Jacques Maritain, dans le souci de mieux s’adapter à la tournure d’esprit contemporaine substitue à la méthode « descendante » de Thomas, une méthode « ascendante ».
« Je suppose, pourrait-il dire à Camus, que vous admettez qu’il y a une nature humaine, et que cette nature humaine est la même chez tous les hommes. Je suppose que vous admettez aussi que l’homme est un être doué d’intelligence, et qui en tant que tel agit en comprenant ce qu’il fait, et donc en ayant le pouvoir de se déterminer lui-même aux fins qu’il poursuit. d’autre part, ayant une nature, étant constitué de telle façon déterminée, l’homme a évidemment des fins qui répondent à sa constitution naturelle et qui sont les mêmes pour tous, - comme tous les pianos par exemple, quel que soit leur type particulier et en quelque lieu qu’ils soient, ont pour fin de produire des sons qui soient justes. S’ils ne produisent pas des sons justes, ils sont mauvais, il faut les réaccorder, ou s’en débarrasser comme ne valant rien. Mais puisque l’homme est doué d’intelligence, et se détermine à lui-même ses fins, c’est à lui de s’accorder lui-même aux fins nécessairement exigées par sa nature. Cela veut dire qu’il y a, en vertu même de la nature humaine, un ordre ou une disposition que la raison humaine peut découvrir et selon laquelle la volonté humaine doit agir pour s’accorder aux fins nécessaires à l’être humain. La loi non écrite ou le droit naturel n’est pas autre chose que cela.
Les grands philosophes de l’antiquité savaient, les penseurs chrétiens savent mieux encore, que la nature dérive de Dieu, et que la loi non écrite dérive de la loi éternelle qui est la Sagesse créatrice elle-même. C’est pourquoi l’idée de la loi naturelle ou non écrite était liée chez eux à un sentiment de piété naturelle, à ce profond respect sacré inoubliablement exprimé par Antigone. Connaissant le principe réel de cette loi, la croyance en cette loi est plus ferme et plus inébranlable chez ceux qui croient en Dieu que chez les autres. De soi, cependant, il suffit de croire à la nature humaine et à la liberté de l’être humain pour être persuadé qu’il y a une loi non écrite, pour savoir que le droit naturel est quelque chose d’aussi réel dans l’ordre moral que les lois de la croissance et du vieillissement dans l’ordre physique »[1].
Dans la perspective de Maritain, le minimum indispensable est de « croire à la nature humaine ». Evidemment, ce concept est aussi controversé mais si Camus y adhérait pourquoi d’autres incroyants ne l’accepteraient-ils pas ? Le problème vient peut-être du fait que, pour beaucoup, comme pour Sartre, par exemple, la nature humaine renvoie nécessairement à l’idée d’un Dieu créateur. Même si des philosophies athées conservent cette notion de nature humaine, il est plus cohérent d’affirmer qu’ »il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir »[2]. Le débat est ouvert : la référence à Dieu comme fondement ultime de la loi naturelle est-elle nécessaire ou non à l’affirmation de la nature humaine et des droits qui en découlent ?
Pour Maritain, la référence à Dieu rend la croyance à la nature humaine « plus ferme », mais ne paraît pas indispensable du moins dans le domaine pratique. Rappelons-nous, au passage, que Guy Haarscher, disait aussi que les droits de l’homme devaient être l’objet d’une « croyance ».
Une autre démarche « ascendante » est celle présentée par I. Mourral et L.
Millet dans leur Traité de philosophie[3] à propos des devoirs et des droits de l’homme. Etant
établi que la finalité de l’homme est « de vivre-avec d’autres en vue
du bien de chacun et de tous (…), il faut reconnaître l’exactitude de
la formule : « Chacun a des devoirs, et envers tous »[4]
(…). En effet, les droits de l’homme ne peuvent être fondés que sur
une participation à l’Absolu : « il ne put exister de droits véritables
qu’autant que les pouvoirs réguliers émanèrent de volontés
surnaturelles »[5]. Sans ce fondement, la revendication
des droits de l’homme n’est possible que dans la mesure où ceux-ci
résultent du bon vouloir de tous les autres de reconnaître qu’ils ont
des devoirs envers chaque personne individuelle - autrement dit il faut
que la justice règne effectivement ; mais qui peut assurer ce règne ?
Certes une fonction primordiale de la société consiste à établir la
sécurité de tous ses membres, afin que chacun puisse mener une vie digne
et heureuse ; mais comment peut-elle remplir effectivement cette
fonction ?
Si nous laissons de côté ces problèmes, qui sont cependant tout-à-fait
essentiels, la spéculation philosophique nous montre que c’est dans le
rayonnement du Bien commun que sont éclairés les « droits de l’homme »,
puisque ce Bien commun fonde et finalise nos devoirs personnels ». A cet
endroit, les auteurs reviennent sur la Déclaration d’indépendance des
États-Unis[6], qui « pose un problème, celui du
consentement : s’il est nécessaire à l’exercice de l’autorité, est-il son
fondement absolu ? Car « les gouvernés » ont le droit de changer,
d’instituer, parce qu’un tel droit fait partie des « droits inaliénables »
- or il n’y a de droit inaliénable que grâce au rapport au Créateur ».
On peut aussi, puisqu’on vient de reparler du Bien commun, ranger, dans cette catégorie de penseurs qui ont tenté cette démarche ascendante, Gaston Fessard qui nous a déjà guidés précédemment et dont nous étudierons la pensée plus en détail, à la fin d el’ouvrage.
Pour Gaston Fessard, l’essence de l’autorité, médiatrice du bien commun, somme le pouvoir de droit « de se dépasser lui-même pour viser au delà de l’horizon temporel le règne de l’Universel concret, source de tous les biens communs particuliers qu’il peut atteindre. Faute de quoi, ces biens communs demeurent précaires, inauthentiques, toujours en danger de se pervertir en mal commun. Perversion qui ne pourra manquer de se produire dès que le pouvoir de droit exclura expressément de sa visée la source même du Bien commun, en qui seule les communautés humaines ont leur consistance ».
Quant à l’essence du bien commun, elle demande au pouvoir de droit « de s ‘accomplir dans la valeur qui réunit fait et droit » . Car « ...refuser de s’accomplir dans la Valeur, le Bien commun et l’Amour, c’est pour le pouvoir de droit se détourner des sources de la justice et par conséquent se « nouer » »[7].
Dans toute communauté politique, on recherche à la fois le Bien de la communauté, c’est-à-dire les richesses matérielles et immatérielles, la communauté du Bien qui proclame l’égalité en droits des membres mais aussi le Bien de la communion des personnes entre elles qui se découvrent unies par une réalité qui les dépasse et reconnaissent l’autorité de cette valeur transcendante. Seule la valeur peut faire autorité. Seule la valeur peut réaliser à la fois le bien de la communauté et la communauté du bien.
Sans elle, la communauté politique risque de céder à deux tentations préjudiciables à l’humanisation de la société.
Elle cherchera à réaliser le bien de la communauté par le moyen de la communauté du bien c’est-à-dire par l’égalité. C’est la tentation socialiste. Or, ce n’est pas à l’État de réaliser le bien de la communauté : celui-ci est le fruit de la coordination économique des individus.
Ou bien, on accordera la prévalence à l’État sur la société. Et l’État visera le bien de la communauté en oubliant la communauté du bien. C’est la tentation fasciste.
Le bien de la communion permet d’éviter ces écueils à condition qu’on reconnaisse que cette communion vient de plus haut. C’est pourquoi ce n’est possible que dans une société ouverte à la dimension religieuse, à une transcendance. Les hommes doivent reconnaître qu’ils ne sont pas maîtres de tout. Et Fessard, devant les deux solutions boiteuses, dénoncera « l’illusion du Libéralisme qui s’imagine que la raison individuelle suffit à en venir à bout »[8]. On concédera à ces réflexions leur caractère fort logique et le chrétien peut se sentir à l’aise dans de tels discours mais peut-on vraiment, vu la diversité des religions et surtout les progrès de l’athéisme, partager, jusqu’au bout et sur le terrain politique, l’optimisme de Gustave Thils qui, à propos des justifications fondamentales des droits de l’homme et porté par l’enseignement de Jean-Paul II, écrit : « Ne perçoit-on pas l’émergence d’une dominante ? Le thème de l’homme « image de Dieu » est sans conteste fort appuyé dans la réflexion chrétienne aujourd’hui (…). Il a l’avantage d’évoquer une certaine universalité originaire, il nous renvoie à la Genèse, aux sources de l’humanité (…). Dans le contexte des « droits de l’homme », des déclarations actuelles, il convient assez heureusement. »[9]