Le juriste hollandais Grotius, considéré comme le père du droit naturel, est
le premier à avoir cherché le fondement du droit sans s’occuper de
métaphysique ou de morale. Mais, en étudiant le droit positif, il
constate que celui-ci applique le droit et que « par conséquent, il faut
admettre un droit antérieur et supérieur à la loi positive ; ce droit, la
raison le montre, gravé dans la nature de l’homme dont la sociabilité
est un caractère essentiel ». Grotius définit le droit comme « une règle suggérée par
la droit raison, selon laquelle nous jugeons qu’une action est morale ou
injuste d’après sa conformité à la nature raisonnable ».
Il n’y a rien de neuf dans cette description à part qu’elle ne se fonde
pas sur un système métaphysique mais »sur la morale courante qu’il
considère comme universellement admise ». J. Leclercq considère que
l’absence d’un examen sérieux des fondements est une « négligence » ou
une « faiblesse » que ses successeurs vont
exploiter pour séparer morale et droit.
Par contre, à l’époque contemporaine, devant la pluralité des
conceptions philosophiques et religieuses, des philosophes et des
juristes ont fait le pari, en s’abstenant de se prononcer sur le
fondement ultime laissé à l’appréciation de chaque conscience, de
réhabiliter le droit naturel en s’appuyant uniquement sur des concepts
humains. Nous évoquerons ici la démarche d’Albert Dondeyne et celle de
Xavier Dijon.
Le philosophe A. Dondeyne nous propose de réfléchir à partir d’une
situation qui n’est pas sans rappeler Hobbes : comment passer de l’état
de guerre latente ou ouverte d’une humanité inorganisée ou livrée à la
loi du plus fort, à l’État de droit ?
« La vie en commun, nous explique-il, est une tâche pour l’homme. A
lui de dépasser l’« homo homini lupus » qui habite en lui et d’instaurer
dans le monde une coexistence pacifique et respectueuse des autres. Or
cette coexistence pacifique est impensable sans la composante de la
tolérance, car nul ne peut faire que l’autre ne soit pas aussi un
fardeau pour moi, un concurrent, voire une menace. Le plus simple serait
de le supprimer, mais ce serait le comble de l’immoralité. Respecter
l’autre dans son altérité, c’est tout d’abord le supporter et inventer
une solution aussi humaine que possible au paradoxe de la triple
signification que l’autre possède pour moi (obstacle et danger,
compagnon nécessaire, être à qui je veux
donner). En d’autres mots, le but de la
coexistence tolérante et féconde est précisément d’humaniser les
rapports interhumains, en leur donnant une qualité et un statut dignes
de l’homme. C’est la tâche humaine par excellence, une œuvre à créer et
recréer sans cesse, pour le plus grand bien de tous. En ce sens la
coexistence tolérante est une vertu éthique et relève finalement de la
vertu générale de justice, dont le propos est d’élaborer pour tous les
conditions d’existence nécessaires et favorables à l’exercice de la
liberté. Ce droit prendra une forme positive au cours de l’histoire,
grâce à la législation (d’où l’idée de droit positif), mais cette
formule positive n’est que l’accomplissement, la consécration et la mise
en forme d’une exigence préalable, découlant de la dignité même de
l’homme, exigence que l’ordre politique doit respecter et promouvoir et
qui pour cette raison est dite de droit naturel ».
Aujourd’hui, la démarche d’A. Dondeyne risque de pâtir du discrédit qui
touche le droit naturel et le concept de « nature ». C’est pour cette
raison que la réflexion du juriste X. Dijon est particulièrement
intéressante et adaptée aux mentalités actuelles.
Dès l’abord, X. Dijon répond aux 5 objections classiques utilisées
contre le droit naturel.
Il estime nécessaire le « détour philosophique » pour « chercher la
source d’où le droit coulerait de soi » et de l’affranchir « des limites
que lui impose l’approche positiviste ».
Sans le pouvoir réel exercé par le droit positif, le droit naturel tire
précisément sa force de son »impuissance » : « privé de pouvoir, le
droit naturel échappe au pouvoir, permettant ainsi à ce même pouvoir
d’accéder au droit. Inversement, s’il se privait de cette instance
naturelle, le pouvoir n’organiserait plus les rapports sociaux qu’au
seul gré de ses décisions. Décisions arbitraires dont l’artifice
ressemblerait autant au droit que la fleur en plastique à la rose du
jardin : un droit en plastique ».
A ceux qui accusent le concept de « nature » de fixisme et le considèrent
comme dépassé à l’heure où la nature humaine apparaît comme historique,
X. Dijon répond que nature et histoire « renvoient mutuellement à ce
quelles portent chacune en fait de permanence et en fait de changement.
Car la nature humaine se définit aussi par une tension qui permet le
mouvement de l’histoire ; réciproquement, l’histoire se définit aussi par
une permanence dans la quelle se lit la continuité de la
nature ».
Le droit naturel ne tue pas le débat démocratique mais rappelle les
« conditions fondamentales d’un tel débat » en contestant que la force
numérique soit le critère dernier du droit, « afin de ne pas donner à la
force la primauté sur le droit ».
Enfin, et ce sera l’objectif essentiel de tout l’ouvrage, face à
l’extrême diversité des lois, qui découle elle-même de la diversité
sémantique du mot « nature », il importe de tenir compte de cette
polysémie et de partir à la recherche d’une « simplicité », « simplicité
de la naissance qui, étymologiquement, a donné son nom à la nature (en
latin : nasci ; en grec : phusis) et qui indique à quel point
l’homme est précédé en sa liberté. Précédé par quoi ? Sa mère,
l’animalité, l’environnement, Dieu, la société, son corps, la loi ? Tout
cela à la fois, car l’homme ne sait pas à combien d’engendrements, il
doit d’être ce qu’il est, mais il devine que sans eux il ne serait plus
libre ». Et donc, la méthode suivie par l’auteur ne sera pas, selon le
schéma classique, de partir de la nature (de l’homme, des arbres, du
droit, de l’être) pour aboutir au droit qui en découlerait, mais plutôt
de partir « du discours habituellement reconnu comme juridique par nos
sociétés pour remonter de ce droit vers l’instance qui, en lui, se
présente comme « nature » dans l’unité postulée de sa polysémie ».
Autrement dit, la question revient « à se demander si le projet
juridique lui-même, à quelque époque qu’on le tienne - et donc
aujourd’hui encore-, n’implique pas nécessairement cette référence à la
nature une qui donne sens et valeur, et par suite ordre, au
surgissement perpétuel des faits ».
Persuadé que « le droit ne peut se définir à partir de ses seules
sources positives mais qu’en chacune de ses branches, il s’appuie sur la
nécessité de reconnaître le donné naturel des libertés humaines », X.
Dijon part donc à la recherche de la « source fondamentale qui fait
droit dans le droit ».
Il n’est pas possible ici de rendre compte de la richesse du travail de
X. Dijon qui va interpeller les constitutions, les législations qui
touchent au sujet de droit (droit de la nature, des animaux, de l’enfant
conçu, de la personne mourante), à la famille (procréation, union
matrimoniale, filiation, droit à la famille, droit de l’enfant,
homosexualité et transsexualité), à la propriété (nous y reviendrons),
aux obligations, aux délits et peines, etc.. Il serait précieux que le
lecteur, suivant ses centres d’intérêt particuliers, s’immerge dans la
lecture de ce livre fort et lumineux. Pour notre part, nous nous
contenterons, à cet endroit, d’examiner le raisonnement de l’auteur
touchant aux constitutions.
X. Dijon répond, en fait, à H. Kelsen présentant les Constitutions comme
des fictions injustifiables moralement et religieusement auxquelles on
est tenu d’obéir.
Pour X. Dijon, le texte constitutionnel ne peut suffire à fonder à lui
seul l’ordre juridique. L’État de droit, nous l’avons vu, se caractérise
par la soumission du pouvoir à la loi établie par la Constitution qui
elle-même provient d’un pouvoir, celui des constituants : « mais à quelle
norme générale ce pouvoir particulier a-t-il obéi pour prescrire la loi
qui allait fonder l’ordre juridique (…) ? »
Est-il pensable que le pouvoir constituant qui va s’attacher à « limiter
les pouvoirs, à les séparer (…), à leur imposer les formes du droit,
lui-même ne serait limité, inspiré, informé par rien qui le précédât ? »
Ou bien il faut vivre avec cet illogisme ou supposer une « norme plus
fondamentale » non dite qui légitime la fondation de l’ordre
juridique.
Par ailleurs, une fois la Constitution établie, se pose le problème de
la conformité des actes pris par les diverses autorités et son contrôle.
La violation de la Constitution peut être patente ou plus subtile s’il
s’agit d’une décision qui trahit son « esprit » qui « s’identifie
précisément à cette norme fondatrice (…) à laquelle le Constituant se
soumet pour éviter lui-même l’arbitraire de son propre
pouvoir ». Ainsi, l’État de droit qui a, par
cette norme fondatrice, une origine non-juridique, va instituer un
pouvoir chargé du contrôle de conformité. Mais on peut se demander
encore qui va contrôler ce pouvoir de contrôle ? C’est ici qu’apparaît
toute l’importance du serment prêté, devant la divinité ou sur
l’honneur, par les autorités constituées avant leur entrée en fonction.
Serment qui « symbolise l’impossibilité pour le droit posé de se fonder
dans le droit posé lui-même » et touche « le sujet en son intimité, à
l’endroit exact où son propre pouvoir se reconnaît soumis à une norme
dont il ne dispose pas », une norme qui dépasse le système juridique : le
respect de la parole donnée.
Si certains ont jadis considéré que l’autorité qui énonce le droit était
la source du droit, cette façon de voir est dépassée dans la mesure où
« dans l’acte même d’énoncer ce droit, le pouvoir se subordonne à lui ».
N’est-ce pas en référence à une norme non dite que le Constituant a
veillé à « séparer » les pouvoirs marquant ainsi la distance entre le
droit et le pouvoir ? Cette séparation qu’il vaudrait peut-être mieux
appeler « distinction », n’est-elle pas « la mise en convergence des
pouvoirs pour parvenir à la formulation d’un droit qui les dépasse
tous » ? Par là, la Constitution signifie aux pouvoirs « qu’aucun d’eux
n’est à la source du droit, pas plus qu’elle ne l’est elle-même, mais
que le droit serait plutôt la source - et la fin - des efforts que les
pouvoirs déploient pour le dire ».
Reste à définir cette « norme non dite ».
Ce sont les textes constitutionnels eux-mêmes qui vont nous éclairer sur
la nature de cette norme que l’on peut identifier, dans sa formulation
contemporaine, comme l’ensemble des droits de l’homme.
La Constitution française de 1958 les rappelle dans son Préambule, la
Constitution belge de 1831 consacre son titre II aux Belges et à leurs
droits avant de traiter des pouvoirs, la Constitution espagnole de
1982 commence par l’énumération des « droits et devoirs fondamentaux »,
la Constitution allemande de 1949, plus clairement encore, dans son 1er
article, déclare:
« 1. La dignité de l’homme est intangible. Tout pouvoir public est tenu
de la respecter et de la protéger.
2. En conséquence, le peuple allemand reconnaît à l’homme des droits
inviolables et imprescriptibles comme fondement de toute communauté
humaine, de la paix et de la justice dans le monde.
3. Les droits fondamentaux énoncés ci-dessous lient le pouvoir
législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judicaire à titre de droit
directement applicable. »
Ces présentations insinuent que les droits « précèdent les décisions des
Constituants eux-mêmes et jugent, à partir de cette source intangible,
tout exercice du pouvoir ».
Mais, notons-le bien, ces droits, tels qu’ils sont évoqués dans les
textes modernes cités, ne sont plus dits naturels même s’ils sont
présentés comme inviolables, inaliénables, sacrés, imprescriptibles,
fondamentaux. Ne sont-ils pas, dès lors, le résultat d’un montage
subjectif ?
Analysant l’article 1er de la déclaration universelle des droits de
l’homme, X. Dijon, va confronter le texte provisoire et le texte
définitif.
Le texte provisoire disait:
« Tous les hommes sont frères. Ils sont doués par la nature de raison et
de conscience. Ils naissent libres et égaux en dignité et en
droits »
Le texte définitif déclare:
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en
droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les
uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».
X. Dijon souligne trois différences.
« Hommes » a été remplacé par « êtres humains », ce qui s’explique
aisément par la volonté d’éviter toute discrimination sexiste.
La référence à la « nature » a été supprimée pour éviter tout débat
métaphysique et maintenir l’universalité recherchée. Le don de la raison
et de la conscience est devenu un « don anonyme ».
La fraternité, dans la première version, présentée, d’emblée, comme un
état devient un devoir à la fin de l’article adopté. Mais, comme le fait
remarquer l’auteur, « on ne voit guère en quelle réalité prend corps
cette sorte de devoir aussi abstrait qu’impératif ».
Ces deux dernières corrections peuvent être perçues comme un
appauvrissement par rapport au texte originel. Il n’empêche que le
juriste parvient à discerner, dans la formulation retenue, deux subtiles
réminiscences jusnaturalistes. X. Dijon note tout d’abord la répétition,
à quatre reprises, de la conjonction « et » : libres et égaux, en
dignité et en droits, doués de raison et de conscience, sont
doués… et doivent agir. X. Dijon voit dans ce et, un rappel
discret du concept de nature, notamment parce que, dans le dernier
emploi (sont doués… et doivent agir), la conjonction allie « la
constitution spécifique de l’être humain et son obligation morale
fondamentale ». De même, « la conjonction relie, dans la spécificité
humaine, la puissance d’objectivité qu’est la raison et la perception
des singularités qu’est la conscience : « doués de raison et de
conscience » ». De même encore, « le et de la nature conjoint la
communauté des humains dans la même dignité objective d’une part,
l’attribution à chacun d’eux de mêmes droits subjectifs d’autre part:
« égaux en dignité et en droits » ». Enfin, le et « allie
l’irréductible singularité de la liberté et l’exigence objective de
l’égalité : « tous les humains naissent libres et
égaux ». »
Pour X. Dijon, ces répétitions rappellent « le travail caché de la
synthèse qu’opère la nature » : « Discrète, la conjonction et n’hésite
pas à mettre ensemble la vivacité de la liberté épanouie dans ses
droits subjectifs, prenant conscience de l’obligation d’un agir fraternel
d’un côté, avec l’ordre de l’égalité exprimé dans une commune
dignité objective et porté par la raison qui scrute la constitution
du réel de l’autre côté. Comme elle, la nature assure l’unité de ses
deux dimensions, appelant l’esprit à rejoindre cette « conjonction » par
réflexion sur sa propre naissance ».
Et précisément, un autre mot renforce la thèse du jusnaturaliste : « le
verbe naissent indique un peu plus explicitement en quel acte se
fonde » le travail de synthèse opéré par le et.
On aurait pu écrire que « tous les êtres humains sont libres et égaux »,
mais « l’enracinement de la liberté et de l’égalité des humains en leur
naissance apparaît ainsi comme une garantie contre les aléas postérieurs
de la vie politique ».
La liberté et l’égalité naissent donc d’un homme et d’une femme qui, par
leur union, « permettent à la nature par le jeu des quatre et de
l’article premier, d’aboutir au devoir de la fraternité non plus
seulement selon un « esprit » qui obligerait les êtres humains du haut de
son impératif catégorique en désespérant de se voir jamais exaucé d’eux,
mais dans la chair elle-même puisque les frères (et les sœurs) se
définissent par leur naissance du même père et de la même
mère ».
Revoilà donc la nature telle qu’elle est à la racine de sa polysémie et
revoilà la famille, prioritaire dans la mesure où c’est en elle que « se
noue le premier lien social », en-decà du droit
puisqu’elle surgit non seulement d’une décision de sujets libres et
égaux mais aussi de l’inégalité (des enfants par rapport aux parents) et
de l’instinct qui commande « le droit naturel du lien conjugal et de la
procréation des enfants ». Cette inégalité et cet instinct semblent
contredire les exigences du droit mais, en réalité, le vécu familial
« les fonde plutôt sur ce don symboliquement manifesté par ces
apparentes anomalies. Tandis que la liberté et l’égalité résolvent leurs
exigences apparemment contraires dans la fraternité qui leur est
sous-jacente, voici que cette fraternité elle-même, naturellement portée
par l’inégalité et l’instinct inhérents au lien familial, se vit comme
un don que les humains n’ont certes pas inventé mais qu’ils reçoivent au
plus intime de leur liberté comme la promesse de leur
égalité ».