La postériorité de l’État par rapport à la société civile et sa relative imperfection pourraient suffire à contester l’affirmation suivant laquelle l’État serait l’unique source du droit. Cette idée a connu bien des défenseurs et bien des incarnations à travers l’histoire. Elle se retrouve d’une manière ou d’une autre à la base de tous les systèmes autoritaires, étatistes, dictatoriaux ou radicalement totalitaires. L’État antique (gréco-latin, par exemple) travaille au bonheur des citoyens mais ne se préoccupe pas de garantir les libertés individuelles qui seraient autant de limites à son pouvoir. Au moyen-âge, le prince chrétien pense pouvoir intervenir en toute matière même religieuse[1]. La volonté de puissance impériale sera en lutte avec la volonté de puissance papale. Au XIVe siècle, Marsile de Padoue[2] donnera même au pouvoir civil des arguments théologiques pour subordonner l’Église à l’État[3]. Les monarchies de droit divin fleurissent et quand les penseurs se mettent à rêver d’une cité idéale, c’est encore pour laisser toute puissance à l’État[4]. Les démocraties modernes, aussi curieux que cela puisse paraître[5], verront l’État prendre de plus en plus de place dans la vie des individus et devenir ce que l’on a appelé l’État-Providence. Enfin, comble de l’étatisme, des régimes totalitaires prétendront contrôler toutes les activités humaines.
Face à cette invasion et même si la tendance à la fin du XXe siècle - désengagement dans certains secteurs (économiques notamment) et engagement dans d’autres ( éthique ou culturel) - s’est quelque peu inversée en maints endroits, il est important de toujours rappeler que la personne et la famille sont, originellement, antérieures à l’État même si concrètement, aujourd’hui, elles surgissent en son sein. L’Église, de son côté, par son origine surnaturelle, échappe au pouvoir de l’État[6]. Enfin, l’État n’est pas une fin et le principe de subsidiarité « trace les limites de l’intervention de l’État »[7]. C’est donc en toute logique que l’Église considère comme idolâtre celui qui « honore et révère », à la place de Dieu, le pouvoir ou l’État[8].
L’État a, en face de lui, l’ensemble inaliénable des droits personnels et sociaux qui limitent son pouvoir y compris le droit à la liberté religieuse qui protège l’espace d’autonomie des églises et groupes religieux. Autrement dit encore, la limite de l’autorité de l’État est le respect de la loi naturelle et divine. C’est bien l’idée développée par Pie XII dénonçant en 1939[9] « …l’erreur contenue dans les conceptions qui n’hésitent pas à délier l’autorité civile de toute espèce de dépendance à l’égard de l’Etre suprême, cause première et maître absolu, soit de l’homme soit de la société, et de tout lien avec la loi transcendante qui dérive de Dieu comme de sa première source. de telles conceptions accordent à l’autorité civile une faculté illimitée d’action, abandonnée aux ondes changeantes du libre arbitre ou aux seuls postulats d’exigences historiques contingentes et d’intérêts s’y rapportant.
L’autorité de Dieu et l’empire de sa loi étant ainsi reniés, le pouvoir civil, par une conséquence inéluctable, tend à s’attribuer cette autorité absolue qui n’appartient qu’au Créateur et Maître suprême et à se substituer au Tout-Puissant, en élevant l’État ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d’arbitre souverain de l’ordre moral et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de la raison naturelle et de la conscience chrétienne ».
Certains objecteront peut-être que ce texte vise les systèmes autoritaires et centralisateurs élaborés par le fascisme, le nazisme ou le communisme mais la mise en garde est en fait constante dans l’enseignement de l’Église. Pie IX avait déjà condamné le « naturalisme » politique qui prétend que « la volonté du peuple (…) constitue la loi suprême, indépendante de tout droit divin et humain et que dans l’ordre politique les faits accomplis, par cela même qu’ils sont accomplis, ont valeur du droit »[10].
De même, Jean-Paul II souligne[11] que « la vie publique, le bon ordre de l’État reposent sur la vertu des citoyens, qui invite à subordonner les intérêts individuels au bien commun, à ne se donner et à ne reconnaître pour loi que ce qui est objectivement juste et bon. » Il rappelle que « déjà les anciens Grecs avaient découvert qu’il n’y a pas de démocratie sans assujettissement de tous à la loi, et pas de loi qui ne soit fondée sur une norme transcendante du vrai et du juste. »
Jean-Paul II rappelle aussi que la « chrétienté » a souvent oublié de faire la distinction entre « ce qui est à césar » et « ce qui est à Dieu ». Or, « dire qu’il revient à la communauté religieuse, et non à l’État, de gérer « ce qui est à Dieu », revient à poser une limite salutaire au pouvoir des hommes, et cette limite est celle du domaine de la conscience, des fins dernières, du sens ultime de l’existence, de l’ouverture sur l’absolu, de la tension vers un achèvement jamais atteint, qui stimule les efforts et inspire les choix justes ».
Plus concrètement encore, « l’obéissance à Dieu est la source de la vraie liberté, qui n’est jamais liberté arbitraire et sans but, mais liberté pour la vérité et le bien, ces deux grandeurs se situant toujours au-delà de la capacité des hommes de se les approprier complètement. » Par contre, celui qui a supprimé « toute subordination de la créature à Dieu, ou à un ordre transcendant de la vérité et du bien, considère l’homme en lui-même comme le principe et la fin de toutes choses, et la société, avec ses lois, ses normes, ses réalisations, comme son œuvre absolument souveraine ». Mais « toutes les familles de pensée (…) devraient réfléchir à quelles sombres perspectives pourrait conduire l’exclusion de Dieu de la vie publique, de Dieu comme ultime instance de l’éthique et garantie suprême contre tous les abus du pouvoir de l’homme sur l’homme. (…) Là où l’homme ne prend plus appui sur une grandeur qui le transcende, il risque de se livrer au pouvoir sans frein de l’arbitraire et des pseudo-absolus qui le détruisent. »
Dès les Actes des Apôtres (5,29), la limite la plus nette et la plus claire était posée au pouvoir temporel puisqu’il y est affirmé qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. Cette phrase a inspiré les réflexions constantes sur le droit et le devoir de désobéissance face à l’arbitraire. Léon XIII écrit dans Quod apostolici muneris [12] : « Si les dispositions des législateurs et des princes sanctionnent ou commandent quelque chose de contraire à la loi divine ou naturelle, la dignité du nom de chrétien, le devoir et le précepte apostolique proclament qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ». Plus près de nous, le Catéchisme de l’Église catholique[13], après avoir rappelé, avec saint Pierre[14], la soumission due à l’autorité et, avec saint Paul[15], l’invitation à faire des prières et des actions de grâce pour ceux qui exercent l’autorité, après avoir enfin affirmé que « le devoir des citoyens est de contribuer avec les pouvoirs civils au bien de la société dans un esprit de vérité, de justice, de solidarité et de liberté », ce même Catéchisme précise que « le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes ou aux enseignements de l’Évangile. Le refus d’obéissance aux autorités civiles, lorsque leurs exigences sont contraires à celles de la conscience droite, trouve sa justification dans la distinction entre le service de Dieu et le service de la communauté politique »[16]. Le Catéchisme reconnaît donc un droit de résistance dont il trace les limites en écrivant : « Si l’autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement demandé par le bien commun. Il leur est cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la Loi évangélique »[17]. Cette résistance pourra même recourir aux armes si cinq conditions sont réunies : « 1-en cas de violations certaines, graves et prolongées des droits fondamentaux ; 2-après avoir épuisé tous les autres recours ; 3-sans provoquer de désordres pires ; 4-qu’il y ait un espoir fondé de réussite ; 5-s’il est impossible de prévoir raisonnablement des solutions meilleures »[18].
Retenons, en tout cas, que le pouvoir public comme tout pouvoir intermédiaire a devant lui la limite sacrée de la personne humaine et de ses droits.
Comme nous le verrons plus en détail dans la suite, la construction de communautés internationales ajoute encore une limite qui peut être bienfaisante, aux pouvoirs de l’État national.
Mgr H. Simon, rappelait, en 2002, devant la Commission des épiscopats de la Communauté européenne[19], qu’en ce qui concerne la France, c’est Philippe le Bel qui, au XIIe siècle, revendiqua, face au Pape Boniface VIII, la souveraineté absolue de l’État, estimant n’avoir « aucun supérieur sur la terre ».
Dans cet esprit, commente Mgr Simon, « les États sont des « blocs inentamables, affrontés les uns aux autres, dans ce qui peut toujours devenir une « manière de lutte à mort ». On le voit, la guerre est l’horizon indépassable de l’État. La guerre est donc une fatalité, une nécessité. (…) Le corollaire de cette conception « idolâtrique » de l’État, comme dernière instance de l’homme, c’est une soumission totale des individus à la survie du Tout politique auquel ils appartiennent. S’il n’y a rien au-dessus de l’État, les individus s’accomplissent dans le service de celui-ci. (…) Je considère que le geste inaugural de l’Union européenne nous a fait sortir de cette logique de l’affrontement nécessaire des États. En posant comme pierre angulaire de l’Europe le pardon, la réconciliation et la paix, il nous faut admettre que l’État national n’est pas l’instance ultime de l’être humain. Du coup, il ouvre un autre horizon pour l’humanité : un horizon où la paix devient pensable. »
Plus radicalement, Jean-Paul II déclarait en 1988 devant le Parlement européen à Strasbourg : « Après le Christ, il n’est plus possible d’idolâtrer la société comme grandeur collective dévoratrice de la personne humaine et de son destin irréductible. La société, l’État, le pouvoir politique appartiennent au cadre changeant et toujours perfectible de ce monde. (…) Les structures que les sociétés se donnent ne valent jamais d’une façon définitive ; elles ne peuvent pas non plus procurer par elles-mêmes tous les biens auxquels l’homme aspire. En particulier, elles ne peuvent se substituer à la conscience de l’homme ni à sa quête de la vérité et de l’absolu. »[20]