Et tout d’abord, comme pour les droits de l’homme, comme pour la démocratie qui s’identifie, par excellence, à l’État de droit, se pose le problème du fondement de la loi positive.
On peut certes argumenter, tenter de convaincre mais il faut ici clairement choisir son camp. Le droit va-t-il sans cesse s’adapter à l’opinion mouvante, aux faits changeants ou va-t-il s’appuyer sur les exigences fondamentales, toujours identiques, d’une nature humaine réputée digne de respect parce qu’elle est considérée comme une valeur en soi ou, mieux, parce qu’elle est marquée du reflet de son Créateur ?
Précédemment, nous avons longuement évoqué, et la cas est significatif, l’évolution de la vie familiale et de la loi qui l’organise. Comme l’écrit un juriste, « …l’évolution de notre système juridique s’accorde précisément avec l’évolution de la vie privée et familiale. Et, de la même manière que c’est au nom des valeurs liées à l’individu et à la « réalisation de soi-même » qu’un certain nombre de personnes ont adopté des attitudes nouvelles dans leur vie affective et familiale, les lois nouvelles refusent désormais d’imposer des normes générales et abstraites, parce qu’elles privilégient précisément, par rapport aux valeurs anciennes de stabilité et de cohésion de la communauté familiale, des valeurs liées au respect de l’individualité de chaque personne : l’autonomie et l’indépendance plutôt que la contrainte et la hiérarchie, l’égalité plutôt que l’inégalité, le droit à la différence plutôt que le conformisme ou le dogmatisme »[1]
Face à cette tendance majoritaire, un autre juriste fait remarquer que, bien sûr, l’homme a le pouvoir d’enfreindre la loi naturelle qui interpelle sa liberté, « le pouvoir mais non le droit, car il reste qu’une multiplication de pratiques ne dit jamais que le fait, c’est-à-dire ce qui est, et non le droit, c’est-à-dire ce qui doit être »[2]. Deux conceptions du droit sont face à face informées par deux conceptions de l’homme.
Quel est l’enjeu de cet affrontement ? N’est-ce qu’une querelle d’école ou le choix sera-t-il lourd de conséquences ?
Certes, même dans l’État de droit, la loi finit par s’imposer et contraindre. Mais cette contrainte sera-t-elle celle du nombre ou l’expression d’une exigence plus profonde qui peut échapper à notre entendement mais qui n’est liée à aucune majorité, à aucune faction ou parti ? Si la loi n’est que positive, la vie sociale et politique devient, nous le voyons chaque jour, le champ de luttes incessantes et la loi, un lieu instable. La description de ce phénomène par le cardinal Danneels, est-elle partisane ou bien conforme à la réalité ?
« La loi, déclare-t-il, perd de plus en plus son caractère pédagogique et éducatif. Pour une marge part, elle est devenue un plus grand commun diviseur, défini statistiquement à partir des dernières élections ou de la dernière enquête quant à l’opinion publique : elle est donc ponctuelle et sujette à des changements ultérieurs. Plutôt que de se référer à la vérité et à une échelle objective de valeurs, elle devient la résultante d’une multitude d’intérêts individuels. Que l’on songe à l’éthique majoritaire - même simplement majoritaire d’un point de vue politique - en matière de protection de la vie en début et en fin de vie, en matière de réglementation du mariage et de la vie familiale ou de manipulation de l’embryon humain. Une telle société ne manque-t-elle pas vraiment de vision et de projet pour se limiter à des ajustements procéduraux à introduire successivement dans le code civil et pénal ?
En l’absence d’un consensus éthique de base partagé par une large majorité de citoyens, on est obligé de colmater le brèches par une législation toujours insuffisante à assurer la conduite morale des citoyens ; il faut multiplier les lois et les compléments aux lois, ajouter de nouvelles dispositions pénales pour ceux qui les enfreignent. L’un et l’autre code se transformeront ainsi graduellement en véritables encyclopédies qui requerront des ordinateurs pour venir en aide à une mémoire humaine normale. Et la société devient une société de juges et d’avocats »[3].
J’ajouterais volontiers encore deux remarques à ce tableau.
Non seulement, la loi, aujourd’hui, cherche, la plupart du temps, à répondre aux vœux des majorités réelles ou fictives mais elle se veut aussi attentive aux revendications particulières, marginales, au nom d’un droit individualisé. Dans les débats sur la dépénalisation de l’avortement ou de l’euthanasie, on a entendu maintes fois l’argument suivant lequel on ne peut imposer sa morale aux autres. Suivant ce principe, tout choix moral ne peut-il être dépénalisé ou légalisé ? Le nombre ici n’a plus d’importance, mais le désir à condition qu’il soit reconnu. Demain, quand on aura un peu oublié Dutroux et consorts, on pourra, à certaines conditions, bien sûr, légaliser l’inceste. Projetons à nouveau sur les écrans Le souffle au cœur de Louis Malle[4] et d’autres œuvres semblables, organisons quelques débats où il sera dit et répété qu’il vaut mieux que l’initiation sexuelle se fasse dans l’ambiance rassurante de la famille par les proches attentifs et aimants, une opinion favorable se dessinera…
d’autre part, comme les Anciens l’avaient déjà noté, comment conforter encore l’obéissance à la loi si celle-ci varie selon les mœurs et les humeurs ?
La dignité humaine serait-elle au bout d’un vote majoritaire ou serait-elle confinée dans l’expression du moi dans ce qu’il a de plus individuel ?
Beaucoup de non-chrétiens refusent cette perspective et restent attachés fermement au préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui est le dernier avatar, qu’on le veuille ou non, d’un droit naturel dont on ne veut plus par ailleurs. C’est la réputation de cette Déclaration, sa proclamation solennelle au lendemain d’une guerre mondiale sanglante, l’espoir qu’on a placé en elle et les services qu’elle a tout de même rendus qui la préservent encore - pour combien de temps ? - de la marée positiviste. Ainsi, en Belgique, le Président de la Ligue des droits de l’homme, persiste à affirmer, fidèle au texte de 1948 que « chaque homme, du fait qu’il est un être humain, dispose de droits inaliénables (il n’est pas possible de l’en priver sans déchoir de son humanité) et imprescriptibles (il n’est pas possible de les abolir) »[5]. Mais pourquoi devrais-je respecter cet être humain ? Apparemment, du simple fait qu’il est homme et que j’en suis un. Mais la suite du discours de ce militant fragilise immédiatement son propos: « Ces droits de l’Homme fondent la dignité humaine, qui empêche de réduire l’Homme au rang d’objet, de marchandise ». L’homme n’acquiert donc sa dignité que par la reconnaissance de ses droits. Sans droits reconnus, l’homme est-il encore respectable ? Peut-il en être autrement puisque le Président de la Ligue précise que « cette vision éthique projette résolument l’organisation de la vie en commun des êtres humains hors de toute référence à une transcendance, autorité supérieure qui serait l’arbitre des valeurs de l’Homme. Le rapport à la transcendance est dès lors laissé à la libre appréciation de chacun ». A quelle condition alors les droits peuvent-ils êtres inaliénables et imprescriptibles ? Seulement par contrat : »Ce qui cimente la communauté est la déclaration de garantie et de respect réciproques de la dignité humaine ». Dès lors, même si l’auteur se plaît à souligner une certaine universalité de ces droits puisqu’ »il existe des défenseurs de ces mêmes droits humains dans des pays des cinq continents, défenseurs qui semblent pourtant avoir intégré les singularités de leurs cultures », il faut néanmoins, dit-il, « ne pas considérer l’universalité comme un postulat intangible, accepter de la refonder par la rencontre de l’autre et par la discussion, la concevoir comme une œuvre à faire, à laquelle tous doivent participer ». Nous pourrions souscrire à cette recommandation s’il n’était précisé ensuite que les droits de l’homme sont donc une construction « dynamique dans sa constante évolution à travers les déclarations et énonciations historiques, favorisant les combats politiques majeurs pour porter au plus haut niveau l’émancipation et l’effectivité de la dignité humaine ». Et pour cela, « préserver et renforcer leur force critique ».
Nous sommes loin de la perspective chrétienne qui, nous le savons, est inverse. Elle affirme d’abord la dignité de l’homme et en déduit un certain nombre de droits. Mais si le chrétien a cette position radicale c’est dans la mesure où il se réfère à une transcendance, à un Dieu créateur dont l’homme est une image.
La question d’une référence à un invariant ou à une transcendance semble inévitable pour stabiliser quelques lois et les droits de l’homme comme pour justifier l’universalité d’une loi mais on a préféré, pour respecter toutes les opinions peut-être, remplacer la référence à une transcendance par un recours à des instances.
Certains membres d’une commission des Nations-Unies auraient, à un moment, avoué : « Nous sommes tous d’accord sur ce droits à condition qu’on ne nous demande pas pourquoi. C’est alors que commencent les disputes »[6]. Les Nations-Unies avaient créé un Comité d’étude des principes philosophiques des droits de l’homme. Furent sollicités des experts occidentaux principalement (26) mais aussi d’Inde (3) et de Chine (1). Les réponses furent fort proches les unes des autres et parallèles au texte qui se préparait. Si bien que J. Maritain constatait, à l’époque, que « les partisans d’une société de type libéral-individualiste, d’une société de type communiste, d’une société de type personnaliste-communautaire, mettent sur le papier des listes similaires, voire identiques, des droits de l’homme ». Mais il ajoutait: « les justifications rationnelles sont sans doute indispensables et, cependant, impuissantes à faire l’accord des esprits (…) les traditions philosophiques auxquelles elles se réfèrent sont depuis longtemps contrastantes. »[7]. Comment sans un accord sur les principes ou les justifications, les droits pourraient-ils échapper, tôt ou tard, partiellement ou largement, à une remise en question ? Peuvent-ils longtemps résister au nom d’une « nécessité fonctionnelle », comme disait H. Kelsen, ou d’une « croyance » pour reprendre l’expression de G. Haarscher ?
On a vu, pour Kelsen précisément, que la légitimité découle de la conformité de la loi à une norme supérieure et in fine à la Constitution et la légitimité de la Constitution se mesure à l’aune du droit international.[8] Au niveau des États, on a institué des organismes qui, au-dessus des partis et des tribulations gouvernementales sont considérés comme les gardiens désintéressés de la Constitution et des plus hautes règles du droit, qui lui donne avis et conseils. Ainsi en est-il, en Belgique, de la section de législation du Conseil d’État, « conseiller juridique du gouvernement et (…) gardienne du droit » à qui il « appartient (…) de mettre en garde contre la violation d’une règle supérieure, notamment de la Constitution ou des textes internationaux consacrant les droits de l’homme. Mais il lui revient également de contribuer à la lisibilité des textes, à leur correcte insertion dans l’écheveau de plus en plus inextricable de la législation existante »[9] .
Or, que constate-t-on dans la pratique ?
La Belgique, en ce début de siècle, nous a offert, au niveau de ce Conseil d’État, deux exemples significatifs et éclairants.
A propos de l’euthanasie, en juillet 2001, le Conseil d’État a estimé que « la proposition de loi n’est pas incompatible » avec les textes internationaux et « reste dans les limites imposées à la marge d’appréciation de l’autorité nationale par les articles 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ». Or, l’article 2 de la Convention (1950) stipule en son §1 : « Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »[10] Quant à l’article 6 du Pacte (1966), il dit la même chose §1) : « Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine. Ce droit doit être protégé par la loi. Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie ».[11]
On l’a remarqué, pour déclarer la compatibilité, le Conseil d’État s’appuie sur « la marge d’appréciation de l’autorité nationale » mais il fait référence aussi au « droit à l’autodétermination » de la personne et au fait que les textes internationaux « n’impliquent nullement l’obligation pour l’État de protéger la vie en toutes circonstances contre le gré de l’intéressé ». Comme l’a noté un juriste[12], le Conseil d’État fait peu de cas, de « l’obligation négative » de l’article 2 de la Convention en déclarant incidemment que « l’obligation négative n’est pas en cause ». Certains viendront au secours du Conseil d’État en soulignant que la Convention comme le Pacte datent et doivent être revus ou, du moins, complétés. Mais, le 29 avril 2002, alors que le débat sur la dépénalisation, sous conditions de l’euthanasie, battait son plein, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg rejetait la demande de suicide assisté d’une citoyenne britannique. Dans son arrêt (motif 37), la Cour rappelait très clairement : « Parmi les dispositions de la Convention qu’elle juge primordiales, la Cour, dans sa jurisprudence, accorde la prééminence à l’article 2 (…). Il définit les circonstances limitées dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort et la Cour a appliqué un contrôle strict chaque fois que pareilles exceptions ont été invoquées par des gouvernements défendeurs. (…) La première phrase de l’article 2§1 astreint l’État non seulement à s’abstenir de donner la mort de manière intentionnelle et illégale, mais aussi à prendre des mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction ».
Dans ce cas, on peut penser que le Conseil d’État a voulu coûte que coûte - pour quels motifs ? - accorder son blanc seing au projet de loi. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Sous la même législature, il est arrivé plusieurs fois que le Conseil d’État émette un avis négatif . Ce fut le cas, notamment, pour le mariage des homosexuels.
L’attitude du gouvernement fut de passer outre des avis et d’envisager une réforme dont le but serait « réduire très sensiblement le nombre de textes soumis au Conseil d’État afin de permettre à celui-ci de se concentrer sur les normes législatives de manière à rendre des avis plus circonstanciés tout en étant plus diligent (…) »[13].
Un certain nombre d’avocats et professeurs de droit de toutes les universités et facultés universitaires francophones, indépendants des gouvernements et du Conseil d’État réagirent par la publication d’une carte blanche dans la presse dans laquelle les signataires se posaient trois questions:
« Tout d’abord, ne risque-t-on pas de compromettre encore davantage la lisibilité de la production réglementaire, ce qui ne pourra qu’accroître le contentieux devant la section d’administration ou les juridictions judiciaires, chargées d’appliquer ces textes ? (…)
Ensuite, ne prive-t-on pas le citoyen, surtout celui qui est le moins outillé juridiquement, d’‘une garantie essentielle contre l’éventuel arbitraire du pouvoir ? En effet, aujourd’hui, le citoyen sait que la norme qu’on lui impose a fait l’objet d’un contrôle. Soit la norme est validée, ce qui contribue à son autorité. Soit elle est critiquée, ce qui permet de l’entreprendre devant les juridictions contentieuses.
Enfin, en admettant qu’il convient de décharger la section de législation de textes secondaires, peut-on se satisfaire de la simple distinction entre les projets de normes législatives, par définition importants, et les projets de normes réglementaires, a priori insignifiants ? Nombre de textes réglementaires sont d’une importance capitale pour le citoyen et sont susceptibles de poser de délicates questions juridiques. Que l’on se souvienne simplement que la fonction publique est essentiellement organisée par des arrêtés réglementaires et qu’il en va de même pour la circulation routière ou la détermination du droit au chômage. Par ailleurs, la tentation pourrait être grande, chez les auteurs de lois et de décrets, de les vider plus encore de leur substance, qui serait transférée dans des arrêtés d’exécution échappant au contrôle de la section de législation ».
Les auteurs concluaient : « Museler aujourd’hui le Conseil d’État serait porter un méchant coup à l’État de droit, à l’heure où la complexification de la vie sociale rend son respect plus nécessaire que jamais »[14].
La belle pyramide de Kelsen paraît dès lors bien fragile. Dans le cas du mariage des homosexuels, l’État de droit contrarié ne respecte pas ses propres règles et cherche à en changer quand elles sont un frein à son bon plaisir et dans le cas de l’euthanasie, c’est l’instance suprême, gardienne de la loi qui permet que les textes les plus universels qui soient manipulés au gré des convenances politiques. Preuve, s’il en faut encore, qu’une certaine démocratie ne tolère aucune limite à son pouvoir c’est-à-dire aux vœux d’une majorité considérée comme souveraine. Il n’y a plus qu’une différence arithmétique entre cette démocratie-là et un système autoritaire alors que même la monarchie absolue reconnaissait une Loi au-dessus de sa loi.
Dans un système purement positiviste, la seule référence du droit n’est plus qu’une autoréférence. Or, écrit un juriste, « une société ne peut négocier son droit que dans l’horizon d’une loi qu’elle n’a pas produite et que, néanmoins, elle contribue à faire exister »[15].
Nous débouchons alors sur le terrain de la philosophie et de la théologie puisqu’il s’agit de retrouver une transcendance, pour employer un mot général. Ici peut-être plus qu’ailleurs apparaît la nécessité d’une formation des esprits et des cœurs. « N’est-il pas grand temps, confirme le cardinal Danneels, d’en appeler aux écoles et à tout notre système éducatif - de la maternelle à l’université - afin qu’ils promeuvent de toutes leurs forces l’enseignement et l’initiation pratique aux grandes valeurs fondamentales sur lesquelles toute vie en société est basée, comme par exemple le sens civique, le respect de la vérité, la solidarité, la fidélité à la parole donnée, la justice, le respect de l’homme dans sa valeur unique, le sens du service par le décentrement vis-à-vis de soi et de ses intérêts hyper-individuels, la résistance à l’esprit de consommation effrénée et aux sirènes du cocooning ». A y regarder de plus près, on peut penser qu’à peine analysées, les valeurs nommées cristalliseront des opinions diverses de sorte que l’on ne peut faire l’économie d’une évangélisation intégrale, comme semble l’indiquer le cardinal pour conclure sa réflexion: « L’Église, pour sa part, croit toujours que la base morale qui peut fournir les assises d’une société vraiment humaine et « humanisante », reste le décalogue de Moïse, enrichi par la morale de la surabondance qu’est venu apporter le Christ »[16].
La nécessité de choisir son camp à un moment donné ne doit pas freiner une autre nécessité : celle de toujours essayer de convaincre. Pour cela, il faut tenter de résoudre plusieurs problèmes.
a. pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b. pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c. pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection ».