Noms de dieux » d’Edmond Blattchen. Un fleuron de notre maison…​ Même si son audience reste limitée ».⁠[25] C’est une vision qui doit être encouragée et qui, d’ailleurs, en Belgique, repose sur des textes officiels⁠[26].

Sont manifestes, néanmoins, certaines « déficiences » dans la pratique du respect des diverses opinions du public. Trop souvent, le chrétien est confronté à des informations partielles ou partiales en matières religieuse et morale, à des débats tronqués ou orientés, à des programmations choquantes à certaines dates hautement symboliques⁠[27].

Un code de « bonne conduite » ne serait pas superflu ou la création d’un organisme officiel de l’Église qui protesterait contre les agressions et falsifications typiques⁠[28]. Pourquoi, pourrait-on, en effet, se moquer impunément des chrétiens alors que la moindre trace d’antisémitisme, de racisme, de xénophobie est, à juste titre, punissable ?


1. Cf., pour la Belgique : Histoire de la laïcité, sous la direction scientifique d’Hervé Hasquin, Ed. De l’Université de Bruxelles, 1979. Cf. également SÄGESSER Caroline et COOREBYTER Vincent de, Cultes et laïcité en Belgique, Dossiers du CRISP, n° 51, 2000. Les auteurs y donnent quelques précisions sur le sens des mots « laïque » et « laïcité » : «  »Laïc » et « laïque » : souvent confondus, ces deux termes ont pourtant un sens distinct. Le terme de « laïc » désigne un chrétien qui ne fait pas partie du clergé. Le terme de « laïque » désigne les mouvements de pensée, les organisations et les personnes qui se réclament des valeurs du libre examen et de la libre pensée, sont favorables à une stricte neutralité religieuse de l’État et des pouvoirs publics, veulent soustraire l’élaboration des lois à l’influence de doctrines religieuses, etc. La « laïcité organisée » désigne donc une forme de structuration, reconnue par les pouvoirs publics, du mouvement de pensée laïque en général ; ses objectifs débordent aujourd’hui de la lutte contre la prédominance de l’Église ». (op. cit., p. 11).
2. « Si le cléricalisme est l’immixtion du clergé dans le domaine politique de l’État ou cette tendance que pourrait avoir une société spirituelle à se servir des pouvoirs publics pour satisfaire sa volonté de domination, nous déclarons bien haut que nous condamnons le cléricalisme comme contraire à l’authentique doctrine catholique » (Déclaration de l’épiscopat français, le 13 novembre 1945, cité in SEMEN Y., op. cit., p. 31).
3. HASQUIN Hervé, in Histoire de la laïcité, Centre d’action laïque, Université de Bruxelles, 1981, p. VIII.
4. Cf. TAWIL Emmanuel, op. cit..
5. Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Europa, 2003, n° 117, in DC 2003, p. 706.
6. Conférence « A la recherche de la paix », op. cit..
7. Dans l’encyclique Quas primas (1925), Pie XI appelle le laïcisme « la peste de notre époque ». Sa description pèche par son imprécision : « On commença (…) par nier la souveraineté du Christ sur toutes les nations ; on refusa à l’Église le droit - conséquence du droit même du Christ - d’enseigner le genre humain, de porter des lois, de gouverner les peuples en vue de leur béatitude éternelle. Puis, peu à peu, on assimila la religion du Christ aux fausses religions et, sans la moindre honte, on la plaça au même niveau. On la soumit, ensuite, à l’autorité civile et on la livra pour ainsi dire au bon plaisir des princes et des gouvernants. Certains allèrent jusqu’à vouloir substituer à la religion divine une religion naturelle ou un simple sentiment de religiosité. Il se trouva même des États qui crurent pouvoir se passer de Dieu et firent consister leur religion dans l’irréligion et l’oubli conscient et volontaire de Dieu ». (Marmy, 1089-1090)
8. Cf. NICOLAS Paul, Majorité arc-en-ciel, laïcité militante…​ : voici le temps des anti-calotins, in Cohérence, n° 125, juillet-septembre 2001, pp. 4-23.
9. Op. cit., p. 39.
10. Id., p. 47.
11. PT, n° 141.
12. Assemblée des Cardinaux de France, 17-9-1958, in SEMEN Y., op. cit., p. 43.
13. Pour le sens exact de la vertu de prudence, cf. dernière partie.
14. Quinzaine diocésaine de Cambrai, 21-9-1958, DC, 1958, col. 1270, in SEMEN Y., op. cit., pp. 44-45.
15. On peut lire le dossier Liberté religieuse et laïcité, DC, Hors série, n°9, octobre 1997 et notamment MADELIN H., Vatican II et la perspective laïque, pp. 14-19.
16. La doctrine sociale de l’Église, Bonne presse, 1959, p. 36.
17. Ce cas est intéressant parce qu’en Belgique, au contraire de la plupart des pays du monde, la franc-maçonnerie irrégulière représentée par le Grand-Orient, est majoritaire et a évolué d’un anticléricalisme compréhensible à certains points de vue vers une attitude anti-catholique et anti-religieuse. Ce n’est qu’aujourd’hui que semble se renouer timidement un dialogue nécessaire.
18. Op. cit., p 21. L’auteur cite la protestation du cardinal Danneels : « Est-ce si mauvais que cela de mettre au-dessus de la tête des juges un homme en croix, dont le monde entier accepte, croyants et incroyants, qu’il a été condamné injustement » ; et celle du P. Boeykens soulignant que « les crucifix dans les palais de justice ne sont pas seulement une question d’Église et d’État, il s’agit de quelque chose qui est plus large et plus important : la culture. Un crucifix renvoie à notre culture occidentale ».
19. Les ministres de la justice, Melchior Wathelet (social-chrétien) et Marc Verwilghen (libéral) qui défendirent, dans les années 90 et 2000 l’idée de supprimer les symboles religieux recommandèrent tout de même d’épargner les œuvres qui ont une valeur artistique reconnue (cf. NICOLAS Paul, op. cit., p. 8). Par là même, ne reconnaissaient-ils pas le principe de l’exception culturelle ?
20. Nous ne traiterons pas ici du problème des partis politiques chrétiens. Nous l’aborderons en parlant de l’action politique du laïcat .
21. Nous nous référerons ici à DELHEZ Ch., La religion, affaire privée, in Dimanche, n° 45, 2-12-2001.
22. La RCF (radio catholique francophone) affirme toutefois que « plus de la moitié des auditeurs sont non pratiquants ou non chrétiens » (Tract publicitaire, fin 2001). Il serait intéressant de connaître les proportions. .
23. Directeur de la RTCB (radio télévision catholique belge), cité par DELHEZ Ch., op. cit…​ La RTCB diffuse sur les antennes de la RTBF l’émission « Le cœur et l’esprit’, en radio (chaque dimanche) et en télévision (tous les 15 jours). La RCF (radio catholique francophone) émet 24h sur 24, 5 jours par semaine mais ne pouvait, en 2001, être captée qu’à Bruxelles et à Bastogne puis s’est étendue à Liège et à Namur.
24. En 2020, parmi les « émissions concédées » : « En quête de sens » qui accueille tour à tour les émissions Libres, ensemble (Centre d’action laïque), Il était une Foi (CathoBel), Présence Protestante (Association protestante de radio et télévision), Orthodoxie (Église orthodoxe de Belgique), Shema Israël ( Consistoire central israélite de Belgique). Par ailleurs, la RTBf diffuse en direct la messe, le dimanche sur la deux. Les cultes protestant et israélite, les fêtes de la jeunesse laïque sont retransmis en différé sur la Deux.
25. Cité par DELHEZ Ch., op. cit.. L’émission d’Edmond Blattchen s’est terminée en 2015.Une autre émission philosophique et religieuse a pris le relais : Et Dieu dans tout ça ?.
26. Un arrêté du gouvernement de la Communauté française (31-5-2000) précise que ce gouvernement peut reconnaître, en radio comme en télévision, « des associations philosophiques ou religieuses, parmi celles représentatives des courants philosophiques ou des cultes reconnus par le Ministère de la Justice, en tenant compte de l’importance et des titres des associations demanderesses » (Art. 2, §2). Cette reconnaissance est accordée pour 5 ans. Il est précisé dans le contrat de gestion de la RTBF que « l’entreprise diffuse, tant en radio qu’en télévision, aux jours et heures d’écoute appropriés, des émissions de culte » (Art. 19 de l’arrêté du 14-10-1997). En 2000, les subventions et le temps d’émission accordés, tant en radio qu’en télévision, au culte catholique et à la laïcité étaient rigoureusement semblables : 40% des subventions et 41,9% du temps, en TV, pour chacun ; 35,4 % et 36,6 % en radio. Les autres cultes, protestant, israélite et orthodoxe (celui-ci uniquement en radio) se partagent les restent suivant leur importance respective. En Communauté flamande, la situation est pratiquement identique tandis qu’en Communauté germanophone seuls le culte catholique (78% des subventions) et le culte protestant (22%) se partagent les émissions philosophiques. (Cf. HUSSON J.-Fr., Le financement des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques, Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1703-1704, 2000, pp. 35-38).
27. Il fut un temps où la RTBF, à Noël et à Pâques, diffusaient, par exemple, un film à caractère religieux. Etait-ce trop sur 365 jours ?
28. Existe, en France, l’association « Croyances et libertés ». Fondée en 1996, à l’initiative des évêques français réunis à Lourdes en Assemblée plénière, cette association a pour objet « de défendre d’une part la liberté religieuse, le droit au respect des croyances, d’autre part les dogmes, les principes, la doctrine de l’Église catholique ainsi que ses institutions.
   Dans le cadre de cet objet, elle se donne notamment pour mission de protéger et de défendre les catholiques des atteintes à leurs sentiments religieux ou à leurs convictions religieuses, qu’ils pourraient subir par la voie de la radio, de la presse, du film, de la télévision, de l’image ou de tout autre support.
   Elle se donne aussi pour mission de défendre et de promouvoir la notion de dignité humaine telle qu’elle est enseignée par l’Église catholique.
   Elle a aussi pour objet de faire connaître et défendre la pensée chrétienne et les positions de l’Église catholique face aux grandes questions de notre temps.
   Elle se propose, en outre, de lutter contre toutes les formes de racisme, c’est-à-dire contre toutes les formes de discrimination fondée sur l’origine ou l’appartenance ou la non -appartenance soit à une race, soit à une ethnie, soit à une nation, soit à une religion déterminée.
   Dans ce cadre, elle se propose d’agir par toutes les voies de droit et notamment sur le plan judiciaire. (…) » (Art. 3 des statuts, in DC n° 2155, 2 mars 1997, p. 232).
   Le droit français garantit le respect des sentiments religieux dans les medias sous un double aspect:
   « -d’une part, l’atteinte aux sentiments religieux est susceptible de sanction. Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel peut suspendre, ou retirer, une autorisation d’exploitation d’un service de communication audiovisuelle. Le Conseil constitutionnel lui a expressément reconnu ce pouvoir de sanction. Les tribunaux répriment toute diffamation religieuse. Les mêmes tribunaux sanctionnent tout affichage publicitaire qui constituerait « un outrage flagrant aux sentiments religieux ». Les tribunaux statuant en matière civile, saisis selon la procédure des référés, sont par ailleurs amenés à rechercher si des publications ou des affichages publicitaires sont constitutifs d’un trouble manifestement illicite au sens de l’article 809 du NCPC, par « l’outrage flagrant aux sentiments religieux » qu’ils réaliseraient.
   -d’autre part, l’État s’engage positivement à assurer la liberté d’expression des grandes religions en France par l’intermédiaire du secteur public de l’audiovisuel. La loi de 1986, modifiée en 1989, relative à la communication audiovisuelle, prévoit expressément (art. 56) des émissions à caractère religieux diffusées par les chaînes publiques, prises en charge par le service public et réalisées sous la responsabilité des représentants des principaux cultes. De fait, la chaîne publique France 2 diffuse le dimanche des émissions catholique, israélite, orthodoxe, musulmane et bouddhiste. L’expression des convictions philosophiques non religieuse - telle la libre pensée - est assurée par Radio France au titre du pluralisme des courants de pensée ».( GAUDEMET-BASDEVANT B., La jurisprudence constitutionnelle en matière de liberté confessionnelle et le régime juridique des cultes et de la liberté confessionnelle en France, Rapport du Conseil constitutionnel français, XIe Conférence des Cours constitutionnelles européennes, 1998, (conseil-constitutionnel.fr/internat/ccce/libconf/index.htm).

⁢iv. L’école

Comme nous l’avons déjà vu, l’existence d’écoles confessionnelles pose un problème à l’État laïc.

En Belgique, l’article 17 de la Constitution, modifié le 15 juillet 1988 stipule : « La Communauté assure le liberté choix des parents » (§1) et « Chacun a droit à l’enseignement dans le respect des libertés et droits fondamentaux. L’accès à l’enseignement est gratuit jusqu’à la fin de l’obligation scolaire » (§3). Ces deux principes obligent les pouvoirs publics à subventionner l’enseignement libre qu’il soit confessionnel ou non.

Toutefois, à l’origine, l’article 17 de la Constitution se contentait d’affirmer : « L’enseignement est libre ; toute mesure préventive est interdite ; la répression des délits n’est réglée que par la loi » (§1). Comme l’écrivait un juriste en 1955: « Une interprétation logique de la Constitution commande de conclure au caractère purement supplétif de l’enseignement officiel par rapport à l’enseignement libre »[1]. Mais, progressivement s’est insinuée l’idée d’une école unique, pluraliste. Cette évolution a été favorisée, en 1988, par la reconnaissance constitutionnelle du seul réseau officiel⁠[2] mais aussi par le subventionnement lui-même qui a été progressivement assorti d’exigences portant notamment sur les programmes, la transparence des comptes, l’obligation d’inscription des élèves, le statut des enseignants⁠[3]. Subventionnée, en 2001, à 92% et de plus en plus conforme au modèle officiel, l’école libre confessionnelle, toujours majoritaire, dans le contexte général de la déchristianisation, a perdu beaucoup de son caractère spécifique. On assiste objectivement à une convergence de plus en plus grande entre les réseaux⁠[4].

En France, depuis le XIXe siècle, des mesures radicales ont été prises pour laïciser l’enseignement : les édifices (suppression des emblèmes religieux), le personnel et les programmes⁠[5]. Du coup, l’école catholique s’est privatisée. Toutefois, lorsqu’après le baby-boom des années 50, il n’y eut plus assez de places dans l’enseignement public, la loi Debré du 31 décembre 1959 a prévu des contrats d’association avec les écoles privées⁠[6]. Celles-ci peuvent recevoir des aides publiques pour assurer leur service d’éducation (rémunération des maîtres par l’État et prise en charge des dépenses de fonctionnement comme pour les établissements publics) mais à condition d’intégrer certains paramètres officiels : accueillir tout le monde, suivre les programmes publics, accepter le contrôle d’inspecteurs publics, respecter la liberté de conscience des élèves et préparer les élèves aux diplômes et examens selon les programmes nationaux⁠[7]. Dans ces écoles, « l’enseignement dispensé reste neutre, mais le contexte dans lequel il s’insère fait ressortir le caractère propre de l’établissement, que les maîtres sont tenus de respecter »[8].

Ces attitudes politiques ne sont pas universelles et ne sont pas idéales car, dans les deux cas, l’État étouffe en fait la liberté qu’il proclame et tente de se poser comme l’unique éducateur. Il est reconnu pourtant que « les parents ont, par priorité le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants »[9] et que « l’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement, conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques »[10].

Comme le confirme Mgr Eyt, « …l’État n’est pas premier dans le domaine de l’éducation. Il lui revient certes un rôle décisif mais les familles, les associations libres de citoyens, l’Église qui peut inspirer certaines de ces associations…​ ont une responsabilité indiscutable. Elles ont le droit et le devoir de l’exercer. La responsabilité première de l’éducation incombant aux parents, ceux-ci peuvent la déléguer partiellement. Ils ne peuvent jamais y renoncer, en faveur de qui que ce soit.

L’État est au service de l’exercice de cette responsabilité. Il ne saurait la revendiquer ni en totalité ni comme lui revenant en priorité ni, à plus forte raison, comme excluant tout autre partenaire : parents, associations libres de parents, Église et, en son sein, Congrégations…​ »[11]

L’État a donc un rôle subsidiaire. Reste à définir ses fonctions en la matière. On peut penser que « l’État devrait :

-élaborer les politiques nationales (durée de la scolarité obligatoire, partie du budget affecté à l’éducation, etc.) ;

-établir des normes minimales de fonctionnement et de programmes, au delà desquelles, libre cours pourrait être laissé aux initiatives ;

-mettre en place les moyens de financement ;

-effectuer et coordonner les études de recherches nécessaires en matière d’enseignement ;

-et enfin, conserver un certain rôle de gestionnaire, afin en particulier de pouvoir se substituer à d’éventuelles carences locales. »[12]

Pour éviter que, par le biais du financement, l’État ne rêve à nouveau de tout contrôler et diriger, certains proposent l’instauration d’un système de « chèques scolaires » accordés aux familles suivant le nombre et l’âge des enfants.⁠[13] Ce système a été instauré en Russie en juillet 1992, en Suède et en Bulgarie. En 1999, il était question aussi de le mettre en place en Italie.

De toute façon, comme le fait judicieusement remarquer une juriste, le principe de la liberté d’enseignement « suppose la liberté d’enseigner, ainsi que la liberté pour les parents d’envoyer les enfants à l’école de leur choix. Pour que ce choix soit effectivement libre, il faut qu’il existe, en fait comme en droit, une similitude de traitement entre les différents secteurs scolaires, ce qui implique en pratique une certaine aide de l’État au fonctionnement de l’école privée ».⁠[14]


1. VISSHER P. de, Les principes constitutionnels en matière d’enseignement, in Revue politique, 1955, p. 101. Cf. également PETITJEAN A., En Belgique : la liberté d’enseignement, Action des parents, sd..
2. « La Communauté organise un enseignement qui est neutre » (§1).
3. En 2001, en Communauté Wallonie-Bruxelles, le protocole d’accord dit « de la St Boniface », entre la majorité socialiste, libérale, écologiste (PS, PRL-FDF-MCC, Ecolo) et l’opposition sociale-chrétienne (PSC), qui prévoit « l’augmentation des subventions de fonctionnement octroyées aux écoles des réseaux subventionnés » précise que « l’obligation d’accepter l’inscription de tous les élèves qui partagent le projet pédagogique sera imposée aux écoles libres subventionnées.
   Enfin, la transparence sera assurée par des mesures de contrôle des comptes comparables à celles prévues par le projet de loi sur les ASBL, et par une obligation d’information du conseil d’entreprise ou son équivalent ».
4. En Flandre aussi, le débat sur le rapprochement des réseaux s’est ouvert en 2002. Certains demandant une plus grande collaboration, d’autres voulant lier l’égalité de financement au pluralisme. (Cf. MOUTON Olivier, En Flandre, le pluralisme suscite la fièvre, in La Libre Belgique, 30-1-2002).
5. Font exception certains territoires d’outre-mer comme les îles Wallis et Futuna où l’enseignement est confié à une mission catholique (Pères de Ste Marie et les trois départements d’Alsace-Moselle. Ici, les écoles primaires « sont, en principe, confessionnelles : catholiques, protestantes, parfois israélites. Une heure hebdomadaire d’enseignement religieux fait partie du programme. Les enfants peuvent en être dispensés sur demande des parents. En pratique, la plupart des écoles sont devenues interconfessionnelles ». Dans l’enseignement secondaire, des professeurs de religion « dispensent aux élèves une heure hebdomadaire d’enseignement religieux dans la religion de leur choix. Une petite minorité d’entre eux sont rémunérés sur budget de l’État ; les autres sont à charge des familles ou du diocèse ou sont bénévoles. Cette instruction religieuse n’est obligatoire que si les élèves y sont régulièrement inscrits. Ceux qui ne suivent pas ces cours ne suivent pas, à la place, quelque enseignement civique que ce soit » (GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit.).
6. Dans son Rapport à l’Assemblée plénière de la Conférence des évêques de France, en novembre 1994, Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, note que « l’école catholique est de plus en plus considérée, par les différents gouvernements, comme un partenaire loyal qui, dans le respect de son caractère propre, apporte une contribution importante au service public d’éducation » (DC n°2105, 4-12-1994, p. 1056). De son côté, J.-P. Chevènement avoue qu’on est arrivé à un compromis à l’« équilibre délicat, essentiel au maintien de l’idée du service public et garant de l’égalité au moins tendancielle de tous les citoyens devant l’éducation » (DC n° 2173, 4-1-1998, pp. 12-16).
7. Existent deux types de contrat : le contrat d’association dont on vient de parler, qui est le plus fréquent et le contrat simple par lequel « l’établissement garde une certaine autonomie d’organisation et de répartition dans le volume horaire de chacune des matières enseignées » (GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit.). Subsistent , en petit nombre, des écoles privées hors contrat où le contrôle se limite « aux titres exigés des directeurs et des maîtres, à l’obligation scolaire, au respect de l’ordre public et des bonnes mœurs, à la prévention sanitaire et sociale » (art. 2 de la loi du 31-12-1959).
8. GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit..
9. Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948, art. 26.
10. Convention internationale, 1951, art. II.
11. Le principe de laïcité est-il universel ?, in DC n° 2190, 18 octobre 1998, pp. 873-875.
12. GISCARD d’ESTAING Olivier (Fondateur de l’INSEA-Institut européen d’administration des affaires), in Informations, 12-4-1971, p. 281. Il s’agit d’un résumé des idées défendues par le même auteur dans Education et civilisation, Fayard, 1971. Mgr Eyt ne dit pas substantiellement autre chose : « le service de l’État s’inscrit dans les responsabilités de celui-ci : il pourvoit au bien commun matériel, à l’ordre public, à l’équité entre les citoyens, il garantit la compétence scientifique des enseignants, les conditions d’exercice de la liberté, de l’instruction religieuse (temps pour la catéchèse, aumôneries…​) » (op. cit., id.).
13. Cf. LEPAGE H., Demain le capitalisme, Pluriel-Livre de poche, 1978, pp. 287 et svtes. L’auteur attribue la paternité de ce système au cardinal Bourne, en Angleterre, en 1926. Or, le ministre des Sciences et des Arts, F. Schollaert avait déjà proposé un « bon scolaire », en Belgique, en 1911 ( PETITJEAN A., op. cit., pp. 11-12). Cf. également, Le bon scolaire, Une idée qui fait son chemin, Action familiale et scolaire, Tiré à part, 1986 ; CALLENS G. et M.-H., MEEUS Chr. de et RENARD B., Le subventionnement de l’enseignement, Le chèque scolaire : Une solution à notre crise ?, UCL, Faculté de droit, 1991. Outre d’assurer le libre choix des parents, le système a aussi l’intérêt d’avoir trouvé des partisans dans les différentes familles politiques : chez les socialistes (MOLLET Guy, France, 1965, in Europrospections, n°13, supplément), chez les sociaux chrétiens (le ministre belge HUMBLET, in La Vanguardia española, 30-3-1977), chez les libéraux (Proposition de loi, en France, 1979, n°1424, art.21). De nombreux économistes y ont adhéré : Milton Friedman, David Friedman, Ralph Harris, Arthur Seldon ainsi que le 6e Congrès des économistes belges de langue française, à l’ULB, le 30-1-1984.
14. GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit..

⁢a. Le financement des cours philosophiques.

En Belgique⁠[1], dans les écoles officielles, les élèves ont, dans leur grille-horaire, le choix entre l’enseignement de différentes religions reconnues⁠[2] et de la morale non confessionnelle⁠[3], à raison de deux heures par semaine durant toute la période de scolarité obligatoire. La loi du Pacte scolaire du 29-5-1959 a consacré et clarifié une situation qui existait depuis le XIXe siècle et, en 1988, la Constitution a inscrit cette obligation en son article 24 (anciennement 17). Au contraire de ce qui se passe pour des cours de morale non confessionnelle, les programmes, les désignations de professeurs et l’inspection sont du seul ressort des « organes chefs de culte respectifs ». Notons encore qu’après les examens, les décisions des professeurs de cours philosophiques ne sont pas soumis à délibération.

A l’intérieur des universités catholiques (UCL et KUL)subventionnées comme les autres universités libres, les étudiants en théologie, sciences religieuses et droit canon, sont comptabilisés comme les autres étudiants. De même, les pouvoirs publics financent la Faculté de théologie protestante et l’Institut du judaïsme.

Il est heureux que cette situation ne soit pas exceptionnelle en Europe occidentale. On la retrouve sous des formes plus ou moins semblables un peu partout sauf en France, victime d’une laïcité très fermée, à l’exception des deux diocèses de Strasbourg et de Metz soumis au Concordat de 1801⁠[4].

En France donc⁠[5], un cours d’« instruction morale et civique » remplaça dès 1882 le cours d’ »instruction morale et religieuse » qui était obligatoire depuis 1850. Toutefois, pour respecter le principe du libre exercice des cultes par les élèves, les pouvoirs publics, dès 1905, durent prendre en charge des services d’aumônerie dans les établissements où cette institution était nécessaire (comme les internats) et dans le respect des horaires de l’enseignement public⁠[6].

Aujourd’hui, si des voix réclament l’intégration de l’instruction religieuse dans les rythmes scolaires⁠[7], de très nombreuses personnes, catholiques ou non, croyantes ou non réclament un enseignement sur les religions vu leur intérêt culturel et éducatif.⁠[8]

En Belgique aussi, certains ont réclamé l’instauration d’un cours pluraliste d’histoire des religions mais pour remplacer les cours philosophiques existants. C’est le même esprit qui en a poussé d’autres à souhaiter un cours d’éducation citoyenne ou encore un cours de philosophie. Cette dernière proposition qui fut soutenue énergiquement par le gouvernement « arc-en-ciel » en ce début de XXIe siècle a provoqué l’opposition massive des professeurs de religion et de morale non confessionnelle. On peut penser, bien sûr, à un réflexe « alimentaire » mais bien des défenseurs de l’enseignement officiel estiment qu’il ne faut pas « dissuader certains parents soucieux de l’éducation religieuse de leurs enfants de choisir l’enseignement officiel »[9] et qu’il vaut mieux maintenir les cours philosophiques dans leur état actuel.

Il n’empêche qu’à partir de 2016, les parents ont dû choisir, dans l’enseignement officiel, entre une heure de philosophie/citoyenneté plus une heure de religion/morale ou deux heures de philosophie/citoyenneté. Durant l’année scolaire 2018-2019, plus de 40.000 élèves de l’enseignement obligatoire n’ont suivi de cours ni de morale ni de religion.

Afred Hernandez, directeur général de l’OIDEL⁠[10], a remarqué qu’ »on se rend compte de plus en plus dans les pays européens de l’importance des valeurs religieuses, et de la nécessité d’une éducation sur les valeurs sociales fortes.

Il faut envisager l’enseignement des religions d’une manière différente de l’éducation laïque traditionnelle qu’on a connue dans nos sociétés. On ne peut pas envisager la laïcité dans les mêmes termes qu’avant. Dans le contexte multiculturel d’aujourd’hui, il faut s’appuyer sur les traditions religieuses plurielles pour faire vivre la société.

Le philosophe Luc Ferry a déclaré que la laïcité a tenu parce qu’il y avait un substrat chrétien, mais qu’elle a lâché quand il a disparu. Ce substrat permettait une coexistence pacifique. On ne peut pas faire tenir la société occidentale sans référence aux valeurs judéo- chrétiennes fondatrices. Une éducation aux valeurs qui est dépourvue de ces racines ne peut pas être efficace.

En matière de liberté d’enseignement, le défi sera le suivant : au lieu de se refuser à parler des valeurs religieuses, on y éduquera, mais on éduquera aussi à la tolérance mutuelle et au respect de l’autre. Dans sa dernière encyclique Fides et ratio, le pape Jean-Paul II dit que « le nouveau défi pour les chrétiens est d’établir un dialogue sur les valeurs communes avec tous les hommes de bonne volonté, de toute conviction et de toute culture ». »[11]

L’OIDEL rappelle qu’une centaine de pays ont ratifié la Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (16-12-1966) qui, dans ses articles 13 et 14, reconnaît la liberté des parents non seulement de choisir des établissements autres que ceux des pouvoirs publics mais aussi « de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions ». L’État a le devoir de garantir le droit à l’éducation et, dans la mesure où elle est obligatoire, en s’efforçant d’instaurer la gratuité, ce qui ne lui absolument pas le droit - sous peine de contredire le Pacte - de dicter l’organisation de l’enseignement particulièrement en ce qui concerne les programmes et la pédagogie.


1. Cf. HUSSON J.-Fr., Le financement public des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques, Courrier hebdomadaire, CRISP, n°1703-1704, 2000, pp. 72-78 ; SÄGESSER C. et COOREBYTER V., Cultes et laïcité en Belgique, Dossiers du CRISP, n°51, pp. 28-29.
2. Il s’agit des religions catholique, protestante, israélite, islamique et orthodoxe. S’ajoute en région flamande la religion anglicane. La Communauté flamande contrairement à la Communauté Wallonie-Bruxelles autorise les élèves qui ne se reconnaissent dans aucun des cours proposés (les Témoins de Jéhovah, par exemple) à ne suivre aucun cours philosophique ou de suivre le cours de Cultuurbeschouwing (civisme).
3. Le programme de ce cours précise que les principes de cette morale ne se réfèrent pas à une puissance transcendante mais ne présente pas cette morale comme « laïque ». Le Centre d’action laïque (CAL) reconnaissaient en 1996 que « nombre de professeurs de morale récusent l’appartenance du cours de morale à la laïcité » (La problématique du cours de morale, CAL, 4-12-1996, cité in CRISP, n°1703-1704, op. cit., p 72)
4. Ce Concordat entre le gouvernement du Premier consul Bonaparte et Pie VII a été abrogé en 1905 par la loi de séparation de l’Église et de l’État qui laïcisa les institutions et l’enseignement. Comme l’Alsace-Lorraine depuis 1871 était annexée à l’Empire d’Allemagne et fut seulement rendue à la France en 1918, cette région conserva son statut vu l’attachement des populations à ce concordat. Encore aujourd’hui donc, dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, les membres du clergé sont rémunérés par l’État (art. 14) mais les nominations épiscopales sont réservées au chef de l’État (art. 4 et 5), l’institution canonique étant donnée par bulle pontificale, bien sûr.
5. Cf. LEMOYNE de FORGES J.-M., La religion dans l’école laïque, in La laïcité au défi de la modernité, Actes du Xe Colloque national des Juristes catholiques, 1989, Téqui, 1990, pp. 145-170.
6. Actuellement, « il est possible d’organiser des aumôneries dans tous les établissements du second degré. Elles peuvent fonctionner dans l’établissement ou à l’extérieur. Elles sont créées par le rectorat, sur demande des familles. L’autorité religieuse choisit celui à qui les fonctions d’aumônier sont confiées. Créées par décision de l’autorité administrative, les aumôneries de l’enseignement public ne perçoivent cependant, en fait, aucune subvention sur fonds publics.(…) Elles fonctionnent grâce aux cotisations des familles et aux aides accordées par le diocèse. L’élève - ou ses parents s’il est mineur - décide librement s’il souhaite fréquenter l’aumônerie. Aucune note, aucune appréciation ne sont attribuées. L’aumônier ne participe pas aux décisions concernant l’élève qui sont prises par l’école » ( GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit.).
7. On peut dire que l’Islam est favorisé dans la mesure où dans le cadre des cours de « langues et cultures d’origine », dans certaines écoles publiques, de nombreux él_ves musulmans reçoivent un enseignement du Coran. (Le Monde, 23-11-1989, cité in LEMOYNE de FORGES J.-M., op. cit., p. 164).
8. Régis Debray, par exemple, « redoute qu’une laïcité mal comprise (…) se révèle suicidaire si elle s’obstine à proscrire de l’école l’histoire des religions ». « Veut-on, déclare l’ancien compagnon de Che Guevara, avec l’illettrisme montant, faire demain des monastères l’ultime abri des Lumières, des vertus de doute et du libre-examen ? » (BELLEFROID Eric de, Debray sur la piste de Dieu, in La Libre Culture, 6-2-2002, à propos du livre de Debray, Dieu, un itinéraire, Odile Jacob, 2002). L’auteur renchérit en 2016 en écrivant : « La République, par bonheur, respecte toutes les croyances, mais la croyance elle-même, tenue pour une faiblesse, n’est guère prise au sérieux par nos savants. Comme si nous n’étions pas tous en dette avec cette faculté capitale, sans laquelle nous n’aurions ni avenir ni société ni entreprise. savoir et croyance ne se font pas concurrence : rendons à chacun son dû. » (DEBRAY Régis, Allons aux faits, Croyances historiques, réalités religieuses, Gallimard/France Culture,2016, p. 141.)
   A l’occasion de l’ordination épiscopale de Mgr Doré, nouvel archevêque de Strasbourg, le 23-11-1997, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur (1997-2000), président de 1993 à 2001 du MDC (Mouvement des citoyens), chargé des Cultes, prononça une allocution particulièrement intéressante (cf. DC n° 2173, 4-1-1998, pp. 12-16). Il y souligne l’intérêt du fait religieux de sorte qu’ »il est normal, dit-il, que le gouvernement, qui s’en tient évidemment au régime de la séparation de l’Église et de l’État, s’en préoccupe ». La république « entend distinguer les genres, le public et le privé, la raison naturelle et la foi, le citoyen et la personne » mais, en même temps, elle « ne peut ignorer le fait religieux ». Pour le ministre, les religions sont importantes sur les plans philosophique, culturel et politique et ont engendré l’idée même de progrès. Ainsi, les religions « ont puissamment contribué au progrès moral de l’humanité, la sommant de s’interroger sur ses fins dernières, l’arrachant à ses attaches matérielles, l’invitant à se dépasser. Il manquerait quelque chose à l’humanité, si elle était privée de cette exigence qui procède du sens de la transcendance ». Ainsi, l’échec de l’utopie communiste « atteste que les sociétés humaines ne sauraient vivre sans qu’existe en leur sein quelque forme de transcendance ». Sur le plan culturel, « le judaïsme et le christianisme (…) ont tellement imprégné notre civilisation millénaire (…) que notre patrimoine culturel, qu’il soit littéraire ou philosophique, pictural ou architectural, serait indéchiffrable à celui qui ne saurait ou ne voudrait en reconnaître la composante religieuse ». En France comme dans toute l’Europe d’ailleurs, « on ne peut concevoir (…) une solide formation intellectuelle, fût-elle élémentaire, qui ignorerait la contribution des religions monothéistes…​ » Le ministre n’hésite pas à se demander : « Que serait la philosophie moderne sans le thomisme…​ ? » Dans cet esprit, comme ministre de l’Education nationale, en 1986, il a introduit des éléments d’histoire des religions dans les programmes scolaires de l’enseignement secondaire. Politiquement, il invite à reconnaître que les valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité, « sont pour une large part des valeurs chrétiennes laïcisées ». Et de préciser : « La liberté, inséparable de la responsabilité de la personne, et surtout l’égalité des hommes entre eux, par-delà leurs différences ethniques, sociales, physiques ou intellectuelles, sont largement des inventions chrétiennes. S’agissant de l’égalité, si contraire à l’apparence immédiate, on ne peut qu’admirer l’audace à proprement parler révolutionnaire des Évangiles, faisant surgir cette idée neuve, contraire à toutes les normes et les idées d’un monde romain à la culture fortement hellénisée. Quant à la fraternité, elle est une traduction, à peine une adaptation de l’ »agapè » du Nouveau Testament ». Enfin, »l’idée même du progrès procède d’une origine judéo-chrétienne. Alors que toute la pensée grecque n’a jamais conçu le temps que dans un mouvement circulaire, le messianisme judaïque, par la perspective du salut, donne un sens au temps, c’est-à-dire à l’histoire, comme le fera aussi le christianisme en proposant l’horizon d’un jugement dernier et en incarnant Dieu dans un homme, indiquant ainsi l’avant et l’après de cet événement pour lui fondateur ; une fois encore, l’histoire universelle se trouvait par là orientée. » Et il ajoute : « Toute la philosophie du XVIIIe siècle et Condorcet qui la conclut, ont, à leur manière, laïcisé cette idée de progrès ».
9. SÄGESSER C. et COOREBYTER V. de, op. cit., p. 29.
10. Organisation internationale pour le droit à l’éducation et la liberté de l’enseignement. Cette organisation non gouvernementale indépendante a été fondée, en 1985, à Genève (32, rue de l’Athénée, CH-1206). Elle jouit d’un statut consultatif auprès du Conseil économique et social de l’ONU, de l’UNESCO et du Conseil de l’Europe. L’OIDEL a 5 grandes orientations:
   1. « Collaborer avec les organisations internationales et les organes internationaux de protection des droits de l’homme à la promotion et à la sauvegarde des libertés éducatives » ;
   2. « Intervenir auprès des gouvernements pour élargir ou défendre la liberté d’enseignement, et les aider à ajuster leur politique éducative aux principes de la liberté d’enseignement énoncés dans les instruments internationaux qu’ils ont ratifiés, notamment la Charte des droits de l’homme » ;
   3. « Informer l’opinion publique sur l’état de la liberté d’enseignement dans le monde et sur ses violations, afin de créer un mouvement favorable à sa défense et à son développement » ;
   4. « Promouvoir et coordonner des recherches et des études sur la liberté d’enseignement et son état dans différents pays, afin d’élaborer des instruments utiles à la promotion de cette liberté » ;
   5. « Conseiller les personnes et/ou les institutions intéressées par la création, la gestion et le financement d’établissements éducatifs ».
   Cette organisation a été mise en place suite au « constat que, dans de nombreux pays, on procède à une interprétation « très restrictive » de deux libertés éducatives fondamentales, à savoir « la liberté des parents, premiers responsables de l’éducation, de choisir l’école de leurs enfants et de créer eux-mêmes des centres scolaires », et « la liberté des directeurs d’établissement et des enseignants de proposer un projet pédagogique original et de s’organiser de manière autonome ». (Cf. La liberté d’enseignement en Europe et dans le monde, in Famille chrétienne, n° 1122, 15-7-1999, pp. 10-15).
11. In La liberté d’enseignement en Europe et dans le monde, op. cit., p. 12. Jean-Daniel Nordmann, directeur-adjoint de l’OIDEL précise : « Le réel est trop complexe pour être mis sous la coupe d’une « pensée unique ». Sa complexité implique une pluralité du regard. Ainsi, on ne doit pas avoir peur de donner des éclairages différents du christianisme, parce que c’est une réalité, certes unique, mais à facettes multiples ».

⁢v. Le problème du financement public des cultes

[1]

En Belgique, la Constitution impose la prise en charge par l’État des traitements et pensions des ministres des cultes ainsi que, depuis 1993, des « délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle »[2]. Cette disposition dont la base remonte à 1830 surprit plus d’un observateur catholique étranger⁠[3] dans la mesure où la même constitution a précédemment consacré l’indépendance des cultes vis-à-vis de l’État en précisant que celui-ci « n’a le droit d’intervenir ni dans la nomination ni dans l’installation des ministres d’un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs, et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication ».⁠[4]

Les membres du Congrès national qui rédigèrent ces textes justifièrent la prise en charge par l’État des traitements et pensions par « la nécessaire compensation de la confiscation des biens qui avaient appartenu à l’Église sous l’Ancien régime[5] et de la suppression concomitante de la dîme[6] ».

Aujourd’hui, on souligne plutôt l’utilité sociale des cultes. Ainsi, « pour qu’un culte puisse jouir de la reconnaissance légale, il doit regrouper un nombre relativement élevé (plusieurs dizaines de milliers) d’adhérents, être structuré, être établi dans le pays depuis une assez longue période et enfin présenter un certain intérêt social ».⁠[7]

En plus des traitements et pensions, les pouvoirs publics, au nom de dispositions parfois antérieures à 1830, assument d’autres charges financières en faveur des cultes. La loi communale oblige les communes à assurer « les secours aux fabriques d’église[8] et aux consistoires[9] (…) en cas d’insuffisance constatée des moyens de ces établissements »[10]. Elle prévoit également « l’indemnité de logement des ministres des cultes (…) lorsque le logement n’est pas fourni en nature »[11]. De leur côté, les provinces interviennent dans le financement des églises cathédrales, des palais épiscopaux et des séminaires diocésains⁠[12]. Et ce sont elles et non les communes qui prennent en charge le déficit éventuel et le logement pour les cultes islamiques et orthodoxe ainsi que pour la laïcité.

Ajoutons encore que les édifices du culte jouissent de l’exonération du précompte immobilier⁠[13], que les membres du clergé régulier bénéficient de certaines assurances sociales et que les cultes reconnus peuvent bénéficier d’aides publiques à l’investissement et à la rénovation⁠[14]. Les cultes reconnus et, dans une mesure nettement moindre, la laïcité bénéficient aussi de toute une série de dépenses fiscales.⁠[15]

Bien sûr, tout en respectant l’autonomie des cultes, les pouvoirs publics se donnent la possibilité de contrôler leur temporel.

Ajoutons que cette situation est remise en question régulièrement par le pouvoir politique en fonction des alliances et des économies à envisager.

En France, à l’exception des trois départements d’Alsace-Lorraine⁠[16], la situation est radicalement à l’opposé. En effet, si « La République assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes », elle « ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte »[17].

Dès lors, les prêtres sont pris en charge par les diocèses. Quant aux églises, si elles ont été construites avant 1905, elles sont nationalisées et à charge des mairies et des conseils régionaux. Les églises postérieures à cette date sont des propriétés de l’Église (plus exactement des « associations diocésaines ») et soumises à l’impôt.

En dehors de ces deux extrêmes, la plupart des autres pays d’Europe ont mis en place un système d’impôt philosophiquement dédicacé ou « impôt d’Église ». Le contribuable peut, s’il le désire, affecter une part de son impôt au culte de son choix.⁠[18]

L’Église de France paraît donc singulièrement désavantagée par rapport à ses sœurs européennes. Ce qui ne l’empêche pas de vivre et d’être dynamique.

L’Église de Belgique, par contre, semble particulièrement et doublement favorisée non seulement vis-à-vis des autres Églises catholiques d’Europe mais aussi face aux autres cultes en Belgique même⁠[19]. En effet, « le culte catholique est le seul à bénéficier de la prise en charge de traitements par paroisse, cette dernière étant une unité territoriale acceptée par le Ministère dès lors qu’elle dessert une population catholique ou non, de 600 habitants. Les autres cultes doivent démontrer l’existence d’un certain nombre de fidèles pour obtenir la prise en charge du traitement d’un desservant pour une nouvelle communauté ».⁠[20]

Or, non seulement le nombre de pratiquants et de « demandeurs de rites » (baptême, mariage, funérailles) ne cesse de décroître⁠[21] mais les vocations se font rares. Du coup, l’Église catholique « éprouve des difficultés à remplir le cadre qui lui est réservé ».⁠[22] Comme ce sont les ministres et non les cultes qui sont subsidiés, selon F. Delpérée, si les églises étaient « pleines mais sans prêtres, il n’y aurait donc pas de financement ! »[23] Dans les autres cultes, le nombre d’ »adhérents » est déterminant⁠[24]. Pour la laïcité, le cadre est établi sur une base purement territoriale : les arrondissements administratifs.

La situation en Belgique est très complexe et fut l’objet de plus en plus de critiques à l’aube du XXIe siècle. Beaucoup ont souhaiter une simplification mais aussi plus de justice dans la répartition des subventions qui incontestablement privilégie l’Église catholique.

Certes, celle-ci n’usurpe pas les deniers publics qui lui sont alloués. Il s’agit au départ d’une compensation après la confiscation de ses biens et aussi d’une reconnaissance du rôle social qu’elle joue. Néanmoins, il serait peut-être bon, à cet endroit, de relire Gaudium et spes. Le texte conciliaire⁠[25] nous rappelle, certes, que « les choses d’ici-bas et celles qui, dans la condition humaine, dépassent ce monde, sont étroitement liées, et l’’Église elle-même se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa propre mission le demande ». Mais il précise aussi que l’Église « ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil ». Et d’ajouter même que, « bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions ». L’important est « qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations ».

Il ne faut pas non plus oublier que « l’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine ».⁠[26]

Dès lors, ne serait-il pas opportun que l’Église de Belgique, avant que des décisions politiques ne lui imposent un nouveau régime, prenne les devants, et dans un geste fort parce que profondément évangélique, elle ne renonce à ces privilèges et soit le moteur d’une nouveau modus vivendi entre les pouvoirs publics et les cultes ? Ne serait-il pas plus cohérent de s’en remettrre à la Providence plutôt qu’à l’État et de montrer que l’Église vit ce qu’elle prêche ?

Non seulement elle serait plus crédible mais elle retrouverait aussi plus de liberté. Peut-elle vraiment être prophétique en toutes circonstances si ses ministres sont les salariés d’un État qui, par ailleurs, prend de plus en plus de distances vis-à-vis de la simple morale naturelle ? N’oublions pas cette menace du Code pénal : « Seront punis d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six francs à cinq cents francs, les ministres d’un culte qui, dans l’exercice de leur ministère, par des discours prononcés en assemblée publique, auront attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l’autorité publique ».⁠[27]

Pourquoi l’Église de Belgique ne s’orienterait-elle pas vers une solution à l’italienne, par exemple ? Ce système adapté, librement consenti, clarifierait la situation, la rapprocherait de ce que suggère le Concile et redonnerait peut-être à l’Église, en ce pays, une saveur plus évangélique.

En 1947, J. Maritain écrivait ; »C’est la mission spirituelle de l’Église qui doit être aidée, non la puissance politique ou les avantages temporels auxquels tels ou tels de ses membres pourraient prétendre en son nom. Et dans l’était d’évolution et de conscience de soi auquel sont parvenues les sociétés modernes, une discrimination sociale ou politique en faveur de l’Église, ou l’octroi de privilèges temporels à ses ministres ou à ses fidèles, ou une politique de cléricalisme, seraient précisément de nature à compromettre, non à aider, cette mission spirituelle.(…) Par là même que la société politique a différencié plus parfaitement sa sphère propre et son objet temporel, et rassemble de fait dans son bien commun temporel des hommes appartenant à des familles religieuses différentes, il est devenu nécessaire que sur le plan temporel le principe de l’égalité des droits s’applique à ces différentes familles. Il n’y a qu’un bien commun temporel, celui de la société politique, comme il n’y a qu’un bien commun surnaturel, celui du royaume de Dieu, qui est supra-politique. Une fois la société politique pleinement différenciée dans son type « laïque » ou « profane », introduire dans la société politique un bien commun particulier, qui serait le bien commun temporel des fidèles d’une religion, fût-ce de la vraie religion, et qui réclamerait pour eux une situation privilégiée dans l’État, serait introduire un principe de division dans la société politique et manquer pour autant au bien commun temporel. C’est une conception pluraliste, assurant sur la base de l’égalité des droits les libertés propres des diverses familles religieuses institutionnellement reconnues et le statut de leur insertion dans la vie civile, qui est appelée, croyons-nous, à remplacer la conception dite (improprement) « théocratique » de l’âge sacral, la conception cléricale de l’époque joséphiste et la conception « libérale » de l’époque bourgeoise, et à harmoniser les intérêts du spirituel et ceux du temporel en ce qui concerne les questions mixtes (civiles-religieuses), en particulier celle de l’école »[28]. Cette prise de position annonce l’évolution officialisée lors du concile Vatican II, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

Pour illustrer son propos, Maritain évoque le concordat signé en 1940 entre le Saint-Siège et l’État portugais. L’exemple est, à ses yeux, particulièrement intéressant parce que le régime dictatorial de l’époque qui prétend s’inspirer de principes catholiques, n’a prévu, de la part de l’État, aucun traitement pour le clergé. Et Maritain, plein d’admiration, de citer le cardinal Cerejeira qui parlait d’une « glorieuse pauvreté » et soulignait « l’importance de l’exemple ainsi donné, et la nécessité pour le clergé de se consacrer uniquement et librement à la mission divine de l’Église ».⁠[29]

Devant les offensives laïques qui, autour de l’an 2002, ont effrayé bon nombre de catholiques belges qui se sentaient menacés dans leurs institutions, un religieux se demandait : « Leur foi reposerait-elle sur des institutions et non sur le roc inébranlable du Christ Seigneur ? ». Sa réflexion qui pèche clairement par son exaltation fidéiste n’en a pas moins le mérite de rappeler l’essentiel : « ce n’est pas sur les attaques éventuelles contre les positions de l’Église qu’il convient de se lamenter mais sur les multitudes de baptisés qui ont abandonné toute référence chrétienne ; sur les croyants qui ont davantage mis leurs espoirs dans les édifices que dans l’approfondissement de leur foi ; sur les paroisses engoncées dans la routine ; sur les responsables qui n’ont pas osé prendre des initiatives créatrices.

Nos frères persécutés savent d’instinct comment réagir : pratiquer les rites en cachette, se garder des espions, risquer sa carrière et même sa vie. Mais nous, chrétiens du « monde libre », nous a-t-on appris à résister à la pression d’une société où règne l’idolâtrie de l’argent, du confort et du profit maximum ? (…) »

Et il concluait plein de ferveur : « Plus modeste, plus humble, sans autre appui que sa foi, l’Église ira joyeusement son chemin, dépouillée de beaucoup de certitudes et d’institutions. Mais les pauvres reconnaîtront en elle le havre de grâce, les victimes de l’oppression y trouveront asile, les pécheurs pleureront d’allégresse d’y recevoir le pardon. Tout ne sera pas parfait -et ne l’a jamais été- mais ce sera plus évangélique ».⁠[30]


1. Il s’agit des cultes reconnus et de la « laïcité organisée ». A ce propos, « certains laïques déclarent ne pas se reconnaître dans la laïcité organisée et regrettent une structuration considérée à certains égards comme trop inspirée de celle des églises, ajoutant qu’en revendiquant une « part du gâteau », il sera plus difficile à la laïcité organisée de contester le financement des églises par l’État » ( HUSSON J.-Fr., op. cit., p. 85).
2. Art. 181 (anciennement 114). Sont exclus de cette mesure les membres des ordres réguliers et des congrégations religieuses. Par contre, les aumôniers et conseillers moraux en profitent.
3. Ce fut le cas de Ch. de Montalembert (1810-1870) grand défenseur des libertés religieuses qui se fit remarquer à Malines en 1863 par son discours intitulé « L’Église libre dans l’État libre ». (Cf. KOTHEN R., La pensée et l’action sociale des catholiques, Warny, 1945, pp. 100-106 et surtout MONTALEMBERT Charles de, L’Église libre dans l’État libre, Précédé de Des intérêts catholiques au XIXe siècle, Textes publiés et présentés par Jean-Noël Dumont et Daniel Moulinet, La nuit surveillée, Cerf, 2010).
4. Art. 21 (anciennement 16). Le même article stipulait encore que « Le mariage civil devra toujours précéder la bénédiction nuptiale, sauf les exceptions à établir par la loi, s’il y a lieu ».
5. Le territoire de la Belgique envahi, en 1792, par les troupes françaises se vit imposer, en 1795, les mesures révolutionnaires contre l’Église.
6. « Fraction variable de la récolte, prélevée par l’Église » ®.
7. Chambre, Questions et réponses, n°509, 21-2-1997, cité in SÄGESSER C. et COOREBYTER V. De, op. cit., p. 10. C’est la raison pour laquelle le constitutionnaliste Francis Delpérée (UCL) défend le système actuel qu’il considère comme « un bon système. Les « ministres du culte », et non le culte lui-même, sont subsidiés. Ils offrent un service à la société. Des hommes et des femmes veulent en effet avoir une assistance morale ou spirituelle, par exemple, en temps de maladie ou au moment du décès. Voilà ce qui justifie cette subsidiation à laquelle l’État consacre 10,2 milliards (BEF) par an. Si la laïcité est également financée, c’est pour son assistance morale ». (Cité par DELHEZ Ch., La Belgique, pays concordataire ?, in Dimanche, n°42, 11-11-2001). De son côté, J.-Fr. Husson déclare qu’ »un bilan complet du fonctionnement des cultes devrait comprendre aussi une estimation de leurs apports sociaux et culturels à la société » ( Le financement public des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques, op. cit., p. 5).
8. Ensemble des clercs et des laïcs chargés de la gestion matérielle d’une église catholique. Il s’agit d’une administration publique.
9. Assemblée de ministres du culte et de laïques élus pour diriger les affaires d’une communauté protestante ou israélite (R).
10. Art. 255, 9°.
11. Art. 255, 12°.
12. Loi provinciale du 30-4-1836, art. 69.
13. En profitent également des cultes non reconnus : Mormons, Témoins de Jéhovah, Église norvégienne, Église suédoise, culte antoiniste, union bouddhique, Baha’is, églises protestantes n’appartenant pas à l’Église protestante unie de Belgique. Si le bouddhisme n’est pas encore reconnu à l’heure actuelle, l’asbl Union bouddhique belge reçoit une subvention. Pour mémoire, sont reconnus les cultes catholique romain (depuis 1830), orthodoxe (1985), israélite (1808), anglican (1835), protestant-évangélique (1876, modification en 2000), islamique (1974). La conception philosophique non confessionnelle est reconnue depuis 2002. (Cf. Service public fédéral, Justice)
14. Cf. SÄGESSER C. et COOREBYTER V. De, op. cit., p. 7.
15. Réduction ou gratuité des droits de mutation, de succession, d’enregistrement, exemption, à certaines conditions, des taxes d’affichage, sur la valeur ajoutée ou sur les contrats d’assurance (Cf. HUSSON J.-Fr., op. cit., p. 47).
16. Le Concordat de 1801, toujours en vigueur dans ces départements, prévoit que « le gouvernement assurera un traitement convenable aux évêques et aux curés... »(art. 14). Ajoutons, pour être complet, que depuis 1828, le département de Guyane rémunère le clergé local. Le culte catholique est d’ailleurs le seul à être juridiquement reconnu. En Tunisie et en Algérie, jusqu’à leur indépendance, les ministres du culte étaient aussi rétribuées par les deniers publics. (Cf. d’ONORIO J.-B., La crise de la laïcité française, in La laïcité au défi de la modernité, Téqui, 1990, p. 48).
17. Loi des 9-11 décembre 1905, art. 1.
18. Il a, la plupart du temps, le choix entre différents cultes (Allemagne, Suisse, Suède) et même, en Espagne et en Italie, entre différentes œuvres sociales. Au Danemark et en Norvège, seule l’Église évangélique luthérienne peut bénéficier de cet impôt. Les contribuables peuvent s’abstenir de payer cet impôt sauf en Italie. Contre ce système, on avance que les cultes dont les adeptes jouissent de revenus élevés seront avantagés et que le choix philosophique par voie fiscale peut être une atteinte à la vie privée.
19. Suivant les paramètres choisis, la part de l’Église catholique s’élève à un peu moins de 80-90% du total alloué aux cultes et à la laïcité. Cette part diminue en fonction de la diminution du nombre de traitements versés.
20. SÄGESSER C. et COOREBYTER V. de, op. cit., p. 24. De plus, un traitement de chapelain peut être pris en charge si la chapellenie concerne 400 habitants à une distance maximum de 2km de l’église-mère (HUSSON J.-Fr., op. cit., p. 11). Les curés, desservants, chapelains et vicaires sont rémunérés ainsi que les assistants paroissiaux qui sont des laïcs au service de l’Église et assimilés, du point de vue de la rémunération, aux précédents..
21. Pour l’ensemble de la Belgique, la pratique dominicale est passée de 1967 à 1995 de 42,9% à 13,1% de la population de 5 à 59 ans. Pour la même période, les baptêmes sont passés de 93,6% des enfants à 68,1% ; les funérailles de 84,3% à 77,7% ; les mariages de 86,1% à 50,2%. (Service de statistiques de la Conférence épiscopale cité par SÄGESSER C. et COOREBYTER V. de, op. cit., pp. 18-19). En 2009, la pratique dominicale est tombée, pour l’ensemble du pays, à 4.9%. En 2007, les mariages religieux étaient à 25.6%, les baptêmes à 54.6%, les funérailles à 58.4 %. (SÄGESSER C., Observatoire des religions et de la laïcité, 18 avril, 2012.)
22. Id., p. 24.
23. DELHEZ Ch., La Belgique, pays concordataire ?, op. cit..
24. Ce critère est aussi discuté car, pour l’Église catholique, faudrait-il prendre en compte les quelques pourcents restants de pratiquants, les 20 ou 50% de « demandeurs de rites » ou encore le e nombre d’élèves suivant le cours de religion catholique dans l’enseignement officiel obligatoire, à leur niveau respectif ? De même, « pour la laïcité, faut-il prendre comme repère le 1,1% de la population qui adhère à la libre-pensée ou, selon d’autres enquêtes, les 12% qui se situeraient dans cette ligne laïque ou encore les 15% (de 29 à 46 en 2018) des enfants qui fréquentent le cours de morale ? ». Or, « ces trois dernières années, 30% des subsides régionaux en Wallonie ont été à la laïcité » ! (DELHEZ Ch., id.). Le cardinal Danneels fait remarquer qu’ »il est (…) irrecevable de limiter le nombre des membres de l’Église au nombre de pratiquants dominicaux. Le baptême reste le fondement de l’appartenance à l’Église. Et enfin est-il bien vrai que l’Église est minoritaire dans notre pays ? « Il semble, note (…) René Rémond, que le sociologue a tort d’adopter les critères mêmes de l’Église pour apprécier l’étendue de son influence et de privilégier presque exclusivement les taux de pratique. Pourquoi, dit-il, appliquer au religieux des critères somme toute plus stricts que ceux adoptés pour les autres faits d’appartenance sociale. Comparons avec les partis politiques, continue-t-il, personne n’a l’idée de limiter leur rayonnement à la seule assiduité de leurs militants aux réunions. Et l’on ne mesure pas l’intérêt pour le football aux nombre de ceux qui le pratiquent ou adhèrent à un club, mais à l’audimat réalisé lors d’une Coupe du Monde » (Le christianisme en accusation, p. 35).
   On s’abstiendra donc de parler d’une religion minoritaire en se basant sur le seul critère de la pratique dominicale régulière. Beaucoup restent unis à l’Église par les liens intermittents des rendez-vous saisonniers lors des « quatre saisons de la vie », la leur et celle des autres » (L’Église et les défis du troisième millénaire, in DC n° 2269, 5 mai 2002, pp. 444-445).
25. GS 76 §5.
26. GS 76 §2.
27. Article 268.
28. Les droits de l’homme et la loi naturelle, P. Hartmann, 1947, pp. 30-32.
29. Id., p. 33.
30. DEVILLERS R. (dominicain), Vers un nouveau statut de l’Église ?, in Dimanche, n°38, 14-10-2001.

⁢a. Faut-il avoir peur du « modèle » français ?

Sur un plan général, il n’est pas inutile de revenir, plus en profondeur, à la conception laïque de l’État telle qu’elle se vit en France pour mesurer jusqu’à quel point elle peut être compatible avec la vision chrétienne des rapports entre l’Église et l’État.

Il ne faut pas non plus perdre de vue que la radicalité française en la matière hante de nombreux esprits et que l’instauration d’un système extrême tel que celui-là est de plus en plus possible du fait de la déchristianisation et de l’émergence de gouvernements très laïques.

Que pensent les évêques français de la vie de leur Église au sein d’une République officiellement laïque ?

Si la séparation imposée en 1905⁠[1] été cruellement ressentie et durement contestée, la négociation a progressivement apaisé les esprits.

En 1923 déjà, l’abbé Ferdinand Renaud⁠[2] écrivait que « le premier résultat de la loi du 9 décembre 1905 fut d’abolir cette situation officielle ou quasi officielle des Églises dans l’État :  »la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » dit l’article 2 de la loi. C’est le principe même de la séparation. Il ne s’agit pas de le remettre en question. Quelque opinion qu’on puisse avoir sur la légitimité de ce principe et quelques regrets qu’on laisse parfois surprendre, de part et d’autre, de l’ancien état de chose, il semble bien qu’aucune des deux puissances, pas plus la spirituelle que la temporelle, n’accepterait, si on le lui offrait, de renouer les liens, pesant parfois comme des chaînes, que la séparation a brisés ».⁠[3]

Le 13-11-1945, les cardinaux et archevêques de France déclaraient⁠[4]:

1° Si on entend proclamer la souveraine autonomie de l’État dans son domaine de l’ordre temporel, son droit de régir seul toute l’organisation politique, judiciaire, administrative, fiscale, militaire de la société temporelle, et, d’une manière générale, tout ce qui relève de la technique politique et économique, nous déclarons nettement que cette doctrine est pleinement conforme à la doctrine de l’Église.

Si le cléricalisme est l’immixtion du clergé dans le domaine politique de l’État, ou cette tendance que pourrait avoir une société spirituelle à se servir des pouvoirs publics pour satisfaire sa volonté de domination, nous déclarons bien haut que nous condamnons le cléricalisme comme contraire à l’authentique doctrine de l’Église.

2° La « laïcité de l’État » peut aussi être entendue en ce sens que, dans un pays divisé » de croyances, l’État doit laisser chaque citoyen pratiquer librement sa religion.

Ce second sens, s’il est bien, compris, est lui aussi, conforme à la pensée de l’Église.

3° Par contre, si la « laïcité de l’État » est une doctrine philosophique qui contient toute une conception matérialiste et athée de la vie humaine et de la société, si ces mots veulent définir un système de gouvernement politique, qui impose cette conception aux fonctionnaires jusque dans leur vie privée, aux écoles de l’État, à la nation tout entière, nous nous élevons de toutes nos forces contre cette doctrine: nous la condamnons au nom même de la vraie mission de l’État et de la mission de l’Église.

4° Enfin, si la « laïcité de l’État » signifie la volonté de l’État de ne se soumettre à aucune morale supérieure et de ne reconnaître que son intérêt comme règle de son action, nous affirmons que cette thèse est extrêmement dangereuse, rétrograde et fausse.

Cette thèse est rétrograde parce qu’elle nous ramène à la conception de l’État païen, dont le christianisme nous avait libérés : l’empereur, maître absolu des consciences et des vies. Le progrès du droit moderne s’est fait dans le sens d’une limitation de l’absolutisme de l’État : du droit public interne, puisque l’État lui-même admet le recours, pour excès de pouvoir contre les actes abusifs de ses représentants et de son autorité ; du droit international, car, de plus en plus, il apparaît évident qu’un ordre de justice et de paix ne pourra être établi entre les nations que si chacune consent à abandonner une part de sa souveraineté. »

Cette importante mise au point éclaire encore aujourd’hui la pensée des évêques de France. Ils ne remettent pas en question le caractère laïc de la République⁠[5] mais se prononcent pour une laïcité « ouverte »⁠[6].

En 1996, le Pape fut invité, en France, à célébrer le XVe centenaire du baptême de Clovis. Devant certaines réactions négatives qui accusaient l’Église de pécher contre la séparation, l’épiscopat publia d’intéressantes mises au point.

Mgr Bernard Panafieu, archevêque de Marseille, affirma⁠[7] que jamais l’Église en France n’avait voulu remettre en cause la laïcité. Au contraire il en souligna les aspects positifs : « une certaine manière de vivre ensemble dans la reconnaissance des diversités, une convergence des esprits autour des principes de dignité et de droit de l’homme, une volonté, jamais tout _ fait acquise, de défense et de promotion de la vie et de la famille » ; (…) « une manière de vivre ensemble dans le respect des lois de la République et l’apprentissage de la différence » ; (…) « un partenariat en vue d’édifier une société de convivialité »

Il prôna aussi une « laïcité ouverte » qui « ne se réduit pas à une sorte de neutralité bienveillante. Elle n’est pas non plus synonyme d’absence de valeurs. Elle ne s’identifie pas au néant éthique et ne livre pas le citoyen à lui-même : elle a besoin de références pour éclairer le comportement des citoyens »

Il est clair que de la conception que l’on se fait de l’homme dépend le mode de vie en société. Or, peut-on laisser l’homme sans références, sans repères, sans mémoire, sans modèle ? Et comment se feront les choix auxquels il sera confronté ? « La revendication de l’autonomie des consciences ne génère-t-elle pas inévitablement une société laxiste et éclatée où toute contrainte devient insupportable ? » Si « la laïcité est en danger », ce n’est pas du fait de l’Église « mais c’est au contrarier l’absence de références anthropologiques et spirituelles qui rend la société ouverte à tous les excès de l’individualisme, du fondamentalisme et de la violence qui en découle ». Dans une telle situation, « il est normal que les grandes traditions spirituelles (…) puissent librement s’exprimer et témoigner de leur sens de l’homme créé à l’image de Dieu ». Elles ne cherchent pas à s’imposer par la force . Elles « apportent des raisons de vivre à une société en perte de finalités, en l’appelant à une utopie de communion dans le respect des diversités. Elles proposent des repères moraux non pas pour plaquer une morale « prêt à porter », mais (…) pour « initier à la capacité de discerner les enjeux éthiques des situations » (G. Coq) ».

Avec la sécularisation et le triomphe de la laïcité, « les Églises, après avoir eu le sentiment de perdre tout pouvoir dans la nation, se réinvestissent à un autre niveau plus profond : elles irriguent une société en perte de sens, proposent leur patrimoine spirituel et, du même coup, canonisent la laïcité comme « mode vie ensemble », et paradoxalement retrouvent ainsi leur rôle évangélique de servantes de l’homme et de la société ».

Toujours à propos des remous provoqués par la célébration du baptême de Clovis, Mgr Gérad Defois, archevêque de Reims, renchérit⁠[8] : « La séparation de l’Église et de l’État nous apparaît une sauvegarde de nos libertés, y compris des libertés religieuses ». (…) « …Chrétiens et laïcs se rejoignent, ils s e reconnaissent un patrimoine moral commun lorsqu’ils mettent l’homme, ses droits et sa dignité, ses devoirs et sa responsabilité au cœur de la solidarité nationale ». Si l’alliance entre l’Église et l’État « n’est plus structurelle en contexte laïc de sécularisation, il n’en demeure pas moins vrai que nous avons ensemble à faire l’avenir dans une France aux multiples héritages et une nation en perpétuelle genèse dans le dialogue des cultures, des religions et des idéaux spirituels ». Dès lors, « …valeurs laïques et valeurs chrétiennes sont appelées à se conforter pour promouvoir fraternellement la liberté et l’égalité dans la société qui naît aujourd’hui »

Après la visite de Jean-Paul II, Mgr Balland, archevêque de Lyon rappela⁠[9] : « …la séparation de l’Église et de l’État que personne ne veut remettre en cause et la laïcité de l’État dont chacun reconnaît qu’elle est, chez nous, nécessaire…​ ».

Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, porta le débat sur le plan pédagogique. Nous devons être, déclara-t-il⁠[10], « dans notre société, non pas des conquérants, mais des témoins de la vérité et de l’amour de Dieu manifestés en Jésus-Christ ». Conscient de l’existence d’un courant anticlérical, l’évêque entend dépasser la polémique car il y a, aujourd’hui comme hier, entre les uns et les autres « des convictions et des valeurs communes : en particulier, le respect de la vérité, la droiture dans les comportements personnels, le sens de la justice pour tous dans la vie sociale ». La société est devenue plurielle et « …​nous ne rêvons pas d’y imposer notre foi, puisqu’elle est un appel à la liberté personnelle. Mais nous sommes pour tous : catholiques, c’est-à-dire ouverts à la totalité des réalités de ce monde, et désireux d’y inscrire les signes de l’amour de Dieu pour tout être humain. » (…) « …​Il ne nous suffit pas de nous réclamer d’un héritage prestigieux. Nous sommes cette Église du temps présent que Dieu appelle à se ressourcer sans cesse ».

Peu après cette visite de Jean-Paul II, eut lieu, à Lourdes, l’Assemblée plénière de la Conférence des évêques de France. Ce fut l’occasion de revenir, en profondeur, sur ce que devaient être les relations entre l’Église et l’État laïc.

Dans son Discours d’introduction[11], Mgr Joseph Duval, président de la Conférence épiscopale reconnut que « la loi de 1905, née dans un climat de guerre, a fini par être acceptée et interprétée dans le sens d’une distinction des pouvoirs, dans le respect de la dimension sociale de la vie religieuse et de la coopération avec les autorités civiles pour le bien de la nation ». Mais il n’hésita pas à dénoncer une autre conception de la laïcité qui est « en contradiction avec la loi. Il faudrait, expliqua-t-il, au nom de cette laïcité, que la foi chrétienne et même l’Église soient reléguées dans la sphère du privé et n’apparaissent pas dans l’espace public. Or si l’acte de croire en Dieu relève d’un choix personnel, la pratique de la foi a une dimension sociale et entraîne des conséquences sur le comportement individuel et sur le lien social. La foi chrétienne propose une conception de l’homme qu’il ne convient pas d’imposer aux autres, mais avec laquelle les chrétiens souhaitent entrer dans le débat d’idées pour le bien de l’homme et de la société[12]. En revanche, les tenants d’une laïcité niant la dimension sociale du fait religieux, en viendraient à le concevoir comme un délit d’opinion. Seuls les chrétiens n’auraient pas le droit de s’exprimer publiquement, de témoigner de leur foi et d’inviter à les rejoindre.

Les chrétiens sont des citoyens à part entière et participent loyalement à la vie du pays. Ils apportent leur contribution à la société au nom même de leurs convictions de la liberté, de la générosité et de la solidarité des enfants de Dieu. L’Église ne peut accepter que pour elle la laïcité soit l’exclusion de ce domaine ».

Intéressante aussi est l’analyse de la notion même de laïcité à laquelle s’est livré le cardinal Pierre Eyt⁠[13]. Nous avons vu plus haut que J.-P. Chevènement lui-même rappelait que la laïcité n’est pas un dogme contrairement à ce que de nombreux « laïques » donnent à penser. Pour le cardinal Eyt, la laïcité « ne peut pas constituer un principe tel qu’il échappe à toute discussion. Telle est la modernité qu’aucune idée ne revêt désormais un caractère sacré ou un caractère maudit qui puisse en interdire la discussion ou la mise en débat. La laïcité ne peut échapper au questionnement qu’elle prône pour toute autre opinion ou tout autre principe. A la vouloir un dogme indiscutable, les tenants de la laïcité l’excluraient de la modernité qu’ils prétendent précisément constituer par le principe de cette même laïcité  ».

L’archevêque de Bordeaux rappelle ensuite la distinction entre la « laïcité de refus » ou « de restriction » qui interdit de « donner à toute forme de transcendance spirituelle ou religieuse la moindre part de l’espace public, ainsi que de lui reconnaître une capacité d’expression et de compétence regardant la société » et la « laïcité de respect » ou de « neutralité » ou encore « d’intervention positive » qui peut « se comprendre comme la mise en œuvre, équitable et respectueuse, de la présence et de l’action dans le champ social d’une pluralité d’expressions organisées se manifestant sur le plan religieux et spirituel ».

Ceci dit, l’auteur fait plusieurs remarques :

  1. La sécularisation n’a pas uniformisé le statut des Églises et des institutions religieuses en Europe.

  2. La sécularisation « en atténuant les conflits de nature strictement religieuse, affaiblit par là même la revendication et la légitimation de la laïcité. Cette dernière apparaît alors, à son tour, comme une variante dans l’expression de l’absolu et, à ce titre, comme une certaine forme de dogmatisme, pouvant être elle-même marquée par l’intolérance, bref une « religion séculière ». »

  3. La sécularisation est aujourd’hui confrontée à une quête de religiosité, à « une certaine reviviscence de la religion » qui n’est pas toujours sans danger vu l’efflorescence de certaines sectes. A cet égard, la « laïcité de refus » peut être accusée « de devenir un moyen discriminatoire et policier dans un champ social où la compétence de l’État, précisément laïque, ne peut se mettre pour autant au-dessus de toute discussion et contestation ».⁠[14]

  4. La sécularisation est confrontée aussi au fait que la religion, le christianisme en particulier, a informé la culture, y compris la morale, occidentale. Comment se comprendre et comment comprendre la laïcité elle-même, qu’elle soit « de refus » ou « de respect », sans en tenir compte ?

  5. La sécularisation est mise aujourd’hui en question par l’Islam qui « n’a pas de principe fondateur pour penser quelque forme que ce soit de laïcité ». Si, en effet, la laïcité est « le résultat de l’Évangile et du christianisme » (Rendez à César…​), l’Islam, lui, « voit une unité insécable là où nous voyons une distinction créatrice »

  6. Si toute religion peut devenir « une vision totalisante ou même totalitaire du réel » et « emprunte les voies de l’agressivité en excluant ceux qui ne partagent pas les mêmes idées et les mêmes comportements », cette tentation intégriste « peut aussi affecter des idéologies et des attitudes athées entraînant alors une véritable anti-religion. Au nom de quelle immunité miraculeuse de la laïcité échapperait-elle à l’intégrisme ? »

Il découle de ces constats et réflexions que la laïcité de refus ne peut « pas passer pour un principe universel ». A moins de la considérer comme une idéologie, elle est « le résultat singulier de l’histoire particulière » de la France. « Par contre, dans la mesure où pour répondre à des questions nouvelles, notre conception et notre pratique de la laïcité évolueraient elles aussi, nous pourrions conclure que la laïcité est un principe universel, susceptible de mises en œuvre toujours amendables dans des contextes culturels et sociaux très diversifiés ».

Dans un esprit de dialogue encourageant pour l’avenir de leurs relations, le 12 février 2002, l’Église catholique et l’État français « ont décidé de formaliser leurs relations par des réunions régulières (…). Des deux côtés, on assure qu’il n’est absolument pas question de toucher aux lois de séparation de l’Église et de l’État de 1905 ni aux accords de 1923 sur les relations entre l’Église catholique et l’État, mais de régler les problèmes[15] qui ont pu surgir au cours des années »[16]. Alors que une concertation était engagée avec des représentants de l’Islam en France et que des rencontres régulières ont déjà lieu avec des représentants du Judaïsme, « paradoxalement, il n’existait pas de structure de concertation avec l’Église catholique, la plus ancienne et la plus nombreuse »[17]. Commentant l’événement, Mgr Tauran déclara : « Nous sommes dans une société pluraliste, il est normal que les catholiques puissent faire entendre leur voix, non pas pour imposer leur point de vue, mais pour faire réfléchir ceux qui ont la gestion de la chose publique et la société tout entière sur certains enjeux et surtout la dimension transcendante de l’homme. On ne peut pas séparer l’Église de la société, parce que la dimension transcendante de l’homme fait que les problèmes spirituels un jour ou l’autre atterrissent sur la table des hommes politiques. Et donc il faut faire en sorte de donner à l’Église cette possibilité d’être un partenaire ».⁠[18]

Il ressort de cet examen du cas français que la laïcité est parfaitement acceptable si elle respecte la nature et la liberté de l’État et des Églises et se construit sur ces quatre principes simples⁠[19] :

« -la non-confessionnalité de l’État ;

-la liberté religieuse (qui est bien davantage que la liberté de culte) ;

-l’incompétence des Églises pour connaître directement ce qui relève du temporel ;

-la non-immixtion du pouvoir civil dans le domaine spirituel. »[20]

A propos de la non-confessionnalité de l’État, « on peut légitimement estimer que les principes généraux énoncés dans les deux premiers articles de la loi de 1905 n’offrent plus, en, tant que tels, de difficultés pour l’Église. Au contraire, ils offrent un cadre dans lequel cette dernière reconnaît pouvoir accomplir sa mission. Elle retrouve même des aspects essentiels de sa doctrine : la liberté des consciences et l’incompétence naturelle de l’État en matière spirituelle, que consacre et régule à la fois le principe de laïcité »

A propos de la liberté religieuse, il faut « faire observer que la notion de culte ne peut seule rendre compte des activités des Églises er ne parvient plus à leur donner toute leur place en une nation, car elle ne permet pas d’offrir un espace suffisant à leur expression sociale ».⁠[21]

A propos de l’incompétence des Églises pour connaître directement ce qui relève du temporel, le mot « directement » a toute son importance car « les forces religieuses (…) sont surtout une chance pour la vie en commun, pour peu qu’elles puissent aussi participer, à leur place et grâce à une certaine reconnaissance, à la construction d’une société où l’homme est reçu dans toutes ses dimensions culturelles et spirituelles ».

A propos de la non-immixtion du pouvoir civil dans le domaine spirituel, « il reste à souhaiter que, libérés du laïcisme réducteur, les États puissent toujours mieux appréhender la dimension spirituelle des citoyens en vue d’assurer la paix religieuse et la concorde civique. Ainsi les Églises seront-elles mises en condition de pouvoir éclairer la route des hommes. »

Les quatre principes énoncés sont universalisables et peuvent se contracter dans cette formule claire et nette : « On peut, certes, séparer l’Église de l’État. On ne pourra jamais séparer l’Église de la société ! ».

C’est bien aussi la pensée du cardinal Roger Etchegaray, président du Conseil pontifical Justice et Paix et du Conseil pontifical Cor Unum : « Après l’État chrétien, dont le Concile a sonné le glas[22], après l’État athée qui en est l’exacte et aussi intolérable antithèse, l’État laïque ne se contente plus d’une neutralité par abstention : il est de son devoir, sans se renier, de faire appel à la religion comme à une référence vitale, porteuse d’un ensemble d’expériences et de valeurs qui peuvent contribuer à nourrir et à fortifier le tissu si fragile de la société (…). »⁠[23]

C’est bien encore la pensée du cardinal Danneels : « Personne ne mettra probablement en doute l’indépendance de l’État par rapport à l’Église ou l’inverse. L’indépendance de l’Église par rapport à l’État est d’ailleurs garantie par la Constitution. Rares sont ceux d’ailleurs qui veulent la totale séparation. Il y a à cela dans notre pays des raisons historiques et culturelles qui ont leur vérité et leur poids. Mais il y a aussi une raison anthropologique et sociale à ce refus, surtout si celui-ci devait prendre la forme d’une tendance à reléguer entièrement la religion dans le domaine de la vie privée.

La religion refuse d’être parquée ou cantonnée dans le domaine privé du foyer ou des bâtiments du culte. Dieu doit pouvoir être servi aussi en plein air. De plus l’appartenance religieuse ne se limite pas à la conviction intime et personnelle : elle se traduit aussi dans un engagement en société. qu’on pense au monde de l’enseignement, aux institutions chrétiennes de soins, aux initiatives en faveur des pauvres, des immigrés, des sans-papier, aux mouvements d’adultes et de jeunes et à l’urgence pour la société contemporaine d’aider les hommes dans la recherche de sens.

Limiter la religion au seul domaine du culte est faux et donc inacceptable. La foi inspire des œuvres autres que le culte, comme l’affirmait déjà saint Jacques : « La foi sans les œuvres est morte ». »[24]


1. Pour rappel, voici ses deux premiers articles:
   1. « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ».
   2 « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte…​ Pourront toutefois être inscrites aux dits budgets (de l’État, des départements, des communes) les dépenses relatives à des services d’aumôneries et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons »…​ La Constitution de 1946 n’a rien changé fondamentalement à ces principes, elle rappelle « la laïcité des pouvoirs et de l’enseignement publics » (1,13).
   La loi de 1905 dite « de séparation » fut fermement condamnée par Pie X, le 11-2-1906, dans l’encyclique Vehementer nos (cf. infra).
2. Il fut un des négociateurs d’un accord avec la République sur les associations diocésaines qui sont gestionnaires du temporel de l’Église. Si la loi de 1905 ne reconnaissait aucun culte, le droit offre aux groupements à connotation religieuse la possibilité d’avoir un statut dans l’État. La loi de 1905 prévoyait la constitution d’ »associations cultuelles » « ayant exclusivement pour objet l’exercice d’un culte ». Les religions protestante, orthodoxe, israélite, musulmane et bouddhiste adoptèrent cette formule. L’Église catholique refusa que « l’administration et la garde du culte public » soient attribuées « non pas au corps hiérarchique divinement institué par le Sauveur, mais à une association de personnes laïques » dépendant de l’autorité civile (PIE X, Vehementer nos). A partir de 1924, l’Église catholique a mis en place des associations diocésaines « fonctionnant selon un statut type établi en concertation entre l’épiscopat de l’Église de France et le Saint-Siège, statut type pour lequel le Conseil d’État a reconnu en décembre 1923 qu’il ne comportait aucune disposition contraire au droit français » dans la mesure où elles respectent les lois générales sur les associations. (GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit.).
3. Les Associations diocésaines, Etude sur le statut de l’Église en France, Dunot, 1923, p. 1 ; cité par TAURAN Mgr J.-L., Les relations Église-État en France : de la séparation imposée à l’apaisement négocié, DC, n°2263, 3-2-2002, p. 127.
4. DC n° 955, 6-1-1946.
5. A propos de la Constitution de 1958 qui proclame que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » (2, 1), le cardinal Eyt, archevêque de Bordeaux faisait remarquer qu’ »aucune objection conséquente n’a été soulevée contre cette définition » (in Le principe de laïcité est-il universel ?, DC n°2190, 18-10-1998, pp. 873-875).
6. J.-P. Chevènement (op. cit.) parle de « laïcité positive ». C’est, pour ce ministre, l’attitude ancienne des pays catholiques qui a suscité, dès le XIXe siècle, une « laïcité de combat » : « La France est le seul pays européen où la laïcité ait été élevée au rang de principe constitutionnel. Elle est le seul pays aussi où elle ait abouti à la séparation complète de l’Église et de l’État ». Cette radicalité s’explique par le lien étroit entre l’Ancien régime et l’Église : « De sorte que lorsqu’est venue l’heure de contester l’absolutisme royal, on a contesté dans le même temps, la hiérarchie et souvent la religion catholiques, qui fondaient sa légitimité de droit divin ». La séparation a pacifié les relations Église-État, en préservant, entre sphère privée et sphère publique, « un espace où s’épanouit la raison naturelle que tous les hommes ont en commun ». La laïcité de l’État « ne prémunit pas seulement chaque citoyen contre toute discrimination relative à sa religion ; elle fait de la chose publique une chose véritablement commune, où il n’y a place que pour l’argumentation éclairée par les lumières de la raison ; elle contribue ainsi à la formation du citoyen et à l’exercice de la démocratie ». J.-P. Chevènement ajoute encore que « …​la laïcité est une valeur ; ce n’est pas un dogme. » Comme on le voit ailleurs en Europe, « on peut en cultiver l’esprit selon d’autres modalités ». Et de citer l’Allemagne où les communautés religieuses jouissent d’un droit de taxation et où l’instruction religieuse fait partie du programme d’études des écoles d’État. De citer aussi la Grande-Bretagne où le Roi ou la Reine sont aussi chef de l’Église anglicane et où les dignitaires religieux siègent à la Chambre des Lords. Le gouvernement français lui-même n’a pas supprimé le régime concordataire en vigueur en Alsace-Lorraine depuis 1801. Preuve d’une « laïcité positive ». Finalement, ce qu’il y a de fondamental dans la laïcité commune à toute l’Europe, c’est « « la liberté de choisir sa religion, y compris celle de n’en pas choisir, le rejet de toute discrimination au regard de son appartenance confessionnelle, le respect rigoureux des consciences et donc des croyances, la soustraction du débat public et de l’activité scientifique à l’empire de quelque dogme particulier, le droit au libre examen, sans borne et sans exclusive, le refus des intégrismes fanatiques, …​ ». C’est pourquoi seul l’Islam fait encore vraiment problème mais, J.-P. Chevènement espère en son « noyau rationnel » pour trouver les modalités pratiques des rapports de l’Islam avec la République laïque.
7. Pour une nouvelle laïcité, in DC, n°2152, 19-1-1997, pp. 93-94
8. Le paradoxe républicain : un État laïc peut-il commémorer un baptême chrétien ?, in DC 2145, 6-10-1996, p. 815.
9. Après la visite de Jean-Paul II, in DC 2147, 3-11-1996 pp.920-921.
10. Catholiques dans une société laïque, in DC 2147, 3-11-1996, pp. 921-922.
11. DC 2149, 1-12-1996, pp. 1109-1110.
12. Cette idée sera soulignée encore dans le Discours de clôture de Mgr Louis-Marie Billé, Président de la Conférence des évêques de France : « Nous sommes ouverts au dialogue avec tous ceux qui désirent sauvegarder, dans la vie publique, des instances morales et spirituelles pour affirmer la dignité et la liberté des citoyens. La Laïcité, dans une démocratie moderne, est un lieu de responsabilité collective, de communication entre les différentes traditions spirituelles et morales ». (DC n° 2149, 1-12-1996, p. 1049).
13. Le principe de laïcité est-il universel ?, in DC n° 2190, 18 octobre 1998, pp. 873-875.
14. Pour illustrer cette réflexion, on peut méditer les remous provoqués par les travaux de la Commission d’enquête parlementaire créée en Belgique, en 1996, pour étudier le phénomène des sectes. Le Rapport présenté à la Chambre des Représentants de Belgique, le 28 avril 1997, recense (pp. 227-228) 189 groupes présentés comme « sectes actives » (cf. Gourou, gare à toi, publication du Gouvernement de la Communauté française, sd, p.7). Or, sur cette liste, figurent notamment Het Werk - L’Oeuvre, reconnue dans 20 diocèses, l_’Opus Dei_, prélature personnelle reconnue, le Renouveau charismatique reconnu également, et la Communauté St Egidio chargée, par le pape Jean-Paul II, après le rassemblement d’Assise, en 1986, de continuer les rencontres « Religions et Paix ». Le 30 avril 1997, la Conférence épiscopale de Belgique a dénoncé l’amalgame. Le Parlement a adopté la Rapport à l’exception de la liste élaborée par la Commission qui n’en a pas moins été publiée et reprise dans la presse. (Cf. RIES J., Église, sectes, mouvements religieux et société, in Cohérence n° 110, octobre-novembre-décembre 1997, pp. 34-39.)
15. Des groupes de travail sont mis sur pied pour étudier les questions liées à l’enseignement catholique, au fonctionnement des aumôneries, à l’utilisation des cathédrales et des églises, à la fiscalité.
16. La Libre Belgique, 13-2-2002.
17. Communiqué officiel : cf. www.premier-ministre.gouv.fr.
18. Cf. Zenit.org, 14-2-2002.
19. Cf. TAURAN Mgr J.L. (secrétaire pour les relations du Saint-Siège avec les États), Les relations Église-État en France : de la séparation imposée à l’apaisement négocié, Conférence à l’Académie des Sciences morales et politiques, 12-11-2001, in DC n°2263, 3-2-2002, pp. 122-128.
20. Il est intéressant de noter que les catholiques français pourraient reprocher à leur État laïc de ne pas l’être assez puisque « depuis le Modus Vivendi du 20 mai 1921, le gouvernement français a un droit de regard sur la désignation des évêques de France. Avant qu’il ne soit procédé à la nomination, le nonce interroge le gouvernement français pour savoir s’il n’a pas d’objections à faire valoir sur le candidat pressenti » (GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit.), contrairement au décret Christus Dominus (1965, n°20) qui demande que le choix des évêques et leur nomination soient laissés à l’entière liberté du Saint-Siège. Mais cette concession était sans doute nécessaire pour sauvegarder une autre liberté. Un petit détail piquant encore : le Président de la République qui aujourd’hui encore nomme l’archevêque de Strasbourg, est, en vertu d’une ancienne tradition, chanoine de la basilique romaine du Latran…​(Cf. GAUDEMET J., Le concordat dans la République laïque, in La laïcité au défi de la modernité, op. cit., p.202)
21. Cf. Mgr Claude Dagens : «  Nous ne pouvons pas nous résigner à une totale privatisation de notre foi, comme si l’expérience chrétienne devait rester enfouie dans le secret des cœurs sans prise sur le réel du monde et de la société » (Lettre aux catholiques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, Cerf, 1997, p. 34 et DC n°2149, op. cit., pp. 1016-1044. Cf. également le cardinal L.-M. Billé: « Encore faut-il qu’il soit reconnu que la religion ne se réduit pas à un sentiment religieux personnel, mais qu’il s’agit d’un phénomène de dimension sociale appelé à s’intégrer dans la vie publique » (Postface au livre de ARDURA B., Le Concordat de Pie VII et Bonaparte, Cerf, 2001, p. 135) et SCHRAMECK O. (directeur de cabinet du Premier ministre Jospin) : « Or il faut rappeler que dès l’origine, la laïcité n’a jamais été conçue comme l’expression d’une attitude indifférente voire hostile à l’expression sociale de la spiritualité religieuse » (Laïcité, neutralité et pluralisme, in Mélanges Jacques Robert, Montchrestien, 1998, pp. 195-205), tous deux cités par TAURAN Mgr J.-L., op. cit…​
22. « On arrive à des situations très délicates lorsqu’une norme spécifiquement religieuse devient, ou tend à devenir, loi de l’État, sans que l’on tienne compte comme on le devrait de la distinction entre les compétences de la religion et celles de la société politique. Identifier loi religieuse et loi civile peut effectivement étouffer la liberté religieuse et aller jusqu’à limiter ou à nier d’autres droits inaliénables de l’homme » (JEAN-PAUL II, Message pour la Journée de la Paix, 1-1-1991, DC n° 2020, 20-1-1991, p. 55).
23. Discours de réception à l’Académie des Sciences morales et politiques, 20-12-1994 in DC n° 2108, 15-1-1995, pp. 72-73.
24. L’Église et les défis du troisième millénaire, op. cit., p. 444.

⁢vi. qu’en pense Jean-Paul II ?

Dans son Discours de réception[1], le 24-10-1998, Jean Guéguinou, ambassadeur de France près le Saint-Siège, assura le Souverain Pontife qu’en France régnait « une conception apaisée de la laïcité, (…) une vision des relations des relations entre l’Église et l’État qui préserve un espace de vie fraternelle entre les hommes, quelles que soient leurs croyances »

Dans sa réponse, Jean-Paul II⁠[2], Jean-Paul II commença par rappeler son discours au Parlement européen du 11-10-1988 et la distinction évangélique entre Dieu et César : « Cette distinction essentielle entre la sphère de l’aménagement du cadre extérieur de la cité terrestre et celle de l’autonomie des personnes s’éclaire à partir de la nature respective de la communauté politique à laquelle appartiennent nécessairement tous les citoyens et de la communauté religieuse à laquelle adhèrent librement les croyants ». Il en vint alors à la notion de laïcité. Celle-ci, déclara le Saint Père, « est à entendre à la fois comme une autonomie de la société civile et des confessions religieuses, dans les domaines qui leur sont propres, mais en même temps comme une reconnaissance du fait religieux, de l’institution ecclésiale et de l’expérience chrétienne parmi les composantes de la nation, et non seulement comme des éléments de la vie privée. Le principe même de laïcité n’exclut ni la libre adhésion de foi des personnes, ni l’acceptation de la dimension religieuse dans le patrimoine national. L’autonomie légitime des réalités terrestres ne permet pas non plus que l’on fasse abstraction des principes qui fondent la vie personnelle et la vie sociale. La laïcité laisse donc à chaque institution, dans la sphère qui est la sienne, la place qui lui revient, dans un dialogue loyal en vue d’une collaboration fructueuse pour le service de tous les hommes. Une séparation bien comprise entre l’Église et l’État conduit au respect de la vie religieuse et de ses symboles les plus profonds, et à une juste considération de la démarche et de la pensée religieuses. Non seulement c’est une garantie de la libertés des personnes et des groupes humains, mais c’est aussi un appel pour que ce qui est propre à l’Église puisse demeurer un élément de réflexion pour tous et être une contribution positive aux débats de société, en vue de la promotion et du respect des personnes, ainsi que de la considération du bien commun et des droits de l’homme, qui sont des éléments objectifs que l’on ne peut jamais perdre de vue dans les décisions sociales ».


1. In DC n° 2193, 6-12-1998, pp. 1007-1009.
2. Discours au nouvel ambassadeur de France, DC n° 2193, 6-12-1998, pp. 1009-1012.

⁢vii. Retour en Belgique

A la lumière de ce qui précède, il est clair que l’enjeu essentiel ne se situe pas au niveau des symboles religieux dans l’espace public ni même au niveau du financement des cultes. L’essentiel est que soit reconnu le rôle social des religions.

Les chrétiens ne peuvent accepter les conditions qu’Yvan Ylieff mettait à leur adhésion au Parti socialiste : « …les chrétiens du P.S. doivent considérer leurs convictions religieuses éminemment respectables, comme affaires personnelles qui ne peuvent en aucune manière interférer dans la vie publique.

On peut être profondément chrétien et ardent socialiste, mais on ne peut pas être militant socialiste ou mandataire et promotionner l’enseignement catholique, faire campagne contre l’avortement ou s’opposer à la reconnaissance effective de la laïcité ».⁠[1] « Où se trouve donc le problème ? », s’interroge Ph. Busquin. « Il réside dans le fait que le chrétien, membre du P.S., peut être membre de la CSC et/ou membre de la mutualité chrétienne, qu’il met ses enfants dans l’enseignement libre, qu’il pratique les organisations culturelles ou parascolaires des mouvements chrétiens, qu’il participe de fait au renforcement d’appareils qui, par ailleurs, restent assez fondamentalement anti-socialistes ou peuvent apparaître comme tels »[2]. On peut certes discuter de la reconnaissance de la laïcité dans la mesure où, comme nous l’avons vu, cette reconnaissance a fait problème à certains de ses partisans mais il est impensable d’interdire aux chrétiens de s’engager de manière originale sur les autres questions. Cette intolérance n’est pas nécessairement le fruit du socialisme démocratique mais plutôt de son laïcisme.

En somme, ces socialistes ont beau dire⁠[3] qu’il ne faut pas s’enfermer dans un « laïcisme dur », que les « difficultés (…) tiennent d’abord au rôle historique que l’Église catholique a joué depuis toujours dans notre pays, mais davantage encore à la puissance que détiennent chez nous, dans la plus grande ville comme dans le plus petit village, les organisations catholiques de type social (mutualités, institutions de soins, etc.), de type syndical ou coopératif, et surtout de type éducatif (poids énorme des organisations de jeunesse catholiques dans tous les milieux). » Ils n’en affirment pas moins une « …​incompatibilité radicale entre la défense et le développement de cet enseignement (catholique) et la volonté propre au socialisme de construire un monde profondément différent ». Quelle stratégie alors adopter pour en finir avec cette présence chrétienne dans le tissu social ? La réponse est claire : « nous ne pouvons espérer rassembler les mouvements, les organisations, si nous refusons de rassembler et d’intégrer les individus ».

C’est très exactement la pensée et la praxis du léninisme le plus traditionnel. « La lutte antireligieuse, écrivait Lénine, ne peut se borner à des prêches abstraits, elle doit être liée à la pratique concrète du mouvement de classe, qui tend à supprimer les racines sociales de la religion »[4]. « Prenons un exemple : le prolétariat d’une région ou d’une branche d’industrie est formé d’une couche de (communistes) assez éclairés qui sont, bien entendu, athées, et d’ouvriers assez arriérés ayant encore des attaches à la campagne et au sein de la paysannerie, croyant à Dieu, fréquentant l’Église, et même soumis à l’influence du prêtre de l’endroit qui, admettons, est en passe de fonder un syndicat ouvrier chrétien. Supposons que la lutte économique dans cette localité ait abouti à la grève. Un marxiste est forcément tenu de placer le succès du mouvement gréviste au premier plan, de réagir absolument contre les divisions des ouvriers en athées et en chrétiens, de combattre absolument cette division. Dans ces circonstances, la propagande athée peut s’avérer superflue et même nuisible, non pas du point de vue sentimental, par crainte d’effaroucher, mais du point de vue du progrès réel de la lutte des classes qui, dans les conditions de la société capitaliste moderne, amènera les ouvriers chrétiens à l’athéisme, cent fois mieux qu’un sermon athée tout court. »[5]

Nous reviendrons, plus loin, sur ce type « laïcité de combat » subtil et délétère, sur les conditions et les pièges de l’action commune.

En attendant, tenons-nous-en fermement aux conditions de la « saine laîcité » telles qu’elles ont été précisées par Mgr Tauran. A condition que soit effectivement respecté et encouragé l’exercice des libertés d’enseignement, d’association et de religion, le « modèle » français lui-même est acceptable.

N’ayons, en tout ces, aucune nostalgie d’un État chrétien qui a été source de nombreux abus et a porté préjudice à la pureté du message évangélique que l’Église doit porter au monde. Travaillons plutôt à informer la société de l’esprit et des principes chrétiens en proposant inlassablement la bonne nouvelle à nos contemporains, en mettant en conformité nos discours et nos actes, en allant jusqu’au bout des exigences évangéliques et en montrant les bienfaits sociaux qu’elles procurent.

C’est, depuis plus de deux siècles, l’heure du peuple de Dieu, l’heure du laïcat. A lui d’investir et de transformer pacifiquement les structures politiques et économiques, d’animer tous les corps sociaux.

Cette action politique et évangélisatrice demande, comme nous le reverrons, courage, maîtrise et ouverture.

La liberté religieuse, en effet, ne l’oublions pas, a un aspect privé et un aspect public. En principe, dans nombre de sociétés, la démarche individuelle est respectée et même accentuée tandis que la manifestation publique et surtout l’engagement dans le monde sont souvent objet de suspicion et, de plus en plus, de restrictions. Il est un fait que le chrétien qui n’est guère gênant tant qu’il garde sa foi au fond de son cœur ou à l’ombre des sacristies, devient dérangeant lorsqu’il sort porter la Parole aux autres et, pis encore, lorsqu’il se sent poussé aussi, éclairé par cette même Parole, à « voir, juger, agir ». ⁠[6] Mais un chrétien peut-il s’abstenir d’être missionnaire ?

d’autre part, si, d’aventure, les chrétiens étaient à nouveau présents à tous les échelons de la société et de l’État, il n’en demeure pas moins que celui-ci ne pourrait se déclarer chrétien. Car il pécherait contre les affirmations claires du Concile Vatican II spécialement dans sa déclaration sur la liberté religieuse. La tentation serait certes forte de procéder, comme par le passé, d’une manière ou d’une autre, à une reconnaissance particulière mais, dans ce cas redoutable, il ne faudrait pas oublier la recommandation du Concile : « Si, en raison des circonstances particulières dans lesquelles se trouvent des peuples, une reconnaissance civile spéciale est accordée dans l’ordre juridique de la cité à une communauté religieuse donnée, il est nécessaire qu’en même temps, pour tous les citoyens et toutes les communautés religieuses, le droit à la liberté en matière religieuse soit reconnu et respecté ».⁠[7]


1. Des chrétiens au Parti Socialiste ? Une question à poser, in Des chrétiens au PS ?, Actes du Colloque organisé par l’Institut Emile Vandervelde à Seraing, le 20-9-1980, Notes de documentation, 81/NS 15, p. 39.
2. Etre laïque au Parti Socialiste, une position confortable, in Des chrétiens au PS ?, op. cit., p. 55.
3. MOUREAUX Philippe, Rapport final, in Des chrétiens au PS ?, op. cit., pp. 99-103.
4. Parti ouvrier et religion, in Pages choisies, t. II, p. 315, cité par OUSSET J., Marxisme et révolution, Montalza, 1970, p. 153.
5. LENINE, De la religion, pp. 15-19, cité in OUSSET, op. cit., p. 155.
6. Cf. MM, § 238.
7. DH, 6.

⁢Chapitre 3 : Liberté religieuse et liberté de l’Église dans l’histoire

⁢i. L’Église a-t-elle trahi ?

L’idée de proclamer la liberté religieuse et, son corollaire, la laïcité de l’État a suscité bien des controverses avant, pendant et après le Concile Vatican II.

Le cardinal Bea qui présida, en 1964, une commission sur ce problème reconnaîtra que la liberté religieuse « constitue un problème qui est peut-être l’un des plus graves et des plus difficiles en théorie et en pratique »[1]

Déjà, lors de l’élaboration des projets, en 1960, deux thèses s’opposaient, celle de la Commission théologique préparatoire dirigée par le cardinal Ottaviani et celle du Secrétariat pour l’unité des chrétiens animé par Mgr Charrière (Suisse) et Mgr De Smedt (Belgique).

Très rapidement, après l’ouverture du Concile, le projet élaboré par la Commission fut abandonné au profit de celui préparé par le Secrétariat.

Le texte qui allait finalement s’appeler Dignitatis humanae connut 6 versions successives, suscita des centaines d’interventions au sein du Concile et des polémiques à l’extérieur dans diverses publications. Au bout de deux ans de discussion (de 1963 à 1965), il fut adopté à une écrasante majorité (90% de oui) et promulgué par Paul VI.⁠[2] Comme l’écrit le cardinal König, « le sentiment général était établi de façon claire et indiscutable ».⁠[3]

Il n’empêche que c’est sur cette question et non sur la messe « en latin » que se cristallisa l’opposition puis le schisme de Mgr Marcel Lefebvre.

En dehors de cette réaction extrême, se pose encore aujourd’hui, pour certains, la question de savoir s’il y a continuité ou discontinuité de doctrine entre Dignitatis humanae et l’enseignement antérieur.⁠[4]

Il faut, en premier lieu, souligner que la Déclaration sur la liberté religieuse a prévu l’interrogation puisqu’elle souligne d’emblée que le Concile « scrute la tradition sacrée et la sainte doctrine de l’Église d’où il tire du neuf en constant accord avec le vieux ».⁠[5]

Et effectivement, il semble difficile de croire qu’un seul Père conciliaire aurait pu contester les deux paragraphes suivants qui développent d’une manière on ne peut plus traditionnelle la conjugaison de la vérité et de la liberté sur le plan religieux.

Tout d’abord, à propos de la vérité, « le Concile déclare que Dieu a lui-même fait connaître au genre humain la voie par laquelle, en le servant les hommes peuvent obtenir le salut et parvenir à la béatitude. Cette unique vraie religion, nous croyons qu’elle subsiste dans l’Église catholique et apostolique à qui le Seigneur Jésus a confié le mandat de la faire connaître à tous les hommes, lorsqu’il dit aux apôtres : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mat. 28, 19-20). Tous les hommes d’autre part, sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église ; et, quand ils l’ont connue, de l’embrasser et de lui être fidèles ».⁠[6]

Et, comme pour encadrer, baliser la longue méditation sur la liberté religieuse qui constitue l’essentiel du document, les auteurs reviendront sur ces affirmations fondamentales dans l’avant-dernier chapitre qui reprend le mot d’ordre du Seigneur cité dans le premier chapitre, pour en tirer toutes les conséquences:

« Pour obéir au précepte divin : « Enseignez toutes les nations » (Mat. 28, 19), l’Église catholique doit s’employer, sans mesurer sa peine, à ce « que la parole de Dieu accomplisse sa course et soit glorifiée » (2 Th 3, 1).

L’Église demande donc expressément à ses fils « qu’avant tout se fassent des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâces pour tous les hommes…​ Voilà ce qui est bon et ce qui plaît à Dieu, notre Sauveur, lui qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tim. 2, 1-4).

Mais les fidèles du Christ, pour se former la conscience, doivent prendre en sérieuse considération le doctrine sainte et certaine de l’Église. De par la volonté du Christ, en effet, l’Église catholique est maîtresse de vérité ; sa fonction est d’exprimer et d’enseigner authentiquement la vérité qui est le Christ, en même temps que de déclarer et de confirmer, en vertu de son autorité, les principes de l’ordre moral découlant de la nature même de l’homme. En outre, les chrétiens doivent aller avec sagesse au-devant de ceux qui sont au-dehors, et s’efforcer « dans l’Esprit-Saint, avec une charité sans feinte, dans la parole de vérité » (2 Co 6, 6-7) de répandre la lumière de vie en toute assurance et courage apostolique, jusqu’à l’effusion de leur sang.

Car le disciple a envers le Christ son maître le grave devoir de connaître toujours plus pleinement la vérité qu’il a reçue de lui, de l’annoncer fidèlement et de la défendre énergiquement, en s’interdisant tout moyen contraire à l’Évangile. ».⁠[7]

Ces textes, enracinés dans l’Écriture, sont, sans ambigüités, parfaitement conformes à l’enseignement constant de l’Église. De même, le Concile rappelle : « C’est un des points principaux de la doctrine catholique, contenu dans la parole de Dieu et constamment enseigné par les Pères, que la réponse de foi donnée par l’homme à Dieu doit être volontaire ; en conséquence, personne ne doit être contraint à embrasser la foi malgré lui. Par sa nature même, en effet, l’acte de foi a un caractère volontaire puisque l’homme racheté par le Christ Sauveur et appelé par Jésus-Christ à l’adoption filiale, ne peut adhérer au dieu révélé, que si, attiré par le Père, il met raisonnablement et librement sa foi en Dieu. Il est donc pleinement conforme au caractère propre de la foi qu’en matière religieuse soit exclue toute espèce de contrainte de la part des hommes. »[8] Et la Déclaration ajoutera plus loin : « Bien qu’il y ait eu parfois dans la vie du peuple de Dieu, cheminant à travers les vicissitudes de l’histoire humaine, des manières d’agir moins conformes, bien plus même contraires à l’esprit évangélique, l’Église a cependant toujours enseigné que personne ne peut être amené par contrainte à la foi »[9].

Nous sommes donc en présence de deux piliers incontestés : la vérité de la Parole et la liberté de l’acte de foi.

Comment le respect de ces deux exigences va-t-il se traduire dans la vie sociale ?


1. Cité par PIÑAR LOPEZ Blas, La liberté religieuse, in Laïcs dans la cité, Actes du Congrès de Lausanne II, 1966, p. 71.
2. Cf. THILS Gustave, Le statut de l’Église dans la future Europe politique, Louvain-la-Neuve, 1991, pp. 43-45 et pp. 48-53 ; KÖNIG cardinal F., Présentation de la Déclaration sur la liberté religieuse, in Documents conciliaires , Centurion, 1966, pp. 317-330.
3. Op. cit., p. 327.
4. Cf. BARTHE Claude, Quel avenir pour Vatican II ?, Sur quelques questions restées sans réponse, Fr.-X. de Guibert, 1998, p. 101.
5. DH, n°1, §1.
6. DH, n°1, §2.
7. DH, n°14.
8. DH, n° 10.
9. DH, n° 12, §1.

⁢ii. La tolérance

Jusqu’au Concile, la doctrine traditionnelle a prôné la tolérance. En 1964 encore, un auteur la rappelait en ces termes : « La doctrine orthodoxe est très claire. Elle repose sur la thèse et l’hypothèse[1]. La thèse : là où les principes catholiques peuvent être appliqués, l’ »erreur » ne doit pas avoir la possibilité d’être propagée. L’hypothèse : lorsque les circonstances contraires ne permettent pas aux catholiques d’imposer leurs principes, l’erreur doit être tolérée comme un moindre mal. »[2]

Dans l’État catholique donc, la société civile honorera et vénérera Dieu⁠[3]. L’erreur ne pourra y être propagée ; elle sera tolérée comme un moindre mal ⁠[4].

Cette doctrine de la tolérance vient de saint Thomas qui répond à la question de savoir si les rites des « infidèles » doivent être tolérés: « Le gouvernement humain est une dérivation du gouvernement divin et doit en être une imitation. Dieu justement, bien qu’il soit tout-puissant et souverainement parfait, permet néanmoins qu’il se produise des maux dans l’univers : ces maux, qu’il pourrait empêcher, il les laisse faire de peur que, s’ils étaient supprimés, de plus grands biens ne le fussent aussi, ou même que des maux pires ne s’ensuivissent. Par conséquent il en est aussi de même dans le gouvernement humain ; ceux qui sont en chef tolèrent à bon droit quelques maux, de peur que quelques biens ne soient empêchés, ou même de peur que des maux pires ne soient encourus. C’est ce que dit saint Augustin au second livre de l’Ordre : « Otez des affaires humaines les femmes publiques, et vous aurez troublé tout par le déchaînement des passions ». En ce sens-là, par conséquent, bien que les infidèles pèchent dans leurs rites, ceux-ci peuvent être tolérés soit à cause du bien qui en provient, soit à cause du mal qui est évité. Pour ce qui est des Juifs, il y a un bien réel à ce qu’ils continuent d’observer leurs rites : comme ce sont les rites dans lesquels jadis était préfigurée la vérité de la foi que nous tenons, il résulte que nous avons là de la part de nos ennemis un témoignage rendu à notre foi, et ce que nous croyons continue de nous être présenté, comme en figure. C’est pourquoi les Juifs sont tolérés dans leurs rites. Pour ce qui regarde au contraire les autres infidèles, comme leurs rites n’apportent aucun élément de vérité ni d’utilité, il n’y a pas de raison que ces rites soient tolérés, si ce n’est peut-être en vue d’un mal à éviter. Ce qui est à éviter, c’est le scandale ou le dissentiment qui pourrait provenir de cette intolérance, ou bien un empêchement pour le salut de ces gens qui, par la tolérance même qui leur est laissée, sont peu à peu tournés vers la foi. C’est pour cela en effet que même les rites des hérétiques et des païens, l’Église les a quelquefois tolérés, quand les infidèles étaient encore une grande multitude ».⁠[5]

C’est ce texte qui a inspiré l’Église au long des siècles⁠[6] et qui, dans la pratique des États « chrétiens » a été malheureusement interprété de manière très restrictive ou cruellement ignoré. Notons, au passage, que saint Thomas n’évoque pas seulement une tolérance du mal pur et simple mais aussi de pratiques imparfaites dans lesquelles il peut y avoir un certain bien. On pense immanquablement à ce champ de froment où l’ivraie a poussé. Le maître recommande à ses serviteurs de ne pas arracher l’ivraie : « en arrachant l’ivraie, dit-il, vous risqueriez d’enlever aussi le froment. Laissez-les croître ensemble jusqu’à la moisson ».⁠[7]

Dans le texte préparé par la Commission chargée, en vue du concile, de traiter cette question, on peut lire que, dans l’État catholique, « le pouvoir civil peut de lui-même régler les manifestations publiques des autres cultes, et défendre ses citoyens contre la diffusion des fausses doctrines par lesquelles, au jugement de l’Église, leur salut éternel est mis en péril »[8]. Il est bien dit « au jugement de l’Église », ce qui implique que le pouvoir civil, dans les lois qu’il lui revient d’édicter, non seulement « doit se conformer aux préceptes de la loi naturelle » ce qui est nécessaire comme nous le reverrons dans le chapitre suivant, mais aussi, dit la Commission, « tenir compte comme il se doit des lois positives, tant divines qu’ecclésiastiques, par lesquelles les hommes sont guidés vers la béatitude éternelle »[9].

Pour ce qui est maintenant des États non catholiques, c’est-à-dire les États « dans lesquels la majeure partie des citoyens ne professent pas la foi catholique, ou bien ne connaissent pas le fait de la révélation, le pouvoir civil non catholique, en matière religieuse, doit au moins se conformer aux préceptes de la loi naturelle. Dans ce contexte, la liberté civile doit être concédée par ce pouvoir non catholique à tous les cultes non opposés à la religion naturelle. Mais cette liberté ne s’oppose pas alors aux préceptes catholiques, puisqu’elle est conforme tant au bien de l’Église qu’à celui de l’État. Dans de tels États, dans lesquels le pouvoir ne professe pas la foi catholique ; il incombe particulièrement aux citoyens catholiques d’obtenir, grâce aux vertus et aux activités civiques par lesquelles ils promeuvent, en union avec leurs concitoyens, le bien commun de l’État, qu’une pleine liberté soit concédée à l’Église pour l’accomplissement de sa mission divine. En effet, même l’État non catholique ne souffre aucun dommage de la libre activité de l’Église, et il en retire au contraire de nombreux et remarquables avantages. De sorte que les citoyens catholiques doivent faire en sorte que l’Église et le pouvoir civil, bien qu’encore juridiquement séparés, se prêtent volontiers une mutuelle assistance ».⁠[10]

Ce dernier texte est très proche de ce que Dignitatis humanae proposera comme attitude générale à adopter dans tous les cas de figure. Retenons que le minimum requis de l’État est qu’il respecte la loi naturelle dont nous parlerons dans le prochain chapitre. Cet État doit accorder la liberté civile à tous les cultes qui ne sont pas opposés à la religion naturelle. Religion naturelle qui devrait être définie et que l’État devrait donc protéger. Une pleine liberté est attendue pour l’Église et si Église et pouvoir civil sont encore juridiquement séparés, les membres de la Commission espèrent une mutuelle assistance. L’Église compte sur les citoyens catholiques qui travaillant au bien commun seront les artisans de ce rapprochement. Toutefois, la Commission semble, à travers le service du bien commun, donner comme but ultime à l’action des citoyens catholiques, « la défense de l’autel » et ne l’envisager, par le fait même, que soumise à l’autorité ecclésiastique : « Afin que les citoyens catholiques, agissant pour la défense des droits de l’Église, ne nuisent pas à l’Église, et encore moins à l’État, que ce soit par leur inertie, ou bien en déployant un zèle indiscret, il faut qu’ils se soumettent au jugement de l’autorité ecclésiastique, laquelle a compétence pour juger, en fonction des circonstances, de tout ce qui concerne le bien de l’Église et pour diriger l’action que déploient les citoyens catholiques pour la défense de l’autel ».⁠[11] Pourtant, quelques années plus tôt, Jean XXIII envisageait d’une manière plus autonome la collaboration des catholiques, au service du bien commun, en écrivant que « lorsqu’il s’agit des problèmes et de l’organisation des écoles, de l’assistance sociale organisée, du travail et de la vie politique, la présence d’experts catholiques (…) peut avoir une influence des plus heureuses et bénéfiques, s’ils savent - comme cela leur est un devoir précis, qu’ils ne peuvent négliger sans se voir accuser de trahison - s’inspirer dans leurs intentions et leurs actes de principes chrétiens reconnus par une expérience multiséculaire comme efficaces et décisifs pour procurer le bien commun ».⁠[12]


1. La thèse désigne la situation idéale ; l’hypothèse, une situation contingente, une circonstance particulière.
2. LANARES P., La liberté religieuse dans les conventions internationales et dans le droit public général, Horvath, 1964, p. 206, cité in BARTHE, op. cit., p. 102.
3. Cf. LEON XIII, Humanum genus (1884) : « ...de même que la voix de la nature rappelle à chaque homme en particulier l’obligation où il est d’offrir à Dieu le culte d’une pieuse reconnaissance, parce que c’est à lui que nous sommes redevables de la vie et des biens qui l’accompagnent, un devoir semblable s’impose aux peuples et aux sociétés » ; la même idée se retrouve dans Immortale Dei (1885), Libertas praestantissimum (1888), Au milieu des sollicitudes (1892) ; Pie X la reprendra dans Vehementer nos (1906), de même que Pie XI dans Quas primas (1925) et Pie XII dans Mediator Dei (1947).
4. Pie XII, entre autres, déclarait que « ce qui ne répond pas à la vérité et à la loi morale n’a objectivement aucun droit à l’existence, ni à la propagande, ni à l’action. (…) Le fait de ne pas l’empêcher par le moyen de lois d’État et de dispositions coercitives peut néanmoins se justifier dans l’intérêt d’un bien supérieur et plus vaste » (A des juristes catholiques italiens, 6-12-1953).
5. Somme théologique, IIa IIae, q. 10, a. 11. L’intolérance doit se manifester très précisément, chez saint Thomas, contre les hérétiques. Il définit l’hérésie comme « l’espèce d’infidélité de ceux qui professent la foi du Christ mais en corrompent les dogmes » (IIa IIae, q. 11, a. 1). A propos de ceux-là, il estime qu’ »il y a deux choses à considérer, une de leur côté, une autre du coté de l’Église. -De leur côté assurément il y a un péché par lequel ils ont mérité non seulement d’être séparés de l’Église par l’excommunication mais aussi d’être retranchés du monde par la mort. Il est en effet beaucoup plus grave de corrompre la foi qui assure la vie de l’âme que de falsifier la monnaie qui permet de subvenir à la vie temporelle. Par conséquent, si les faux monnayeurs ou autres malfaiteurs sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes séculiers, bien davantage les hérétiques, aussitôt qu’ils sont convaincus d’hérésie, pourraient-ils être non pas seulement excommuniés mais très justement mis à mort. -Du côté de l’Église, au contraire, il y a une miséricorde en vue de la conversion de ceux qui sont dans l’erreur. C’est pourquoi elle ne condamne pas tout de suite, mais « après un premier et un second avertissement », comme l’enseigne l’Apôtre. Après cela, en revanche, s’il se trouve que l’hérétique s’obstine encore, l’Église n’espérant plus qu’il se convertisse pourvoit au salut des autres en le séparant d’elle par une sentence d’excommunication, et ultérieurement elle l’abandonne au jugement séculier pour qu’il soit retranché du monde par la mort. » (IIa IIae, q. 11, a. 3).
6. Citons notamment LEON XIII, Immortale Dei (1885) et Libertas praestantissimum (1888) ou encore PIE XII, Discours au Tribunal de la Sacrée Rote romaine, 6-10-1946, Discours au Xe Congrès international des Sciences historiques, 7-9-1955.
7. Mt. 13, 29-30.
8. In BARTHE, op. cit., pp. 174-175. Les notes renvoient à des textes qui vont de PIE VI, Communicamus vobiscum (1790) à JEAN XXIII, Discours (8-12-1959). On peut citer, comme exemple, cette proposition condamnée par BENOIT XV (Anno jam exeunte, 7-3-1917) : « Les libertés, particulièrement celle d’opinion en matière de religion, ou de diffusion pour chacun de ce qui lui plaît, ne doivent être aucunement limitées, dans la mesure où cela ne nuit à personne ».
9. Id., pp. 171-172. Il est dommage que la Commission ne distingue pas la  »loi divine positive » accessible à la raison (CEC 1955) et les « lois ecclésiastiques ». Or, dans les notes, la « nécessaire subordination de l’État aux lois ecclésiastiques », comme disent les auteurs du texte, n’est justifiée que par référence au Syllabus et à l’encyclique Quanta cura de Pie IX (1864)(cf. infra).
10. BARTHE, op. cit., p. 177, avec deux références seulement : TAPARELLI d’AZEGLIO, Essai théorique de droit naturel, Casterman, 1875 et LEON XIII, Sapientiae christianae.
11. Cf. BARTHE, op. cit., p. 177.
12. Princeps pastorum, 28-11-1959.

⁢a. Quelle tolérance ?

Dès avant le Concile, certains auteurs catholiques ont pris leurs distances avec la théorie traditionnelle. Rappelons J. Maritain se prononçant, en 1947, pour la reconnaissance , sur le plan temporel, d’une égalité de droits entre les différentes confessions religieuses reconnues. Par là, il adoptait une position diamétralement opposée à celle de Léon XIII jugeant qu’ »il n’est pas permis de mettre les divers cultes sur le même pied légal que la vraie religion »[1] .

En 1963, Y. Congar écrivait : « L’Église ne renoncera jamais au totalitarisme de la foi, à l’intransigeance et à l’intolérance de la vérité (…). L’intolérance dogmatique de l’Église est une chose sainte mais elle a son ordre d’exercice qu’il importe de bien reconnaître. L’Église, du reste, on le sait, admet ce qu’on appelle la tolérance civile. Sur ce point-là, il n’y a pas de question. A la faveur de cette « tolérance » de fait, le pluralisme religieux et philosophique est admis et une large coopération peut se réaliser sur ce terrain »[2]. Cette vision se retrouve plus ou moins dans le schéma préparé par la Commission théologique, appuyée sur de nombreux textes du Magistère⁠[3].

En 1964, A Dondeyne⁠[4] se livrait à une critique très rigoureuse et nuancée du concept traditionnel de « tolérance » ainsi que du distinguo classique entre thèse et hypothèse. Il est intéressant de s’y arrêter un moment car l’auteur apporte des précisions qui peuvent éclaircir le débat.

Pour que son discours ne soit pas mal compris, Dondeyne rappelle que la tolérance civile dont il est question ici n’a rien à voir avec la tolérance doctrinale que les Papes ont fustigée depuis Grégoire XVI sous le nom d’ »indifférentisme » qui n’est rien d’autre que « le relativisme ou le scepticisme qui prétend que toutes les opinions philosophiques, toutes les religions et tous les comportements éthiques ont la même valeur ». De plus, cette tolérance civile ne doit pas être comprise à la manière libérale qui estime que « la religion est par définition « affaire privée », et n’a donc rien à voir avec la vie publique ».

Ceci dit en parfaite conformité avec l’enseignement le plus constant de l’Église, Dondeyne estime qu’on ne peut restreindre le sens du mot « tolérance » en n’y voyant qu’une « attitude négative et passive envers un mal que l’on supporte contre son gré, soit par nécessité, soit par indulgence, soit pour éviter un plus grand mal ». C’est la pensée de saint Thomas. Mais on réduit ainsi la notion de tolérance « à une simple attitude de patience envers un mal qu’on a le droit et le devoir de combattre ». Cette définition n’est pas fausse et elle sera toujours d’application dans l’éducation et dans l’ensemble de la vie sociale mais, en matière religieuse, elle a souvent été ressentie comme « à peu près synonyme d’« intolérance mitigée » » et elle ne peut rendre compte de toute la valeur éthique de la proclamation de « la liberté de pensée, de conscience et de religion » inscrite dans la Déclaration de 1948 ou de la reconnaissance du « droit d’honorer Dieu suivant la juste règle de sa conscience et de professer sa religion, dans la vie privée et publique », pour reprendre les termes de Jean XXIII dans Pacem in terris.

Autrement dit, le mot tolérance porte trop la marque du passé de même que la doctrine de la thèse et de l’hypothèse telle que rappelée par Lanarès et qui a servi à justifier la tolérance religieuse des États chrétiens, ne peut plus s’accorder avec la reconnaissance de la dignité et des droits de chaque personne pas plus qu’avec un système démocratique.

d’une part, si la tolérance apparaît comme une concession nécessaire au « mal », si « la tolérance n’est admise que dans certaines circonstances (en hypothèse) », immanquablement, « l’intolérance est alors posée en principe ou, comme on dit, en thèse ». Et les catholiques qui s’y référeraient pourraient, à juste titre, être accusés de « mauvaise foi », leur tolérance n’étant qu’une « intolérance masquée ».

C’est ce qu’ont très bien compris les catholiques belges, en 1831, lors des débats sur la Constitution. Ainsi, « le cardinal Sterckx[5] évitera toujours d’employer la fameuse distinction et Barthélemy Dumortier (député catholique de Tournai) expliquait au cardinal Antonelli[6] les raisons de pareille attitude. La thèse et l’hypothèse, c’est précisément la position que les plus cruels ennemis de l’Église veulent nous faire prendre pour nous accuser de mauvaise foi et justifier la persécution (…). Serait-il possible de dire au parlement : Nous voulons la liberté pour nous, nous ne la voulons pas pour vous, nous tolérons votre culte parce que nous sommes les plus faibles, mais quand nous serons les plus forts, nous vous refuserons la liberté que nous réclamons aujourd’hui ? »[7].

Comment, en effet, éviter les accusations de mauvaise foi et d’intolérance masquée si l’on reprend à son compte cette réflexion extraite du très classique dictionnaire Vacant[8] lorsqu’il aborde les « droits de l’Église et devoirs correspondants de l’État dans une société divisée au point de vue religieux, et concédant de fait, comme droit politique, les libertés modernes, principalement la liberté de conscience et des cultes »: « Dans cette situation, malgré l’opposition des sociétés temporelles et celle de leurs chefs, les droits de l’Église restent strictement ce que Jésus-Christ les a établis, car leur existence ne dépend aucunement de la reconnaissance ou de l’approbation des hommes. Toutefois, dans la revendication de ces droits, l’on sera contraint, si l’on veut être effectivement écouté de ceux qui détiennent le pouvoir, de s’appuyer non sur les titres divins dont ils refusent de tenir compte, mais sur les droits des sujets catholiques à ne pas être molestés dans leurs croyances ou dans leurs pratiques religieuses, et à s’associer, en toute liberté, pour le plein exercice de leur religion. Il n’y a en ceci, aucune abdication des principes catholiques mais uniquement argumentation ad hominem, pour obtenir plus efficacement ce à quoi l’on a strictement droit. Il n’y a non plus aucune participation illégitime à une concession illicites des libertés modernes, à supposer que de fait, il y eût vraiment concession illicite dans une circonstance donnée. Car on ne donne nécessairement aucune approbation à cette situation de fait, que l’on ne peut d’ailleurs aucunement modifier ; on veut seulement en faire usage pour obtenir la concession de droits incontestables, auxquels on ne peut pratiquement donner aucun autre appui vraiment effectif. Cette coopération simplement matérielle, et d’ailleurs autorisée par de graves raisons est donc permise. C’est, en réalité, sur ce terrain que se font pratiquement aujourd’hui la plupart des revendications catholiques, dans les débats parlementaires, dans les conférences ou réunions publiques et dans les discussions de la presse. Cette tactique, commandée par la situation nouvelle faite aux catholiques, est pleinement légitime ; mais elle a besoin d’être expliquée aux auditeurs exclusivement catholiques, et d’être complétée, pour eux, par un exposé doctrinal, où les droits divins de l’Église occupent leur place légitime. Autrement beaucoup de fidèles perdraient pratiquement de vue la sublime transcendance de l’Église catholique, et courraient quelque risque de l’assimiler de fait aux institutions humaines.

Notons aussi qu’en restant sur ce terrain, et pour montrer que l’on est sincère en revendiquant pour les catholiques la pleine application du droit commun à la liberté politique, il n’est pas interdit d’affirmer, ou même de revendiquer, le droit politique des protestants ou autres hétérodoxes à cette même liberté, dès lors qu’on le fait uniquement pour assurer efficacement aux catholiques l’exercice de leurs droits, et que c’est d’ailleurs le seul moyen de l’obtenir. Il peut être nécessaire d’expliquer sa conduite à ceux qui pourraient, faute d’instruction ou d’attention, en prendre scandale ; mais cette conduite est, en soi, pleinement légitime ».

On a bien lu qu’il s’agissait d’une « tactique » car tout le texte est écrit avec comme arrière-fond, la condamnation des libertés « modernes » et principalement de la liberté de conscience et des cultes⁠[9]. La défense des droits des autres chrétiens ou croyants n’est pas justifiable en elle-même mais uniquement autorisée pour la défense des droits des catholiques.

En fin de compte, cette présentation ne réhabilite-t-elle pas le principe par ailleurs justement condamné selon lequel la fin justifie les moyens ?

Certains essayent néanmoins de sauver la théorie de la thèse et de l’hypothèse en assimilant l’intolérance doctrinale à la thèse et la tolérance politique à l’hypothèse. C’est « une faute contre la logique élémentaire du langage » écrit Dondeyne, car, comme le montrera le cardinal König⁠[10], nous sommes en présence de deux ordres de choses différents : « quand on prétend que la tolérance politique n’est permise que dans certaines circonstances concrètes, on sous-entend que dans d’autres circonstances, l’intolérance politique est recommandée. Que le chrétien rêve d’un monde où tout le monde serait chrétien, c’est son droit, et qu’il travaille de toutes ses forces à la propagation du message évangélique c’est même son devoir, mais il doit le faire, non en recourant à la violence ou à l’oppression sociale, mais par les voies enseignées par le Christ ».

On ne peut non plus, fait remarquer encore Dondeyne, défendre « la thèse » en expliquant que l’erreur n’a pas de droits.⁠[11] En effet, dit-il, « il ne faut pas jouer sur les mots. Seul l’homme a des droits. L’homme a le droit de chercher la vérité, ce qui implique le pouvoir de se tromper sincèrement ».

Etant donné toutes les difficultés soulevées⁠[12] par la conception classique de la tolérance, on ne sera pas étonné d’entendre, un an avant la déclaration Dignitatis humanae, Albert Dondeyne souhaiter que la « coexistence tolérante » qu’il définit, lui, comme non pas un pis-aller mais comme une « vertu éthique » qui relève « de la vertu générale de justice », s’objective « dans un statut social et juridique, c’est-à-dire dans l’une ou l’autre forme de droit positif ». Et il conclut sur ce qui est le point de départ de toute la réflexion sociale de l’Église contemporaine : « la tolérance et la liberté de conscience bien comprises possèdent une signification positive incontestable : elles sont, dans le cadre de la société moderne, où l’ingérence de l’État ne cesse de croître, la seule manière d’affirmer avec efficacité que la personne humaine précède et transcende l’État et que l’État est au service de la personne ».


1. Immortale Dei, 1885. Le Saint Père ajoutait toutefois que l’Église « ne condamne pas pour cela les chefs d’État qui, en vue d’un bien à atteindre ou d’un mal à empêcher, tolèrent dans la pratique que ces divers cultes aient chacun leur place dans l’État. C’est d’ailleurs la coutume de l’Église de veiller avec le plus grand soin à ce que personne ne soit forcé d’embrasser la foi catholique contre son gré, car, ainsi que l’observe sagement saint Augustin, l’homme ne peut croire que de plein gré ».
2. CONGAR Y., Sacerdoce et laïcat dans l’Église devant leurs tâches d’évangélisation et de civilisation, Cerf, 1962, pp. 432-433, cité in BARTHE, op. cit., p. 102. Le P. Congar, dominicain, après avoir été un temps mis à l’écart par sa hiérarchie, fut nommé expert au concile et élevé au cardinalat par Jean-Paul II en 1994.
3. Dans ce projet qui devait être le chapitre 9 du De Ecclesia, on pouvait lire qu’« aucun motif n’autorise le pouvoir civil à contraindre les consciences d’accepter la foi divinement révélée. En effet, la foi est libre par essence, et elle ne peut faire l’objet d’aucune contrainte, comme l’enseigne l’Église en disant : « Personne ne peut être contraint, malgré lui, à embrasser la foi catholique » (Code de droit canon, 1917, can. 1351)« , cité in BARTHE, op. cit., p. 174.
4. DONDEYNE A. (chanoine, professeur à l’Université de Louvain), La foi écoute le monde, Ed. Universitaires, Nouvelle alliance, 1964, pp. 275-295.
5. 1792-1867. Primat de Belgique, archevêque de Malines de de 1832 à 1867.
6. 1806-1876. Il fut secrétaire d’État de Pie IX.
7. AUBERT R., L’enseignement du magistère ecclésiastique au XIXe siècle sur le libéralisme, in Tolérance et communauté humaine, Cahiers de l’Actualité religieuse, Casterman, 1951, p. 100, cité par DONDEYNE, op. cit., p. 287.
8. Art. Église, col. 2220-2221.
9. Les liberté de pensée, de conscience, de culte, de religion ont été condamnées notamment et explicitement par PIE VI (Bref Quod aliquantum, 10-3-1791), PIE VII, (Diu satis, 15-5-1800 ; Lettre à l’Evêque de Troyes, 29-4-1814), GREGOIRE XVI (Mirari vos, 15-8-1832 ; Inter praecipuas, 8-5-1844), PIE IX (Qui pluribus, 9-11-1846 ; Nostis et nobiscum, 8-12-1849 ; Quanta cura et son Syllabus, 8-12-1864), LEON XIII (Libertas, 20-6-1888), PIE X (Allocution consistoriale, 9-11-1903), etc..
10. Cf. infra.
11. Grégoire XVI estime que la liberté de conscience est en fait « la liberté de l’erreur’ (Inter praecipuas) ; Léon XIII, de son côté, écrit qu’ »il répugne à la raison que le faux et le vrai aient les mêmes droits » (Libertas).
12. Pour être complet, ajoutons que Dondeyne a prévu l’objection qui consisterait à dire qu’en assurant et en promouvant les libertés démocratiques, le chrétien favorise aussi l’incroyance ou l’hérésie et collabore donc à ce qu’il considère, en tant que croyant, comme un mal. Dondeyne répond en faisant appel à la notion classique d’acte à double effet. Celui-ci est « parfaitement légitime si, d’une part, l’acte est bon en soi (ce qui est bien le cas ici, puisque assurer les conditions d’existence favorables à l’exercice de la liberté et de la conscience est une chose excellente) et si, d’autre part, l’effet dit « mauvais » n’est pas voulu, mais simplement permis (ce qui se vérifie aussi dans le cas présent, puisque ce n’est que par l’usage que l’incroyant lui-même en fera que les libertés démocratiques peuvent servir l’incroyance). »

⁢iii. La liberté religieuse

A partir des deux « piliers » cités (la vérité de la Parole et la liberté de l’acte de foi), la déclaration Dignitatis humanae s’est finalement écartée de la direction envisagée par la Commission.

Ainsi, A. Manaranche écrit que « la thèse désormais, c’est que l’État se mette au service non de la vérité religieuse, mais de la conscience humaine »[1]. L. de Vaucelles précise le changement : « selon la conception héritée de la chrétienté et réaffirmée au XIXe siècle, la liberté religieuse n’existe que pour une conscience subjectivement droite, objectivement formée et éclairée par les normes de la loi divine et du droit naturel, telles que l’Église les déclare authentiquement. Seuls les catholiques, membres fidèles de la véritable religion révélée, peuvent s’en réclamer. Quant aux consciences sincères mais erronées, on ne peut les contraindre d’embrasser la vraie foi, puisque l’adhésion aux croyances qu’elles proclament relève d’un acte libre ». Par contre, dans Dignitatis humanae, « il ne s’agit plus là de tolérer un état de fait regrettable. Le ressort fondamental des nouvelles orientations est d’admettre sans esprit de retour, au nom même des exigences de l’acte de foi et de la dignité de la personne humaine, la pleine liberté des individus, enfin reconnus comme adultes, de chercher la vérité et de vivre conformément à leurs convictions - dans les limites bien sûr de l’ordre public ».⁠[2]

En fait, la déclaration Dignitatis humanae repose sur un réajustement historique et sur un approfondissement des notions fondamentales de vérité religieuse et de conscience droite grâce aux progrès de l’œcuménisme et à la reviviscence de la pédagogie évangélique.


1. « Laïcisation, laïcisme, laïcité », in Dictionnaire Catholicisme, Letouzey, 1967, col. 1663, cité in BARTHE, op. cit., p. 103.
2. La déclaration de Vatican II sur la liberté religieuse, in La liberté religieuse dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, Actes du colloque international à l’abbaye de Sénanque, Cerf, 1981, pp. 127 et 130.

⁢a. Un réajustement historique

Pour comprendre la nécessaire et relative nouveauté de la reconnaissance de la liberté religieuse telle qu’elle a été définie lors du concile Vatican II, on peut méditer un instant la condamnation portée par le pape Grégoire XVI sur certaines thèses défendues par Lamennais.⁠[1]

Lamennais qui fut un esprit brillant, généreux et exalté, a certes défendu des conceptions philosophiques et théologiques hasardeuses et inacceptables mais il n’empêche qu’il a émis, trop tôt sans doute et sans en assurer, avec rigueur, la pertinence, des idées très en vogue aujourd’hui et qu’un catholique peut défendre, avec quelques nuances, sans faillir.

Ainsi, dans son journal L’Avenir, en 1830-1831, il prit fait et cause pour « la liberté de conscience ou la liberté de religion, pleine, universelle, sans distinction comme sans privilège ; et par conséquent…​ la totale séparation de l’Église et de l’État, séparation écrite dans la Charte, et que l’État et l’Église doivent également désirer…​ Cette séparation nécessaire, et sans laquelle, il n’existerait pour les catholiques nulle liberté religieuse, implique, d’une part, la suppression du budget ecclésiastique…​, d’une autre part, l’indépendance absolue du clergé dans l’ordre spirituel : le prêtre restant d’ailleurs soumis aux lois du pays, comme les autres citoyens et dans la même mesure…​ »[2].

Le pape Grégoire XVI condamna, sans le nommer⁠[3], le héraut des libertés dans son encyclique Mirari vos, le 15-8-1832. L’encyclique n’est pas tout entière consacrée à Lamennais⁠[4]. Le Souverain Pontife dresse un catalogue d’erreurs diverses affirmant que « toute nouveauté bat en brèche l’Église universelle » et appuyant cette affirmation d’une citation du saint pape Agathon⁠[5] : « rien de ce qui a été régulièrement défini ne supporte ni diminution, ni changement, ni addition, repousse toute altération du sens et même des paroles ».

Soucieux de l’unité de l’Église, de sa fidélité au « saint dépôt », il affirme qu’il n’y a qu’une seule autorité : celle du successeur de Pierre. A lui seul, selon saint Léon, « a été confiée la dispensation des Canons ». Et donc, il est indécent de vouloir la « restauration » et la « régénération » de l’Église, ce qui était un des souhaits de Lamennais.

Le champion des libertés modernes et de la démocratie est nettement visé par la dénonciation de l’« indifférentisme », opinion selon laquelle « on peut, par une profession de foi quelconque, obtenir le salut éternel de l’âme, pourvu qu’on ait des mœurs conformes _ la justice et à la probité » ; et des erreurs qu’il génère : la liberté de conscience, d’opinion, de presse, la volonté de séparer l’Église et l’État : « Nous ne pourrions augurer des résultats plus heureux pour la religion et pour le pouvoir civil, des désirs de ceux qui appellent avec tant d’ardeur la séparation de l’Église et de l’État, et la rupture de la concorde[6] entre le sacerdoce et l’empire. Car c’est un fait avéré, que tous les amateurs de la liberté la plus effrénée redoutent par dessus tout cette concorde, qui a toujours été aussi salutaire et aussi heureuse pour l’Église que pour l’État ». « Il est bien clair que l’union des deux pouvoirs, qui s’est toujours montrée utile à la société civile comme à l’ecclésiastique, est particulièrement redoutée par les partisans de cette impudente liberté dont il a été parlé plus haut ». On s’efforce , dit encore le Saint Père, par révolte et sédition de « détruire la fidélité due aux princes et de les renverser de leurs trônes »

Et d’en appeler aux princes : « …​que les Princes nos très chers fils en Jésus-Christ favorisent de leur puissance et de leur autorité les vœux que nous formons avec eux pour la prospérité de la religion et des États ; qu’ils songent que le pouvoir leur a été donné, non seulement pour le gouvernement du monde, mais surtout pour l’appui et la défense de l’Église ; qu’ils considèrent sérieusement que tous les travaux entrepris pour le salut de l’Église, contribuent à leur repos et au soutien de leur autorité. Bien plus, qu’ils se persuadent que la cause de la foi doit leur être plus chère que celle même de leur empire, et que leur plus grand intérêt, nous le disons avec le Pape saint Léon, « est de voir ajouter, de la main du Seigneur, la couronne de la foi à leur diadème. » Etablis comme les pères et les tuteurs des peuples, ils leur procureront un bonheur véritable et constant, l’abondance et la tranquillité, s’ils mettent leur principal soin à faire fleurir la religion et la piété envers Dieu qui porte écrit sur son vêtement : « Roi des rois, Seigneur des seigneurs ». »

Il est clair que Grégoire XVI est, dans sa réplique aux « nouveautés » aussi peu nuancé ou aussi romantique que Lamennais. Vacant note, pour nous éclairer, que ce pape fut un homme « très austère, très observateur de la règle de son ordre (des camaldules), intransigeant pour lui-même et pour les autres. Plein de droiture, mais avec assez peu d’ouverture d’esprit, pas du tout d’expérience et une profonde défiance pour toutes les idées nouvelles, il portera sur le trône de saint Pierre ces mêmes dispositions d’esprit qui resteront caractéristiques de son pontificat ».

Il est clair, rappelons-nous, que la pensée catholique a été pendant des siècles obscurcie, en ce qui concerne les rapports entre le pouvoir civil et l’Église, par le pouvoir temporel que l’Église prétendait exercer directement ou indirectement.

Il est clair aussi, comme nous l’avons déjà vu dans le premier tome, qu’en ces temps révolutionnaires violemment troublés, que les Souverains Pontifes ne pouvaient pas facilement avoir une vision positive de l’explosion de ces liberté qui semblaient destinées à la seule destruction de l’Église. Il est symptomatique d’ailleurs de constater que dans la plupart des documents consacrés, au XIXe siècle, à la liberté, celle-ci est sans cesse affublée de l’adjectif « effrénée ».

De même, Pie X pouvait-il, devant la radicalité brutale de la loi de séparation, en France, en 1905, réagir autrement qu’il ne le fit dans son encyclique Vehementer nos du 11-2-1906 ?

A juste titre, le Souverain Pontife s’insurge contre la prise de position unilatérale du gouvernement français dénonçant un Concordat (1801) qui avait été, à l’époque, négocié par les entre les deux parties. Le Pape a raison de souligner que cette pratique est contraire au droit international qui déclare qu’un traité ne peut « en aucune manière être annulé par le fait de l’une des deux parties ayant contracté ».

Sur le fond, l’idée de séparation est considérée par Pie X comme « une thèse absolument fausse, une très pernicieuse erreur ». Dès lors, écrit-il, « Nous réprouvons et Nous condamnons la loi votée en France sur la séparation de l’Église et de l’État comme profondément injurieuse vis-à-vis de Dieu qu’elle renie officiellement en posant en principe que la république ne reconnaît aucun culte. Nous la réprouvons et condamnons comme violant le droit naturel, le droit des gens et la fidélité publique due aux traités ; comme contraire à la constitution divine de l’Église, à ses droits essentiels et à sa liberté ; comme renversant la justice et foulant aux pieds les droits de propriété que l’Église a acquis à des titres multiples, et, en outre, en vertu du Concordat. Nous la réprouvons et condamnons comme gravement offensante pour la dignité de ce Siège apostolique, pour Notre Personne, pour l’Episcopat, pour le clergé et pour tous les catholiques français ».

Il faut donc tenir compte, dans toutes ces prises de position, du poids des événements historiques.⁠[7] Il faut faire la distinction que fait le cardinal König entre l’ordre spirituel et l’ordre de la société. L’ordre spirituel « concerne l’homme dans son rapport à ce qui est objectivement vrai et bon. Dans cet ordre, il n’existe pas de problèmes de droits ; il serait simplement absurde de revendiquer des droits contre la vérité, ou demander la liberté contre la loi morale. Cet ordre spirituel est un ordre de devoirs et d’obligations ». Mais avec le problème de la liberté religieuse telle qu’elle est définie au Concile, nous sommes ici dans « l’ordre de la société, marqué par les relations interpersonnelles et les rapports qui existent entre gouvernement et gouvernés. Cet ordre est régi par le droit humain et le principe de la liberté »[8].

Rappelons aussi que l’État chrétien, à la mode ancienne, par la confusion qu’il entretenait entre le domaine spirituel et le domaine civil, ressemblait étrangement, comme l’a montré H. Simon⁠[9], à l’État païen.

Ajoutons enfin qu’au moment du Concile, la distinction classique État chrétien- État non chrétien est en voie de disparition puisqu’un peu partout les constitutions, avec des nuances diverses, ont consacré la séparation de l’Église et de l’État. On sait que la déclaration Dignitatis humanae n’a causé aucun état d’âme aux représentants des pays anglo-saxons qui, depuis fort longtemps, vivent avec une pluralité de confessions ou avec un esprit ouvert aux minorités religieuses.

Même la très catholique Irlande, affirme dans sa Constitution⁠[10] les principes suivants:

1. L’État reconnaît que l’hommage de l’adoration publique est dû à Dieu Tout-puissant. Il devra tenir Son Nom en révérence et respectera et honorera la religion.

2. 1° La liberté de conscience et la liberté de professer et pratiquer la religion sont, compte tenu de l’ordre public et de la moralité, garanties à chaque citoyen.

2° L’État s’engage à ne pas se doter d’une religion.

3° L’État n’imposera aucune incapacité ou ne fera aucune discrimination sur la base de l’une profession, croyance ou statut religieux.

4° La législation attribuant l’aide de l’État aux établissements scolaires ne fera aucune discrimination entre les écoles dirigées par des confessions religieuses différentes, et, de même, ne portera préjudice au droit de tout enfant de fréquenter une école recevant l’aide publique, sans être obligé d’assister aux cours de religion.

5° Chaque confession religieuse aura le droit de gérer ses propres affaires, de posséder, d’acquérir et d’administrer des biens, meubles ou immeubles, et de maintenir des institutions à fins religieuses ou charitables.

6° La propriété de toute confession religieuse ou de toute institution éducative ne sera pas distraite excepté pour des travaux d’utilité publique nécessaires et sur paiement d’une compensation.

Il est intéressant de noter que la Constitution irlandaise s’inspire très largement de l’enseignement social de l’Église. Certes, l’« hommage de l’adoration publique » est prévu mais il s’adresse au « Dieu Tout-puissant ». Tout chrétien s’y reconnaîtra ainsi que les croyants d’autres religions. Seul l’incroyant peut s’en offusquer mais le §2 devrait le rassurer.

Dans les pays latins qui avaient vécu longtemps sous la houlette d’un État confessionnel, la déclaration Dignitatis humanae a provoqué, plus ou moins rapidement, de profondes modifications dans les Constitution.

L’exemple le plus remarquable est sans doute celui offert par l’Espagne.

En 1958, la Loi des Principes du Mouvement national précise (art. 2): « La Nation espagnole considère comme un honneur la soumission à la loi de Dieu, selon la doctrine de la Sainte Église Catholique, Apostolique et Romaine, seule véritable foi inséparable de la conscience nationale qui inspirera sa législation ».⁠[11]

En 1967, au lendemain donc du Concile, la loi va changer. Dans l’article 6 de la Loi organique de l’État, on lit désormais : « la profession et la pratique de la religion catholique, qui est celle de l’État espagnol, jouiront de la protection officielle.

L’État assumera la protection de la liberté religieuse, garantie par une tutelle juridique efficace qui, en même temps, sauvegardera la morale et l’ordre public »

Avant 1967, « les non-catholiques avaient seulement le droit de ne pas être inquiétés pour leurs croyances religieuses, toute manifestation extérieure de culte autre que les manifestations catholiques étant interdite ». A partir de 1967, l’État garantit la défense et la protection de la liberté religieuse conformément aux textes du Concile Vatican II.

Le général Franco qui était encore au pouvoir à l’époque a expliqué lui-même dans un discours à la séance extraordinaire des Cortes, le 22-11-1966 qu’« il a été seulement nécessaire de reconsidérer l’Article 6 relatif à la liberté religieuse, pour l’accommoder à la doctrine en vigueur de l’Église, mise à jour au Concile Vatican II »[12].

Dans le préambule de la Loi organique, le chef de l’État s’engage personnellement, salue le « Fuero [charte] des Espagnols » (1945) et le « Fuero du travail » (1938) dont un grand nombre de déclarations et de préceptes, dit-il, « constituent une fidèle anticipation de la doctrine sociale catholique, récemment mise à jour par le Concile Vatican II ». Il évoque « la modification introduite dans son article 6 par le Loi organique de l’État, ratifiée par le referendum de la nation, afin d’adapter son texte à la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, promulguée le 1er décembre 1965, qui demande la reconnaissance explicite de ce droit » . Le Chef de l’État ajoute encore - et ceci doit être souligné aussi - que cette décision est prise « conformément au second des Principes fondamentaux du Mouvement, selon lequel la doctrine de l’Église doit inspirer notre législation ».⁠[13]

On retiendra, enfin, que « lors de son discours de présentation de la Loi organique, le Chef de l’État, a souligné que le Saint-Siège avait approuvé le nouveau texte de cet article ».⁠[14] En 1978, une étape nouvelle sera franchie. Sous l’impulsion du roi Juan Carlos, la nouvelle Constitution stipulera, plus fidèlement encore à l’esprit de Dignitatis humanae[15]:

« 1. La liberté idéologique, religieuse et de culte des individus et des communautés est garantie, sans autres limitations, quant à ses manifestations, que celles qui sont nécessaires au maintien de l’ordre public protégé par la loi.

2. Nul ne pourra être obligé à déclarer son idéologie, sa religion ou ses croyances.

3. Aucune confession n’aura le caractère de religion d’État. Les pouvoirs publics tiendront compte des croyances religieuses de la société espagnole et entretiendront de ce fait des relations de coopération avec l’Église catholique et les autres confessions. »

On peut aussi examiner la situation italienne.

Un concordat⁠[16] avait été conclu entre le Saint-Siège et l’État italien (fasciste), en 1929⁠[17], pour régler un certain nombre de problèmes sources de conflits permanents et notamment la question des États pontificaux annexés par l’Italie en 1870. Mais, le concordat, sur le plan strictement religieux, déclarait le catholicisme seule religion de l’État, introduisait l’enseignement religieux dans les écoles primaires et secondaires, accordait les effets civils du mariage religieux et interdisait le divorce.

La Constitution de 1948, dans son article 7⁠[18], intégra ces accords et reconnut l’indépendance et le souveraineté de l’État et de l’Église catholique, ce qui fut source de difficultés.

Après de très longues négociations, le 18-2-1984, le Saint-Siège et l’État italien signèrent de nouveaux accords (dits de « Villa Madame »). Cette révision tendait « à correspondre à l’évolution législative de l’État »[19]. Selon ces nouveaux accords, le principe du catholicisme comme religion d’État est abrogé..

Le cardinal Casaroli qui signa ce concordat au nom du Saint-Siège reconnut⁠[20] qu’il s’appuyait à la fois sur l’article 7 de la Constitution et sur le Concile Vatican II et que, par le fait même, son « axe et son principe inspirateur » étaient que « l’État et l’Église catholique sont, chacun dans son ordre propre, indépendants et souverains » et que « tous deux s’engagent à collaborer ensemble au service de la promotion de l’homme et du bien de tous ». Le Cardinal Secrétaire d’État ajoutait : « c’est un instrument de concorde qui n’est pas un privilège. Car on ne peut considérer comme un privilège la reconnaissance d’un fait social d’une importance aussi grande, non seulement au plan historique mais de par son actuelle vitalité, que l’existence, en Italie, de la religion et de l’Église catholique : ce qui n’enlève rien à ce qui est dî, dans une société pluraliste, aux citoyens professant une autre foi religieuse ou ayant une conviction idéologique différente (…) ».

Le Président du Conseil italien Craxi, de son côté, précisait : « La Constitution de la République, forte d’une conception plus mûre des valeurs de la laïcité et de la liberté de conscience, a pu garantir à la vie religieuse, sous toutes ses formes, une protection plus sûre et une plus large présence.

Avec cet Accord que nous avons signé, toutes les potentialités de la Constitution républicaine par rapport à la liberté de religion et de conscience sont réalisées sous les formes juridiques que la Constitution elle-même a établies.

Ce résultat important est le fruit du chemin parcouru dans l’Église depuis le Concile Vatican II, avec ses déclarations sur la liberté religieuse et sur les nouveaux rapports entre l’Église et la communauté politique, ainsi que, en ce qui nous concerne, le fruit de la maturation de la société civile, des transformations de l’État et de l’évolution de la législation italienne.⁠[21]

Le Président Craxi reconnaissait : « Le catholicisme, dans le patrimoine historique de l’Italie, a eu et a des racines profondes. Il enrichit le pluralisme culturel et social auxquels se nourrissent les valeurs et les aspirations profondes du peuple italien ». Et il concluait : « Nous terminons donc, avec bonheur, un long chapitre, qui fut parfois difficile, entre l’État et l’Église. Nous fermons aussi des plaies qui restaient à vif dans bien des consciences, en exaltant le pluralisme des idées et des conceptions de vie, qui est une base essentielle dans une société démocratique. Les rapports entre l’État et l’Église pourront ainsi être consolidés grâce à des modalités modernes qui n’ont plus besoin de barrières archaïques mais seulement d’un État libre dans lequel l’Église soit libre et active au sein de la société nationale.

L’ancien principe du Risorgimento[22]se trouve élargi et renouvelé dans un État laïc où les citoyens peuvent choisir en pleine connaissance de cause et dans une plus grande liberté leurs opinions religieuses ».⁠[23]

Les autres confessions, ont pu, dès lors, sans contradiction, profiter de l’article 8-3 de la Constitution qui prévoyait que « leurs relations avec l’État sont réglées par la loi sur la base d’ententes avec les représentants de chaque confession ». Six communautés religieuses ont négocié avec l’État des accords qui ont été ensuite ratifiés par le Parlement : la Table vaudoise (méthodistes et calvinistes) (1984), l’Église adventiste du Septième Jour (1988), les Assemblées de Dieu (pentecôtistes) (1988), l’Union des Communautés juives (1989), l’Union chrétienne évangélique baptiste (1995) et l’Église évangélique luthérienne (1995).


1. Félicité de Lamennais (1782-1854), ordonné prêtre en 1816, député d’extrême-gauche en 1848, il mourut après avoir refusé les sacrements de l’Église (Mourre).
2. P. 199, cité in Vacant.
3. Comme ce sera le cas dans Singulari nos, le 25-6-1834.
4. Le Pape dénonce les émeutes suscitées par des sociétés secrètes dans les états de l’Église, ceux qui contestent le célibat ecclésiastique, compromettent la sainteté du mariage et son indissolubilité. Le pape manifeste aussi une certaine méfiance vis-à-vis de la raison « qui par la condition même de la nature de l’homme, est faible et débile ». Pour une appréciation plus juste de la raison et de ses rapports avec la foi, on lira, bien sûr l’encyclique de Jean-Paul II, Fides et ratio, 14-9-1998.
5. Pape de 678-681. L’histoire a retenu deux lettres de ce pontife, consacrées à la dénonciation d’une hérésie concernant la divinité et l’humanité du Christ. On y lit : « Par la grâce du Dieu tout-puissant, on ne pourra jamais démontrer que cette Église ait dévié du sentier de la tradition apostolique, ni qu’elle ait faibli ou se soit laissé corrompre par les nouveautés hérétiques ; mais elle demeure sans tache jusqu’à la fin, depuis le commencement de la foi chrétienne, fidèle à ce qu’elle a reçu de ses auteurs, les princes des apôtres du Christ... » (cité in Vacant).
6. Le mot concordia peut signifier des liens plus ou moins forts : accord, harmonie, sympathie, bonne intelligence, alliance, union (Quicherat). La concorde est définie, en français, plus radicalement comme « union, harmonie des cœurs, des esprits, des volontés » (Robert).
7. Pie X reviendra sur cette question en 1910 dans son encyclique Pascendi Dominici gregis. (N° 28).
8. Op. cit., p. 333.
9. Cf. supra.
10. Bunreacht Na hEireann, Constitution of Ireland, 1937, Art. 44, Government Publications Sale Office.
11. In La constitution espagnole, Lois fondamentales de l’État, Servicio informativo español, 1972. La reconnaissance du caractère confessionnel catholique de l’État espagnol était déjà inscrite dans la Charte des Espagnols de 1945 (art. 6).
12. Id., p. 35.
13. Id., p.49.
14. Id., p.51.
15. La constitution espagnole, 1978, art. 16, Presidencia del Gobierno, 1982.
16. « Les Concordats sont (…) une expression de la collaboration entre l’Église et l’État. En principe, ou en thèse, elle ne peut approuver la séparation complète entre les deux pouvoirs. Les Concordats doivent donc assurer à l’Église une condition stable de droit et de fait dans l’État avec lequel ils sont conclus, et lui garantir la pleine indépendance dans l’accomplissement de sa mission divine. Il est possible que l’Église et l’État proclament dans le Concordat leur commune conviction religieuse, mais il peut aussi arriver que le Concordat ait, en même temps que d’autres buts, celui de prévenir des discussions autour de questions de principe et d’écarter dès le début des matières possibles de conflits. Quand l’Église a apposé sa signature à un Concordat, cela vaut pour tout son contenu. Mais son sens intime peut, par une reconnaissance mutuelle des deux hautes parties contractantes, avoir des degrés ; il peut signifier une approbation expresse, mais il peut aussi dire une simple tolérance, selon ces deux principes, qui fixent la norme pour la vie commune de l’Église et de ses fidèles avec les Puissances et les hommes de croyances différentes » (PIE XII, Discours à des juristes catholiques italiens, 6-12-1953). « Dans les concordats, (…), l’Église cherche la sécurité juridique et l’indépendance nécessaire à sa mission » (PIE XII, 7-9-1955).
17. Il s’agit des Accords du Latran.
18. « L’État et l’Église catholique sont, chacun dans son ordre particulier, indépendants et souverains.
   Leurs relations sont réglées par les accords du Latran. Les modifications de ces accords acceptées par les deux parties, n’exigent aucune procédure de révision constitutionnelle ».
19. L. Spinelli, titulaire de la chaire de Droit Canon, Université de Rome, in OR, 6-3-1984, p. 6.
20. Cf. OR, 28-2-1984, p. 2.
21. Ainsi, en 1971, un conflit à propos d’une décision prise au sujet de la loi sur le divorce. A cette occasion, la Cour constitutionnelle affirma la primauté de la Constitution sur la loi de 1929 qui appliquait les accords du Latran (cf. Le financement des communautés religieuses, senat.fr/lc/lc93/lc936.htlm).
22. Le Risorgimento (résurrection) est un mouvement littéraire, philosophique et politique qui travailla, entre 1815 et 1870, à la conquête de la liberté et de l’unité en Italie.
23. OR 28-2-1984, p.2.

⁢b. Les progrès de l’œcuménisme et du dialogue interreligieux.

On se souvient, d’une part, que le texte qui a été à l’origine de la déclaration Dignitatis humamae a été préparé par le Secrétariat pour l’Unité des chrétiens ; on sait d’autre part que les textes conciliaires forment un tout cohérent et qu’un texte doit être lu à la lumière de l’ensemble. On ne comprendre sérieusement Dignitatis humanae en faisant fi de Lumen gentium ou de Gaudium et spes, en ignorant Gravissimum educationis momentum dont la problématique est déjà présente dans la question de la liberté religieuse ou le décret Ad gentes sur l’activité missionnaire. On ne peut non plus lire Dignitatis humanae sans tenir compte de ses affinités étroites avec le décret sur l’œcuménisme Unitatis redintegratio dont il devait être le cinquième chapitre et avec la déclaration Nostra aetate sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes. Or, il est clair que, dans ces textes, l’Église cherche sincèrement le dialogue dans un esprit positif et compréhensif.

Il est important de noter que, parlant des non chrétiens, l’Église déclare nettement que « nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créés à l’image de Dieu. La relation de l’homme à Dieu le Père et la relation de l’homme à ses frères humains sont tellement liées que l’Écriture dit : « Qui n’aime pas ne connaît pas Dieu » (1 Jn 4, 8).

Par là est sapé le fondement de toute théorie ou de toute pratique qui introduit entre homme et homme, entre peuple et peuple, une discrimination en ce qui concerne la dignité humaine et les droits qui en découlent.

L’Église réprouve donc, en tant que contraire à l’esprit du Christ, toute discrimination ou vexation opérée envers des hommes en raison de leur race, de leur couleur, de leur classe ou de leur religion ».⁠[1]

L’esprit n’est donc plus à l’anathème. Comme l’écrivait, juste avant le Concile, A. Dondeyne : « Au lieu de ne voir dans les religions non-chrétiennes qu’idolâtrie, dépravation morale, accumulation de sottises, nous y découvrons maintenant une secrète recherche de Dieu. Nous mettons l’accent beaucoup plus sur ce qui nous rapproche que sur ce qui nous sépare et sommes convaincus que toutes les grandes cultures ont quelque chose à nous apprendre, sans méconnaître que nous avons beaucoup à leur donner. On pourrait, continue-t-il, en dire autant en ce qui concerne nos rapports avec les chrétiens séparés de Rome, protestants et orthodoxes. Là où il n’y eut d’abord que cohabitation forcée, jaillit maintenant un dialogue sincère et fécond ».⁠[2]

Il n’était pas possible, dans cet esprit, de continuer à penser en termes de tolérance.Sur ce sujet et sans aucune préoccupation religieuse, le philosophe André Comte-Sponville⁠[3] fait quelques remarques fort intéressantes qui rejoignent, à son corps défendant, la nouvelle position de l’Église en la matière. Pour lui, si la recherche de la vérité doit se faire dans la liberté, la tolérance est sans objet dès que la vérité est connue avec certitude. Le problème de la tolérance ne se pose que dans les questions d’opinion. La tolérance se présente alors, comme l’écrivait sagement Alain, comme « un genre de sagesse qui surmonte le fanatisme, ce redoutable amour de la vérité ». Mais peut-on tout tolérer en le domaine des « croyances incertaines » ? Pour l’auteur, la tolérance universelle est tout d’abord condamnable parce que, si tolérer signifie accepter ce qu’on pourrait condamner et donc « prendre sur soi », on ne peut se permettre de tolérer la souffrance des autres. d’autre part, la tolérance universelle est contradictoire. En effet, elle se nierait elle-même puisqu’elle laisserait la liberté à ceux qui veulent détruire la tolérance. La tolérance ne peut donc qu’être limitée. Ne vaudrait-il pas mieux, en définitive, utiliser un autre mot ? Il y a de la condescendance dans le fait de tolérer. Tolérer les opinions d’autrui, c’est les considérer comme inférieures et si on les tolère c’est peut-être parce qu’on ne peut les interdire. Or, si la liberté de croire est de droit, elle n’a pas à être tolérée mais respectée et protégée. Il faudrait parler de respect plutôt que de tolérance. Si ce mot s’est imposé, « c’est sans doute que d’amour ou de respect chacun se sent trop peu capable s’agissant de ses adversaires…​ ». La tolérance est certainement une attitude nécessaire, au départ, pour éviter la barbarie, mais, c’est une « petite vertu » qui doit être dépassée. Comme le confirme V. Jankélévitch, « En attendant le beau jour où la tolérance deviendra aimante, nous dirons que la tolérance est ce qu’on peut faire de mieux ! La tolérance -si peu exaltant que soit ce mot- est donc une solution passable ; en attendant mieux, c’est-à-dire en attendant que les hommes puissent s’aimer, ou simplement se connaître et se comprendre, estimons-nous heureux qu’ils commencent par se supporter. La tolérance est donc un moment provisoire ».⁠[4]

Comment l’Église qui prétend se construire sur l’amour aurait-elle pu ne pas un jour parier pour ce dépassement de la tolérance ?

Il y a donc un lien étroit entre œcuménisme et liberté religieuse « tout simplement, explique le cardinal Willebrands, parce que le dialogue, de soi, veut la réciprocité, et donc une certaine égalité (…). Là où il n’y a pas cette réciprocité, il n’y a pas de dialogue ». ⁠[5]

Ce n’est pas l’objet de cette étude de définir et justifier théologiquement cette « certaine égalité ». Rappelons simplement ici sur quelle base objective commune le dialogue peut s’engager et de quel statut commun les acteurs du dialogue peuvent se réclamer.

Jean-Paul II écrit : « Le dialogue n’est pas la conséquence d’une stratégie ou d’un intérêt, mais c’est une activité qui a ses motivations, ses exigences et sa dignité propres : il est demandé par le profond respect qu’on doit avoir envers tout ce que l’Esprit, qui « souffle où il veut », a opéré en l’homme. Grâce au dialogue, l’Église entend découvrir les « semences du Verbe »[6], les « rayons de la vérité qui illumine tous les hommes »[7], semences et rayons qui se trouvent dans les personnes et dans les traditions religieuses de l’humanité. Le dialogue est fondé sur l’espérance et la charité, et il portera des fruits dans l’esprit. Les autres religions constituent un défi positif pour l’Église d’aujourd’hui ; en effet, elles l’incitent à découvrir et à reconnaître les signes de la présence du Christ et de l’action de l’Esprit, et aussi à approfondir son identité et à témoigner de l’intégrité de la révélation dont elle est dépositaire pour le bien de tous. On voit par là quel esprit doit animer ce dialogue dans le contexte de la mission. L’interlocuteur doit être cohérent avec ses traditions et ses convictions religieuses et ouvert à celles de l’autre pour les comprendre, sans dissimulation, ni fermeture, mais dans la vérité, l’humilité, la loyauté, en sachant bien que le dialogue peut être une source d’enrichissement pour chacun. Il ne doit y avoir ni capitulation, ni irénisme[8], mais témoignage réciproque en vue d’un progrès des uns et des autres, sur le chemin de la recherche et de l’expérience religieuses et aussi en vue de surmonter les préjugés, l’intolérance et les malentendus. Le dialogue tend à la purification et à la conversion intérieure qui, si elles se font dans la docilité à l’Esprit, seront spirituellement fructueuses ».⁠[9]

Au niveau des personnes, la constitution dogmatique Lumen gentium[10] va plus loin. Dans sa description du peuple de Dieu, non seulement elle se déclare « unie pour de multiples raisons » aux chrétiens non catholiques mais même vis-à-vis de « ceux qui n’ont pas encore reçu l’Évangile », elle n’hésite pas à dire que « sous des formes diverses, eux aussi sont ordonnés au peuple de Dieu ». Lumen gentium salue en premier les Juifs et les Musulmans, tous « enveloppés dans le dessein du salut ». « Et même des autres, continue le texte, qui cherchent encore dans les ombres et sous des images un Dieu qu’ils ignorent, Dieu n’est pas loin, puisque c’est lui qui donne à tous vie, souffle et toutes choses (cf. Ac, 17, 25-28), et puisqu’il veut, comme sauveur, que tous les hommes soient sauvés (cf. 1Tm, 2, 4). En effet ceux qui, sans qu’il y ait de leur faute, ignorent l’Évangile du Christ et son Église, mais cherchent pourtant Dieu d’un cœur sincère et s’efforcent, sous l’influence de sa grâce, d’agir de façon à accomplir sa volonté telle que leur conscience la leur révèle et la leur dicte, ceux-là peuvent arriver au salut éternel. A ceux-là même qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique et comme un don de Celui qui illumine tout homme pour que, finalement, il ait la vie ».

Le texte s’appuie, entre autres, sur saint Thomas écrivant que « les infidèles, bien qu’ils ne soient pas actuellement de l’Église, lui appartiennent cependant en puissance ; et cette puissance repose sur deux fondements : d’abord et principalement sur la vertu du Christ qui suffit au salut de tout le genre humain ; ensuite sur le libre arbitre ».⁠[11]

Une « certaine » égalité existe donc entre les interlocuteurs puisque la vérité a été semée partout plus ou moins généreusement, plus ou moins fructueusement et que tous, de différentes manières, à des titres divers, appartiennent au peuple de Dieu.

En tout cas cette vision entraîne la nécessité d’adapter la pédagogie de la mission. Il s’agit pour le chrétien d’annoncer le Christ, unique sauveur, et son Église tout en respectant le rythme et le « caractère » de la conscience de l’autre. Et cet autre est tenu à la fois de suivre sa conscience et de chercher la vérité Dans les deux cas, c’est la conscience morale, conscience morale droite, telle qu’elle a été décrite par Paul, qui est sollicitée.⁠[12]

Face à l’obligation d’annoncer  »l’unique et vraie religion » et de « chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église », dès le premier chapitre de Dignitatis humanae, « le Concile déclare que ce double devoir concerne la conscience de l’homme et l’oblige, et que la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance. Or, puisque la liberté religieuse que revendique l’homme dans l’accomplissement de son devoir de rendre un culte à Dieu concerne son immunité de toute contrainte dans la société civile, elle ne porte aucun préjudice à la doctrine catholique traditionnelle sur le devoir moral de l’homme et des associations à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ.[13]

Tout chrétien est missionnaire, « mais la charité du Christ le presse aussi d’agir avec amour, prudence, patience, envers ceux qui se trouvent dans l’erreur ou dans l’ignorance de la foi. Il faut donc prendre en considération tant les devoirs envers le Christ, Verbe vivifiant, qui doit être annoncé, que les droits de la personne humaine et la mesure de grâce que Dieu, par le Christ, a départie à l’homme, invité à accueillir et à professer la foi de son plein gré ».[14] Cette pédagogie est bien évangélique même si elle a été souvent oubliée. Il n’empêche, par exemple, qu’à l’occasion des conquêtes d’Amérique, au XVIe siècle, un homme comme Las Casas rédigea, entre 1522 et 1527, un ouvrage particulièrement intéressant, au titre évocateur : De unico modo vocationis gentes ad veram religionem.[15] Ce livre remarquable qui peut être considéré comme le premier traité de missiologie que l’on connaisse, dénonce clairement, sauf en cas de légitime défense, toute guerre et a fortiori toute guerre qui se prétendrait « sainte ». « Ce terme, écrit-il, est odieux et satanique. Il vient tout droit du jihad de Mahomet ». S’attardant longuement à l’ »évangélisation » et nourri de saint Thomas, des Pères de l’Église (saint Jean Chrysostome et saint Augustin), du droit canon mais aussi de sages antiques comme Cicéron, il invite le missionnaire à imiter le Christ et à suivre les saints, à procéder lentement, par étapes, dans la paix, avec douceur⁠[16], humilité, désintéressement, patience sans jamais exercer de contrainte car « le Christ n’a pas autorisé ses apôtres ni ses disciples à contraindre ceux qui ne voulaient pas les écouter, ni à punir ceux qui les chassaient de leurs villages ».⁠[17] Il y reviendra encore plus loin affirmant que « toute contrainte est contraire à la divine sagesse » : « Le Christ a demandé qu’en entrant dans une maison, on commence par en saluer les habitants. Il a aussi demandé à ses disciples de soigner les malades et de ressusciter les morts, de chasser les démons (…). La contrainte, au contraire, engendre haines implacables et augmente le domaine du démon. Ceux qui usent de ces méthodes inhumaines n’échapperont pas au châtiment ».⁠[18]

Il fustigera « les religieux qui, punissent les Indiens par le fouet ou la prison « pour tout péché commis avant ou après leur conversion ». Il rappellera cette parole sage du pape Nicolas 1er (858-867) : « Ce qu’une personne n’a pas choisi librement, elle ne peut le désirer ni l’aimer ; elle déprécie ce qu’elle n’aime pas. Rien n’est bon si la volonté ne l’accepte » et Las Casas conclura que « la foi ne peut être reçue, acceptée que librement et dans un climat de tranquillité, de quiétude ». ⁠[19]

En 1537, un des confrères de Las Casas obtint du pape Paul III la bulle Sublimis Deus qui reprenait et confirmait la pensée de l’illustre dominicain. La bulle stipulait clairement que les Indiens « ainsi que tous les autres peuples qui, dans l’avenir, parviendront à la connaissance des chrétiens, bien qu’ils soient encore loin de la foi chrétienne, ne doivent en aucun cas être privés de la liberté ni de la jouissance de leurs biens et que, tout au contraire, ils doivent pouvoir user de cette liberté et de ces biens et en jouir licitement et ne pas être réduits en servitude. Il faudra inviter ces mêmes Indiens et les autres nations à recevoir la foi chrétienne, par la prédication de la Parole de Dieu et par une vie vertueuse ; et qu’elle est nulle et sans valeur toute autre manière d’agir ; et qu’il faut inviter ces mêmes Indiens et toutes les nations du monde à recevoir la foi au Christ par la prédication de la Parole de Dieu et par les exemples d’une vie bonne ».⁠[20]

L’ouvrage de Las Casas, que le Concile aurait pu citer en maints endroits, nous montre une fois de plus que toute contrainte est néfaste dans l’évangélisation. Ce principe doit éclairer le missionnaire mais aussi l’éducateur. Il doit aussi nous faire comprendre que la confessionnalité de l’État risque d’exercer une contrainte non violente mais réelle sur certaines consciences en les immergeant malgré elles dans une ambiance, en les encadrant de structures « marquées » et, comme souvent jadis, en interdisant le droit de manifester une autre religion « en public ».

Par contre, « un régime de liberté religieuse contribue, de façon notable, à favoriser un état de choses dans lequel l’homme peut être sans entrave invité à la foi chrétienne, peut l’embrasser de son plein gré et la confesser avec ferveur par toute sa vie »[21]

« L’Église donc, fidèle à la vérité de l’Évangile, suit la voie qu’ont suivie le Christ et les apôtres lorsqu’elle reconnaît le principe de la liberté religieuse comme conforme à la dignité de l’homme et à la révélation divine, et qu’elle encourage une telle liberté. Cette doctrine, reçue du Christ et des apôtres, elle l’a, au cours des temps, gardée et transmise.(…) Ainsi, le ferment évangélique a-t-il longtemps agi dans l’esprit des hommes et beaucoup contribué à faire reconnaître plus largement, au cours des temps, la dignité de la personne humaine, et à faire mûrir la conviction qu’en matière religieuse cette personne doit, dans la cité, être exempte de toute contrainte humaine ». ⁠[22]

Ceci ne veut pas dire qu’un État confessionnel est nécessairement intolérant. Tout dépend, bien sûr, de la qualité des personnes et, à travers elles, de la nature des lois établies, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Aujourd’hui, en Europe, on constate que le luthéranisme en Norvège, Suède, Islande et Danemark, l’anglicanisme en Angleterre et le catholicisme au Liechtenstein, à Monaco, à Saint-Marin et à Malte ont le statut de religions d’État ce qui n’empêche pas ces pays d’appliquer le principe de la liberté religieuse. De même, un régime de séparation n’empêche pas nécessairement les signes religieux publics : aux États-Unis, le Président prête serment sur la Bible et les constitutions germanique, helvétique et irlandaise invoquent Dieu. Par contre, dans l’État laïciste du Mexique, la religion catholique qui est la religion de la grande majorité du peuple, a subi interdictions et discriminations juridiques pendant près de quatre-vingts ans⁠[23]. Le Mexique pratique, disait Paul VI, un « confessionnalisme en négatif »[24].

Toutefois, un État non confessionnel qui reconnaît pleinement le droit à la liberté religieuse telle qu’elle est définie dans Dignitatis humanae, évite bien des ambigüités et des difficultés car, dans nos sociétés pluralistes, la permanence de signes publics religieux bien définis est susceptible d’exaspérer bien des sensibilités et de provoquer des réactions de rejet qui peuvent aller au delà d’une contestation légitime et porter préjudice à l’évangélisation.


1. Nostra aetate, n° 5.
2. Op. cit., pp. 276-277.
3. Petit traité des grandes vertus, Puf, Perspectives critiques, 1995, pp. 209-228. Sa réflexion est d’autant plus intéressante que, par ailleurs, l’auteur met sur le même pied Staline et Jean-Paul II coupable d’une encyclique intolérante à ses yeux (Veritatis spendor) qu’il rebaptise Veritatis terror.
4. Traité des vertus, II, 2, Flammarion, 1986, p. 92, cité in COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus, PUF, 1995, pp. 227-228.
5. La liberté religieuse et l’œcuménisme, in La liberté religieuse, Cerf, 1967, p. 240, cité in BARTHE, op. cit., p.104.
6. Cette expression est reprise au décret Ad gentes, n°11 et n°15.
7. Cette expression est empruntée à la déclaration Nostra aetate, n°2.
8. Dans le langage courant, le mot évoque une volonté de pacification en cherchant ce qui rapproche et en minimisant ce qui sépare. Sous la plume de Jean-Paul II, le mot est pris dans le sens où Pie XII l’utilise dans l’encyclique Humani Generis (1950) pour désigner l’attitude de ceux qui tolèrent des erreurs inacceptables par un souci déplacé de paix et de conciliation. (Théo)
9. Lettre encyclique Redemptoris missio (RM), 7-12-1990, n° 56.
10. N° 15 et 16.
11. Somme théologique, IIIa, q 8, a 1.
12. Cf. Rm, 2, 14-16. Pour expliquer la différence entre conscience morale et conscience psychologique, P. Foulquié compare la conscience à un témoin. « Or, écrit-il, le témoin peut prendre deux attitudes différentes.
   Tout naturellement, s’érigeant en juge, il approuve ou condamne ce qu’il observe. La conscience qui approuve ou condamne est la conscience morale qu’on peut définir : le pouvoir de porter des jugements sur la valeur morale des actes humains.
   Mais le témoin peut aussi, faisant abstraction de la valeur morale des actions observées, se contenter, comme l’agent de police, d’une simple constatation. La conscience qui observe et constate les faits psychologiques est la conscience psychologique qu’on peut définir : le pouvoir ou la faculté de percevoir sa propre activité psychique, ou encore l’acte même par lequel on la perçoit » (Psychologie, Les Editions de l’Ecole, 1959, p. 157). Si la conscience morale et la conscience psychologique se complètent et s’influencent , elles ne doivent pas se confondre. L’individualisme et le subjectivisme se nourrissent d’une conscience fermée sur le sujet qui est à elle-même sa propre loi et décide souverainement du bien et du mal. La vraie conscience morale est ouverte à une autre loi, à « l’ordre objectif de la création et de la rédemption » (BRUGUES). Comme l’a rappelé le Concile, « la moralité du comportement ne dépend pas de la seule appréciation des motifs ; mais elle doit être déterminée selon des critères objectifs, tirés de la nature même de la personne et de ses actes... » (GS, n°51). La conscience morale n’est pas infaillible comme le pensait Rousseau, elle doit être éduquée. Selon la belle formule de J.-L. Bruguès, « avant de devenir responsable devant sa conscience, on est responsable de sa conscience ».
13. DH n°1, §3
14. DH, 14 §3
15. Traduit en français par Marianne Mahn-Lot, sous le titre « modernisé » : De l’unique manière d’évangéliser le monde entier, Cerf, 1990.
16. « …​que les prédicateurs se montrent doux, affables, pacifiques, aimables, bienveillants…​ », id., p. 66.
17. Id., p.55.
18. Id., p. 105.
19. Id., pp. 134-136.
20. Cité par LAS CASAS, op. cit., pp. 94-95.
21. DH, n°10.
22. DH, n°12.
23. Après l’indépendance de 1821, le gouvernement mexicain a cherché à combattre l’influence de l’Église. Ses droits juridiques ont été niés puis ses biens ont été confisqués. La Constitution de 1917 est une attaque explicite contre l’Église : l’État ne reconnaît plus aucun droit civil aux prêtres, religieuses et séminaristes. Les chrétiens sont privés de la liberté d’enseignement, de manifestation, de presse et d’expression politique. En 1926 a commencé la « guerre des cristeros »: jeunes ouvriers, étudiants, paysans revendiquent la liberté religieuse par des grèves, un boycottage économique et puis la lutte armée. En 1929, l’Église est obligée d’accepter un modus vivendi pour mettre fin au conflit. En 1991, un pas décisif est franchi : la Constitution mexicaine accorde aux Églises la reconnaissance juridique mais maintient ne nombreuses restrictions.
   Enfin, le 1er décembre 2000, Vincente Fox Quesada était élu président. Ce catholique divorcé a proposé une réforme en 10 points : -Promouvoir le respect du droit à la vie de la conception à la mort naturelle -Encourager l’union familiale -Respecter le droit des parents à éduquer leurs enfants -Promouvoir le libre accès à l’assistance spirituelle et religieuse dans les hôpitaux, prisons et centres d’assistance -Répondre à l’exigence des Églises d’un plus grand espace de liberté religieuse (sur base de l’art. 24) -Abolir les restrictions à la liberté religieuse( reprises dans l’art. 130) -Permettre aux Églises d’utiliser des moyens de communication pour répandre leurs idées et favoriser leurs activités -Promouvoir un régime de déduction fiscale pour les activités des Églises contribuant au développement humain -Autoriser l’introduction et la permanence des ministres du culte -Promouvoir l’homologation des études ecclésiastiques dans le respect des programmes et des matières proposés par les séminaires et instituts de formation religieuse.(cf. fides.org).
24. Allocution au Corps diplomatique, janvier 1978. Sur ces questions, on peut lire : d’ONORIO J.B., Religions et libertés dans les Constitutions d’Europe de l’Ouest, in La liberté religieuse dans le monde, Actes du Colloque international d’Aix-en-Provence, Téqui, 1990 et, du même, La crise de la laïcité française, in La laïcité au défi de la modernité, op. cit., pp. 48-57.

⁢c. L’émergence du laïcat

Nous avons déjà eu l’occasion de méditer longuement la très célèbre formule « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » et nous avons remarqué, à travers l’histoire, que cette idée révolutionnaire a été souvent mal comprise voire occultée. ­ Cette nouveauté radicale n’a pas été immédiatement assimilée et l’on peut se demander si elle l’est aujourd’hui !

­­ Pourquoi ?

Parce que, tout d’abord, l’État a toujours tendance soit à contrôler tout, y compris l’Église, à se faire Église, soit à abuser de son pouvoir en faveur de l’Église.

De son côté, l’Église a parfois eu, elle aussi, tendance à sortir de son domaine et à vouloir contrôler le pouvoir temporel.

L’histoire raconte l’effort lent, toujours fragile, toujours compromis, vers une plus juste compréhension des responsabilités respectives du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Aux exemples historiques heureux mais trop rares que nous avons vu dans les tomes précédents, tant sur le plan doctrinal que sur le plan pratique, on peut encore ajouter la réflexion, de Jean Quidort, appelé aussi Jean le Sourd ou encore Jean de Paris⁠[1]. Il est surtout connu pour son traité De potestate regia et papali publié en 1302. Le titre de cet ouvrage, par ailleurs fort intéressant, montre comment se pose la question politique, à l’époque. Il s’agit de définir les pouvoirs respectifs de l’Église (du Pape, en particulier) et du prince. Comme le souligne fort justement H. Simon, « faute d’une théorie de la conscience et de la liberté des personnes, Jean de Paris reste encore prisonnier des parallélismes qu’il établit entre le pape et les rois »[2]. Autrement dit, tout le laïcat est incarné dans le prince mais il n’a pas d’existence en dehors de lui. Pouvait-il en être autrement dans un système monarchique ?

Historiquement, nous devons aussi tenir compte de deux crises aigües et déterminantes, au XVIe et au XVIIIe siècles qui vont avoir d’importantes conséquences pour l’avenir.

Le néo-paganisme de la Renaissance est l’aboutissement de tendances, déjà perceptibles aux XIVe et XVe siècles, qui s’efforcent de déchristianiser la société. Le naturalisme, le sécularisme, la laïcisation y trouvent leurs racines et leurs premières formulations. Devant la menace accentuée par l’assaut protestant, on se retranche dans le sanctuaire. Le concile de Trente va défendre l’essentiel de la foi: le credo, les Écritures et leur interprétation, l’Eucharistie, le péché originel et la Tradition. Dans sa mouvance, une profusion d’œuvres spirituelles, pieuses, caritatives verront le jour⁠[3], mais pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui relève de la politique, on s’en remet au Prince, qui est le représentant du laïcat. Il est le rempart contre la laïcisation, mais le seul rempart, le seul obstacle !

La révolution de 1789 qui est le produit d’une lente préparation intellectuelle va, en supprimant le Prince, ouvrir largement la voie à la laïcisation de la société. Elle consacre la rupture, tant recherchée, entre le spirituel et le temporel, confinant au seul sanctuaire, dans le meilleur des cas, l’influence de l’Église.

Les princes chrétiens sont dépassés et débordés par un « laïcat » qui s’est nourri dans les « sociétés de pensée » des nouveautés philosophiques et politiques. L’Europe est secouée par une fièvre révolutionnaire. Dans ce contexte très troublé, la mort du roi de France Louis XVI prendra une valeur symbolique très significative. « En décapitant Louis XVI le 21 janvier 1793, écrit M. Carrouges⁠[4], (la Révolution) a décapité le laïcat. » Cette affirmation est confirmée par ­Albert Camus⁠[5] qui déclare : « Le 21 janvier, avec le meurtre du roi-prêtre, s’achève ce que l’on a appelé significativement la passion de Louis XVI. Certes, c’est un répugnant scandale d’avoir présenté comme un grand moment de notre histoire l’assassinat public d’un homme faible et bon. Cet échafaud ne marque pas un sommet, il s’en faut. Il reste au moins que, par ses attendus et ses conséquences, le jugement du roi est à la charnière de notre histoire contemporaine. Il symbolise la désacralisation de cette histoire et la désincarnation du dieu chrétien. Dieu jusqu’ici se mêlait à l’histoire par les rois. Mais on tue son représentant historique, il n’y a plus de roi. Il n’y a donc plus qu’une apparence de Dieu relégué dans le ciel des principes. Les révolutionnaires peuvent se réclamer de l’Évangile. En fait, ils portent au christianisme un coup terrible dont il n’est pas encore relevé (…) ce n’est pas Capet qui meurt, mais Louis de droit divin, et avec lui, d’une certaine manière, la chrétienté temporelle. »

Nous sommes visiblement, en 1789, à un tournant de l’histoire qui justifie l’urgence d’une solution. Car, si le « prince » n’est pas tué ou dépossédé, il passe, de bon ou mauvais gré, aux idées nouvelles. En 1868, un observateur⁠[6] remarque : « Il faut avouer que le Saint-Père n’a pas trop à se louer des princes. Excepté la reine d’Espagne, pas un royaume catholique ne lui est resté fidèle. » Et il ajoute avec une perspicacité étonnante : « Il y aura désormais deux mondes retranchés, parfois hostiles. Alors le pape parlera aux peuples et il parlera d’autant plus que ces peuples sont de moins en moins chrétiens et qu’il importe de leur faire savoir cette doctrine sociale du Christ que les princes connaissaient, appliquaient et que personne ne connaît plus. »

  1. de Melun, dans ce texte, idéalise sans doute le prince chrétien et ses rapports avec l’Église et sa pensée sociale mais il semble prophétiser exactement la conduite future des papes et nous avons particulièrement l’impression de voir s’esquisser, entre les lignes, la figure de notre pape infatigable. En réalité, A. de Melun a justement diagnostiqué le mal et logiquement déduit le seul remède possible. L’avenir lui donnera raison.

En 1878, Léon XIII amorce la nouvelle stratégie de l’Église avec la publication de Rerum Novarum. La démocratie s’installe, petit à petit, partout. Il n’est plus possible de compter simplement sur la conversion du « prince ». ­C’est finalement une chance. L’heure du laïcat a sonné. Le prince chrétien mort, c’est le moment pour le laïcat, pour la première fois peut-être dans l’histoire, de se trouver, selon le mot de Pie XII⁠[7] « aux premières lignes de la vie de l’Église ». Les fidèles chrétiens ne sont plus ceux qui se laissent guider par le prince ou par le clerc. Ils deviennent acteurs. L’Église doit désormais compter avec eux et sur eux si elle veut continuer à enraciner son message dans les réalités terrestres.

Il s’agit d’un changement de front, non de hiérarchie. Ce n’est plus le dogme, comme jadis, qui est attaqué. Le Concile de Trente a construit le roc sur lequel viennent régulièrement s’échouer les vieux radeaux hérétiques sans cesse rafistolés. Aujourd’hui, et gravement, c’est le milieu social et culturel qui est corrompu et désagrégé. Ce milieu où la vie chrétienne doit s’implanter sous peine de dessèchement, milieu qui a été progressivement détruit et dégradé par le sécularisme, le pragmatisme, l’hédonisme, l’idéologie.

Double chance car non seulement le peuple de Dieu dans son entièreté est appelé à la tâche mais, en même temps, la dialectique entre le prince et l’Église est cassée. Un nouvel acteur apparaît entre les deux : le laïc citoyen et fils de l’Église. A lui maintenant la mission de convertir le temporel. Il est chez lui. Comme le fait remarquer avec bon sens J.-B. d’Onorio : « L’État n’est pas le tout de la nation ni de la société humaine ; ses structures et ses procédures importent moins que les hommes qui le composent ; ceux-ci peuvent être chrétiens sans que l’État le soit nécessairement. L’État sera chrétien dans la mesure où les hommes d’État le seront d’abord, de la même manière que la société - dont ils sont le reflet - ne sera chrétienne que si ses membres sont personnellement chrétiens ».⁠[8]

Surgit un problème. Au long des siècles, les chrétiens ont acquis un funeste réflexe : celui de laisser précisément au clerc et au prince, le soin de défendre et de mettre en pratique les valeurs chrétiennes. Le prince est passé à l’ennemi et le clerc doit être et rester le gardien de la foi, de la doctrine, de la morale, c’est-à-dire le gardien de ce qu’il importe de soustraire aux tiraillements des querelles humaines, des ambitions du monde. Malheureusement, comme le laïc n’a pas encore, en tous lieux, réalisé sa nouvelle responsabilité, le clerc, simplement par souci de suppléance ou en fonction d’un réflexe multiséculaire, va encore trop souvent interpréter abusivement son rôle. Même Léon XIII nous en fournit un exemple. Ce grand pape dont l’œuvre reste, fondamentale, quoi qu’en disent certains, est un prophète des temps nouveaux. Il a bien expliqué, dans Sapien­tiae chris­tianae (1890), Arcanum divinae sapientiae (1880) et Immortale Dei (1885), la prééminence du spirituel ou mieux le pouvoir indirect du spirituel sur le temporel, mais aussi la distinction nécessaire des deux domaines, la juste autonomie du temporel. Mais cet illustre pontife a, à notre sens, utilisé parfois en privé un langage maladroit ou du moins terriblement équivoque. Ainsi, à Monseigneur Mei­gnan, archevêque de Tours, il déclara un jour : « Il est constant et manifeste qu’il y a dans l’Église deux ordres bien distincts par leur nature, les pasteurs et le troupeau, c’est-à-dire les chefs et le peuple. Le premier a pour fonction d’enseigner, de gouverner, de diriger les hommes dans la vie, d’imposer des règles. L’autre a pour devoir d’être soumis au premier, de lui obéir, d’exécuter ses ordres et de lui rendre honneur. » Une telle présentation entendue trop largement risquerait de contredire les documents officiels qui « contiennent sans doute possible dans leur continuité (…) l’infaillible doctrine, celle-là même qui doit servir de Règle à notre foi »[9].

Le Concile lucidement consacrera la mobilisation générale du laïcat chrétien et lui indiquera clairement sa tâche prioritaire : le renouvellement de l’ordre temporel. Ce sera l’objet unique de la dernière partie.

­­ Mais rappelons-nous, un instant, ce qu’écrit Gaudium et spes : « Aux laïcs reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités séculières. Lorsqu’ils agissent, soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde, ils auront donc à cœur, non seulement de respecter les lois propres à chaque discipline, mais d’y acquérir une véritable compétence. Ils aimeront collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs qu’eux. Conscients des exigences de leur foi et nourris de sa force, qu’ils n’hésitent pas, au moment opportun, à prendre de nouvelles initiatives età en assurer la réalisation. C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre. qu’ils attendent des prêtres lumières et forces spirituelles. qu’ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient une compétence telle qu’ils puissent leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais plutôt, éclairés par la sagesse chrétienne, prêtant fidèlement attention à l’enseignement du magistère, qu’ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités ».⁠[10]

Ce texte est clair : il définit l’autonomie du laïcat, l’invitant à prendre ses responsabilités et le renvoyant, en ce qui concerne l’engagement concret, non à l’autorité du clerc mais à sa conscience formée.

La distinction nettement proclamée aujourd’hui, entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel, a ouvert un espace à la conscience, à toute conscience droite y compris la conscience chrétienne appelée à « collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs ». Comment, dès lors que la liberté de conscience est ainsi consacrée, refuser le principe de la liberté religieuse ?

Nous allons y revenir.


1. 1256-1306. A ne pas confondre avec Jean Pointlâne, appelé aussi Jean de Paris et qui mourut en 1269. Sur Jean de Paris, on peut lire LECLERCQ Dom Jean, Jean de Paris et l’ecclésiologie du XIIIe siècle, Vrin, 1942.
2. Église et politique, op. cit., pp. 79-80. Il n’empêche que Jean de Paris, disciple de saint Thomas, a des vues très modernes. Comme l’écrit H. Simon, « son ouvrage a le grand mérite de bien maintenir, dans une époque hautement troublée, la distinction entre l’ordre de la grâce et l’ordre de la nature ». Et il explique : « De même (…) que le médecin et le prêtre sont indépendants et choisis tous deux par le maître de famille, de même le roi et le pape ont chacun leur ordre de puissance. Il y a primauté du spirituel, mais antériorité du temporel.
   Surtout, chacun de ces deux pouvoirs a sa visée propre : le spirituel assure le salut ; le temporel permet aux hommes de « vivre en hommes et non en bêtes ». Notons, dit H. Simon, cette perception de la rationalité du politique, loin de toute instrumentalisation par le pouvoir religieux. Le roi est ministre de Dieu et non pas du pape. Sa légitimité lui vient de l’élection ou de l’assentiment du peuple.
   (…) Jean de Paris réfute par des arguments de bon sens les théories extrémistes des tenants de la théocratie pontificale. Le pape pourrait intervenir dans le temporel puisque, dit-on, « qui peut le plus, peut le moins ». Avec un peu de verdeur, Jean de Paris répond : « Un homme peut-il engendrer un chien ? Un prêtre peut-il payer la dette du pécheur, même s’il peut absoudre le péché ? »
   (…) La primauté du spirituel n’implique pas qu’il puisse régenter toute la vie sociale et politique. A ceux qui voudraient que ce pouvoir temporel soit entièrement subordonné au spirituel, il répond que la politique ne vise pas que la vie du corps ( ce que nous appellerions une vision matérialiste du politique), mais qu’il doit aussi promouvoir une « vie vertueuse ».
   Jean de Paris admet bien que le Christ a été établi souverain sur toute la terre ; mais il ne faut pas faire d’erreur sur sa souveraineté : « Le règne du Christ, établi par la foi, ne s’exerce pas sur les richesses, mais sur les cœurs ».
   Le pape n’a pas de juridiction directe sur les rois mais une primauté pour assurer l’unité et l’universalité de l’Église. S’il exerce un pouvoir temporel c’est par concession des souverains. Toutefois, l’Église n’est pas neutre et si les souverains agissent mal, l’enseignement de l’Église, et les sacrements, peuvent avoir des conséquences. Le pape peut excommunier un souverain. Alors ses sujets pourront désobéir et appeler l’Église à l’aide ».
3. Le XVIIe siècle a vu « fleurir une conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonnes œuvres. C’est l’époque où certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale et laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres » ( SCHOOYANS M., La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995, p. 9).
4. In Laïcs dans la cité, op. cit., p.12.
5. L’homme révolté, Idées, 1969, pp.149-150.
6. MELUN Armand de, Correspondance inédite, cité in Laïcs dans la cité, op. cit., p.13.
7. 10-12-1950. Cf. aussi le très célèbre livre du Cardinal CARDIJN, Laïcs en première ligne, Vie ouvrière, 1963.
8. Op. cit., p. 51. L’auteur fait aussi remarquer que « le fait pour un État d’être officiellement chrétien ne l’empêche pas d’adopter en pratique une politique d’inspiration non-chrétienne voire antichrétienne, constituant un contre-témoignage grave ». Et il rappelle « que la monarchie française, bien que « très chrétienne », a toujours refusé de donner valeur législative aux décrets du Concile de Trente et que c’est sous le régime du catholicisme « seule religion de l’État » que l’Italie a légalisé le divorce et l’avortement ».
9. NAU Dom Paul, Une source doctrinale: les encycliques, Ed. du Cèdre, 1952, p.84.
10. GS, 43, §2.

⁢d. La cohérence doctrinale

Il y a entre tous les textes de Vatican II une cohérence que nous avons déjà constatée plusieurs fois et notamment entre Dignitatis humanae, Lumen gentium, Gaudium et spes, Unitatis redintegratio et Nostra aetate.

Il faut maintenant souligner le fait que Vatican II reprend, consacre et poursuit une réflexion entamée avec Léon XIII et révèle progressivement une connivence entre liberté religieuse, liberté de conscience, droits de l’homme, démocratie et dignité fondamentale de toute personne⁠[1]. En effet, après la méfiance compréhensible de ses prédécesseurs, Léon XIII ne craint pas, pour lutter contre les abus des sociétés modernes, d’en appeler à certains droits de l’homme. Pie XI⁠[2] puis Pie XII développent davantage encore ce thème face aux menaces barbares récurrentes. Enfin, à la veille du Concile, Jean XXIII inaugure son encyclique Pacem in terris en reprenant et articulant l’ensemble des droits « universels, inviolables et inaliénables »[3] de la personne que ses prédécesseurs ont défendus, à partir de l’affirmation de la dignité humaine : « Tout être humain a droit à la vie, à l’intégrité physique, aux moyens nécessaires et suffisants pour une existence humaine.(…) Tout être humain a droit au respect de sa personne, à sa bonne réputation, à la liberté dans la recherche de la vérité, dans l’expression et la diffusion de la pensée (…). Chacun a le droit d’honorer Dieu suivant la juste règle de sa conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique »[4]. C’est cette profession publique qui, théoriquement, a souvent fait difficulté dans la perspective ancienne et que les intégristes n’ont jamais acceptée.

Mais, comment devant cette reconnaissance de plus en plus précise, de plus en plus complète et de plus en plus solennelle, de la dignité de l’homme et de ses droits, imaginer que le Concile allait oublier le droit de la conscience et le droit à la liberté religieuse ? L’ensemble des droits, avons-nous dit, est indivisible, dans la mesure où ils découlent tous de la nature particulière et éminente de la personne humaine. Et le Concile confortera cette vision en la référant à l’Évangile qui  »annonce et proclame la liberté des enfants de Dieu, rejette tout esclavage qui en fin de compte provient du péché, respecte scrupuleusement la dignité de la conscience et son libre choix... » ⁠[5]

Jean-Paul II ira plus loin encore en associant, comme droits premiers et fondateurs, l’un dans l’ordre historique ou matériel, l’autre sur le plan spirituel ou culturel, le droit à la vie et le droit à la liberté religieuse.

Pour lui, nous l’avons vu, le droit à la vie « constitue la condition primordiale nécessaire de tout autre droit humain »[6] et la liberté religieuse « est à la base de toutes les autres libertés et (…) est inséparablement liée à elles toutes en raison précisément de cette dignité même qu’est la personne humaine »[7]. Ailleurs ⁠[8], il expliquera : « La limitation de la liberté religieuse et sa violation sont en contradiction avec la dignité de l’homme et avec ses droits objectifs. (…) Sans aucun doute, nous nous trouvons dans ce cas en face d’une injustice radicale affectant ce qui est particulièrement profond en l’homme, ce qui est authentiquement humain ». Il affirmera encore que la réalisation du droit à la liberté religieuse « est l’un des tests fondamentaux pour vérifier le progrès authentique de l’homme en tout régime, en toute société, système ou milieu ».⁠[9]

Non content de donner ainsi un statut privilégié à ce droit alors que Jean XXIII le citait simplement parmi d’autres, Jean-Paul II va lier de plus en plus étroitement liberté religieuse et liberté de conscience. Evoquant l’ensemble des droits de l’homme, il écrit en 1979: « Parmi ces droits, on compte à juste titre le droit à la liberté religieuse, à côté du droit à la liberté de conscience »[10]. Ne pourrait-on aller jusqu’à dire que, pour Jean-Paul II, il n’y a pas équivalence entre la liberté religieuse et droit de la conscience, comme dit J.-Y. Calvez⁠[11], mais que le droit à la liberté religieuse découle du droit de la conscience dont il est la fine pointe, le fruit le plus précieux ? N’est-ce pas ce qui est suggéré par ces deux passages de Centesimus annus : « Dans les régimes totalitaires et autoritaires, on a poussé à l’extrême le principe de la prépondérance de la force sur la raison. L’homme a été contraint d’accepter une conception de la réalité imposée par la force et non acquise par l’effort de sa raison et l’exercice de sa liberté. Il faut inverser ce principe et reconnaître intégralement le droit de la conscience humaine, celle-ci ne pouvant être obligée que par la vérité, naturelle et révélée. C’est dans la reconnaissance de ce droit que se trouve le fondement premier de tout ordre politique authentiquement libre. (…) Dans certains pays apparaissent de nouvelles formes de fondamentalisme religieux, qui, de façon voilée ou même ouvertement, refusent aux citoyens qui ont une foi différente de celle de la majorité le plein exercice de leurs droits civils ou religieux, les empêchent de participer au débat culturel, restreignent le droit qu’a l’Église de prêcher l’Évangile et le droit qu’ont les hommes d’accueillir la parole qu’ils ont entendu prêcher et de se convertir au Christ. Aucun progrès authentique n’est possible sans respect du droit naturel élémentaire de connaître la vérité et de vivre selon la vérité ».⁠[12]

On peut trouver sous la plume d’Yves Ledure⁠[13] un développement qui peut éclairer ce lien entre liberté religieuse et liberté de conscience. Son explication qui s’appuie à la fois sur Kant et sur Bruaire, montre en même temps que le dictamen de la conscience et de la conscience religieuse en particulier, est la limite la plus sûre à l’arbitraire politique. Il réaffirme ainsi nettement le lien entre le droit de la conscience et l’institution démocratique.

La conscience individuelle ne peut être réduite à l’espace privé dans la mesure où « l’individu ne peut s’épanouir que dans la dimension du collectif politique »[14]. En effet, « cet engagement politique désenclave l’individu de son égoïsme pour le grandir à la dimension de la communauté. Il interdit, par ailleurs, un pouvoir politique illimité ». Pour éviter le risque d’enfermement de soi et celui du pouvoir sans limite, « il faut, de la part de l’individu, un engagement politique responsable dont la mesure ultime demeure l’espace-liberté de sa conscience, c’est-à-dire la non-identification avec l’instance politique ».

La conscience individuelle à laquelle se heurte toute velléité totalitaire et dont il est question ici, est une conscience morale mobilise la raison pour porter un jugement qu’elle veut ou prétend objectif, universel⁠[15]. Elle « énonce, comme dit l’auteur, la nécessité d’une rationalité pour que l’individu puisse rejoindre l’universel humain ». Mais la raison convoquée doit s’exprimer dans la liberté. Sans cela, elle ne serait pas morale. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’obligation morale témoigne, en fait, de la liberté humaine.

La conscience morale « n’est pas un état de rupture, d’isolement ; elle opère le recueillement sur l’essentiel, sur ce que les hommes ont en commun et qu’ils partagent : la raison ». Par le fait même, « loin d’ignorer la politique, la conscience individuelle en devient la mise en œuvre et le garant, puisqu’elle concerne un impératif d’universalité ».

Ceci rappelé et assez communément admis, Ledure examine la conscience religieuse qu’il présente comme une « modalité particulière » de l’exercice de la conscience morale. Il s’agit ici bien sûr d’examiner le lien entre la conscience morale et la conscience religieuse qui n’est pas à confondre avec la religion elle-même qui trouve son origine dans une Révélation c’est-à-dire dans Dieu même⁠[16]. A cet endroit, le mérite de l’auteur, à mon sens, est de bien montrer que la conscience religieuse est plus liée encore à la liberté que la conscience morale et, par là, la source la plus sûre de la résistance aux excès du pouvoir.

La conscience morale « définit l’obligatoire de la liberté » tandis que la conscience religieuse « ne se greffe sur aucune obligation » mais vit d’une « liberté libre ». La « liberté-obligation » de la conscience morale a pour objectif de rendre l’homme plus humain, c’est-à-dire plus libre, sans doute, mais d’une liberté purement humaine précisément c’est-à-dire limitée. Dans sa libre adhésion à Dieu, , la conscience religieuse n’a « d’autre objectif qu’un toujours plus de liberté ». Un « toujours plus » possible dans ce cas. La liberté se vise elle-même « dans l’exercice total de son affirmation. Et c’est en visant l’absolu d’elle-même qu’elle rejoint l’Absolu qui est Dieu », Dieu qui est absolue liberté. Ce n’est simplement pas un « plus humain » qui est ici recherché mais une divinisation, l’expérience d’une « liberté-libération ». « Mais, poursuit l’auteur, comme la liberté humaine est radicalement infirme d’absolu et trop limitée pour s’inventer la fonction de l’absolument libre, « il faut une liberté absolue qui en réponde, qui soit au fondement, au principe de sa réalité »[17]. L’exercice religieux de la liberté, parce que visée d’absolu, devient libération des insuffisances et contingences humaines. Comme logique de la liberté, il assure la logique de l’existence dans le dépassement de la mort ».

Sur le plan politique, il est clair que « cet exercice illimité de la liberté dans le phénomène religieux se pose en anti-pratique du pouvoir qui est lui aussi revendication d’absolu dans l’ordre de la puissance ».

On voit dès lors toute l’importance de la conscience morale et de la conscience religieuse. On voit pourquoi la conscience est un « sanctuaire »[18], un « témoin de la transcendance de la personne », précieuse, inviolable. On voit pourquoi les droits qui sont liés à son plein exercice peuvent être considérés comme fondateurs.⁠[19]

Les réflexions de Ledure nous conduisent aussi à reconnaître que morale et religion sont nécessaires : elles aident l’homme à « devenir lui-même ». L’homme qui prétendrait se passer de l’obligation morale se livrerait « à un infra-humain ». Par contre, si l’ignorance du « projet religieux ne désarticule pas l’homme », elle « l’enferme dans les limites de sa finitude ». La liberté dans l’acte religieux « s’instaure comme un « autrement » de la condition humaine ». En effet, « la religion (…) n’est pas une pratique annexe, mais elle définit une nouvelle façon de vivre la vie humaine. Elle fait éclater l’homogénéité opaque de la sensibilité pour l’ouvrir au transcendant, pour l’articuler sur un autre espace de vie. Ici et ici seulement, la liberté peut se déployer en totalité puisqu’elle embrasse un projet global d’humanité. La conscience religieuse est l’espace non pas unique de la liberté, mais le seul espace total de la liberté, le seul domaine où la liberté concerne la totalité de l’être humain. En ce sens, il est légitime d’affirmer que la conscience religieuse est la mise en œuvre intégrale de la liberté ».

Par le fait même, elle garde la liberté à elle-même « contre tout ce qui peut lui porter atteinte, notamment le pouvoir politique ». Elle « met en œuvre une figure humaine dont la détermination fondamentale n’est plus le désir de puissance, mais la volonté de donner ». La conscience religieuse nous met sur le chemin de la liberté absolue et nous insère dans une logique de don. Voilà pourquoi il lui revient « comme de droit (…), d’affirmer la liberté face au pouvoir. A la revendication d’un illimité de puissance que définit l’exercice même du pouvoir, la liberté instaure une autre modalité de l’illimité. Elle constitue donc la « fonction d’arrêt » du pouvoir dans son inévitable dérive totalitaire. Car il ne saurait y avoir deux fonctions d’illimité dans l’homme. Seul l’illimité de la liberté définit l’homme puisqu’elle l’ouvre à l’Absolu, à Dieu. A l’inverse, la revendication d’illimité qui est inhérente au pouvoir constitue la suprême tentation de l’homme (…). Tentation qui voudrait voir dans la Toute-Puissance l’unique modalité de l’être-homme, celle qui lui ferait oublier sa condition mortelle. Or, seul l’illimité de la liberté peut assurer ce dépassement dans la mesure où il s’ouvre à l’Absolu de Dieu. Puisque la conscience religieuse définit l’illimité de la liberté, puisqu’elle en signifie sa plus haute fonction, il lui revient de mettre en œuvre ce que nous appelons la fonction d’arrêt du pouvoir ».

Cette méditation d’Y. Ledure conforte semble-t-il la position de Jean-Paul et le principe de la liberté religieuse tel qu’il a été défini au concile Vatican II.

Pour nous en convaincre, examinons un instant la thèse des traditionalistes modérés qui, sans aller jusqu’au schisme, ont émise de sérieuses réserves à l’encontre de Dignitatis humanae.

En bref, ils contestent le « double principe de non-intervention :

-principe de non-intervention contre les fausses religions (liberté des cultes, sous réserve que l’ordre public soit sauf),

-principe de non-intervention pour la vraie religion (il ne doit pas y avoir de discrimination pour motif religieux). »[20]

Reconnaissons d’abord que ces traditionalistes, comme Jean-Paul II, cherchent à préserver la conscience de toute contrainte autre que celle de la vérité consentie⁠[21].

Mais l’Église, aujourd’hui, va plus loin. L’homme contemporain, en effet, est animé d’une conscience toujours plus aigüe de sa dignité, qui le pousse à revendiquer la possibilité « d’agir en vertu de ses propres options et en toute libre responsabilité, non pas sous la pression d’une contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir »[22]

Or, comme Jean-Paul II le confirme, « aucune autorité humaine n’a le droit d’intervenir dans la conscience de quiconque. La conscience est le témoin de la transcendance de la personne, même en face de la société, et, comme telle, elle est inviolable. Cependant, elle n’est pas un absolu qui serait placé au-dessus de la vérité et de l’erreur ; et même, sa nature intime suppose un rapport avec la vérité objective, universelle et égale pour tous, que tous peuvent et doivent rechercher. Dans ce rapport avec la vérité objective, la liberté de conscience trouve sa justification, en tant que condition nécessaire de la recherche de la vérité digne de l’homme et de l’adhésion à la vérité une fois qu’on l’a connu de façon appropriée ».⁠[23]

Il est clair que Jean-Paul II parle au nom de toute conscience humaine. Comme l’expliquait Y. Ledure, la « fonction-liberté (…) de la conscience religieuse ne découle pas du contenu de la religion. Elle est conséquence de la nature même de cette conscience, à savoir espace de liberté »[24]. Dès lors, puisque « la liberté constitue (…) le préalable, le fondement du phénomène religieux »[25], aucune contrainte autre que celle de la recherche de la vérité ne peut être admise, quelle que soit ensuite l’option religieuse choisie pour autant qu’elle soit compatible avec l’ordre moral objectif, ou, si l’on préfère, avec le bien commun de la société tel qu’il a été défini précédemment.

La doctrine de l’Église n’a guère envisagé, au cours des temps, que la contrainte physique. Or la contrainte peut prendre différents visages et s’exercer de manière très subtile, comme l’a montré Jean-Paul II, dans une méditation sur les persécutions modernes : « Les persécutions pour la foi sont parfois semblables à celles que le martyrologe de l’Église a déjà écrites dans les siècles passés. Elles prennent diverses formes de discrimination des croyants, et de toute la communauté de l’Église. Ces formes de discrimination sont parfois appliquées en même temps qu’est reconnu le droit à la liberté religieuse, à la liberté de conscience, et cela aussi bien dans la législation des divers États que dans les documents de caractère international.

Faut-il préciser ?

Dans les persécutions des premiers siècles, les peines habituelles étaient la mort, la déportation et l’exil.

Aujourd’hui, à la prison, aux camps d’internement ou de travail forcé, à l’expulsion de sa propre patrie, se sont ajoutées d’autres peines moins remarquées, mais plus subtiles : non pas la mort sanglante, mais une sorte de mort civile ; non seulement la ségrégation dans une prison ou dans un camp, mais la restriction permanente de la liberté personnelle ou la discrimination sociale.

Il y a aujourd’hui des centaines et des centaines de milliers de témoins de la foi, très souvent ignorés ou oubliés de l’opinion publique dont l’attention est absorbée par les faits divers ; ils ne sont souvent connus que de Dieu seul. Ils supportent des privations quotidiennes, dans les régions les plus diverses de chaque continent.

Il s’agit de croyants contraints à se réunir clandestinement parce que leur communauté religieuse n’est pas autorisée.

Il s’agit d’évêques, de prêtres, de religieux auxquels il est interdit d’exercer le saint ministère dans des églises ou dans des réunions publiques.

Il s’agit de religieuses dispersées, qui ne peuvent mener leur vie consacrée.

Il s’agit de jeunes gens généreux, empêchés d’entrer dans un séminaire ou dans un lieu de formation religieuse pour y réaliser leur propre vocation.

Il s’agit de jeunes filles auxquelles on ne donne pas la possibilité de se consacrer dans une vie commune vouée à la prière et à la charité envers les frères.

Il s’agit de parents qui se voient refuser la possibilité d’assurer à leurs enfants une éducation inspirée par leur foi.

Il s’agit d’hommes et de femmes, travailleurs manuels, intellectuels ou exerçant d’autres professions, qui, pour le simple fait de professer leur foi, affrontent le risque de se voir privés d’un avenir intéressant pour leurs carrières ou leurs études.

Ces témoignages s’ajoutent aux situations graves et douloureuses des prisonniers, des internés, des exilés, non seulement chez les fidèles catholiques et les autres chrétiens, mais aussi chez d’autres croyants (…). Ils constituent comme une louange qui s’élève continuellement vers Dieu du sanctuaire de leurs consciences, comme une offrande spirituelle certainement agréée par Dieu.

Cela ne doit pas nous faire oublier d’autres difficultés pour vivre la foi. Elles ne proviennent pas seulement des restrictions externes de liberté, des contraintes des hommes, des lois ou des régimes. Elles peuvent découler également d’habitudes et de courants de pensées contraires aux mœurs évangéliques et qui exercent une forte emprise sur tous les membres de la société ; ou encore il s’agit d’un climat de matérialisme ou d’indifférentisme religieux qui étouffe les aspirations spirituelles, ou d’une conception fallacieuse et individualiste de la liberté qui confond la possibilité de choisir n’importe quoi qui flatte les passions avec le souci de réaliser au mieux sa vocation humaine, sa destinée spirituelle et le bien commun. Ce n’est pas une telle liberté qui fonde la dignité humaine et favorise la foi chrétienne (…). Aux croyants qui sont immergés dans de tels milieux, il faut aussi un grand courage pour demeurer lucides et fidèles, pour bien user de leur liberté ».⁠[26]

Comme on l’a remarqué, Jean-Paul II n’évoque pas seulement, dans ce texte, les persécutions contre les catholiques mais aussi contre « les autres chrétiens » et les « autres croyants ». L’Église ne parle plus comme jadis de « vraie religion » face à de « fausses religions ». Elle développe une approche plus complexe mais plus juste de la réalité religieuse et de sa diversité. Si Jésus-Christ est le Verbe de Dieu fait homme, l’unique rédempteur de tous les hommes, il a, par le fait même, « une fonction unique et singulière pour le genre humain et pour son histoire : cette fonction lui est propre, elle est exclusive, universelle et absolue »[27]. Le Concile l’a bien expliqué: « Le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, s’est lui-même fait chair, afin que, homme parfait, il sauve tous les hommes et récapitule toutes choses en lui. Le Seigneur est le terme de l’histoire humaine, le point vers lequel convergent tous les désirs de l’histoire humaine, le centre du genre humain, la joie de tous les cœurs et la plénitude de leurs aspirations. C’est lui que le Père a ressuscité d’entre les morts, a exalté et fait siéger à sa droite, le constituant juge des vivants et des morts ».⁠[28] Et comme le rappellera encore Jean-Paul II, « c’est précisément ce caractère unique du Christ qui lui confère une portée absolue et universelle par laquelle, étant dans l’histoire, il est le centre et la fin de l’histoire elle-même ».⁠[29] Il n’y a qu’un seul Christ, Evénement absolu dans l’histoire de l’humanité, et l’Église qu’il a fondée est aussi unique, elle est son Epouse et elle est dite, très tôt⁠[30], catholique parce qu’elle englobe tout, parce qu’elle est universelle, à la mesure du salut apporté par le Christ, à la mesure du Christ. L’adjectif « catholique » n’a donc rien de confessionnel à l’origine. Il désigne un caractère inhérent à l’Église. Cette unique Église du Christ n’est reconnaissable que par la succession apostolique. Elle passe, comme dit saint Irénée, « de main en main », d’évêque de Rome à évêque de Rome ⁠[31]. C’est pourquoi le concile Vatican II déclarera que cette Église « subsiste » dans l’Église catholique « gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques qui sont en communion avec lui ». Les Pères n’ont pas dit qu’elle « était » l’Église catholique telle qu’on la connaît aujourd’hui dans la mesure où ils étaient bien conscients des faiblesses et des limites qui l’ont défigurée. Mais, en même temps, les Pères reconnaissent que « des éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent (inveniantur) hors de ses structures, éléments qui, appartenant proprement par don de Dieu à l’Église du Christ, appellent par eux-mêmes l’unité catholique ».⁠[32]

Dans cette optique, il n’est plus possible d’établir une division nette entre « vraie religion » et « fausses religions » dans la mouvance du Christ. On parlera de communion plus ou moins parfaite avec son unique Église. La Déclaration Dominus Iesus[33] a bien résumé la situation en précisant les diverses positions : « Les Églises qui, quoique sans communion parfaite avec l’Église catholique, lui restent cependant unies par des liens très étroits comme la succession apostolique et l’eucharistie valide, sont de véritables Églises particulières[34]. Par conséquent, l’Église du Christ est présente et agissante dans ces Églises, malgré l’absence de la pleine communion avec l’Église catholique, provoquée par leur non-acceptation de la doctrine catholique du primat, que l’Evêque de Rome, d’une façon objective, possède et exerce sur toute l’Église conformément à la volonté divine.[35]

En revanche, les Communautés ecclésiales qui n’ont pas conservé l’épiscopat valide et la substance authentique intégrale du mystère eucharistique[36], ne sont pas des Églises au sens propre ; toutefois, les baptisés de ces communautés sont incorporés au Christ par le baptême et se trouvent donc dans une certaine communion bien qu’imparfaite avec l’Église[37]. Le baptême en effet tend en soi à l’acquisition de la plénitude de la vie du Christ, par la totale profession de foi, l’Eucharistie et la pleine communion dans l’Église ».⁠[38]

En conséquence, une fois encore, « ces Églises et Communautés séparées, bien que nous les croyions souffrir de déficiences, ne sont nullement dépourvues de signification et de valeur dans le mystère du salut. L’Esprit du Christ, en effet, ne refuse pas de se servir d’elles comme de moyens de salut, dont la force dérive de la plénitude de grâce et de vérité qui a été confiée à l’Église catholique ».⁠[39]

Nous sommes, avec une telle description, loin des conditions d’anathème des temps anciens. On comprend mieux à présent, comment tous les chrétiens, quelle que soit leur confession, parce que nés du Christ sont liés d’une manière ou d’une autre à son unique Église « susbsistant » dans l’Église catholique.

Mais qu’en est-il des religions non chrétiennes ?

On peut, dans l’histoire, distinguer 4 périodes⁠[40]. Il y eut, dans un premier temps, une révélation naturelle, cosmique, pourrait-on dire, de Dieu. Paul en parle dans l’épître aux Romains (1, 20). Cette révélation naturelle explique la présence universelle du phénomène religieux. Vient alors un deuxième temps, celui de la loi donnée à Moïse. C’est le temps du peuple élu par Dieu. Le troisième temps est celui de la grâce, le temps qui a commencé avec la venue du Christ et qui dure encore aujourd’hui. Viendra un quatrième temps, celui du Royaume.

Toutes les religions sur terre s’inscrivent dans les trois premiers temps de ce schéma. La révélation naturelle concerne toutes les religions ; le deuxième temps est singulièrement celui de la religion juive : le troisième temps, celui de la grâce, n’abolit ni la révélation naturelle ni la loi mais accomplit, par le Christ, les promesses faites à Abraham. Les religions s’inscrivent ainsi dans un mouvement qui devrait les entraîner vers le Royaume, à condition de reconnaître la loi et d’accueillir la grâce du Christ qui est lui-même le Royaume⁠[41]. Le salut est offert à tous les hommes « et cela, précise Jean-Paul II, ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au Mystère pascal ».⁠[42] Le concile avait bien établi que sont « ordonnés au peuple de Dieu » , le peuple juif, en premier lieu⁠[43], les musulmans qui reconnaissent le Créateur, ceux qui cherchent « dans les ombres et sous des images un Dieu qu’ils ignorent »[44] et « même ceux qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite (…) ». Tout « ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique et comme un don de Celui qui illumine tout homme pour que, finalement, il ait la vie ».⁠[45]

On songe à Paul aux Philippiens : « ...tout ce qui est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui a bon renom, tout ce qui est vertueux et louable, que tout cela soit l’objet de vos pensées ».⁠[46]

Toute cette vision de l’humanité considérée avec le regard patient et paternel de Dieu, a des racines dans le passé. Pie XII a évoqué ceux qui « par un certain désir et souhait inconscient (…) se trouvent ordonnés au Corps mystique du Rédempteur ». « Le véritable amour de l’Église exige non seulement que nous soyons, dans le Corps lui-même, membres les uns des autres, mais il exige aussi que dans les autres hommes non encore unis avec nous dans le corps de l’Église, nous sachions reconnaître des frères dans le Christ selon la chair, appelés avec nous au même salut éternel. »[47]

Et même Pie IX, l’auteur du fameux Syllabus dont nous devrons reparler plus loin, a noté ceci : « Il faut tenir de foi que personne ne peut être sauvé en dehors de l’Église catholique romaine apostolique, qu’elle est l’unique arche de salut : celui qui n’y est pas entré périra par le déluge ; mais, cependant, il faut tenir pour certain que ceux qui souffrent de l’ignorance de la vraie religion, ignorance invincible, n’en sont nullement rendus coupables aux yeux du Seigneur. Qui serait assez présomptueux pour pouvoir marquer les limites de cette ignorance, vu la nature et la variété des peuples, des régions, des esprits et d’autres nombreux facteurs ? Lorsque, dégagés des liens du corps, nous verrons Dieu comme il est, nous comprendrons le lien serré et magnifique qui unit la miséricorde et la justice divines. Mais aussi longtemps que nous sommes sur cette terre, accablés par la masse mortelle qui engourdit l’âme, tenons très fermement, d’après la doctrine catholique, qu’il y a un seul Dieu, une seule foi, un seul baptême. Il n’est pas permis à notre recherche d’aller plus avant ».⁠[48]

Bien avant lui, Bossuet, lui-même, parfois si injuste avec les Juifs et les hérétiques, avait écrit que « dans l’unité de l’Église, toutes les créatures se réunissent. Toutes les créatures visibles et invisibles sont quelque chose à l’Église ». Et il ne craignait pas de préciser: « Même les créatures rebelles et dévoyées, comme Satan et ses anges, par leur propre égarement et par leur propre malice, dont Dieu se sert malgré eux, sont appliquées au service, aux utilités et à la sanctification de l’Église : Dieu voulant que tout concoure à l’unité, et même le schisme, la rupture et la révolte. (…)

Pour les hommes, ils sont tous quelque chose de très intime à l’Église, tous lui étant incorporés, ou appelés au banquet où tout est fait un.

Les infidèles sont quelque chose à l’Église, qui voit en eux l’abîme d’ignorance et de répugnance aux voies de Dieu, dont elle a été tirée par grâce. Ils exercent son espérance, dans l’attente des promesses qui les doivent rappeler à l’unité de la bénédiction en Jésus-Christ ; et ils font le sujet de la dilatation de son cœur, dans le désir de les attirer.

Les hérétiques sont quelque chose à l’unité de l’Église : ils sortent et ils emportent avec eux, même en se divisant, le sceau de son unité, qui est le baptême (…).

Les élus et les réprouvés sont dans le corps de l’Église. (…) L’Église souffre dans les réprouvés une incroyable violence, plus grande que les douleurs de l’enfantement, parce que, les sentant dans l’unité de son corps, elle se tourmente pour les attirer à l’unité de son esprit. (…)

Telle est donc la composition de l’Église, mélange de forts et d’infirmes, de bons et de méchants, de pécheurs hypocrites et de pécheurs scandaleux : l’unité de l’Église enferme tout et profite de tout. (…)

Vous me demandez ce qu’est l’Église ; l’Église c’est Jésus-Christ répandu et communiqué, c’est Jésus-Christ tout entier, c’est Jésus-Christ homme parfait, Jésus-Christ dans sa plénitude. »[49]

Désormais, l’Église, sans s’aveugler sur les différences, les oppositions, les incompatibilités, veut poser un regard positif sur les autres croyants et les autres cultures⁠[50].

A preuve encore, un changement de vocabulaire relevé par Jacques Maritain : « Avant le Concile du Vatican, c’est le mot vestigia Ecclesiae, les « vestiges d’Église », qu’employaient les théologiens. Ils désignaient ainsi ce qui reste encore de l’Église dans les confessions dissidentes, qui ont été arrachées d’elle par le schisme ou l’hérésie, ou « ce qui peut subsister de la vraie Église dans la dissidence ».

Mais ce n’est pas du tout du mot « vestiges », c’est du mot « éléments » que le Concile a usé. (…) Il y a là, dans le vocabulaire, une mutation très significative et de grande portée, et qui, à mon avis, marque un progrès certain. Avec le mot « éléments d’Église » on a affaire à une simple constatation objective : ce qu’il y a de commun entre une confession dissidente et l’Église, sans rappel, à l’arrière-plan, des stigmates du schisme ou de l’hérésie ».

Passant aux religions non chrétiennes, le philosophe part à la recherche d’ »éléments d’Église au sens impropre du terme ». Il en trouve dans le judaïsme et l’Islam ; découvre des « pré-éléments d’Église » dans le brahmanisme, des « ombres d’Église » dans le bouddhisme, des « haillons d’Église » chez les Hippies. Finalement, il pose la question cruciale: quel est « l’élément d’Église absolument foncier et universel » ? Cet élément, il le trouve dans « l’homme lui-même tel qu’il vient au monde » : « l’élément d’Église primitif et foncier, et qui existe partout sur la terre, c’est chaque personne humaine qui le porte en elle, selon que par nature elle aspire à connaître la Cause de l’être, ainsi qu’à un état d’heureux épanouissement de son être, et selon que, blessée dans sa nature par le péché d’Adam, - à tel point que dans son premier acte de liberté elle ne peut pas choisir le bien (et donc aimer naturellement par-dessus tout le bien subsistant) sans la grâce « naturam sanans », - elle a du même coup, si elle ne se dérobe à la grâce initialement donnée, une soif de Dieu qui est à la fois de nature et de grâce (de grâce, autrement dit « excédant toute nature créée). » Dans cet homme qui a le désir consubstantiel de sauver son être, « toute l’Église est virtuellement présente, -virtuellement et invisiblement. (…) L’Église du Christ existe, elle est là, visible sur la terre, et souverainement réelle, avec tous les moyens de salut qu’elle apporte. Tel homme « né dans les forêts » ou dans quelque tribu primitive ne la connaît pas ; mais par le désir de sauver son être, et de recevoir l’aide de tous les moyens qu’il faut pour cela, qui habite l’homme en question, cette Église réellement existante est tout entière virtuellement présente en lui, virtuellement et invisiblement immanente à sa vie ». ⁠[51]


1. « …​ en traitant de cette liberté religieuse, le saint Concile entend développer la doctrine des Souverains Pontifes les plus récents sur les droits inviolables de la personne humaine et l’ordre juridique de la société » (DH, n° 1, §3).
2. Confronté au fascisme, Pie XI se déclare « heureux et fier de combattre le bon combat pour la liberté des consciences, non pas (comme certains, par inadvertance peut-être, Nous l’ont fait dire) pour la liberté de conscience, manière de parler équivoque et trop souvent utilisée pour signifier l’absolue indépendance de la conscience, chose absurde en une âme créée et rachetée par Dieu » (Non abbiamo bisogno).
3. N° 10. Jean XXIII se réfère ici à PIE XII, Radiomassage de Noël, 1944 et à son propre sermon du 4-1-1963.
4. N° 12, 13 et 15.
5. GS, n° 41, § 2.
6. Aux médecins catholiques italiens, 28-12-1978, OR, 9-1-1979, p. 5.
7. Message au Secrétaire des nations Unies pour le 30e anniversaire de la déclaration des droits de l’homme, 2-12-1978, OR, 19-12-1978, p. 11.
8. RH, n° 17.
9. C’est une idée répétée avec force et clarté par le Saint-Père : « …​la liberté religieuse, qui est une exigence inaliénable de la dignité de tout homme, est une pierre angulaire dans l’édifice des droits humains ; elle est par conséquent un facteur indispensable pour le bien des personnes et de toute la société, comme aussi pour l’épanouissement personnel de chacun. Il en résulte que, pour les individus et les communautés, la liberté de professer et de pratiquer sa religion est un élément essentiel de la convivialité pacifique des hommes. La paix, qui se construit et se consolide à tous les niveaux de la convivialité, s’appuie fondamentalement sur la liberté et l’ouverture des consciences à la vérité » (Message pour la Journée mondiale de la paix, 1988, Introduction) ; « L’heure historique que nous vivons rend plus urgent le renforcement des instruments juridiques aptes à promouvoir la liberté de conscience même dans le domaine politique et social » (Message pour la Journée mondiale de la paix, 1991, n° 6)
10. Id..
11. Les silences de la doctrine sociale de l’Église, Editions de l’Atelier-Editions ouvrières, 1999, p. 90.
12. N° 19.
13. Conscience religieuse et pouvoir politique, Le Centurion, 1979, notamment au chapitre XI.
14. Op. cit., p. 141.
15. Comme dit Lalande, la conscience morale est une « propriété qu’a l’esprit humain de porter des jugements normatifs spontanés et immédiats sur la valeur morale de certains actes individuels déterminés ».
16. Ceci ne veut pas dire que la conscience religieuse comme la conscience morale ne soient pas « de Dieu ». L’auteur s’intéresse au fonctionnement de la conscience et non à son contenu spécifique ni à son origine : « les religions positives, et surtout une religion dite révélée, comme le christianisme, ne trouvent pas leur origine dans la conscience morale de l’homme. Elles plongent leurs racines dans cet au-delà de l’humain qui est Dieu. Lier conscience religieuse et conscience morale ne dit donc rien sur l’origine spécifique de la religion. Ce lien touche uniquement le fonctionnement de ces deux instances. »
17. BRUAIRE Claude, Le droit de Dieu, Aubier, 1974, p. 132.
18. Pie XII définit la conscience comme « ce qu’il y a de plus profond et intrinsèque dans l’homme. (…) La conscience est comme le noyau le plus intime et secret de l’homme. C’est là qu’il se réfugie avec ses facultés spirituelles dans une solitude absolue : seul avec soi-même, ou mieux, seul avec Dieu - dont la voix se fait entendre à la conscience - et avec soi même. C’est là qu’il se détermine pour le bien ou pour le mal ; c’est là qu’il choisit entre le chemin de la victoire ou de la défaite. Même s’il le voulait, l’homme ne réussirait jamais à s’en débarrasser ; avec elle, soit qu’elle l’approuve, soit qu’elle le condamne, il parcourra tout le chemin de la vie, et avec elle encore, témoin véridique et incorruptible, il se présentera au jugement de Dieu. La conscience est donc, pour prendre une image antique mais tout à fait juste, (…) un sanctuaire, sur le seuil duquel tout doit s’arrêter ; tous, même le père et la mère, lorsqu’il s’agit d’un enfant ». (Radiomessage à l’occasion de la « Journée de la famille », 23-3-1952).
19. La doctrine la plus classique a toujours souligné le caractère irréductible de la conscience droite. Mais elle a aussi défendu l’idée que l’homme doit suivre sa conscience même quand elle est invinciblement erronée: « Si donc, par suite d’une conscience invinciblement erronée, un croit que tel acte bon est mauvais ou réciproquement, il n’a pas le droit de poser l’acte bon qu’il juge mauvais ; et il peut ou doit poser l’acte mauvais qu’il juge bon, sans avoir toutefois objectivement le droit ou la faculté morale de le poser, puisque la morale réprouve cet acte. Il suit de là que, si la conscience invinciblement erronée peut imposer le devoir de mal faire, quand l’homme croit bien agir, elle ne saurait lui donner le droit de mal faire, parce que le droit a pour fondement nécessaire la vérité objective, tandis que le devoir peut naître d’une erreur subjective, et qu’il ne répugne pas qu’un homme ait le devoir de faire une action mauvaise qu’il croit invinciblement être bonne et obligatoire pour lui, d’autant que, s’il s’abstient de la faire, il croirait agir mal, et par là même il violerait la loi divine qui lui commande de ne jamais rien faire contre le dictamen de sa conscience ». (Vacant, art. Liberté morale, de conscience, des cultes).
20. LASSUS A. de, La liberté religieuse, Droit ou tolérance ?, AFS, Tiré à part, sd., pp. 67-68. Pour ces traditionalistes, cette « nouvelle doctrine » équivaut à la thèse de la « séparation des Églises et de l’État ».
21. Dans la définition de la liberté religieuse ( DH, art. 2), ils estiment parfaitement conforme à la tradition le fait que « nul ne doit être forcé d’agir contre sa conscience en privé », que « nul ne doit être empêché d’agir dans de justes limites selon sa conscience en privé » et que « nul ne doit être forcé d’agir contre sa conscience en public » si ce dernier principe signifie :  »nul ne doit être contraint d’embrasser la foi malgré lui » (id., p. 37).
22. DH, n° 1 ; cf. également VS, n° 31.
23. Message pour la Journée mondiale de la paix, 1991, n° 1.
24. LEDURE Y., op. cit., p. 152.
25. Id., p. 151.
26. Méditation à la fin de la procession aux flambeaux, Lourdes, 14-8-1983, in DC, n° 1858, 4-18 septembre 1983, pp. 823-824.
27. Déclaration Dominus Iesus, Congrégation pour la Doctrine de la Foi, 6-8-2000, n° 15.
28. GS, n° 45.
29. RM, n° 6. C’est bien ce qu’on peut lire dans l’Apocalypse (22, 13) : « Je suis l’Alpha et l’Omega, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin ».
30. C’est, semble-t-il, saint Ignace d’Antioche qui, le premier, a utilisé ce mot dans sa Lettre aux chrétiens de Smyrne (112). En 381, le concile de Constantinople consacre l’usage en déclarant « l’Église une, sainte, catholique ».
31. Contra haereses, vers 189.
32. LG, n° 8. Le texte latin dit bien « subsistit in » qu’on a traduit par « se trouve dans ».
33. N° 17.
34. Cf. Décret Unitatis redintegratio, n° 14-15 ; Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Communionis notio, 1993, n° 17.
35. Cf. Constitution dogmatique Pastor aeternus (Concile Vatican I) et LG, n° 22.
36. Cf. Décret Unitatis redintegratio, n° 22.
37. Cf. id., n° 3.
38. Cf. id., n° 22.
39. Cf. id., n° 3.
40. Ces réflexions s’inspirent de quatre conférences données par le P. Th. Dejond sj, à l’Ecole de la Foi de Namur, les 30-9, 7, 14 et 21 octobre 2000, dans le cadre d’un module intitulé « Les prophètes et l’Église », en collaboration avec Sr Miriam ra.
41. Cf. RM, n° 18.
42. Id., n° 10.
43. Le chemin parcouru est énorme. Il suffit de confronter l’attitude de Pie X au début du XXe siècle et celle de Jean-Paul II, à la fin du même siècle. A. Chouraqui a raconté (La reconnaissance, Laffont, 1992, pp. 114-115) l’audience accordée par Pie X, le 25 janvier 1904, à Théodore Herzl. Celui-ci aurait souhaité que le pape accorde son appui au mouvement sioniste qui, depuis la fin du XIXe siècle, cherchait à donner un État au peuple juif de la Diaspora. Le Pape refusa en ces termes : « La foi juive a été la source de notre religion, mais elle s’est accomplie dans l’enseignement du Christ et nous ne pouvons admettre qu’elle jouisse d’une quelconque validité sans le Christ. Les Juifs qui auraient dû être les premiers à reconnaître le Christ, ne l’ont pas encore fait jusqu’à ce jour ». A quoi Th. Herzl répliqua : « La terreur et la persécution n’étaient pas les meilleurs moyens pour convertir les juifs ». « Notre Seigneur, répondit Pie X, est venu sans pouvoir. C’était un pauvre. Il est venu dans la paix. Il n’a persécuté personne. Il a été abandonné par tout le monde, même par ses apôtres. Ce n’est que plus tard qu’il a atteint sa stature. L’Église a mis trois siècles avant de s’imposer. Les Juifs avaient donc tout le temps d’accepter la divinité du Christ sans pression, et sans violence. Mais ils choisirent de na pas le faire et ne l’ont pas encore fait ». A l’autre bout du siècle, nourri de la déclaration Nostra aetate, Jean-Paul II se rend en Israël (23-26 mars 2000), condamne l’antisémitisme et l’anti-judaïsme, répète devant les grands rabbins d’Israël, ce qu’il avait dit dans la grande Synagogue de Rome : « Vous êtes nos frères aînés » (13-4-1986) et les assure de son désir d’ »accroître les contacts entre chrétiens et juifs, afin de parvenir à une compréhension toujours plus grande des relations historiques et théologiques entre (les) deux héritages religieux respectifs » (DC, n° 2224, 16-43-2000, p. 372). Entretemps, le 30-12-1993, le Saint-Siège et l’État d’Israël avaient signé un Accord sur certains principes fondamentaux (DC, n° 2087, 6-2-1994, pp. 116-118). Lire LAUBIER P. de, Regards croisés, in Homme nouveau, 7-4-2002.
44. Il est intéressant de relever que Paul dans l’Epitre aux Romains citée déjà (1, 20) donne écho, sans doute, au livre de la Sagesse: « Oui, vains par nature tous les hommes en qui se trouvait l’ignorance de Dieu, qui, en partant des biens visibles, n’ont pas reconnu l’Artisan. Mais c’est le feu, ou le vent, ou l’air rapide, ou la voûte étoilée, ou l’eau impétueuse, ou les luminaires du ciel, qu’ils ont considérés comme des dieux, gouverneurs du monde !
   Que si charmés de leur beauté, ils les ont pris pour des dieux, qu’ils sachent combien leur Maître est supérieur, car c’est la source même de la beauté qui les a créés. Et si c’est leur puissance et leur activité qui les ont frappés, qu’ils en déduisent combien plus puissant est Celui qui les a formés, car la grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur. » Mais comment Dieu juge-t-il ces hommes ? Le texte le dit : « Ceux-ci toutefois ne méritent qu’un blâme léger ; peut-être en effet ne s’égarent-ils qu’en cherchant Dieu et en voulant le trouver : versés dans ses œuvres, ils les explorent et se laissent prendre aux apparences, tant ce qu’on voit est beauté ! » (Sg 13, 1-7).
45. LG, n° 16.
46. 4, 8.
47. Encyclique Mystici corporis, 29-6-1943.
48. Singulari quadam, 1854.
49. Lettre à une demoiselle de Metz sur le mystère de l’Unité de l’Église, Semaine de la Pentecôte, juin 1659, VIII-XV, XIX, XXVIII in Sermons, op. cit.. Certaines justifications sont parfois un peu simplistes, le langage trahit aussi, ici et là, le caractère très miséricordieux de sa présentation mais il n’empêche qu’il y a dans ce texte des expressions particulièrement heureuses que le concile de Vatican II aurait pu inventer.
50. Une fois encore, la démarche n’est pas radicalement neuve. Il y eut dans le passé des attitudes positives trop rares ou trop peu répercutées, sans doute, mais réelles. Ainsi, la Congrégation de la Propagande avait adressé, en 1659, une Instruction aux vicaires apostoliques en partance pour les royaumes chinois du Tonkin et de Cochinchine :  »Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu’elles ne soient évidemment contraire à la religion et à la morale. Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois la France, l’Espagne, l’Italie ou quelque pays d’Europe ? N’introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi qui ne repousse ni ne blesse les rites ni les usages d’aucun peuple, pourvu qu’ils ne soient pas détestables, mais bien au contraire veut qu’on les garde et les protège. Il est pour ainsi dire inscrit dans la nature de tous les hommes d’estimer, d’aimer, de mettre au-dessus de tout au monde les traditions de leurs pays, et ce pays lui-même. Aussi n’y a-t-il pas de plus puissante cause d’éloignement et de haine que d’apporter des changements aux coutumes propres à une nation, principalement à celles qui ont été pratiquées aussi loin que remontent les souvenirs des anciens. Que sera-ce si, les ayant abrogées, vous cherchez à mettre à la place les mœurs de votre pays, introduites du dehors ? ». La voie, on le sait, avait été ouverte par Matteo Ricci sj (1552-1610). Elle fut néanmoins dénoncée par d’autres missionnaires qui obtinrent une condamnation des « rites chinois » par Innocent X (12-12-1645), des méthodes des jésuites par la Saint-Office (1704), des rites chinois, de nouveau, par Clément XI (Bulle Ex Illa Die, 19-3-1715) et par Benoît XIX (Bulle Ex Quo Singulari Providentia, 11-7- 1742). Ce raidissement porta un coup très grave à l’expansion du christianisme. Il fallut attendre 1939 pour que l’erreur soit réparée par Pie XII. Mais il était bien tard…​(Cf. LEGRAIN Michel, Le dialogue interreligieux, in Le rêve de Compostelle, Centurion, 1989, pp. 354-355).
   Dans l’esprit de l’Instruction de 1659, on peut aussi signaler l’expérience des « reducciones » installées par les jésuites au Paraguay (cf. HAUBERT Maxime, La vie quotidienne des Indiens et des jésuites du Paraguay au temps des missions, Hachette, 1967).
51. De l’Église du Christ, La personne de l’Église et son personnel, DDB, 1970, pp. 188-213.

⁢iv. Relativisme ? Indifférentisme ?

Certes non. La preuve peut en être donnée par les deux rassemblements d’Assise, le 27 octobre 1986 et le 24 janvier 2002.

Il s’agissait, dans les deux cas, de prier pour la paix dans le monde.⁠[1] En 1986, 130 responsables religieux étaient rassemblés appartenant à toutes les communautés chrétiennes et à toutes les grandes religions non chrétiennes y compris les religions traditionnelles africaines et américaines (USA). Le simple fait de réunir des représentants de toutes les religions témoigne du respect⁠[2] que l’Église veut manifester vis-à-vis de toute croyance religieuse, de son importance mais il ne gomme pas les différences et n’a pas empêché le Pape de dire sa foi.

d’emblée, le matin, Jean-Paul II précisa les conditions de ce rassemblement : « Le fait que nous soyons venus ici n’implique aucune intention de chercher un consensus religieux entre nous ou de mener une négociation sur nos convictions de foi. Il ne signifie pas non plus que les religions peuvent être réconciliées sur le plan de l’engagement commun dans un projet terrestre qui les dépasserait toutes. Ce n’et pas non plus une concession au relativisme en matière de croyances religieuses, car tout être humain doit suivre honnêtement sa conscience droite avec l’intention de rechercher la vérité et de lui obéir.

Notre rencontre atteste seulement - et c’est là sa grande signification pour les hommes de notre temps - que, dans la grande bataille pour la paix, l’humanité, avec sa diversité même, doit puiser aux sources les plus profondes et les plus vivifiantes où la conscience se forme et sur lesquelles se fonde l’agir moral des hommes ».⁠[3]

Après la succession des différentes prières, dans son discours final, Jean-Paul II conclut : « A la suite de la dernière prière, la prière chrétienne, dans la série que nous avons tous entendue, je professe à nouveau ma conviction, partagée par tous les chrétiens, qu’en Jésus-Christ, le Sauveur de tous, on peut trouver la vraie paix, « paix pour vous qui êtes loin et paix pour ceux qui sont proches » (cf. Ep 2, 17). (…) Je redis ici humblement ma propre conviction : la paix porte le nom de Jésus-Christ ».⁠[4]

En d’autres circonstances, Jean-Paul II s’est fait le champion du dialogue. On ne compte plus les représentants d’autres religions qu’il a tenu à rencontrer. On sait aussi combien il a soutenu tous les travaux des spécialistes qui tentent d’aplanir, autant que faire se peut, les difficultés et les sujets de discorde.


1. L’appel à tous les hommes de bonne volonté, quelle que soit leur religion, n’est pas nouveau dans l’Église. En 1932, Pie XI s’adresse « au monde entier, pour exhorter tous les hommes à s’unir et à s’opposer de toutes leurs forces aux maux qui accablent toute l’humanité et à ceux encore pires qui (nous) menacent ». Et il invite à la prière qui « doit apporter le don de la paix ; la prière qui s’adresse au Père céleste qui est le Père de tous les hommes ; la prière qui est l’expression commune des sentiments de famille, de cette grande famille qui s’étend au-delà des frontières de tous les pays, de tous les continents » (Encyclique Caritate Christi, 3-5-1932). En 1937, Pie XI réitère son appel : « Contre le violent effort de la puissance des ténèbres pour arracher des cœurs des hommes l’idée même de Dieu, Nous espérons beaucoup qu’aux chrétiens viendront se joindre tous ceux - et ils forment la plus grande partie de l’humanité - qui croient que Dieu existe et qui l’adorent » (Encyclique Divini Redemptoris). (Cf. LEFEVRE Luc J., La liberté religieuse à travers les siècles, Ed. du Cèdre, 1986).
2. Et même un peu plus, comme l’a souligné, peu avant la deuxième rencontre d’Assise, Mgr Michael L. Fitzgerald, secrétaire du Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux : « Selon la formule forgée pour l’occasion, les représentants des religions sont venus à Assise non pas pour prier ensemble, mais afin d’être ensemble pour prier (…). Il n’y avait pas de prière interreligieuse proprement dite, pas de culte commun. (…) Les pèlerins de la paix à Assise étaient ensemble pour prier, mais ne peut-on dire qu’ils priaient ensemble ? Dans la mesure où ils écoutaient avec respect les prières des autres, et faisaient leur l’intention de ces prières, une imploration pour la paix dans le monde, leurs cœurs se fondaient en une prière commune. Le tout dépassait en quelque sorte les parties ». (Conférence à l’Institut catholique de Paris, 6-12-2001, DC n° 2264, 17-2-2002).
3. Allocution dans la Basilique Sainte-Marie-des-Anges, 27-10-1986, DC n° 1929, 7-12-1986.
4. Discours final, id..

⁢v. S’agit-il d’un affadissement ?

Certes non. « On pourrait même dire que le relativisme doctrinal, éthique et religieux, du fait qu’il efface les frontières entre le vrai et le faux, le bien et le mal, est non seulement contraire à l’idée de vérité et de valeur, mais aussi à la véritable tolérance : celle-ci considère le dialogue comme le lieu où transparaît la vérité, tandis que le relativisme exclut le dialogue et lui substitue un répertoire d’opinions. Autre chose est faire l’inventaire des opinions existantes, autre chose, entrer dans un dialogue sincère et respectueux de la pensée d’autrui, pour arriver à une vérité plus riche et plus nuancée ».⁠[1]


1. DONDEYNE, op. cit., p. 281.

⁢vi. Non à la manifestation publique ?

Dans sa méditation de Lourdes, nous l’avons vu, Jean-Paul II dénonce la « discrimination sociale » comme forme de persécution. Privilégier une religion, empêcher le culte public d’une autre ne sont-ils pas des moyens « subtils » de discrimination ? Mais n’est-ce pas exercer une pression que de vouloir confiner dans la sphère privée une religion qui ne met pas en péril le bien commun de la société ?

De plus, à propos des « autres religions », le distinguo privé-public auquel la doctrine catholique a longtemps tenu, paraît assez artificiel. A preuve, ce qu’en dit l’encyclopédie Vacant publiée in tempore non suspecto, en 1926, et qui s’appuie, en cette matière, sur l’enseignement de Grégoire XVI (Mirari vos, 1832), Pie IX (Quanta cura et Syllabus, 1864) et Léon XIII (Immortale Dei, 1885 ; Libertas praestantissimum, 1888).

Elle rappelle à propos du culte 7 points que je résume en partie:

\1. Nous devons à Dieu un culte privé et un culte public.

\2. Nous avons le droit et devoir d’embrasser le culte catholique et d’adhérer à cette société obligatoire qu’est l’Église catholique.

\3. Comme il est prouvé que la religion catholique est la seule religion voulue par Dieu, les hommes doivent l’embrasser et ne peuvent avoir le droit d’en professer une autre.

\4. Aucun homme n’a le droit ou la faculté morale d’adhérer intérieurement à une religion fausse et ne peut donc avoir le droit d’exercer extérieurement les pratiques de cette religion.

\5. « Aucun souverain ne peut, en aucun cas, et sous aucun prétexte, établir ou sanctionner la liberté des cultes en tant qu’elle serait un droit propre à chaque homme, qui doive être proclamé et affirmé dans toute société bien constituée ».

\6. « Tout souverain est tenu, en théorie, de protéger la vraie religion, dans la mesure de son pouvoir, suivant les exigences des temps et des lieux, de faire en sorte que les adhérents à cette religion ne soient pas troublés dans l’exercice de leur culte ni induits en erreur ».

\7. « Tout en reconnaissant que la religion catholique, seule religion imposée par Dieu, a seule théoriquement un droit naturel absolu au libre exercice, et tout en la proclamant religion de l’État, le législateur civil peut licitement, sous l’empire de motifs suffisants, ne pas empêcher le libre exercice de cultes autres que le culte catholique ». La morale élémentaire étant sauve, évidemment.

Nous avons déjà précédemment étudié ces principes et analysé les raisons du changement de perspective qui a été adopté par l’Église. Mais, il est intéressant de noter les remarques que fait l’auteur de l’article à propos de 3 propositions condamnées par le Syllabus de Pie IX. Il s’agit des propositions 77, 78 et 79:

\77. « A notre époque, il ne convient plus que la religion catholique soit considérée comme l’unique religion d’État, à l’exclusion de tous les autres cultes ».

« Ce nonobstant, commente Vacant, il n’est pas défendu de penser qu’il peut se trouver, à notre époque, des contrées où les croyances sont tellement affaiblies et divisées, qu’il ne soit plus possible d’y proclamer la religion catholique comme religion d’État, à l’exclusion de tous les autres cultes ».

\78. « C’est donc de façon louable que dans certaines régions portant le nom de catholiques la loi a pourvu à ce qu’il soit permis aux immigrants de pouvoir exercer publiquement leurs cultes respectifs ».

« Pourtant, nuance Vacant, il n’est pas interdit par là même de penser que dans certains pays divisés de croyances, non seulement des étrangers, mais encore des indigènes, puissent être admis au libre exercice de leurs cultes, quand la nécessité l’exige ».

\79. « Il est en effet faux que la liberté civile de tous les cultes, de même que le plein pouvoir laissé à tous de manifester publiquement et au grand jour leurs opinions et leurs pensées, conduise plus facilement à corrompre les mœurs et les esprits, et à propager la peste de l’indifférentisme ».

« Et pourtant, fait remarquer Vacant, il n’est pas défendu par là même de penser que, dans certaines circonstances, le libre exercice des divers cultes, de ceux, bien entendu, qui ne heurtent pas de front l’honnêteté et la moralité la plus vulgaire, peut être licitement accordé par un législateur catholique ».

Et le commentateur⁠[1] explique : « En exerçant une neutralité de ce genre, le législateur, loin de violer aucun précepte de la religion catholique, en observe en réalité un autre non moins important, celui, qui lui défend de poser des actes propres à troubler la tranquillité publique, sans profit pour la religion, et peut-être au risque de la compromettre. Sans doute, un gouvernement ne peut pas poser un acte légal quelconque qui favorise directement une religion fausse en tant que fausse ; mais il ne lui est pas défendu de poser, sous l’empire de graves motifs, des actes légaux qui assurent à de faux cultes existants le libre exercice, au même degré (nous ne disons pas au même titre ni de la même façon) qu’au culte catholique, et qui, donnant aux partisans des faux cultes les mêmes droits civils et politiques qu’aux catholiques, les mettent sur le même pied légal au point de vue de l’exercice de leur culte. La doctrine commune doit reconnaître qu’un souverain est tenu, comme personne privée, et comme personne publique, de ne pas confondre l’erreur avec la vérité et de ne pas assimiler un faux culte au vrai culte ; mais accorder, sous l’empire de nécessités suffisantes, à divers cultes la permission légale de s’exercer avec les mêmes garanties civiles n’est point poser là un acte contraire aux principes chrétiens. Cet acte peut même, nous osons le dire, être inspiré par un sentiment catholique, si le souverain le pose pour remplir son devoir et servir la religion, autant qu’il est possible, dans les circonstances difficiles où il se trouve. Lorsque la parité déclarée entre le vrai et les faux cultes ne revêt aucun caractère dogmatique, s’abstenant de donner une approbation explicite ou implicite aux maximes professées par les cultes dissidents mais qu’elle se borne à protéger la personne de ceux qui pratiquent ces cultes, à leur garantir le libre exercice de leur religion, et la jouissance des droits politiques, elle peut, dans certains cas, être légitimement et utilement établie ».

La lecture de ces commentaires nous montre que les moralistes ont été très embarrassés par les prises de position radicales de Grégoire XVI et surtout de Pie IX⁠[2]. Celui-ci notamment, on le voit, n’a pas suffisamment pris en compte, d’une part, la réalité complexe des sociétés modernes⁠[3] et d’autre part, la défense du bien commun et des droits de la personne quelle que soit sa croyance⁠[4].

Il est clair que l’abandon de l’idée de l’État catholique a simplifié la situation. Tout le long développement que nous venons de lire s’articule mieux avec l’affirmation de l’incompétence de l’État en matière religieuse. Et cet ajustement fut d’autant plus facile et nécessaire qu’on ne parle plus de « souverain », personne privée et publique, mais de pouvoir démocratique.

Dans sa très longue analyse du Syllabus, L. Brigué⁠[5] relève, parmi les propositions condamnées, de véritables hérésies qui nient des vérités définies par l’Église comme appartenant au dépôt de la Révélation (sur Dieu, l’Église, le mariage, par exemples) ; mais le Syllabus dénonce aussi des erreurs touchant aux questions de politique religieuse et à la liberté des cultes. « Elles ne sont pas, note l’auteur, aussi directement opposées à la foi » et « rien n’empêche absolument de croire que ces propositions ne puissent être un jour, dans un ordre de choses différent, interprétées avec moins de rigueur »[6]. Enfin, s’ajoutent dans ce catalogue d’erreurs, des propositions qui sont simplement historiquement fausses⁠[7].

Ajoutons à cela, comme Brigué le souligne, que le document utilise des sources différentes et que sa rédaction fut assez libre. On ne peut dire « qu’elle fut toujours parfaite ». On peut déplorer des « répétitions » et, plus gravement, « un manque de clarté dans l’expression ».

« Somme toute, conclut-il, il ne faut pas condamner les théologiens qui ont attribué au recueil une autorité suprême. Les arguments qu’ils développent ne laissent pas d’avoir quelques probabilités. Il ne leur est pas permis, toutefois, d’imposer leur manière de voir à ceux qui sont d’un autre avis. Il paraît plus vrai d’admettre, en effet, que Pie IX n’a pas voulu se servir, en cette circonstance, de son magistère infaillible ».

Plus récemment, à l’annonce de la béatification de Pie IX, le 3 septembre 2000, une mise au point semblable a été publiée. On y lit que « les affirmations du Syllabus concernant la doctrine de la foi s’inscrivent dans la tradition constante de l’Église et ont été a maintes reprises confirmées par la suite, notamment par Vatican II. Toute la problématique évoquée au sujet des rapports entre la foi et la raison, entre le droit naturel et le droit positif, entre la liberté et la vérité est restée foncièrement la même entre le Syllabus et Vatican II, le concile et l’Église de l’année jubilaire ». Toutefois, le Syllabus « a conféré une valeur absolue à des propositions circonstanciées ». Dès lors, « l’approche doctrinale du Syllabus ne peut se réaliser que doublée d’une approche historique. Cette double approche est indispensable pour aider le lecteur contemporain à différencier rapidement les affirmations qui relèvent des principes immuables de la foi, et celles qui sont relatives aux conditions spécifiques de la vie de l’Église dans la deuxième moitié du XIXe siècle ».⁠[8]

On peut aussi ajouter que le Syllabus est un document de condamnation et non un exposé de la foi. En retournant la proposition condamnée, on n’a pas nécessairement la proposition catholique.

De plus, s’il faut le lire dans le contexte historique de l’idéologie condamnée, il faut aussi tenir compte de l’éclairage de l’encyclique Quanta cura qu’il accompagne, en se référant aux textes d’où sont tirées les propositions condamnées et sous l’éclairage positif de la constitution dogmatique Dei Filius (concile Vatican I) et, pourquoi pas, de l’enseignement de Léon XIII puisque c’est lui, encore cardinal Pecci, qui eut sans doute, le premier, l’idée de ce syllabus.

Dans son homélie lors de la béatification de Pie XI, de Jean XXIII, de Mgr Tommasio Reggio, du P. Chaminade et de Dom Marmion, Jean-Paul II fit remarquer : « La sainteté vit dans l’histoire et aucun saint n’est soustrait aux limites et aux conditionnements qui sont le propre de notre humanité. Quand elle béatifie l’un de ses enfants, l’Église ne célèbre pas des choix historiques particuliers qu’il a accomplis, mais plutôt elle le propose à l’imitation et à la vénération à cause de ses vertus, à la louange de la grâce divine qui resplendit en celles-ci ».⁠[9]


1. Il s’agit du R.P. dom Baucher, bénédictin de l’abbaye de Farnborough (Angleterre).
2. Dans Quanta cura (1864), il fustige ceux qui « n’hésitent pas à favoriser cette opinion erronée, on ne peut plus fatale à l’Église catholique et au salut des âmes, et que notre prédécesseur d’heureuse mémoire, Grégoire XVI, appelait un délire, savoir que « la liberté de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme ; qu’il doit être proclamé et assuré dans tout État bien constitué ; et que les citoyens ont droit à la pleine liberté de manifester hautement et publiquement leurs opinions, quelles qu’elles soient, par la parole, par l’impression ou autrement, sans que l’autorité ecclésiastique ou civile puisse le limiter ». »
3. Dans Immortale Dei, Léon XIII écrit : « Nous proclamons librement, selon notre devoir, la Vérité, non pas que nous ne tenions aucun compte du temps ou que nous estimions devoir proscrire les honnêtes et utiles progrès de notre âge ». Et dans une Lettre à l’épiscopat belge : « L’Église maintient et défend dans toute leur intégrité les doctrines sacrées et les principes du droit avec une fermeté inviolable et s’attache de tout son pouvoir à régler les institutions et les coutumes de l’ordre public aussi bien que les actes de la vie privée d’après les mêmes principes. Néanmoins, elle garde en cela la juste mesure des choses, des temps et des lieux ». Jean-Paul II, en tête de son encyclique Centesimus annus (n°3) rappelle fort opportunément que « la présente encyclique cherche à mettre en lumière la fécondité des principes exprimés par Léon XIII, principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église et, à ce titre, engagent l’autorité de son magistère. Mais, ajoute-t-il, la sollicitude pastorale m’a conduit, d’autre part, à proposer l’analyse de certains événements récents de l’histoire. Il n’est pas besoin de souligner que la considération attentive du cours des événements, en vue de discerner les exigences nouvelles de l’évangélisation, relève des devoirs qui incombent aux Pasteurs. Toutefois, on n’entend pas exprimer des jugements définitifs en développant ces considérations, car, en elles-mêmes, elles n’entrent pas dans le cadre propre du magistère ».
4. Lorsque le serviteur païen du centurion romain vient implorer Jésus, celui-ci « était dans l’admiration et dit à ceux qui le suivaient : « En vérité, je vous le dis, chez personne je n’ai trouvé pareille foi en Israël. Je vous dis que beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin d’Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des Cieux, tandis que les sujets du Royaume seront jetés dehors dans les ténèbres extérieures : là seront les pleurs et les grincements de dents. » Jésus dit alors : « Va, qu’il t’advienne selon ta foi ». Et le serviteur fut guéri sur l’heure » (Mt 8, 10-13). Commentant ce passage, L.J. Lefèvre écrit : « Cette foi était-elle - quant à son objet - la loi intégrale des disciples des Douze ? - On peut en douter. » (Op. cit, p. 27).
5. Professeur au grand séminaire de Nancy, in Vacant, art. Syllabus, pp. 2878-2923.
6. Brigué cite ici un article de P. Bernard oublié dans Etudes, mai 1906.
7. C’est le cas de la proposition 72: «  Boniface VIII, le premier, a déclaré que le vœu de chasteté prononcé dans l’ordination rend le mariage nul ». Or, « la nullité du mariage des clercs majeurs a été reconnue avant Boniface VIII, et dès le XIIe siècle ». Et Brigué ajoute : « En quoi cette erreur purement historique peut-elle intéresser la foi ou les mœurs ? On ne peut même pas parler ici de fait dogmatique ; aucune définition n’est possible ».
8. CHRISTOPHE Paul et MINNERATH Roland, Le Syllabus de Pie XI, Préface de Mgr Dagens, Cerf, 2000, pp. 104-105.
9. In DC, n° 2233, 1er octobre 2000. Jean-Paul II précise : « Dans le tourbillon de son époque, il fut un exemple d’adhésion inconditionnelle au dépôt immuable des vérités révélées. Fidèle en toute circonstance aux exigences de son ministère, il sut toujours donner la primauté absolue à Dieu et aux valeurs spirituelles. Son très long pontificat ne fut vraiment pas facile et il eut beaucoup à souffrir dans l’accomplissement de sa mission au service de l’Évangile. Il fut très aimé, mais aussi haï et calomnié.
   Ce fit précisément au milieu de ces contradictions que brilla plus vive la lumière de ses vertus : les tourments prolongés fortifièrent sa confiance en la divine Providence, dont il ne mit jamais en doute la souveraine domination sur les affaires humaines ? C’est là que Pie IX puisait sa profonde sérénité, même au milieu des incompréhensions et des attaques de nombre de gens hostiles. Il aimait à dire à ceux qui l’entouraient : « Dans les choses humaines, il faut se contenter de faire du mieux que l’on peut et, pour le reste, s’abandonner à la Providence: elle guérira les défauts et les déficiences de l’homme ».
   Soutenu par cette conviction intérieure, il convoqua le Concile œcuménique Vatican I qui clarifia magistralement et avec autorité certaines questions alors débattues, confirmant l’harmonie entre la foi et la raison. Dans les moments d’épreuve, Pie IX trouva un soutien en la personne de Marie, à laquelle il portait une grande dévotion. En proclamant le dogme de l’Immaculée Conception ; il rappela à tous que, dans les tempêtes de l’existence humaine, brille en la Vierge la lumière du Christ, plus forte que le péché et que la mort ».

⁢vii. En guise de conclusion

Que retenir de ce long parcours sinueux ?

Que l’État est historiquement antérieur à l’Église, que chacun naît d’abord citoyen et devient ensuite, éventuellement, chrétien.

Que l’Église a renoncé à son pouvoir temporel qui l’a encombrée pendant des siècles⁠[1].

qu’elle a renoncé aussi à la notion d’État confessionnel. L’État est déclaré laïc dans le sens qui a été défini. En effet, « le rôle de l’État n’est pas de remplacer la conscience humaine, mais d’assurer les conditions d’existence nécessaires à son exercice. En ce sens, la tolérance et la liberté de conscience bien comprises possèdent une signification positive incontestable : elles sont, dans le cadre de la société moderne, où l’ingérence de l’État ne cesse de croître, la seule manière d’affirmer avec efficacité que la personne humaine précède et transcende l’État et que l’État est au service de la personne ».⁠[2]

Que l’Église n’a pas changé de perspective par opportunisme ou par nécessité. Elle appuie sa position par un développement doctrinal sérieux et sincère⁠[3].

qu’enfin, « à l’ère démocratique, le pape n’agit plus sur les États, mais sur la société, le peuple, le civis christianus. Mais il le fait avec la même insistance avec laquelle, du temps de l’État confessionnel fermé, il s’adressait à la conscience du monarque catholique et lui rappelait ses devoirs ».⁠[4]

De son côté, l’Église attend de l’État qu’il exerce sainement sa laïcité en respectant la nature et la fonction de l’Église bien redéfinies au concile Vatican II, en respectant sa propre nature et sa propre fonction.⁠[5]


1. Dès l’an 600, suite à des dons et legs, le pape Grégoire le Grand est sans doute le plus grand propriétaire d’Occident. L’État pontifical proprement dit naît sous le pontificat d’Etienne II (752-757) suite aux donations de Pépin le Bref en 756. Cette situation durera jusqu’en 1870, date de l’annexion des États pontificaux par les Italiens. La querelle ainsi ouverte entre le Pape et l’État italien ne fut réglée qu’en 1929 par les accords du Latran. (Mourre). Aujourd’hui, certains hommes politiques vont plus loin et ne se satisfont pas du maintien d’un État du Vatican même réduit à sa plus simple expression. Ainsi, au début de l’année 2001, le chef du parti radical italien, Marco Pannella, a proposé l’abolition du statut d’État accordé au Vatican et qu’il ne soit plus ainsi représenté comme État dans les organismes de décision internationaux. En effet, l’Église catholique est la seule religion qui soit représentée comme État. Même si la pensée politique de Marco Pannella est discutable (ce « libertaire » est critiqué par nombre de libertaires en raison de ses relations avec des leaders d’extrême-droite français ou flamands et d’extrême gauche) entache cette revendication, il faudrait peut-être réfléchir aux moyens de garantir l’indépendance de l’Église-institution vis-à-vis des pouvoirs temporels, son universalité et sa présence, comme conscience morale, auprès des assemblées. Le mini-État du Vatican est-il le meilleur moyen ou y a-t-il d’autres formules plus avantageuses sur le plan de l’évangélisation et plus conformes aux principes de la liberté religieuse ?
2. DONDEYNE, op. cit., p. 293.
3. Déjà Léon XIII, en 1892, s’indignait des accusations portées, en France, contre l’Église soupçonnée de vouloir se soumettre l’État : « On prétend que l’entente et la vigueur d’action inculquées aux catholiques pour la défense de leur foi ont, comme secret mobile, bien moins la sauvegarde des intérêts religieux que l’ambition de ménager à l’Église une domination politique sur l’État. » Le Pape, avec force, qualifie ces accusations de « calomnies » et de « mensonges ».(Au milieu des sollicitudes, 16-2-1892).
4. MAIER, op. cit., p. 247.
5. Le 13-3-2002, le Parlement européen approuvait un Rapport sur « Les femmes et le fondamentalisme ». Ce rapport, dans sa première version, déclarait : « Lorsqu’elles exercent des compétences qui relèvent de la puissance publique, les communautés religieuses portent objectivement atteinte à l’ordre juridique démocratique qui prévaut dans l’UE ». Dans sa version finale, il considère « que les ingérences des Églises et des communautés religieuses dans la vie publique et politique des États sont regrettables, en particulier lorsqu’elles visent à restreindre des droits humains et des libertés fondamentales ». Il « condamne les responsables d’organisations religieuses et les chefs de mouvements politiques extrémistes qui favorisent les discriminations raciales, la xénophobie, le fanatisme et l’exclusion des femmes des postes de direction dans la hiérarchie politique et religieuse ». Enfin, il demande « aux États membres de l’UE de ne pas reconnaître les pays où les femmes ne peuvent acquérir la pleine citoyenneté ou sont exclues du gouvernement ». En se basant sur ce principe, Lousewies Van der Laan (député néerlandais, D66- libéraux de gauche) a ajouté que l’UE devrait par conséquent suspendre ses relations diplomatiques avec le Vatican qui devrait par ailleurs perdre son statut d’observateur permanent à l’ONU. Commentant ce « message idéologique », le cardinal Roberto Tucci, directeur général du Conseil d’administration de Radio-Vatican, a déclaré que ce rapport était une « authentique manifestation de laïcisme poussée à son paroxysme », un exemple de « fondamentalisme laïc » contraire à la Charte des Droits fondamentaux de l’UE (octobre 2000) qui garantit « la liberté de pensée, de conscience et de religion » (art. 10) (Zenit.org, 18-3-2002).

⁢Chapitre 4 : L’État de droit

⁢i. Un chapitre crucial

En effet, nous allons devoir mobiliser ici tous nos souvenirs et nous rappeler ce qui a été dit de l’égalité foncière de tous les hommes, de leurs droits, de la démocratie, de la source de l’autorité et de la « saine laïcité » de l’État.

C’est ici aussi que va apparaître le sens de cet « ordre moral objectif » dont l’État est le gardien et qui limite le droit à la liberté religieuse, comme il a été dit et répété dans nombre de textes cités précédemment.

Nous allons enfin, à cet endroit de la réflexion, sentir très précisément ce qui sépare, d’une manière apparemment irréductible, la vision chrétienne et la conception en vogue dans les démocraties libérales.

Autrement dit, c’est ici très précisément que, sur le plan politique, chacun devra choisir son camp.

⁢ii. La spécificité de l’État de droit

Comme nous l’avons vu, l’autorité est nécessaire dans une société ordonnée et développée. Certes, quelques rares sociétés archaïques furent des sociétés sans chef. Ce fut le cas dans les anciennes sociétés esquimaux, aborigènes ou islandaise mais on a constaté que ces structures subissaient l’influence de fortes personnalités ou, tout simplement, des plus habiles à la parole.

Pour Chantal Delsol que nous suivrons ici,⁠[1] l’autorité qui se prévaut toujours d’une certaine supériorité liée à des qualités objectives, ne peut être légitime que de trois manières.


1. L’Autorité, PUF, Que sais-je, 1994.

⁢a. L’autorité du père et du savant

C’est l’autorité de celui qui protège ou de celui qui sait. Platon a développé cette conception qui sera reprise par Cicéron et incarnée à travers les siècles par les monarques absolus ou éclairés et, à l’époque contemporaine par les gouvernements totalitaires qui se disent volontiers scientifiques et les gouvernements technocratiques.

Cette autorité repose sur une inégalité naturelle et a tendance à infantiliser le gouverné. Ne parle-t-on pas de gestion « paternaliste » ? Elle débouche presque nécessairement sur la tyrannie puisqu’elle s’adresse à des incapables ou à des ignorants⁠[1]. Comme l’avait noté, non sans un certain pessimisme, le philosophe Alain, « la tyrannie sera toujours raisonnable, en ce sens qu’elle cherchera toujours des spécialiste (…). Et la raison, au rebours, sera toujours tyrannique, parce que l’homme qui sait ne supportera jamais le choix et la liberté dans l’homme qui ne sait pas. Ainsi le tyran et le savant se trouvent alliés par leur essence, et ce qu’il y a de plus odieux se trouvera de mieux en mieux joint à ce qu’il y a de plus respecté »[2].


1. Max Weber explique ainsi la puissance de la bureaucratie : « L’administration bureaucratique signifie la domination en vertu du savoir ; c’est son caractère fondamental spécifiquement rationnel » (Economie et société, Plon, 1971, p. 230).
2. Propos sur les pouvoirs, Gallimard, 1985, p. 103, cité par DELSOL Ch., op. cit., p. 38.

⁢b. L’autorité charismatique.

C’est l’autorité de celui qui jouit d’un don, d’un charme, d’une « supériorité indéfinissable », de celui aussi qui semble répondre à un « appel » de grandeur, qui invite à aller plus loin. C’est le sorcier ou le prophète, c’est De Gaulle mais aussi Napoléon et les leaders fascistes.

Autorité dangereuse certes car elle fait appel plus à l’émotion, à la passion qu’à la raison. Autorité aussi passagère que la vie du leader exceptionnel.

⁢c. L’autorité de la raison.

La démocratie refuse de faire une différence de nature entre gouvernés et gouvernants. Tous les citoyens sont égaux. L’autorité ne peut donc plus, en principe, s’appuyer sur une supériorité intrinsèque. L’homme « quelconque » investi du pouvoir ne pourra fonder son autorité que sur « la réalisation d’un projet de la raison, rendue possible par la relation du commandement et de l’obéissance »[1].

En fait, sans gommer pour autant l’importance du gouvernant, c’est la loi, pour ainsi dire qui fait autorité.

Même Platon attaché à l’idée d’un roi, père de famille et philosophe prévoit que s’il est impossible de trouver le sage digne de gouverner, il faut s’en remettre à la loi pour « échapper à la fois à l’incompétence populaire et à l’arbitraire du despote »[2].

Ce gouvernement par la loi établit l’état de droit qui est considéré comme un des piliers essentiels de la démocratie.

Le gouvernement exercé par le « père », le « savant » ou le « leader charismatique », repose sur un certain pessimisme puisque les gouvernés sont considérés comme incapables, incompétents, égoïstes, trop « petits », l’état de droit est résolument optimiste, fondé sur l’idée d’égalité entre les hommes⁠[3]. Ce gouvernement fondé sur la raison exige qu’on s’efforce de rendre raisonnables, capables de raisonner, le plus grand nombre d’hommes. Nous avons vu précédemment ce lien nécessaire entre la démocratie et l’éducation.


1. DELSOL Ch., op. cit., p. 47.
2. Id., p. 48.
3. Nous savons que tous les hommes sont investis d’une même dignité, tous créés à l’image et à la ressemblance d’un Dieu qui les a rejoints dans leur histoire pour qu’à leur tour, comme dit audacieusement saint Augustin, ils deviennent Dieu. Toutefois, l’idée d’égalité n’est pas tout à fait étrangère à l’intelligence païenne. Ainsi, Aristote se basant simplement sur l’expérience, écrit: « Assurément si certains individus différaient des autres dans la même mesure que nous supposons les dieux et les héros différer ders hommes (en possédant une grande supériorité tout d’abord d’ordre physique, et ensuite d’ordre intellectuel), de telle sorte que la supériorité des gouvernants fut incontestable pour leurs sujets, il serait évidemment préférable que ce fussent les mêmes individus qui remplissent de façon permanente, les uns le rôle de gouvernants et les autres celui de gouvernés, et cela une fois pour toutes. Mais comme cette inégalité naturelle n’est pas facile à rencontrer (…), on voit clairement que, pour de multiples raisons, tous les citoyens doivent nécessairement avoir pareillement accès à tour de rôle aux fonctions de gouvernants et à celles de gouvernés. L’égalité demande, en effet, qu’on traite de la même manière des personnes semblables » (Politique, VII, 14, 1332 b, 15 et s.)

⁢iii. L’importance de l’État de droit

Gaston Fessard va plus loin. Il ne se contente pas de décrire les différents types d’autorité, il s’efforce de montrer la nécessité d’un enchaînement entre eux. Pour lui, l’autorité, à l’origine, est toujours une autorité de fait, un pouvoir « qui s’impose à autrui indépendamment de toute consécration juridique »[1]. Quelqu’un s’impose comme chef parce qu’il a de l’autorité, qu’il jouit d’une certaine force, qu’elle soit paternelle, militaire ou, de nouveau, charismatique. Dans la société politique, cette autorité de fait est plus ou moins nettement liée originellement à la société familiale.

L’autorité de fait qui subsiste dans les États modernes sous forme de police et d’armée a pour objet de protéger le bien de la communauté, c’est-à-dire l’ensemble des richesses matérielles et immatérielles de la communauté. Mais cette autorité appuyée sur une force ne peut seule créer le droit.

L’autorité de droit qui va nous retenir ici, est appelée par la crainte de la mort qui « réalise la liaison initiale du pouvoir de fait et du pouvoir de droit »[2] .

L’essence de l’autorité, c’est le vouloir de sa propre fin dans la réalisation du bien commun. Une fois encore, le modèle familial avec lequel toute société nourrit quelque connivence, nous aide à le comprendre. L’autorité parentale, nous l’avons vu, ne se justifie que par la croissance des membres de la communauté ou, autrement dit, le bien commun. L’éducation accomplie, l’autorité parentale n’est plus nécessaire. Sa subsistance serait un abus. De même, toute autorité de fait, dans la société globale, comme médiatrice du bien commun, exige que le pouvoir « ne se replie pas égoïstement sur sa propre domination, mais s’ouvre à l’universalité du droit. Faute de quoi, le pouvoir de fait reste simplement celui de la force, et dans la mesure où il rejette positivement cet appel de l’universel, il se change immédiatement en tyrannie. (…) Refuser de tendre au droit, c’est pour le pouvoir de fait étouffer du même coup la légitimité incluse virtuellement dans sa force, comme le germe dans l’œuf (…) ».⁠[3]

Comme l’autorité de fait tend à se transformer en autorité de droit, le bien de la communauté s’universalise en Communauté de Bien. Cette communauté du bien, c’est « la participation illimitée à tout bien possible qui lui est reconnue sous forme de « droits ».⁠[4]

Autrement dit, si dans un premier temps, le chef s’impose de fait, il faut, à un moment donné, que ce chef soit reconnu et que dans le même mouvement, il reconnaisse les autres et leurs droits. L’État de droit est celui qui est reconnu par ses membres et qui les reconnaît à son tour. L’autorité ainsi s’humanise dans un droit réciproque pour échapper ) la tyrannie. G. Fessard rejoint ici Ch. Delsol. Et toute la pensée politique contemporaine s’accorde à considérer l’État de droit comme le fondement de tout régime démocratique, comme le rempart contre l’arbitraire. Comme le dit la Constitution fédérale de la Confédération suisse : « le droit est la base et la limite de l’activité de l’État »[5].

Reste à savoir de quoi est fait ce droit, quelle est la nature de la loi qui, dans un certain sens, fait autorité, fonde et limite l’activité de l’État.


1. Autorité et bien commun, op. cit., p. 14.
2. Id., p. 20.
3. Id., pp. 47-50.
4. Id., p. 55.
5. Titre premier, Dispositions générales, art. 5 Principes de l’activité de l’État régi par le droit, § 1.

⁢iv. Quel droit ?

On peut définir ici le droit comme « un ensemble de règles d’action destinées à mettre de l’ordre dans les relations entre les hommes »[1]. Il ne s’agit donc plus, à proprement parler, des droits que les hommes possèdent, c’est-à-dire des pouvoirs moraux que nous avons étudiés dans le premier tome mais il y a, comme nous le verrons, une relation entre le droit ou les lois, si l’on préfère, et les droits de la personne.

Mais, comme le fait remarquer John Witte⁠[2], si le droit est bien « l’ensemble des normes qui régissent la vie en société », le droit inclut aussi bien les préceptes moraux, les lois de l’État, les règles commerciales ou familiales, les coutumes ou encore les lois de l’Église ! Il faut donc préciser, vu l’objet particulier qui nous intéresse ici et dire que le droit « consiste en un ensemble de normes édictées par l’autorité politique et en leur mise en œuvre par ceux qui sont soumis à sa juridiction ». On considère aujourd’hui, en occident, que l’instauration du droit est la tâche de l’État.

Dès lors, plusieurs questions se posent. En a-t-il toujours été ainsi ? Quelles sont les sources du droit et quelle est sa valeur ?


1. LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, I, Le fondement du droit et de la société, Wesmael-Charlier, 1947, p. 9.
2. Article Droit, in Dictionnaire critique de théologie, sous la direction de J.-Y. Lacoste, PUF, 1998.

⁢a. Dans les sociétés primitives

Avant l’apparition de l’écriture, les règles de vie sont transmises oralement et souvent liées à une spiritualité. Ainsi, par exemple, « dans toutes les sociétés dépourvues d’écritures, les proverbes constituent un code social ; ils véhiculent des normes impératives qui inspirent et orientent la conduite des membres de la société. Pour un Citoyen, il n’y a rien de plus souhaitable que de connaître l’éventail de ses droits et obligations. De l’application adéquate de ceux-ci découle une sagesse qui garantit l’équilibre indispensable à l’existence d’un minimum de solidarité »[1]. Plus simplement encore, ce sont les coutumes et les traditions qui font les « lois » sans s’appuyer sur des institutions spéciales et indépendantes ou sur des décrets qui prévoiraient et puniraient toute transgression. L’ordre qui garantit la cohésion et la survie du groupe repose sur le principe de réciprocité (donnant-donnant), sur la publicité des actions, l’appréciation rationnelle par les personnes elles-mêmes des causes et effets des prescriptions, sur le désir de bien faire ou de paraître⁠[2].

Ces « législations » civiles peuvent être fort développées et perçues comme distinctes des règles imposées par la morale, les convenances, les arts, les métiers, la religion. Ces lois, « loin d’être rigides, absolues ou imposées au nom d’une divinité, sont maintenues par des forces purement sociales, envisagées comme rationnelles et nécessaires, comme élastiques et susceptibles d’adaptation »[3]. Toutefois, on constate, dans ces sociétés, que le mythe joue un grand rôle. Le mythe, qu’il ne faut pas confondre avec le conte ou la légende, « postule une réalité primitive et constitue une justification par les précédents ». Sa fonction « consiste à renforcer la tradition, à lui conférer un prestige et une valeur plus grande, en la faisant remonter à une réalité initiale plus élevée, meilleure, d’un caractère plus surnaturel ».⁠[4]


1. MUEPU MIBANGA Léonard, Songye, Livre des proverbes, Ed. Bouwa, 1988, p. 8.
2. Cf. MALINOWSKI Bronislaw, Moeurs et coutumes des Mélanésiens, Payot, 1933, édition électronique 2002 sur www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htlm.
3. Id., p. 40.
4. Id., p. 110.

⁢b. Le peuple hébreu

La loi du sang

C’est une loi très ancienne dont on trouve un écho dans la Bible⁠[1] et qui aujourd’hui encore hante les esprits et marque les mœurs en bien des endroits⁠[2]. Cette loi de vengeance, très élémentaire témoigne, malgré sa sauvagerie primaire, d’une volonté d’affirmer le droit à la vie pour les membres du clan, de la tribu ou de la famille. Et, une fois de plus, cette loi, du moins dans la Genèse, est aussi la volonté du Seigneur.

La loi du talion

[3]

Cette loi, évoquée en plusieurs endroits de la Bible comme venant aussi de Dieu, marque un progrès d’humanisation par rapport à la précédente. En effet, la proportion de la peine n’est plus de 7 pour 1 ou de 77 pour 7 mais de 1 pour 1. Le but de cette loi est de protéger les hommes contre les appétits excessifs de vengeance. Non seulement cette loi, qui n’est pas systématique, instaure, quand c’est possible, une égalité entre le préjudice et la peine⁠[4] mais elle reconnaît aussi l’égalité des conditions puisqu’elle tend à ne faire acception de personne⁠[5]

Les codes

Il y a, dans l’Ancien Testament, plusieurs codes. Le plus célèbre est le décalogue (Ex 20, 2-17 ; Dt 5, 6-21), auquel s’ajoutent le code de l’alliance (Ex 20, 22 ; 21, 1-37 ; 22, 1-30 ; 23, 1-25), le code deutéronomique (Dt 12 à 26 et le discours de Moïse 27, 15-26) et le code de sainteté (Lv 17 à 25).

Dans les traductions françaises de ces textes, on emploie très souvent le mot droit (corps de lois ou droit du sujet) mais, dans le texte hébreu, différents mots sont employés suivant leur origine religieuse, morale ou juridique⁠[6]. Dans ces différents codes, en effet, sont mêlés le juridique, le moral et le religieux qui est l’élément fondamental. En fait, toutes les règles viennent de Dieu.

Toutefois, comme le Seigneur respecte la liberté de l’homme, celui-ci doit répondre librement aux offres d’alliance que Dieu lui adresse. Ainsi, Moïse, parlant au nom du Seigneur, s’adresse à Israël en ces termes : « Regarde, je te présente aujourd’hui la vie avec le bonheur, et la mort avec le malheur. Si tu écoutes les commandements du Seigneur ton Dieu que je te prescris aujourd’hui, si tu aimes le Seigneur ton Dieu, si tu marches dans ses voies, si tu observes ses commandements, ses lois et ses préceptes, alors tu vivras et tu te multiplieras, et le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays dont tu vas prendre possession. Mais si ton cœur se détourne, si tu n’obéis point, si tu te laisses entraîner à te prosterner devant d’autres dieux et à les adorer, je te déclare aujourd’hui que vous périrez certainement (…). Je prends aujourd’hui à témoin le ciel et la terre contre vous : j’offre à ton choix vie et mort, bénédiction et malédiction. Choisis donc la vie, afin de vivre avec ta postérité, à la condition d’aimer le Seigneur ton Dieu, d’obéir à sa voix et de lui demeurer attaché (…). »[7] Avec plus de netteté encore, Josué offre le choix à Israël:  »« Maintenant donc, craignez le Seigneur et servez-le en toute droiture et fidélité. Eliminez les dieux qu’ont servis vos pères au-delà du Fleuve ainsi qu’en Égypte, et servez le Seigneur. Toutefois, s’il vous déplaît de servir le Seigneur, choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir, soit les dieux qu’ont servis vos pères au-delà du Fleuve, soit les dieux des Amorrites dont vous habitez le pays. Mais moi et ma maison, nous servirons le Seigneur ». Le peuple répondit : « Loin de nous la pensée d’abandonner le Seigneur pour servir d’autres dieux ! ». (…) C’est ainsi que Josué conclut en ce jour-là un accord avec le peuple et lui donna à Sichem, des lois et des prescriptions. Josué consigna cela dans le livre de la loi de Dieu. Il prit ensuite une grande pierre et l’érigea là, sous le chêne qui était dans le sanctuaire du Seigneur. Il dit à tout le peuple : « Voici une pierre qui servira de témoin contre nous, car elle a entendu toutes les paroles que le Seigneur nous a dites ; elle servira de témoin contre vous, afin que vous n’abandonniez pas votre Dieu. » »[8]

Texte très intéressant parce que le peuple est, pourrait-on dire, démocratiquement sollicité de choisir, dans un acte de liberté religieuse, le fondement divin de son droit. Droit consacré alors par une mémoire de pierre, témoin durable de l’accord passé. Le peuple a choisi la pierre d’angle et le caractère de son droit mais ses décrets ne sont plus à discuter.

Shmuel Trigano commente ces textes et bien d’autres en confirmant que « les lois (…) sont comme l’habitation de Dieu ou d’autrui, habitation de l’un parmi les hommes. Israël n’est Israël en somme qu’en vertu de ses lois. (…) Au cœur de la nation, il y a un texte, fondement de son institution dans le passage. (…) L’État (…) n’a pas de maîtrise sur la loi. Roi comme sanhédrin sont au-dessous de la loi. Aucune loi de majorité ne peut modifier la loi, mais elle décide de sa jurisprudence. »[9]


1. On lit dans la Gn (4, 23-24) : « Lamec dit à ses femmes: « Ada et sella, écoutez ma voix ; femmes de Lamec, écoutez ma parole. J’ai tué un homme pour une blessure, et un enfant pour une meurtrissure. Si Caïn doit être vengé sept fois, Lamec le sera septante-sept fois ». Allusion est faite ici à ce que Dieu lui-même avait dit à Caïn : « si l’on tue Caïn, Caïn sera vengé sept fois » (Gn 4, 15).
2. La culture espagnole en témoigne encore aujourd’hui. Songeons au très classique Bodas de sangre de Lorca (1933) ou au film Vengo de Tony Gatlif (2000).
3. Le mot a été emprunté au XIVe siècle au latin talio (Bloch), de talis,( pareil, semblable).
4. « ...il faudra rendre vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure » (Ex 21, 23-25).
5. « Quiconque frappe un homme mortellement sera mis à mort. celui qui aura frappé à mort un animal domestique en donnera un autre : vie pour vie. Si un homme blesse un compatriote, on lui rendra ce qu’il a fait (…). Vous appliquerez cette sentence aussi bien à l’étranger qu’à l’indigène, car je suis le seigneur votre Dieu » (Lv 24, 17-19 et 22). Par contre, « Si un homme, en frappant son esclave ou sa servante, l’atteint à l’œil et le lui fait perdre, il l’affranchira en compensation de son œil ; s’il fait tomber une dent de son esclave ou de sa servante, il l’affranchira en compensation de sa dent » (Ex, 21, 26-27). La discrimination sociale paraît jouer ici en faveur de la personne de condition inférieure. Elle devient libre ce qui n’était pas nécessairement un avantage et le maître est privé d’une richesse.
6. Cf. HARI A. et VERDOODT A., Les droits de l’homme dans la Bible et aujourd’hui, Ed. du Signe, 2001, p. 4.
7. Dt 30, 15-20.
8. Jos 24, 14-16 et 25-27.
9. Philosophie de la loi, L’origine de la politique dans la Tora, Cerf, 1991, pp. 205-206.

⁢c. Dans le monde païen

On trouve ici et des petits textes⁠[1] qui témoignent d’un souci de justice mais aussi des codes qui parfois peuvent être très développés comme celui , très célèbre, d’Hammourabi.

Il régna à Babylone de -1792 à -1750. Il publia un « code » gravé dans une stèle de basalte noir. On y découvre 282 lois. Dans l’introduction, Hammourabi déclare qu’il a été appelé par les dieux « pour promouvoir le bien-être des gens, pour faire prévaloir la justice dans le pays, pour anéantir le méchant et le mauvais et pour que le fort n’opprime pas le faible »[2].

A plusieurs reprises, il est rappelé que le pouvoir royal a été octroyé par les dieux et Hammourabi se présente comme « roi de justice, à qui Shamash[3] a octroyé la vérité ». Clairement, Hammourabi veut donner à ses lois une garantie divine. Ce n’est pas par hasard si, au sommet de la stèle, on voit Hammourabi recevoir d’un dieu le cercle et le bâton, insignes du pouvoir royal. Par le fait même, les lois sont valables dans tout le pays et à travers le temps : « Que le roi qui apparaîtra dans le pays observe les paroles de justice que j’ai écrites sur ma stèle ».

Dans l’ancien Orient, Hammourabi n’est pas le seul législateur même si son œuvre législative l’emporte de loin par son ampleur. Dans les autres textes de lois retrouvés⁠[4], comme dans les lois d’Hammourabi, il s’agit de lutter contre le mal, la violence en particulier et de rendre justice à ceux qui ont été lésés ou maltraités.

En Grèce

Là aussi, petit à petit, l’idée de justice fait son chemin. On se plaît à évoquer le poète Hésiode qui, au VIIIe siècle av. J.-C., distingue les rois « qui rendent de droits jugements » et « ceux qu’accaparent la démesure et les actes funestes ».⁠[5] Mais le véritable progrès apparaît, ici comme ailleurs, avec la loi écrite moins facile à détourner que le droit coutumier. C’est le célèbre Dracon qui en eut l’initiative, à Athènes, en 621 av. J.-C.. Son code très sévère n’a pas laissé un souvenir aussi positif que l’œuvre du sage Solon⁠[6] qui entreprit une vaste réforme judiciaire, sociale et politique. Elle marque une étape importante dans la fondation de la démocratie athénienne. Aristote lui consacra plusieurs pages⁠[7] et soulignera, entre autres, son action en faveur des pauvres dépouillés de leurs terres par les grands propriétaires nobles et menacés d’esclavage à cause de leur endettement. Il cite longuement Solon : « Oui, le but pour lequel j’ai réuni le peuple, me suis-je arrêté avant de l’avoir atteint ? Elle peut mieux que tout autre m’en rendre témoignage au tribunal du temps, la vénérable mère des Olympiens, la Terre noire, dont j’ai alors arraché les bornes enfoncées en tout lieu ; esclave autrefois, maintenant elle est libre. J’ai ramené à Athènes, dans leur patrie fondée par les dieux, bien des gens vendus plus ou moins justement, les uns réduits à l’exil par la nécessité terrible, ne parlant plus la langue attique, tant ils avaient erré en tous lieux ; les autres ici même subissant une servitude indigne et tremblant devant l’humeur de leurs maîtres, je les ai rendus libres. Cela, je l’ai fait par la force de la loi, unissant la contrainte et la justice ; et j’ai suivi mon chemin, jusqu’au bout comme je l’avais promis. J’ai rédigé des lois égales pour le bon et pour le méchant, fixant pour chacun une justice droite. Si un autre que loi avait pris l’aiguillon, un homme pervers et avide, il n’aurait pu retenir le peuple. Car, si j’avais voulu ce qui plaisait alors aux ennemis du peuple ou encore ce que leurs adversaires leur souhaitait, la cité fût devenue veuve de bien des citoyens. C’est pourquoi, déployant toute ma vigueur, je me suis tourné de tous côtés, comme un loup au milieu d’une meute de chiens ».⁠[8]

Au Ve siècle, Euripide⁠[9] fera l’éloge de la démocratie en ces termes : « Notre cité n’est pas au pouvoir d’un seul homme : elle est libre. Son peuple la gouverne : tour à tour, les citoyens reçoivent le pouvoir, pour un an. Elle n’accorde aucun privilège à la fortune. Le pauvre et le riche y ont des droits égaux ».

Même écho chez Thucydide : « Elle a reçu le nom de démocratie parce que son but est l’intérêt du plus grand nombre, et non d’une minorité. Pour les affaires privées, tous sont égaux devant la loi grâce à Solon, mais la considération ne s’accorde qu’à ceux qui ont du mérite. Effectivement, c’est le mérite personnel et non l’appartenance sociale qui fraye les voies des honneurs. Aucun citoyen capable de servir la patrie n’en est empêché par sa condition de pauvre. Libres dans notre vie publique, nous sommes pleins de soumission envers les autorités établies, ainsi qu’envers les lois de la cité, surtout celles qui ont pour objet la protection des faibles ».⁠[10]

Platon

[11]

Dans de ses lettres, Platon explique comment son projet politique est né et quelle est son orientation : « ...au sujet de tous les États existant à l’heure actuelle, je me dis que tous, sans exception, ont un mauvais régime ; car tout ce qui concerne les lois s’y comporte de façon quasi incurable, faute d’avoir été extraordinairement bien préparé sous de favorables auspices ; comme aussi force me fut de me dire, à l’éloge de la droite philosophie, que c’est elle qui donne le moyen d’observer, d’une façon générale, en quoi consiste la justice tant dans les affaires publiques que dans celle des particuliers. Or, les races humaines ne verront pas leurs maux cesser, avant que, ou bien ait accédé aux charges de l’État la race de ceux qui pratiquent la philosophie droitement et authentiquement, ou bien que, en vertu de quelque dispensation divine, la philosophie soit réellement pratiquée par ceux qui ont le pouvoir dans les États ».⁠[12] Tout le projet développé dans la République se trouve dans cet extrait. Seul le philosophe ou le roi-philosophe peut gouverner sagement parce que lui seul est apte à réaliser la justice dans la Cité. Cette aptitude lui vient de la capacité qu’il a de connaître la justice en soi : « il faut (…) appeler philosophes, écrit-il, ceux qui s’attachent en tout à l’essence, et non amis de l’opinion ». « Nous dirons (…) de ceux qui regardent la multitude des belles choses, mais ne voient pas la beauté en soi et sont incapables de suivre celui qui voudrait les amener jusqu’à elle, qui regardent la multitude des choses justes, mais ne voient pas la justice en soi, et ainsi du reste, nous dirons d’eux qu’ils n’ont sur toutes choses que des opinions, mais que des objets de leurs opinions ils n’ont aucune connaissance. (…) Mais que dire de ceux qui contemplent les choses en soi et toujours identiques à elles-mêmes ? Ne s’élèvent-ils pas jusqu’à la connaissance, au lieu de s’en tenir à l’opinion ? (…) Nous dirons donc que ceux-ci embrassent et aiment les choses qui sont l’objet de la science, et ceux-là celles qui sont l’objet de l’opinion ».⁠[13]

La science acquise par les philosophes leur permettront de fonder leur gouvernement sur des principes objectifs et universels car ces philosophes, « regardant la justice comme la chose la plus importante et la plus nécessaire, se mettront à son service, la feront fleurir et organiseront selon ses lois leur cité (…) »⁠[14].

A ceux qui, avec bon sens, font remarquer que cet État idéal n’existe pas, Platon, par l’entremise de son personnage Socrate, répond : « il y en a peut-être un modèle dans le ciel pour qui veut le contempler et régler sur lui son gouvernement particulier ; au reste peu importe que cet État soit réalisé quelque part ou soit encore à réaliser, c’est de celui-là seul, et de nul autre qu’il suivra les lois ».⁠[15]

Platon précisera sa pensée dans Les Lois. Décrivant là, à travers le « mythe de l’âge d’or », le règne de Cronos, le dieu législateur qui assurait aux hommes « une extrême félicité », une « bienheureuse existence », « l’abondance sans bornes » et « la spontanéité », l’Athénien qui, dans ce dialogue, représente le philosophe déclare : « Ce que nous enseigne (…), même à présent, cette tradition, qui est empreinte de vérité, c’est que tout État qui, pour le régir, aura, non point un Dieu, mais quelque mortel, n’offre aux citoyens aucun moyen d’échapper à leurs maux non plus qu’à leurs tracas ; mais au contraire son sens est que nous devons mettre tout en œuvre pour imiter le genre de vie qui existait au temps de Cronos, et que, pour autant qu’en nous il y a d’immortalité, nous devons, en obéissant à ce principe, administrer, aussi bien dans la vie publique que dans la vie privée, nos demeures comme nos Cités, donnant le nom de loi, nomos, à ce qui est une détermination fixée par la raison, noos⁠[16]. Mais que chez un homme, maître unique, que dans un gouvernement du petit nombre, que dans un gouvernement populaire il y ait une âme tendue vers les plaisirs et les convoitises, avide de s’en emplir mais impuissante à les garder, en proie à une maladie cruelle, sans fin ni rémission ; que l’homme dont telle est l’âme vienne à avoir l’autorité, soit sur l’État, soit sur un simple particulier, en foulant aux pieds les lois, alors c’est ce qu’à l’instant je disais, il n’y a pas de moyen de salut ».

L’Athénien reprend alors, dans un discours aux citoyens, l’ensemble de la leçon : « la Divinité qui, suivant l’antique tradition, tient en mains le commencement, le milieu et la fin de tout ce qui existe, en réalise, par la droite voie de Nature, la complète révolution. Toujours elle est suivie de près par Justice, qui venge la loi divine en châtiant ceux qui s’en écartent : Justice, que suit en s’attachant humblement, posément, ses pas celui qui veut mener une vie heureuse_ (…). » Que doit faire dès lors l’homme raisonnable ? Il doit faire « cortège à la Divinité ». Suivant « l’antique maxime que le semblable sera cher à son semblable, si celui-ci est dans la juste mesure », le sage « sera cher à la Divinité, puisqu’il lui ressemble ». Imitant Dieu, « mesure de toutes choses », le sage a des « obligations d’inspiration divine » (devoirs envers les parents, les enfants, les proches, les concitoyens, les hôtes) et, à ce niveau, « c’est le détail des lois elles-mêmes qui, en persuadant certaines choses, en réprimant par la force et les pénalités certains caractères qui ne cèdent pas à la persuasion, achèvera sur ces points, pourvu que les dieux nous aident de leurs avis, la félicité, l’heureuse condition de la Cité ».⁠[17]

Dans les livres XI et XII des Lois, Platon offrira un projet très détaillé de législation idéale.

Retenons, en tout cas, la volonté, pour mettre fin aux désordres des Cités, d’appuyer le gouvernement des hommes sur des réalités immuables qui les dépassent et doivent les éclairer, de donner le pouvoir à celui qui connaît ces réalités supérieures, valeurs en soi, qui éclaireront la législation. La loi divine doit inspirer la législation par l’entremise d’un homme désintéressé, qui est guidé par sa raison et non par ses appétits.

Aristote

[18]

Disciple de Platon, Aristote va développer une pensée originale qui va mettre en question un certain nombre d’éléments essentiels de la philosophie de son maître. Ainsi, Aristote critiquera l’État platonicien jugé utopique.

Même s’il parle, comme Platon, du juste en soi, de l’essence de la justice ou de la législation idéale, Aristote réfléchit aussi en sociologue. Il examine les législations concrètes pour ensuite discerner le juste et le souhaitable. C’est pourquoi Aristote rédigea une collection de 158 traités où il exposait les institutions politiques d’un grand nombre d’États⁠[19]. Mais seule la Constitution d’Athènes nous est parvenue presque en entier. Aristote y décrit les 11 premières constitutions d’Athènes avant de présenter plus en détail la constitution en vigueur de son vivant.

« ...il est clair qu’en matière de constitution (…), il appartient à la même science d’étudier quelle est la forme idéale et quel caractère elle présentera pour être la plus conforme à nos vœux si aucune circonstance extérieure n’y met obstacle, quelle est aussi celle qui s’adapte aux différents peuples et à quels peuples (…) ; la même science étudiera encore une troisième forme de constitution dépendant d’une position de base (…).

En dehors de tout cela, il faut connaître encore la forme de constitution qui s’adapte le mieux à tous les États en général, puisque la plupart des auteurs qui ont exposé leurs vues sur l’administration des cités, même si par ailleurs ils s’expriment avec justesse, n’en font pas moins fausse route dans le domaine de la pratique. On doit, en effet, considérer non seulement la constitution idéale mais encore celle qui est simplement possible, et pareillement aussi celle qui est plus facile et plus communément réalisable par tous les États. »[20]

Quels sont les principes fondamentaux qu’établit le philosophe sur la base de son observation ?

Quand Aristote tente de définir l’essence de l’homme, il ne la présente pas comme une Idée ainsi que faisait son maître Platon : « Il apparaît comme impossible que l’essence soit séparée de ce dont elle est essence ; comment donc les Idées, qui sont les essences des choses, seraient-elles séparé&es des choses ? »[21]. Le concept ne contient la réalité qu’il désigne qu’en puissance. L’essence d’homme, par exemple, n’existe en acte qu’incarnée dans un homme particulier. « On serait bien embarrassé, dit-il encore, de préciser l’utilité que retirerait un tisserand ou un charpentier de la connaissance de ce Bien en soi et dans quelle mesure la contemplation de cette Idée faciliterait la pratique de la médecine ou de la stratégie. Ce n’est pas non plus de cette façon que le médecin, de toute évidence, considère la santé ; il n’a d’attention que pour la santé de l’homme ou, mieux même, de tel homme en particulier. »⁠[22]

Comment Aristote définit-il l’essence de l’homme ?

Il met en avant deux éléments : l’homme est un être vivant possédant la parole et un animal politique. Autrement dit, l’homme n’est vraiment homme, explique Virginie Mayet, « que s’il vit sous le règne de la loi (par opposition à l’autorité d’un maître). L’humanité est donnée à l’homme en puissance, il doit ensuite la faire passer à l’acte et cela passe par une participation à la vie politique de la Cité. La parole prend alors une dimension fondamentale, elle permet à la Cité d’exister. Ainsi, pour vivre hors de la Cité, « il faut être soit une bête soit un dieu ».⁠[23]

Voyons cela plus en détail.

L’homme est naturellement social, raisonnable et moral. « La Cité est une réalité naturelle, et l’homme est par nature un être destiné à vivre en cité (animal politique) : celui qui est sans cité est, par nature et non par hasard, un être dégradé ou supérieur à l’homme (…). Seul d’entre les animaux, l’homme a la parole. Sans doute les sons de la voix expriment-ils la douleur et le plaisir ; aussi les trouve-t-on chez les animaux en général : leur nature leur permet seulement de ressentir la douleur et le plaisir et de se les manifester entre eux. Mais la parole (logos), elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite le juste et l’injuste. Tel est, en effet, le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les valeurs ; or c’est la possession commune de ces valeurs qui fait la famille et la cité »[24]. « Il est évident que la cité existe par nature et qu’elle est antérieure à chaque individu ; en effet, si chacun isolément ne peut se suffire à lui-même, il sera dans le même état qu’en général une partie à l’égard du tout ; l’homme qui ne peut pas vivre en communauté ou qui n’en a nul besoin, parce qu’il se suffit à lui-même, ne fait point partie de la cité ; dès lors, c’est un monstre ou un dieu. La nature est donc à l’origine de l’élan qui pousse tous les hommes vers une telle communauté ; mais le premier qui la constitua fut cause de très grands biens. Si l’homme, en effet, à son point de perfection, est le meilleur des êtres, il est aussi, quand il rompt avec la loi et avec le droit, le pire de tous. L’injustice la plus intolérable est celle qui possède des armes ; or l’homme est naturellement pourvu d’armes au service de la prudence morale et de la vertu, mais il peut en user précisément pour des fins opposées. Aussi est-il, sans la vertu l’être le plus impie et le plus féroce, le plus bassement porté vers les plaisirs de l’amour et du ventre. La vertu de justice est une valeur politique ; or c’est l’exercice de la justice qui détermine ce qui est juste ».⁠[25]

Un sentiment naturel, inné, nous porte donc vers les autres. C’est ce qu’Aristote appelle la philia, ou amitié, dans un sens large que Léon XIII, par exemple, emploiera encore⁠[26]. Toutefois, cette philia, notons-le, n’est pas instinctive. C’est ce que veut indiquer Aristote en précisant que les sons de la voix, chez l’homme, sont des paroles⁠[27]. Cette philia est d’ailleurs un bien à poursuivre : « l’œuvre de la politique consiste surtout, de l’avis général, à engendrer l’amitié ; aussi dit-on que la vertu est utile, car il est impossible à ceux qui sont injustes les uns avec les autres, d’être amis entre eux »[28]. Pour Aristote comme pour Platon, la vie en société est finalisée⁠[29]. Platon parlait du Bien, Aristote, plus concrètement, parlera de la « vie bonne » comme fin de la société. « ...Les hommes ne s’associent pas en vue de la seule existence matérielle, mais plutôt en vue de la vie heureuse (car autrement une collectivité d’esclaves ou d’animaux serait un État, alors qu’en réalité c’est là une chose impossible, parce que ces êtres n’ont aucune participation au bonheur ni à la vie fondée sur une volonté libre), et ils ne s’associent pas non plus pour former une simple alliance défensive contre toute injustice, et pas davantage en vue seulement d’échanges commerciaux et de relations d’affaires les uns avec les autres »[30]. Une cité « se réalise entre groupements de familles ou entre villages pour une vie achevée et suffisante à elle-même, autrement dit pour une vie heureuse et honnête. C’est donc en vue d’actions droites que doit s’instituer la communauté politique, mais nullement en vue de la vie en commun »[31]. « Toute cité est une sorte de communauté, et (…) toute communauté est constituée en vue d’un certain bien (car c’est en vue d’obtenir ce qui leur paraît comme un bien que tous les hommes accomplissent toujours leurs actes) ; il en résulte clairement que, si toutes les communautés visent un bien déterminé, celle qui est la plus haute de toutes et englobe tous les autres, vise aussi, plus que les autres, un bien qui est le plus haut de tous. Cette communauté est celle qui est appelée cité, c’est la communauté politique ».⁠[32] « La société formée par plusieurs agglomérations constitue l’État politique, société parfaite puisqu’elle en est au point de se suffire absolument à elle-même. Formée à l’origine simplement pour satisfaire les besoins élémentaires de la vie, elle atteint finalement la possibilité de vivre bien ».⁠[33] Et il est clair, comme dit plus haut, que le bien dont parle Aristote, « ce n’est plus l’Idée du Bien, qui a raison de Modèle. C’est le Bien lui-même, en tant qu’il a raison de Fin »[34].

L’État, chez Aristote, a donc une fin morale : « La communauté politique existe en vue de l’accomplissement du bien »[35]. Plus précisément encore : « Tous les États qui (…) se préoccupent d’une bonne législation, portent une attention sérieuse à ce qui touche la vertu et le vice chez les citoyens ».⁠[36] Dans l’Ethique à Nicomaque, traitant de la nature du bien, Aristote le définit comme « la fin en vue de quoi tout le reste est effectué »[37] . Mais les fins sont multiple et donc imparfaites. Quel est alors le Souverain Bien, parfait ? Celui qui est poursuivi pour lui-même, fin parfaite qui se suffit à elle-même. « Or le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d’une autre chose ».⁠[38] Quelle est maintenant la nature du bonheur ? Pour y arriver, il faut définir « la fonction de l’homme ». Sa fonction propre. Ce n’est ni le fait de vivre, ni la vie sensitive puisque ces « fonctions », il les partage avec d’autres êtres. Ne reste qu’ »une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée, d’une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée. (…) S’il en est ainsi ; si nous posons que la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d’un homme vertueux est d’accomplir cette tâche, et de l’accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l’est selon l’excellence qui lui est propre : - dans ces conditions, c’est donc que le bien de l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, an accord avec la plus excellente d’entre elles. Mais il faut ajouter : « et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps »[39]. Et la plus excellente des vertus est la « sophia », c’est-à-dire la vie contemplative.

Ayant une fin morale, l’État doit être gouverné par des hommes particulièrement vertueux : « ... ceux qui apportent la contribution la plus importante à une société fondée sur ces bases ont dans l’État une part plus grande que ceux qui, tout en leur étant égaux ou même supérieurs en liberté et en naissance, leur sont inégaux en vertu civique, ou que ceux qui, tout en les dépassant en richesses, leur sont inférieurs en vertu ».⁠[40] A la question de savoir « si la vertu est la même pour un homme de bien et pour un bon citoyen », Aristote répond : « …​on ne peut pas bien commander quand on n’a pas soi-même obéi. Et tandis que la vertu d’un gouvernant est différente de celle d’un gouverné, il faut que le bon citoyen ait la science et l’aptitude à la fois de commander et d’obéir, et la vertu d’un citoyen consiste à avoir la science du gouvernement des hommes libres, dans un sens comme dans l’autre. Et dès lors ces deux aptitudes sont le propres d’un homme de bien ; et si la modération et la justice sont d’une espèce différente quand elles résident dans un gouvernant, car la modération et la justice d’un citoyen gouverné mais libre sont aussi d’une espèce différente, il est évident que la vertu de l’homme de bien, par exemple sa justice, ne saurait être une, mais qu’elle revêt des formes différentes qui le rendront propre tantôt à commander et tantôt à obéir, de la même façon que modération et courage sont autres dans un homme et dans une femme (…). Or la prudence est de toutes les vertus la seule qui soit propre à un gouvernant, car les autres vertus, semble-t-il, doivent nécessairement appartenir en commun et aux gouvernants et aux gouvernés (…). »⁠[41]

La loi

Pour bien comprendre, à présent, la pensée d’Aristote en matière de loi, il n’est peut-être pas inutile de se rappeler ici le distinguo célèbre opéré par Ferdinand Tönnies entre Gemeinschaft (communauté) et Gesellshaft (société)⁠[42] : « Tout ce qui est confiant, vivant exclusivement ensemble est compris comme la vie en communauté (…). La société est ce qui est public (…) La communauté est la vie commune vraie et durable ; la société est seulement passagère et apparente. Et l’on peut, dans une certaine mesure, comprendre la communauté comme un organisme vivant, la société comme un agrégat mécanique et artificiel ». Aristote déjà distingue, au contraire de nombreux traducteurs, la koinônia qui « désigne à la fois la communauté comme groupe et le fait d’avoir quelque chose en commun » et la polis , qui est la cité ou l’État, c’est-à-dire « le groupe humain formant un tout qui se suffit (autarcie) en vue d’une vie heureuse ».⁠[43]

Cette précision éclaire cette affirmation d’Aristote : « ...il y a deux sortes de droit, le droit non écrit et le droit déterminé par la loi »[44].

Plus précisément, il y a, d’une part, la loi commune naturelle, non écrite, « loi commune dont (les règles non écrites) semblent faire l’accord de tous »[45] et, d’autre part, la coutume et la loi écrite qui inaugure le droit à proprement parler. Solange Vergnières appelle la loi commune, le « juste naturel » et englobe coutume et loi écrite dans le « juste politique »[46].

qu’est-ce que le « juste naturel », la « loi commune » ?

Aristote nous éclaire : « J’appelle loi commune (…) celle qui est conforme à la nature ; car il y a quelque chose sur lequel tous ont quelque divination, c’est ce qui est par nature le juste ou l’injuste communs ».⁠[47]

qu’entend-il par « nature »⁠[48] ?

« …​la nature de chaque chose, explique Aristote, est précisément sa fin. Ce qu’est chacun des êtres quand il a atteint son développement complet, c’est cela que nous appelons sa nature propre, qu’il s’agisse d’un homme, d’un cheval ou d’une famille »[49]. Ainsi, pour prendre l’exemple de la vie conjugale et familiale, « …​la divinité, dans sa prévoyance, a (…) organisé la nature de l’homme et celle de la femme en vue de leur vue commune. Il y a entre leurs diverses facultés, une répartition qui fait qu’elles ne sont pas toujours adaptées au même but, mais que quelques-unes sont orientées vers des objets opposés et tendent ainsi à un résultat commun ».⁠[50]

« …​il faut d’abord que s’unissent ceux qui, pour la génération ne peuvent se passer l’un de l’autre, c’est-à-dire l’homme et la femme. Cette disposition n’est pas l’effet d’un choix arbitraire. Chez l’homme, comme chez les animaux et les végétaux, la nature a scellé l’appétit de laisser après soi un autre, semblable à soi-même ». ⁠[51]

« …​l’affection est, semble-t-il, un sentiment naturel du père pour sa progéniture et de celle-ci pour le père, non seulement chez l’homme mais encore chez les oiseaux et la plupart des animaux ; les individus de même race ressentent aussi une amitié mutuelle, principalement dans l’espèce humaine, et c’est pourquoi nous louons les hommes qui sont bons pour les autres. Même au cours de nos voyages au loin nous pouvons constater à quel point l’homme ressent toujours de l’affinité et de l’amitié pour l’homme. L’amitié semble aussi constituer le lien des cités, et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu’à la justice même ; en effet, la concorde, qui paraît bien être un sentiment voisin de l’amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs, alors que l’esprit de faction, qui est son ennemi, est ce qu’ils pourchassent avec le plus d’énergie. Et quand les hommes sont amis, il n’y a plus besoin de justice, tandis que s’ils se contentent d’être justes ils ont en outre besoin d’amitié, et la plus haute expression de la justice est, dans l’opinion générale, de la nature de l’amitié ».⁠[52]

« L’amour entre mari et femme semble bien être conforme à la nature, car l’homme est un être naturellement enclin à former un couple, plus même qu’à former une société politique, dans la mesure où la famille est quelque chose d’antérieur à la cité et de plus nécessaire qu’elle, et la procréation des enfants une chose plus commune aux êtres vivants. Quoi qu’il en soit, chez les animaux, la communauté ne va pas au-delà de la procréation, tandis que dans l’espèce humaine la cohabitation de l’homme et de la femme n’a pas seulement pour objet la reproduction, mais s’étend à tous les besoins de la vie ; car la division des tâches entre l’homme et la femme a lieu dès l’origine, et leurs fonctions ne sont pas les mêmes ; ainsi, ils se portent une aide mutuelle, mettant leurs capacités propres au service de l’œuvre commune. C’est pour ces raisons que l’utilité et l’agrément semblent se rencontrer à la fois dans l’amour conjugal. Mais cet amour peut aussi être fondé sur la vertu, quand les époux sont gens de bien : car chacun d’eux a sa vertu propre, et tous deux mettront leur joie en la vertu de l’autre. »[53]

Aristote souligne dans l’homme et dans la femme une « loi » qu’ils ne se sont pas donnée à eux-mêmes, qui est inscrite dans leur « nature », donnée par la « divinité ».

Cette « loi commune » implique-t-elle l’égalité de tous les êtres humains ?

Aussi illogique que cela puisse paraître à première vue, Aristote ne tirera pas toutes les conséquences de ce qu’il vient d’établir, embarrassé peut-être, penseront certains, par le poids de la culture ambiante, non seulement grecque mais aussi universelle. En réalité, sa philosophie et l’habitude multiséculaire de l’esclavage, d’une part, son attention aux réalités complexes, d’autre part, l’amènent à une prise de position moyenne par rapport aux thèses en présence à l’époque⁠[54]: « …​le principe suivant lequel il y a, d’une part, les esclaves par nature, et, d’autre part, les hommes libres par nature, n’est pas absolu. On voit encore qu’une pareille distinction existe dans des cas déterminés où il est avantageux et juste pour l’un de demeurer dans l’esclavage et pour l’autre d’exercer l’autorité du maître, et où l’un doit obéir et l’autre commander, suivant le type d’autorité auquel ils sont naturellement destinés, et par suite suivant l’autorité absolue du maître, tandis que l’exercice abusif des cette autorité est désavantageux pour les deux à la fois (car l’intérêt est le même pour la partie et pour le tout, pour le corps et pour l’âme, et l’esclave est une partie de son maître, il est en quelque sorte une partie vivante du corps de ce dernier, mais une partie séparée ; de là vient qu’il existe une certaine communauté d’intérêt et d’amitié entre maître et esclave, quand leur position respective est due à la volonté de la nature ; mais s’il n’en a pas été ainsi, et que leurs rapports reposent sur la loi et la violence, c’est tout le contraire qui a lieu). » ⁠[55]

Il n’empêche qu’Aristote voit ou sent « chez le banni, le vaincu, l’esclave en fuite, le défunt également[56], bref chez celui qui n’a plus de statut social, quelque chose de « sacré » (qui) demeure (et) dont chacun peut avoir la « divination ». »[57]

De même pour la femme : « …​dans les rapports du mâle et de la femelle, le mâle est par nature supérieur, et la femelle inférieure, et le premier est l’élément dominateur et la seconde l’élément subordonné. C’est nécessairement la même règle qu’il convient d’appliquer à l’ensemble de l’espèce humaine (…) ».⁠[58] Même si Aristote parle de l’importance d’une éducation appropriée pour les filles, celles-ci resteront exclues de la vie citoyenne mais bénéficieront de la philanthrôpia, de l’ »amitié » qui limite, mesure, l’autorité du père, du mari, du maître parce qu’ils appartiennent à la même espèce que ces êtres plus fragiles que sont l’enfant, l’épouse, l’esclave. Cette amitié s’appuie sur la perception d’une certaine similitude et non sur la conviction d’une dignité égale⁠[59].

En fait, tout s’explique si, abandonnant nos références, nous constatons que le « juste » chez Aristote relève de la justice distributive qui veut que l’on donne à chacun « ce qui est conforme à son mérite »[60]. La femme a droit à ce qui lui est dû en tant que femme, comme l’esclave a droit à ce qui lui est dû en tant qu’esclave. Femme et esclave ont moins de mérite que l’époux et maître et lui sont subordonnés et chacun sera traité « conformément au statut qui correspond à sa nature »[61].

L’égalité ne se conçoit qu’entre égaux : « Les actions d’un homme ne peuvent plus être nobles s’il n’est pas moralement supérieur à ses subordonnés autant qu’un homme est supérieur à une femme, un père à ses enfants ou un maître à ses esclaves ; par conséquent, celui qui transgresse (l’égalité originelle) ne saurait jamais, après coup, accomplir rien d’assez noble pour réparer ce qu’il a une fois perdu en s’écartant de la vertu. Car pour les individus qui sont semblables, le bon et le juste consistent dans l’exercice de leurs droits à tour de rôle (les semblables sont à tour de rôle gouvernants et gouvernés), cette alternance étant quelque chose d’égal et de semblable ; mais que des avantages inégaux soient donnés à des égaux et des avantages dissemblables à des semblables, cela est contre nature, et rien de ce qui est contre nature n’est bon. »[62]

Cette « loi commune » n’est pas une loi strictement humaine car elle est aussi observable chez les autres êtres animés ou non. La nature donne à chaque être une place dans une hiérarchie. Cette loi de l’ordre cosmique, qui légitime l’inégalité sert, comme le montre Antigone, à revendiquer contre l’injustice, à dénoncer l’abus. Sert-elle au « juste politique » ?

qu’est-ce que le « juste politique » ?

Ce « juste politique » qui englobe la coutume et la loi écrite, « n’existe qu’entre ceux dont les relations mutuelles sont régies par la loi »[63]. Ce « juste politique, précise encore Aristote, est d’une part naturel, d’autre part conventionnel ».⁠[64]

Le juste naturel en politique ne dépend pas des opinions humaines mais n’est pas pour autant à confondre avec une loi commune, universelle, immuable⁠[65]. Seule une constitution peut être naturellement juste c’est-à-dire propre à réaliser la finalité naturelle de telle cité, qui est toujours de bien faire vivre ensemble.

Cela signifie que le juste naturel, ici, est toujours particulier, fonction des circonstances historiques et géographiques, fruit de l’inventivité humaine. Cela signifie aussi qu’il existe différentes constitutions légitimes⁠[66] dans la mesure où elles peuvent garantir la « convivialité ».

Le rôle des coutumes et conventions est de permettre l’application concrète du juste naturel. La convention n’est donc pas arbitraire. Elle est aussi finalisée par le bien vivre en commun de tous. De tous, qu’ils soient citoyens ou non, comme les femmes et les esclaves exclus de la vie politique par « nature » et les métèques empêchés par statut. Et donc, institutions et conventions corrigeront éventuellement les inégalités naturelles.

Quant à l’autorité, si, dans les communautés non-politiques, elle est tributaire de la nature dans le chef du père, du mari, du maître, il n’en va pas de même sur le plan politique où l’autorité qui n’appartient de droit à personne, se fonde sur la constitution et non sur la nature⁠[67].

Importance de la loi

La loi tire son autorité de la constitution. Elle ne se fonde pas sur un droit universel ni sur des valeurs morales mais elle n’est pas non plus arbitraire⁠[68]. Il n’y a de loi, écrit Aristote, « que pour des hommes chez lesquels l’injustice peut se rencontrer, puisque la justice légale est une discrimination du juste et de l’injuste. Chez les hommes, donc, où l’injustice peut exister, des actions injustes peuvent aussi se commettre chez eux (…), actions qui consistent à s’attribuer à soi-même une part trop forte des choses en elles-mêmes bonnes, et une part trop faible des choses en elles-mêmes mauvaises. C’est la raison pour laquelle nous ne laissons pas un homme nous gouverner, nous voulons que ce soit la loi, parce qu’un homme ne le fait que dans son intérêt propre et devient tyran ; mais le rôle de celui qui exerce l’autorité, est de garder la justice, et gardant la justice, de garder aussi l’égalité. Et puisqu’il est entendu qu’il n’a rien de plus que sa part s’il est juste (car il ne s’attribue pas à lui-même une part trop forte des choses en elles-mêmes bonnes, à moins qu’une telle part ne soit proportionnée à son mérite ; aussi est-ce pour autrui qu’il travaille, et c’est ce qui explique la maxime la justice est un bien étranger (…)), on doit donc lui allouer un salaire sous forme d’honneurs et de prérogatives. Quant à ceux pour qui de tels avantages sont insuffisants, ceux-là deviennent tyrans ».⁠[69]

Tout homme est soumis à la loi, même le magistrat, même l’homme excellent.

« Exiger que la loi commande, explique-t-il, c’est, semble-t-il, exiger que Dieu et l’intelligence seuls commandent »[70]. Dieu ne peut être, vu ce qui a été dit plus haut, interprété comme une référence à une loi divine mais plutôt comme un élément présent dans l’intelligence même de l’homme. Dans un autre texte, Aristote dit encore que « la loi est un logos⁠[71] qui provient d’une certaine prudence et intelligence »[72].

C’est dire l’importance de l’intelligence. « Intelligence sans désir »[73] pour éviter la sauvagerie, c’est-à-dire la démesure à laquelle tout homme, même le meilleur, risque de céder sans le garde-fou des lois. Tout homme se soumet plus facilement à la loi qu’à un autre homme parce qu’elle est « être de raison », impersonnelle et impartiale. Elle commande et elle juge⁠[74].

C’est dire l’importance de la prudence, vertu politique par excellence, comme nous le verrons plus longuement dans la suite. Elle est nécessaire parce que, même si l’on doit préférer la raison à la tradition dans l’élaboration de la loi, il convient de prêter attention aux mœurs et aux habitudes, aux coutumes car « les lois conformes aux coutumes ont plus d’autorité et concernent des choses de plus de poids que les lois conformes aux règles écrites »[75]. Aristote n’est pas obsédé par la fondation coûte que coûte d’une nouvelle constitution, révolutionnaire, il préfère travailler à l’adaptation de la constitution existante aux réalités changeantes⁠[76]. C’est du simple réalisme politique. Le souci de la raison alliée à la prudence empêche Aristote de céder à l’excès traditionaliste comme à l’excès rationaliste.

La prudence est aussi nécessaire dans l’application de la loi, l’élaboration des règles particulières, des décrets, des décisions ponctuelles et dans les jugements à prononcer face aux manquements. Il faut pouvoir respecter l’esprit de la loi, avoir le souci du juste milieu, se montrer parfois indulgent, arbitrer des conflits, etc..

Les stoïciens

[77]

Pour le problème qui nous préoccupe, l’apport essentiel des stoïciens est « l’idée d’un droit rationnel cosmopolite qui fonde la croyance que notre système de valeurs juridiques s’impose au monde entier ».⁠[78]

Pour le comprendre il faut se rappeler que pour les stoïciens, la nature est le tout de la réalité. Tout ce qui existe est corps. Les corps sont constitués de deux principes, l’un agit, c’est le « feu artiste », Dieu, le Logos (la raison divine) et l’autre subit, c’est la matière indéterminée. Tout l’univers est ainsi organisé rationnellement, ordonné par une Providence appelée aussi Destin. Ainsi que l’écrit Diogène Laërce⁠[79], « Dieu est un vivant immortel, raisonnable, parfait, intelligent, bienheureux, ignorant tout mal, faisant régner sa providence sur le monde et sur tout ce qui s’y trouve. Il n’a pas de forme humaine. Il est l’architecte de tout et comme le père ».⁠[80]

La nature donc ne peut être mauvaise puisqu’elle est animée partout par la raison divine. La morale consiste donc à vivre en suivant la nature. Suivre la nature, c’est suivre la raison qui est en nous et, par là, et suivre Dieu⁠[81]. Tous les hommes parce qu’ils sont tous des êtres rationnels animés par la même Providence sont recommandés les uns aux autres. L’homme est naturellement sociable : « Ce monde que tu vois, qui embrasse le domaine des hommes et des dieux, est un : nous sommes les membres d’un grand corps. La nature nous a créés parents, nous tirant des mêmes principes et pour les mêmes fins. Elle a mis en nous un amour mutuel et nous a faits sociables. Elle a fondé l’équité et la justice ; en vertu de ses lois constitutives, c’est une plus grande misère de faire le mal que de le subir. Fidèles à son commandement, soyons toujours prêts à tendre une main secourable: qu’elle soit dans nos cœurs et sur nos lèvres la maxime du poète: « Homme, j’estime que rien de ce qui touche à l’homme ne m’est étranger ». Montrons-nous solidaires étroitement les uns des autres, étant faits pour la communauté. La société humaine est pareille à une voûte dont la chute serait inévitable sans une mutuelle résistance des matériaux, moyennant quoi l’édifice tient »[82].

Comment les stoïciens réagissent-ils devant l’esclavage ? Sénèque écrit à Lucilius : « Veux-tu bien songer que cet homme que tu appelles ton esclave est sorti de la même semence que toi, jouit du même ciel, est ton égal pour respirer, ton égal pour vivre, ton égal pour mourir ».⁠[83]

Et vis-à-vis des femmes ? Comme on avait demandé au philosophe stoïcien Rufus Musonius⁠[84] si les femmes aussi doivent étudier la philosophie, il répondit: «  Les femmes ont reçu des dieux la même raison que les hommes, raison dont nous usons dans nos relations mutuelles et par laquelle nous distinguons à propos de chaque chose si elle est bonne ou mauvaise, et belle ou laide. De même la femme a les mêmes sens que l’homme, voir, entendre, sentir et le reste. De même l’un et l’autre sexe ont les mêmes membres corporels et l’un n’en a pas plus que l’autre. Outre cela l’inclination et la liaison intime naturelle avec la vertu n’appartiennent pas seulement aux hommes mais aussi aux femmes. Car elles ne sont pas moins naturellement disposées que les hommes à se plaire aux actions belles et justes et à rejeter les contraires. S’il en va ainsi, pourquoi donc conviendrait-il aux hommes de chercher et d’examiner comment ils vivront correctement, ce qui est mener la vie philosophique, et cela ne conviendrait-il pas aux femmes ? Est-ce parce qu’il convient que les hommes soient vertueux et que les femmes ne le soient pas ? »

Dans le même esprit, Epictète⁠[85] déclare : « Si ce que les philosophes disent de la parenté de Dieu et des hommes est exact, que reste-t-il à l’homme, sinon à répéter le mot de Socrate, quand on lui demandait de quel pays il était ? Il ne disait jamais qu’il était d’Athènes, ou de Corinthe, amis qu’il était du monde. Pourquoi dire en effet que tu es d’Athènes, et non pas plutôt de ce petit coin de la ville où ton pauvre corps a été jeté à ta naissance ? N’est-il pas clair que ton nom d’Athénien ou de Corinthien tu le tires d’un lieu plus vaste qui comprend non seulement ce coin-là, mais encore ta maison tout entière, et généralement tout l’espace où ont été engendrés tes aïeux jusqu’à toi ? Celui donc qui prend conscience du gouvernement du monde, qui sait que la plus grande, la plus importante, la plus vaste des familles est l’ensemble des hommes et de Dieu, que Dieu a jeté ses semences non seulement dans mon père et mon aïeul, mais dans tout ce qui est engendré et croît sur terre, et principalement dans les êtres raisonnables, parce que, en relation avec Dieu par la raison, ils sont seuls de nature à participer à une vie commune avec lui, pourquoi un tel homme ne dirait-il pas : je suis du monde, je suis fils de Dieu ? »

Cicéron

Héritier de Platon et d’Aristote, Cicéron⁠[86] a été aussi influencé par les premiers stoïciens dont il va reprendre et accentuer les thèses essentielles.

On retrouve l’idée d’une nature bonne : « Tout ce que repousse la nature est un mal, tout ce qu’elle recherche un bien »[87] ; une nature finalisée car animée par la Providence : « si la nature administre ainsi les parties du monde, nécessairement elle prend du monde le même soin et son gouvernement est tel qu’aucun reproche ne puisse lui être adressé car eu égard aux matériaux sur lesquels son action s’exerce, elle a produit ce qui pouvait être le meilleur »[88]

Cette nature mue par le Logos est source d’un droit naturel. « Nous sommes nés, écrit Cicéron, pour la justice et le droit a son fondement non dans une convention mais dans la nature »[89]. « La droite raison est effectivement la loi vraie, elle est conforme à la nature, répandue chez tous les êtres raisonnables, ferme, éternelle ; elle nous appelle à notre devoir par un impératif et nous détourne de la faute (…). Cette loi ne tolère aucun amendement. (…) Dieu est l’inventeur d’une loi qui n’a pas besoin d’interprétation ou de correction puisqu’elle est présente en tous les êtres rationnels ; elle est la même à Athènes ou à Rome, hier et demain. Celui qui ne la respecte pas se fuit lui-même pour avoir méprisé na nature de l’homme »[90]

La position est claire. Tous les hommes participent à la même nature humaine. Ils sont essentiellement égaux donc et la même loi naturelle les unit et les guide : « On doit (…) avoir en tout un seul but: identifier son intérêt particulier à l’intérêt général ; ramener tout à soi, c’est dissoudre complètement la communauté des hommes.

Si la nature prescrit de prendre soin d’un homme pour cette seule raison qu’il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous ; s’il en est ainsi, nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle, et ; en conséquence, il est interdit par la loi naturelle d’attenter aux droits d’autrui ; or le premier antécédent est vrai, donc le dernier conséquent l’est aussi ; car il est absurde de dire, comme certains, que l’on n’enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c’est une autre affaire ; les gens qui parlent ainsi décident qu’ils n’ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu’ils ne forment avec eux aucune société en vue de l’utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association civile.

Mais dire qu’il faut bien tenir compte de ses concitoyens, mais non des étrangers, c’est détruire la société du genre humain, et avec elle supprimer la bienfaisance, la libéralité, la bonté, la justice ; et pareille négation doit être jugée comme une impiété envers les dieux immortels ; car c’est eux qui ont institué entre les hommes cette société que l’on renverse ; car le lien le plus étroit de cette association, c’est la pensée qu’il est plus contraire à la nature, étant homme, de dérober le bien d’un homme pour son avantage personnel que s’exposer à tous les contretemps qui peuvent atteindre notre corps, nos biens extérieurs et même notre âme, sans injustice de notre part ; car cette seule vertu est la reine et la maîtresse de toutes les vertus »..⁠[91]

Commentant ce dernier texte, Denis Collin⁠[92] souligne le progrès apporté par la pensée stoïcienne : « bien que la conception aristotélicienne du droit soit aussi une conception fondée sur le droit naturel (…), la Cité d’Aristote est nécessairement close et limitée puisqu’elle doit être autarcique pour être libre ». Chez Cicéron, comme chez les stoïciens, l’homme est d’abord « citoyen du monde », ce qui, même après 2000 ans de christianisme n’est pas encore évident pour tout le monde⁠[93].

Mais, Collin note aussi que le point de départ de la pensée de Cicéron est une « prémisse non discutée, admise comme évidence : la nature nous commande de prendre soin d’autrui ». Si la nature n’est pas assimilée à Dieu, comment justifier une telle injonction ? « Si la nature est modèle, c’est parce qu’elle est l’expression directe de la loi divine. Pour un athée ou un agnostique, il n’y a en revanche aucune raison pour que la nature fournisse a priori le modèle des lois humaines. La société étant instituée entre tous les hommes par les dieux est sacrée. Cette identité entre loi divine et loi de nature, fondatrice de l’universalité de la communauté humaine se retrouve dans le christianisme, première religion qui se donne le monde comme arène (catholikos veut dire universel). »

Le droit romain

Le droit romain va exercer une influence considérable à travers les siècles. Dès le 1er siècle av. J.-C. Il disposait d’une jurisprudence très élaborée.

Ce sont des juristes romains⁠[94] qui, aux alentours du IIe siècle, vont distinguer le droit civil (ius civile), le droit des gens (ius gentium) et le droit naturel (ius naturale).

« Le droit civil est l’ensemble des règles et procédures qui concernent les actions, les personnes et les biens dans une société donnée ; le droit des gens est l’ensemble des principes, coutumes et doits communs à plusieurs sociétés ; il est à la base des traités et des relations diplomatiques ; le droit naturel est un ensemble de principes immuables perçus par la raison ; leur autorité est souveraine, et ils doivent l’emporter en cas de conflit juridique ou diplomatique »[95].


1. Par exemple, l’Instruction d’Amenépopé qui, vers le VIIIe siècle av. J.-C., recommande : « Ne ris pas d’un aveugle, na taquine pas un nain, ne fais pas de tort au boiteux, l’étranger aussi a droit à l’huile de ta jarre. Dieu souhaite que tu respectes les pauvres, plutôt que d’avoir commerce avec les grands » (HARI A., VERDOODT A., op. cit., p. 36). Ce sont, certes, des recommandations morales marquée du sceau de la divinité mais qui témoignent d’une volonté de protéger les faibles, ce qui est un premier rôle de la loi.
2. Lois de l’Ancien Orient, Cahiers Évangile, Cerf, juin 1986.
3. Dieu soleil, « le Grand Juge des cieux et de la terre, qui conduit en bon ordre ceux qui sont pourvus de vie…​ ».
4. On peut citer les lois dites d’Our-Nammou (2111-2094), les lois de Lipit-Ishtar (1934-1924), d’Eshnounna (IIe millénaire), les lois assyriennes compilées à la fin du IIe millénaire et les lois hittites (vers 1400).
5. Des travaux et des jours, v. 223 et 238.
6. Vers 640-558. Il fut élu archonte en 594. Il a évoqué son œuvre politique dans des poèmes que Plutarque, notamment, a recueillis (Solon).
7. Constitution d’Athènes, V à XII.
8. Op. cit., XII, 4.
9. Euripide (480-406) prête à Thésée ces propos in Suppliantes, v. 404 et svts.
10. , Eloge funèbre attribué à Périclès, lors de la commémoration de la bataille de Marathon. In Histoire de la guerre du Péloponèse, Belles Lettres, 1953, II, 65.
11. 428-348 av. J.-C..
12. Lettre VII, Aux parents et amis de Dion.
13. La République, Livre V.
14. Id., Livre VII. Cette réflexion est éclairée par le « mythe de la caverne » décrit dans ce livre. Le philosophe est celui qui, sorti de la caverne où vivent les hommes, est allé vers la lumière et a vu le soleil. La caverne est le lieu de l’illusion, du passager, de l’opinion. Le philosophe doit dépasser cela pour trouver le vrai, l’immuable.
15. Id., Livre IX.
16. L’édition de la Pléiade note que Platon, dans des jeux de mots intraduisibles, « fait dériver (…) le mot qui signifie « loi », nomos, de celui qui signifie « raison », « intellect », noos (…) ; de plus les déterminations que fixe la raison sont une « répartition » (…), un partage de droits entre les individus associés » (Œuvres complètes, Tome II, NRF, 1950, p. 1550).
17. Les Lois, Livre IV.
18. 384-322 av. J.-C..
19. On en trouve un écho dans la Politique où, après avoir critiqué longuement la constitution de Platon, il examine rapidement celles de Phaléas, Hippodamos de Milet, Lacédémone, Crête, Carthage, Solon (II, 1-12, 1260 b 25-1274 b 25).
20. Politique, IV, 1, 1288 b 20. Aristote continue: « …​ ce qu’il faut, c’est introduire un ordre d’une nature telle que des hommes, partant de leurs constitutions existantes, soient amenés sans peine à l’idée d’un changement et à la possibilité de le réaliser, attendu que redresser une constitution n’est pas un moindre travail que d’en construire une sur des bases nouvelles (…). L’homme d’État doit être capable d’apporter son aide aux constitutions existantes (…). Or cela lui est impossible, s’il ignore le nombre des espèces de constitutions. En réalité, certains pensent qu’il n’existe qu’une sorte de démocratie et une sorte d’oligarchie, mais ce n’est pas exact. » (Id. 1289 a).
21. Métaphysique Z, 991b.
22. Ethique à Nicomaque, I, 6.
23. Lexique d’Aristote, 1998, disponible sur www.geocities.com/Athens/Oracle/3099/Lexarist.htm
24. Politique, I, 2, 1253 a.
25. Politique, I, 2, 1253 a 25.
26. Cf. CA, n° 10: « …le principe de solidarité (…) apparaît comme l’un des principes fondateurs de la conception chrétienne de l’organisation politique et sociale. Il a été énoncé à plusieurs reprises par Léon XIII (RN, 21-22) sous le nom d’ »amitié » que nous trouvons déjà dans la philosophie grecque. Pie XI (QA, III) le désigna par le terme non moins significatif de « charité sociale », tandis que Paul VI (Homélie de clôture de l’Année Sainte, 25-12-1975), élargissant le concept en fonction des multiples dimensions de la question sociale, parlait de « civilisation de l’amour ». »
27. Deux psychologues américains ont établi expérimentalement que, dès le premier jour de sa vie extra-utérine, le nouveau-né reconnaît la voix humaine: « le mouvement du nouveau-né est synchronisé avec la parole de l’adulte: participation interactionnelle et acquisition du langage » (Science, 1974, n° 183, p. 99 et svtes, cité in MOURRAL Isabelle et MILLET Louis, Traité de philosophie, Gamma, 1988, p. 211).
28. Ethique à Eudème, VII, 1, 25.
29. Dans sa Physique (II, 198a-199b), Aristote a montré que « tout ce qui, dans l’univers, devient, a une raison d’être, car la fin donne la raison de l’acte de l’agent » (cf. CLEMENT Marcel, La soif de la sagesse, L’Escalade, 1979, p. 239). Dans son Traité de l’âme (414 a 15), il a, de même, établi que l’âme est la finalité du corps et non le contraire. Dans sa Métaphysique, il déclare que « la Cause finale meut comme objet de l’amour et toutes les autres choses meuvent du fait qu’elles sont elles-mêmes mues ». En fin, dans l’Ethique à Nicomaque (1094a 1-5), il est dit que « toute délibération réfléchie et toute action tendent vers un bien ». Il serait donc étonnant que la politique échappe à cette omniprésence de la fin.
30. Politique, III, 9, 1280 a 30.
31. Politique, III, 9, 1280 b 40-1281 a. Autre traduction : « …​un État est la communauté des familles et des villages dans une vie parfaite et indépendante, c’est-à-dire, selon nous, dans le fait de vivre conformément au bonheur et à la vertu. Nous devons donc poser en principe que la communauté politique existe en vue de l’accomplissement du bien, et non pas seulement en vue de la vie en société ».
32. Politique, I, 1, 1252 a. « Même s’il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité, de toutes façons, c’est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender le bien de la cité ; car le bien est évidemment désirable quand c’est celui d’un particulier. Mais son caractère est plus beau et plus divin quand c’est celui d’un peuple, ou d’États entiers » (Ethique à Nicomaque, I, 1, 1094 b 5).
33. Politique, I, 2, 1252 b 29-30. Pour « vivre bien », deux choses sont nécessaires : la vertu et une suffisance raisonnable de biens matériels : « la vie la meilleure, pour un particulier ou pour les États, c’est celle qui est fondée sur la vertu quand une quantité suffisante de biens économiques permettent qu’on puisse participer aux actes conformes à la vertu » (Politique, VII, 1,1324 a). Nous en reparlerons.
34. CLEMENT Marcel, op. cit., p. 239.
35. Politique, III, 9, 1281 a.
36. Politique, III, 9, 1280 b 5. Aristote continue: « Par où l’on voit aussi que la vertu doit être l’objet du soin vigilant de l’État véritablement digne de ce nom et qui ne soit pas un État purement nominal, sans quoi la communauté devient une simple alliance, qui ne diffère des autres alliances conclues entre États vivant à part les uns des autres que par la position géographique ; et la loi n’est alors qu’une convention, elle est, suivant l’expression du sophiste Lycophron, une simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes, mais elle est impuissante à rendre les citoyens bons et justes ».
37. I, 5, 1097 a 15.
38. I, 5, 1097 a 30-1097 b.
39. I, 6, 1097 b 20.
40. Id..
41. Politique, III, 4, 1277 b 10.
42. Sociologue et philosophe allemand (1855-1936) in Communauté et société : catégories fondamentales de la sociologie pure, PUF, 1944, pp. 3-5.
43. Vocabulaire établi par F. et C. Khodoss, in Aristote, Morale et politique, Textes choisis, PUF, 1961, p. 192. Notons que ces auteurs ne respectent pas ce distinguo et traduisent konônia par cité !.
44. Ethique à Nicomaque, IX, 3..
45. Rhétorique, I, 10, 1368 b 8-9.
46. In Ethique et politique chez Aristote, PUF, 2000, notamment pp. 199-219 où l’auteur explique la nature et la fonction des lois selon le Stagirite. Nous suivrons son explication.
47. Rhétorique 13, 1373 b 5 sq.
48. Lalande relève 11 sens au mot nature et fait remarquer que « dès l’antiquité, ce mot présente toute la variété de significations qu’il a conservée chez les modernes ; et qu’en outre la plupart des écrivains l’emploient dans toutes ses acceptions. Il n’est pas rare de le rencontrer en deux sens différents à quelques lignes de distance, et parfois dans la même phrase ». Il conclut « qu’il y aurait grand avantage à réduire autant que possible l’usage de ce mot (…) ». Il propose donc d’employer, suivant les cas, « principe vital », « essence », « instinct », « tempérament », « univers », « déterminisme ». A propos de nature dans « lois de la nature » ou « droit naturel », qui désigne le principe fondamental de tout principe normatif et les règles idéales, parfaites, Lalande signale que ce sens « tend à tomber en désuétude » et que « s’il y a un principe suprême des jugements normatifs, il faut l’appeler du seul nom qui lui soit propre, le Bien, et ne pas entretenir par un terme équivoque la confusion traditionnelle des jugements de fait et des jugements de valeur ».
49. Politique, I, 2, 1252 b 30.
50. Economique, 1343 b 25-30.
51. Politique, I, 2, 1252 a 25-30.
52. Ethique à Nicomaque, VIII, 1, 1155 a 15.
53. Ethique à Nicomaque, VIII, 14, 1162 a 15. Notons qu’Aristote, dans le même ouvrage, condamne l’homosexualité et l’adultère (cf. BOUCHARD Guy, La « paideia » homosexuelle : Foucault, Platon et Aristote, www.bu.edu/wcp/Papers/Gend/GendBouc.htm)
54. Certains considéraient (Socrate et Platon) que « économie domestique, pouvoir sur l’esclave , pouvoir politique et pouvoir royal sont une seule et même chose » ; d’autres (certains sophistes) pensaient que « la puissance du maître sur l’esclave est contre nature, parce que c’est seulement la convention qui fait l’un esclave et l’autre libre, mais que selon la nature il n’y a entre eux aucune différence ; et c’est ce qui rend aussi cette distinction injuste, car elle repose sur la force ». (Politique, I, 3, 1253 b 15).
55. Politique, I, 6, 1255 b 5. Un peu plus haut, il écrit: « Ainsi, c’est la nature qui a distingué la femelle et l’esclave (la nature n’agit nullement à la façon mesquine des fabricants de couteaux de Delphes, mais elle affecte une seule chose à un seul usage ; car ainsi chaque instrument atteindra sa plus grande efficacité, s’il sert à une seule tâche et non à plusieurs). » (Id., I, 2, 1252 b).
56. Pour illustrer la « loi commune », Aristote cite l’exemple célèbre d’Antigone, dans la pièce qui lui est consacrée en 441 av. J.-C., par Sophocle (495(?)-405 ). Créon emporté par son pouvoir et son orgueil, interdit la sépulture au rebelle Polynice. Antigone outrepasse l’ordre et justifie la transgression de cette loi : « C’est que Zeus, à mes yeux, n’en était pas l’auteur, et qu’au foyer des dieux souterrains, la Justice n’a point de telles lois fait présent aux humains. J’ignorais qu’en vertu de tiennes ordonnances une simple mortelle eût droit de piétiner des principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point d’hier, mais de tout temps, vivantes lois dont nul ne connaît l’origine. » ( Episode II, v. 450-457). Aristote commente ce passage : « Une loi commune est celle qui vient de la nature, car il y a un juste et un injuste naturellement universels, que tous les peuples devinent sans qu’il y ait pour cela entre eux ni communication préalable ni convention. C’est là ce que dit littéralement l’Antigone de Sophocle quand elle soutient qu’il est juste d’ensevelir Polynice malgré la défense qui en a été faite, attendu que c’est là un droit de la nature. » (Rhétorique, I, 13, 2).
57. VERGNIERES Solange, op. cit., p. 201.
58. Politique, I, 5, 1254 b 10.
59. Comme le fait remarquer S. Vergnières, on ne peut pas parler de « droits naturels » de la personne parce qu’Aristote ne reconnaît pas la liberté comme caractère fondamental de la nature humaine.
60. Politique V, 1, 1301 b 36.
61. VERGNIERES S., op. cit., p. 204.
62. Politique, VII, 3, 1325 b.
63. Ethique à Nicomaque , V, 10, 1134 a 30-31.
64. Id., V, 10, 1134 b 18-19.
65. La justice naturelle est « celle qui a partout la même force et ne dépend pas de telle ou telle opinion ; légale, celle qui à l’origine peut être indifféremment ceci ou cela, mais qui une fois établie, s’impose (…).
   Certains sont d’avis (les sophistes pour qui l’injustice est naturelle et la justice le résultat d’un contrat) que toutes les prescriptions juridiques appartiennent à cette dernière catégorie, parce que, disent-ils, ce qui est naturel est immuable et a partout la même force (comme c’est le cas pour le feu, qui brûle également ici et en Perse), tandis que le droit est visiblement sujet à variations. Mais dire que le droit est essentiellement variable n’est pas exact d’une façon absolue, mais seulement en un sens déterminé. Certes, chez les dieux, pareille assertion n’est peut-être pas vraie du tout (entre eux, règne une justice immuable) ; dans le monde, du moins, bien qu’il existe aussi une certaine justice naturelle, tout dans ce domaine est cependant passible de changement ; néanmoins on peut distinguer ce qui est naturel et ce qui n’est pas naturel. Et parmi les choses qui ont la possibilité d’être autrement qu’elles ne sont, il est facile de voir quelles sortes de choses sont naturelles et quelles sont celles qui ne le sont pas mais reposent sur la loi et la convention, tout en étant les unes et les autres pareillement sujettes au changement ». (Ethique à Nicomaque, V, 10, 1134 b 15).
66. Ce sont les constitutions monarchiques, aristocratiques et démocratiques (en fait, Aristote désigne ce régime comme celui d’un État populaire constitutionnel) à ne pas confondre avec la tyrannie, l’oligarchie et la démagogie (qu’il appelle démocratie) qui sont le produit de leur corruption. Dans ces dérives despotiques, ce n’est plus la loi qui commande mais un seul homme, quelques-uns ou la masse.
67. C’est le contraire de ce que l’on voit chez Rousseau et, à sa suite, dans de États où le peuple est déclaré seul souverain. Le peuple souverain la constitution tandis que, pour Aristote, c’est la constitution qui peut légitimer la souveraineté du peuple.
68. Notons qu’en d’autres endroits, Aristote, très platonicien, insiste sur le fait que l’homme politique doit connaître le « juste en soi » qui lui permettra de déterminer le juste et le bon. Ce juste en soi est suspendu « aux essences premières existant par elles-mêmes selon leur nature éternelle » (cf. MAYET V., op. cit.).
69. Ethique à Nicomaque, V, 10, 1134 a 30, 1134 b.
70. Politique, III, 16, 1287 a 29-30.
71. A la fois « règle » et « raison » (KHODOSS F. et C., op. cit.).
72. Ethique à Nicomaque ,X, 9, 1180 a 21-22.
73. Politique, III, 16, 1287 a 32.
74. Cf. Politique, III, 16, 1287 b 18. Le magistrat est juste s’il juge conformément à la loi.
75. Politique III, 16, 1287 b 5-6.
76. La Constitution d’Athènes est la meilleure illustration de cette attitude.
77. Cette école de philosophie a été fondée au IIIe siècle av. J.-C. par Zénon de Cittium ; Cléanthe et Chrysippe. Ses plus illustres représentants sont certainement, au Ier siècle av. J.-C., Cicéron, au Ier siècle de notre ère, Sénèque, Epictète et Plutarque puis, au IIe siècle, l’empereur Marc-Aurèle. Sur l’influence exercée par le stoïcisme dans l’histoire de la philosophie, on peut lire BRIDOUX André, Le stoïcisme et son influence, Librairie philosophique Vrin, 1966, pp. 191-238.
78. LAGREE Jacqueline (professeur de philosophie à l’Université de Rennes 1), Le naturalisme stoïcien, Conférence au Lycée Chateaubriand, Rennes, 2-10-2001, sur http://perso.wanadoo.fr/chateaubriand/lagree.htm . On peut toutefois citer cet extrait du sophiste Antiphon (Ve s. av. J.-C.) : « Ceux qui sont de bonne famille, nous les respectons et les honorons ; ceux qui sont de chétives maisons, nous ne les respectons ni ne les honorons ; en quoi nous nous comportons comme des Barbares les uns vis-à-vis des autres. Le fait est que, par nature, nous sommes tous et en tout de naissance identique, Grecs et Barbares ; et il est permis de constater que les choses qui sont nécessaires de nécessité naturelle sont communes à tous les hommes (…). Aucun de nous n’a été distingué à l’origine comme Barbare ou comme grec : tous nous respirons l’air par la bouche et par les narines » (Fragments).
79. IIIe siècle. In Vies et opinions des philosophes, VII, 147.
80. Cette description ne doit pas nous induire ne erreur : les stoïciens identifient Dieu et la nature comme en témoignent ces extraits de Sénèque : « La nature a fait tout cela pour moi. Tu ne comprends pas qu’en prononçant ce nom tu ne fais que donner au dieu un autre nom ? qu’est-ce d’autre que la nature sinon Dieu et la raison divine, immanente à la totalité du monde ainsi qu’à ses parties ? De quelque nom qu’on puisse appeler Dieu pour caractériser sa puissance, ses noms peuvent être aussi nombreux que ses bienfaits. Il peut être appelé Providence, nature, monde, Destin, Hercule ou Mercure » (Des bienfaits (De beneficiis) IV, 7) ; « Veux-tu appeler Dieu la nature ? Tu ne pècheras point : c’est de lui en effet que naissent toutes choses. Veux-tu appeler Dieu le tout ? Tu ne te tromperas point. C’est de lui que tout a pris naissance, nous vivons de son souffle. Veux-tu voir en lui le monde ? Tu n’auras pas tort ; il est tout ce que tu vois, contenu tout entier dans ses œuvres et se soutenant par sa propre puissance » (Questions naturelles II, 45).
81. Reste, bien sûr, le problème de la liberté. L’homme soit accepte le destin, s’accorde à la raison universelle par son âme qui est une parcelle du feu divin en lui, soit se révolte et se met en marge de la grande cité que le monde forme.
82. SENEQUE, Lettres à Lucilius, 95, 52-53.
83. Id., 9, 17-18.
84. Ier s. ap. J.-C., in Cahier évangile (supplément), n°52, Vie et religions dans l’Empire romain, Cerf, pp. 77-78.
85. Environ 50-130. Entretiens IX, 1-10.
86. 106-43 av J.-C.. Pour établir la justice, il pense, comme Platon et comme l’histoire le lui a révélé, que l’action d’un homme supérieur peut être décisive. A défaut, la loi peut établir l’égalité de droit : « …​lorsque la multitude sans ressources était opprimée par les possesseurs de grandes richesses, on avait recours à un homme supérieur en vertu, qui, en garantissant les plus faibles de l’injustice et en établissant des règles d’équité, astreignait les grands comme les petits à un régime d’égalité de droits. L’établissement des lois eut les mêmes motifs que celui des rois ; on a toujours cherché l’égalité des droits : sans quoi il n’y aurait pas de droit du tout ; si l’on obtenait ce résultat grâce à un homme juste et honnête, l’on était satisfait ; mais quand on n’y réussissait pas, on inventa les lois qui tenaient toujours et avec tous un seul et même langage. Il est clair que l’on avait l’habitude de choisir, pour les mettre au pouvoir, les hommes qui avaient, dans la multitude, une grande réputation de justice ; si par surcroît on les tenait aussi pour prudents, il n’était rien que l’on pensait ne pouvoir atteindre sous leur autorité » (De officiis, XII, 41-42).
87. Tusculanes III, §7.
88. De natura deorum (Sur la nature des dieux), II, XXXIII, 85.
89. De legibus (Des lois), I, X, 28.
90. De republica, III.
91. In De officiis, III, VI. (Des devoirs).
92. Professeur de philosophie, auteur notamment de Morale et justice sociale, Seuil. Cf. http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/cicero.htm
93. Qui aujourd’hui peut sincèrement reprendre à son compte l’affirmation de Montesquieu : « Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime » (758). Sa justification peut paraître très stoïcienne: « Je suis homme avant d’être Français, je suis nécessairement homme et je ne suis Français que par hasard » (350) (Mes pensées, Folio, 2014 ).
94. Gaius (110-180), Ulpien (?-228) et Pomponius (IIe s).
95. In Lacoste, art. Droit.

⁢d. Dans le monde chrétien

Au début de l’ère chrétienne, la vie des croyants sera balisée par des textes comme ceux de la Didachè[1] et de la Didascalie[2] qui règlent la liturgie, la prière, les sacrements, l’organisation de la communauté et de la hiérarchie, touchent également la vie sociale et l’exercice de la charité. De tels documents s’appuient sur le décalogue, l’enseignement du Christ et des Apôtres.

Lorsqu’au IVe siècle, le christianisme devint religion officielle de l’empire, il apparut à quelques-uns que le droit romain dérivait pour l’essentiel du droit naturel « où l’on voyait maintenant l’expression des commandements de Dieu inscrits dans le cœur et la conscience de tous et transcrits dans la Bible, en particulier dans le décalogue et dans les béatitudes. Le droit civil et le droit des gens devinrent ainsi les moyens de confirmer les préceptes essentiels de la loi morale et naturelle ».⁠[3]

Dans un premier temps, celui du césaro-papisme, on vit entrer dans le droit romain des considérations touchant à la Trinité, aux sacrements, à la liturgie, aux hérésies, etc.⁠[4]. Quand, à partir du XIe siècle, on vit en Occident l’Église déterminée à s’émanciper du pouvoir temporel, c’est elle qui prétendit exercer une juridiction propre sur tout homme, chrétien ou non, dans les questions religieuses comme dans les questions civiles. Elle légiféra, par exemple, sur les héritages, les contrats, les crimes et délits moraux ou idéologiques. A partir du XIIe siècle se constitua le droit canon⁠[5] qui exerça une très grande influence sur le droit civil, le droit constitutionnel et le droit social. De plus, nombre de particuliers eurent recours aux tribunaux ecclésiastiques pour leurs affaires.

La mise au point décisive de saint Thomas

L’enseignement de saint Thomas sur la loi est incontournable car, comme nous le constaterons, il nourrit encore aujourd’hui la pensée de l’Église qui, à ce point de vue, est restée inchangée depuis l’analyse de l’illustre théologien.

Saint Thomas relit Aristote et Cicéron en partant de l’affirmation de l’existence d’un Dieu -Amour, personnel, origine et fin de toutes choses et en s’appuyant, comme le philosophe grec, sur les réalités terrestres observées et méditées.

Saint Thomas commence par définir la loi comme « une ordination de la raison en vue du bien commun, établie par celui qui a la charge de la communauté, et promulguée »[6] ; ou, autrement dit, « une règle fondée en raison (…), dirigeant vers le bien commun, sous l’impulsion du Prince, la communauté des citoyens à qui elle est promulguée »[7].

Notons, dans cette définition, l’importance de la raison. Déjà chez les Grecs et les Latins, nous l’avons vu, la raison était « considérée comme ce qu’il y a de plus divin dans l’homme »[8]. Elle l’est a fortiori pour un chrétien qui sait que l’homme a été créé à l’image de Dieu⁠[9]. La raison, en effet, seule est capable de discerner la fin des actes humains, surtout leur fin ultime, et de lui ordonner les moyens de l’atteindre ou, du moins, d’y tendre. La fin d’une cité, c’est le bien commun. Dans la cité, la raison législative est celle de celui qui représente la communauté et qui adhère à ce bien commun, celui que nous pouvons appeler le Prince, autrement dit, l’État, l’autorité légitime qui fera appliquer la loi.

Saint Thomas distingue ensuite les différentes sortes de lois : loi éternelle, loi naturelle, loi humaine, loi divine⁠[10] et loi de concupiscence⁠[11]. Comme saint Thomas, nous nous arrêterons principalement aux trois premières.

La loi éternelle

« …​de même qu’en tout artisan préexiste la raison des choses qui sont effectuées par son art, ainsi faut-il qu’en tout gouvernant préexiste la raison de l’ordre qui réglera les actes qu’auront à accomplir ceux qui sont soumis à son gouvernement. Et tout comme la raison des choses à faire par l’art reçoit le nom d’art ou d’exemplaire des œuvres réalisées, ainsi la raison directrice des actes sujets mérite le nom de loi, une fois assurés les autres éléments qui entrent dans la définition de la loi.

Or c’est par sagesse que Dieu est créateur de toutes les choses ; vis-à-vis desquelles il est comme un artisan vis-à-vis de ses œuvres. Il est aussi le gouverneur de tous les actes et de toutes les motions que l’on trouve en chacune des créatures.

Par conséquent, de même que la raison de la divine sagesse, en tant qu’elle a créé toutes choses, reçoit le nom d’art ou d’exemplaire ou d’idée, de même aussi la raison de la divine sagesse qui meut toutes choses à la fin qui leur est due, mérite-t-elle le nom de loi.

Il suit de là que la loi éternelle n’est rien autre que la raison de la divine sagesse, en tant qu’elle dirige tous les actes et toutes les motions. »[12] Cette loi n’est pas connaissable en elle-même mais on peut en connaître quelque chose par ses effets « car toute connaissance de la vérité est comme un reflet et une participation de la loi éternelle, qui est l’immuable vérité (…). Or la vérité, tous la connaissent de quelque façon, au moins quant aux principes communs de la loi naturelle. Pour le reste, ils participent à la connaissance de la vérité, les uns plus, les autres moins ; et par suite, ils connaissent aussi plus ou moins la loi éternelle ». ⁠[13]

Pour saint Thomas, « toutes lois, dans la mesure où elles participent d’une droite raison, dérivent de la loi éternelle ».⁠[14]

Si la loi éternelle est la raison du gouvernement divin, « tout ce qui est soumis au gouvernement divin, l’est aussi à la loi éternelle ; ce qui, au contraire, n’est pas soumis au gouvernement éternel, ne l’est pas davantage à la loi éternelle.

Cette distinction peut être éclairée par un exemple emprunté à ce qui nous concerne. Il n’y a, en effet, que ce qui peut être réalisé par l’homme qui soit soumis au gouvernement humain ; mais ce qui relève de la nature même de l’homme, échappe à ce gouvernement : par exemple que l’homme ait une âme ou soit doté de deux pieds et de deux mains. Ainsi donc est soumis à la loi éternelle tout ce qui se trouve dans les êtres créés par Dieu, qu’il s’agisse de choses nécessaires ou de choses contingentes. Mais ce qui se rapporte à la nature ou à l’essence divine, n’est pas sujet de la loi éternelle ; cela se confond plutôt avec cette loi même ».⁠[15]

Tous les êtres créés par Dieu sont soumis à la loi éternelle de deux manières : « suivant que la loi éternelle est participée sous forme de connaissance ; ou par mode d’action et de passivité, en tant que participée sous forme de principe interne d’activité. C’est précisément de cette seconde manière que les créatures sans raison sont soumises à la loi éternelle (…). Par ailleurs, la créature raisonnable tout en possédant ce qui lui est commun avec tous les autres êtres créés, a cependant en propre cet élément d’être douée de raison. C’est pourquoi elle se trouve être soumise à la loi éternelle à un double titre: d’abord, parce qu’elle a une certaine connaissance de la loi éternelle (…) ; et de plus parce qu’il existe en toute créature raisonnable un penchant naturel vers ce qui est conforme à la loi naturelle : « Nous sommes, en effet, naturellement enclins à être vertueux », dit Aristote ».⁠[16]

La loi naturelle

« La loi naturelle n’est pas autre chose qu’une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable ».⁠[17] Cette loi est à la fois divine c’est-à-dire inscrite en l’homme par Dieu mais humaine dans la mesure où elle est aussi œuvre de la raison. C’est ce qui explique sa permanence et ses éclipses.

Le principe fondateur de cette loi naturelle est qu’il faut faire le bien et éviter le mal : « de même que l’être est, en tout premier lieu, objet de connaissance proprement dite, de même le bien est la première notion saisie par la raison pratique qui est adaptée à l’action. En effet, tout ce qui agit, le fait en vue d’une fin qui a valeur de bien. C’est pourquoi le principe premier, pour la raison pratique, est celui qui se base sur la notion de bien, à savoir qu’il faut faire et rechercher le bien et éviter le mal. Tel est le premier précepte de la loi. C’est sur cet axiome que se fondent tous les autres préceptes de la loi naturelle (…). »⁠[18]

Quels sont-ils ? Le bien ayant valeur de fin, sont saisis comme des biens « toutes les choses auxquelles l’homme se sent porté naturellement (…) ». Et  »c’est selon l’ordre même des inclinations naturelles que se prend l’ordre des préceptes de la loi naturelle ».

Saint Thomas en énumère trois.

En tant qu’être, « l’homme se sent d’abord attiré à rechercher le bien correspondant à sa nature, en quoi il est semblable à toutes les autres substances : en ce sens que toute substance quelconque recherche la conservation de son être, selon sa nature propre. Selon cet instinct, tout ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire de cette vie, c’est-à-dire la mort, relèvent de la loi naturelle ».

En tant qu’animal, « en second lieu, il y a dans l’homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux, conformes à la nature, qui lui est commune avec les autres animaux. Ainsi, appartient à la loi naturelle ce que l’instinct naturel apprend à tous les animaux, par exemple l’union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc.. »

Puisqu’il est animal raisonnable, « en troisième lieu, on trouve dans l’homme un attrait vers le bien conforme à sa nature d’être raisonnable, qui lui est propre ; ainsi se sent-il un désir naturel de connaître la vérité sur Dieu et de vivre en société. En suite de quoi appartient à la loi naturelle tout ce qui relève de cet attrait propre : part exemple qu’il évite l’ignorance, ou ne fasse pas de tort à son prochain avec lequel il doit entretenir des rapports, et en général toute autre prescription de ce genre ».⁠[19]

Cette loi est-elle la même pour tous ? St Thomas répond que « la loi de nature est identique pour tous, dans ses premiers principes généraux, tout autant selon sa rectitude objective que selon la connaissance qu’on peut en avoir. Quant à certaines de ses applications particulières qui sont comme les conclusions des principes généraux, elle est identique pour tous dans la plupart des cas selon la rectitude objective et selon la connaissance qu’on en possède : toutefois, en quelques cas, elle peut comporter des exceptions, d’abord dans sa rectitude objective elle-même, à cause de certains obstacles spéciaux (de la même façon que les natures soumises à la génération et à la corruption manquent leurs effets, accidentellement, à raison des obstacles rencontrés) ; elle comporte encore des exceptions quant à la connaissance que l’on a d’elle-même ; c’est la conséquence de ce fait que certaines personnes ont une raison déformée par la passion, par une coutume perverse ou par une mauvaise disposition de la nature. Ainsi jadis, chez les peuples germains, le brigandage n’était pas considéré comme une iniquité, alors qu’il est expressément contraire à la loi naturelle ».⁠[20]

Il est intéressant de noter, à cet endroit, comment saint Thomas répond à ceux qui disent que la loi naturelle n’est pas unique pour tous dans la mesure où elle serait contenue dans la Loi et dans l’Évangile alors que tous ne leur obéissent pas. « Cette phrase, explique saint Thomas, ne doit pas être comprise en ce sens que tout ce qui est compris dans la loi mosaïque et dans l’Évangile, relève de la loi naturelle, puisque beaucoup de leurs prescriptions sont au-dessus de la nature ; mais en ce sens que tout ce qui est de la loi de nature s’y trouve pleinement exposé. Aussi bien Gratien, après avoir dit que « le droit naturel est celui qui est contenu dans la Loi et l’Évangile », ajoute immédiatement pour illustrer d’un exemple sa pensée : « En vertu de ce droit, chacun reçoit l’ordre de faire à autrui ce qu’il veut qu’on lui fasse à lui-même ». »[21]

Se pose alors la question de savoir si la loi de nature peut subir des modifications. La réponse de saint Thomas nous introduit tout doucement aux réflexions qu’il fera sur la loi humaine. En effet, la loi naturelle peut être changée de deux manières. « d’une part, on peut lui ajouter certaines prescriptions ; et rien n’empêche, en ce sens, que la loi naturelle subisse un changement. De fait, on a ajouté à la loi naturelle - soit par la loi divine, soit par les lois humaines, - beaucoup de choses qui sont utiles à la vie de l’homme. d’autre part, on peut concevoir un changement dans la loi naturelle, par mode de suppression, en ce sens qu’une prescription pourrait disparaître de la loi de la nature, alors qu’elle en faisait partie auparavant ? De cette manière, la loi de nature est absolument immuable, quant à ses préceptes premiers. Mais pour ses préceptes seconds dont nous avons dit (…) qu’ils étaient comme des conclusions propres toutes proches des premiers principes, la loi naturelle ne change pas, au point que son contenu ne soit toujours juste, au moins dans la plupart des cas. Toutefois, il peut y avoir, et à titre d’exception, en raison de certaines causes spéciales qui mettent obstacle à l’application de tels préceptes (…). »⁠[22]

La loi humaine

Avec Aristote, saint Thomas commence par affirmer la nécessité des lois « pour la paix et la vertu humaines (…). Ainsi s’exprime le Philosophe : « L’homme, s’il est parfaitement vertueux, est le meilleur des animaux ; mais s’il est privé de loi et de justice, il est le pire d’entre eux » ; car pour assouvir ses passions et ses cruautés, l’homme possède des armes dont les autres animaux sont dépourvus ».⁠[23]

Ceci dit, la question cruciale est de savoir si les lois humaines dérivent de la loi naturelle.

« Saint Augustin déclare : « Il ne semble pas que ce soit une loi, celle qui ne serait pas juste ». C’est pourquoi une loi n’a de valeur que dans la mesure où elle participe à la justice. Or dans les affaires humaines, une chose est dite « juste » du fait qu’elle est droite, conformément à la règle de la raison. Mais la règle première de la raison est la loi de nature, comme il ressort des articles précédents. Partant, toute loi portée par les hommes n’a valeur de loi que dans la mesure où elle dérive de la loi de nature. Si elle dévie, en quelque point, de la loi naturelle, ce n’est déjà plus une loi, mais une corruption de la loi.

Il faut savoir cependant qu’il y a une double dérivation de la loi naturelle : d’une part, comme des conclusions par rapport aux principes ; d’autre part, comme des déterminations quelconques de règles générales et indéterminées. Le premier mode ressemble à celui de diverses sciences où les conclusions démonstratives se tirent des principes. Quant au second mode, il ressemble à ce qui se passe dans les arts quand les modèles communs sont déterminés à une œuvre particulière ; tel est le cas de l’architecte qui doit préciser la détermination de la forme générale « maison » à telle ou telle forme d’habitation. En résumé, certaines dispositions légales dérivent des principes généraux de la loi naturelle à titre de conclusions : ainsi le précepte « il ne faut pas tuer » peut dériver comme une conclusion du principe : « il ne faut pas faire le mal ». Mais certaines dispositions légales dérivent des mêmes principes à titre de détermination : ainsi la loi de nature prescrit que celui qui commet une faute, soit puni ; mais qu’il soit puni de telle peine, cela est une détermination de la loi de nature.

On retrouve donc ces deux sortes de dispositions légales dans la loi humaine. Mais celles qui relèvent du premier mode, sont contenues dans la loi humaine non seulement comme prescrites par cette loi, mais elles tiennent une partie de leur pouvoir de la loi naturelle. Quant à celles qui répondent au deuxième mode, elles ne tiennent leur pouvoir que de la loi humaine seule ».⁠[24]

Un peu plus loin, saint Thomas divisera ce droit positif « en droit des gens et en droit civil, selon les deux manières dont un précepte peut dériver de la loi naturelle. Car au droit des gens se rattachent les préceptes qui dérivent de la loi naturelle par mode de conclusions dérivées des principes : tels que les jutes ventes et achats et autres choses semblables, sans lesquelles les hommes ne pourraient avoir aucune vie sociale ; ce qui est pourtant enraciné dans la loi naturelle, puisque l’homme est par nature un animal social. Quant aux préceptes qui dérivent de la loi naturelle par mode de détermination particulière, ils relèvent du droit civil, selon que chaque cité détermine ce qui est à sa convenance ».⁠[25] On a compris d’après la description de saint Thomas que ce qu’il appelle droit civil est aujourd’hui ce qu’on appelle droit positif au sens strict du terme.

Quoi qu’il en soit, le but de la loi humaine est le bien commun. « Or ce bien commun s’intègre d’une multitude. C’est pourquoi il faut que la loi vise une multitude et quant aux personnes, et quant aux affaires, et quant aux temps. De fait, la communauté de la cité est composée de nombreuses personnes, et son bien se réalise par des actions multiples ; et il n’est pas uniquement institué pour durer quelque temps, mais pour qu’il persévère par la succession des citoyens (…). »⁠[26] Ici apparaît très clairement le réalisme de saint Thomas qui sait que la loi doit faire le lien entre des principes dits intangibles, des situations concrètes mouvantes et particulières et le bien commun d’une société. C’est pourquoi on ne pourra pas confondre la loi humaine et la loi morale. « La mesure, explique saint Thomas, doit être homogène avec ce qui est mesuré (…) : il faut, en effet, des mesures diverses pour mesurer des réalités différentes. Il s’ensuit que les loi, elles aussi, doivent être imposées aux hommes suivant la condition de ceux-ci. Saint Isidore le déclare : « La loi doit être possible et selon la nature et selon la coutume du pays ». Par ailleurs, la puissance ou la faculté d’agir procède d’une aptitude intérieure résultant de l’exercice, ou encore d’une disposition du sujet : de fait, la même chose n’est pas possible pour celui qui ne possède pas l’habitus de la vertu et pour le vertueux ; de même qu’une même chose n’est pas possible pour l’enfant et pour l’homme fait. C’est pourquoi on ne porte pas une loi identique pour les enfants et pour les adultes : on permet aux enfants beaucoup de choses que l’‘on punit ou tout au moins que l’on blâme chez les adultes. Et pareillement, on permet aux hommes imparfaits beaucoup de choses que l’on ne peut tolérer chez les hommes vertueux.

Or la loi humaine est portée pour la masse des hommes, et la plupart d’entre eux ne sont point de vertu éprouvée. C’est pourquoi la loi humaine ne prohibe pas tous les vices dont les hommes vertueux s’abstiennent ; mais uniquement les plus graves, dont il est possible à la majeure partie des gens de s’abstenir ; et spécialement ceux qui tournent au dommage d’autrui. Sans la prohibition de ces vices-là, en effet, la vie en société serait impossible pour l’humanité ; aussi interdit-on, par la loi humaine, les assassinats, les vols et les autres crimes de ce genre ».⁠[27] De même que la loi humaine ne réprime pas tous les vices, elle n’a pas non plus à commander « tous les actes de toutes les vertus ; mais seulement ceux qui peuvent concourir au bien général, soit immédiatement, par exemple quand certains actes sont directement accomplis en vue du bien commun ; soit médiatement, par exemple quand le législateur porte certaines prescriptions ayant trait à la bonne discipline qui forme les citoyens au respect du bien commun, de la justice et de la paix ».⁠[28] Saint Thomas va même plus loin. Conscient que « la loi établie par les hommes contient des préceptes particuliers, selon les divers cas qui se présentent », que « la loi humaine ne peut pas être entièrement immuable » et que « la rectitude de la loi (…) est relative à l’utilité générale, à laquelle une chose unique et identique à elle-même n’est pas toujours adaptée », sachant aussi « qu’il semble naturel à la raison humaine de parvenir progressivement de l’imparfait au parfait »[29], saint Thomas n’hésite pas à se demander s’il faut toujours changer la loi humaine quand on trouve quelque chose de mieux. Voici sa réponse : « Nous avons dit à l’article précédent qu’une loi humaine était changée à juste titre dans la mesure où son changement profitait au bien public. Or la seule modification de la loi constitue, par elle-même, une sorte de préjudice à l’intérêt général. La raison en est que pour assurer l’observation des lois, l’accoutumance joue un rôle de premier ordre : à ce point que ce qui se fait contre la coutume générale, même s’il s’agit de choses de peu d’importance, paraît encore très grave. C’est pourquoi quand il s’opère un changement de loi, la force de la contrainte légale diminue dans la mesure même où la coutume a disparu. Telle est la raison pour laquelle la loi humaine ne doit jamais être changée, à moins que la compensation, apportée d’un côté au bien commun, équivaille au tort qui lui est porté par ailleurs. Ce cas se présente quand une utilité très grande et absolument évidente résulte d’un statut nouveau, ou encore quand il y a une nécessité extrême résultant de ce que la loi usuelle contient une iniquité manifeste, ou que son observation est très nuisible. Aussi est-il noté par le Jurisconsulte[30] que « dans les choses nouvelles à établir, l’utilité doit être évidente pour qu’on renonce au droit qui a longtemps été tenu pour équitable ». » ⁠[31]

A propos de la coutume, saint Thomas apporte une précision très intéressante dans le contexte de nos démocraties où la tendance est d’adapter la loi aux mœurs : « Il se peut (…) que par le moyen des actes surtout s’ils sont multipliés, comme c’est le cas de ceux qui créent une coutume, la loi soit modifiée ou expliquée, et même que des pratiques s’établissent qui obtiennent force de loi. Cela revient à dire que par les actes extérieurs multipliés, on exprime de façon très efficace et le mouvement intérieur de la volonté et la conception de la raison ; car, enfin, quand un acte se répète un grand nombre de fois, cela paraît bien émaner d’un jugement délibéré de la raison. Pour ce motif, la coutume a force de loi, supprime la loi et interprète la loi ». Il en conclut que « s’il s’agit d’une société libre capable de faire elle-même sa loi, il faut compter davantage sur le consentement unanime du peuple pour faire observer une disposition rendue manifeste par coutume, que sur l’autorité du chef qui n’a le pouvoir de faire des lois qu’au titre de représentant de la multitude. C’est pourquoi, encore que les individus pris isolément ne puissent pas faire de loi, cependant le peuple tout entier peut légiférer ». Il ne faut toutefois pas oublier, et la restriction est de taille, que « la loi naturelle et divine procède de la volonté divine (…). Elle ne peut pas, par conséquent, être changée par une coutume émanée de la volonté de l’homme, mais uniquement par l’autorité divine. Il s’ensuit qu’aucune coutume ne peut prévaloir contre la loi divine ou la loi naturelle »[32].

En somme, et très pratiquement, comment distinguera-t-on la loi juste de la loi injuste ? Commentant saint Thomas⁠[33], Ch. Journet nous l’explique : « La loi doit être juste à raison de sa fin, en étant ordonnée au bien commun ; à raison de son auteur, en n’excédant pas le pouvoir qui la promulgue ; à raison de sa forme, en répartissant proportionnellement les tâches en fonction du bien commun. Ces trois conditions doivent être réunies pour qu’une loi soit juste. De telles lois sont des leges legales, qui obligent dans le for de la conscience.

Les lois peuvent être injustes de deux manières. d’abord comme contraires au bien temporel ; lois visant le bien du parti au pouvoir au lieu du bien commun ; lois dépassant la compétence du pouvoir ; lois répartissant inégalement les tâches. Un seul de ces défauts suffit à rendre une loi injuste. De telles lois magis sunt violentiae quam leges. Elles n’obligent pas en conscience, si ce n’est en vue d’éviter un désordre ; ou plutôt, la loi d’éviter le désordre subsiste seule. Et il y a des lois contraires au bien éternel, prescrivant le meurtre ou la statolâtrie, qu’on ne saurait observer sous aucun prétexte »[34].

De saint Thomas à Jean-Paul II

La doctrine de saint Thomas sur les rapports entre loi éternelle, loi naturelle et loi humaine n’a pas cessé de fournir son ossature à la réflexion de l’Église.

Tout d’abord, celle-ci, à la suite d’Aristote et de saint Thomas, a clairement établi que le souci majeur des chrétiens engagé en politique devait être non le type de régime mais la nature de la loi.

Ainsi Léon XIII rappelle aux catholiques français qui rechignent devant la république, que le vrai terrain du combat politique est la loi: « Voilà précisément le terrain sur lequel, tout dissentiment politique mis à part, les gens de bien doivent s’unir comme un seul homme, pour combattre, par tous les moyens légaux et honnêtes, ces abus progressifs de la législation. Le respect que l’on doit aux pouvoirs constitués ne saurait l’interdire : il ne peut importer, ni le respect, ni beaucoup moins l’obéissance sans limites à toute mesure législative quelconque, édictée par ces mêmes pouvoirs. Que l’on ne l’oublie pas, la loi est une prescription ordonnée selon la raison et promulguée, pour le bien de la communauté, par ceux qui ont reçu à cette fin le dépôt du pouvoir ».⁠[35]

Et tout près de nous, la Catéchisme déclare : « Il est préférable que tout pouvoir soit équilibré par d’autres pouvoirs et par d’autres compétences qui le maintiennent dans de justes limites. C’est là le principe de l’État de droit » dans lequel la souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés arbitraires des hommes ».⁠[36]

A propos de la loi, maintenant, le Catéchisme reprend très exactement les termes de saint Thomas : « La législation humaine ne revêt le caractère de loi qu’autant qu’elle se conforme à la juste raison ; d’où il apparaît qu’elle tient sa vigueur de la loi éternelle. Dans la mesure où elle s’écarterait de la raison, il faudrait la déclarer injuste, car elle ne vérifierait pas la notion de loi ; elle serait plutôt une forme de violence ».⁠[37]

Dans sa description de la loi naturelle, le Catéchisme[38] s’appuie sur Gaudium et Spes[39], et Léon XIII garantissant ainsi la pérennité de la doctrine mais cite saint Thomas⁠[40] et puise, dans ses sources, des textes de saint Augustin⁠[41] et de Cicéron⁠[42]. Si la loi naturelle est universelle, son application, comme saint Thomas l’a montré, varie beaucoup : « elle peut requérir une réflexion adaptée à la multiplicité des conditions de vie, selon les lieux, selon les époques, et les circonstances. Néanmoins, dans la diversité des cultures, la loi naturelle demeure comme une règle reliant entre eux les hommes et leur imposant, au-delà des différences inévitables, des principes communs ».

Elle est immuable et permanente : « elle subsiste sous le flux des idées et des mœurs et en soutient le progrès. Les règles qui l’expriment demeurent substantiellement valables. Même si l’on renie jusqu’à ses principes, on ne peut pas la détruire ni l’enlever du cœur de l’homme. Toujours elle resurgit dans la vie des individus et des sociétés »[43].

La loi naturelle sert de fondement aux règles morales, « pose aussi la base morale indispensable pour l’édification de la communauté des hommes. Elle procure enfin la base nécessaire à la loi civile qui se rattache à elle, soit par une réflexion qui tire les conclusions de ses principes, soit par les additions de nature positive et juridique ». Il faut éviter toutefois de confondre morale et droit. Certes, ils ne sont pas radicalement séparables car, écrit un moraliste, « comme le droit a pour visée cet ordre juste des relations humaines qui est, du point de vue philosophique, l’objet de la vertu morale de justice, il est clair que, dans cette mesure, l’ordre juridique s’intègre dans l’ordre moral, dès lors qu’il contribue à préciser la rectitude d’un certain type de comportements (le rapport à l’État, la pratique du commerce, l’emploi d’ouvriers, l’acquisition d’un véhicule, l’exercice d’une profession, etc.).(…) Véhiculant certaines valeurs morales et précisant certains aspects de leur incarnation historique, le droit positif n’est donc pas séparable de l’ordre moral, lequel, inversement, a besoin de l’ordre juridique afin de pénétrer efficacement les mœurs humaines effectives »[44]. Ceci dit, il est clair aussi que les deux ordres ne coïncident pas. L’obligation légale, en fait, « ne doit porter que sur les normes morales les plus indispensables à la vie en société ». La morale perdrait de son côté son sens si toutes ses dispositions étaient sanctionnées juridiquement. Où serait la liberté ? Il faut donc trouver un équilibre pour que « le droit positif aide l’exigence morale à se réaliser concrètement, mais avec la discrétion et la réserve suffisantes pour que la vie morale demeure, substantiellement, le fruit d’un engagement libre. «⁠[45] Non seulement, le domaine du droit positif est plus restreint que celui de la morale puisqu’il s’intéresse à la justice c’est-à-dire à la situation de l’homme en société⁠[46], mais, de plus, droit positif et morale « abordent l’agir humain sous des angles différents » : « le premier s’occupe « plutôt » du for externe du comportement et la seconde « plutôt » du for interne de la conscience ». Il s’agit, bien sûr, « d’une priorité et non d’une exclusive »[47].

Il faudrait encore préciser que le droit naturel  »occupe une position médiane entre l’ordre moral et l’ordre politique ». Le droit naturel est « l’aspect explicitement social (…) de la loi naturelle » et le « droit positif bien compris, prolonge et incarne les exigences du droit naturel ».⁠[48]

Mais revenons au Catéchisme qui, pour terminer, fait remarquer, et ceci est très important, que « les préceptes de la loi naturelle ne sont pas perçus par tous d’une manière claire et immédiate. Dans la situation actuelle, la grâce et la révélation sont nécessaires à l’homme pécheur pour que les vérités religieuses et morales puissent être connues « de tous et sans difficulté, avec une ferme certitude et sans mélange d’erreur »[49]. La loi naturelle procure à la loi révélée et à la grâce une assise préparée par Dieu et accordée à l’œuvre de l’Esprit ».

La loi naturelle, donc, est constituée d’orientations générales dont le contenu se précisera suivant les situations historiques variées et changeantes, mais elle contient aussi des normes morales précises, immuables et inconditionnées. Elle est, rappelons-le aussi, le « le fondement sur lequel repose la doctrine sociale de l’Église »[50]

­­ La personne humaine étant le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales, la société doit protéger les valeurs humaines fondamentales d’autant plus que le droit et la morale ne se confondent pas.

Quant aux lois de la société, elles ne sont pas une fin en soi : elles sont au service de l’homme et de la communauté dans laquelle il vit. A travers les divers systèmes juridiques positifs, elles s’efforcent donc de se perfectionner en respectant toujours mieux les normes inscrites dans la nature humaine.

Ce rapprochement constant des lois positives et de la loi naturelle est source de bienfaits.

Tout d’abord, il garantit seul la vie d’une société qui respecte l’homme intégral, le défende et le protège au-delà de la pluralité des croyances, des idéologies et des philosophies. Sans référence à la loi naturelle, les communautés, organismes, états, cités, activités diverses s’écroulent ou se déshumanisent. Le mépris des valeurs humaines fondamentales sape l’ordre social et menace l’homme lui-même au plus profond de sa dignité.

Il garantit, ensuite, par la fidélité à la vérité sur l’homme et aux exigences morales qui en découlent, une unité fondamentale. Celle-ci passe avant tout pluralisme et, seule, permet au pluralisme d’être non seulement légitime mais aussi souhaitable et fécond.

Enfin, il accroît la communicabilité entre les différents systèmes à travers le monde et offre les bases d’une civilisation universelle.

La relation nécessaire de la loi positive à une loi qui la dépasse, la mesure et l’ordonne à la raison divine, se trouve dans tout l’enseignement des pontifes contemporains.

Dans son célèbre Radio-message de Noël 1944, Pie XII écrit : « L’ordre absolu des vivants et la fin même de l’homme - de l’homme libre, sujet de devoirs et de droits inviolables, de l’homme origine et fin de la société - regardent aussi la cité comme communauté nécessaire et dotée de l’autorité ; sans celle-ci pas d’existence, pas de vie pour le groupe…​ Suivant la droite raison et surtout la foi chrétienne, cet ordre de toute chose ne peut avoir d’autre origine qu’en Dieu, être personnel et notre Créateur à tous ; par conséquent les pouvoirs publics reçoivent leur dignité de ce qu’ils participent d’une certaine façon à l’autorité de Dieu lui-même ».

Ce thème est omniprésent dans Pacem in terris où Jean XXIII le rappelle à plusieurs reprises : « Pourtant le Créateur du monde a inscrit l’ordre au plus intime des hommes : ordre que la conscience leur révèle et leur enjoint de respecter : « Ils montrent gravé dans leur cœur le contenu même de la Loi, tandis que leur conscience y ajoute son témoignage » (Rm 2, 15). Comment n’en irait-il pas ainsi, puisque toutes les œuvres de Dieu reflètent son infinie sagesse, et la reflètent d’autant plus clairement qu’elles sont plus élevées dans l’échelle des êtres (cf. Ps 18, 8-11) »[51].

« Dans la vie en société, tout droit conféré à une personne par la nature crée chez les autres un devoir, celui de reconnaître et de respecter ce droit. Tout droit essentiel de l’homme emprunte en effet sa force impérative à la loi naturelle qui le donne et qui impose l’obligation correspondante. Ceux qui, dans la revendication de leurs droits, oublient leurs devoirs ou ne les remplissent qu’imparfaitement risquent de démolir d’une main ce qu’ils construisent de l’autre »[52].

« Il ne faut pas penser pour autant que l’autorité soit libre de toute sujétion ; au contraire, comme elle procède de la faculté de commander selon la raison droite, c’est à juste titre que l’on considère qu’elle tire sa force d’obligation de l’ordre des mœurs, lequel à son tour a Dieu pour principe et fin.«⁠[53]

« Puisque la faculté de commander est exigée par l’ordre des choses incorporelles et émane de Dieu, s’il arrive aux dirigeants de la chose publique d’édicter des lois ou de prescrire quelque chose contre ce même ordre, et par conséquent contre la volonté de Dieu, alors ni ces lois ni ces autorisations ne peuvent obliger les consciences des citoyens ; car « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Ac 5,29) » ; bien plus, en pareil cas, l’autorité cesse d’être elle-même et dégénère en oppression ; selon l’enseignement de saint Thomas d’Aquin : « La loi humaine n’a raison de loi qu’autant qu’elle se conforme à la raison droite ; et à ce titre il est manifeste qu’elle dérive de la loi éternelle. Mais dans la mesure où elle s’écarte de la raison, elle est déclarée une loi inique, et dès lors n’a plus raison de loi, mais est plutôt une forme de violence » (I-II, 93, 3, ad 2) »[54].

Dans tous les dossiers délicats de l’heure, l’Église ne cessera de rappeler que la loi n’est pas le pur et simple produit de la volonté humaine mais qu’elle doit tenir compte de valeurs, de droits, de principes qui échappent au caprice humain.

Ainsi, parlant de la démocratie, nous l’avons vu, Jean-Paul II déclare sans ambages qu’« il ne peut y avoir de vraie démocratie si l’on ne reconnaît pas la dignité de toute personne et si l’on ne respecte pas les droits. »[55] Le prince moderne ressemble à Ponce Pilate, le sceptique, qui demande « qu’est-ce que la vérité ?…​ » et s’en remet à la foule⁠[56]. C’est ainsi que naît un système totalitaire : « Le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu’au bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les droits des autres…​ Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État. la majorité d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l’opprimer, l’exploiter, ou pour tenter de l’anéantir ».⁠[57] Ces lignes de Jean-Paul II pourraient servir de commentaire à l’aventure d’Antigone…​

Et le Saint Père insiste : « Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - la première d’entre elles étant le marxisme -, un risque non moins grave apparaît aujourd’hui à cause de la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de l’absorption dans le cadre politique de l’aspiration religieuse qui réside dans le cœur de tout être humain: c’est le risque de l’alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile toute référence morale sure et la prive, plus radicalement, de l’acceptation de la vérité. »[58]

« L’Église apprécie le système démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun. Cependant, l’Église ne peut approuver la constitution de groupes dirigeants restreints qui usurpent le pouvoir de l’État au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques.

Une démocratie authentique n’est possible que dans un État de droit et sur la base d’une conception correcte de la personne humaine. Elle requiert la réalisation des conditions nécessaires pour la promotion des personnes, par l’éducation et la formation à un vrai idéal, et aussi l’épanouissement de la « personnalité » de la société, par la création de structures de participation et de coresponsabilité. On tend à affirmer aujourd’hui que l’agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l’attitude fondamentale accordées aux formes démocratiques de la vie politique…​ A ce propos, il faut observer que, s’il n’existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l’action politique, les idées et les convictions peuvent être exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire. »[59]

A propos des contrats de vie commune, le cardinal Tettamanzi dénoncera le piège du pragmatisme : « Trop souvent, les états modernes recherchent à travers alliances et coalitions de forces politiques diverses un certain équilibre où chaque partie puisse, dans une certaine mesure, se retrouver. Ce souci pragmatique s’exprime au détriment de principes fondamentaux. On peut affirmer que bien des maux actuels dérivent de ce pragmatisme. Les états manquent de projets clairvoyants et solides dans la mesure où de tels projets supposent une réflexion sur les valeurs. Nos contemporains y sont indifférents ou relativisent toute notion de valeur au nom de la liberté et de la démocratie ». Il y a certes une distinction entre loi morale et loi civile mais « la distinction n’est pas synonyme de séparation, et encore moins de contradiction. (…) La loi est légitime si elle n’est pas en contradiction avec la loi naturelle. La loi doit prendre acte de certaines situations existant dans la société. Elle doit être même tolérante mais elle ne peut se limiter à enregistrer les situations, à les accepter, à les légaliser. La compréhension n’implique pas nécessairement la justification. La loi a une tâche éducative, pédagogique, une tâche de promotion morale »[60].

A propos de la loi dépénalisant l’avortement, les évêques belges déclareront : « …​on avance qu’une bonne démocratie doit limiter au maximum les interventions de l’autorité publique dans la vie privée des citoyens. elle doit promouvoir la liberté des personnes et non pas s’y substituer. C’est à cet impératif que répondrait la nouvelle loi. Mais l’exercice de la liberté des personnes privées trouve sa limite dans les droits fondamentaux des autres, en premier lieu dans leur droit à la vie. L’acte d’un individu ne peut supprimer volontairement la vie d’un autre. Une démocratie authentique doit fermement protéger le droit à l’existence de chacun »[61]

Plus radicalement, Jean-Paul II rappelle que « …​tuer directement et volontairement un être humain innocent est toujours gravement immoral. Cette doctrine, fondée sur la loi non écrite que tout homme découvre dans son cœur à la lumière de la raison (cf. Rm 2, 14-15), est réaffirmée par la Sainte Écriture, transmise par la Tradition de l’Église et enseignée par le Magistère ordinaire et universel »[62].

Réfléchissant à « la manière dont l’État organise par des lois la vie publique », le cardinal Danneels s’inquiète du « fossé grandissant » entre la pratique législative actuelle de l’État et « les convictions privées des citoyens.(…)

Seul un consensus de base sur les grands principes de la morale et sur un code de valeurs essentielles peut fournir ici la solution ».[63]

Les chrétiens se trouvent donc en porte-à-faux avec la manière dont la loi est conçue aujourd’hui dans une optique agnostique et sceptique. Le divorce est tel, comme le faisait remarquer Jean-Paul II, « que ceux qui sont convaincus de connaître la vérité et qui lui donnent une ferme adhésion ne sont pas dignes de confiance du point de vue démocratique, parce qu’ils n’acceptent pas que la vérité soit déterminée par la majorité, ou bien qu’elle diffère selon les divers équilibres politiques »[64].

Aujourd’hui, contrairement à ce que les philosophes anciens, païens ou chrétiens, ont établi, la loi se veut strictement positive sans référence à la loi naturelle telle qu’elle a été définie.

Histoire d’une rupture

Chez Platon comme chez Aristote, la pensée politique est dominée par l’idée de fin. Chaque être est appelée par nature à la réalisation d’une fin qui lui est propre. L’homme est appelé par nature à devenir ce qu’il est, c’est-à-dire toujours plus homme. C’est en cela que consiste la vertu : accomplir sa propre nature. Dès lors, le bon régime est celui qui permet à l’homme de devenir vertueux, d’accomplir sa nature.

Saint Thomas reprend cette idée mais la corrige. Vu le poids du péché originel, la nature ne peut parvenir par elle-même à l’achèvement de sa fin. Elle a besoin de la grâce. d’autre part, tandis que chez Platon comme chez Aristote, malheureusement, tous les hommes n’ont pas la même finalité essentielle et que tous ne peuvent être des citoyens à part entière, saint Thomas insiste sur le fait que l’homme, quel qu’il soit, n’atteint son bien qu’en communauté. Le rôle de la loi est donc d’ajuster les actions individuelles au bien commun.

Malgré les différences signalées, la réflexion des trois penseurs, comme celle des stoïciens, est dominée par cette idée de bien à réaliser. Un bien que la raison peut objectivement définir, un bien d’ordre moral qui mesure la loi positive.

Cet édifice lentement mûri à travers les siècles, va subir divers assauts⁠[65].

La contestation de la loi naturelle

Par le nominalisme

[66]

Très tôt, la conception thomiste sera combattue par Dun Scot⁠[67] puis par Guillaume d’Ockham⁠[68]. Le premier, par exemple, considérera que, dans les 10 « commandements », seuls les trois premiers sont de loi naturelle, les autres étant contingents.

Par le scepticisme

Au 16e siècle, Montaigne défendra l’idée que « …​notre devoir n’a d’autre règle que fortuite (…). La vérité doit avoir un visage pareil et universel. (…) Il n’est rien sujet à plus continuelle agitation que les lois. (…)

Que nous dira donc en cette nécessité la philosophie ? Que nous suivions les lois de notre pays ?[69] c’est-à-dire cette mer flottante des opinions d’un peuple ou d’un prince qui me peindront la justice d’autant de couleurs et la réformeront en autant de visages qu’il y aura en eux de changements de passion ? (…)

Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ?

Mais ils sont plaisants quand, pour donner quelque certitude aux lois, ils disent qu’il y en a certaines fermes, perpétuelles et immuables, qu’ils nomment naturelles, qui sont empreintes dans l’humain genre par la condition de leur propre essence. Et de celles-là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins : signe que c’est une marque aussi douteuse que le reste. Or ils sont si infortunés (car comment puis-je nommer autrement cela qu’infortune, que d’un nombre de lois si infini il ne s’en trouve pas au moins une que la fortune et le hasard du sort ait permis être universellement reçue par le consentement de toutes les nations ?), ils sont, dis-je, si misérables que de ces trois ou quatre lois choisie il n’y en a une seule qui ne soit contredite et désavouée, non par une nation mais par plusieurs. Or c’est le seul signe vraisemblable, par lequel ils puissent prouver quelques lois naturelles, que l’universalité de l’approbation. Car ce que nature nous aurait véritablement ordonné nous l’ensuivrions sans doute d’un commun consentement. Et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentirait la force et la violence que lui ferait celui qui le voudrait pousser au contraire de cette loi.(…)

Le meurtre des enfants, meurtre des pères, trafic de voleries, licence à toutes sortes de voluptés, il n’est rien en somme si extrême qui ne se trouve reçu par l’usage de quelque nation.

Il est croyable qu’il y a des lois naturelles, comme il se voit chez les autres créatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingérant partout de maîtriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance. »[70]

A sa suite, au XVIIe siècle, Pascal⁠[71] écrira, copiant parfois son modèle : « …Sur quoi fondera-t-il l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de quelque particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? Il l’ignore.

Certainement, s’il la connaissait, il n’aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes : que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples, et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps ; au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité, en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession, les lois fondamentales changent ; le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà.

Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles, communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au delà de l’eau, et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune contre lui ?

Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu (…). »⁠[72]

La contestation du bien comme fin de la politique

Pour Machiavel⁠[73], il n’y a plus de science politique dans la mesure où il n’y a plus de règles générales mais des faits particuliers qui nous obligent sans cesse à inventer et à nous adapter. L’action doit réussir indépendamment d’un bien en soi. Tout n’est plus qu’une qustion de moyens à trouver ou à choisir pour la réussite de l’entreprise.

La politique rompt avec la morale. Seul compte l’intérêt de l’État qui se confond avec la personne du Prince.

Il n’est pas inutile de relire quelques extraits du célèbre chapitre XVIII du Prince qui illustre parfaitement le changement radical de perspective⁠[74]:

« Chacun entend assez qu’il est fort louable à un prince de maintenir sa foi[75] et vivre en intégrité, non pas avec des ruses et tromperies. Néanmoins on voit par expérience de notre temps que ces princes se sont faits grands qui n’ont pas tenu grand compte de leur foi, et qui ont su par ruse circonvenir l’esprit des hommes, et à la fin ils ont surpassé ceux qui se sont fondés sur la loyauté.

Il faut donc savoir qu’il y a deux manières de combattre, l’une par les lois, l’autre par la force : la première sorte est propre aux hommes, la seconde propre aux bêtes ; mais comme la première bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde. Ce pourquoi est nécessaire au prince de savoir bien pratiquer la bête et l’homme. (…) Il faut qu’un prince sache user de l’une ou l’autre nature, et que l’une sans l’autre n’est pas durable. Puis donc qu’un prince doit savoir bien user de la bête, il en doit choisir le renard et le lion ; (…) renard pour connaître les filets, et lion pour faire peur aux loups. Ceux qui simplement veulent faire les lions, ils n’y entendent rien. Partant le sage seigneur ne peut garder sa foi si cette observance lui tourne à rebours, et que les causes qui l’ont induit à promesse soient éteintes. d’autant que si les hommes étaient tous gens de bien, mon précepte serait nul, mais comme ils sont méchants et qu’ils ne te la garderaient pas, toi non plus tu n’as pas à la leur garder. Et jamais n’a eu défaut d’excuses légitimes pour colorer son manque de foi ; et s’en pourraient alléguer infinis exemples du temps présent, montrant combien de paix, combien de promesses ont été faites en vain et mises à néant par l’infidélité des princes, et qu’à celui qui a mieux su faire le renard, ses affaires vont mieux. Mais il est besoin de savoir bien colorer cette nature, bien feindre et déguiser ; et les hommes sont tant simples et obéissent tant aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper.⁠[76]

(…) Il n’est (…) pas nécessaire à un prince d’avoir toutes les qualités dessus nommées, mais bien il faut qu’il paraisse les avoir. Et même, j’oserai bien dire que, s’il les a et qu’il les observe toujours, elles lui portent dommage ; mais faisant beau semblant de les avoir, alors elles sont profitables ; comme de sembler être pitoyable, fidèle, humain, intègre, religieux ; et de l’être, mais arrêtant alors ton esprit à cela que, s’il faut ne l’être point, tu puisses et saches user du contraire. Et il faut aussi noter qu’un prince, surtout quand il est nouveau, il ne peut bonnement observer toutes ces conditions par lesquelles on est estimé homme de bien ; car il est souvent contraint, pour maintenir ses États, d’agir contre sa parole, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion. Ce pourquoi il faut qu’il ait l’entendement prêt à tourner selon que les vents de fortune et variations des choses lui commandent, et, comme j’ai déjà dit, ne s’éloigner pas du bien, s’il peut, mais savoir entrer au mal, s’il y a nécessité.

Le prince doit donc soigneusement prendre garde que jamais ne lui sorte de la bouche propos qui ne soit plein des cinq qualités que j’ai dessus nommées, et sembler, à qui l’oit et voit, toute miséricorde, toute fidélité, toute intégrité, toute religion. Et n’y a chose plus nécessaire que de sembler posséder cette dernière qualité. Les hommes, en général, jugent plutôt aux yeux qu’aux mains, car chacun peut voir facilement, mais sentir, bien peu. Tout le monde voit bien ce que tu sembles, mais bien peu ont le sentiment de ce que tu es ; et ces peu-là n’osent contredire à l’opinion du grand nombre, qui ont de leur côté la majesté de l’État qui les soutient ; et pour les actions de tous les hommes et spécialement des princes (car là on n’en peut appeler à autre juge), on regarde quel a été le succès. qu’un prince donc se propose pour son but de vaincre, et de maintenir l’État : les moyens seront toujours estimés honorables et loués de chacun ; car le vulgaire ne juge que de ce qu’il voit et de ce qui advient ; or, en ce monde il n’y a que le vulgaire ; et le petit nombre ne compte point, quand le grand nombre a de quoi s’appuyer »[77].

Machiavel sait ce qu’est le bien et le mal. Mais le souci de l’efficacité le conduit à conseiller de les utiliser indifféremment en fonction seulement du but à atteindre. Et pour la simple raison que cette pratique existe et que les hommes sont « méchants ». Qui plus est, il recommande d’utiliser uniquement le bien en « image », pour le paraître dans la mesure où la plupart ne jugent que sur les apparences et sur les résultats. Cette page cynique mais lucide de Machiavel semble bien expliquer pourquoi tant de politiciens corrompus gardent les faveurs d’un public qui ne retient que la bonhomie manifestée et les services rendus.

La référence à une autre « nature »

Hobbes

Il est impératif d’évoquer une fois de plus la pensée de Thomas Hobbes⁠[78] qui, dans son célèbre Léviathan[79] va, selon les meilleurs spécialistes⁠[80], jeter les bases de la « modernité » politique.,

Hobbes décrit l’homme dans l’ »état de nature » qui est une sorte d’état primitif avant toute organisation sociale⁠[81]. La nature a fait les hommes égaux dans leurs aptitudes et dans leurs désirs. Désirant la même chose, ils deviennent ennemis. Se méfiant les uns des autres, ils se font la guerre, préoccupés de préserver leur vie et, pour cela, d’étendre leur pouvoir. Dans cette guerre de tous contre tous, il n’y a pas d’injustice puisqu’il n’y a pas de loi. En effet, « aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas entendus sur la personne qui doit la faire »[82].

La nature a doté l’homme d’un droit, « droit de nature, que les auteurs appellent généralement jus naturale ». C’est « la liberté qu’a chacun d’user, comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, en conséquence de faire tout ce qu’il considérera, selon son jugement et sa raison propres, comme le moyen le mieux adapté à cette fin. »[83] Pour atteindre la paix et vivre en sécurité, il faut que les hommes se dessaisissent mutuellement de leur droit en l’abandonnant, par contrat, à un « Léviathan »⁠[84] qui est l’instance suprême rassemblant tous les pouvoirs cédés qu’il exercera rationnellement pour maintenir la paix.

Cette recherche de paix et ce dessaisissement mutuel sont deux « lois de nature » dont « découle une troisième qui est celle-ci : que les hommes s’acquittent de leurs conventions, une fois qu’ils les ont passées. Sans quoi les conventions sont sans valeur, et ne sont que paroles vides ; et le droit de tous sur toutes choses subsistant, on est encore dans l’état de guerre.

Et c’est en cette loi de nature que consiste la source de la justice. Car là où nulle convention n’est intervenue antérieurement, aucun droit n’a été transmis, et chacun a un droit sur toute chose. En conséquence, aucun ne peut être injuste. Mais quand une convention est faite, alors il est injuste de l’enfreindre. Car la définition de l’injustice n’est rien d’autre que la non-exécution des conventions. Est juste tout ce qui n’est pas injuste ».⁠[85]

Tout ce qui précède se résume bien dans ce texte où Hobbes décrit la génération de la République telle qu’il la souhaite:

« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir, et toute leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par règle de la majorité, en une seule volonté. Cela revient à dire : désigner un homme, ou une assemblée, pour assumer leur personnalité ; et que chacun s’avoue et se reconnaisse comme l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité commune, celui qui a ainsi assumé leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté et son jugement à la volonté et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. Cela va plus loin que le consensus, ou concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République, en latin Civitas. Telle est la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car en vertu de cette autorité qu’il a reçue de chaque individu de la République, l’emploi lui est conféré d’un tel pouvoir et d’une telle force, que l’effroi qu’ils inspirent lui permet de modeler les volontés de tous, en vue de la paix à l’intérieur et de l’aide mutuelle contre les ennemis de l’extérieur. En lui réside l’essence de la République, qui se définit : une personne unique telle qu’une grande multitude d’hommes se sont faits, chacun d’entre eux, par des conventions mutuelles qu’ils ont passées l’un avec l’autre, l’auteur de ses actions, afin qu’elle use de la force et des ressources de tous, comme elle le jugera expédient, en vue de leur paix et de leur commune défense.

Le dépositaire de cette personnalité est appelé Souverain, et l’on dit qu’il possède le pouvoir souverain ; tout autre homme est son sujet ».⁠[86]

Ce Souverain, Hobbes le présentera aussi comme le Représentant puisque chacun doit se retrouver en lui. Inutile de dire que ce Souverain ainsi défini, ne peut être ni déchu, ni contesté.⁠[87]

Comme Bossuet cherchait dans les Écritures des arguments pour justifier la monarchie absolue française, Hobbes va longuement et minutieusement scruter aussi les textes sacrés pour conforter son point de vue. On ne sera pas étonné d’apprendre que Dieu lui apparaît essentiellement sous l’aspect de sa puissance : « c’est en vertu de cette puissance qu’il appartient naturellement au Dieu tout-puissant d’exercer la royauté sur les hommes, et le droit de les affliger à son gré ; non comme créateur et dispensateur de faveurs, mais comme tout-puissant »[88]. Considérant, par ailleurs, que Dieu a fait un pacte avec Abraham puis avec Moïse, il affirmera que le « royaume de Dieu est un royaume civil »[89], la souveraineté de Dieu étant instituée par un pacte (les lois apportée du Sinaï par Moïse) sur un peuple particulier. Disparaît ainsi la différence entre royaume temporel et royaume spirituel. Disparaît aussi l’idée d’une église universelle : « il n’est pas sur terre d’église universelle, à laquelle tous les chrétiens soient tenus d’obéir : en effet, il n’est pas de pouvoir sur terre auquel toutes les autres Républiques soient assujetties ?. Il y a des Chrétiens dans les empires des différents princes et États ; mais chacun d’entre eux est assujetti à la république dont il est lui-même membre, et, par conséquent, une église, j’entends une église ayant pouvoir d’ordonner, de juger, d’absoudre, de condamner, ou d’accomplir toute autre action, ne diffère en rien d’une République civile constituée de Chrétiens ; on l’appelle état civil, en considération que ses sujets sont des hommes , et église, en considération de ce que ce sont des Chrétiens. Gouvernement temporel et gouvernement spirituel, ce sont là deux mots qu’on a introduits dans le monde afin que les hommes voient double et se méprennent sur leur souverain légitime. Sans doute, les corps des fidèles, après la résurrection, seront non seulement spirituels, mais éternels ; mais dans cette vie ils sont grossiers et corruptibles. En conséquence il n’y a pas d’autre gouvernement en cette vie, ni de l’État, ni de la religion, qui ne soient temporels ; ni d’enseignement d’une doctrine quelconque auquel il soit légitime, pour un sujet de s’adonner, sui celui qui gouverne en même temps l’État et la religion l’a interdit. Et ce gouverneur doit être unique : autrement il s’ensuivra nécessairement des factions et la guerre civile dans la République entre l’église et l’État ; entre les spiritualistes et les temporalistes, entre le glaive de la justice et le bouclier de la foi, et, qui plus est, dans le cœur de tout homme chrétien, entre le Chrétien et l’homme. »[90]

Le souverain civil est le « pasteur suprême » et c’est de lui « que découle le droit de tous les autres pasteurs d’enseigner, prêcher, et, en général, d’exercer toutes les activités qui relèvent de cette fonction ; et (…) ils ne sont que ses ministres, de même que les magistrats municipaux, les juges des cours de justice et le commandant des armées ne sont que les ministres de celui qui est le magistrat de toute la République, le juge de toutes les causes, et le chef de toutes les forces armées ; et celui-là c’est toujours le souverain civil ».⁠[91] « Par cette indivisibilité du droit politique et ecclésiastique chez les souverains chrétiens, il est évident qu’ils ont sur leurs sujets toute espèce de pouvoir qui peut être donné à l’homme pour le gouvernement des actions extérieures des hommes, tant en politique qu’en religion, et qu’il leur est loisible de faire les lois qu’ils jugeront eux-mêmes les plus appropriées pour le gouvernement de leurs propres sujets, car ceux-ci sont à la fois la république et l’Église : en effet, l’État et l’Église sont composés des mêmes hommes. (…) Ceux qui sont les représentants du peuple chrétien sont les représentants de l’Église : car une Église et la République d’un peuple chrétien, c’est tout un ».⁠[92]

On ne peut plus fermement établir la puissance totale du souverain ni la nécessité de l’obéissance.

La lecture biblique de Hobbes est politique⁠[93] et polémique dans la mesure où elle est, on ne s’en étonnera pas, une mise en question de l’Église romaine. Et toute sa pensée est un renversement est total par rapport à la pensée gréco-chrétienne.⁠[94]

La nature ne désigne plus l’achèvement de l’homme, ce qui doit être mais désigne ce qu’il y a en lui de primitif, de sauvage.

Chez Aristote et saint Thomas, par nature, l’homme est un être social et recherche un bien. En politique, il s’agira de réaliser le bien commun et tous les hommes participant à la même nature, sont capables, en principe, d’accéder à la gestion de la Cité.

Chez Hobbes, les hommes sont des individus séparés et l’accord entre les hommes, il le dit lui-même, n’est pas naturel, « venant seulement des conventions, (il) est artificiel »[95]. Le but de la politique n’est plus de rechercher un bien mais d’éviter le mal de la guerre. La politique, par ailleurs, est l’affaire exclusive du Souverain, homme ou assemblée, spécialiste, pourrait-on dire, de la gestion politique.

Quant à la loi, elle n’a plus comme balise l’exigence morale qui caractérisait la nature humaine (devenir ce que l’on est, réaliser sa fin). Elle ne vise pas le bien moral. Au contraire, « c’est la loi civile qui est la mesure des actions bonnes ou mauvaises ; et (…) C’est le législateur (lequel est toujours le représentant de la République) qui en est le juge »[96]. Le but de la loi est d’éliminer la guerre et de permettre aux individus de se réaliser comme individus. Comme la loi n’est que pure convention, nous sommes désormais en plein positivisme juridique : toute loi est valable à condition qu’elle soit énoncée par l’autorité qui a le pouvoir de la faire respecter. L’objet du droit est, comme dit Pierre Manent, de « rendre compossibles les libertés »[97].

On pourrait pour simplifier la confrontation, dire que, dans la perspective gréco-chrétienne, la pensée politique prend une dimension verticale, préoccupée qu’elle est de réaliser le bien, quelque définition qu’en donnent les philosophes, tandis que les modernes, renonçant à toute transcendance, sont attachés comme Hobbes et Rousseau⁠[98], à trouver le meilleur moyen de faire vivre ensemble des hommes libres et égaux. Si l’on veut, le bien n’est plus le bien commun des anciens, mais la liberté et l’égalité : « Si l’on recherche, écrit Rousseau, en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à deux objets principaux, la liberté et l’égalité : la liberté parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’État ; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle »[99]. Remplaçons « toute dépendance particulière » par « toute aliénation », on entrevoit la société communiste, sa puissance étatique et, contrairement à ce que Rousseau pensait, la destruction d’une liberté authentique par l’obsession de l’égalitarisme.

A propos de la liberté, précisément, on s’étonne souvent que le système de Hobbes, comme celui de Rousseau que nous avons étudié précédemment aboutissent à des conceptions étatiques totalitaires. Mais, est-il possible de concevoir, comme nous l’avons déjà remarqué plusieurs fois, la liberté sans la vérité, de préserver la liberté sans réfléchir aux biens auxquels elle doit s’ordonner sous peine de s’autodétruire ?

Chez Hobbes comme chez Rousseau, une illusion de liberté est entretenue par l’idée que, pour le premier, je me retrouve dans le Représentant puisque je lui ai abandonné mon pouvoir et, pour le second, que la volonté générale est bien ma volonté. Les individus sont tenus ensemble par le « haut », par l’autorité structurante. On aboutit, pourrait-on dire aussi, à une liberté négative dans la mesure où l’essentiel est d’empêcher que l’autre m’impose son pouvoir, entrave le chemin que je me suis choisi. C’est très clair chez Locke pour qui la fin de la société civile est « de remédier aux inconvénients qui se trouvent dans l’état de nature, et qui naissent de la liberté où chacun est, d’être juge dans sa propre cause ; et dans cette vue d’établir une certaine autorité publique et approuvée, à laquelle chaque membre de la société puisse appeler et avoir recours, pour des injures reçues, ou pour des disputes et d es procès qui peuvent s’élever, et être obligés d’obéir (…) »⁠[100]. Désormais, les mots « philia », solidarité, civilisation de l’amour, sonnent creux dans cette société d’individus confédérés contractuellement, soucieux avant tout de leurs droits.

Spinoza

[101]

Le philosophe hollandais a lu Hobbes. Il va se différencier de lui sur certains points mais nous allons retrouver dans le Tractatus theologico-politicus[102], une démarche semblable.

Spinoza part d’une définition nouvelle du droit naturel qui, selon lui, « désigne tout simplement les règles de la nature de chaque type réel, suivant lesquelles nous concevons chacun d’entre eux comme naturellement déterminé à exister et à agir d’une certaine manière. Par exemple, les poissons sont déterminés, de par leur nature, à nager et les plus gros à manger les petits ; en conséquence, les poissons sont maîtres de l’eau et les plus gros mangent les petits, d’après un droit naturel souverain. (…) Le droit de chacun s’étend jusqu’aux bornes de la puissance limitée dont il dispose. Nous formulerons donc ici la loi suprême de la nature : toute réalité naturelle tend à persévérer dans son état, dans la mesure de l’effort qui lui est propre, sans tenir compte de quelque autre que ce soit. (…) Le droit naturel de chaque homme est donc déterminé non par la saine raison, mais par le désir et la puissance. (…) Il s’ensuit que la loi d’institution naturelle, sous laquelle tous les hommes naissent et, pour la plupart vivent, n’interdit aucune action, à l’exception de celles que nul ne désirerait ni ne pourrait accomplir »[103] .

On conçoit aisément que les hommes, suivant leur droit « d’exister et d’agir », livrés à leur plaisir, aux « lois de la convoitise »[104] risquent de vivre dans la crainte de l’autre et, sans entraide, dans la misère. Ils vont donc, pour trouver la sécurité et par intérêt, passer un pacte entre eux et constituer une société. Perdront-ils ou trahiront-ils, pour autant, leur droit naturel ? Non. « Voici (…) de quelle façon une société humaine peut se constituer et tout engagement être toujours strictement respecté, sans que le droit naturel des individus s’y oppose le moins du monde. Il suffit que chaque individu transfère la puissance totale dont il jouit à cette société ; ainsi, elle seule détiendra le droit naturel souverain en tous domaines, c’est-à-dire la souveraine autorité à laquelle tout homme se verra dans l’obligation d’obéir, soit du fait de son libre choix, soit de crainte du châtiment. (…) Donc, à moins que nous ne voulions nous comporter en ennemis de l’État et aller contre la raison qui nous conseille de maintenir cet État de toutes nos forces, nous sommes dans l’obligation d’exécuter rigoureusement tous les ordres de la souveraine Puissance, fussent-ils d’une extrême absurdité »[105]. Spinoza nous rassure immédiatement en montrant qu’il y a vraiment peu de chances qu’une telle extrémité se produise surtout dans un régime démocratique mais le principe est établi de la nécessité d’obéir à l’autorité publique. Le citoyen n’y perd pas son être ni sa liberté : « le sujet (…) accomplit sur l’ordre de la souveraine Puissance des actions, visant à l’intérêt général et qui sont par conséquent aussi dans son intérêt particulier. (…) Dans la démocratie, en effet, nul individu humain ne transfère son droit naturel à un autre individu (au profit duquel, dès lors, il accepterait de ne plus être consulté). Il le transfère à la totalité de la société dont il fait partie ; les individus demeurent ainsi tous égaux, comme naguère dans l’état de nature »[106].

La position de Spinoza est plus radicale que ne le sera celle de Rousseau dans la mesure où, même s’il préfère la démocratie⁠[107], sa description vaut, en principe, pour tout régime qui, en vertu de sa puissance, doit être obéi. En effet, « quelle que soit la personne détentrice de la puissance souveraine, la situation est invariable ; peu importe qu’Elle s’identifie à un individu, à quelques individus, à tous les individus, il est évident qu’elle jouit du droit souverain de commander tout ce qu’elle veut. De plus, quiconque a, de force ou de plein gré, transféré à une certaine personne sa puissance de se défendre, a sans aucun doute fait abandon de son droit naturel et, par conséquent, a décidé d’obéir en tout à cette personne ; il reste dans l’obligation de ne rien changer à son attitude aussi longtemps que le roi, ou les nobles, ou le peuple continuent à jouir de la puissance souveraine (sur l’acceptation de laquelle par lui reposait le transfert de droit). (…) La violation de droit, par suite, ne se conçoit que dans l’état de société. Mais jamais elle ne saurait être imputée à la souveraine Puissance de l’État considéré - la souveraine puissance ayant le droit de se conduire comme il lui plaît à l’égard de ses sujets ? La violation de droit au sein d’un État ne peut avoir lieu qu’entre des particuliers, astreints par la loi à ne pas se porter tort l’un à l’autre »[108].

qu’en est-il dans cet état, du droit divin et de la religion ?

Pour Spinoza, l’état de nature est antérieur à la religion et « la nature n’a jamais enseigné à personne que l’homme est obligé d’obéir à Dieu ; aucune réflexion raisonnable même ne saurait le lui apprendre. Seule la révélation, confirmée par des signes, est en mesure de le faire. Par conséquent, avant la révélation, nul ne saurait être obligé par le droit divin, dont il ne saurait avoir aucune connaissance. On se gardera donc bien de confondre l’état de nature avec l’état de religion, c’est-à-dire qu’il faudra concevoir le premier comme étranger à la religion et à la loi, ainsi, par suite, qu’à la faute et à la violation de droit. » C’est à partir du moment où les hommes ont conclu un pacte avec Dieu qu’ils promettent d’obéir au droit divin fruit unique d’une révélation⁠[109]. Et s’il y a conflit entre ce droit divin et la souveraine Puissance de l’État, qui doit l’emporter ? « Supposons, explique Spinoza, que la souveraine Puissance refuse d’obéir à Dieu dans le domaine du droit divin révélé, elle en aurait la liberté stricte, au risque d’en devoir subir quelque préjudice ; du moins, nul droit positif ni naturel ne s’y opposerait. Le droit positif dépend, en effet, exclusivement de son vouloir à elle ; quant au droit naturel, il dépend des lois de la nature échappant à tout rapport avec la religion (dont l’unique objet est l’intérêt humain), mais accordées avec l’ordonnance de la nature entière (c’est-à-dire le vouloir éternel de Dieu, inconnu de nous). »[110] Il en découle très logiquement que « la souveraine Puissance qui, tant en vertu du droit divin que du droit naturel, a la charge de conserver et protéger la législation de l’État, dispose du droit souverain de prendre, concernant la religion, toutes les mesures jugées opportunes ; d’autre part, tous les individus sont obligés d’obéir aux décisions prises et aux ordres donnés par elle, s’ils ne veulent point manquer à la fidélité civique, dont Dieu ordonne le respect rigoureux »[111].

Telle est la souveraine Puissance à laquelle les particuliers ont transféré leur propre puissance. Mais ce transfert ne peut être parfait ou intégral : « Nul ne saurait, de son propre chef, non plus que contraint, transférer à qui que ce soit la totalité de son droit naturel, ni son aptitude à raisonner et juger librement en toute circonstance. (…) En effet, tout homme jouit d’une pleine indépendance en matière de pensée et de croyance ; jamais, fût-ce de bon gré, il ne saurait aliéner ce droit individuel »[112]. Comment marier alors le droit que la souveraine Puissance exerce en tout domaine et ce droit individuel irrépressible ? Spinoza va résoudre le problème en séparant pensée et action. Il rappelle que les hommes ont voulu, par le pacte initial, ne plus vivre dans la crainte mais être libre en toute sécurité. Si tous les hommes avaient continué à agir « sous l’impulsion de leur décision personnelle », les affrontements auraient été inévitables ! En passant à l’état de société, ils ont établi que « toute puissance de décision devait, à l’avenir, prendre son origine soit en la collectivité même de tous les membres de la société, soit en quelques-uns, soit en un seul d’entre eux ». Ainsi, « chaque individu a bien renoncé à son droit d’agir selon son propre vouloir, mais il n’a rien aliéné de son droit de raisonner, ni de juger. (…) Nul ne saurait, sans menacer le droit de la souveraine Puissance, accomplir une action quelconque contre le vouloir de celle-ci ; mais les exigences de la vie en une société organisée n’interdisent à personne de penser, de juger et, par suite, de s’exprimer spontanément. A condition que chacun se contente d’exprimer ou d’enseigner sa pensée en ne faisant appel qu’aux ressources du raisonnement et s’abstienne de chercher appui sur la ruse, la colère, la haine ; enfin, à la condition qu’il ne se flatte pas d’introduire la moindre mesure nouvelle dans l’État, sous l’unique garantie de son propre vouloir ». Pour éviter donc toute dislocation du corps social, il suffit que chaque individu « laisse à l’Autorité politique toute décision active, puis qu’il n’entreprenne jamais rien contre la mesure adoptée par elle. »[113] Plus précisément encore, en démocratie, « sachant qu’ils ne peuvent tous former toujours la même opinion, (les citoyens) s’engagent à faire appliquer celle autour de laquelle le nombre le plus grand de suffrages se sera rallié (…). »[114] Et « si l’on a résolu d’assurer à la communauté la plus grande sécurité possible, il faut que toute la ferveur dévote ou la religion se réduisent à la pratique de la justice et à celle de la charité[115] ; il faut que la législation de la souveraine Puissance, tant dans le domaine sacré que dans le domaine profane, vise exclusivement les actions des sujets, mais par ailleurs, ménage à chacun la liberté de pensée et d’expression ».⁠[116]

Rousseau

Désormais, le contrat remplace la loi naturelle telle qu’elle fut définie, et consacre le positivisme juridique. Nous venons de le voir dans le Léviathan et dans le Tractatus theologico-politicus, nous l’avons vu aussi, rappelons-nous, dans le Contrat social où J.-J. Rousseau nous dit très clairement que « les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le peuple, soumis aux lois, en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société ».⁠[117]

Après avoir distingué trois sortes de lois, lois politiques, les lois civiles et les lois criminelles, Rousseau en ajoute une quatrième : « A ces trois sortes de lois il s’en joint une quatrième, la plus importante de toutes, qui ne se grave ni sur le marbre, ni sur l’airain, mais dans les cœurs des citoyens ; qui fait la véritable constitution de l’État ; qui prend tous les jours de nouvelles forces ; qui lorsque les autres lois vieillissent ou s’éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un peuple dans l’esprit de son institution, et substitue insensiblement la force de l’habitude à celle de l’autorité ». Le lecteur un peu distrait pourrait croire que cette loi gravée dans le cœur est bien la loi naturelle. En effet, de saint Augustin à Jean-Paul II, c’est ainsi qu’elle fut présentée. Mais Rousseau balaie immédiatement notre espoir: « Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de l’opinion ; partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres ; partie dont le grand législateur s’occupe en secret, tandis qu’il paraît se borner à des règlements particuliers, qui ne sont que le cintre de la voûte, dont les mœurs, plus lentes à naître, forment enfin l’inébranlable clef ».⁠[118] Nos politiques et nos juristes modernes n’ont-ils pas bien compris la leçon de Rousseau, eux qui sont bien soucieux d’adapter les lois aux mœurs et à l’opinion ?

Le positivisme contemporain

Le positivisme inauguré par ces ancêtres des XVIIe et XVIIIe siècles culmine, à l’époque contemporaine, dans l’œuvre d’Hans Kelsen⁠[119] dont la pensée a exercé et exerce encore aujourd’hui une influence majeure.

En bref, Kelsen proclame l’autonomie du droit dégagé de tout élément qui ne serait pas juridique, qu’il soit psychologique, sociologique, politique, éthique ou religieux. Le droit est donc exclusivement et purement positif.

Se pose alors la question que l’on peut poser à tout positiviste: comment garantir la validité objective de la norme ? La réponse de Kelsen est simple : elle est strictement liée à la procédure de sa formation. Une norme est valide « si elle est conforme à la norme supérieure de la procédure selon laquelle elle a été posée ». Conforme à cette norme ou, du moins, compatible avec elle, « ce qui veut dire que la loi doit être formellement conforme à la constitution, le décret d’application doit être formellement conforme à la loi, l’arrêté doit être formellement conforme au décret, la décision juridictionnelle doit respecter la procédure, etc.. »

Cette conception identifie évidemment le droit à l’État. L’expression « État de droit » trouve donc son sens plénier et désigne « un ordre juridique positif dans lequel le pouvoir ne peut être exercé que dans la forme juridique par des dirigeants juridiquement désignés sur des dirigés juridiquement définis ».

Le droit n’est plus qu’une technique de régulation au service de l’État.

Toutefois, une question se pose encore : chaque norme ne pouvant trouver sa validité que dans la norme supérieure, sur quoi se fonde la validité de la Constitution qui se trouve au sommet de cette pyramide de normes hiérarchisées ?

Pour Kelsen, la Constitution est une fiction à laquelle on doit obéir. On ne peut, pour lui, la justifier moralement ou religieusement. L’obéissance à la Constitution est une « nécessité fonctionnelle ».⁠[120]

Enfin, entre le droit interne et le droit international, qui a la préséance ? La réponse de Kelsen ne surprendra pas si l’on se souvient de sa logique hiérarchique. Le droit international est supérieur aux droits internes qui, depuis la fondation de l’ONU, doivent respecter ses normes.  »Les constitutions des États ne sont valides que si leurs gouvernements sont légitimes parce qu’effectifs, c’est-à-dire parce qu’opérationnels pour faire appliquer le droit international »[121].

Comment ce droit international se constitue-t-il actuellement ? Respecte-t-il des normes ? De quelle nature ? Quels sont les enjeux de cette prééminence du doit international ? Telles sont les questions qui restent en suspens et que nous aborderons plus loin.


1. Cette présentation de la « Doctrine des Apôtres » a été écrite à la fin du 1er siècle ou vers 120.
2. Ce corpus de droit ecclésiastique intitulé « Enseignement des douze apôtres », a été écrit au IIIe siècle.
3. WITTE J., article Droit, in Lacoste, op. cit.. L’auteur continue : « Quant à savoir exactement quels préceptes devaient ainsi prendre valeur juridique, ce fut un problème dont les théologiens ne cessèrent de discuter à partir de la fin du IVe siècle. »
4. C’est le cas du Codex Theodosianus (438), du Corpus iuris civilis de Justinien (534) ou encore des Novellae constitutiones, c’est-à-dire les nouvelles constitutions établies par les empereurs après la publication de leurs Codes. On peut citer, par exemple, les Novellae de Justinien qui furent décrétées entre 534 et 565 date de sa mort.
5. On cite le Décret de Gratien qui vers 1140 recueillit les plus anciennes règles. Au sens strict, le droit canonique ou droit canon désigne « l’ensemble du droit qui organise l’activité de l’Église catholique et des Églises orthodoxes. Les Églises issues de la Réforme parlent plutôt de « discipline ». » (Lacoste).
6. Somme théologique, Ia-IIae, qu 90, a. 4.
7. Jean de la Croix Kaelin, o.p., in Saint Thomas d’Aquin, Les lois, Aurore, Téqui, 1998, pp. 36-37.
8. CICERON, De finibus, V, 38.
9. Comme le fait remarquer Patrick de Laubier, il est piquant de constater que « l’Église, dont le message surnaturel était contesté hier au nom de la raison, se trouve aujourd’hui en position de défendre la raison face à des gnoses irrationnelles ou à un pragmatisme aveugle asservi à la technique » (In St Thomas d’Aquin, Les lois, op. cit., p. 19).
10. La loi éternelle est, bien sûr, une loi divine mais saint Thomas appelle strictement loi divine - que certains commentateurs, pour éviter la confusion, ont appelé loi divine positive - la loi qui régit la société surnaturelle. Il s’agit à la fois de la loi ancienne et de la loi nouvelle révélée par Dieu lui-même aux hommes pour les aider à se réaliser en Dieu.
11. Il s’agit de la sensualité qui est vraiment une loi chez les animaux mais qui, chez les hommes, n’est pas proprement une loi, « mais plutôt une déviation de la loi de la raison » (Ia IIae qu. 91 art. 6).
12. Ia IIae qu. 93 art. 1. Notons avec Jean de la Croix Kaelin (op. cit., p. 116) qu’ »à proprement parler, la loi éternelle n’est pas la providence divine, mais son principe (…) ». Notons aussi que l’idée de loi éternelle n’est pas tout à fait étrangère aux païens, comme nous l’avons vu chez les stoïciens.
13. Ia IIae qu. 93 art. 2.
14. Ia IIae qu. 93 art. 3. En voici la démonstration : « la loi inclut la notion d’une « raison directrice » des actes vers leur fin. Or c’est un principe dans toutes les chaînes de moteur que la vertu du moteur second dérive de la vertu du moteur premier ; car le second moteur ne meut pas, sinon dans la mesure qu’il est mû par le premier. d’où chez tous les gouvernants, nous observons de même que la « raison de gouvernement » passe du premier gouvernant au suivant : comme la raison de ce qu’il y a à faire dans la cité va par le précepte du roi aux administrateurs subalternes. Et dans les arts et métiers aussi, la raison des travaux à exécuter passe de l’architecte aux artisans inférieurs qui œuvrent de leurs mains.
   Or la loi éternelle est la « raison de gouvernement » dans le gouverneur suprême ; il est donc nécessaire que toutes les « raisons de gouvernement » qui sont dans les gouvernants inférieurs dérivent de la loi éternelle. »
15. Ia IIae qu. 93 art. 4.
16. Ia IIae qu. 93 art. 6. St Thomas précise que si « les bons sont parfaitement régis par la loi éternelle », les méchants lui sont certes soumis aussi mais d’une manière imparfaite pour ce qui regarde leurs actes, puisque c’est d’une manière imparfaite qu’ils connaissent le bien et se sentent portés vers lui ».
17. Ia IIae qu. 91 art. 2.
18. Ia IIae qu.94 art. 2.
19. Id..
20. Ia IIae qu. 94 art 4. Dans le même ordre d’esprit, saint thomas se demandera si la loi de nature peut être effacée du cœur de l’homme, par le péché par exemple. Saint Thomas rappelle qu’ »appartiennent à la loi naturelle d’abord quelques principes les plus généraux qui sont connus de tout le monde ; ensuite quelques préceptes secondaires, plus particuliers, qui sont comme les conclusions tenant de près à ces principes. Quant aux principes généraux, la loi naturelle ne peut d’aucune façon être effacée du cœur des hommes, au moins en sa teneur générale. Elle se voit pourtant éclipsée quand il s’agit d’une action particulière à réaliser, en ce sens que la raison est empêchée d’appliquer le principe général au cas particulier dont il s’agit, à cause de la concupiscence ou d’une passion quelconque. - Quant aux préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du cœur des hommes, soit en raison des propagandes perverses , de la même façon dont les erreurs se glissent dans les sciences spéculatives au sujet de conclusions nécessaires ; soit comme conséquences de coutumes dépravées et d’habitudes de corruption morale ». (Id., art. 6).
21. Id., sol. 1.
22. Ia IIae qu. 94 art. 5.
23. Ia IIae qu. 95 art. 1.
24. Ia IIae qu. 95 art. 2.
25. Ia IIae qu. 95 art 4.
26. Ia IIae qu. 96 art 1.
27. Ia IIae qu. 96 art. 2.
28. Ia IIae qu. 96 art. 3.
29. Ia IIae qu.97 art. 1.
30. Il s’agit de Cicéron.
31. IIae qu. 97 art 2.
32. Ia IIae qu. 97 art. 3.
33. Ia IIae qu. 96a art. 4.
34. JOURNET Ch., Exigences chrétiennes en politique, Egloff, 1945, pp. 218-219.
35. Au milieu des sollicitudes, 1892.
36. CEC 1904 (reprend textuellement CA 44 où Jean-Paul II rappelait que « Léon XIII n’ignorait pas qu’il faut une saine théorie de l’État pour assurer le développement normal des activités humaines, des activités spirituelles et matérielles, indispensables les unes et les autres. A ce sujet, dans un passage de Rerum Novarum, il expose l’organisation de la société en trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, et cela représentait alors une nouveauté dans l’enseignement de l’Église. Cette structure reflète une conception réaliste de la nature sociale de l’homme qui requiert une législation adaptée pour protéger la liberté de tous. Dans cette perspective, il est préférable que tout pouvoir soit équilibré par d’autres pouvoirs et par d’autres compétences qui le maintiennent dans de justes limites. C’est là le principe de l’ »état de droit », dans lequel la souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés arbitraires des hommes »).
37. CEC 1902, § 2.
38. CEC 1954-1960.
39. GS 10 et 89 § 1.
40. « La loi naturelle n’est rien d’autre que la lumière de l’intelligence mise en nous par Dieu ; par elle, nous connaissons ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter. Cette lumière ou cette loi, Dieu l’a donnée à la création » (Collationes in decem praeceptis, 1).
41. « Où donc ces règles sont-elles inscrites, sinon dans le livre de cette lumière qu’on appelle la Vérité ? C’est là qu’est écrite toute loi juste, c’est de là qu’elle passe dans le cœur de l’homme qui accomplit la justice, non qu’elle émigre en lui, mais elle y pose son empreinte, à la manière d’un sceau qui d’une bague passe à la cire, mais sans quitter la bague » (De Trinitate 14,15,21).
42. « Il existe certes une vraie loi, c’est la droite raison ; elle est conforme à la nature chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute. (…) C’est un sacrilège que de la remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer une seule disposition ; quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la possibilité » (De republica 3,22,33).
43. « Le vol est assurément puni par ta loi, Seigneur, et par la loi qui est écrite dans le cœur de l’homme et que l’iniquité elle-même n’efface pas » (Confessions 2,4,9).
44. LEONARD A.-M., Le fondement de la morale, Cerf, 1991, p. 287.
45. Id., p. 288.
46. L’auteur explique que la vertu morale de justice vise « non point d’abord le perfectionnement moral du sujet lui-même (comme le font les autres vertus), mais l’harmonie des relations humaines ». La justice est « la vertu qui nous incline à rendre à chacun ce qui est sien (…), c’est-à-dire ce qui lui revient (…) ». Et cet impératif de la justice « découle de l’impératif catégorique concret en lequel culmine la morale générale, à savoir l’impératif de l’amitié universelle par laquelle nous voulons que chacun devienne davantage lui-même et s’épanouisse librement ». La justice donc « n’est pas encore l’amitié, car l’unité qu’elle établit demeure extérieure, mais elle pose les conditions préalables requises pour une amitié authentique. » (Op. cit., pp. 275-276).
47. Id., pp. 289-290.
48. Id., pp. 275-279. A.-M. Léonard ajoute que, dans le sens classique, le « droit des gens » exprime « ce que, en tout lieu et en tout temps, généralement parlant, la conscience a reconnu comme s’imposant à elle et que la raison a consacré par des lois ou des coutumes, parmi les normes du droit naturel. Le droit des gens ressortit donc matériellement au droit naturel, mais formellement, dans la mesure où il implique une législation ou du moins une sanction coutumière, il relève du droit positif. Il est la part du droit positif qui sanctionne des exigences du droit naturel lui-même ou, inversement, il est la part du droit naturel que les nations ont jugé opportun de couler formellement comme telle en des dispositions légales. Le droit des gens est ainsi la traduction immédiate du droit naturel dans le droit positif, ce qui a pour conséquence qu’il représente généralement ce qu’il y a de commun entre les divers droits nationaux, pour ainsi dire le fonds juridique commun de l’humanité ». L’auteur ajoute immédiatement qu ‘à l’époque moderne, cette notion de « droit des gens » a subi une profonde mutation en étant identifiée à celle du droit international ». (op. cit., p. 277).
49. PIE XII, Humani generis.
50. PIE XII in Allocution aux membres du congrès des études humanistes, 25-9-1949.
51. N° 5.
52. N° 30.
53. N° 47.
54. N°51.
55. Evangelium vitae (EV), n°101.
56. Cf. Jn 18, 38-40.
57. CA, n°44.
58. VS, n° 101.
59. CA, n°46 .
60. In OR 15-9-98, p. 7.
61. Déclaration, mai 1990, in DC n° 2009, 1er juillet 1990, p. 665.
62. EV, n° 57.
63. L’Église et les défis du troisième millénaire, in DC n° 2269, 5 mai 2002, pp. 443-444.
64. CA, n° 46.
65. Notons que déjà dans l’antiquité, à la question : la justice existe-t-elle en soi, ou non ? Epicure répondait : « La justice n’existe pas en elle-même, elle est un contrat conclu entre les sociétés, dans n’importe quel lieu et à n’importe quelle époque, pour ne pas causer et pour ne pas subir de dommages ». (Maxime XXXIII, in Doctrines et maximes, Herman & Cie, 1925.
66. « Au sens strict, le nominalisme est la théorie selon laquelle il n’y a rien hors de l’esprit humain qui corresponde aux termes généraux tels que « homme » ou « être vivant » » (Lacoste). Mais si homme n’est qu’un nom, peut-on encore parler de nature humaine ?
67. V. 1265-1308.
68. V. 1285-1347.
69. Il écrit ailleurs : « Car c’est la règle des règles, et générale loi des lois, que chacun observe celles du lieu où il est » (Essais, op. cit., I, XXIII, p. 148). Et aussi cette affirmation aux accents très « kantiens » : « ...les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité ; elles n’en ont point d’autre. (…) Quiconque leur obéit parce qu’elles sont justes, ne leur obéit pas justement par où il doit » ( id., III, XIII, p. 1203).
70. Essais, Livre II, Chap. XII, Apologie de Raymond Sebond, Pléiade, 1950, pp. 652 et svtes.
71. 1623-1662.
72. Pensées, Gilbert Jeune, 1949, pp. 125-126.
73. Nicolas Machiavel (1469-1527). Ecrite en 1513, son œuvre essentielle Le Prince fut publiée en 1532, traduite en plusieurs langues et répandue dans toute l’Europe où elle connut une immense popularité dès la seconde moitié du XVIe siècle.
74. Le Prince, Le Livre de poche, 1962, pp. 123-127.
75. Au sens d’« être fidèle à sa parole », « tenir ses promesses »..
76. A cet endroit, Machiavel cite en exemple le pape Alexandre VI (1492-1503). « Jamais, écrit Machiavel, ne fut homme qui eût plus grande efficace ». « Il ne fit jamais rien que piper le monde ».
77. Machiavel cite ici, en exemple, mais sans le nommer, Ferdinand le Catholique (c’est-à-dire Ferdinand II d’Aragon, Ferdinand V de Castille et Ferdinand III de Naples), roi de Naples de 1504-1516. « Il ne chante, écrit Machiavel, d’autre chose que de paix et de foi ; et de l’un et de l’autre il est très grand ennemi ; et l’une et l’autre, s’il l’eût bien observée, lui eût souvent ôté ou son prestige ou ses États ».
78. 1588-1679.
79. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile (1651), Dalloz, 1999.
80. On cite habituellement aussi comme « pères » de la « modernité » politique, outre Machiavel et Hobbes: Spinoza, Locke, Montesquieu et Rousseau. Cf. TINLAND Franck, Droit naturel, loi civile et souveraineté, PUF, 1988, consacré à Hobbes, Spinoza et Rousseau ; MANENT Pierre, Histoire intellectuelle du libéralisme, Pluriel-Fayard 2012, qui analyse la pensée de Hobbes, Locke et Montesquieu ; enfin, de Pierre Manent également, Naissances de la politique moderne, Machiavel, Hobbes, Rousseau, Payot, 1977.
81. Il est clair qu’il s’agit d’une fiction puisque l’anthropologie scientifique nous affirme que dès qu’il y a trace d’homme, il y a trace de société et donc de lois. Ainsi, pour Malinowski, il est inutile d’insister « sur le fait que l’homme même « sauvage » ou « primitif », est incapable d’agir instinctivement à l’encontre de ses instincts ou d’obéir à son insu à une règle à laquelle il se sentirait pourtant heureux de pouvoir se soustraire, ou qu’il est toujours prêt à défier ; inutile également de montrer que l’homme est incapable d’agir spontanément d’une manière qui serait en opposition avec tous ses appétits et toutes ses inclinations. La fonction fondamentale de la loi consiste à imposer un frein à certains penchants naturels, à enfermer les instincts humains dans certaines limites, afin de pouvoir les contrôler, et à obliger les hommes à suivre une conduite n’ayant rien de spontané, une conduite contrainte ; en d’autres termes, sa fonction consiste à assurer une coopération reposant sur des concessions et des sacrifices mutuels, en vue d’un but commun. Pour que cette tâche se trouve remplie, une nouvelle force, distincte des dispositions innées et spontanées, doit intervenir. » (Op. cit., p. 35).
   Hobbes en est plus ou moins conscient puisqu’il écrit à propos de l’ »état de nature » : « On pensera peut-être qu’un tel temps n’a jamais existé, ni un état de guerre tel que celui-ci. Je crois en effet qu’il n’en a jamais été ainsi, d’une manière générale dans le monde entier. Mais il y a beaucoup d’endroits où les hommes vivent ainsi actuellement. En effet, en maint endroit de l’Amérique, les sauvages, mis à part le gouvernement de petites familles dont la concorde dépend de la concupiscence naturelle, n’ont pas de gouvernement du tout, et ils vivent à ce jour de la manière quasi-animale que j’ai dite plus haut. De toute façon, on peut discerner le genre de vie qui prévaudrait s’il n’y avait pas de pouvoir commun à craindre, par le genre de vie où tombent ordinairement, lors d’une guerre civile, les hommes qui avaient jusqu’alors vécu sous un gouvernement pacifique » (op. cit., pp. 125-126). Comme le dit très pertinemment Tinland, cet « état de nature », « plus qu’une origine, c’est une menace. C’est l’état vers lequel tendent les rapports entre les hommes lorsque se dissout l’armature politique dans laquelle la Cité prend forme » (op. cit., p. 10). Il ne faut pas oublier que Hobbes a été très profondément marqué par les guerres civiles et religieuses qui ravageaient l’Angleterre.
82. Op. cit., I, XIII, p. 125.
83. I, XIV, p. 129.
84. Il s’agit d’un monstre que l’on évoque dans la Bible. Dans le livre de Job, par exemple, il est décrit comme un crocodile, un dragon (40, 25).
85. I, XV, p. 143.
86. I, XVII, pp. 177-178.
87. Cf. I, XVIII, pp. 179-191.
88. II, XXXI, p. 381. Notons que cette obsession de la puissance chez Hobbes a poussé Hannah Arendt à le présenter comme un des premiers théoriciens de l’impérialisme. « Hobbes fut le véritable philosophe de la bourgeoisie, parce qu’il avait compris que seule la prise de pouvoir politique peut garantir l’acquisition de la richesse conçue comme processus perpétuel, car le processus d’accumulation doit tôt ou tard détruire les limites territoriales existantes. Il avait deviné qu’une société qui s’était engagée sur la voie de l’acquisition perpétuelle devait mettre sur pied une organisation politique dynamique, capable de produire à son tour un Processus perpétuel de génération du pouvoir. Il sut même par la seule puissance de son imagination, esquisser les principaux traits psychologiques du nouveau type d’homme capable de s’adapter à une telle société et à son tyrannique corps politique » (Les origines du totalitarisme, L’impérialisme, Politique-Fayard, 1982, p. 48, mais tout le chapitre 2 serait à lire, pp. 28-50).
89. III, XXXV, p. 439.
90. III, XXXIX, pp. 493-494.
91. III, XLII, p. 563.
92. III, XLII, pp.
93. qu’on en juge encore : « 569-570.Le seul article de foi, l’unum necessarium, que l’Écriture pose comme absolument nécessaire au salut, est celui-ci: Jésus est le Christ. Par le nom de Christ on doit entendre le roi que Dieu avait déjà promis, par l’intermédiaire des prophètes de l’Ancien Testament, d’envoyer en ce monde, pour régner éternellement sur les Juifs et sur celles des autres nations qui croiraient en lui, sous son autorité, et pour leur donner cette vie éternelle qu’ils avaient perdu par le péché d’Adam » (III, XLIII, p. 611).
94. Hobbes dénonce l’inutilité des écoles grecques de philosophie : « La philosophie naturelle de ces écoles était un rêve plutôt qu’une science, et énoncé dans un langage absurde, dénué de toute signification (…). Leur philosophie morale n’est qu’une description de leurs propres passions. (…) Ces philosophes fabriquaient les règles du bon et du mauvais selon ce que personnellement ils aimaient et n’aimaient pas (…). Leur logique (…) n’est rien que des mots captieux et inventions conçues pour embarrasser (…). Pour conclure, il n’est rien de si absurde que quelques-uns des anciens philosophes (…) ne l’aient soutenu. Et je crois qu’il n’est guère possible d’avancer, en matière de philosophie naturelle, quelque chose de plus absurde que ce que l’on appelle aujourd’hui la métaphysique d’Aristote, ni de plus incompatible avec le gouvernement que ce qu’il a dit dans sa politique, ni de plus ignorant qu’une grande partie de son éthique » ( IV, XLVI, pp. 681-682). Il accusera cette « vaine philosophie » d’avoir envahi les universités et, à travers elles, l’Église par le biais de la théologie scolastique. Depuis lors, s’indigne Hobbes, on célèbre la République populaire et on condamne la tyrannie et on considère que c’est la loi qui doit régner et non les hommes.(IV, XLVI, pp. 683-691).
95. II, XVII, p. 177.
96. II, XXIX, p. 344.
97. Cf. www.philagora.net/grenier/leostrauss2.htm
98. On peut intercaler John Locke (1632-1704) entre ces deux penseurs. Ce trio est incontestablement en filiation. Même si Locke, conscient de la menace despotique du Léviathan, corrige son maître et met en exergue la passion économique, on retrouve chez lui l’ »état de nature » comme point de départ : « Les hommes étant nés tous également, ainsi qu’il a été prouvé, dans une liberté parfaite, et avec le droit de jouir paisiblement et sans contradiction, de tous les droits et les privilèges des lois de la nature ; chacun a, par la nature, le pouvoir, non seulement de conserver ses biens propres, c’est-à-dire, sa vie, sa liberté et ses richesses, contre toutes les entreprises, toutes les injures et tous les attentats des autres (…) ». On retrouve aussi chez lui l’idée qu’une société politique n’existe que là « où chacun des membres s’est dépouillé de son pouvoir naturel, et l’a remis entre les mains de la société, afin qu’elle en dispose dans toutes sortes de causes, qui n’empêchent point d’appeler toujours aux lois établies par elle ». (Traité du gouvernement civil (1690), Garnier-Flammarion, 1992, p. 206.
99. Du contrat social, op. cit., II, XI, p. 97.
100. Traité du gouvernement civil, op. cit., p. 209.
101. Baruch de Spinoza (1632-1677).
102. 1670. Cf. Œuvres complètes, Pléiade-NRF, 1954, pp. 606-908.
103. Tractatus, chap. XVI, in op. cit, pp. 824-826. Dans le Tractatus politicus, ouvrage inachevé, Spinoza explique : « le droit dont la jouissance appartient à Dieu s’étend sur tout, sans restriction ; d’autre part, ce droit n’exprime rien que la puissance divine, considérée en tant qu’absolument libre ; il s’ensuit que le droit dont jouit, selon la nature, toute réalité naturelle est mesuré par le degré de sa puissance, tant d’exister que d’exercer une action. Car la puissance, grâce à laquelle chacune d’elles existe et exerce une action, n’est autre que la puissance divine absolument libre, elle-même. » (Chap. II, §3, in op. cit., p. 923).
104. Id., p. 837.
105. Id., pp. 830-831.
106. Id., p. 833. Comparons avec J.-J. Rousseau qui, dans son pacte social, évoque « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.
   De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être, et nul associé n’a plus rien à réclamer: car, s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientôt l’être en tous ; l’état de nature subsisterait, et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.
   Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne ; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a ». Dès lors, le pacte peut se définir ainsi: « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout » (Du contrat social, op. cit., Livre I, chap. VI).
   Quant à savoir ce qui sépare Hobbes de Spinoza, celui-ci l’a lui-même précisé : « cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature » (Lettre à Jarig Jelles, 2-6-1674, in op. cit., p. 1230).
107. C’est le régime qui « s’éloigne le moins de la situation naturelle » (Tractatus, chap. XX, op. cit., p. 905).
108. Tractatus, op. cit., pp. 833-834.
109. En réalité, le pacte conclu entre les hommes qui entrent en société se veut à l’image du pacte conclu entre Dieu et les hommes. Spinoza s’appuie très longuement dans le Tractatus sur l’Écriture et, en particulier, sur l’histoire des Hébreux. Or, comme le montre Shmuel Trigano, « l’Alliance, à la différence du Contrat, n’est que par ricochet l’alliance des hommes entre eux. C’est de l’Alliance nouée entre Israël et Dieu que le processus par lequel s’institue le peuple d’Israël, en lui-même et pour lui-même, se met en place. C’est à travers l’Alliance avec Dieu que l’alliance des Juifs, se met en place » ( Philosophie de la loi, L’origine de la politique dans la Tora, Cerf, 1991, p. 11).
110. Tractatus, op. cit., pp. 839-840.
111. Id., pp. 840-841.
112. Id., chap. XX, pp. 896-897.
113. Id., pp. 899-900.
114. Id., p. 905.
115. C’est-à-dire, pour Spinoza, l’amour du prochain.
116. Id., p. 908.
117. Op. cit., II, VI, p. 83.
118. Id., II, XII, p. 100.
119. (1881-1973). Né à Prague dans une famille juive de langue allemande, Kelsen fit ses études dans cette ville puis à Vienne et à Heidelberg. Il enseigna le droit à Vienne, Genève, Cologne et Prague. En 1940, il émigre aux États-Unis et enseigne à Harvard et Berkeley. Il participera à la préparation du procès de Nuremberg. Parmi ses œuvres majeures traduites en français, notons Théorie générale du droit international public, RCADI, 1953, vol. 84., Théorie pure du droit, Thevenez, 1988, Théorie générale des normes, PUF, 1996 et Théorie générale du droit et de l’État, Bruylant-LGDJ, 1997.
121. Cf. supra. Notons, en passant, que, pour Kelsen, l’ordre juridique international est encore primitif dans la mesure où il ne dispose ni d’une police ni d’une justice complètement organisée.

⁢v. Le divorce est-il irrémédiable ?

Le monde contemporain s’est construit sur ce positivisme et l’Église catholique semble bien esseulée à crier dans le désert la nécessité de respecter une loi naturelle qui paraît à la plupart, une vue de l’esprit, une contrainte intolérable ou une théorie obsolète.

Sommes-nous donc condamnés à vivre sous des lois constamment variables, dont la valeur est définitivement relative à des cultures particulières ou passagères ? Devons-nous dire adieu à l’immuable, à l’universel, à la nature telle que l’entendaient les vieux maîtres ?

⁢a. Le problème des fondements.

Et tout d’abord, comme pour les droits de l’homme, comme pour la démocratie qui s’identifie, par excellence, à l’État de droit, se pose le problème du fondement de la loi positive.

On peut certes argumenter, tenter de convaincre mais il faut ici clairement choisir son camp. Le droit va-t-il sans cesse s’adapter à l’opinion mouvante, aux faits changeants ou va-t-il s’appuyer sur les exigences fondamentales, toujours identiques, d’une nature humaine réputée digne de respect parce qu’elle est considérée comme une valeur en soi ou, mieux, parce qu’elle est marquée du reflet de son Créateur ?

Précédemment, nous avons longuement évoqué, et la cas est significatif, l’évolution de la vie familiale et de la loi qui l’organise. Comme l’écrit un juriste, « …​l’évolution de notre système juridique s’accorde précisément avec l’évolution de la vie privée et familiale. Et, de la même manière que c’est au nom des valeurs liées à l’individu et à la « réalisation de soi-même » qu’un certain nombre de personnes ont adopté des attitudes nouvelles dans leur vie affective et familiale, les lois nouvelles refusent désormais d’imposer des normes générales et abstraites, parce qu’elles privilégient précisément, par rapport aux valeurs anciennes de stabilité et de cohésion de la communauté familiale, des valeurs liées au respect de l’individualité de chaque personne : l’autonomie et l’indépendance plutôt que la contrainte et la hiérarchie, l’égalité plutôt que l’inégalité, le droit à la différence plutôt que le conformisme ou le dogmatisme »[1]

Face à cette tendance majoritaire, un autre juriste fait remarquer que, bien sûr, l’homme a le pouvoir d’enfreindre la loi naturelle qui interpelle sa liberté, « le pouvoir mais non le droit, car il reste qu’une multiplication de pratiques ne dit jamais que le fait, c’est-à-dire ce qui est, et non le droit, c’est-à-dire ce qui doit être »[2]. Deux conceptions du droit sont face à face informées par deux conceptions de l’homme.

Quel est l’enjeu de cet affrontement ? N’est-ce qu’une querelle d’école ou le choix sera-t-il lourd de conséquences ?

Certes, même dans l’État de droit, la loi finit par s’imposer et contraindre. Mais cette contrainte sera-t-elle celle du nombre ou l’expression d’une exigence plus profonde qui peut échapper à notre entendement mais qui n’est liée à aucune majorité, à aucune faction ou parti ? Si la loi n’est que positive, la vie sociale et politique devient, nous le voyons chaque jour, le champ de luttes incessantes et la loi, un lieu instable. La description de ce phénomène par le cardinal Danneels, est-elle partisane ou bien conforme à la réalité ?

« La loi, déclare-t-il, perd de plus en plus son caractère pédagogique et éducatif. Pour une marge part, elle est devenue un plus grand commun diviseur, défini statistiquement à partir des dernières élections ou de la dernière enquête quant à l’opinion publique : elle est donc ponctuelle et sujette à des changements ultérieurs. Plutôt que de se référer à la vérité et à une échelle objective de valeurs, elle devient la résultante d’une multitude d’intérêts individuels. Que l’on songe à l’éthique majoritaire - même simplement majoritaire d’un point de vue politique - en matière de protection de la vie en début et en fin de vie, en matière de réglementation du mariage et de la vie familiale ou de manipulation de l’embryon humain. Une telle société ne manque-t-elle pas vraiment de vision et de projet pour se limiter à des ajustements procéduraux à introduire successivement dans le code civil et pénal ?

En l’absence d’un consensus éthique de base partagé par une large majorité de citoyens, on est obligé de colmater le brèches par une législation toujours insuffisante à assurer la conduite morale des citoyens ; il faut multiplier les lois et les compléments aux lois, ajouter de nouvelles dispositions pénales pour ceux qui les enfreignent. L’un et l’autre code se transformeront ainsi graduellement en véritables encyclopédies qui requerront des ordinateurs pour venir en aide à une mémoire humaine normale. Et la société devient une société de juges et d’avocats »[3].

J’ajouterais volontiers encore deux remarques à ce tableau.

Non seulement, la loi, aujourd’hui, cherche, la plupart du temps, à répondre aux vœux des majorités réelles ou fictives mais elle se veut aussi attentive aux revendications particulières, marginales, au nom d’un droit individualisé. Dans les débats sur la dépénalisation de l’avortement ou de l’euthanasie, on a entendu maintes fois l’argument suivant lequel on ne peut imposer sa morale aux autres. Suivant ce principe, tout choix moral ne peut-il être dépénalisé ou légalisé ? Le nombre ici n’a plus d’importance, mais le désir à condition qu’il soit reconnu. Demain, quand on aura un peu oublié Dutroux et consorts, on pourra, à certaines conditions, bien sûr, légaliser l’inceste. Projetons à nouveau sur les écrans Le souffle au cœur de Louis Malle⁠[4] et d’autres œuvres semblables, organisons quelques débats où il sera dit et répété qu’il vaut mieux que l’initiation sexuelle se fasse dans l’ambiance rassurante de la famille par les proches attentifs et aimants, une opinion favorable se dessinera…​

d’autre part, comme les Anciens l’avaient déjà noté, comment conforter encore l’obéissance à la loi si celle-ci varie selon les mœurs et les humeurs ?

La dignité humaine serait-elle au bout d’un vote majoritaire ou serait-elle confinée dans l’expression du moi dans ce qu’il a de plus individuel ?

Beaucoup de non-chrétiens refusent cette perspective et restent attachés fermement au préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui est le dernier avatar, qu’on le veuille ou non, d’un droit naturel dont on ne veut plus par ailleurs. C’est la réputation de cette Déclaration, sa proclamation solennelle au lendemain d’une guerre mondiale sanglante, l’espoir qu’on a placé en elle et les services qu’elle a tout de même rendus qui la préservent encore - pour combien de temps ? - de la marée positiviste. Ainsi, en Belgique, le Président de la Ligue des droits de l’homme, persiste à affirmer, fidèle au texte de 1948 que « chaque homme, du fait qu’il est un être humain, dispose de droits inaliénables (il n’est pas possible de l’en priver sans déchoir de son humanité) et imprescriptibles (il n’est pas possible de les abolir) »[5]. Mais pourquoi devrais-je respecter cet être humain ? Apparemment, du simple fait qu’il est homme et que j’en suis un. Mais la suite du discours de ce militant fragilise immédiatement son propos: « Ces droits de l’Homme fondent la dignité humaine, qui empêche de réduire l’Homme au rang d’objet, de marchandise ». L’homme n’acquiert donc sa dignité que par la reconnaissance de ses droits. Sans droits reconnus, l’homme est-il encore respectable ? Peut-il en être autrement puisque le Président de la Ligue précise que « cette vision éthique projette résolument l’organisation de la vie en commun des êtres humains hors de toute référence à une transcendance, autorité supérieure qui serait l’arbitre des valeurs de l’Homme. Le rapport à la transcendance est dès lors laissé à la libre appréciation de chacun ». A quelle condition alors les droits peuvent-ils êtres inaliénables et imprescriptibles ? Seulement par contrat :  »Ce qui cimente la communauté est la déclaration de garantie et de respect réciproques de la dignité humaine ». Dès lors, même si l’auteur se plaît à souligner une certaine universalité de ces droits puisqu’ »il existe des défenseurs de ces mêmes droits humains dans des pays des cinq continents, défenseurs qui semblent pourtant avoir intégré les singularités de leurs cultures », il faut néanmoins, dit-il, « ne pas considérer l’universalité comme un postulat intangible, accepter de la refonder par la rencontre de l’autre et par la discussion, la concevoir comme une œuvre à faire, à laquelle tous doivent participer ». Nous pourrions souscrire à cette recommandation s’il n’était précisé ensuite que les droits de l’homme sont donc une construction « dynamique dans sa constante évolution à travers les déclarations et énonciations historiques, favorisant les combats politiques majeurs pour porter au plus haut niveau l’émancipation et l’effectivité de la dignité humaine ». Et pour cela, « préserver et renforcer leur force critique ».

Nous sommes loin de la perspective chrétienne qui, nous le savons, est inverse. Elle affirme d’abord la dignité de l’homme et en déduit un certain nombre de droits. Mais si le chrétien a cette position radicale c’est dans la mesure où il se réfère à une transcendance, à un Dieu créateur dont l’homme est une image.

La question d’une référence à un invariant ou à une transcendance semble inévitable pour stabiliser quelques lois et les droits de l’homme comme pour justifier l’universalité d’une loi mais on a préféré, pour respecter toutes les opinions peut-être, remplacer la référence à une transcendance par un recours à des instances.

Certains membres d’une commission des Nations-Unies auraient, à un moment, avoué : « Nous sommes tous d’accord sur ce droits à condition qu’on ne nous demande pas pourquoi. C’est alors que commencent les disputes »[6]. Les Nations-Unies avaient créé un Comité d’étude des principes philosophiques des droits de l’homme. Furent sollicités des experts occidentaux principalement (26) mais aussi d’Inde (3) et de Chine (1). Les réponses furent fort proches les unes des autres et parallèles au texte qui se préparait. Si bien que J. Maritain constatait, à l’époque, que «  les partisans d’une société de type libéral-individualiste, d’une société de type communiste, d’une société de type personnaliste-communautaire, mettent sur le papier des listes similaires, voire identiques, des droits de l’homme ». Mais il ajoutait: « les justifications rationnelles sont sans doute indispensables et, cependant, impuissantes à faire l’accord des esprits (…) les traditions philosophiques auxquelles elles se réfèrent sont depuis longtemps contrastantes. »⁠[7]. Comment sans un accord sur les principes ou les justifications, les droits pourraient-ils échapper, tôt ou tard, partiellement ou largement, à une remise en question ? Peuvent-ils longtemps résister au nom d’une « nécessité fonctionnelle », comme disait H. Kelsen, ou d’une « croyance » pour reprendre l’expression de G. Haarscher ?

On a vu, pour Kelsen précisément, que la légitimité découle de la conformité de la loi à une norme supérieure et in fine à la Constitution et la légitimité de la Constitution se mesure à l’aune du droit international.⁠[8] Au niveau des États, on a institué des organismes qui, au-dessus des partis et des tribulations gouvernementales sont considérés comme les gardiens désintéressés de la Constitution et des plus hautes règles du droit, qui lui donne avis et conseils. Ainsi en est-il, en Belgique, de la section de législation du Conseil d’État, «  conseiller juridique du gouvernement et (…) gardienne du droit » à qui il « appartient (…) de mettre en garde contre la violation d’une règle supérieure, notamment de la Constitution ou des textes internationaux consacrant les droits de l’homme. Mais il lui revient également de contribuer à la lisibilité des textes, à leur correcte insertion dans l’écheveau de plus en plus inextricable de la législation existante »[9] .

Or, que constate-t-on dans la pratique ?

La Belgique, en ce début de siècle, nous a offert, au niveau de ce Conseil d’État, deux exemples significatifs et éclairants.

A propos de l’euthanasie, en juillet 2001, le Conseil d’État a estimé que « la proposition de loi n’est pas incompatible » avec les textes internationaux et « reste dans les limites imposées à la marge d’appréciation de l’autorité nationale par les articles 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ». Or, l’article 2 de la Convention (1950) stipule en son §1 : «  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »[10] Quant à l’article 6 du Pacte (1966), il dit la même chose §1) : « Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine. Ce droit doit être protégé par la loi. Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie ».⁠[11]

On l’a remarqué, pour déclarer la compatibilité, le Conseil d’État s’appuie sur « la marge d’appréciation de l’autorité nationale » mais il fait référence aussi au « droit à l’autodétermination » de la personne et au fait que les textes internationaux « n’impliquent nullement l’obligation pour l’État de protéger la vie en toutes circonstances contre le gré de l’intéressé ». Comme l’a noté un juriste⁠[12], le Conseil d’État fait peu de cas, de « l’obligation négative » de l’article 2 de la Convention en déclarant incidemment que « l’obligation négative n’est pas en cause ». Certains viendront au secours du Conseil d’État en soulignant que la Convention comme le Pacte datent et doivent être revus ou, du moins, complétés. Mais, le 29 avril 2002, alors que le débat sur la dépénalisation, sous conditions de l’euthanasie, battait son plein, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg rejetait la demande de suicide assisté d’une citoyenne britannique. Dans son arrêt (motif 37), la Cour rappelait très clairement : « Parmi les dispositions de la Convention qu’elle juge primordiales, la Cour, dans sa jurisprudence, accorde la prééminence à l’article 2 (…). Il définit les circonstances limitées dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort et la Cour a appliqué un contrôle strict chaque fois que pareilles exceptions ont été invoquées par des gouvernements défendeurs. (…) La première phrase de l’article 2§1 astreint l’État non seulement à s’abstenir de donner la mort de manière intentionnelle et illégale, mais aussi à prendre des mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction ».

Dans ce cas, on peut penser que le Conseil d’État a voulu coûte que coûte - pour quels motifs ? - accorder son blanc seing au projet de loi. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Sous la même législature, il est arrivé plusieurs fois que le Conseil d’État émette un avis négatif . Ce fut le cas, notamment, pour le mariage des homosexuels.

L’attitude du gouvernement fut de passer outre des avis et d’envisager une réforme dont le but serait « réduire très sensiblement le nombre de textes soumis au Conseil d’État afin de permettre à celui-ci de se concentrer sur les normes législatives de manière à rendre des avis plus circonstanciés tout en étant plus diligent (…) »⁠[13].

Un certain nombre d’avocats et professeurs de droit de toutes les universités et facultés universitaires francophones, indépendants des gouvernements et du Conseil d’État réagirent par la publication d’une carte blanche dans la presse dans laquelle les signataires se posaient trois questions:

« Tout d’abord, ne risque-t-on pas de compromettre encore davantage la lisibilité de la production réglementaire, ce qui ne pourra qu’accroître le contentieux devant la section d’administration ou les juridictions judiciaires, chargées d’appliquer ces textes ? (…)

Ensuite, ne prive-t-on pas le citoyen, surtout celui qui est le moins outillé juridiquement, d’‘une garantie essentielle contre l’éventuel arbitraire du pouvoir ? En effet, aujourd’hui, le citoyen sait que la norme qu’on lui impose a fait l’objet d’un contrôle. Soit la norme est validée, ce qui contribue à son autorité. Soit elle est critiquée, ce qui permet de l’entreprendre devant les juridictions contentieuses.

Enfin, en admettant qu’il convient de décharger la section de législation de textes secondaires, peut-on se satisfaire de la simple distinction entre les projets de normes législatives, par définition importants, et les projets de normes réglementaires, a priori insignifiants ? Nombre de textes réglementaires sont d’une importance capitale pour le citoyen et sont susceptibles de poser de délicates questions juridiques. Que l’on se souvienne simplement que la fonction publique est essentiellement organisée par des arrêtés réglementaires et qu’il en va de même pour la circulation routière ou la détermination du droit au chômage. Par ailleurs, la tentation pourrait être grande, chez les auteurs de lois et de décrets, de les vider plus encore de leur substance, qui serait transférée dans des arrêtés d’exécution échappant au contrôle de la section de législation ».

Les auteurs concluaient : « Museler aujourd’hui le Conseil d’État serait porter un méchant coup à l’État de droit, à l’heure où la complexification de la vie sociale rend son respect plus nécessaire que jamais »[14].

La belle pyramide de Kelsen paraît dès lors bien fragile. Dans le cas du mariage des homosexuels, l’État de droit contrarié ne respecte pas ses propres règles et cherche à en changer quand elles sont un frein à son bon plaisir et dans le cas de l’euthanasie, c’est l’instance suprême, gardienne de la loi qui permet que les textes les plus universels qui soient manipulés au gré des convenances politiques. Preuve, s’il en faut encore, qu’une certaine démocratie ne tolère aucune limite à son pouvoir c’est-à-dire aux vœux d’une majorité considérée comme souveraine. Il n’y a plus qu’une différence arithmétique entre cette démocratie-là et un système autoritaire alors que même la monarchie absolue reconnaissait une Loi au-dessus de sa loi.

Dans un système purement positiviste, la seule référence du droit n’est plus qu’une autoréférence. Or, écrit un juriste, « une société ne peut négocier son droit que dans l’horizon d’une loi qu’elle n’a pas produite et que, néanmoins, elle contribue à faire exister »[15].

Nous débouchons alors sur le terrain de la philosophie et de la théologie puisqu’il s’agit de retrouver une transcendance, pour employer un mot général. Ici peut-être plus qu’ailleurs apparaît la nécessité d’une formation des esprits et des cœurs. « N’est-il pas grand temps, confirme le cardinal Danneels, d’en appeler aux écoles et à tout notre système éducatif - de la maternelle à l’université - afin qu’ils promeuvent de toutes leurs forces l’enseignement et l’initiation pratique aux grandes valeurs fondamentales sur lesquelles toute vie en société est basée, comme par exemple le sens civique, le respect de la vérité, la solidarité, la fidélité à la parole donnée, la justice, le respect de l’homme dans sa valeur unique, le sens du service par le décentrement vis-à-vis de soi et de ses intérêts hyper-individuels, la résistance à l’esprit de consommation effrénée et aux sirènes du cocooning ». A y regarder de plus près, on peut penser qu’à peine analysées, les valeurs nommées cristalliseront des opinions diverses de sorte que l’on ne peut faire l’économie d’une évangélisation intégrale, comme semble l’indiquer le cardinal pour conclure sa réflexion: « L’Église, pour sa part, croit toujours que la base morale qui peut fournir les assises d’une société vraiment humaine et « humanisante », reste le décalogue de Moïse, enrichi par la morale de la surabondance qu’est venu apporter le Christ »[16].

La nécessité de choisir son camp à un moment donné ne doit pas freiner une autre nécessité : celle de toujours essayer de convaincre. Pour cela, il faut tenter de résoudre plusieurs problèmes.


1. RENCHON J.-L., Revue interdisciplinaire d’études juridiques, n° 22, 1989, p. 72, cité par DIJON X., op. cit., p. 192.
2. DIJON X., op. cit., p. 180.
3. L’Église et les défis du troisième millénaire, DC n° 2269, 5-5- 2002, p. 443.
4. Au cœur du film, un fils malade, répond sexuellement à la tendresse de sa mère qui dédramatisera l’acte. Louise Malle déclara à l’époque : « Tout se passe avec naturel, avec évidence, avec vérité, je crois. Si la morale traditionnelle n’y trouve pas son compte, tant pis pour elle (Le Monde, 29-4-1971). Sur les « plaidoyers » en faveur de l’inceste et de la pédophilie, lire GUILLEBAUD J.-Cl., La tyrannie du plaisir, Seuil, 1998, pp. 19-26.
5. Van RAEMDONCK Dan, in La Libre Belgique, 21-5-2002.
6. Cf. THILS G., Droits de l’homme et perspectives chrétiennes, Publications de la Faculté de théologie de l’UCL, 1981, p. 51
7. Préface in Autour de la nouvelle Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Sagittaire, 1949, p. 16 et p. 11.
8. Comme nous l’avons dit, une fois ce niveau atteint, la question se repose de la légitimité de la loi internationale même adoptée par le plus grand nombre à travers le monde.
9. DUMONT Hugues, OST François, TULKENS Françoise, Gouvernement-Conseil d’État: préserver le partenariat, in Le Soir, 11-3-2002.
10. La suite : « 2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans le cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire ;
   a. pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
   b. pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
   c. pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection ».
11. Et il continue comme sa sœur européenne à évoquer l’exception de la peine de mort mais en développant davantage cette problématique.
12. Jacques Verhaegen, professeur émérite à la Faculté de droit de l’Université catholique de Louvain, cité par HOVINE Annick, Une brèche dans le « noyau dur des droits de l’homme ?, La Libre Belgique, 15-5-2002.
13. DUMONT H., OST Fr., TULKENS Fr., op. cit..
14. Id..
15. OST François, Du Sinaï au Champs-de-Mars, Lessius, 1999, p. 124.
16. L’Église et les défis du troisième millénaire, op. cit., pp. 443-444.

⁢b. Un problème de langage

Il suffit d’ouvrir un dictionnaire reprenant le vocabulaire philosophique pour se rendre compte que le mot « nature » peut être entendu dans des sens divers et que les expressions précises « droit naturel » ou « loi naturelle » peuvent recouper des réalités très différentes si l’on se situe avant ou après les XVIIe et XVIIIe siècles⁠[1].

Beaucoup d’auteurs chrétiens l’ont compris et parlent plus volontiers de « valeurs », de « principes », de « fondements », de « normes », d’ »invariants ».


1. Un exemple parmi d’autres : le 25 juin 2001, lors d’un Colloque organisé à l’Assemblée nationale française à l’occasion du centenaire de la loi de 1901 relative au contrat d’association, le Président de l’Assemblée nationale, Raymond Forni, déclare que « s’associer, se grouper, s’unir, s’assembler, avant d’être une démarche politique, est un comportement instinctif, un droit naturel. (…) Le droit d’association, qu’est-ce donc ? La reconnaissance bien tardive de ce que disait déjà Aristote : l’homme est un animal politique, c’est-à-dire social. » (cf www.assemblee-nat.fr/evenements/loi1901-1.asp). Dans cette présentation, il est dommage que se soit glissé le mot « instinctif ». On pourrait conclure que tout comportement instinctif fonde un droit naturel. St Thomas, souvenons-nous, parlait d’ »inclination » (Ia IIae qu. 94 a. 4). Les biologistes contemporains lui donneraient raison puisqu’au sens strict, nous disent certains, il n’y a qu’un seul instinct chez l’homme: l’instinct de succion.

⁢c. Un problème d’identité

Il est sûr que l’évocation de la « loi naturelle », du « droit naturel », d’ »ordre naturel » a très vite une connotation catholique démodée.

Or, il est bon de rappeler que ces concepts ne sont pas étrangers à la philosophie païenne antique et qu’à travers l’histoire, à l’heure actuelle même, il n’est pas rare de trouver ces expressions ou d’autres équivalentes en dehors du monde catholique.

La barbarie du terrorisme, des guerres ethniques, de pratiques fondamentalistes rétrogrades et mutilantes, a poussé, en ce XXIe siècle, maint philosophe à déclarer que « la tâche philosophique de repenser l’objectivité de l’éthique, de redéfinir des valeurs que tous peuvent partager, n’est pas seulement un exercice intellectuel mais aussi une urgence politique ». La grande question est de savoir s’il existe « des valeurs éthiques qui puissent s’imposer à tous afin de maintenir la possibilité d’une vie commune acceptable » car « l’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi (…) semble conduire directement à (des) conclusions relativistes et en fin de compte à une sorte de nihilisme moral »[1]. Relativisme et nihilisme que favorise aussi la « multiculturisation ».

Ne faudrait-il pas remettre sans cesse à la mode, le fameux impératif catégorique de Kant ? N’est-ce pas un principe universel de base. Rappelons-nous cette règle : « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime[2] devienne une loi universelle »[3]. Cette règle présente deux aspects. Un aspect subjectif : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de nature »[4] et un aspect objectif : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »[5]. L’aspect subjectif et l’aspect objectif sont réunis dans le concept de « règne des fins » : les êtres raisonnables sont, en même temps, sujets de la loi et reconnus par elle comme des fins. « Or de là dérive une liaison systématique d’êtres raisonnables par des lois objectives communes, c’est-à-dire un règne qui, puisque ces lois ont précisément pour but le rapport de ces êtres les uns aux autres, comme fins et moyens[6], peut être appelé règne des fins (qui n’est à la vérité qu’un idéal) ».

Cette vision exclut qu’on considère que la personne est pour la société ou que la société soit pour la personne.

Or, Kant cristallise toute une tradition qui traverse le judaïsme⁠[7], le christianisme mais aussi les religions et sagesses asiatiques. Il reformule ce qu’on a appelé « la règle d’or ». qu’on se rappelle aussi la formulation de la déclaration américaine d’indépendance : « nous tenons pour évident (…) que tous les hommes ont été doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ». Ou encore celle de 1789, en France: « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ».

Même si l’on dit, comme Bergson, que Kant et les auteurs des Déclarations évoquées ont été marqués par le christianisme⁠[8], il ne s’agit tout de même pas de textes d’Église et des hommes divers y ont souscrit parce qu’ils y voyaient un fondement sûr pour la vie en société.

Relisons aussi Camus qui démontre que « l’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’insulte et l’opprime, ont une communauté prête ».⁠[9]

Reproduisant un peu la démarche de Camus, H. Marcuse, a pu déclarer: « Je voudrais dire deux mots sur le droit de résistance, parce que je découvre avec stupeur que personne n’est vraiment profondément conscient du fait que la reconnaissance de ce droit (la civil disobedience en l’occurrence) constitue l’un des éléments les plus anciens et sacrés de la civilisation occidentale. L’idée qu’il existe un droit supérieur au droit positif est aussi vieille que cette civilisation elle-même. Ce conflit entre deux droits, toute opposition qui dépasse la sphère privée le rencontre. L’ordre établi détient le monopole légal de la force et il a le droit positif, l’obligation même d’user de cette violence pour se défendre. En s’y opposant, on reconnaît et on exerce un droit plus élevé. On témoigne que le devoir de résister est le moteur du développement historique de la liberté, le droit et le devoir de la désobéissance civile étant exercé comme force potentiellement légitime et libératrice. Sans ce droit de résistance, sans l’intervention d’un droit plus élevé contre le droit existant, nous en serions aujourd’hui encore au niveau de la barbarie primitive »[10].

Certes, Marcuse, au contraire de Camus, confond force et violence et cherche à légitimer la dialectique marxiste et la révolution permanente⁠[11]. Il n’empêche que son analyse le conduit aussi à identifier un droit supérieur au droit positif.

Mais il y a mieux.

Notamment, les rappels de bon sens du philosophe américain Leo Strauss⁠[12] qui fut très profondément marqué par la culture antique.

Dans son ouvrage Droit naturel et histoire[13], il écrit : « Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or, il est évident et parfaitement sensé de parler de lois justes et de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et qui lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger du droit positif ».

Comme le montre Claude Rochet⁠[14], un de ses commentateurs, Strauss conteste le « positivisme contemporain qui, à partir de la distinction entre faits et valeurs, jette le discrédit sur toute forme de pensée qui procède par évaluations et ne reconnaît la qualité de science qu’aux formes de connaissance qui se proclament éthiquement neutres ». Selon le positivisme, « il ne peut y avoir de connaissance authentique du devoir-être ». Or, « les choses politiques, (…) par essence constituent des évaluations fondamentales (…). Dans tout jugement politique vient, en effet, en question la conservation ou la transformation de la cité telle qu’elle est, et donc nécessairement une certaine idée du bien, ou, plus précisément, une idée de la bonne société ».

Strauss dénonce aussi le nihilisme : « Si nos principes n’ont d’autres fondements que notre préférence aveugle, rien n’est défendu de ce que l’audace de l’homme le poussera à faire. L’abandon du droit naturel conduit au nihilisme ; bien plus, il s’identifie au nihilisme. »

Même sévérité vis-à-vis du relativisme qui empêche de parvenir à une vérité absolue et qui, par là, nourrit la tyrannie : « Le relativisme libéral est enraciné dans la tradition de tolérance du droit, ou dans l’idée que n’importe qui a le droit naturel de rechercher le bonheur tel qu’il l’entend ; mais pris en lui-même, il est un séminaire d’intolérance ».

Enfin, l’historicisme qui nie l’immuabilité du droit naturel, est passé au crible. Le droit serait-il toujours relatif à une époque, à une culture ? Strauss répond avec Platon : « La caverne, c’est le monde de l’opinion opposé à celui de la connaissance. Or, l’opinion est essentiellement variable ; les hommes ne peuvent vivre, c’est-à-dire ne peuvent vivre ensemble, si les opinions ne sont pas stabilisées par le décret social…​ philosopher, c’est donc s’élever du dogme collectif à une connaissance essentiellement privée (…).

Tandis que chez les anciens, philosopher signifie sortir de la caverne, chez nos contemporains toute démarche philosophique appartient à un « monde historique », à une « culture », à une « civilisation », à une weltanshauung, en somme à ce que Platon appelait précisément la caverne. Nous appellerons cette théorie l’ »historicisme ».

« Il ne peut y avoir de droit naturel si la pensée humaine est incapable d’acquérir dans un domaine limité de sujets spécifiques une connaissance authentique et universellement valable ».

« ...l’homme ne peut philosopher que si, incapable de parvenir à la sagesse ou à une pleine compréhension de la totalité, il peut néanmoins savoir ce qu’il ne sait pas, c’est-à-dire saisir les problèmes fondamentaux et, partant, les alternatives fondamentales qui sont en principe inhérentes à la pensée humaine.

Mais ce n’est là que la condition nécessaire et non la condition suffisante du droit naturel. Pour pouvoir philosopher, il suffit que les problèmes restent toujours les mêmes ; par contre, il ne peut y avoir de droit naturel que si le problème fondamental de la philosophie politique est susceptible de recevoir une solution définitive ».

Cet historicisme « ruine l’idée de meilleur régime », note Claude Rochet. « La pensée historiciste, en créant le sens historique, mène à l’abandon de l’idée de droit naturel et à ce qui en est l’idée constitutive, l’existence d’un étalon transhistorique du juste et de l’injuste ». De plus, « la négation de l’idée de droit naturel aboutit à la négation de l’idée de philosophie ». En effet, comme l’écrit Strauss, « au cœur de l’historicisme gît la présupposition que toute pensée humaine n’est qu’un reflet de l’état de société qui l’a vue naître ». Contrairement à Platon, l’historicisme dénie « à la pensée le pouvoir de s’élever de l’opinion à la connaissance ».

Plus près de nous encore c’est le politique Vaclav Havel, le « rêveur naïf, dit-on, qui voudrait sans cesse concilier l’inconciliable, c’est-à-dire la politique avec la morale ». Il ne craint pas d’affirmer: « …​ nous ne pourrons construire un État de droit et un État démocratique si nous ne construisons pas simultanément - même si cela peut paraître peu scientifique aux yeux des politologues - un État humain, moral, spirituel et culturel. Les meilleures lois, les mécanismes démocratiques les plus élaborés, ne peuvent en eux-mêmes garantir ni la légalité, ni la liberté, ni les droits de l’homme, en somme rien de ce pourquoi ils sont faits, s’ils ne sont pas garantis par certaines valeurs humaines et sociales. Que serait une loi que personne ne respecterait, ne protégerait et n’appliquerait de façon responsable ? Un simple morceau de papier. A quoi serviraient des élections où l’électeur n’aurait, en fait, le choix qu’entre un petit et un plus grand voyou ? A quoi servirait l’éventail bigarré de partis politiques si aucun d’entre eux n’œuvrait pour le bien commun ? »[15]

On pourrait multiplier les exemples. Mais nous constatons que l’aspiration à des règles, des valeurs universelles et objectives n’est pas simplement une obsession catholique obsolète.


1. COLLIN Denis, Sur l’objectivité des valeurs éthiques, http://perso. wanadoo.fr/denis.collin/valeurs.htm. Pour l’auteur, nous sommes en fait, face à deux nihilismes : « le premier nihilisme atteint ceux qui, animés par le phantasme de mort, veulent détruire non seulement la société occidentale, mais l’humanité elle-même. En face, nous avons le nihilisme hédoniste défendu par le néolibéralisme, celui qui prétend que l’ère de la domination du consommateur sur le politique est arrivée (…) ».
2. La maxime est le principe subjectif de l’action, le principe objectif est la loi (cf. MOURRAL Isabelle et MILLET Louis, op. cit., p. 220).
3. Fondements de la métaphysique des mœurs, Delagrave, 1907, p. 103.
4. Id., p. 137.
5. Id., p. 150.
6. Le traducteur précise, à propos de « moyens », que « c’est là l’indication expresse que, pour des nécessités naturelles ou sociales, les êtres raisonnables peuvent bien se servir les uns aux autres de moyens, mais sous la condition absolue qu’ils soient traités en même temps comme des fins en soi » (pp. 158-159).
7. « Ce que tu hais, ne le fais à personne » (Tb 4, 15) ; « Tout ce que tu ne veux pas qu’il t’arrive à toi, ne le fais pas non plus au prochain » (Lv 19, 18) ; « Ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur » (Lc 6, 31) ; « Tout ce que vous voudriez que les hommes vous fassent, faites-le-leur vous-mêmes ; c’est cela la Loi et les Prophètes » (Mt 7, 12) ; « Voici certainement la maxime de l’amour : ne pas faire aux autres ce que l’on ne voudrait pas qu’ils nous fassent » (Confucianisme, Analectes XV, 23) ; « Nul d’entre vous n’est croyant s’il ne désire pas pour son frère ce qu’il désire pour lui-même » (Islam, Sunna) ; « Considère que ton voisin gagne ton gain et que ton voisin perd ce que tu perds » (Taoïsme) ; « La nature seule est bonne qui se réprime de ne point faire à autrui ce qui ne serait bon que pour elle » (Mazdéisme, Dadistan/I/Dinik 94, 5) ; « Telle est la somme du devoir : ne fais pas aux autres ce qui à toi te ferait du mal » (Hindouisme, Mahâbhârata, V, 1517) ; « Ne blesse pas autrui de la manière qui te blesserait » (Bouddhisme, Udana Varga, V, 18) (cités in HARI A. et VERDOODT A., op. cit., p. 81).
8. Il est intéressant de constater que l’unité du genre humain a été perçue en dehors du christianisme. Ainsi, dans un texte attribué à Asvaghosa Vajasûcî (-1er +1er s) on peut lire : « On observe la différence des empreintes d’une vache, d’un éléphant, d’un cheval…​ Il n’en va pas de même pour un brahmane et les autres hommes…​ Etant donné l’absence de toute différence d’empreinte, nous voyons qu’il n’existe qu’une seule classe, celle des êtres humains, qu’il n’y a pas de distinction entre les quatre classes de la société » (in Le droit d’être un homme, Unesco-Lattès, n° 520, p.268). Et à propos des droits et de leur reconnaissance pour pacifier les rapports humains, on trouve chez Siun Tseu (IIIe s. av. J.-C.) : « Si les individus ne s’entraident pas ils vivent dans la pauvreté. Si la société ne reconnaît pas les droits de l’individu, des conflits éclatent. La pauvreté crée l’angoisse et les conflits engendrent le malheur. Le meilleur moyen pour apaiser l’angoisse et éliminer les conflits est d’instituer une société qui reconnaît clairement les droits de l’individu » (in HARI A., VERDOODT A., op. cit., pp. 72 et 60 ).
9. L’homme révolté, Gallimard-Idées, 1951, p. 28.
10. Le problème de la violence dans l’opposition, Conférence, 1967, disponible sur www.philagora.net/grenier/marcuse.htm.
11. Ce texte soulève de nombreuses questions : si le droit « supérieur » nous libère de la barbarie, le droit positif est-il toujours, pour autant, synonyme de barbarie ? qu’est-ce la barbarie ?
12. Philosophe juif américain d’origine allemande (1899-1973).
13. Plon, 1954.
15. Méditation, in Géopolitique, n° 36, Hiver 1991-1992, p.7.

⁢d. Un problème pédagogique

Parlant de ces valeurs universelles objectives, le cardinal Danneels ajoutait : « N’est-il pas grand temps d’en appeler aux écoles et à tout notre système éducatif - de la maternelle à l’université - afin qu’ils promeuvent de toutes leurs forces l’enseignement et l’initiation pratique aux grandes valeurs fondamentales sur lesquelles toute vie en société est basée, comme par exemple le sens civique, le respect de la vérité, la solidarité, la fidélité à la parole donnée, la justice, le respect de l’homme dans sa valeur unique, le sens du service par le décentrement vis-à-vis de soi et de ses intérêts hyper-individuels, la résistance à l’esprit de consommation effrénée et aux sirènes du cocooning. L’Église, pour sa part, croit toujours que la base morale qui peut fournir les assises d’une société vraiment humaine et « humanisante », reste le décalogue de MoIse, enrichi par la morale de la surabondance qu’est venu apporter le Christ »[1]

Reste à savoir comment procéder car les valeurs citées, malgré leur formulation séduisante, ne sont pas susceptibles d’être acceptées telles quelles. Car si on essaye, un tant soit peu de les définir ou de préciser leurs implications, elles susciteront immanquablement des oppositions. Ainsi, comment faire respecter la vérité dans une société gorgée de slogans et d’a priori⁠[2] ? La fidélité à la parole donnée implique-t-elle aussi l’indissolubilité du mariage ? Le respect de l’homme dans sa valeur unique exclut-il l’avortement et l’euthanasie ? Un effort de réflexion est nécessaire mais, quelle chemin suivre ?


1. L’Église et les défis du troisième millénaire, op. cit., p. 442-443.
2. Prenons comme seul exemple la persistance des calomnies visant Pie XII et son attitude durant la guerre, malgré les ouvrages scientifiques publiés.

⁢e. Une présentation « descendante »

Si rigoureuse soit-elle, la présentation de saint Thomas peut embarrasser aujourd’hui dans la mesure où sa démarche part de l’affirmation de Dieu et de sa loi éternelle. Définir la loi naturelle comme « l’impression de la lumière divine en nous », comme une « loi écrite dans le cœur de l’homme » peut rebuter car elle suppose la reconnaissance de son Auteur⁠[1] ou être fort mal comprise, cette « impression » apparaissant à plus d’un comme une sorte d’instinct qui déterminerait la conduite des hommes.

Par ailleurs, le bel enchaînement loi éternelle-loi naturelle-loi humaine peut paraître comme une construction de l’esprit, logiquement satisfaisante mais abstraite.


1. Cf. Léon XIII (Libertas praestantissimum) :  »La loi naturelle est écrite et gravée dans l’âme de tous et de chacun des hommes parce qu’elle est la raison humaine ordonnant de bien faire et interdisant de pécher. (…) Mais cette prescription de la raison humaine ne saurait avoir force de loi, si elle n’était la voix et l’interprète d’une raison plus haute à laquelle notre esprit et notre liberté doivent être soumis ».

⁢f. Une présentation « ascendante »

Jacques Maritain, dans le souci de mieux s’adapter à la tournure d’esprit contemporaine substitue à la méthode « descendante » de Thomas, une méthode « ascendante ».

« Je suppose, pourrait-il dire à Camus, que vous admettez qu’il y a une nature humaine, et que cette nature humaine est la même chez tous les hommes. Je suppose que vous admettez aussi que l’homme est un être doué d’intelligence, et qui en tant que tel agit en comprenant ce qu’il fait, et donc en ayant le pouvoir de se déterminer lui-même aux fins qu’il poursuit. d’autre part, ayant une nature, étant constitué de telle façon déterminée, l’homme a évidemment des fins qui répondent à sa constitution naturelle et qui sont les mêmes pour tous, - comme tous les pianos par exemple, quel que soit leur type particulier et en quelque lieu qu’ils soient, ont pour fin de produire des sons qui soient justes. S’ils ne produisent pas des sons justes, ils sont mauvais, il faut les réaccorder, ou s’en débarrasser comme ne valant rien. Mais puisque l’homme est doué d’intelligence, et se détermine à lui-même ses fins, c’est à lui de s’accorder lui-même aux fins nécessairement exigées par sa nature. Cela veut dire qu’il y a, en vertu même de la nature humaine, un ordre ou une disposition que la raison humaine peut découvrir et selon laquelle la volonté humaine doit agir pour s’accorder aux fins nécessaires à l’être humain. La loi non écrite ou le droit naturel n’est pas autre chose que cela.

Les grands philosophes de l’antiquité savaient, les penseurs chrétiens savent mieux encore, que la nature dérive de Dieu, et que la loi non écrite dérive de la loi éternelle qui est la Sagesse créatrice elle-même. C’est pourquoi l’idée de la loi naturelle ou non écrite était liée chez eux à un sentiment de piété naturelle, à ce profond respect sacré inoubliablement exprimé par Antigone. Connaissant le principe réel de cette loi, la croyance en cette loi est plus ferme et plus inébranlable chez ceux qui croient en Dieu que chez les autres. De soi, cependant, il suffit de croire à la nature humaine et à la liberté de l’être humain pour être persuadé qu’il y a une loi non écrite, pour savoir que le droit naturel est quelque chose d’aussi réel dans l’ordre moral que les lois de la croissance et du vieillissement dans l’ordre physique »[1].

Dans la perspective de Maritain, le minimum indispensable est de « croire à la nature humaine ». Evidemment, ce concept est aussi controversé mais si Camus y adhérait pourquoi d’autres incroyants ne l’accepteraient-ils pas ? Le problème vient peut-être du fait que, pour beaucoup, comme pour Sartre, par exemple, la nature humaine renvoie nécessairement à l’idée d’un Dieu créateur. Même si des philosophies athées conservent cette notion de nature humaine, il est plus cohérent d’affirmer qu’ »il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir »[2]. Le débat est ouvert : la référence à Dieu comme fondement ultime de la loi naturelle est-elle nécessaire ou non à l’affirmation de la nature humaine et des droits qui en découlent ?

Pour Maritain, la référence à Dieu rend la croyance à la nature humaine « plus ferme », mais ne paraît pas indispensable du moins dans le domaine pratique. Rappelons-nous, au passage, que Guy Haarscher, disait aussi que les droits de l’homme devaient être l’objet d’une « croyance ».

Une autre démarche « ascendante » est celle présentée par I. Mourral et L. Millet dans leur Traité de philosophie[3] à propos des devoirs et des droits de l’homme. Etant établi que la finalité de l’homme est « de vivre-avec d’autres en vue du bien de chacun et de tous (…), il faut reconnaître l’exactitude de la formule : « Chacun a des devoirs, et envers tous »[4] (…). En effet, les droits de l’homme ne peuvent être fondés que sur une participation à l’Absolu : « il ne put exister de droits véritables qu’autant que les pouvoirs réguliers émanèrent de volontés surnaturelles »[5]. Sans ce fondement, la revendication des droits de l’homme n’est possible que dans la mesure où ceux-ci résultent du bon vouloir de tous les autres de reconnaître qu’ils ont des devoirs envers chaque personne individuelle - autrement dit il faut que la justice règne effectivement ; mais qui peut assurer ce règne ?
  Certes une fonction primordiale de la société consiste à établir la sécurité de tous ses membres, afin que chacun puisse mener une vie digne et heureuse ; mais comment peut-elle remplir effectivement cette fonction ?
  Si nous laissons de côté ces problèmes, qui sont cependant tout-à-fait essentiels, la spéculation philosophique nous montre que c’est dans le rayonnement du Bien commun que sont éclairés les « droits de l’homme », puisque ce Bien commun fonde et finalise nos devoirs personnels »
. A cet endroit, les auteurs reviennent sur la Déclaration d’indépendance des États-Unis⁠[6], qui « pose un problème, celui du consentement : s’il est nécessaire à l’exercice de l’autorité, est-il son fondement absolu ? Car « les gouvernés » ont le droit de changer, d’instituer, parce qu’un tel droit fait partie des « droits inaliénables » - or il n’y a de droit inaliénable que grâce au rapport au Créateur ».

On peut aussi, puisqu’on vient de reparler du Bien commun, ranger, dans cette catégorie de penseurs qui ont tenté cette démarche ascendante, Gaston Fessard qui nous a déjà guidés précédemment et dont nous étudierons la pensée plus en détail, à la fin d el’ouvrage.

Pour Gaston Fessard, l’essence de l’autorité, médiatrice du bien commun, somme le pouvoir de droit « de se dépasser lui-même pour viser au delà de l’horizon temporel le règne de l’Universel concret, source de tous les biens communs particuliers qu’il peut atteindre. Faute de quoi, ces biens communs demeurent précaires, inauthentiques, toujours en danger de se pervertir en mal commun. Perversion qui ne pourra manquer de se produire dès que le pouvoir de droit exclura expressément de sa visée la source même du Bien commun, en qui seule les communautés humaines ont leur consistance ».

Quant à l’essence du bien commun, elle demande au pouvoir de droit « de s ‘accomplir dans la valeur qui réunit fait et droit » . Car « ...refuser de s’accomplir dans la Valeur, le Bien commun et l’Amour, c’est pour le pouvoir de droit se détourner des sources de la justice et par conséquent se « nouer » »[7].

Dans toute communauté politique, on recherche à la fois le Bien de la communauté, c’est-à-dire les richesses matérielles et immatérielles, la communauté du Bien qui proclame l’égalité en droits des membres mais aussi le Bien de la communion des personnes entre elles qui se découvrent unies par une réalité qui les dépasse et reconnaissent l’autorité de cette valeur transcendante. Seule la valeur peut faire autorité. Seule la valeur peut réaliser à la fois le bien de la communauté et la communauté du bien.

Sans elle, la communauté politique risque de céder à deux tentations préjudiciables à l’humanisation de la société.

Elle cherchera à réaliser le bien de la communauté par le moyen de la communauté du bien c’est-à-dire par l’égalité. C’est la tentation socialiste. Or, ce n’est pas à l’État de réaliser le bien de la communauté : celui-ci est le fruit de la coordination économique des individus.

Ou bien, on accordera la prévalence à l’État sur la société. Et l’État visera le bien de la communauté en oubliant la communauté du bien. C’est la tentation fasciste.

Le bien de la communion permet d’éviter ces écueils à condition qu’on reconnaisse que cette communion vient de plus haut. C’est pourquoi ce n’est possible que dans une société ouverte à la dimension religieuse, à une transcendance. Les hommes doivent reconnaître qu’ils ne sont pas maîtres de tout. Et Fessard, devant les deux solutions boiteuses, dénoncera « l’illusion du Libéralisme qui s’imagine que la raison individuelle suffit à en venir à bout »[8]. On concédera à ces réflexions leur caractère fort logique et le chrétien peut se sentir à l’aise dans de tels discours mais peut-on vraiment, vu la diversité des religions et surtout les progrès de l’athéisme, partager, jusqu’au bout et sur le terrain politique, l’optimisme de Gustave Thils qui, à propos des justifications fondamentales des droits de l’homme et porté par l’enseignement de Jean-Paul II, écrit : « Ne perçoit-on pas l’émergence d’une dominante ? Le thème de l’homme « image de Dieu » est sans conteste fort appuyé dans la réflexion chrétienne aujourd’hui (…). Il a l’avantage d’évoquer une certaine universalité originaire, il nous renvoie à la Genèse, aux sources de l’humanité (…). Dans le contexte des « droits de l’homme », des déclarations actuelles, il convient assez heureusement. »[9]


1. Les droits de l’homme et la loi naturelle, Paul Hartmann, 1943, pp. 63-64.
2. L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946.
3. Op. cit., pp. 214-215.
4. La formule citée ici par les auteurs est extraite du Système de Politique Positive, I, Discours préliminaire, d’Auguste Comte (1798-1857).
5. Id..
6. Rappelons le passage essentiel qui affirme « que tous les hommes ont été créés égaux, qu’ils sont pourvus par le Créateur de certains droits inaliénables, parmi lesquels le droit à la vie, à la liberté, à la poursuite du bonheur ; que, pour la défense de ces droits, ont été institués parmi les hommes des gouvernements qui tirent leur juste autorité du consentement des gouvernés ; que, lorsque n’importe quelle forme de gouvernement trahit cette mission, le droit du peuple est de le changer ou de l’abolir et d’instituer un nouveau gouvernement…​ » (1776).
7. Autorité et bien commun, op. cit., pp. 48-49.
8. Id., p. 74.
9. Droits de l’homme et perspectives chrétiennes, Publications de la Faculté de théologie de l’UCL, 1981, p. 54.

⁢g. Une présentation sans Dieu ?

Le juriste hollandais Grotius⁠[1], considéré comme le père du droit naturel, est le premier à avoir cherché le fondement du droit sans s’occuper de métaphysique ou de morale. Mais, en étudiant le droit positif, il constate que celui-ci applique le droit et que « par conséquent, il faut admettre un droit antérieur et supérieur à la loi positive ; ce droit, la raison le montre, gravé dans la nature de l’homme dont la sociabilité est un caractère essentiel »[2]. Grotius définit le droit comme « une règle suggérée par la droit raison, selon laquelle nous jugeons qu’une action est morale ou injuste d’après sa conformité à la nature raisonnable »[3].

Il n’y a rien de neuf dans cette description à part qu’elle ne se fonde pas sur un système métaphysique mais  »sur la morale courante qu’il considère comme universellement admise ». J. Leclercq considère que l’absence d’un examen sérieux des fondements est une « négligence » ou une « faiblesse » que ses successeurs⁠[4] vont exploiter pour séparer morale et droit⁠[5].

Par contre, à l’époque contemporaine, devant la pluralité des conceptions philosophiques et religieuses, des philosophes et des juristes ont fait le pari, en s’abstenant de se prononcer sur le fondement ultime laissé à l’appréciation de chaque conscience, de réhabiliter le droit naturel en s’appuyant uniquement sur des concepts humains. Nous évoquerons ici la démarche d’Albert Dondeyne et celle de Xavier Dijon.

Le philosophe A. Dondeyne nous propose de réfléchir à partir d’une situation qui n’est pas sans rappeler Hobbes : comment passer de l’état de guerre latente ou ouverte d’une humanité inorganisée ou livrée à la loi du plus fort, à l’État de droit ?

« La vie en commun, nous explique-il, est une tâche pour l’homme. A lui de dépasser l’« homo homini lupus » qui habite en lui et d’instaurer dans le monde une coexistence pacifique et respectueuse des autres. Or cette coexistence pacifique est impensable sans la composante de la tolérance, car nul ne peut faire que l’autre ne soit pas aussi un fardeau pour moi, un concurrent, voire une menace. Le plus simple serait de le supprimer, mais ce serait le comble de l’immoralité. Respecter l’autre dans son altérité, c’est tout d’abord le supporter et inventer une solution aussi humaine que possible au paradoxe de la triple signification que l’autre possède pour moi (obstacle et danger, compagnon nécessaire, être à qui je veux donner)⁠[6]. En d’autres mots, le but de la coexistence tolérante et féconde est précisément d’humaniser les rapports interhumains, en leur donnant une qualité et un statut dignes de l’homme. C’est la tâche humaine par excellence, une œuvre à créer et recréer sans cesse, pour le plus grand bien de tous. En ce sens la coexistence tolérante est une vertu éthique et relève finalement de la vertu générale de justice, dont le propos est d’élaborer pour tous les conditions d’existence nécessaires et favorables à l’exercice de la liberté. Ce droit prendra une forme positive au cours de l’histoire, grâce à la législation (d’où l’idée de droit positif), mais cette formule positive n’est que l’accomplissement, la consécration et la mise en forme d’une exigence préalable, découlant de la dignité même de l’homme, exigence que l’ordre politique doit respecter et promouvoir et qui pour cette raison est dite de droit naturel »[7].

Aujourd’hui, la démarche d’A. Dondeyne risque de pâtir du discrédit qui touche le droit naturel et le concept de « nature ». C’est pour cette raison que la réflexion du juriste X. Dijon⁠[8] est particulièrement intéressante et adaptée aux mentalités actuelles.

Dès l’abord, X. Dijon répond aux 5 objections classiques utilisées contre le droit naturel.

Il estime nécessaire le « détour philosophique » pour « chercher la source d’où le droit coulerait de soi » et de l’affranchir « des limites que lui impose l’approche positiviste »[9]. Sans le pouvoir réel exercé par le droit positif, le droit naturel tire précisément sa force de son  »impuissance » : « privé de pouvoir, le droit naturel échappe au pouvoir, permettant ainsi à ce même pouvoir d’accéder au droit. Inversement, s’il se privait de cette instance naturelle, le pouvoir n’organiserait plus les rapports sociaux qu’au seul gré de ses décisions. Décisions arbitraires dont l’artifice ressemblerait autant au droit que la fleur en plastique à la rose du jardin : un droit en plastique »[10].

A ceux qui accusent le concept de « nature » de fixisme et le considèrent comme dépassé à l’heure où la nature humaine apparaît comme historique, X. Dijon répond que nature et histoire « renvoient mutuellement à ce quelles portent chacune en fait de permanence et en fait de changement. Car la nature humaine se définit aussi par une tension qui permet le mouvement de l’histoire ; réciproquement, l’histoire se définit aussi par une permanence dans la quelle se lit la continuité de la nature »[11].

Le droit naturel ne tue pas le débat démocratique mais rappelle les « conditions fondamentales d’un tel débat » en contestant que la force numérique soit le critère dernier du droit, « afin de ne pas donner à la force la primauté sur le droit »[12].

Enfin, et ce sera l’objectif essentiel de tout l’ouvrage, face à l’extrême diversité des lois, qui découle elle-même de la diversité sémantique du mot « nature », il importe de tenir compte de cette polysémie et de partir à la recherche d’une « simplicité », « simplicité de la naissance qui, étymologiquement, a donné son nom à la nature (en latin : nasci ; en grec : phusis) et qui indique à quel point l’homme est précédé en sa liberté. Précédé par quoi ? Sa mère, l’animalité, l’environnement, Dieu, la société, son corps, la loi ? Tout cela à la fois, car l’homme ne sait pas à combien d’engendrements, il doit d’être ce qu’il est, mais il devine que sans eux il ne serait plus libre ». Et donc, la méthode suivie par l’auteur ne sera pas, selon le schéma classique, de partir de la nature (de l’homme, des arbres, du droit, de l’être) pour aboutir au droit qui en découlerait, mais plutôt de partir « du discours habituellement reconnu comme juridique par nos sociétés pour remonter de ce droit vers l’instance qui, en lui, se présente comme « nature » dans l’unité postulée de sa polysémie ». Autrement dit, la question revient « à se demander si le projet juridique lui-même, à quelque époque qu’on le tienne - et donc aujourd’hui encore-, n’implique pas nécessairement cette référence à la nature une qui donne sens et valeur, et par suite ordre, au surgissement perpétuel des faits ».⁠[13]

Persuadé que « le droit ne peut se définir à partir de ses seules sources positives mais qu’en chacune de ses branches, il s’appuie sur la nécessité de reconnaître le donné naturel des libertés humaines », X. Dijon part donc à la recherche de la « source fondamentale qui fait droit dans le droit »[14].

Il n’est pas possible ici de rendre compte de la richesse du travail de X. Dijon qui va interpeller les constitutions, les législations qui touchent au sujet de droit (droit de la nature, des animaux, de l’enfant conçu, de la personne mourante), à la famille (procréation, union matrimoniale, filiation, droit à la famille, droit de l’enfant, homosexualité et transsexualité), à la propriété (nous y reviendrons), aux obligations, aux délits et peines, etc.. Il serait précieux que le lecteur, suivant ses centres d’intérêt particuliers, s’immerge dans la lecture de ce livre fort et lumineux. Pour notre part, nous nous contenterons, à cet endroit, d’examiner le raisonnement de l’auteur touchant aux constitutions.

X. Dijon répond, en fait, à H. Kelsen présentant les Constitutions comme des fictions injustifiables moralement et religieusement auxquelles on est tenu d’obéir.

Pour X. Dijon, le texte constitutionnel ne peut suffire à fonder à lui seul l’ordre juridique. L’État de droit, nous l’avons vu, se caractérise par la soumission du pouvoir à la loi établie par la Constitution qui elle-même provient d’un pouvoir, celui des constituants : « mais à quelle norme générale ce pouvoir particulier a-t-il obéi pour prescrire la loi qui allait fonder l’ordre juridique (…) ? »[15] Est-il pensable que le pouvoir constituant qui va s’attacher à « limiter les pouvoirs, à les séparer (…), à leur imposer les formes du droit, lui-même ne serait limité, inspiré, informé par rien qui le précédât ? » Ou bien il faut vivre avec cet illogisme ou supposer une « norme plus fondamentale » non dite qui légitime la fondation de l’ordre juridique.⁠[16]

Par ailleurs, une fois la Constitution établie, se pose le problème de la conformité des actes pris par les diverses autorités et son contrôle. La violation de la Constitution peut être patente ou plus subtile s’il s’agit d’une décision qui trahit son « esprit » qui « s’identifie précisément à cette norme fondatrice (…) à laquelle le Constituant se soumet pour éviter lui-même l’arbitraire de son propre pouvoir »[17]. Ainsi, l’État de droit qui a, par cette norme fondatrice, une origine non-juridique, va instituer un pouvoir chargé du contrôle de conformité. Mais on peut se demander encore qui va contrôler ce pouvoir de contrôle ? C’est ici qu’apparaît toute l’importance du serment prêté, devant la divinité ou sur l’honneur, par les autorités constituées avant leur entrée en fonction. Serment qui « symbolise l’impossibilité pour le droit posé de se fonder dans le droit posé lui-même » et touche « le sujet en son intimité, à l’endroit exact où son propre pouvoir se reconnaît soumis à une norme dont il ne dispose pas », une norme qui dépasse le système juridique : le respect de la parole donnée.⁠[18]

Si certains ont jadis considéré que l’autorité qui énonce le droit était la source du droit, cette façon de voir est dépassée dans la mesure où « dans l’acte même d’énoncer ce droit, le pouvoir se subordonne à lui ». N’est-ce pas en référence à une norme non dite que le Constituant a veillé à « séparer » les pouvoirs marquant ainsi la distance entre le droit et le pouvoir ? Cette séparation qu’il vaudrait peut-être mieux appeler « distinction », n’est-elle pas « la mise en convergence des pouvoirs pour parvenir à la formulation d’un droit qui les dépasse tous » ? Par là, la Constitution signifie aux pouvoirs « qu’aucun d’eux n’est à la source du droit, pas plus qu’elle ne l’est elle-même, mais que le droit serait plutôt la source - et la fin - des efforts que les pouvoirs déploient pour le dire ».⁠[19]

Reste à définir cette « norme non dite ».

Ce sont les textes constitutionnels eux-mêmes qui vont nous éclairer sur la nature de cette norme que l’on peut identifier, dans sa formulation contemporaine, comme l’ensemble des droits de l’homme.

La Constitution française de 1958 les rappelle dans son Préambule, la Constitution belge de 1831 consacre son titre II aux Belges et à leurs droits avant de traiter des pouvoirs, la Constitution espagnole de 1982 commence par l’énumération des « droits et devoirs fondamentaux », la Constitution allemande de 1949, plus clairement encore, dans son 1er article, déclare:

« 1. La dignité de l’homme est intangible. Tout pouvoir public est tenu de la respecter et de la protéger.

2. En conséquence, le peuple allemand reconnaît à l’homme des droits inviolables et imprescriptibles comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde.

3. Les droits fondamentaux énoncés ci-dessous lient le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judicaire à titre de droit directement applicable. »[20]

Ces présentations insinuent que les droits « précèdent les décisions des Constituants eux-mêmes et jugent, à partir de cette source intangible, tout exercice du pouvoir ».⁠[21]

Mais, notons-le bien, ces droits, tels qu’ils sont évoqués dans les textes modernes cités, ne sont plus dits naturels même s’ils sont présentés comme inviolables, inaliénables, sacrés, imprescriptibles, fondamentaux. Ne sont-ils pas, dès lors, le résultat d’un montage subjectif ?

Analysant l’article 1er de la déclaration universelle des droits de l’homme, X. Dijon, va confronter le texte provisoire et le texte définitif.

Le texte provisoire disait:

« Tous les hommes sont frères. Ils sont doués par la nature de raison et de conscience. Ils naissent libres et égaux en dignité et en droits »[22]

Le texte définitif déclare:

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

X. Dijon souligne trois différences.

« Hommes » a été remplacé par « êtres humains », ce qui s’explique aisément par la volonté d’éviter toute discrimination sexiste.

La référence à la « nature » a été supprimée pour éviter tout débat métaphysique et maintenir l’universalité recherchée. Le don de la raison et de la conscience est devenu un « don anonyme ».

La fraternité, dans la première version, présentée, d’emblée, comme un état devient un devoir à la fin de l’article adopté. Mais, comme le fait remarquer l’auteur, « on ne voit guère en quelle réalité prend corps cette sorte de devoir aussi abstrait qu’impératif ».⁠[23]

Ces deux dernières corrections peuvent être perçues comme un appauvrissement par rapport au texte originel. Il n’empêche que le juriste parvient à discerner, dans la formulation retenue, deux subtiles réminiscences jusnaturalistes. X. Dijon note tout d’abord la répétition, à quatre reprises, de la conjonction « et » : libres et égaux, en dignité et en droits, doués de raison et de conscience, sont doués…​ et doivent agir. X. Dijon voit dans ce et, un rappel discret du concept de nature, notamment parce que, dans le dernier emploi (sont doués…​ et doivent agir), la conjonction allie « la constitution spécifique de l’être humain et son obligation morale fondamentale ». De même, « la conjonction relie, dans la spécificité humaine, la puissance d’objectivité qu’est la raison et la perception des singularités qu’est la conscience : « doués de raison et de conscience » ». De même encore, « le et de la nature conjoint la communauté des humains dans la même dignité objective d’une part, l’attribution à chacun d’eux de mêmes droits subjectifs d’autre part: « égaux en dignité et en droits » ». Enfin, le et « allie l’irréductible singularité de la liberté et l’exigence objective de l’égalité : « tous les humains naissent libres et égaux ». »[24]

Pour X. Dijon, ces répétitions rappellent « le travail caché de la synthèse qu’opère la nature » : « Discrète, la conjonction et n’hésite pas à mettre ensemble la vivacité de la liberté épanouie dans ses droits subjectifs[25], prenant conscience de l’obligation d’un agir fraternel d’un côté, avec l’ordre de l’égalité exprimé dans une commune dignité objective et porté par la raison qui scrute la constitution du réel de l’autre côté. Comme elle, la nature assure l’unité de ses deux dimensions, appelant l’esprit à rejoindre cette « conjonction » par réflexion sur sa propre naissance ».

Et précisément, un autre mot renforce la thèse du jusnaturaliste : « le verbe naissent indique un peu plus explicitement en quel acte se fonde » le travail de synthèse opéré par le et.

On aurait pu écrire que « tous les êtres humains sont libres et égaux », mais « l’enracinement de la liberté et de l’égalité des humains en leur naissance apparaît ainsi comme une garantie contre les aléas postérieurs de la vie politique ».⁠[26]

La liberté et l’égalité naissent donc d’un homme et d’une femme qui, par leur union, « permettent à la nature par le jeu des quatre et de l’article premier, d’aboutir au devoir de la fraternité non plus seulement selon un « esprit » qui obligerait les êtres humains du haut de son impératif catégorique en désespérant de se voir jamais exaucé d’eux, mais dans la chair elle-même puisque les frères (et les sœurs) se définissent par leur naissance du même père et de la même mère ».⁠[27]

Revoilà donc la nature telle qu’elle est à la racine de sa polysémie et revoilà la famille, prioritaire dans la mesure où c’est en elle que « se noue le premier lien social »[28], en-decà du droit puisqu’elle surgit non seulement d’une décision de sujets libres et égaux mais aussi de l’inégalité (des enfants par rapport aux parents) et de l’instinct qui commande « le droit naturel du lien conjugal et de la procréation des enfants ». Cette inégalité et cet instinct semblent contredire les exigences du droit mais, en réalité, le vécu familial « les fonde plutôt sur ce don symboliquement manifesté par ces apparentes anomalies. Tandis que la liberté et l’égalité résolvent leurs exigences apparemment contraires dans la fraternité qui leur est sous-jacente, voici que cette fraternité elle-même, naturellement portée par l’inégalité et l’instinct inhérents au lien familial, se vit comme un don que les humains n’ont certes pas inventé mais qu’ils reçoivent au plus intime de leur liberté comme la promesse de leur égalité ».⁠[29]


1. Hugo de Groot (1583-1645). Ses livres les plus célèbres sont De iure praedae commentarius (sur le droit de prise) et les De iure belli ac pacis libri tres (sur le droit de guerre et de paix).
2. LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, I Le fondement du droit et de la société, Wesmael-Charlier, 1947, p. 19.
3. Cité par MOURRAL I. et MILLET L., Traité de philosophie, op. cit., p. 226.
4. On peut citer Samuel Pufendorf (1632-1694) et Christian Thomasius (1655-1728).
5. Op. cit., pp. 19-20. Dans la conception classique, morale et droit sont distincts mais non séparés : « Les préceptes du droit naturel représentent (…) une partie seulement des préceptes de la morale naturelle ». Pour reprendre le langage thomiste, les premiers relèvent de l’ordre de la justice tandis que les seconds sont de l’ordre de l’amour (de Dieu, du prochain, de soi). Plus précisément encore, « la morale est la science qui dirige vers leur fin l’ensemble des actes humains, c’est-à-dire des actes libres de l’homme. Le droit, la jurisprudence est la science qui dirige vers leur fin ceux de ces actes humains qui sont sanctionnés par la loi humaine positive  ». (Cf. JOURNET Ch., Exigences chrétiennes en politique, Egloff, 1945, pp. 216-218).
6. « a) L’autre apparaît d’abord dans notre vie comme un obstacle, un concurrent, une menace pour notre liberté. Bon gré, mal gré il faut bien en arriver à nous partager le seul monde qui soit à notre disposition. Bien plus, l’autre peut devenir un danger pour moi, un ennemi, car il faut compter avec l’éventuelle méchanceté de l’homme.
   b) Mais l’autre est aussi un compagnon de voyage sur le chemin de ma vie. J’ai, besoin de l’autre pour le maintien de mon existence, pour l’épanouissement de mon être. Ce que je possède de plus précieux, je le dois aux autres.
   c) Enfin, l’autre apparaît dans ma vie comme quelqu’un pour qui je peux travailler, qui est digne de ma sollicitude, non pas parce que je peux avoir besoin de lui, mais parce que j’ai quelque chose à lui donner. Si j’étais seul sur la terre, il n’y aurait pratiquement plus rien à faire et la vie n’aurait plus de sens. Il y a une joie plus grande que celle de recevoir, c’est celle de donner : « Melius est dare quam accipere. »
7. La foi écoute le monde, op. cit., pp. 290-291.
8. Droit naturel, Tome 1, Les questions du droit, Puf, 1998.
9. Id., pp. 22-23.
10. Id., p. 24.
11. Id., p. 27.
12. Id., p. 29.
13. Id., pp. 35-36.
14. Id., pp. 36-37.
15. Id., p. 46.
16. Id., p. 47.
17. Id., p. 49.
18. Id., pp. 51-52.
19. Id., pp. 55-56.
20. Cité par DIJON X., op. cit., p. 58.
21. Id., p. 59.
22. VERDOODT A., Naissance et signification de la déclaration universelle des droits de l’homme, Nauwelaerts, 1964, p. 79, cité in DIJON X., op. cit., p. 591.
23. Op. cit., p. 592.
24. Id., p. 593.
25. Ce fut effectivement une proposition : cf. VERDOODT A., Naissance et signification de la Déclaration universelle des droits de l’homme, op. cit., p. 82, cité in DIJON X., op. cit., p. 594.
26. Id., p. 594.
27. Id., p. 595.
28. Id., p. 597.
29. Id., p. 598.

⁢h. Un peu de logique, tout simplement

A. Léonard⁠[1] développe, de son côté, trois arguments simples en faveur du droit naturel⁠[2]:

  1. Le droit naturel est, selon le langage que Kant emploie à propos de Dieu, l’idée « régulatrice nécessaire » de tout droit positif.
      En effet, on peut considérer « qu’il est impossible de cerner de manière exhaustive et définitive le contenu objectif du droit naturel » parce qu’ »il est fondé dans la nature même de l’homme et que cette dernière est pour nous un avenir inépuisable ». On n’en « aura jamais terminé l’inventaire ». Il n’empêche que « cette idée régulatrice à jamais inachevée est le fondement indispensable et la garantie inamissible de tout ordre juridique positif ». Sans elle, l’ordre juridique ne s’interprète plus que par lui même. Au nom de quoi critiquer, s’insurger si l’instance suprême est la volonté du « prince » ? L’ »idée régulatrice » est « nécessaire à la sauvegarde de la dignité de la personne. Elle rappelle opportunément que le droit positif pose l’ordre du juste politique, mais ne dispose pas de la justice elle-même ». Nous avons plusieurs fois rencontré cet argument sous la plume d’auteurs non chrétiens.

  2. « Le droit naturel s’impose également si l’on reconnaît au droit positif une force obligatoire qui ne soit pas purement coercitive ».
      L’obligation de se soumettre au droit positif (supposons-le juste), ne peut, sous peine de cercle vicieux dériver du droit positif lui-même. Pour échapper à ce cercle vicieux (« il faut obéir à la loi parce que c’est la loi ! »), il faut soit « n’attribuer au droit positif qu’une force obligatoire extrinsèque se réduisant à la menace d’une sanction », tactique peu digne de l’homme qui réduit la sociabilité à la crainte, ou reconnaître que l’obligation d’obéir à la loi positive relève du droit naturel et s’inscrit dans la conscience du citoyen.

  3. Enfin, la « réalité du droit international (…) révèle en toute clarté l’existence indéniable du droit naturel ».
      Si l’on considère que le droit international n’est que positif, il doit être imposé et sanctionné par une autorité internationale. Or, ce droit était reconnu avant que n’existe cette autorité.

Et aujourd’hui, les instances internationales ont-elles ce pouvoir de coercition ?

Par ailleurs, la force du droit international ne peut dériver simplement des accords conclus entre nations ni d’une autodiscipline d’un État, nous retomberions dans l’erreur évoquée au numéro 2.

Il faut donc bien reconnaître « que l’autorité du droit international est sous-tendue par une obligation de droit naturel ».


1. Le fondement de la morale, Cerf, 1991, pp. 279-282.
2. L’auteur présente le droit naturel comme un droit « qui découle immédiatement de l’impératif catégorique, à la fois fondamental et concret, de la morale générale, à savoir de l’universelle amitié ou de la promotion de l’autre ». Il concerne bien sûr les rapports interpersonnels mais aussi les relations sociales et structurelles qui lui donnent toute son ampleur (op. cit., p. 281).

⁢i. La psychanalyse à la rescousse

S’appuyant sur une connaissance profonde du droit romain et du droit canonique, la pratique du management, la psychanalyse et les arts, Pierre Legendre, historien du droit, dénonce le danger d’une dissolution de l’État et du droit, à l’époque contemporaine, qui favorise « une escalade de l’obscurantisme ». Nous assistons en occident, sous les coups de l’individualisme, à une « débâcle normative » qui affecte l’État qui, en principe et depuis le Moyen Age, est « la construction normative, institutionnelle »[1] : « la modernité commence au XIIe siècle avec le Moyen Age classique, quand le christianisme s’est approprié le legs historique du droit romain en sommeil depuis plus de 500 ans. Ce fut le début de l’État moderne, qui bat aujourd’hui en retraite sous les coups de l’affirmation de l’individu. »

L’État actuel tend à rompre avec la raison laissant libre cours au fantasme et le droit oublieux de ses origines romaine et canonique s’adapte aux faits. Un exemple significatif est fourni par l’apparition des contrats de vie commune : « les États contemporains, explique Legendre, se lavent les mains quant au noyau dur de la raison qui est la différence des sexes, l’enjeu œdipien. Ils renvoient aux divers réseaux féodalisés d’aujourd’hui l’aptitude à imposer législation et jurisprudence[2]. Pensez aux initiatives prises par les homosexuels. Le petit épisode du pacs est révélateur de ce que l’État se dessaisit de ses fonctions de garant de la raison. Freud avait montré l’omniprésence du désir homosexuel comme effet de la bisexualité psychique. La position homosexuelle, qui comporte une part de transgression, est omniprésente. L’Occident a su conquérir la non-ségrégation, et la liberté a été chèrement conquise, mais de là à instituer l’homosexualité avec un statut familial, c’est mettre le principe démocratique au service du fantasme. C’est fatal, dans la mesure où le droit, fondé sur le principe généalogique, laisse la place à une époque hédoniste héritière de nazisme. En effet, Hitler, en s’emparant du pouvoir, du lieu totémique, des emblèmes, de la logique du garant, a produit des assassins innocents. Après Primo Levi[3] et Robert Antelme[4], je dirai qu’il n’y a aucune différence entre le SS et moi, si ce n’est que pour le SS, le fantasme est roi. Le fantasme, comme le rêve qui n’appartient à personne d’autre qu’au sujet (personne ne peut rêver à la place d’un autre), ne demande qu’à déborder. La logique hitlérienne a installé la logique hédoniste qui refuse la dimension sacrificielle de la vie. Aujourd’hui chacun peut se fabriquer sa raison dès lors que le fantasme prime et que le droit n’est plus qu’une machine à enregistrer des pratiques ». Or, l’État doit reproduire « du sujet institué, en garantissant le principe universel de non-contradiction : un homme n’est pas une femme, une femme n’est pas un homme. Ainsi se construisent les catégories de la filiation. La fonction anthropologique de l’État est de fonder la raison, donc de transmettre le principe de non-contradiction, donc de civiliser le fantasme. L’État, dans la rationalité occidentale, est l’équivalent du totem dans la société sans État. En Afrique, il y a aussi un au-delà de l’individu qui est peut-être en train de se perdre chez nous ».⁠[5]

Dans ses célèbres Leçons, l’auteur se montre très sévère devant la dérive du droit qui ignore tout « au-delà de l’individu » : « Nous ignorons du droit, écrit-il, son articulation sur la structure, c’est-à-dire sur un intangible dont procèdent les mécanismes de la Référence. De cette méconnaissance provient la conviction que les sociétés hyper-industrielles détiennent le pouvoir, inimaginable jusqu’alors dans l’humanité, de manœuvrer la normativité à leur guise et, partant, de destituer progressivement l’espèce de monarchie exercée classiquement par les juristes. Dans ces conditions, l’avenir serait libre de tout engagement à l’égard de la reproduction des contraintes juridiques élaborées par la culture et de l’hypothèque des fondements mythologiques de celle-ci. S’agissant désormais d’un simple réglage social sur la politique au jour le jour, l’appel aux normes de légalité (…) deviendrait, sans soulever de difficultés autres que de gestion de son propre dispositif technique, offre de demande du produit juridique selon les nouveaux idéaux de marché ».⁠[6]

Le problème vient sans doute du fait que nous sommes dans une société sécularisée et que, pour l’auteur, la normativité est « matière religieuse dans son principe »[7].

Dans l’article cité plus haut, Legendre présente l’État comme l’équivalent du totem dans la société primitive. On se souvient de l’interprétation de Freud à ce sujet⁠[8]. A un moment donné du développement des sociétés, les clans ont pris le nom d’un « totem », le plus souvent d’un animal qui est considéré comme l’ancêtre du clan et son génie tutélaire. Ce n’est plus d’abord le sang qui lie les individus entre eux mais le totem. On sait aussi que s’il est interdit à un individu de tuer et manger l’animal totémique, toute la tribu est invitée à le faire à un moment donné. Ce repas « sacré » a pour effet de renforcer l’unité de la tribu. Freud voit à l’œuvre, dans l’institution totémique, les forces d’amour et de haine qui animent le complexe d’Oedipe : amour-haine pour le père et concupiscence cachée pour la mère. Ce lien primitif est remplacé dans l’État moderne par un « lien de Raison »[9] qui n’exclut pas, au niveau de la normativité, la référence à des « fondations mythologiques »[10]

Peut-on négliger comme l’État et le droit contemporains la « mise en scène » de la « Référence fondatrice, ou Référence absolue »[11] ? Si Dieu a été, en Occident, « le nom, emblématique par nature, porté par la Référence »[12], on peut dire, d’une manière générale que « le Nom de la Référence désigne un Sujet fictif mis en place dans le discours institutionnel pour circonscrire l’instance de la toute-puissance, dont procède l’effet juridique »[13]. Il semble important de réhabiliter le « montage mythologique comme élément nécessaire à la vie institutionnelle »[14]. En effet, « une société, pour vivre, doit rêver. L’équivalent du rêve d’un sujet, c’est la mythologie d’une société (…) afin de restituer à l’institutionnalité ses appuis non-juridiques mis à l’écart par la fragmentation du discours moderne (oublieux de la dimension poétique du mythe fondateur et des visages si divers de la Référence dans l’humanité industrielle)…​ »⁠[15]. C’est pourquoi, par exemple, « il convient de redire l’ultra-modernité de la littérature juridique préscolastique, rappelant au savant occidental le versant oublié de toute dogmaticité : les célébrations poétiques de la Référence ».[16]

Même s’il déclare que « le christianisme est inévacuable »[17], Legendre redéfinit, à sa manière, indépendamment de la foi et de la théologie, l’importance de la religion pour l’usage contemporain puisqu’il n’y a « pas de société sans culte, pas de sujet humain sans rituel »[18].

Voilà donc aussi, une piste de réflexion pour ceux qui, dans la mouvance positiviste comme dans le radicalisme démocratique, se contorsionnent à la recherche d’une Référence tout en la récusant par ailleurs.


1. Entretien avec Pierre Legendre: « Nous assistons à une escalade de l’obscurantisme », Le Monde, 22-10-2001. Legendre précise : « La débâcle normative occidentale a pour effet la débâcle de nos jeunes : drogue, suicide, en un mot nihilisme. Notre société prétend réduire la demande humaine aux paramètres du développement, et notamment à la consommation. L’an dernier, le PDG du groupe Vivendi a dit : « Le temps politique classique est dépassé ; il faut que le consommateur et les industriels prennent le leadership. » Voilà l’abolition des Etas programmée. »
2. Dans ses Leçons VII, Le désir politique de Dieu, Etude sur les montages de l’État et du Droit, Fayard, 1988, p. 396, il ajoute que si « les formes sont sauves, (…) l’idée de loi est sapée à la base, sur un mode qui ressemble à la pratique de la mafia ».
3. Primo Levi (1919-1987), résistant et déporté, il s’est rendu célèbre par la publication de plusieurs témoignages sur les camps et notamment Si c’est un homme, Julliard, 1987 et Pavillons-Laffont, 1996.
4. Robert Antelme (1917-1990), a connu la déportation et a en laissé le témoignage dans L’espèce humaine, Cité universelle, 1947. De 1939 à 1946, il fut l’époux de Marguerite Duras.
5. Entretien avec Pierre Legendre, op. cit.. Ailleurs, Legendre écrit que les pouvoirs sont « facilement entraînés, dans les sociétés à démocratie, vers des prises de position législatives ou administratives qui se retournent contre ces sociétés mêmes, confrontées à un phénomène inattendu et de grande ampleur : la désubjectivisation de masses entières, c’est-à-dire la production en série d’individus privés d’accès à l’humanisation, ceux que j’appelle des sans-lien_. L’importance de cet_ effet de casse - une forme inédite de prolétarisation - montre le point vulnérable des sociétés industrialistes : il est le même point sensible dans toute l’humanité, il touche à la capacité de traiter avec la rigueur nécessaire la problématique du lien, laquelle ne dépend pas du bon-vouloir, parce qu’elle est rivée aux impératifs de l’espèce, à la loi de sa reproduction. » (Leçons VII, Le désir politique de Dieu, Etude sur les montages de l’Erat et du Droit, Fayard, 1988, p. 397.)
6. Leçons VII, op. cit., p.387. Du même (p. 390) : « L’univers gestionnaire, devenu notre lot politique, regorge de spécialistes de la linéarité, mais il manque dangereusement d’une pensée qui se reconnaisse comme ayant essentiellement pour fonction de faire miroiter la logique du tiers de la parole, c’est-à-dire de notifier, d’une manière crédible et politiquement efficace, la dimension de l’impossible dans les tentatives contemporaines, insues ou non, d’abolir le mécanisme de la Référence. »
7. Id., p. 391.
8. Cf. Totem et tabou, interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs, Edition électronique http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
9. LEGENDRE, Leçons VII, op. cit., p. 395.
10. Leçons VII, op. cit., p. 44.
11. Id., p. 20.
12. Id., p. 22.
13. Id., p.263.
14. Id., p. 279.
15. Id., p. 394.
16. Id., pp.394-395. « Conçoit-on aujourd’hui, poursuit l’auteur, qu’un exposé sur le droit s’ouvre le passage vers ses auditeurs par l’évocation du gémissement des étoiles et des anges ? » (Legendre emprunte cette formule à la Candela de Gerland de Besançon (XIIe s) in JACQUELINE B., Ephemerides Iuris Canonici, 1948, n°3, pp. 3-10).
17. Id., p. 280.
18. Id., p. 409.

⁢vi. Les insuffisances de l’État de droit

Supposons maintenant qu’un État de droit veuille se constituer dans le respect du droit naturel. Les lois et les institutions suffiront-elles à établir un ordre juste et humain ?

⁢a. L’importance des hommes et de la formation

La reconnaissance d’un droit naturel, la qualité des lois humaines, dépendent de la volonté et de l’intelligence des hommes, de leur formation, de leur vision du monde, de leurs croyances, de leurs morales. Il faut donc revenir à la nécessité d’une éducation civique complète, d’un apprentissage des vertus sociales et d’une évangélisation intégrale.

Pour les hommes politiques comme pour les citoyens. Et ce sont les mêmes, en démocratie, qui tour à tour, du moins en principe, commandent et obéissent en attendant les progrès d’une autogestion de plus en plus répandue à travers la société civile, les pouvoirs locaux, la vie associative et l’activité économique.

On se rappelle qu’idéalement, pour Platon⁠[1], le roi doit être « la loi vivante ». Et Aristote⁠[2] considérera que la royauté est la forme première de l’autorité : « il faut qu’elle doive son existence à la supériorité (à de multiples points de vue) de son roi ». C’est pourquoi la tyrannie est le pire des régimes car elle « a dévié de la forme première et la plus divine »[3].

On peut s’étonner qu’Aristote ait adopté ce point de vue mais, expliquent Mourral et Millet⁠[4], « la loi, dans sa pure et simple nature formelle est trop générale et abstraite pour entrer dans le détail réel des situations humaines ; le chef équitable fait pénétrer la justice jusque dans les cas particuliers . Sa personnalité a quelque chose de divin : « ce qu’on appelle royauté conforme à la loi n’est pas une forme spécifique de gouvernement » que l’on poserait à côté des autres : c’est ce qui doit animer tout pouvoir pour que son autorité soit digne (Pol III, 11)(…) ». Et « le fondement ultime de toute autorité, pouvoir s’exerçant sur des êtres humains, se trouve au point de convergence idéal d’attributs qui ne découlent pas naturellement les uns des autres : lien organique à la communauté, don personnel, justice, compétence ». J’ajouterais, une fois encore, prudence, vertu politique par excellence comme nous le verrons.

On a ainsi maintes fois souligné aussi le rôle considérable joué par Périclès⁠[5] alors que l’institution ne lui donnait officiellement qu’un pouvoir très limité. Thucydide a bien expliqué ce phénomène : « Périclès, grâce à l’estime qu’il inspirait, à son intelligence et à son évidente intégrité, avait acquis une autorité qui lui permettait de contenir le peuple tout en respectant sa liberté. Il n’était pas de ceux qui se laissent diriger par lui plutôt qu’ils ne le dirigent, car, ne cherchant pas à accroître son pouvoir par des moyens condamnables, il ne lui adressait jamais de paroles dictées par la complaisance. Tel était le crédit dont il jouissait qu’il allait même jusqu’à provoquer sa colère en s’opposant à ses désirs. Quand il voyait les Athéniens manifester mal à propos une confiance excessive, il les intimidait par des discours alarmants et, inversement, quand il les trouvait en proie à des craintes injustifiées, il savait les rassurer. Théoriquement, le peuple était souverain, mais en fait l’État était gouverné par le premier citoyen de la cité ».⁠[6]

Chantal Delsol⁠[7] qui commente ce texte fait remarquer que l’autorité est un élément essentiel en politique qui ne se confond pas nécessairement avec le pouvoir institutionnel. Périclès avait incontestablement plus d’autorité que de pouvoir. On a, de même, souligné l’influence morale des souverains belges alors qu’ils ont constitutionnellement peu de pouvoir puisque, selon la formule consacrée, « le Roi règne mais ne gouverne pas »[8]. On a constaté aussi que des premiers ministres à forte personnalité ou à vues élevées pouvaient donner un ton, un style à tout un gouvernement et marquer ainsi leur époque et les mémoires. L’histoire de Belgique a ainsi, entre autres, particulièrement été marquée par des hommes comme Beernaert⁠[9], Van Acker⁠[10] ou Spaak⁠[11].

Le pouvoir politique, explique Ch. Delsol, repose sur la légalité et ne devient efficace que par la reconnaissance tandis que « l’autorité politique repose sur la légitimité, c’est-à-dire l’acceptation ». Même dans un pouvoir fort, le dictateur cherchera dans un plébiscite, par exemple, « l’expression symbolique de la légitimité », preuve que même dans ce cas extrême, la légalité qui est de droit positif, ne suffit pas.

Le gouvernant ne disparaît pas derrière la loi. En effet, dans l’état de droit, « Gouverner signifie (…) prendre les décisions qui s’imposent dans le cadre de la loi, c’est-à-dire en permanence interpréter la loi. Par ailleurs, il reste les cas d’exception où la loi se révèle inopérante, cas extrêmes dits de « situation exceptionnelle » ou de raison d’État. La politique, en définitive et en dépit de la puissance de la loi, est toujours faite par des hommes, sommés d’arbitrer. Même si la reconnaissance, qui fonde l’acceptation d’obéissance, est elle-même fondée sur la raison, elle prend en compte les autres facteurs de légitimité de l’autorité. Sous l’État de droit jouent également le prestige et le charisme, et le citoyen n’élit jamais sous l’empire de la raison pure. Il n’y a pas d’autorité seulement statutaire, même si nous tentons de la rendre telle pour éviter ses débordements »[12].

On peut aussi, une nouvelle fois, méditer la sagesse du président tchèque Vaclav Havel : « J’ai l’impression que le monde politique devrait se trouver, tôt ou tard, un visage nouveau, post-moderne. L’homme politique devrait redevenir un être humain, se fiant non seulement à l’image scientifique et à l’analyse professionnelle du monde, mais aussi au monde tout court. Se fiant non seulement aux tableaux statistiques en sociologie, mais aussi aux êtres humains ; non seulement à l’interprétation savante du réel, mais aussi à son âme ; non seulement à l’idéologie, mais à l’idée ; non seulement aux informations, mais à leur sens. » (…)

« Il ne faut pas sans arrêt chercher de nouvelles façons de diriger la société, l’économie et le monde en général. Il faut avant tout changer radicalement de comportement. Et qui d’autre devrait donner l’exemple sinon les hommes politiques ? »[13]

Cependant, il ne faut pas s’inquiéter seulement de la qualité des dirigeants. C’est tout le peuple qui doit faire preuve de vertu et spécialement, bien sûr, en démocratie, comme nous l’avons vu.

« L’État, faisait déjà remarquer Aristote, est une société d’égaux en vue de mener une vie la meilleure possible. Et puisque ce qu’il y a de meilleur, c’est le bonheur et que celui-ci est la mise en acte et l’usage parfait de la vertu, certains peuvent y avoir part, d’autres faiblement ou pas du tout »[14]. Quant à la vertu, « s’il est impossible qu’une cité soit entièrement composée de gens de bien, et s’il faut néanmoins que chaque citoyen accomplisse correctement la tâche qui lui est dévolue (…) il ne saurait y avoir une seule vertu pour le bon citoyen et l’homme de bien : car la vertu du bon citoyen doit appartenir à tous »[15]. Il faut y faire d’autant plus attention que ce qui divise le plus profondément les hommes, c’est la vertu et le vice « puis, en second lieu viennent la richesse et la pauvreté »[16] On se souvient aussi de Montesquieu. Dans l’Esprit des lois, en 1748, il affirmera l’importance de la « vertu » pour le gouvernement démocratique. Il la définit d’abord négativement comme l’absence d’ambition et d’« avarice » (entendue comme « désir de posséder »)⁠[17]. Plus loin, il précisera que la « vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence ». Pour établir cet amour, le gouvernement démocratique a besoin « de toute la puissance de l’éducation »[18]. L’amour dans la démocratie étant celui de l’égalité et de la frugalité⁠[19], la corruption s’installera avec ce que Montesquieu appelle l’« esprit d’égalité extrême »[20] qui se caractérise par un refus d’obéissance - chacun s’estimant capable d’exercer n’importe quel pouvoir - et, en même temps, par l’abandon de l’autorité légitime et de la responsabilité. « Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’aperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne ». L’ambition, l’« avarice » et finalement la paresse auront tôt fait de dépouiller l’État et de le menacer : l’anarchie ou la tyrannie guettent⁠[21].

A propos de ce sens moral profond, il peut être intéressant de méditer ces réflexions du philosophe Henri Bergson⁠[22] qui souligne bien la difficulté démocratique et ses exigences : « On comprend (…) que l’humanité ne soit venue à la démocratie que sur le tard (car ce furent de fausses démocraties que les cités antiques bâties sur l’esclavage, débarrassées par cette iniquité fondamentale des plus gros et des plus angoissants problèmes). De toutes les conceptions politiques c’est en effet la plus éloignée de la nature[23], la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la « société close »[24]. Elle attribue à l’homme des droits inviolables. ces droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité inaltérable au devoir. Elle prend donc pour matière un homme idéal, respectueux des autres comme de lui-même, s’insérant dans des obligations qu’il tient pour absolues, coïncidant si bien avec cet absolu qu’on ne peut plus dire si c’est le devoir qui confère le droit ou le droit qui impose le devoir. Le citoyen ainsi défini est à la fois « législateur et sujet », pour parler comme Kant. L’ensemble des citoyens, c’est-à-dire le peuple, est donc souverain. Telle est la démocratie théorique. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour.[25] » La démocratie s’est introduite dans le monde comme une protestation. Ses formules sont « commodes pour empêcher, pour rejeter, pour renverser ; il est moins facile d’en tirer l’indication positive de ca qu’il faut faire. Surtout, elles ne sont applicables que si on les transpose, absolues et quasi évangéliques, en termes de moralité purement relative, ou plutôt d’intérêt général ; et la transposition risque toujours d’amener une incurvation dans le sens des intérêts particuliers. »

Personne, à mon sens, n’a mieux mis en évidence l’importance des hommes que Jacques Ellul. L’intérêt de son appel est à la mesure de son pessimisme ou de son extrême lucidité. Au terme d’une description sévère et sombre de la vie politique moderne⁠[26], l’auteur en vient à conclure radicalement que l’homme subit aujourd’hui une attaque politique : « Le monde politique sommairement décrit ici, n’est pas celui d’une dictature formelle, qui contraint écrase l’homme par la violence, la police et les camps. C’est un monde qui séduit, annexe, parle selon la raison, neutralise et conformise, c’est-à-dire attaque l’homme non plus au niveau extérieur de son comportement, mais dans son cœur et sa pensée. Et voilà pourquoi le problème de la vertu du citoyen n’est plus le même ! La question était : « Pour que la démocratie vive, il faut que le citoyen soit vertueux » (question personnelle !). Aujourd’hui elle est : « La croissance du politique détruit l’homme en son for interne. Et cependant rien ne peut se faire sans cet homme. » Mais quel homme ? Celui dont a besoin la politique aujourd’hui, car nous savons que l’homme dans ce milieu ne peut plus se prétendre abstentionniste, il doit donner son cœur pour que marche la chose publique. L’attaque contre lui est donc politique. Mais réciproquement, si l’on peut espérer un retour à la démocratie ce ne pourrait être qu’au travers d’une rénovation de l’homme qui cesserait d’être intégré au mécanisme autoritaire actuel.

Vouloir l’homme, c’est le vouloir contre la propagande, contre les techniques psychologiques d’influence, et bien sûr contre les hypocrites « Sciences de l’homme » qui prétendent agir sur lui pour le hausser au niveau de son destin dans la société actuelle, au niveau de l’exercice de ses responsabilités, et qui, en fait, le dépossèdent de lui-même pour le posséder plus profondément »[27]. Or, « la démocratie ne se défend pas, car elle n’est pas un capital, une place forte ou une formule magique (p. ex. constitutionnelle). La démocratie se veut par chaque citoyen. La démocratie se fait chaque jour, par chaque citoyen. Si nous adoptons les vues paisibles d’un donné démocratique, alors tout est perdu. Il faut au contraire comprendre que la démocratie aujourd’hui ne peut plus être que volonté, conquête, création. Il faut admettre qu’elle est exactement le contraire de la pente naturelle et historique, contraire à notre paresse, à notre aveuglement, à notre goût du confort et de la tranquillité, contraire à l’automaticité des techniques et des organisations, contraire à la rigueur toujours plus grande des structurations sociologiques, contraire à la complication croissante de l’économie…​ Et nous devons dès lors nous convaincre qu’elle est toujours infiniment précaire, remise en question, de façon mortelle, par chaque progrès. Elle est toujours à reprendre, à repenser, à recommencer, à reconstruire ». La démocratie est « le fruit d’une décision, d’une pratique vigilante, d’un contrôle de soi-même et d’une volonté publique.

Or, il faut que chaque citoyen le veuille (et non pas quelques leaders de groupe, ni une masse encadrée, défilant en hurlant). (…) Mais si chaque citoyen ne le veut pas, alors le régime établi sera forcément de type aristocratique, et dans le style autoritaire impliqué par les progrès techniques, et si le citoyen est fabriqué pour entrer dans la démocratie, alors celle-ci n’est qu’une pseudo-démocratie, un jeu de formules et de règles juridiques, mais non pas l’expression de l’homme »[28].

Très concrètement, Jacques Ellul prend la peine de souligner les qualités nécessaires aux hommes qui seront confrontés aux problèmes politiques. Il leur faudra le sens de la prévision, c’est-à-dire « la capacité intellectuelle de discerner ce que risque de devenir le phénomène que l’on voit naître » : ensuite, « la capacité à s’engager dans des actes qui ne semblent pas nécessaire hic et nunc » ; enfin, « il faut que celui qui s’estime maître de la situation agisse selon la générosité à l’égard de son partenaire actuellement plus faible. Une solution juste ne peut être trouvée que si le plus fort accepte de tenir compte de la situation réelle du faible, non pour le dominer mais pour le relever »[29].

Quant à l’homme démocratique, en général⁠[30], il devra d’abord être raisonnable. « Ce qui, bien entendu, ne signifie nullement rationaliste. Il ne peut y avoir de démocratie humaine que si l’homme est décidé à tout ramener à l’usage d’une droite raison, d’une froide lucidité, qui implique une grande humilité intellectuelle, car au niveau de la raison cet homme apprend à tenter de juger par lui-même ; il reconnaît alors les limites et l’incertitude de son information, la relativité de ses idées et de ses opinions, l’utilité humble des institutions qu’il ne faut jamais exalter au-dessus d’un usage pertinent, mais non plus mépriser ». L’homme démocratique passera au crible de sa raison ses passions, ses préjugés, ses doctrines, les lieux communs ; rejettera l’exaltation, l’irrationnel, le sacré politico-social, les mythes politiques et économiques, les idéalismes et les doctrines explicatives globales. Enfin, il rendra au langage sa « valeur de raison ».

L’homme démocratique sera respectueux. « Respect absolu de l’adversaire, de l’autre, des minorités. Respect qui n’est absolument pas un libéralisme (indifférence envers la vérité, établissement sur un pied d’égalité de toutes les opinions). Respect qui n’est absolument pas une tolérance (on supporte qu’il y ait des divergences tout en les retreignant…​) ». Ce respect implique d’une part, « la valorisation de l’opinion des minorités qui doivent être d’autant plus favorisées qu’elles sont plus faibles ». Et , d’autre part, le dialogue qui est « le contraire de l’identification. Il est affirmation cohérente de la différence et de la commune mesure. Les deux éléments tenus étroitement ensemble ».

L’homme démocratique aura le souci des « moyens » car c’est là, pour Ellul, « que se situe la différence entre démocratie et totalitarisme »[31]. Pour éviter la confiscation des moyens par l’État, il faut « faire apparaître des organismes, des corps, des associations, des ensembles à intérêt socio-politique ou intellectuel ou artistique, ou économique, ou chrétien totalement indépendants de l’État, mais dans une situation de capacité à s’opposer à l’État, de refuser aussi bien ses pressions que ses contrôles ou que ses dons (même gratuits, subventions et autres). Totalement indépendants non seulement sur le plan matériel, mais encore sur le plan intellectuel et moral (…).

Si des groupes de ce genre pouvaient se former, ce serait évidemment dangereux, et dans un certain sens probablement amoindrissant en ce qui concerne la puissance de la Nation, la croissance technique, la concurrence économique et militaire. Mais c’est la condition de la vie même »[32].

Nous retrouvons ici, soit dit en passant, mutatis mutandis, l’insistance d’Hilary Clinton sur la revitalisation de la société civile. Ces « groupes » ne sont-ils pas ces « corps intermédiaires » chers à la pensée sociale chrétienne ?

En tout cas, les qualités humaines citées sont fondamentales. Qualités à acquérir et à transmettre. La difficulté de la tâche, vu le caractère moral et intellectuel des « vertus » politiques et l’ampleur de la tâche, vu la nécessité démocratique de former un peuple⁠[33], nous incitent à penser qu’il faut plus que des forces humaines pour la réaliser.


1. Cf. Le Politique 294a et Les Lois IX, 875.Cf. aussi Aristote, Politique III, 13.
2. Cf. Ethique à Nicomaque VIII, 12 et Politique III, 14-18.
3. Politique IV, 2. Cf. aussi la suite du discours de Thésée évoqué plus haut : « Pour un peuple, il n’est rien de pire qu’un tyran. Sous ce régime, pas de lois faites pour tous. Un seul homme gouverne, et la loi c’est sa chose. Donc plus d’égalité, tandis que sous l’empire des lois écrites, pauvre et riche ont les mêmes droits. Le faible peut répondre à l’insulte du fort, et le petit, s’il a raison, vaincre le grand. Quant à sa liberté, elle est dans ces paroles : « Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie ? » Lors, à son gré, chacun peut briller ou se taire. Peut-on imaginer plus belle égalité ?
   De plus, dans les pays où le peuple gouverne, il se plaît à voir croître une ardente jeunesse. Un tyran hait cela : les meilleurs citoyens, ceux dont il croit qu’ils pensent, il les abat, craignant sans cesse pour son trône. Que peut-il donc rester de force à la patrie, lorsque, comme en un champ que le printemps fleurit, on y vient moissonner l’épi de la vaillance ? A quoi bon pour nos fils amasser des richesses, si nos efforts ne font qu’enrichir le tyran ; à quoi bon élever à nos foyers de chastes vierges, si c’est pour pourvoir aux plaisirs d’un despote, si c’est pour préparer des larmes ? Que je meure si je dois voir ainsi déflorer mes enfants ! » (Suppliantes, op. cit.).
4. Op. cit., p.217.
5. Cf. Aristote : « …​quand Périclès eut pris la direction du parti populaire (…), la constitution devint encore plus favorable au peuple » (Constitution d’Athènes, XXVII). « Tant que Périclès fut à la tête du parti démocratique, la vie politique fut assez honnête ; mais après sa mort elle devint bien pire » ( Id., XXVIII).
6. La guerre du Péloponèse, II, 65.
7. L’autorité, Que sais-je, PUF, 1994, pp. 24-27.
8. Article 105: « Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution même ».
   Article 106: « Aucun acte du roi ne peut avoir d’effet, s’il n’est contresigné par un Ministre qui, par cela seul, s’en rend responsable ».
9. Auguste Beernaert (1829-1912), chef du « Grand Ministère, de 1884-1894, Prix Nobel de la Paix en 1909 (Mourre).
10. Achille Van Acker (1898-1975), premier ministre en 1945-1946 et en 1954-1958.
11. Paul-Henri Spaak (1899-1972), plusieurs fois ministre, premier ministre (1938-1939 ; 1946 ; 1947-1948 ; 1961-1964).
12. DELSOL Ch., op. cit., pp.. 49-50.
13. HAVEL Vaclav, Discours devant le Forum économique mondial, Davos, 4 février 1992, in L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1994, p. 212.
14. Politique, 1328 a 35.
15. Politique, 1277 a.
16. Politique, 1303 b 15.
17. Livre III, chapitre III, Garnier, 1961, Tome I, pp. 24-26.
18. Livre IV, chapitre V, op. cit., pp. 38-39.
19. Livre V, chapitres III-VII, op. cit., pp. 46-55.
20. Le véritable esprit d’égalité « ne cherche pas à n’avoir point de maître, mais à n’avoir que ses égaux pour maîtres » (Livre VIII, chapitre III, op. cit., p. 121).
21. Livre VIII, chapitre II, op. cit., pp. 119-121.
22. Les deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, PUF, 1963, pp. 1216-1218.
23. Bergson donne quelques traits des sociétés « naturelles » : « repliement sur soi, cohésion, hiérarchie, autorité absolue du chef, tout cela signifie discipline, esprit de guerre ».( op. cit., p. 1216)
24. « La société close est celle dont les membres se tiennent entre eux, indifférents au reste des hommes, toujours prêts à attaquer ou à se défendre, astreints enfin à une attitude de combat » (op. cit., p. 1201).
25. A cet endroit, Bergson évoque le flou qui entoure les notions de liberté et d’égalité dans les « déclarations » de 1776 et de 1791. Il ne peut en être autrement selon le philosophe étant donné le substrat religieux (particulièrement sensible dans la déclaration américaine). « Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables ? On ne peut que tracer les cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit. Ama, et fac quoid vis. » Cette citation célèbre de saint Augustin (Aime et fais ce que tu veux) montre bien que la démocratie parfaite, la liberté de tous, ne peut être que le produit de l’amour au sens chrétien du terme.
26. L’illusion politique, Pluriel-Robert Laffont, 1977.
27. Op. cit., pp. 316-317.
28. Id., pp. 3320-321.
29. Id., pp. 272-273.
30. Cf. op. cit., pp. 327-324.
31. « Si le gouvernement multiplie les techniques d’organisation, d’action psychologique, de relations publiques, mobilise toutes les forces pour la productivité, planifie l’économie et la vie sociale, bureaucratise toutes les activités, réduit le droit à une technique de contrôle social, socialise la vie quotidienne…​ il est un gouvernement totalitaire » (id., p. 333).
32. Id., pp. 310-311.
33. Chantal Delsol fait encore remarquer que « lorsque la reconnaissance de l’autorité repose sur la raison, il devient nécessaire de rendre « raisonnables », ou capables de « raisonner », le plus d’individus possible » (L’autorité, op. cit., p. 49).

⁢b. L’importance de la grâce et de la conversion

La loi est certes éducatrice mais elle l’œuvre des hommes et elle n’a d’effets positifs que si les hommes acceptent de lui obéir parce qu’ils en ont reconnu le bien-fondé.

Tout en restant dans l’hypothèse d’une société qui souhaiterait que la loi naturelle mesure la loi positive, nous devons être bien conscients que cette loi naturelle est difficile à connaître et à appliquer, aujourd’hui plus que jamais.

⁢c. Difficile à connaître et à appliquer…

Si le principe premier et élémentaire de la loi naturelle (faire le bien et éviter le mal ou ne pas faire à autrui ce qu’on n’aimerait pas qu’il nous fasse) est universellement accepté, les cinq « inclinations »⁠[1] qui fondent la loi naturelle en nous ont pu se traduire différemment suivant les époques et les civilisations. La tradition judéo-chrétienne explique que la lumière de la raison inscrite par Dieu en l’homme a été brouillée par le péché et ses conséquences. L’homme est toujours capable de « lire«  cette loi mais la concupiscence perturbe sa raison. Pour aider les hommes, Dieu a réaffirmé et précisé sa loi dans le Décalogue⁠[2] dont tous les articles ont été trahis. La loi nouvelle révélée par le Christ n’a pas aboli la loi ancienne mais l’a accomplie et nous a montré en même temps comme l’accomplir : par amour de Dieu et en demandant et acceptant le moyen surnaturel de la grâce. Au delà des biens naturels promis par la loi ancienne qui établit la justice, cette loi d’amour nous offre les biens éternels. La charité l’emporte sur la justice sans en supprimer l’exigence. Nous savons que là où la justice n’est pas respectée, il ne peut y avoir de véritable charité.

Pour connaitre et bien appliquer la loi naturelle dans toutes ses exigences, la grâce est nécessaire, même si la raison, les philosophes l’ont montré, peuvent ouvrir des voies précieuses.

Surtout que les principes généraux doivent inspirer de nombreuses règles particulières de plus en plus complexes suscitées par les circonstances et les progrès techniques.⁠[3]

En pleine guerre, Raïssa et Jacques Maritain ont ressenti plus vivement cette difficulté. « La connaissance des lois morales naturelles, dit Raïssa, est une lumière lentement et difficilement acquise, si nous exceptons la connaissance principielle du bien en général à faire et du mal en général à éviter, qui coexiste toujours avec la raison et l’intelligence. Quoi d’étonnant à cela ? N’est-il pas évident que les lois qui régissent toute nature ne peuvent être parfaitement connues que de l’Auteur de la nature ?…​ Toute connaissance aurait pu nous être donnée dès l’origine et conservée jusqu’à la fin de chacun d’entre nous. Mais ce n’est pas ainsi semble-t-il que Dieu a créé le monde. Ce n’est pas ainsi qu’il gouverne les âmes…​ Dieu procède comme un jardinier qui met une semence dans la terre et non un arbre adulte et chargé de fruits »[4].

Et Jacques de confirmer : « savoir qu’il y a une loi, n’est pas nécessairement connaître cette loi. C’est par oubli de cette distinction si simple que bien des perplexités sont nées au sujet de la loi non écrite. Elle est écrite, dit-on, dans le cœur de l’homme. Oui, mais dans des profondeurs cachées, aussi cachées à nous que notre propre cœur. Cette métaphore elle-même a causé bien des dégâts, en amenant à se représenter la loi naturelle comme un code tout fait enroulé dans la conscience de chacun et que chacun n’a qu’à dérouler, et dont tous les hommes devraient avoir naturellement une égale connaissance.

La loi naturelle n’est pas une loi écrite. Les hommes la connaissent plus ou moins difficilement, et à des degrés divers, et en risquant l’erreur là comme ailleurs. La seule connaissance pratique que tous les hommes naturellement et infailliblement en commun, c’est qu’il faut faire le bien et éviter le mal. C’est là le préambule et le principe de la loi naturelle, et ce n’est pas cette loi elle-même…​

Que toutes les erreurs et toutes les aberrations soient possibles dans la détermination de la loi naturelle, cela prouve seulement que notre vue est faible et que des accidents sans nombre peuvent corrompre notre jugement. Montaigne remarquait malicieusement que l’inceste et le larcin ont été tenus par certains peuples pour des actions vertueuses, Pascal s’en scandalisait, nous nous scandalisons que la cruauté, la dénonciation des parents, le mensonge pour le service du parti, le meurtre des vieillards ou des malades, soient tenus pour actions vertueuses par les jeunes gens éduqués selon les méthodes nazies. Tout cela ne prouve rien contre la loi naturelle, pas plus qu’une faute d’addition ne prouve quelque chose contre l’arithmétique, ou que les erreurs des primitifs, pour qui les étoiles étaient des trous dans la tente qui recouvrait le monde, ne prouvent quelque chose contre l’astronomie…​

Les ethnologues nous apprennent dans quelles structures de vie tribale et au sein de quelle magie de rêveur éveillé la conscience morale s’est primitivement formée. Cela prouve seulement que l’idée de loi naturelle, d’abord immergée dans les rites et les mythologies, ne s’est différenciée que tardivement, aussi tardivement que l’idée même de nature ; et que la connaissance que les hommes ont eue de la loi non écrite a passé par plus de formes et d’états divers que certains philosophes ou théologiens ne l’ont cru. La connaissance que notre propre conscience morale a de cette loi est sans doute elle-même imparfaite encore, et il est probable qu’elle se développera et s’affirmera tant que l’humanité durera. C’est quand l’Évangile aura pénétré jusqu’au fond de la substance humaine que le droit naturel apparaîtra dans sa fleur et sa perfection »[5].


1. Suivant saint Thomas : l’aspiration au bien, l’inclination à la conservation de l’être, la transmission de la vie par l’exercice de la sexualité, l’aspiration à la vérité et l’inclination à la vie en société.
2. Comme l’écrivait saint Irénée, « Dieu avait enraciné dans le cœur des hommes les préceptes de la loi naturelle. Il se contenta d’abord de les leur rappeler. ce fut le Décalogue. » (Adversus haereses, 4,15,1, cité in CEC 2070). On retrouve l’aspiration au bien dans les 3 premières paroles, l’inclination à la conservation de l’être dans la 5ème, la transmission de la vie dans les 4ème, 6e et 9ème, l’aspiration à la vérité dans la 8e et l’inclination à la vie sociale dans les 7e et 10e (cf. PINCKAERS S.-Th., La morale catholique, Cerf, 1991, pp. 107-119).
3. Cf. d’AUBIGNY Cyrille, La loi naturelle, www.centredeformation.net/doctrine/loi_nat.htm
4. La conscience morale et l’état de nature, Ed. De la Maison française, 1942, pp. 22 et 23.
5. Les droits de l’homme et la loi naturelle, op. cit., pp. 65-67.

⁢d. …aujourd’hui plus que jamais.

« Comment, en effet, fait remarquer S.-Th. Pinckaers, retenir la doctrine de la loi naturelle quand on suit des courants qui ont substitué à la considération de la nature humaine, universelle et stable, le primat de la décision existentielle, de l’évolution historique ou de la lutte sociale, et la pluralité des cultures ? Mise en opposition au mouvement de la pensée et à la liberté, la nature apparaît comme un domaine à soumettre et nullement comme une règle intérieure à suivre ». A cela s’ajoute la fascination exercée par les sciences et les techniques. « Les moralistes ont été particulièrement attirés par les sciences de l’homme, par la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, et les voici amenés à s’intéresser à la biologie avec les problèmes génétiques et médicaux ». Ils ont parfois oublié qu’il y a une différence méthodologique majeure entre la morale et les sciences humaines. « Les sciences humaines sont basées sur une méthode d’observation des comportements humains comme de « faits » qui réclament du savant une distance et une certaine neutralité, au nom de l’objectivité. Elles procurent une connaissance extérieure, selon ce qui apparaît, ce que la philosophie appelle des « phénomènes ». Elles ne prétendent pas et ne peuvent déterminer ce qui est « à faire », ce qui doit être selon la nature des choses ; elles ne sont pas normatives et ne pourront jamais constituer une éthique. L’expérience morale, quant à elle, diffère des expériences scientifiques parce qu’elle est intérieure ; elle ne peut être saisie en son centre et dans sa nature spécifique qu’à l’aide d’une réflexion sur l’engagement personnel dans l’effectuation même de l’action.(…) La méthode principale de la morale est donc la réflexion sur l’acte propre et sur son origine libre en nous, qui nous le fait connaître de l’intérieur. (…) Aussi ne peut-on attendre des sciences la démonstration d’une loi naturelle d’ordre moral, et il serait inconsidéré d’abandonner cette doctrine sous prétexte qu’elle n’est pas « scientifique ». Les savants eux-mêmes perçoivent de mieux en mieux aujourd’hui que ni la technique ni la science ne peuvent suffire quand l’homme est en cause »[1].

Outre la difficulté de connaître et d’appliquer la loi naturelle, nous avons vu que la pratique politique réclame bien autre chose que les savoirs humains.

Mais, est-on sûr que la grande sagesse d’un Vaclav Havel, le courage héroïque d’une Ingrid Betancourt⁠[2] ne viennent pas d’ailleurs ?

Léon XIII, en tout cas, en décrivant le « prince » idéal, ne craignait pas de réclamer purement et simplement une sorte de sainteté politique : « …​quelle que soit la forme de gouvernement, tous les chefs d’État doivent absolument avoir le regard fixé sur Dieu, souverain Modérateur du monde, et, dans l’accomplissement de leur mandat, le prendre pour modèle et règle. De même, en effet, que dans l’ordre des choses visibles, Dieu a créé des causes secondes, en qui se reflètent en quelque façon la nature et l’action divines, et qui concourent à mener au but où tend cet univers ; ainsi a-t-il voulu que, dans la société civile, il y eût une autorité dont les dépositaires fussent comme une image de la puissance que Dieu a sur le genre humain, en même temps que de sa Providence »[3].

On peut trouver cette exigence utopique mais si, dans la conception chrétienne qui peut séduire aussi l’intelligence, la participation nous rend tous « hommes politiques », la conversion du plus grand nombre est nécessaire pour que l’engagement politique serve à la croissance intégrale de l’homme et non à des intérêts matériels, idéologiques ou partisans. Pour y arriver, « il faut alors faire appel aux capacités spirituelles et morales de la personne et à l’exigence permanente de sa conversion intérieure, afin d’obtenir des changements sociaux qui soient réellement à son service. La priorité reconnue à la conversion du cœur n’élimine nullement, elle impose, au contraire, l’obligation d’apporter aux institutions et aux conditions de vie, quand elles provoquent le péché, les assainissements convenables pour qu’elles se conforment aux normes de la justice, et favorisent le bien au lieu d’y faire obstacle.

Sans le secours de la grâce, les hommes ne sauraient « découvrir le sentier, souvent étroit, entre la lâcheté qui cède au mal et la violence qui, croyant le combattre, l’aggrave » (CA 25). C’est le chemin de la charité, c’est-à-dire de l’amour de Dieu et du prochain. la charité représente le plus grand commandement social. Elle respecte autrui et ses droits. Elle exige la pratique de la justice et seule nous en rend capables. Elle inspire une vie de don de soi : « Qui cherchera à conserver sa vie la perdra, et qui la perdra la sauvera » (Lc 17, 33) »[4].

L’Église a donc un rôle à jouer au service des États. «  »L’état de droit est la condition nécessaire pour établir une authentique démocratie » (Proposition 72). Pour que celle-ci puisse se développer, l’éducation civique et la promotion de l’ordre public et de la paix sont indispensables. En effet, « il n’y a pas de démocratie authentique et stable sans justice sociale. C’est pourquoi il faut que l’Église porte une plus grande attention à la formation des consciences, qu’elle prépare des dirigeants sociaux pour la vie publique à tous les niveaux, qu’elle encourage l’éducation civique, l’observance de la loi et des droits humains, et qu’elle fasse un plus grand effort pour la formation éthique de la classe politique »[5]


1. Op. cit., pp. 59-61.
2. Cette sénatrice colombienne s’est rendue célèbre par sa lutte acharnée contre la corruption, au péril de sa vie. Elle a été enlevée par les Forces armées révolutionnaires (FARC) le 23 février 2002. Elle a été libérée le 2 juillet 2008.
3. Immortale Dei.
4. CEC 1888-1889.
5. JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in America, 22-1-1999.

⁢e. La prééminence de la conscience

Il ne faut pas oublier que l’instance suprême dans l’agir moral et donc dans l’action politique aussi, reste, en toutes circonstances, la conscience.

C’est au fond de sa conscience, « premier de tous les vicaires du Christ »[1], que « l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir »[2].

Il est des cas où la conscience bien formée se heurte à une loi qui clairement trahit la loi naturelle. Ainsi en a-t-il été dans le chef du roi Baudouin Ier confronté à la promulgation d’une loi autorisant, à certaines conditions, l’avortement. Le cas est bien connu et nous l’avons traité déjà précédemment mais il est bon d’y revenir à cet endroit. En effet, selon les critères en vigueur dans les démocraties actuelles, « le Roi devait s’incliner devant la volonté clairement affirmée d’une majorité des Représentants de la Nation. La conscience individuelle, purement particulière et contingente aurait dû -moralement !- s’effacer devant la fonction royale, sceau de l’unité nationale - et, concrètement, sa dernière garantie ». Le Roi, « comme institution, (…) doit sanctionner et promulguer les lois adoptés constitutionnellement par les deux Chambres législatives »[3].

Or l’homme n’a qu’une conscience et en l’occurrence, la conscience de l’homme Baudouin était la conscience d’un Chef d’État gardien d’un bien universel (la vie des enfants, des citoyens, à naître⁠[4]) et, en même temps, garant du bon fonctionnement des institutions démocratiques et de l’État de droit. Pour préserver les deux biens et rester fidèle à sa conscience d’homme et de Roi, invita le gouvernement à assumer ses responsabilités face à l’« impossibilité de régner du Roi »[5].

La leçon d’une telle attitude est qu’ »aucune puissance terrestre,, aucune raison d’État ne peuvent rien contre la conscience d’un homme libre, et la loi du nombre ne peut prétendre usurper la place des fondements moraux d’une société digne de ce nom »[6].

On trouvera peut-être cet exemple trop « simple » dans la mesure où il met en présence la conscience d’un croyant et une question où la morale catholique est on ne peut plus claire. Notons que le cas se compliquait de la nécessité de sauvegarder les institutions monarchique et démocratique.­ Mais nous avons une autre illustration plus subtile encore puisqu’elle confronte une loi moins vitale et une conscience laïque. Nous tenons de l’intéressé lui-même le récit de cette tribulation.

« Comment réagir, se demande Vaclav Havel, face à une loi, adoptée par un Parlement issu d’élections démocratiques, que je trouvais moralement condamnable mais que je devais signer, en accord avec notre Constitution ?

La loi en question interdit à des personnes ayant dans le passé violé les droits de l’homme, l’exercice de fonctions dans l’administration. L’opinion publique n’admet qu’avec difficulté le fait de retrouver dans l’administration les mêmes personnes qui ont exercé leurs fonctions sous le régime totalitaire. Cette colère est compréhensible et l’effort fourni par le Parlement pour débarrasser l’administration de ces éléments est légitime. Le problème réside dans le fait que cette loi adopte le principe de la responsabilité collective et interdit l’exercice de certaines fonctions sous le prétexte de l’appartenance à des groupes définis par leurs signes extérieurs, et ne laisse pas aux individus le droit d’être jugés individuellement, selon leurs actes. En agissant ainsi, la loi viole les principes fondamentaux d’une juridiction démocratique. Les listes établies à cette fin par la police secrète servent de référence. Cette loi, bien que nécessaire, est exceptionnelle et sans merci. Du point de vue des droits fondamentaux de l’homme, c’est une loi qui pose problème.

Que devais-je faire dans cette situation ?

J’avais deux solutions : accomplir mon devoir, c’est-à-dire signer la loi, confirmer par ma signature sa mise en vigueur et accepter de l’avoir signée en désaccord avec ma conscience, ou ne pas la signer. Si j’optais pour le refus, la loi entrait malgré tout en vigueur et je provoquais de fait un conflit ouvert avec le Parlement, une crise politique, aggravant la situation déjà instable de notre pays. Agir ainsi équivalait à un acte dissident, certes moralement irréprochable mais très risqué, de désobéissance civique. Mes amis étaient partagés en deux camps : les uns me conseillaient de signer, les autres de ne pas signer. Finalement, j’ai opté pour une troisième solution : signer la loi mais soumettre en même temps au parlement une proposition pour sa révision. Selon la Constitution, le Parlement doit discuter cette proposition, même s’il n’est pas obligé de l’adopter. Il est possible que cette loi mise en pratique sous sa forme actuelle, et avec ma signature, punisse injustement de nombreuses personnes.

Je ne sais pas si j’ai résolu au mieux mon problème. Je ne sais pas non plus si j’ai agi pour le bien de mes concitoyens. Je ne sais pas si ma signature, accompagnée d’une proposition de révision, est ce roman qui devait répondre à toutes les exigences que j’avais autrefois exprimées vis-à-vis des auteurs de romans. Laissons à l’Histoire le soin de juger.

Malgré cette expérience, je ne veux pas croire que la politique, par sa nature, exige une attitude amorale de l’homme.

Mon expérience récente m’oblige tout de même à souligner plusieurs fois la phrase qu’il y a quelques semaines de cela, je ne trouvais pas très importante et qui dit : « Opter pour la voie de la politique morale n’est guère facile ». »[7]

Cette confession est admirable à plusieurs titres, en raison des scrupules manifestés, du souci pris de ne pas causer de tort, du sens de la responsabilité et de l’humilité du Chef d’État qui consulte et qui décide sans forfanterie. On aimerait que tous les responsables politiques du monde réfléchissent ainsi avant toute décision qui engage la vie et la destinée d’autrui.

Il n’ y a pas que les « grands » qui soient confrontés à des cas de conscience provoqués par la loi. Tout citoyen peut être amené à décider aussi, en âme et conscience, s’il obéit à la loi, lui désobéit ou tente l’exercice difficile de respecter en même temps légalité et voix intérieure.⁠[8]

Relevons, par exemple, le cas de ces médecins et infirmiers qui se sont sentis très mal à l’aise, en Belgique, parce qu’une loi visant à réprimer des abus commis par des personnes en situation illégale, leur autorisait seulement d’intervenir en cas d’urgence. Devant la presse⁠[9], ils ont avoué qu’il leur était difficile dans certains cas de refuser leur aide sans qu’il y ait d’urgence aux termes de la loi. En effet, le refus de certains soins peut entraîner une situation d’urgence à laquelle il sera peut-être plus difficile de faire face.


1. NEWMAN Cardinal, Lettre au duc de Norfolk, 5, cité in CEC 1778. Cf. GALLOIS Vincent, Église et conscience chez J.H. Newman, Commentaire d ela la Lettre au duc de Norflok, Artège, 2010.
2. GS 16.
3. LECLERC M., L’exemple royal, in Communio, XV, 3-4, 1990, pp. 195-202.
4. Cf. Bossuet : « Dans le peuple, ceux à qui le prince doit le plus pourvoir sont les faibles. Parce qu’ils ont plus besoin de celui qui est par sa charge le père et le protecteur de tous. » Et l’auteur d’invoquer l’exemple de Job ( XXXIX, 11-13 ; XXXI, 16-22), de David (Ps LXXI). et de Néhémias (V, 15-18)(in Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, op. cit., pp. 75-77).
5. Le 3 avril 1990.
6. M. Leclerc, op. cit, pp. 201-202.
7. Discours prononcé à l’occasion de sa réception comme Docteur honoris causa de l’Université de New-York, 27-10-1991, in Angoisse de la liberté, L’Aube, 1994, pp. 183-185.
8. Un terrible cas de conscience a été vécu par Franz Jägerstätter exécuté en 1943 pour avoir refusé de servir le IIIe Reich. Il a été béatifié en 2007. Son martyre a été illustré au cinéma dans Une vie cachée de Terence Malik en 2019.
9. Journal télévisé, RTBf, 19-5-2002, 19h30.

⁢Chapitre 5 : Les tâches de l’État : récapitulation

Il n’est pas rare d’entendre les mêmes personnes se plaindre de l’envahissement de l’État et de regretter, à d’autres moments ou en d’autres matières, sa timidité ou son absence. Pour certains, « l’État, c’est le plus froid de tous les montres froids »[1] et beaucoup ont, comme Marx, souhaité son dépérissement. Pour d’autres, l’État a été une providence, une force tutélaire.

Or, de tout ce qui précède et de ce que nous avons appris dans les tomes précédents, il ressort que l’État doit être doté d’une autorité réelle mais limitée.


1. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, De la nouvelle idole, Livre de poche, 1963, pp. 60-61.

⁢i. Une autorité limitée

La postériorité de l’État par rapport à la société civile et sa relative imperfection pourraient suffire à contester l’affirmation suivant laquelle l’État serait l’unique source du droit. Cette idée a connu bien des défenseurs et bien des incarnations à travers l’histoire. Elle se retrouve d’une manière ou d’une autre à la base de tous les systèmes autoritaires, étatistes, dictatoriaux ou radicalement totalitaires. L’État antique (gréco-latin, par exemple) travaille au bonheur des citoyens mais ne se préoccupe pas de garantir les libertés individuelles qui seraient autant de limites à son pouvoir. Au moyen-âge, le prince chrétien pense pouvoir intervenir en toute matière même religieuse⁠[1]. La volonté de puissance impériale sera en lutte avec la volonté de puissance papale. Au XIVe siècle, Marsile de Padoue⁠[2] donnera même au pouvoir civil des arguments théologiques pour subordonner l’Église à l’État⁠[3]. Les monarchies de droit divin fleurissent et quand les penseurs se mettent à rêver d’une cité idéale, c’est encore pour laisser toute puissance à l’État⁠[4]. Les démocraties modernes, aussi curieux que cela puisse paraître⁠[5], verront l’État prendre de plus en plus de place dans la vie des individus et devenir ce que l’on a appelé l’État-Providence. Enfin, comble de l’étatisme, des régimes totalitaires prétendront contrôler toutes les activités humaines.

Face à cette invasion et même si la tendance à la fin du XXe siècle - désengagement dans certains secteurs (économiques notamment) et engagement dans d’autres ( éthique ou culturel) - s’est quelque peu inversée en maints endroits, il est important de toujours rappeler que la personne et la famille sont, originellement, antérieures à l’État même si concrètement, aujourd’hui, elles surgissent en son sein. L’Église, de son côté, par son origine surnaturelle, échappe au pouvoir de l’État⁠[6]. Enfin, l’État n’est pas une fin et le principe de subsidiarité « trace les limites de l’intervention de l’État »[7]. C’est donc en toute logique que l’Église considère comme idolâtre celui qui « honore et révère », à la place de Dieu, le pouvoir ou l’État⁠[8].

L’État a, en face de lui, l’ensemble inaliénable des droits personnels et sociaux qui limitent son pouvoir y compris le droit à la liberté religieuse qui protège l’espace d’autonomie des églises et groupes religieux. Autrement dit encore, la limite de l’autorité de l’État est le respect de la loi naturelle et divine. C’est bien l’idée développée par Pie XII dénonçant en 1939⁠[9] « …​l’erreur contenue dans les conceptions qui n’hésitent pas à délier l’autorité civile de toute espèce de dépendance à l’égard de l’Etre suprême, cause première et maître absolu, soit de l’homme soit de la société, et de tout lien avec la loi transcendante qui dérive de Dieu comme de sa première source. de telles conceptions accordent à l’autorité civile une faculté illimitée d’action, abandonnée aux ondes changeantes du libre arbitre ou aux seuls postulats d’exigences historiques contingentes et d’intérêts s’y rapportant.

L’autorité de Dieu et l’empire de sa loi étant ainsi reniés, le pouvoir civil, par une conséquence inéluctable, tend à s’attribuer cette autorité absolue qui n’appartient qu’au Créateur et Maître suprême et à se substituer au Tout-Puissant, en élevant l’État ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d’arbitre souverain de l’ordre moral et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de la raison naturelle et de la conscience chrétienne ».

Certains objecteront peut-être que ce texte vise les systèmes autoritaires et centralisateurs élaborés par le fascisme, le nazisme ou le communisme mais la mise en garde est en fait constante dans l’enseignement de l’Église. Pie IX avait déjà condamné le « naturalisme » politique qui prétend que « la volonté du peuple (…) constitue la loi suprême, indépendante de tout droit divin et humain et que dans l’ordre politique les faits accomplis, par cela même qu’ils sont accomplis, ont valeur du droit »[10].

De même, Jean-Paul II souligne⁠[11] que « la vie publique, le bon ordre de l’État reposent sur la vertu des citoyens, qui invite à subordonner les intérêts individuels au bien commun, à ne se donner et à ne reconnaître pour loi que ce qui est objectivement juste et bon. » Il rappelle que « déjà les anciens Grecs avaient découvert qu’il n’y a pas de démocratie sans assujettissement de tous à la loi, et pas de loi qui ne soit fondée sur une norme transcendante du vrai et du juste. »

Jean-Paul II rappelle aussi que la « chrétienté » a souvent oublié de faire la distinction entre « ce qui est à césar » et « ce qui est à Dieu ». Or, « dire qu’il revient à la communauté religieuse, et non à l’État, de gérer « ce qui est à Dieu », revient à poser une limite salutaire au pouvoir des hommes, et cette limite est celle du domaine de la conscience, des fins dernières, du sens ultime de l’existence, de l’ouverture sur l’absolu, de la tension vers un achèvement jamais atteint, qui stimule les efforts et inspire les choix justes ».

Plus concrètement encore, « l’obéissance à Dieu est la source de la vraie liberté, qui n’est jamais liberté arbitraire et sans but, mais liberté pour la vérité et le bien, ces deux grandeurs se situant toujours au-delà de la capacité des hommes de se les approprier complètement. » Par contre, celui qui a supprimé « toute subordination de la créature à Dieu, ou à un ordre transcendant de la vérité et du bien, considère l’homme en lui-même comme le principe et la fin de toutes choses, et la société, avec ses lois, ses normes, ses réalisations, comme son œuvre absolument souveraine ». Mais « toutes les familles de pensée (…) devraient réfléchir à quelles sombres perspectives pourrait conduire l’exclusion de Dieu de la vie publique, de Dieu comme ultime instance de l’éthique et garantie suprême contre tous les abus du pouvoir de l’homme sur l’homme. (…) Là où l’homme ne prend plus appui sur une grandeur qui le transcende, il risque de se livrer au pouvoir sans frein de l’arbitraire et des pseudo-absolus qui le détruisent. »

Dès les Actes des Apôtres (5,29), la limite la plus nette et la plus claire était posée au pouvoir temporel puisqu’il y est affirmé qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. Cette phrase a inspiré les réflexions constantes sur le droit et le devoir de désobéissance face à l’arbitraire. Léon XIII écrit dans Quod apostolici muneris[12] : « Si les dispositions des législateurs et des princes sanctionnent ou commandent quelque chose de contraire à la loi divine ou naturelle, la dignité du nom de chrétien, le devoir et le précepte apostolique proclament qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ». Plus près de nous, le Catéchisme de l’Église catholique[13], après avoir rappelé, avec saint Pierre⁠[14], la soumission due à l’autorité et, avec saint Paul⁠[15], l’invitation à faire des prières et des actions de grâce pour ceux qui exercent l’autorité, après avoir enfin affirmé que « le devoir des citoyens est de contribuer avec les pouvoirs civils au bien de la société dans un esprit de vérité, de justice, de solidarité et de liberté », ce même Catéchisme précise que « le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes ou aux enseignements de l’Évangile. Le refus d’obéissance aux autorités civiles, lorsque leurs exigences sont contraires à celles de la conscience droite, trouve sa justification dans la distinction entre le service de Dieu et le service de la communauté politique »[16]. Le Catéchisme reconnaît donc un droit de résistance dont il trace les limites en écrivant : « Si l’autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement demandé par le bien commun. Il leur est cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la Loi évangélique »[17]. Cette résistance pourra même recourir aux armes si cinq conditions sont réunies : « 1-en cas de violations certaines, graves et prolongées des droits fondamentaux ; 2-après avoir épuisé tous les autres recours ; 3-sans provoquer de désordres pires ; 4-qu’il y ait un espoir fondé de réussite ; 5-s’il est impossible de prévoir raisonnablement des solutions meilleures »[18].

Retenons, en tout cas, que le pouvoir public comme tout pouvoir intermédiaire a devant lui la limite sacrée de la personne humaine et de ses droits.

Comme nous le verrons plus en détail dans la suite, la construction de communautés internationales ajoute encore une limite qui peut être bienfaisante, aux pouvoirs de l’État national.

Mgr H. Simon, rappelait, en 2002, devant la Commission des épiscopats de la Communauté européenne⁠[19], qu’en ce qui concerne la France, c’est Philippe le Bel qui, au XIIe siècle, revendiqua, face au Pape Boniface VIII, la souveraineté absolue de l’État, estimant n’avoir « aucun supérieur sur la terre ».

Dans cet esprit, commente Mgr Simon, « les États sont des « blocs inentamables, affrontés les uns aux autres, dans ce qui peut toujours devenir une « manière de lutte à mort ». On le voit, la guerre est l’horizon indépassable de l’État. La guerre est donc une fatalité, une nécessité. (…) Le corollaire de cette conception « idolâtrique » de l’État, comme dernière instance de l’homme, c’est une soumission totale des individus à la survie du Tout politique auquel ils appartiennent. S’il n’y a rien au-dessus de l’État, les individus s’accomplissent dans le service de celui-ci. (…) Je considère que le geste inaugural de l’Union européenne nous a fait sortir de cette logique de l’affrontement nécessaire des États. En posant comme pierre angulaire de l’Europe le pardon, la réconciliation et la paix, il nous faut admettre que l’État national n’est pas l’instance ultime de l’être humain. Du coup, il ouvre un autre horizon pour l’humanité : un horizon où la paix devient pensable. »

Plus radicalement, Jean-Paul II déclarait en 1988 devant le Parlement européen à Strasbourg : « Après le Christ, il n’est plus possible d’idolâtrer la société comme grandeur collective dévoratrice de la personne humaine et de son destin irréductible. La société, l’État, le pouvoir politique appartiennent au cadre changeant et toujours perfectible de ce monde. (…) Les structures que les sociétés se donnent ne valent jamais d’une façon définitive ; elles ne peuvent pas non plus procurer par elles-mêmes tous les biens auxquels l’homme aspire. En particulier, elles ne peuvent se substituer à la conscience de l’homme ni à sa quête de la vérité et de l’absolu. »[20]


1. Les souverains carolingiens s’attribueront un droit de régale (regalia jura : droits du roi) qui perdurera durant tout l’Ancien régime et dont nous trouvons encore la trace aujourd’hui. Par ce droit, le pouvoir temporel s’autorise à prendre en garde un évêché pendant la vacance du siège, d’en percevoir les revenus, de nommer aussi parfois aux cures et dignités ecclésiastiques. Cette funeste et abusive habitude a donné le nom de régalisme à toute velléité de l’État d’empiéter sur le pouvoir spirituel. (Mourre)
2. Vers 1275/1280-1342. Il développa ses idées notamment dans Defensor pacis, écrit vers 1324.
3. « Nec in quemquam, presbyterum aut non presbyterum, coactivam in hoc saeculo jurisdictionem habere quemquam episcopum sive papam, nisi eadem sibi per humanum legislatorem concessa fuerit, in cujus potestate semper est hanc ab ipsis revocare » (cité in Vacant, op. cit.).
4. Inspirés sans doute par La République de Platon, Thomas More (1478-1535) dans son Utopie, Campanella (1568-1639) dans sa Cité du soleil, Fénelon (1651-1715) dans l’Ithaque fondée par Télémaque, ne laissent guère de place à la liberté.
5. Jacques Leclercq (Leçons de droit naturel II, L’État et la politique, Wesmael-Charlier, 1948, p. 101) l’explique ainsi : « L’idée de liberté est, chez les libéraux, liée à l’idée d’égalité et de souveraineté populaire. Mais l’idée de souveraineté populaire va à l’encontre de la liberté ; car la souveraineté populaire aboutit à une organisation de l’État où, en principe, le peuple se gouverne lui-même, et le peuple n’est pas tenu de respecter sa liberté contre lui-même. En d’autres termes, dans ce régime démocratique, gouvernants et gouvernés s’identifient ; les gouvernants, ce sont les gouvernés. mais à l’égard de lui-même, l’individu peut faire ce qu’il veut. Parce que les hommes sont libres d’une liberté inaliénable, le peuple est libre de faire ce qu’il veut. Ce système de liberté populaire aboutit au despotisme populaire le plus radical. (…) Le principe s’oppose à une limitation de la souveraineté, et la règle du droit public du XIXe siècle est que le parlement peut tout sous la seule sanction de la défaveur du corps électoral. Aussi, sous les gouvernements parlementaires, l’étatisme se développe ; l’État ne cesse d’étendre son intervention ». François Perin (op. cit., p. 20) souligne aussi l’extension des attributions de l’État : « Les États actuels constituent une sorte de compromis toujours instable entre les intérêts divers des couches sociales plus ou moins cristallisées. L’État devient un cerveau coordonnateur ainsi que le creuset d’une providence sociale basée sur la solidarité collective : son évolution pléthorique peut aller vers le meilleur ou vers le pire : son expansion et le perfectionnement de ses moyens d’action peuvent être des facteurs de libération autant que des facteurs de domination. Quoi qu’il en soit, nous assistons à un processus de croissance et, en aucune façon, à un processus de dépérissement ». Toutefois, il donne des causes extrinsèques à ce phénomène mettant en cause « la triple influence de la guerre, des crises économiques et de la pression sociale ». Les deux explications ne sont pas incompatibles.
6. Cf. supra.
7. CEC 1885.
8. CEC 2113.
9. Encyclique Summi pontifictatus, pour la fête du Christ-Roi, 20 octobre 1939.
10. Quanta cura, 8 décembre 1864. Le pape avait déjà abordé cette question dans son Allocution consistoriale Maxima quidem du 9 juin 1862.
11. Discours au Parlement européen à Strasbourg, 11-10-1988, in DC 6-11-1988, n° 1971, pp. 1044-1045.
12. 28 décembre 1878.
13. CEC, 2238-2240.
14. 1 P 2, 13-14: « Pour l’amour du Seigneur, soyez soumis à toute autorité humaine, que ce soit au roi, en sa qualité de souverain, ou que ce soit aux gouverneurs, en tant que délégués par lui pour sévir contre les malfaiteurs et favoriser les honnêtes gens ».
15. 1 Tm 2, 1-2: « Je recommande donc surtout de faire des demandes, des prières, des supplications des actions de grâces pour tous les hommes, pour les rois et pour tous ceux qui détiennent l’autorité, afin que nous puissions mener une vie paisible et tranquille en toute piété et honnêteté ».
16. CEC, 2242. Appuient cette thèse les deux citations bien connues : « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » (Mt 22, 21) et « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29).
17. CEC, id.. On peut relire, à ce sujet, Somme théologique, Ia IIae qu. 96 art 4.
18. CEC, 2243.
19. L’Europe et ses citoyens, 7-3-2002, in DC n° 2271, 2-6-2002, p. 518.
20. Discours, 11-10-1988, op. cit., p. 1045.

⁢ii. Le bien commun comporte trois éléments essentiels

« Il suppose, en premier lieu, le respect de la personne en tant que telle. Au nom du bien commun, les pouvoirs publics sont tenus de respecter les droits fondamentaux et inaliénables de la personne humaine. La société se doit de permettre à chacun de ses membres de réaliser sa vocation. En particulier, le bien commun réside dans les conditions d’exercice des libertés naturelles qui sont indispensables à l’épanouissement de la vocation humaine : « Ainsi : droit d’agir selon la droite règle de sa conscience, droit à la sauvegarde de la vie privée et à la juste liberté, y compris en matière religieuse[1]. »[2]

Nous avons longuement médité, dans la première partie, l’indispensable référence aux droits et devoirs de la personne et cette réflexion s’est prolongée dans la deuxième et la troisième partie tant il est fondamental de construire la société, dans tous ses aspects, autour de la personne créée à l’image et à la ressemblance de Dieu⁠[3]. Cette dignité particulière et cette place centrale de tout homme entraîne la mise en œuvre de la participation et l’application de la subsidiarité à travers des corps intermédiaires dynamiques aussi divers que les activités humaines possibles.

« En second lieu, le bien commun demande le bien-être et le développement du groupe lui-même. Le développement est le résumé de tous les devoirs sociaux. Certes, il revient à l’autorité d’arbitrer, au nom du bien commun, entre les divers intérêts particuliers. Mais elle doit rendre accessible à chacun ce dont il a besoin pour mener une vie vraiment humaine : nourriture, vêtement, santé, travail, éducation et culture, information convenable, droit de fonder une famille, etc.. »[4]

Ce deuxième aspect suggère encore l’importance des corps intermédiaires et nous avons, précédemment, longuement parlé de la famille et de l’éducation et touché à la question culturelle. Par la suite, tout ce qui tourne autour du travail sera longuement abordé⁠[5] et nous reviendrons sur le problème de la culture et de l’information. « Le bien commun implique enfin la paix, c’est-à-dire la durée et la sécurité d’un ordre juste. Il suppose donc que l’autorité assure, par des moyens honnêtes, la sécurité de la société et celle des ses membres. Il fonde le droit à la légitime défense personnelle et collective ».⁠[6]

Toute une partie sera consacrée à la construction de la paix, à l’intérieur des nations et entre elles, et à tout ce qu’elle implique, y compris le développement des peuples⁠[7] et l’établissement de communautés et d’institutions internationales, que le Catéchisme présente sous l’étiquette du  »bien commun universel ». En effet, explique-t-il, « les dépendances humaines s’intensifient. Elles s’étendent peu à peu à la terre entière. L’unité de la famille humaine, rassemblant des êtres jouissant d’une dignité naturelle égale, implique un bien commun universel. Celui-ci appelle une organisation de la communauté des nations capable de « pourvoir aux divers besoins des hommes, aussi bien dans le domaine de la vie sociale (alimentation, santé éducation…​), que pour faire face à maintes circonstances particulières qui peuvent surgir ici ou là (par exemple : subvenir aux misères des réfugiés, l’assistance aux migrants et à leurs familles…​)[8] ».⁠[9]


1. GS, 26, §2.
2. CEC, n° 1907.
3. « Le respect de la personne humaine implique celui des droits qui découlent de sa dignité de créature. Ces droits sont antérieurs à la société et s’imposent à elle. Ils fondent la légitimité morale de toute autorité: en les bafouant, ou en refusant de les reconnaître dans sa législation positive, une société mine sa propre légitimité morale. Sans un tel respect, une autorité ne peut que s’appuyer sur la force ou la violence pour obtenir l’obéissance de ses sujets. Il revient à l’Église de rappeler ces droits à la mémoire des hommes de bonne volonté, et de les distinguer des revendications abusives ou fausses » (CEC, n° 1930).
4. Id., n° 1908.
5. « L’activité économique, en particulier celle de l’économie de marché, ne peut se dérouler dans un vide institutionnel, juridique et politique. Elle suppose que soient assurées les garanties des libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces. Le devoir essentiel de l’État est cependant d’assurer ces garanties, afin que ceux qui travaillent puissent jouir du fruit de leur travail et donc se sentir stimulés à l’accomplir avec efficacité et honnêteté. (…) L’État a le devoir de surveiller et de conduire l’application des droits humains dans le secteur économique ; dans ce domaine toutefois, la première responsabilité ne revient pas à l’État mais aux institutions et aux différents groupes et associations qui composent la société » (CA, 48).
6. Id., n° 1909.
7. Nous y aborderons aussi le problème de la démographie. En effet, « l’État est responsable du bien-être des citoyens. A ce titre, il est légitime qu’il intervienne pour orienter la démographie de la population. ». (CEC, n° 2372). Nous verrons de quelle manière.
8. GS, 84, §2.
9. CEC, n° 1911.

⁢ii. Une autorité réelle

Ces limites étant posées, récapitulons les rôles indispensables de l’État.

On pourrait se contenter de la définition donnée jadis par J. Maritain qui présentait l’État comme « cette partie du corps politique dont l’objet principal est de maintenir la loi, de promouvoir la prospérité commune et l’ordre public et d’administrer les affaires publiques »[1].

Mais il est bon de préciser quelque peu en indiquant ce qui a déjà été développé et ce qui le sera dans les tomes suivants.

On peut dire que la tâche essentielle de L’État est de défendre et promouvoir le bien commun comme nous l’avons vu et comme le suggère le Catéchisme : « L’autorité ne s’exerce légitimement que si elle recherche le bien commun du groupe considéré et si, pour l’atteindre, elle emploie des moyens moralement licites »[2]. « Si chaque communauté humaine possède un bien commun qui lui permet de se reconnaître en tant que telle, c’est dans la communauté politique qu’on trouve sa réalisation la plus complète. Il revient à l’État de défendre et de promouvoir le bien commun de la société civile, des citoyens et des corps intermédiaires ».⁠[3]


1. L’homme et l’État, Puf, 1953, p. 11.
2. CEC, n° 1903. Nous reviendrons sur la licéité des moyens plus loin.
3. CEC, n° 1910.