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vi. Les insuffisances de l’État de droit

Supposons maintenant qu’un État de droit veuille se constituer dans le respect du droit naturel. Les lois et les institutions suffiront-elles à établir un ordre juste et humain ?

⁢a. L’importance des hommes et de la formation

La reconnaissance d’un droit naturel, la qualité des lois humaines, dépendent de la volonté et de l’intelligence des hommes, de leur formation, de leur vision du monde, de leurs croyances, de leurs morales. Il faut donc revenir à la nécessité d’une éducation civique complète, d’un apprentissage des vertus sociales et d’une évangélisation intégrale.

Pour les hommes politiques comme pour les citoyens. Et ce sont les mêmes, en démocratie, qui tour à tour, du moins en principe, commandent et obéissent en attendant les progrès d’une autogestion de plus en plus répandue à travers la société civile, les pouvoirs locaux, la vie associative et l’activité économique.

On se rappelle qu’idéalement, pour Platon⁠[1], le roi doit être « la loi vivante ». Et Aristote⁠[2] considérera que la royauté est la forme première de l’autorité : « il faut qu’elle doive son existence à la supériorité (à de multiples points de vue) de son roi ». C’est pourquoi la tyrannie est le pire des régimes car elle « a dévié de la forme première et la plus divine »[3].

On peut s’étonner qu’Aristote ait adopté ce point de vue mais, expliquent Mourral et Millet⁠[4], « la loi, dans sa pure et simple nature formelle est trop générale et abstraite pour entrer dans le détail réel des situations humaines ; le chef équitable fait pénétrer la justice jusque dans les cas particuliers . Sa personnalité a quelque chose de divin : « ce qu’on appelle royauté conforme à la loi n’est pas une forme spécifique de gouvernement » que l’on poserait à côté des autres : c’est ce qui doit animer tout pouvoir pour que son autorité soit digne (Pol III, 11)(…) ». Et « le fondement ultime de toute autorité, pouvoir s’exerçant sur des êtres humains, se trouve au point de convergence idéal d’attributs qui ne découlent pas naturellement les uns des autres : lien organique à la communauté, don personnel, justice, compétence ». J’ajouterais, une fois encore, prudence, vertu politique par excellence comme nous le verrons.

On a ainsi maintes fois souligné aussi le rôle considérable joué par Périclès⁠[5] alors que l’institution ne lui donnait officiellement qu’un pouvoir très limité. Thucydide a bien expliqué ce phénomène : « Périclès, grâce à l’estime qu’il inspirait, à son intelligence et à son évidente intégrité, avait acquis une autorité qui lui permettait de contenir le peuple tout en respectant sa liberté. Il n’était pas de ceux qui se laissent diriger par lui plutôt qu’ils ne le dirigent, car, ne cherchant pas à accroître son pouvoir par des moyens condamnables, il ne lui adressait jamais de paroles dictées par la complaisance. Tel était le crédit dont il jouissait qu’il allait même jusqu’à provoquer sa colère en s’opposant à ses désirs. Quand il voyait les Athéniens manifester mal à propos une confiance excessive, il les intimidait par des discours alarmants et, inversement, quand il les trouvait en proie à des craintes injustifiées, il savait les rassurer. Théoriquement, le peuple était souverain, mais en fait l’État était gouverné par le premier citoyen de la cité ».⁠[6]

Chantal Delsol⁠[7] qui commente ce texte fait remarquer que l’autorité est un élément essentiel en politique qui ne se confond pas nécessairement avec le pouvoir institutionnel. Périclès avait incontestablement plus d’autorité que de pouvoir. On a, de même, souligné l’influence morale des souverains belges alors qu’ils ont constitutionnellement peu de pouvoir puisque, selon la formule consacrée, « le Roi règne mais ne gouverne pas »[8]. On a constaté aussi que des premiers ministres à forte personnalité ou à vues élevées pouvaient donner un ton, un style à tout un gouvernement et marquer ainsi leur époque et les mémoires. L’histoire de Belgique a ainsi, entre autres, particulièrement été marquée par des hommes comme Beernaert⁠[9], Van Acker⁠[10] ou Spaak⁠[11].

Le pouvoir politique, explique Ch. Delsol, repose sur la légalité et ne devient efficace que par la reconnaissance tandis que « l’autorité politique repose sur la légitimité, c’est-à-dire l’acceptation ». Même dans un pouvoir fort, le dictateur cherchera dans un plébiscite, par exemple, « l’expression symbolique de la légitimité », preuve que même dans ce cas extrême, la légalité qui est de droit positif, ne suffit pas.

Le gouvernant ne disparaît pas derrière la loi. En effet, dans l’état de droit, « Gouverner signifie (…) prendre les décisions qui s’imposent dans le cadre de la loi, c’est-à-dire en permanence interpréter la loi. Par ailleurs, il reste les cas d’exception où la loi se révèle inopérante, cas extrêmes dits de « situation exceptionnelle » ou de raison d’État. La politique, en définitive et en dépit de la puissance de la loi, est toujours faite par des hommes, sommés d’arbitrer. Même si la reconnaissance, qui fonde l’acceptation d’obéissance, est elle-même fondée sur la raison, elle prend en compte les autres facteurs de légitimité de l’autorité. Sous l’État de droit jouent également le prestige et le charisme, et le citoyen n’élit jamais sous l’empire de la raison pure. Il n’y a pas d’autorité seulement statutaire, même si nous tentons de la rendre telle pour éviter ses débordements »[12].

On peut aussi, une nouvelle fois, méditer la sagesse du président tchèque Vaclav Havel : « J’ai l’impression que le monde politique devrait se trouver, tôt ou tard, un visage nouveau, post-moderne. L’homme politique devrait redevenir un être humain, se fiant non seulement à l’image scientifique et à l’analyse professionnelle du monde, mais aussi au monde tout court. Se fiant non seulement aux tableaux statistiques en sociologie, mais aussi aux êtres humains ; non seulement à l’interprétation savante du réel, mais aussi à son âme ; non seulement à l’idéologie, mais à l’idée ; non seulement aux informations, mais à leur sens. » (…)

« Il ne faut pas sans arrêt chercher de nouvelles façons de diriger la société, l’économie et le monde en général. Il faut avant tout changer radicalement de comportement. Et qui d’autre devrait donner l’exemple sinon les hommes politiques ? »[13]

Cependant, il ne faut pas s’inquiéter seulement de la qualité des dirigeants. C’est tout le peuple qui doit faire preuve de vertu et spécialement, bien sûr, en démocratie, comme nous l’avons vu.

« L’État, faisait déjà remarquer Aristote, est une société d’égaux en vue de mener une vie la meilleure possible. Et puisque ce qu’il y a de meilleur, c’est le bonheur et que celui-ci est la mise en acte et l’usage parfait de la vertu, certains peuvent y avoir part, d’autres faiblement ou pas du tout »[14]. Quant à la vertu, « s’il est impossible qu’une cité soit entièrement composée de gens de bien, et s’il faut néanmoins que chaque citoyen accomplisse correctement la tâche qui lui est dévolue (…) il ne saurait y avoir une seule vertu pour le bon citoyen et l’homme de bien : car la vertu du bon citoyen doit appartenir à tous »[15]. Il faut y faire d’autant plus attention que ce qui divise le plus profondément les hommes, c’est la vertu et le vice « puis, en second lieu viennent la richesse et la pauvreté »[16] On se souvient aussi de Montesquieu. Dans l’Esprit des lois, en 1748, il affirmera l’importance de la « vertu » pour le gouvernement démocratique. Il la définit d’abord négativement comme l’absence d’ambition et d’« avarice » (entendue comme « désir de posséder »)⁠[17]. Plus loin, il précisera que la « vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence ». Pour établir cet amour, le gouvernement démocratique a besoin « de toute la puissance de l’éducation »[18]. L’amour dans la démocratie étant celui de l’égalité et de la frugalité⁠[19], la corruption s’installera avec ce que Montesquieu appelle l’« esprit d’égalité extrême »[20] qui se caractérise par un refus d’obéissance - chacun s’estimant capable d’exercer n’importe quel pouvoir - et, en même temps, par l’abandon de l’autorité légitime et de la responsabilité. « Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’aperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne ». L’ambition, l’« avarice » et finalement la paresse auront tôt fait de dépouiller l’État et de le menacer : l’anarchie ou la tyrannie guettent⁠[21].

A propos de ce sens moral profond, il peut être intéressant de méditer ces réflexions du philosophe Henri Bergson⁠[22] qui souligne bien la difficulté démocratique et ses exigences : « On comprend (…) que l’humanité ne soit venue à la démocratie que sur le tard (car ce furent de fausses démocraties que les cités antiques bâties sur l’esclavage, débarrassées par cette iniquité fondamentale des plus gros et des plus angoissants problèmes). De toutes les conceptions politiques c’est en effet la plus éloignée de la nature[23], la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la « société close »[24]. Elle attribue à l’homme des droits inviolables. ces droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité inaltérable au devoir. Elle prend donc pour matière un homme idéal, respectueux des autres comme de lui-même, s’insérant dans des obligations qu’il tient pour absolues, coïncidant si bien avec cet absolu qu’on ne peut plus dire si c’est le devoir qui confère le droit ou le droit qui impose le devoir. Le citoyen ainsi défini est à la fois « législateur et sujet », pour parler comme Kant. L’ensemble des citoyens, c’est-à-dire le peuple, est donc souverain. Telle est la démocratie théorique. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour.[25] » La démocratie s’est introduite dans le monde comme une protestation. Ses formules sont « commodes pour empêcher, pour rejeter, pour renverser ; il est moins facile d’en tirer l’indication positive de ca qu’il faut faire. Surtout, elles ne sont applicables que si on les transpose, absolues et quasi évangéliques, en termes de moralité purement relative, ou plutôt d’intérêt général ; et la transposition risque toujours d’amener une incurvation dans le sens des intérêts particuliers. »

Personne, à mon sens, n’a mieux mis en évidence l’importance des hommes que Jacques Ellul. L’intérêt de son appel est à la mesure de son pessimisme ou de son extrême lucidité. Au terme d’une description sévère et sombre de la vie politique moderne⁠[26], l’auteur en vient à conclure radicalement que l’homme subit aujourd’hui une attaque politique : « Le monde politique sommairement décrit ici, n’est pas celui d’une dictature formelle, qui contraint écrase l’homme par la violence, la police et les camps. C’est un monde qui séduit, annexe, parle selon la raison, neutralise et conformise, c’est-à-dire attaque l’homme non plus au niveau extérieur de son comportement, mais dans son cœur et sa pensée. Et voilà pourquoi le problème de la vertu du citoyen n’est plus le même ! La question était : « Pour que la démocratie vive, il faut que le citoyen soit vertueux » (question personnelle !). Aujourd’hui elle est : « La croissance du politique détruit l’homme en son for interne. Et cependant rien ne peut se faire sans cet homme. » Mais quel homme ? Celui dont a besoin la politique aujourd’hui, car nous savons que l’homme dans ce milieu ne peut plus se prétendre abstentionniste, il doit donner son cœur pour que marche la chose publique. L’attaque contre lui est donc politique. Mais réciproquement, si l’on peut espérer un retour à la démocratie ce ne pourrait être qu’au travers d’une rénovation de l’homme qui cesserait d’être intégré au mécanisme autoritaire actuel.

Vouloir l’homme, c’est le vouloir contre la propagande, contre les techniques psychologiques d’influence, et bien sûr contre les hypocrites « Sciences de l’homme » qui prétendent agir sur lui pour le hausser au niveau de son destin dans la société actuelle, au niveau de l’exercice de ses responsabilités, et qui, en fait, le dépossèdent de lui-même pour le posséder plus profondément »[27]. Or, « la démocratie ne se défend pas, car elle n’est pas un capital, une place forte ou une formule magique (p. ex. constitutionnelle). La démocratie se veut par chaque citoyen. La démocratie se fait chaque jour, par chaque citoyen. Si nous adoptons les vues paisibles d’un donné démocratique, alors tout est perdu. Il faut au contraire comprendre que la démocratie aujourd’hui ne peut plus être que volonté, conquête, création. Il faut admettre qu’elle est exactement le contraire de la pente naturelle et historique, contraire à notre paresse, à notre aveuglement, à notre goût du confort et de la tranquillité, contraire à l’automaticité des techniques et des organisations, contraire à la rigueur toujours plus grande des structurations sociologiques, contraire à la complication croissante de l’économie…​ Et nous devons dès lors nous convaincre qu’elle est toujours infiniment précaire, remise en question, de façon mortelle, par chaque progrès. Elle est toujours à reprendre, à repenser, à recommencer, à reconstruire ». La démocratie est « le fruit d’une décision, d’une pratique vigilante, d’un contrôle de soi-même et d’une volonté publique.

Or, il faut que chaque citoyen le veuille (et non pas quelques leaders de groupe, ni une masse encadrée, défilant en hurlant). (…) Mais si chaque citoyen ne le veut pas, alors le régime établi sera forcément de type aristocratique, et dans le style autoritaire impliqué par les progrès techniques, et si le citoyen est fabriqué pour entrer dans la démocratie, alors celle-ci n’est qu’une pseudo-démocratie, un jeu de formules et de règles juridiques, mais non pas l’expression de l’homme »[28].

Très concrètement, Jacques Ellul prend la peine de souligner les qualités nécessaires aux hommes qui seront confrontés aux problèmes politiques. Il leur faudra le sens de la prévision, c’est-à-dire « la capacité intellectuelle de discerner ce que risque de devenir le phénomène que l’on voit naître » : ensuite, « la capacité à s’engager dans des actes qui ne semblent pas nécessaire hic et nunc » ; enfin, « il faut que celui qui s’estime maître de la situation agisse selon la générosité à l’égard de son partenaire actuellement plus faible. Une solution juste ne peut être trouvée que si le plus fort accepte de tenir compte de la situation réelle du faible, non pour le dominer mais pour le relever »[29].

Quant à l’homme démocratique, en général⁠[30], il devra d’abord être raisonnable. « Ce qui, bien entendu, ne signifie nullement rationaliste. Il ne peut y avoir de démocratie humaine que si l’homme est décidé à tout ramener à l’usage d’une droite raison, d’une froide lucidité, qui implique une grande humilité intellectuelle, car au niveau de la raison cet homme apprend à tenter de juger par lui-même ; il reconnaît alors les limites et l’incertitude de son information, la relativité de ses idées et de ses opinions, l’utilité humble des institutions qu’il ne faut jamais exalter au-dessus d’un usage pertinent, mais non plus mépriser ». L’homme démocratique passera au crible de sa raison ses passions, ses préjugés, ses doctrines, les lieux communs ; rejettera l’exaltation, l’irrationnel, le sacré politico-social, les mythes politiques et économiques, les idéalismes et les doctrines explicatives globales. Enfin, il rendra au langage sa « valeur de raison ».

L’homme démocratique sera respectueux. « Respect absolu de l’adversaire, de l’autre, des minorités. Respect qui n’est absolument pas un libéralisme (indifférence envers la vérité, établissement sur un pied d’égalité de toutes les opinions). Respect qui n’est absolument pas une tolérance (on supporte qu’il y ait des divergences tout en les retreignant…​) ». Ce respect implique d’une part, « la valorisation de l’opinion des minorités qui doivent être d’autant plus favorisées qu’elles sont plus faibles ». Et , d’autre part, le dialogue qui est « le contraire de l’identification. Il est affirmation cohérente de la différence et de la commune mesure. Les deux éléments tenus étroitement ensemble ».

L’homme démocratique aura le souci des « moyens » car c’est là, pour Ellul, « que se situe la différence entre démocratie et totalitarisme »[31]. Pour éviter la confiscation des moyens par l’État, il faut « faire apparaître des organismes, des corps, des associations, des ensembles à intérêt socio-politique ou intellectuel ou artistique, ou économique, ou chrétien totalement indépendants de l’État, mais dans une situation de capacité à s’opposer à l’État, de refuser aussi bien ses pressions que ses contrôles ou que ses dons (même gratuits, subventions et autres). Totalement indépendants non seulement sur le plan matériel, mais encore sur le plan intellectuel et moral (…).

Si des groupes de ce genre pouvaient se former, ce serait évidemment dangereux, et dans un certain sens probablement amoindrissant en ce qui concerne la puissance de la Nation, la croissance technique, la concurrence économique et militaire. Mais c’est la condition de la vie même »[32].

Nous retrouvons ici, soit dit en passant, mutatis mutandis, l’insistance d’Hilary Clinton sur la revitalisation de la société civile. Ces « groupes » ne sont-ils pas ces « corps intermédiaires » chers à la pensée sociale chrétienne ?

En tout cas, les qualités humaines citées sont fondamentales. Qualités à acquérir et à transmettre. La difficulté de la tâche, vu le caractère moral et intellectuel des « vertus » politiques et l’ampleur de la tâche, vu la nécessité démocratique de former un peuple⁠[33], nous incitent à penser qu’il faut plus que des forces humaines pour la réaliser.


1. Cf. Le Politique 294a et Les Lois IX, 875.Cf. aussi Aristote, Politique III, 13.
2. Cf. Ethique à Nicomaque VIII, 12 et Politique III, 14-18.
3. Politique IV, 2. Cf. aussi la suite du discours de Thésée évoqué plus haut : « Pour un peuple, il n’est rien de pire qu’un tyran. Sous ce régime, pas de lois faites pour tous. Un seul homme gouverne, et la loi c’est sa chose. Donc plus d’égalité, tandis que sous l’empire des lois écrites, pauvre et riche ont les mêmes droits. Le faible peut répondre à l’insulte du fort, et le petit, s’il a raison, vaincre le grand. Quant à sa liberté, elle est dans ces paroles : « Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie ? » Lors, à son gré, chacun peut briller ou se taire. Peut-on imaginer plus belle égalité ?
   De plus, dans les pays où le peuple gouverne, il se plaît à voir croître une ardente jeunesse. Un tyran hait cela : les meilleurs citoyens, ceux dont il croit qu’ils pensent, il les abat, craignant sans cesse pour son trône. Que peut-il donc rester de force à la patrie, lorsque, comme en un champ que le printemps fleurit, on y vient moissonner l’épi de la vaillance ? A quoi bon pour nos fils amasser des richesses, si nos efforts ne font qu’enrichir le tyran ; à quoi bon élever à nos foyers de chastes vierges, si c’est pour pourvoir aux plaisirs d’un despote, si c’est pour préparer des larmes ? Que je meure si je dois voir ainsi déflorer mes enfants ! » (Suppliantes, op. cit.).
4. Op. cit., p.217.
5. Cf. Aristote : « …​quand Périclès eut pris la direction du parti populaire (…), la constitution devint encore plus favorable au peuple » (Constitution d’Athènes, XXVII). « Tant que Périclès fut à la tête du parti démocratique, la vie politique fut assez honnête ; mais après sa mort elle devint bien pire » ( Id., XXVIII).
6. La guerre du Péloponèse, II, 65.
7. L’autorité, Que sais-je, PUF, 1994, pp. 24-27.
8. Article 105: « Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution même ».
   Article 106: « Aucun acte du roi ne peut avoir d’effet, s’il n’est contresigné par un Ministre qui, par cela seul, s’en rend responsable ».
9. Auguste Beernaert (1829-1912), chef du « Grand Ministère, de 1884-1894, Prix Nobel de la Paix en 1909 (Mourre).
10. Achille Van Acker (1898-1975), premier ministre en 1945-1946 et en 1954-1958.
11. Paul-Henri Spaak (1899-1972), plusieurs fois ministre, premier ministre (1938-1939 ; 1946 ; 1947-1948 ; 1961-1964).
12. DELSOL Ch., op. cit., pp.. 49-50.
13. HAVEL Vaclav, Discours devant le Forum économique mondial, Davos, 4 février 1992, in L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1994, p. 212.
14. Politique, 1328 a 35.
15. Politique, 1277 a.
16. Politique, 1303 b 15.
17. Livre III, chapitre III, Garnier, 1961, Tome I, pp. 24-26.
18. Livre IV, chapitre V, op. cit., pp. 38-39.
19. Livre V, chapitres III-VII, op. cit., pp. 46-55.
20. Le véritable esprit d’égalité « ne cherche pas à n’avoir point de maître, mais à n’avoir que ses égaux pour maîtres » (Livre VIII, chapitre III, op. cit., p. 121).
21. Livre VIII, chapitre II, op. cit., pp. 119-121.
22. Les deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, PUF, 1963, pp. 1216-1218.
23. Bergson donne quelques traits des sociétés « naturelles » : « repliement sur soi, cohésion, hiérarchie, autorité absolue du chef, tout cela signifie discipline, esprit de guerre ».( op. cit., p. 1216)
24. « La société close est celle dont les membres se tiennent entre eux, indifférents au reste des hommes, toujours prêts à attaquer ou à se défendre, astreints enfin à une attitude de combat » (op. cit., p. 1201).
25. A cet endroit, Bergson évoque le flou qui entoure les notions de liberté et d’égalité dans les « déclarations » de 1776 et de 1791. Il ne peut en être autrement selon le philosophe étant donné le substrat religieux (particulièrement sensible dans la déclaration américaine). « Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables ? On ne peut que tracer les cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit. Ama, et fac quoid vis. » Cette citation célèbre de saint Augustin (Aime et fais ce que tu veux) montre bien que la démocratie parfaite, la liberté de tous, ne peut être que le produit de l’amour au sens chrétien du terme.
26. L’illusion politique, Pluriel-Robert Laffont, 1977.
27. Op. cit., pp. 316-317.
28. Id., pp. 3320-321.
29. Id., pp. 272-273.
30. Cf. op. cit., pp. 327-324.
31. « Si le gouvernement multiplie les techniques d’organisation, d’action psychologique, de relations publiques, mobilise toutes les forces pour la productivité, planifie l’économie et la vie sociale, bureaucratise toutes les activités, réduit le droit à une technique de contrôle social, socialise la vie quotidienne…​ il est un gouvernement totalitaire » (id., p. 333).
32. Id., pp. 310-311.
33. Chantal Delsol fait encore remarquer que « lorsque la reconnaissance de l’autorité repose sur la raison, il devient nécessaire de rendre « raisonnables », ou capables de « raisonner », le plus d’individus possible » (L’autorité, op. cit., p. 49).

⁢b. L’importance de la grâce et de la conversion

La loi est certes éducatrice mais elle l’œuvre des hommes et elle n’a d’effets positifs que si les hommes acceptent de lui obéir parce qu’ils en ont reconnu le bien-fondé.

Tout en restant dans l’hypothèse d’une société qui souhaiterait que la loi naturelle mesure la loi positive, nous devons être bien conscients que cette loi naturelle est difficile à connaître et à appliquer, aujourd’hui plus que jamais.

⁢c. Difficile à connaître et à appliquer…

Si le principe premier et élémentaire de la loi naturelle (faire le bien et éviter le mal ou ne pas faire à autrui ce qu’on n’aimerait pas qu’il nous fasse) est universellement accepté, les cinq « inclinations »⁠[1] qui fondent la loi naturelle en nous ont pu se traduire différemment suivant les époques et les civilisations. La tradition judéo-chrétienne explique que la lumière de la raison inscrite par Dieu en l’homme a été brouillée par le péché et ses conséquences. L’homme est toujours capable de « lire«  cette loi mais la concupiscence perturbe sa raison. Pour aider les hommes, Dieu a réaffirmé et précisé sa loi dans le Décalogue⁠[2] dont tous les articles ont été trahis. La loi nouvelle révélée par le Christ n’a pas aboli la loi ancienne mais l’a accomplie et nous a montré en même temps comme l’accomplir : par amour de Dieu et en demandant et acceptant le moyen surnaturel de la grâce. Au delà des biens naturels promis par la loi ancienne qui établit la justice, cette loi d’amour nous offre les biens éternels. La charité l’emporte sur la justice sans en supprimer l’exigence. Nous savons que là où la justice n’est pas respectée, il ne peut y avoir de véritable charité.

Pour connaitre et bien appliquer la loi naturelle dans toutes ses exigences, la grâce est nécessaire, même si la raison, les philosophes l’ont montré, peuvent ouvrir des voies précieuses.

Surtout que les principes généraux doivent inspirer de nombreuses règles particulières de plus en plus complexes suscitées par les circonstances et les progrès techniques.⁠[3]

En pleine guerre, Raïssa et Jacques Maritain ont ressenti plus vivement cette difficulté. « La connaissance des lois morales naturelles, dit Raïssa, est une lumière lentement et difficilement acquise, si nous exceptons la connaissance principielle du bien en général à faire et du mal en général à éviter, qui coexiste toujours avec la raison et l’intelligence. Quoi d’étonnant à cela ? N’est-il pas évident que les lois qui régissent toute nature ne peuvent être parfaitement connues que de l’Auteur de la nature ?…​ Toute connaissance aurait pu nous être donnée dès l’origine et conservée jusqu’à la fin de chacun d’entre nous. Mais ce n’est pas ainsi semble-t-il que Dieu a créé le monde. Ce n’est pas ainsi qu’il gouverne les âmes…​ Dieu procède comme un jardinier qui met une semence dans la terre et non un arbre adulte et chargé de fruits »[4].

Et Jacques de confirmer : « savoir qu’il y a une loi, n’est pas nécessairement connaître cette loi. C’est par oubli de cette distinction si simple que bien des perplexités sont nées au sujet de la loi non écrite. Elle est écrite, dit-on, dans le cœur de l’homme. Oui, mais dans des profondeurs cachées, aussi cachées à nous que notre propre cœur. Cette métaphore elle-même a causé bien des dégâts, en amenant à se représenter la loi naturelle comme un code tout fait enroulé dans la conscience de chacun et que chacun n’a qu’à dérouler, et dont tous les hommes devraient avoir naturellement une égale connaissance.

La loi naturelle n’est pas une loi écrite. Les hommes la connaissent plus ou moins difficilement, et à des degrés divers, et en risquant l’erreur là comme ailleurs. La seule connaissance pratique que tous les hommes naturellement et infailliblement en commun, c’est qu’il faut faire le bien et éviter le mal. C’est là le préambule et le principe de la loi naturelle, et ce n’est pas cette loi elle-même…​

Que toutes les erreurs et toutes les aberrations soient possibles dans la détermination de la loi naturelle, cela prouve seulement que notre vue est faible et que des accidents sans nombre peuvent corrompre notre jugement. Montaigne remarquait malicieusement que l’inceste et le larcin ont été tenus par certains peuples pour des actions vertueuses, Pascal s’en scandalisait, nous nous scandalisons que la cruauté, la dénonciation des parents, le mensonge pour le service du parti, le meurtre des vieillards ou des malades, soient tenus pour actions vertueuses par les jeunes gens éduqués selon les méthodes nazies. Tout cela ne prouve rien contre la loi naturelle, pas plus qu’une faute d’addition ne prouve quelque chose contre l’arithmétique, ou que les erreurs des primitifs, pour qui les étoiles étaient des trous dans la tente qui recouvrait le monde, ne prouvent quelque chose contre l’astronomie…​

Les ethnologues nous apprennent dans quelles structures de vie tribale et au sein de quelle magie de rêveur éveillé la conscience morale s’est primitivement formée. Cela prouve seulement que l’idée de loi naturelle, d’abord immergée dans les rites et les mythologies, ne s’est différenciée que tardivement, aussi tardivement que l’idée même de nature ; et que la connaissance que les hommes ont eue de la loi non écrite a passé par plus de formes et d’états divers que certains philosophes ou théologiens ne l’ont cru. La connaissance que notre propre conscience morale a de cette loi est sans doute elle-même imparfaite encore, et il est probable qu’elle se développera et s’affirmera tant que l’humanité durera. C’est quand l’Évangile aura pénétré jusqu’au fond de la substance humaine que le droit naturel apparaîtra dans sa fleur et sa perfection »[5].


1. Suivant saint Thomas : l’aspiration au bien, l’inclination à la conservation de l’être, la transmission de la vie par l’exercice de la sexualité, l’aspiration à la vérité et l’inclination à la vie en société.
2. Comme l’écrivait saint Irénée, « Dieu avait enraciné dans le cœur des hommes les préceptes de la loi naturelle. Il se contenta d’abord de les leur rappeler. ce fut le Décalogue. » (Adversus haereses, 4,15,1, cité in CEC 2070). On retrouve l’aspiration au bien dans les 3 premières paroles, l’inclination à la conservation de l’être dans la 5ème, la transmission de la vie dans les 4ème, 6e et 9ème, l’aspiration à la vérité dans la 8e et l’inclination à la vie sociale dans les 7e et 10e (cf. PINCKAERS S.-Th., La morale catholique, Cerf, 1991, pp. 107-119).
3. Cf. d’AUBIGNY Cyrille, La loi naturelle, www.centredeformation.net/doctrine/loi_nat.htm
4. La conscience morale et l’état de nature, Ed. De la Maison française, 1942, pp. 22 et 23.
5. Les droits de l’homme et la loi naturelle, op. cit., pp. 65-67.

⁢d. …aujourd’hui plus que jamais.

« Comment, en effet, fait remarquer S.-Th. Pinckaers, retenir la doctrine de la loi naturelle quand on suit des courants qui ont substitué à la considération de la nature humaine, universelle et stable, le primat de la décision existentielle, de l’évolution historique ou de la lutte sociale, et la pluralité des cultures ? Mise en opposition au mouvement de la pensée et à la liberté, la nature apparaît comme un domaine à soumettre et nullement comme une règle intérieure à suivre ». A cela s’ajoute la fascination exercée par les sciences et les techniques. « Les moralistes ont été particulièrement attirés par les sciences de l’homme, par la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, et les voici amenés à s’intéresser à la biologie avec les problèmes génétiques et médicaux ». Ils ont parfois oublié qu’il y a une différence méthodologique majeure entre la morale et les sciences humaines. « Les sciences humaines sont basées sur une méthode d’observation des comportements humains comme de « faits » qui réclament du savant une distance et une certaine neutralité, au nom de l’objectivité. Elles procurent une connaissance extérieure, selon ce qui apparaît, ce que la philosophie appelle des « phénomènes ». Elles ne prétendent pas et ne peuvent déterminer ce qui est « à faire », ce qui doit être selon la nature des choses ; elles ne sont pas normatives et ne pourront jamais constituer une éthique. L’expérience morale, quant à elle, diffère des expériences scientifiques parce qu’elle est intérieure ; elle ne peut être saisie en son centre et dans sa nature spécifique qu’à l’aide d’une réflexion sur l’engagement personnel dans l’effectuation même de l’action.(…) La méthode principale de la morale est donc la réflexion sur l’acte propre et sur son origine libre en nous, qui nous le fait connaître de l’intérieur. (…) Aussi ne peut-on attendre des sciences la démonstration d’une loi naturelle d’ordre moral, et il serait inconsidéré d’abandonner cette doctrine sous prétexte qu’elle n’est pas « scientifique ». Les savants eux-mêmes perçoivent de mieux en mieux aujourd’hui que ni la technique ni la science ne peuvent suffire quand l’homme est en cause »[1].

Outre la difficulté de connaître et d’appliquer la loi naturelle, nous avons vu que la pratique politique réclame bien autre chose que les savoirs humains.

Mais, est-on sûr que la grande sagesse d’un Vaclav Havel, le courage héroïque d’une Ingrid Betancourt⁠[2] ne viennent pas d’ailleurs ?

Léon XIII, en tout cas, en décrivant le « prince » idéal, ne craignait pas de réclamer purement et simplement une sorte de sainteté politique : « …​quelle que soit la forme de gouvernement, tous les chefs d’État doivent absolument avoir le regard fixé sur Dieu, souverain Modérateur du monde, et, dans l’accomplissement de leur mandat, le prendre pour modèle et règle. De même, en effet, que dans l’ordre des choses visibles, Dieu a créé des causes secondes, en qui se reflètent en quelque façon la nature et l’action divines, et qui concourent à mener au but où tend cet univers ; ainsi a-t-il voulu que, dans la société civile, il y eût une autorité dont les dépositaires fussent comme une image de la puissance que Dieu a sur le genre humain, en même temps que de sa Providence »[3].

On peut trouver cette exigence utopique mais si, dans la conception chrétienne qui peut séduire aussi l’intelligence, la participation nous rend tous « hommes politiques », la conversion du plus grand nombre est nécessaire pour que l’engagement politique serve à la croissance intégrale de l’homme et non à des intérêts matériels, idéologiques ou partisans. Pour y arriver, « il faut alors faire appel aux capacités spirituelles et morales de la personne et à l’exigence permanente de sa conversion intérieure, afin d’obtenir des changements sociaux qui soient réellement à son service. La priorité reconnue à la conversion du cœur n’élimine nullement, elle impose, au contraire, l’obligation d’apporter aux institutions et aux conditions de vie, quand elles provoquent le péché, les assainissements convenables pour qu’elles se conforment aux normes de la justice, et favorisent le bien au lieu d’y faire obstacle.

Sans le secours de la grâce, les hommes ne sauraient « découvrir le sentier, souvent étroit, entre la lâcheté qui cède au mal et la violence qui, croyant le combattre, l’aggrave » (CA 25). C’est le chemin de la charité, c’est-à-dire de l’amour de Dieu et du prochain. la charité représente le plus grand commandement social. Elle respecte autrui et ses droits. Elle exige la pratique de la justice et seule nous en rend capables. Elle inspire une vie de don de soi : « Qui cherchera à conserver sa vie la perdra, et qui la perdra la sauvera » (Lc 17, 33) »[4].

L’Église a donc un rôle à jouer au service des États. «  »L’état de droit est la condition nécessaire pour établir une authentique démocratie » (Proposition 72). Pour que celle-ci puisse se développer, l’éducation civique et la promotion de l’ordre public et de la paix sont indispensables. En effet, « il n’y a pas de démocratie authentique et stable sans justice sociale. C’est pourquoi il faut que l’Église porte une plus grande attention à la formation des consciences, qu’elle prépare des dirigeants sociaux pour la vie publique à tous les niveaux, qu’elle encourage l’éducation civique, l’observance de la loi et des droits humains, et qu’elle fasse un plus grand effort pour la formation éthique de la classe politique »[5]


1. Op. cit., pp. 59-61.
2. Cette sénatrice colombienne s’est rendue célèbre par sa lutte acharnée contre la corruption, au péril de sa vie. Elle a été enlevée par les Forces armées révolutionnaires (FARC) le 23 février 2002. Elle a été libérée le 2 juillet 2008.
3. Immortale Dei.
4. CEC 1888-1889.
5. JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in America, 22-1-1999.

⁢e. La prééminence de la conscience

Il ne faut pas oublier que l’instance suprême dans l’agir moral et donc dans l’action politique aussi, reste, en toutes circonstances, la conscience.

C’est au fond de sa conscience, « premier de tous les vicaires du Christ »[1], que « l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir »[2].

Il est des cas où la conscience bien formée se heurte à une loi qui clairement trahit la loi naturelle. Ainsi en a-t-il été dans le chef du roi Baudouin Ier confronté à la promulgation d’une loi autorisant, à certaines conditions, l’avortement. Le cas est bien connu et nous l’avons traité déjà précédemment mais il est bon d’y revenir à cet endroit. En effet, selon les critères en vigueur dans les démocraties actuelles, « le Roi devait s’incliner devant la volonté clairement affirmée d’une majorité des Représentants de la Nation. La conscience individuelle, purement particulière et contingente aurait dû -moralement !- s’effacer devant la fonction royale, sceau de l’unité nationale - et, concrètement, sa dernière garantie ». Le Roi, « comme institution, (…) doit sanctionner et promulguer les lois adoptés constitutionnellement par les deux Chambres législatives »[3].

Or l’homme n’a qu’une conscience et en l’occurrence, la conscience de l’homme Baudouin était la conscience d’un Chef d’État gardien d’un bien universel (la vie des enfants, des citoyens, à naître⁠[4]) et, en même temps, garant du bon fonctionnement des institutions démocratiques et de l’État de droit. Pour préserver les deux biens et rester fidèle à sa conscience d’homme et de Roi, invita le gouvernement à assumer ses responsabilités face à l’« impossibilité de régner du Roi »[5].

La leçon d’une telle attitude est qu’ »aucune puissance terrestre,, aucune raison d’État ne peuvent rien contre la conscience d’un homme libre, et la loi du nombre ne peut prétendre usurper la place des fondements moraux d’une société digne de ce nom »[6].

On trouvera peut-être cet exemple trop « simple » dans la mesure où il met en présence la conscience d’un croyant et une question où la morale catholique est on ne peut plus claire. Notons que le cas se compliquait de la nécessité de sauvegarder les institutions monarchique et démocratique.­ Mais nous avons une autre illustration plus subtile encore puisqu’elle confronte une loi moins vitale et une conscience laïque. Nous tenons de l’intéressé lui-même le récit de cette tribulation.

« Comment réagir, se demande Vaclav Havel, face à une loi, adoptée par un Parlement issu d’élections démocratiques, que je trouvais moralement condamnable mais que je devais signer, en accord avec notre Constitution ?

La loi en question interdit à des personnes ayant dans le passé violé les droits de l’homme, l’exercice de fonctions dans l’administration. L’opinion publique n’admet qu’avec difficulté le fait de retrouver dans l’administration les mêmes personnes qui ont exercé leurs fonctions sous le régime totalitaire. Cette colère est compréhensible et l’effort fourni par le Parlement pour débarrasser l’administration de ces éléments est légitime. Le problème réside dans le fait que cette loi adopte le principe de la responsabilité collective et interdit l’exercice de certaines fonctions sous le prétexte de l’appartenance à des groupes définis par leurs signes extérieurs, et ne laisse pas aux individus le droit d’être jugés individuellement, selon leurs actes. En agissant ainsi, la loi viole les principes fondamentaux d’une juridiction démocratique. Les listes établies à cette fin par la police secrète servent de référence. Cette loi, bien que nécessaire, est exceptionnelle et sans merci. Du point de vue des droits fondamentaux de l’homme, c’est une loi qui pose problème.

Que devais-je faire dans cette situation ?

J’avais deux solutions : accomplir mon devoir, c’est-à-dire signer la loi, confirmer par ma signature sa mise en vigueur et accepter de l’avoir signée en désaccord avec ma conscience, ou ne pas la signer. Si j’optais pour le refus, la loi entrait malgré tout en vigueur et je provoquais de fait un conflit ouvert avec le Parlement, une crise politique, aggravant la situation déjà instable de notre pays. Agir ainsi équivalait à un acte dissident, certes moralement irréprochable mais très risqué, de désobéissance civique. Mes amis étaient partagés en deux camps : les uns me conseillaient de signer, les autres de ne pas signer. Finalement, j’ai opté pour une troisième solution : signer la loi mais soumettre en même temps au parlement une proposition pour sa révision. Selon la Constitution, le Parlement doit discuter cette proposition, même s’il n’est pas obligé de l’adopter. Il est possible que cette loi mise en pratique sous sa forme actuelle, et avec ma signature, punisse injustement de nombreuses personnes.

Je ne sais pas si j’ai résolu au mieux mon problème. Je ne sais pas non plus si j’ai agi pour le bien de mes concitoyens. Je ne sais pas si ma signature, accompagnée d’une proposition de révision, est ce roman qui devait répondre à toutes les exigences que j’avais autrefois exprimées vis-à-vis des auteurs de romans. Laissons à l’Histoire le soin de juger.

Malgré cette expérience, je ne veux pas croire que la politique, par sa nature, exige une attitude amorale de l’homme.

Mon expérience récente m’oblige tout de même à souligner plusieurs fois la phrase qu’il y a quelques semaines de cela, je ne trouvais pas très importante et qui dit : « Opter pour la voie de la politique morale n’est guère facile ». »[7]

Cette confession est admirable à plusieurs titres, en raison des scrupules manifestés, du souci pris de ne pas causer de tort, du sens de la responsabilité et de l’humilité du Chef d’État qui consulte et qui décide sans forfanterie. On aimerait que tous les responsables politiques du monde réfléchissent ainsi avant toute décision qui engage la vie et la destinée d’autrui.

Il n’ y a pas que les « grands » qui soient confrontés à des cas de conscience provoqués par la loi. Tout citoyen peut être amené à décider aussi, en âme et conscience, s’il obéit à la loi, lui désobéit ou tente l’exercice difficile de respecter en même temps légalité et voix intérieure.⁠[8]

Relevons, par exemple, le cas de ces médecins et infirmiers qui se sont sentis très mal à l’aise, en Belgique, parce qu’une loi visant à réprimer des abus commis par des personnes en situation illégale, leur autorisait seulement d’intervenir en cas d’urgence. Devant la presse⁠[9], ils ont avoué qu’il leur était difficile dans certains cas de refuser leur aide sans qu’il y ait d’urgence aux termes de la loi. En effet, le refus de certains soins peut entraîner une situation d’urgence à laquelle il sera peut-être plus difficile de faire face.


1. NEWMAN Cardinal, Lettre au duc de Norfolk, 5, cité in CEC 1778. Cf. GALLOIS Vincent, Église et conscience chez J.H. Newman, Commentaire d ela la Lettre au duc de Norflok, Artège, 2010.
2. GS 16.
3. LECLERC M., L’exemple royal, in Communio, XV, 3-4, 1990, pp. 195-202.
4. Cf. Bossuet : « Dans le peuple, ceux à qui le prince doit le plus pourvoir sont les faibles. Parce qu’ils ont plus besoin de celui qui est par sa charge le père et le protecteur de tous. » Et l’auteur d’invoquer l’exemple de Job ( XXXIX, 11-13 ; XXXI, 16-22), de David (Ps LXXI). et de Néhémias (V, 15-18)(in Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, op. cit., pp. 75-77).
5. Le 3 avril 1990.
6. M. Leclerc, op. cit, pp. 201-202.
7. Discours prononcé à l’occasion de sa réception comme Docteur honoris causa de l’Université de New-York, 27-10-1991, in Angoisse de la liberté, L’Aube, 1994, pp. 183-185.
8. Un terrible cas de conscience a été vécu par Franz Jägerstätter exécuté en 1943 pour avoir refusé de servir le IIIe Reich. Il a été béatifié en 2007. Son martyre a été illustré au cinéma dans Une vie cachée de Terence Malik en 2019.
9. Journal télévisé, RTBf, 19-5-2002, 19h30.