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c. Dans le monde païen

On trouve ici et des petits textes⁠[1] qui témoignent d’un souci de justice mais aussi des codes qui parfois peuvent être très développés comme celui , très célèbre, d’Hammourabi.

Il régna à Babylone de -1792 à -1750. Il publia un « code » gravé dans une stèle de basalte noir. On y découvre 282 lois. Dans l’introduction, Hammourabi déclare qu’il a été appelé par les dieux « pour promouvoir le bien-être des gens, pour faire prévaloir la justice dans le pays, pour anéantir le méchant et le mauvais et pour que le fort n’opprime pas le faible »[2].

A plusieurs reprises, il est rappelé que le pouvoir royal a été octroyé par les dieux et Hammourabi se présente comme « roi de justice, à qui Shamash[3] a octroyé la vérité ». Clairement, Hammourabi veut donner à ses lois une garantie divine. Ce n’est pas par hasard si, au sommet de la stèle, on voit Hammourabi recevoir d’un dieu le cercle et le bâton, insignes du pouvoir royal. Par le fait même, les lois sont valables dans tout le pays et à travers le temps : « Que le roi qui apparaîtra dans le pays observe les paroles de justice que j’ai écrites sur ma stèle ».

Dans l’ancien Orient, Hammourabi n’est pas le seul législateur même si son œuvre législative l’emporte de loin par son ampleur. Dans les autres textes de lois retrouvés⁠[4], comme dans les lois d’Hammourabi, il s’agit de lutter contre le mal, la violence en particulier et de rendre justice à ceux qui ont été lésés ou maltraités.

En Grèce

Là aussi, petit à petit, l’idée de justice fait son chemin. On se plaît à évoquer le poète Hésiode qui, au VIIIe siècle av. J.-C., distingue les rois « qui rendent de droits jugements » et « ceux qu’accaparent la démesure et les actes funestes ».⁠[5] Mais le véritable progrès apparaît, ici comme ailleurs, avec la loi écrite moins facile à détourner que le droit coutumier. C’est le célèbre Dracon qui en eut l’initiative, à Athènes, en 621 av. J.-C.. Son code très sévère n’a pas laissé un souvenir aussi positif que l’œuvre du sage Solon⁠[6] qui entreprit une vaste réforme judiciaire, sociale et politique. Elle marque une étape importante dans la fondation de la démocratie athénienne. Aristote lui consacra plusieurs pages⁠[7] et soulignera, entre autres, son action en faveur des pauvres dépouillés de leurs terres par les grands propriétaires nobles et menacés d’esclavage à cause de leur endettement. Il cite longuement Solon : « Oui, le but pour lequel j’ai réuni le peuple, me suis-je arrêté avant de l’avoir atteint ? Elle peut mieux que tout autre m’en rendre témoignage au tribunal du temps, la vénérable mère des Olympiens, la Terre noire, dont j’ai alors arraché les bornes enfoncées en tout lieu ; esclave autrefois, maintenant elle est libre. J’ai ramené à Athènes, dans leur patrie fondée par les dieux, bien des gens vendus plus ou moins justement, les uns réduits à l’exil par la nécessité terrible, ne parlant plus la langue attique, tant ils avaient erré en tous lieux ; les autres ici même subissant une servitude indigne et tremblant devant l’humeur de leurs maîtres, je les ai rendus libres. Cela, je l’ai fait par la force de la loi, unissant la contrainte et la justice ; et j’ai suivi mon chemin, jusqu’au bout comme je l’avais promis. J’ai rédigé des lois égales pour le bon et pour le méchant, fixant pour chacun une justice droite. Si un autre que loi avait pris l’aiguillon, un homme pervers et avide, il n’aurait pu retenir le peuple. Car, si j’avais voulu ce qui plaisait alors aux ennemis du peuple ou encore ce que leurs adversaires leur souhaitait, la cité fût devenue veuve de bien des citoyens. C’est pourquoi, déployant toute ma vigueur, je me suis tourné de tous côtés, comme un loup au milieu d’une meute de chiens ».⁠[8]

Au Ve siècle, Euripide⁠[9] fera l’éloge de la démocratie en ces termes : « Notre cité n’est pas au pouvoir d’un seul homme : elle est libre. Son peuple la gouverne : tour à tour, les citoyens reçoivent le pouvoir, pour un an. Elle n’accorde aucun privilège à la fortune. Le pauvre et le riche y ont des droits égaux ».

Même écho chez Thucydide : « Elle a reçu le nom de démocratie parce que son but est l’intérêt du plus grand nombre, et non d’une minorité. Pour les affaires privées, tous sont égaux devant la loi grâce à Solon, mais la considération ne s’accorde qu’à ceux qui ont du mérite. Effectivement, c’est le mérite personnel et non l’appartenance sociale qui fraye les voies des honneurs. Aucun citoyen capable de servir la patrie n’en est empêché par sa condition de pauvre. Libres dans notre vie publique, nous sommes pleins de soumission envers les autorités établies, ainsi qu’envers les lois de la cité, surtout celles qui ont pour objet la protection des faibles ».⁠[10]

Platon

[11]

Dans de ses lettres, Platon explique comment son projet politique est né et quelle est son orientation : « ...au sujet de tous les États existant à l’heure actuelle, je me dis que tous, sans exception, ont un mauvais régime ; car tout ce qui concerne les lois s’y comporte de façon quasi incurable, faute d’avoir été extraordinairement bien préparé sous de favorables auspices ; comme aussi force me fut de me dire, à l’éloge de la droite philosophie, que c’est elle qui donne le moyen d’observer, d’une façon générale, en quoi consiste la justice tant dans les affaires publiques que dans celle des particuliers. Or, les races humaines ne verront pas leurs maux cesser, avant que, ou bien ait accédé aux charges de l’État la race de ceux qui pratiquent la philosophie droitement et authentiquement, ou bien que, en vertu de quelque dispensation divine, la philosophie soit réellement pratiquée par ceux qui ont le pouvoir dans les États ».⁠[12] Tout le projet développé dans la République se trouve dans cet extrait. Seul le philosophe ou le roi-philosophe peut gouverner sagement parce que lui seul est apte à réaliser la justice dans la Cité. Cette aptitude lui vient de la capacité qu’il a de connaître la justice en soi : « il faut (…) appeler philosophes, écrit-il, ceux qui s’attachent en tout à l’essence, et non amis de l’opinion ». « Nous dirons (…) de ceux qui regardent la multitude des belles choses, mais ne voient pas la beauté en soi et sont incapables de suivre celui qui voudrait les amener jusqu’à elle, qui regardent la multitude des choses justes, mais ne voient pas la justice en soi, et ainsi du reste, nous dirons d’eux qu’ils n’ont sur toutes choses que des opinions, mais que des objets de leurs opinions ils n’ont aucune connaissance. (…) Mais que dire de ceux qui contemplent les choses en soi et toujours identiques à elles-mêmes ? Ne s’élèvent-ils pas jusqu’à la connaissance, au lieu de s’en tenir à l’opinion ? (…) Nous dirons donc que ceux-ci embrassent et aiment les choses qui sont l’objet de la science, et ceux-là celles qui sont l’objet de l’opinion ».⁠[13]

La science acquise par les philosophes leur permettront de fonder leur gouvernement sur des principes objectifs et universels car ces philosophes, « regardant la justice comme la chose la plus importante et la plus nécessaire, se mettront à son service, la feront fleurir et organiseront selon ses lois leur cité (…) »⁠[14].

A ceux qui, avec bon sens, font remarquer que cet État idéal n’existe pas, Platon, par l’entremise de son personnage Socrate, répond : « il y en a peut-être un modèle dans le ciel pour qui veut le contempler et régler sur lui son gouvernement particulier ; au reste peu importe que cet État soit réalisé quelque part ou soit encore à réaliser, c’est de celui-là seul, et de nul autre qu’il suivra les lois ».⁠[15]

Platon précisera sa pensée dans Les Lois. Décrivant là, à travers le « mythe de l’âge d’or », le règne de Cronos, le dieu législateur qui assurait aux hommes « une extrême félicité », une « bienheureuse existence », « l’abondance sans bornes » et « la spontanéité », l’Athénien qui, dans ce dialogue, représente le philosophe déclare : « Ce que nous enseigne (…), même à présent, cette tradition, qui est empreinte de vérité, c’est que tout État qui, pour le régir, aura, non point un Dieu, mais quelque mortel, n’offre aux citoyens aucun moyen d’échapper à leurs maux non plus qu’à leurs tracas ; mais au contraire son sens est que nous devons mettre tout en œuvre pour imiter le genre de vie qui existait au temps de Cronos, et que, pour autant qu’en nous il y a d’immortalité, nous devons, en obéissant à ce principe, administrer, aussi bien dans la vie publique que dans la vie privée, nos demeures comme nos Cités, donnant le nom de loi, nomos, à ce qui est une détermination fixée par la raison, noos⁠[16]. Mais que chez un homme, maître unique, que dans un gouvernement du petit nombre, que dans un gouvernement populaire il y ait une âme tendue vers les plaisirs et les convoitises, avide de s’en emplir mais impuissante à les garder, en proie à une maladie cruelle, sans fin ni rémission ; que l’homme dont telle est l’âme vienne à avoir l’autorité, soit sur l’État, soit sur un simple particulier, en foulant aux pieds les lois, alors c’est ce qu’à l’instant je disais, il n’y a pas de moyen de salut ».

L’Athénien reprend alors, dans un discours aux citoyens, l’ensemble de la leçon : « la Divinité qui, suivant l’antique tradition, tient en mains le commencement, le milieu et la fin de tout ce qui existe, en réalise, par la droite voie de Nature, la complète révolution. Toujours elle est suivie de près par Justice, qui venge la loi divine en châtiant ceux qui s’en écartent : Justice, que suit en s’attachant humblement, posément, ses pas celui qui veut mener une vie heureuse_ (…). » Que doit faire dès lors l’homme raisonnable ? Il doit faire « cortège à la Divinité ». Suivant « l’antique maxime que le semblable sera cher à son semblable, si celui-ci est dans la juste mesure », le sage « sera cher à la Divinité, puisqu’il lui ressemble ». Imitant Dieu, « mesure de toutes choses », le sage a des « obligations d’inspiration divine » (devoirs envers les parents, les enfants, les proches, les concitoyens, les hôtes) et, à ce niveau, « c’est le détail des lois elles-mêmes qui, en persuadant certaines choses, en réprimant par la force et les pénalités certains caractères qui ne cèdent pas à la persuasion, achèvera sur ces points, pourvu que les dieux nous aident de leurs avis, la félicité, l’heureuse condition de la Cité ».⁠[17]

Dans les livres XI et XII des Lois, Platon offrira un projet très détaillé de législation idéale.

Retenons, en tout cas, la volonté, pour mettre fin aux désordres des Cités, d’appuyer le gouvernement des hommes sur des réalités immuables qui les dépassent et doivent les éclairer, de donner le pouvoir à celui qui connaît ces réalités supérieures, valeurs en soi, qui éclaireront la législation. La loi divine doit inspirer la législation par l’entremise d’un homme désintéressé, qui est guidé par sa raison et non par ses appétits.

Aristote

[18]

Disciple de Platon, Aristote va développer une pensée originale qui va mettre en question un certain nombre d’éléments essentiels de la philosophie de son maître. Ainsi, Aristote critiquera l’État platonicien jugé utopique.

Même s’il parle, comme Platon, du juste en soi, de l’essence de la justice ou de la législation idéale, Aristote réfléchit aussi en sociologue. Il examine les législations concrètes pour ensuite discerner le juste et le souhaitable. C’est pourquoi Aristote rédigea une collection de 158 traités où il exposait les institutions politiques d’un grand nombre d’États⁠[19]. Mais seule la Constitution d’Athènes nous est parvenue presque en entier. Aristote y décrit les 11 premières constitutions d’Athènes avant de présenter plus en détail la constitution en vigueur de son vivant.

« ...il est clair qu’en matière de constitution (…), il appartient à la même science d’étudier quelle est la forme idéale et quel caractère elle présentera pour être la plus conforme à nos vœux si aucune circonstance extérieure n’y met obstacle, quelle est aussi celle qui s’adapte aux différents peuples et à quels peuples (…) ; la même science étudiera encore une troisième forme de constitution dépendant d’une position de base (…).

En dehors de tout cela, il faut connaître encore la forme de constitution qui s’adapte le mieux à tous les États en général, puisque la plupart des auteurs qui ont exposé leurs vues sur l’administration des cités, même si par ailleurs ils s’expriment avec justesse, n’en font pas moins fausse route dans le domaine de la pratique. On doit, en effet, considérer non seulement la constitution idéale mais encore celle qui est simplement possible, et pareillement aussi celle qui est plus facile et plus communément réalisable par tous les États. »[20]

Quels sont les principes fondamentaux qu’établit le philosophe sur la base de son observation ?

Quand Aristote tente de définir l’essence de l’homme, il ne la présente pas comme une Idée ainsi que faisait son maître Platon : « Il apparaît comme impossible que l’essence soit séparée de ce dont elle est essence ; comment donc les Idées, qui sont les essences des choses, seraient-elles séparé&es des choses ? »[21]. Le concept ne contient la réalité qu’il désigne qu’en puissance. L’essence d’homme, par exemple, n’existe en acte qu’incarnée dans un homme particulier. « On serait bien embarrassé, dit-il encore, de préciser l’utilité que retirerait un tisserand ou un charpentier de la connaissance de ce Bien en soi et dans quelle mesure la contemplation de cette Idée faciliterait la pratique de la médecine ou de la stratégie. Ce n’est pas non plus de cette façon que le médecin, de toute évidence, considère la santé ; il n’a d’attention que pour la santé de l’homme ou, mieux même, de tel homme en particulier. »⁠[22]

Comment Aristote définit-il l’essence de l’homme ?

Il met en avant deux éléments : l’homme est un être vivant possédant la parole et un animal politique. Autrement dit, l’homme n’est vraiment homme, explique Virginie Mayet, « que s’il vit sous le règne de la loi (par opposition à l’autorité d’un maître). L’humanité est donnée à l’homme en puissance, il doit ensuite la faire passer à l’acte et cela passe par une participation à la vie politique de la Cité. La parole prend alors une dimension fondamentale, elle permet à la Cité d’exister. Ainsi, pour vivre hors de la Cité, « il faut être soit une bête soit un dieu ».⁠[23]

Voyons cela plus en détail.

L’homme est naturellement social, raisonnable et moral. « La Cité est une réalité naturelle, et l’homme est par nature un être destiné à vivre en cité (animal politique) : celui qui est sans cité est, par nature et non par hasard, un être dégradé ou supérieur à l’homme (…). Seul d’entre les animaux, l’homme a la parole. Sans doute les sons de la voix expriment-ils la douleur et le plaisir ; aussi les trouve-t-on chez les animaux en général : leur nature leur permet seulement de ressentir la douleur et le plaisir et de se les manifester entre eux. Mais la parole (logos), elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite le juste et l’injuste. Tel est, en effet, le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les valeurs ; or c’est la possession commune de ces valeurs qui fait la famille et la cité »[24]. « Il est évident que la cité existe par nature et qu’elle est antérieure à chaque individu ; en effet, si chacun isolément ne peut se suffire à lui-même, il sera dans le même état qu’en général une partie à l’égard du tout ; l’homme qui ne peut pas vivre en communauté ou qui n’en a nul besoin, parce qu’il se suffit à lui-même, ne fait point partie de la cité ; dès lors, c’est un monstre ou un dieu. La nature est donc à l’origine de l’élan qui pousse tous les hommes vers une telle communauté ; mais le premier qui la constitua fut cause de très grands biens. Si l’homme, en effet, à son point de perfection, est le meilleur des êtres, il est aussi, quand il rompt avec la loi et avec le droit, le pire de tous. L’injustice la plus intolérable est celle qui possède des armes ; or l’homme est naturellement pourvu d’armes au service de la prudence morale et de la vertu, mais il peut en user précisément pour des fins opposées. Aussi est-il, sans la vertu l’être le plus impie et le plus féroce, le plus bassement porté vers les plaisirs de l’amour et du ventre. La vertu de justice est une valeur politique ; or c’est l’exercice de la justice qui détermine ce qui est juste ».⁠[25]

Un sentiment naturel, inné, nous porte donc vers les autres. C’est ce qu’Aristote appelle la philia, ou amitié, dans un sens large que Léon XIII, par exemple, emploiera encore⁠[26]. Toutefois, cette philia, notons-le, n’est pas instinctive. C’est ce que veut indiquer Aristote en précisant que les sons de la voix, chez l’homme, sont des paroles⁠[27]. Cette philia est d’ailleurs un bien à poursuivre : « l’œuvre de la politique consiste surtout, de l’avis général, à engendrer l’amitié ; aussi dit-on que la vertu est utile, car il est impossible à ceux qui sont injustes les uns avec les autres, d’être amis entre eux »[28]. Pour Aristote comme pour Platon, la vie en société est finalisée⁠[29]. Platon parlait du Bien, Aristote, plus concrètement, parlera de la « vie bonne » comme fin de la société. « ...Les hommes ne s’associent pas en vue de la seule existence matérielle, mais plutôt en vue de la vie heureuse (car autrement une collectivité d’esclaves ou d’animaux serait un État, alors qu’en réalité c’est là une chose impossible, parce que ces êtres n’ont aucune participation au bonheur ni à la vie fondée sur une volonté libre), et ils ne s’associent pas non plus pour former une simple alliance défensive contre toute injustice, et pas davantage en vue seulement d’échanges commerciaux et de relations d’affaires les uns avec les autres »[30]. Une cité « se réalise entre groupements de familles ou entre villages pour une vie achevée et suffisante à elle-même, autrement dit pour une vie heureuse et honnête. C’est donc en vue d’actions droites que doit s’instituer la communauté politique, mais nullement en vue de la vie en commun »[31]. « Toute cité est une sorte de communauté, et (…) toute communauté est constituée en vue d’un certain bien (car c’est en vue d’obtenir ce qui leur paraît comme un bien que tous les hommes accomplissent toujours leurs actes) ; il en résulte clairement que, si toutes les communautés visent un bien déterminé, celle qui est la plus haute de toutes et englobe tous les autres, vise aussi, plus que les autres, un bien qui est le plus haut de tous. Cette communauté est celle qui est appelée cité, c’est la communauté politique ».⁠[32] « La société formée par plusieurs agglomérations constitue l’État politique, société parfaite puisqu’elle en est au point de se suffire absolument à elle-même. Formée à l’origine simplement pour satisfaire les besoins élémentaires de la vie, elle atteint finalement la possibilité de vivre bien ».⁠[33] Et il est clair, comme dit plus haut, que le bien dont parle Aristote, « ce n’est plus l’Idée du Bien, qui a raison de Modèle. C’est le Bien lui-même, en tant qu’il a raison de Fin »[34].

L’État, chez Aristote, a donc une fin morale : « La communauté politique existe en vue de l’accomplissement du bien »[35]. Plus précisément encore : « Tous les États qui (…) se préoccupent d’une bonne législation, portent une attention sérieuse à ce qui touche la vertu et le vice chez les citoyens ».⁠[36] Dans l’Ethique à Nicomaque, traitant de la nature du bien, Aristote le définit comme « la fin en vue de quoi tout le reste est effectué »[37] . Mais les fins sont multiple et donc imparfaites. Quel est alors le Souverain Bien, parfait ? Celui qui est poursuivi pour lui-même, fin parfaite qui se suffit à elle-même. « Or le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d’une autre chose ».⁠[38] Quelle est maintenant la nature du bonheur ? Pour y arriver, il faut définir « la fonction de l’homme ». Sa fonction propre. Ce n’est ni le fait de vivre, ni la vie sensitive puisque ces « fonctions », il les partage avec d’autres êtres. Ne reste qu’ »une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée, d’une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée. (…) S’il en est ainsi ; si nous posons que la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d’un homme vertueux est d’accomplir cette tâche, et de l’accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l’est selon l’excellence qui lui est propre : - dans ces conditions, c’est donc que le bien de l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, an accord avec la plus excellente d’entre elles. Mais il faut ajouter : « et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps »[39]. Et la plus excellente des vertus est la « sophia », c’est-à-dire la vie contemplative.

Ayant une fin morale, l’État doit être gouverné par des hommes particulièrement vertueux : « ... ceux qui apportent la contribution la plus importante à une société fondée sur ces bases ont dans l’État une part plus grande que ceux qui, tout en leur étant égaux ou même supérieurs en liberté et en naissance, leur sont inégaux en vertu civique, ou que ceux qui, tout en les dépassant en richesses, leur sont inférieurs en vertu ».⁠[40] A la question de savoir « si la vertu est la même pour un homme de bien et pour un bon citoyen », Aristote répond : « …​on ne peut pas bien commander quand on n’a pas soi-même obéi. Et tandis que la vertu d’un gouvernant est différente de celle d’un gouverné, il faut que le bon citoyen ait la science et l’aptitude à la fois de commander et d’obéir, et la vertu d’un citoyen consiste à avoir la science du gouvernement des hommes libres, dans un sens comme dans l’autre. Et dès lors ces deux aptitudes sont le propres d’un homme de bien ; et si la modération et la justice sont d’une espèce différente quand elles résident dans un gouvernant, car la modération et la justice d’un citoyen gouverné mais libre sont aussi d’une espèce différente, il est évident que la vertu de l’homme de bien, par exemple sa justice, ne saurait être une, mais qu’elle revêt des formes différentes qui le rendront propre tantôt à commander et tantôt à obéir, de la même façon que modération et courage sont autres dans un homme et dans une femme (…). Or la prudence est de toutes les vertus la seule qui soit propre à un gouvernant, car les autres vertus, semble-t-il, doivent nécessairement appartenir en commun et aux gouvernants et aux gouvernés (…). »⁠[41]

La loi

Pour bien comprendre, à présent, la pensée d’Aristote en matière de loi, il n’est peut-être pas inutile de se rappeler ici le distinguo célèbre opéré par Ferdinand Tönnies entre Gemeinschaft (communauté) et Gesellshaft (société)⁠[42] : « Tout ce qui est confiant, vivant exclusivement ensemble est compris comme la vie en communauté (…). La société est ce qui est public (…) La communauté est la vie commune vraie et durable ; la société est seulement passagère et apparente. Et l’on peut, dans une certaine mesure, comprendre la communauté comme un organisme vivant, la société comme un agrégat mécanique et artificiel ». Aristote déjà distingue, au contraire de nombreux traducteurs, la koinônia qui « désigne à la fois la communauté comme groupe et le fait d’avoir quelque chose en commun » et la polis , qui est la cité ou l’État, c’est-à-dire « le groupe humain formant un tout qui se suffit (autarcie) en vue d’une vie heureuse ».⁠[43]

Cette précision éclaire cette affirmation d’Aristote : « ...il y a deux sortes de droit, le droit non écrit et le droit déterminé par la loi »[44].

Plus précisément, il y a, d’une part, la loi commune naturelle, non écrite, « loi commune dont (les règles non écrites) semblent faire l’accord de tous »[45] et, d’autre part, la coutume et la loi écrite qui inaugure le droit à proprement parler. Solange Vergnières appelle la loi commune, le « juste naturel » et englobe coutume et loi écrite dans le « juste politique »[46].

qu’est-ce que le « juste naturel », la « loi commune » ?

Aristote nous éclaire : « J’appelle loi commune (…) celle qui est conforme à la nature ; car il y a quelque chose sur lequel tous ont quelque divination, c’est ce qui est par nature le juste ou l’injuste communs ».⁠[47]

qu’entend-il par « nature »⁠[48] ?

« …​la nature de chaque chose, explique Aristote, est précisément sa fin. Ce qu’est chacun des êtres quand il a atteint son développement complet, c’est cela que nous appelons sa nature propre, qu’il s’agisse d’un homme, d’un cheval ou d’une famille »[49]. Ainsi, pour prendre l’exemple de la vie conjugale et familiale, « …​la divinité, dans sa prévoyance, a (…) organisé la nature de l’homme et celle de la femme en vue de leur vue commune. Il y a entre leurs diverses facultés, une répartition qui fait qu’elles ne sont pas toujours adaptées au même but, mais que quelques-unes sont orientées vers des objets opposés et tendent ainsi à un résultat commun ».⁠[50]

« …​il faut d’abord que s’unissent ceux qui, pour la génération ne peuvent se passer l’un de l’autre, c’est-à-dire l’homme et la femme. Cette disposition n’est pas l’effet d’un choix arbitraire. Chez l’homme, comme chez les animaux et les végétaux, la nature a scellé l’appétit de laisser après soi un autre, semblable à soi-même ». ⁠[51]

« …​l’affection est, semble-t-il, un sentiment naturel du père pour sa progéniture et de celle-ci pour le père, non seulement chez l’homme mais encore chez les oiseaux et la plupart des animaux ; les individus de même race ressentent aussi une amitié mutuelle, principalement dans l’espèce humaine, et c’est pourquoi nous louons les hommes qui sont bons pour les autres. Même au cours de nos voyages au loin nous pouvons constater à quel point l’homme ressent toujours de l’affinité et de l’amitié pour l’homme. L’amitié semble aussi constituer le lien des cités, et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu’à la justice même ; en effet, la concorde, qui paraît bien être un sentiment voisin de l’amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs, alors que l’esprit de faction, qui est son ennemi, est ce qu’ils pourchassent avec le plus d’énergie. Et quand les hommes sont amis, il n’y a plus besoin de justice, tandis que s’ils se contentent d’être justes ils ont en outre besoin d’amitié, et la plus haute expression de la justice est, dans l’opinion générale, de la nature de l’amitié ».⁠[52]

« L’amour entre mari et femme semble bien être conforme à la nature, car l’homme est un être naturellement enclin à former un couple, plus même qu’à former une société politique, dans la mesure où la famille est quelque chose d’antérieur à la cité et de plus nécessaire qu’elle, et la procréation des enfants une chose plus commune aux êtres vivants. Quoi qu’il en soit, chez les animaux, la communauté ne va pas au-delà de la procréation, tandis que dans l’espèce humaine la cohabitation de l’homme et de la femme n’a pas seulement pour objet la reproduction, mais s’étend à tous les besoins de la vie ; car la division des tâches entre l’homme et la femme a lieu dès l’origine, et leurs fonctions ne sont pas les mêmes ; ainsi, ils se portent une aide mutuelle, mettant leurs capacités propres au service de l’œuvre commune. C’est pour ces raisons que l’utilité et l’agrément semblent se rencontrer à la fois dans l’amour conjugal. Mais cet amour peut aussi être fondé sur la vertu, quand les époux sont gens de bien : car chacun d’eux a sa vertu propre, et tous deux mettront leur joie en la vertu de l’autre. »[53]

Aristote souligne dans l’homme et dans la femme une « loi » qu’ils ne se sont pas donnée à eux-mêmes, qui est inscrite dans leur « nature », donnée par la « divinité ».

Cette « loi commune » implique-t-elle l’égalité de tous les êtres humains ?

Aussi illogique que cela puisse paraître à première vue, Aristote ne tirera pas toutes les conséquences de ce qu’il vient d’établir, embarrassé peut-être, penseront certains, par le poids de la culture ambiante, non seulement grecque mais aussi universelle. En réalité, sa philosophie et l’habitude multiséculaire de l’esclavage, d’une part, son attention aux réalités complexes, d’autre part, l’amènent à une prise de position moyenne par rapport aux thèses en présence à l’époque⁠[54]: « …​le principe suivant lequel il y a, d’une part, les esclaves par nature, et, d’autre part, les hommes libres par nature, n’est pas absolu. On voit encore qu’une pareille distinction existe dans des cas déterminés où il est avantageux et juste pour l’un de demeurer dans l’esclavage et pour l’autre d’exercer l’autorité du maître, et où l’un doit obéir et l’autre commander, suivant le type d’autorité auquel ils sont naturellement destinés, et par suite suivant l’autorité absolue du maître, tandis que l’exercice abusif des cette autorité est désavantageux pour les deux à la fois (car l’intérêt est le même pour la partie et pour le tout, pour le corps et pour l’âme, et l’esclave est une partie de son maître, il est en quelque sorte une partie vivante du corps de ce dernier, mais une partie séparée ; de là vient qu’il existe une certaine communauté d’intérêt et d’amitié entre maître et esclave, quand leur position respective est due à la volonté de la nature ; mais s’il n’en a pas été ainsi, et que leurs rapports reposent sur la loi et la violence, c’est tout le contraire qui a lieu). » ⁠[55]

Il n’empêche qu’Aristote voit ou sent « chez le banni, le vaincu, l’esclave en fuite, le défunt également[56], bref chez celui qui n’a plus de statut social, quelque chose de « sacré » (qui) demeure (et) dont chacun peut avoir la « divination ». »[57]

De même pour la femme : « …​dans les rapports du mâle et de la femelle, le mâle est par nature supérieur, et la femelle inférieure, et le premier est l’élément dominateur et la seconde l’élément subordonné. C’est nécessairement la même règle qu’il convient d’appliquer à l’ensemble de l’espèce humaine (…) ».⁠[58] Même si Aristote parle de l’importance d’une éducation appropriée pour les filles, celles-ci resteront exclues de la vie citoyenne mais bénéficieront de la philanthrôpia, de l’ »amitié » qui limite, mesure, l’autorité du père, du mari, du maître parce qu’ils appartiennent à la même espèce que ces êtres plus fragiles que sont l’enfant, l’épouse, l’esclave. Cette amitié s’appuie sur la perception d’une certaine similitude et non sur la conviction d’une dignité égale⁠[59].

En fait, tout s’explique si, abandonnant nos références, nous constatons que le « juste » chez Aristote relève de la justice distributive qui veut que l’on donne à chacun « ce qui est conforme à son mérite »[60]. La femme a droit à ce qui lui est dû en tant que femme, comme l’esclave a droit à ce qui lui est dû en tant qu’esclave. Femme et esclave ont moins de mérite que l’époux et maître et lui sont subordonnés et chacun sera traité « conformément au statut qui correspond à sa nature »[61].

L’égalité ne se conçoit qu’entre égaux : « Les actions d’un homme ne peuvent plus être nobles s’il n’est pas moralement supérieur à ses subordonnés autant qu’un homme est supérieur à une femme, un père à ses enfants ou un maître à ses esclaves ; par conséquent, celui qui transgresse (l’égalité originelle) ne saurait jamais, après coup, accomplir rien d’assez noble pour réparer ce qu’il a une fois perdu en s’écartant de la vertu. Car pour les individus qui sont semblables, le bon et le juste consistent dans l’exercice de leurs droits à tour de rôle (les semblables sont à tour de rôle gouvernants et gouvernés), cette alternance étant quelque chose d’égal et de semblable ; mais que des avantages inégaux soient donnés à des égaux et des avantages dissemblables à des semblables, cela est contre nature, et rien de ce qui est contre nature n’est bon. »[62]

Cette « loi commune » n’est pas une loi strictement humaine car elle est aussi observable chez les autres êtres animés ou non. La nature donne à chaque être une place dans une hiérarchie. Cette loi de l’ordre cosmique, qui légitime l’inégalité sert, comme le montre Antigone, à revendiquer contre l’injustice, à dénoncer l’abus. Sert-elle au « juste politique » ?

qu’est-ce que le « juste politique » ?

Ce « juste politique » qui englobe la coutume et la loi écrite, « n’existe qu’entre ceux dont les relations mutuelles sont régies par la loi »[63]. Ce « juste politique, précise encore Aristote, est d’une part naturel, d’autre part conventionnel ».⁠[64]

Le juste naturel en politique ne dépend pas des opinions humaines mais n’est pas pour autant à confondre avec une loi commune, universelle, immuable⁠[65]. Seule une constitution peut être naturellement juste c’est-à-dire propre à réaliser la finalité naturelle de telle cité, qui est toujours de bien faire vivre ensemble.

Cela signifie que le juste naturel, ici, est toujours particulier, fonction des circonstances historiques et géographiques, fruit de l’inventivité humaine. Cela signifie aussi qu’il existe différentes constitutions légitimes⁠[66] dans la mesure où elles peuvent garantir la « convivialité ».

Le rôle des coutumes et conventions est de permettre l’application concrète du juste naturel. La convention n’est donc pas arbitraire. Elle est aussi finalisée par le bien vivre en commun de tous. De tous, qu’ils soient citoyens ou non, comme les femmes et les esclaves exclus de la vie politique par « nature » et les métèques empêchés par statut. Et donc, institutions et conventions corrigeront éventuellement les inégalités naturelles.

Quant à l’autorité, si, dans les communautés non-politiques, elle est tributaire de la nature dans le chef du père, du mari, du maître, il n’en va pas de même sur le plan politique où l’autorité qui n’appartient de droit à personne, se fonde sur la constitution et non sur la nature⁠[67].

Importance de la loi

La loi tire son autorité de la constitution. Elle ne se fonde pas sur un droit universel ni sur des valeurs morales mais elle n’est pas non plus arbitraire⁠[68]. Il n’y a de loi, écrit Aristote, « que pour des hommes chez lesquels l’injustice peut se rencontrer, puisque la justice légale est une discrimination du juste et de l’injuste. Chez les hommes, donc, où l’injustice peut exister, des actions injustes peuvent aussi se commettre chez eux (…), actions qui consistent à s’attribuer à soi-même une part trop forte des choses en elles-mêmes bonnes, et une part trop faible des choses en elles-mêmes mauvaises. C’est la raison pour laquelle nous ne laissons pas un homme nous gouverner, nous voulons que ce soit la loi, parce qu’un homme ne le fait que dans son intérêt propre et devient tyran ; mais le rôle de celui qui exerce l’autorité, est de garder la justice, et gardant la justice, de garder aussi l’égalité. Et puisqu’il est entendu qu’il n’a rien de plus que sa part s’il est juste (car il ne s’attribue pas à lui-même une part trop forte des choses en elles-mêmes bonnes, à moins qu’une telle part ne soit proportionnée à son mérite ; aussi est-ce pour autrui qu’il travaille, et c’est ce qui explique la maxime la justice est un bien étranger (…)), on doit donc lui allouer un salaire sous forme d’honneurs et de prérogatives. Quant à ceux pour qui de tels avantages sont insuffisants, ceux-là deviennent tyrans ».⁠[69]

Tout homme est soumis à la loi, même le magistrat, même l’homme excellent.

« Exiger que la loi commande, explique-t-il, c’est, semble-t-il, exiger que Dieu et l’intelligence seuls commandent »[70]. Dieu ne peut être, vu ce qui a été dit plus haut, interprété comme une référence à une loi divine mais plutôt comme un élément présent dans l’intelligence même de l’homme. Dans un autre texte, Aristote dit encore que « la loi est un logos⁠[71] qui provient d’une certaine prudence et intelligence »[72].

C’est dire l’importance de l’intelligence. « Intelligence sans désir »[73] pour éviter la sauvagerie, c’est-à-dire la démesure à laquelle tout homme, même le meilleur, risque de céder sans le garde-fou des lois. Tout homme se soumet plus facilement à la loi qu’à un autre homme parce qu’elle est « être de raison », impersonnelle et impartiale. Elle commande et elle juge⁠[74].

C’est dire l’importance de la prudence, vertu politique par excellence, comme nous le verrons plus longuement dans la suite. Elle est nécessaire parce que, même si l’on doit préférer la raison à la tradition dans l’élaboration de la loi, il convient de prêter attention aux mœurs et aux habitudes, aux coutumes car « les lois conformes aux coutumes ont plus d’autorité et concernent des choses de plus de poids que les lois conformes aux règles écrites »[75]. Aristote n’est pas obsédé par la fondation coûte que coûte d’une nouvelle constitution, révolutionnaire, il préfère travailler à l’adaptation de la constitution existante aux réalités changeantes⁠[76]. C’est du simple réalisme politique. Le souci de la raison alliée à la prudence empêche Aristote de céder à l’excès traditionaliste comme à l’excès rationaliste.

La prudence est aussi nécessaire dans l’application de la loi, l’élaboration des règles particulières, des décrets, des décisions ponctuelles et dans les jugements à prononcer face aux manquements. Il faut pouvoir respecter l’esprit de la loi, avoir le souci du juste milieu, se montrer parfois indulgent, arbitrer des conflits, etc..

Les stoïciens

[77]

Pour le problème qui nous préoccupe, l’apport essentiel des stoïciens est « l’idée d’un droit rationnel cosmopolite qui fonde la croyance que notre système de valeurs juridiques s’impose au monde entier ».⁠[78]

Pour le comprendre il faut se rappeler que pour les stoïciens, la nature est le tout de la réalité. Tout ce qui existe est corps. Les corps sont constitués de deux principes, l’un agit, c’est le « feu artiste », Dieu, le Logos (la raison divine) et l’autre subit, c’est la matière indéterminée. Tout l’univers est ainsi organisé rationnellement, ordonné par une Providence appelée aussi Destin. Ainsi que l’écrit Diogène Laërce⁠[79], « Dieu est un vivant immortel, raisonnable, parfait, intelligent, bienheureux, ignorant tout mal, faisant régner sa providence sur le monde et sur tout ce qui s’y trouve. Il n’a pas de forme humaine. Il est l’architecte de tout et comme le père ».⁠[80]

La nature donc ne peut être mauvaise puisqu’elle est animée partout par la raison divine. La morale consiste donc à vivre en suivant la nature. Suivre la nature, c’est suivre la raison qui est en nous et, par là, et suivre Dieu⁠[81]. Tous les hommes parce qu’ils sont tous des êtres rationnels animés par la même Providence sont recommandés les uns aux autres. L’homme est naturellement sociable : « Ce monde que tu vois, qui embrasse le domaine des hommes et des dieux, est un : nous sommes les membres d’un grand corps. La nature nous a créés parents, nous tirant des mêmes principes et pour les mêmes fins. Elle a mis en nous un amour mutuel et nous a faits sociables. Elle a fondé l’équité et la justice ; en vertu de ses lois constitutives, c’est une plus grande misère de faire le mal que de le subir. Fidèles à son commandement, soyons toujours prêts à tendre une main secourable: qu’elle soit dans nos cœurs et sur nos lèvres la maxime du poète: « Homme, j’estime que rien de ce qui touche à l’homme ne m’est étranger ». Montrons-nous solidaires étroitement les uns des autres, étant faits pour la communauté. La société humaine est pareille à une voûte dont la chute serait inévitable sans une mutuelle résistance des matériaux, moyennant quoi l’édifice tient »[82].

Comment les stoïciens réagissent-ils devant l’esclavage ? Sénèque écrit à Lucilius : « Veux-tu bien songer que cet homme que tu appelles ton esclave est sorti de la même semence que toi, jouit du même ciel, est ton égal pour respirer, ton égal pour vivre, ton égal pour mourir ».⁠[83]

Et vis-à-vis des femmes ? Comme on avait demandé au philosophe stoïcien Rufus Musonius⁠[84] si les femmes aussi doivent étudier la philosophie, il répondit: «  Les femmes ont reçu des dieux la même raison que les hommes, raison dont nous usons dans nos relations mutuelles et par laquelle nous distinguons à propos de chaque chose si elle est bonne ou mauvaise, et belle ou laide. De même la femme a les mêmes sens que l’homme, voir, entendre, sentir et le reste. De même l’un et l’autre sexe ont les mêmes membres corporels et l’un n’en a pas plus que l’autre. Outre cela l’inclination et la liaison intime naturelle avec la vertu n’appartiennent pas seulement aux hommes mais aussi aux femmes. Car elles ne sont pas moins naturellement disposées que les hommes à se plaire aux actions belles et justes et à rejeter les contraires. S’il en va ainsi, pourquoi donc conviendrait-il aux hommes de chercher et d’examiner comment ils vivront correctement, ce qui est mener la vie philosophique, et cela ne conviendrait-il pas aux femmes ? Est-ce parce qu’il convient que les hommes soient vertueux et que les femmes ne le soient pas ? »

Dans le même esprit, Epictète⁠[85] déclare : « Si ce que les philosophes disent de la parenté de Dieu et des hommes est exact, que reste-t-il à l’homme, sinon à répéter le mot de Socrate, quand on lui demandait de quel pays il était ? Il ne disait jamais qu’il était d’Athènes, ou de Corinthe, amis qu’il était du monde. Pourquoi dire en effet que tu es d’Athènes, et non pas plutôt de ce petit coin de la ville où ton pauvre corps a été jeté à ta naissance ? N’est-il pas clair que ton nom d’Athénien ou de Corinthien tu le tires d’un lieu plus vaste qui comprend non seulement ce coin-là, mais encore ta maison tout entière, et généralement tout l’espace où ont été engendrés tes aïeux jusqu’à toi ? Celui donc qui prend conscience du gouvernement du monde, qui sait que la plus grande, la plus importante, la plus vaste des familles est l’ensemble des hommes et de Dieu, que Dieu a jeté ses semences non seulement dans mon père et mon aïeul, mais dans tout ce qui est engendré et croît sur terre, et principalement dans les êtres raisonnables, parce que, en relation avec Dieu par la raison, ils sont seuls de nature à participer à une vie commune avec lui, pourquoi un tel homme ne dirait-il pas : je suis du monde, je suis fils de Dieu ? »

Cicéron

Héritier de Platon et d’Aristote, Cicéron⁠[86] a été aussi influencé par les premiers stoïciens dont il va reprendre et accentuer les thèses essentielles.

On retrouve l’idée d’une nature bonne : « Tout ce que repousse la nature est un mal, tout ce qu’elle recherche un bien »[87] ; une nature finalisée car animée par la Providence : « si la nature administre ainsi les parties du monde, nécessairement elle prend du monde le même soin et son gouvernement est tel qu’aucun reproche ne puisse lui être adressé car eu égard aux matériaux sur lesquels son action s’exerce, elle a produit ce qui pouvait être le meilleur »[88]

Cette nature mue par le Logos est source d’un droit naturel. « Nous sommes nés, écrit Cicéron, pour la justice et le droit a son fondement non dans une convention mais dans la nature »[89]. « La droite raison est effectivement la loi vraie, elle est conforme à la nature, répandue chez tous les êtres raisonnables, ferme, éternelle ; elle nous appelle à notre devoir par un impératif et nous détourne de la faute (…). Cette loi ne tolère aucun amendement. (…) Dieu est l’inventeur d’une loi qui n’a pas besoin d’interprétation ou de correction puisqu’elle est présente en tous les êtres rationnels ; elle est la même à Athènes ou à Rome, hier et demain. Celui qui ne la respecte pas se fuit lui-même pour avoir méprisé na nature de l’homme »[90]

La position est claire. Tous les hommes participent à la même nature humaine. Ils sont essentiellement égaux donc et la même loi naturelle les unit et les guide : « On doit (…) avoir en tout un seul but: identifier son intérêt particulier à l’intérêt général ; ramener tout à soi, c’est dissoudre complètement la communauté des hommes.

Si la nature prescrit de prendre soin d’un homme pour cette seule raison qu’il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous ; s’il en est ainsi, nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle, et ; en conséquence, il est interdit par la loi naturelle d’attenter aux droits d’autrui ; or le premier antécédent est vrai, donc le dernier conséquent l’est aussi ; car il est absurde de dire, comme certains, que l’on n’enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c’est une autre affaire ; les gens qui parlent ainsi décident qu’ils n’ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu’ils ne forment avec eux aucune société en vue de l’utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association civile.

Mais dire qu’il faut bien tenir compte de ses concitoyens, mais non des étrangers, c’est détruire la société du genre humain, et avec elle supprimer la bienfaisance, la libéralité, la bonté, la justice ; et pareille négation doit être jugée comme une impiété envers les dieux immortels ; car c’est eux qui ont institué entre les hommes cette société que l’on renverse ; car le lien le plus étroit de cette association, c’est la pensée qu’il est plus contraire à la nature, étant homme, de dérober le bien d’un homme pour son avantage personnel que s’exposer à tous les contretemps qui peuvent atteindre notre corps, nos biens extérieurs et même notre âme, sans injustice de notre part ; car cette seule vertu est la reine et la maîtresse de toutes les vertus »..⁠[91]

Commentant ce dernier texte, Denis Collin⁠[92] souligne le progrès apporté par la pensée stoïcienne : « bien que la conception aristotélicienne du droit soit aussi une conception fondée sur le droit naturel (…), la Cité d’Aristote est nécessairement close et limitée puisqu’elle doit être autarcique pour être libre ». Chez Cicéron, comme chez les stoïciens, l’homme est d’abord « citoyen du monde », ce qui, même après 2000 ans de christianisme n’est pas encore évident pour tout le monde⁠[93].

Mais, Collin note aussi que le point de départ de la pensée de Cicéron est une « prémisse non discutée, admise comme évidence : la nature nous commande de prendre soin d’autrui ». Si la nature n’est pas assimilée à Dieu, comment justifier une telle injonction ? « Si la nature est modèle, c’est parce qu’elle est l’expression directe de la loi divine. Pour un athée ou un agnostique, il n’y a en revanche aucune raison pour que la nature fournisse a priori le modèle des lois humaines. La société étant instituée entre tous les hommes par les dieux est sacrée. Cette identité entre loi divine et loi de nature, fondatrice de l’universalité de la communauté humaine se retrouve dans le christianisme, première religion qui se donne le monde comme arène (catholikos veut dire universel). »

Le droit romain

Le droit romain va exercer une influence considérable à travers les siècles. Dès le 1er siècle av. J.-C. Il disposait d’une jurisprudence très élaborée.

Ce sont des juristes romains⁠[94] qui, aux alentours du IIe siècle, vont distinguer le droit civil (ius civile), le droit des gens (ius gentium) et le droit naturel (ius naturale).

« Le droit civil est l’ensemble des règles et procédures qui concernent les actions, les personnes et les biens dans une société donnée ; le droit des gens est l’ensemble des principes, coutumes et doits communs à plusieurs sociétés ; il est à la base des traités et des relations diplomatiques ; le droit naturel est un ensemble de principes immuables perçus par la raison ; leur autorité est souveraine, et ils doivent l’emporter en cas de conflit juridique ou diplomatique »[95].


1. Par exemple, l’Instruction d’Amenépopé qui, vers le VIIIe siècle av. J.-C., recommande : « Ne ris pas d’un aveugle, na taquine pas un nain, ne fais pas de tort au boiteux, l’étranger aussi a droit à l’huile de ta jarre. Dieu souhaite que tu respectes les pauvres, plutôt que d’avoir commerce avec les grands » (HARI A., VERDOODT A., op. cit., p. 36). Ce sont, certes, des recommandations morales marquée du sceau de la divinité mais qui témoignent d’une volonté de protéger les faibles, ce qui est un premier rôle de la loi.
2. Lois de l’Ancien Orient, Cahiers Évangile, Cerf, juin 1986.
3. Dieu soleil, « le Grand Juge des cieux et de la terre, qui conduit en bon ordre ceux qui sont pourvus de vie…​ ».
4. On peut citer les lois dites d’Our-Nammou (2111-2094), les lois de Lipit-Ishtar (1934-1924), d’Eshnounna (IIe millénaire), les lois assyriennes compilées à la fin du IIe millénaire et les lois hittites (vers 1400).
5. Des travaux et des jours, v. 223 et 238.
6. Vers 640-558. Il fut élu archonte en 594. Il a évoqué son œuvre politique dans des poèmes que Plutarque, notamment, a recueillis (Solon).
7. Constitution d’Athènes, V à XII.
8. Op. cit., XII, 4.
9. Euripide (480-406) prête à Thésée ces propos in Suppliantes, v. 404 et svts.
10. , Eloge funèbre attribué à Périclès, lors de la commémoration de la bataille de Marathon. In Histoire de la guerre du Péloponèse, Belles Lettres, 1953, II, 65.
11. 428-348 av. J.-C..
12. Lettre VII, Aux parents et amis de Dion.
13. La République, Livre V.
14. Id., Livre VII. Cette réflexion est éclairée par le « mythe de la caverne » décrit dans ce livre. Le philosophe est celui qui, sorti de la caverne où vivent les hommes, est allé vers la lumière et a vu le soleil. La caverne est le lieu de l’illusion, du passager, de l’opinion. Le philosophe doit dépasser cela pour trouver le vrai, l’immuable.
15. Id., Livre IX.
16. L’édition de la Pléiade note que Platon, dans des jeux de mots intraduisibles, « fait dériver (…) le mot qui signifie « loi », nomos, de celui qui signifie « raison », « intellect », noos (…) ; de plus les déterminations que fixe la raison sont une « répartition » (…), un partage de droits entre les individus associés » (Œuvres complètes, Tome II, NRF, 1950, p. 1550).
17. Les Lois, Livre IV.
18. 384-322 av. J.-C..
19. On en trouve un écho dans la Politique où, après avoir critiqué longuement la constitution de Platon, il examine rapidement celles de Phaléas, Hippodamos de Milet, Lacédémone, Crête, Carthage, Solon (II, 1-12, 1260 b 25-1274 b 25).
20. Politique, IV, 1, 1288 b 20. Aristote continue: « …​ ce qu’il faut, c’est introduire un ordre d’une nature telle que des hommes, partant de leurs constitutions existantes, soient amenés sans peine à l’idée d’un changement et à la possibilité de le réaliser, attendu que redresser une constitution n’est pas un moindre travail que d’en construire une sur des bases nouvelles (…). L’homme d’État doit être capable d’apporter son aide aux constitutions existantes (…). Or cela lui est impossible, s’il ignore le nombre des espèces de constitutions. En réalité, certains pensent qu’il n’existe qu’une sorte de démocratie et une sorte d’oligarchie, mais ce n’est pas exact. » (Id. 1289 a).
21. Métaphysique Z, 991b.
22. Ethique à Nicomaque, I, 6.
23. Lexique d’Aristote, 1998, disponible sur www.geocities.com/Athens/Oracle/3099/Lexarist.htm
24. Politique, I, 2, 1253 a.
25. Politique, I, 2, 1253 a 25.
26. Cf. CA, n° 10: « …le principe de solidarité (…) apparaît comme l’un des principes fondateurs de la conception chrétienne de l’organisation politique et sociale. Il a été énoncé à plusieurs reprises par Léon XIII (RN, 21-22) sous le nom d’ »amitié » que nous trouvons déjà dans la philosophie grecque. Pie XI (QA, III) le désigna par le terme non moins significatif de « charité sociale », tandis que Paul VI (Homélie de clôture de l’Année Sainte, 25-12-1975), élargissant le concept en fonction des multiples dimensions de la question sociale, parlait de « civilisation de l’amour ». »
27. Deux psychologues américains ont établi expérimentalement que, dès le premier jour de sa vie extra-utérine, le nouveau-né reconnaît la voix humaine: « le mouvement du nouveau-né est synchronisé avec la parole de l’adulte: participation interactionnelle et acquisition du langage » (Science, 1974, n° 183, p. 99 et svtes, cité in MOURRAL Isabelle et MILLET Louis, Traité de philosophie, Gamma, 1988, p. 211).
28. Ethique à Eudème, VII, 1, 25.
29. Dans sa Physique (II, 198a-199b), Aristote a montré que « tout ce qui, dans l’univers, devient, a une raison d’être, car la fin donne la raison de l’acte de l’agent » (cf. CLEMENT Marcel, La soif de la sagesse, L’Escalade, 1979, p. 239). Dans son Traité de l’âme (414 a 15), il a, de même, établi que l’âme est la finalité du corps et non le contraire. Dans sa Métaphysique, il déclare que « la Cause finale meut comme objet de l’amour et toutes les autres choses meuvent du fait qu’elles sont elles-mêmes mues ». En fin, dans l’Ethique à Nicomaque (1094a 1-5), il est dit que « toute délibération réfléchie et toute action tendent vers un bien ». Il serait donc étonnant que la politique échappe à cette omniprésence de la fin.
30. Politique, III, 9, 1280 a 30.
31. Politique, III, 9, 1280 b 40-1281 a. Autre traduction : « …​un État est la communauté des familles et des villages dans une vie parfaite et indépendante, c’est-à-dire, selon nous, dans le fait de vivre conformément au bonheur et à la vertu. Nous devons donc poser en principe que la communauté politique existe en vue de l’accomplissement du bien, et non pas seulement en vue de la vie en société ».
32. Politique, I, 1, 1252 a. « Même s’il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité, de toutes façons, c’est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender le bien de la cité ; car le bien est évidemment désirable quand c’est celui d’un particulier. Mais son caractère est plus beau et plus divin quand c’est celui d’un peuple, ou d’États entiers » (Ethique à Nicomaque, I, 1, 1094 b 5).
33. Politique, I, 2, 1252 b 29-30. Pour « vivre bien », deux choses sont nécessaires : la vertu et une suffisance raisonnable de biens matériels : « la vie la meilleure, pour un particulier ou pour les États, c’est celle qui est fondée sur la vertu quand une quantité suffisante de biens économiques permettent qu’on puisse participer aux actes conformes à la vertu » (Politique, VII, 1,1324 a). Nous en reparlerons.
34. CLEMENT Marcel, op. cit., p. 239.
35. Politique, III, 9, 1281 a.
36. Politique, III, 9, 1280 b 5. Aristote continue: « Par où l’on voit aussi que la vertu doit être l’objet du soin vigilant de l’État véritablement digne de ce nom et qui ne soit pas un État purement nominal, sans quoi la communauté devient une simple alliance, qui ne diffère des autres alliances conclues entre États vivant à part les uns des autres que par la position géographique ; et la loi n’est alors qu’une convention, elle est, suivant l’expression du sophiste Lycophron, une simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes, mais elle est impuissante à rendre les citoyens bons et justes ».
37. I, 5, 1097 a 15.
38. I, 5, 1097 a 30-1097 b.
39. I, 6, 1097 b 20.
40. Id..
41. Politique, III, 4, 1277 b 10.
42. Sociologue et philosophe allemand (1855-1936) in Communauté et société : catégories fondamentales de la sociologie pure, PUF, 1944, pp. 3-5.
43. Vocabulaire établi par F. et C. Khodoss, in Aristote, Morale et politique, Textes choisis, PUF, 1961, p. 192. Notons que ces auteurs ne respectent pas ce distinguo et traduisent konônia par cité !.
44. Ethique à Nicomaque, IX, 3..
45. Rhétorique, I, 10, 1368 b 8-9.
46. In Ethique et politique chez Aristote, PUF, 2000, notamment pp. 199-219 où l’auteur explique la nature et la fonction des lois selon le Stagirite. Nous suivrons son explication.
47. Rhétorique 13, 1373 b 5 sq.
48. Lalande relève 11 sens au mot nature et fait remarquer que « dès l’antiquité, ce mot présente toute la variété de significations qu’il a conservée chez les modernes ; et qu’en outre la plupart des écrivains l’emploient dans toutes ses acceptions. Il n’est pas rare de le rencontrer en deux sens différents à quelques lignes de distance, et parfois dans la même phrase ». Il conclut « qu’il y aurait grand avantage à réduire autant que possible l’usage de ce mot (…) ». Il propose donc d’employer, suivant les cas, « principe vital », « essence », « instinct », « tempérament », « univers », « déterminisme ». A propos de nature dans « lois de la nature » ou « droit naturel », qui désigne le principe fondamental de tout principe normatif et les règles idéales, parfaites, Lalande signale que ce sens « tend à tomber en désuétude » et que « s’il y a un principe suprême des jugements normatifs, il faut l’appeler du seul nom qui lui soit propre, le Bien, et ne pas entretenir par un terme équivoque la confusion traditionnelle des jugements de fait et des jugements de valeur ».
49. Politique, I, 2, 1252 b 30.
50. Economique, 1343 b 25-30.
51. Politique, I, 2, 1252 a 25-30.
52. Ethique à Nicomaque, VIII, 1, 1155 a 15.
53. Ethique à Nicomaque, VIII, 14, 1162 a 15. Notons qu’Aristote, dans le même ouvrage, condamne l’homosexualité et l’adultère (cf. BOUCHARD Guy, La « paideia » homosexuelle : Foucault, Platon et Aristote, www.bu.edu/wcp/Papers/Gend/GendBouc.htm)
54. Certains considéraient (Socrate et Platon) que « économie domestique, pouvoir sur l’esclave , pouvoir politique et pouvoir royal sont une seule et même chose » ; d’autres (certains sophistes) pensaient que « la puissance du maître sur l’esclave est contre nature, parce que c’est seulement la convention qui fait l’un esclave et l’autre libre, mais que selon la nature il n’y a entre eux aucune différence ; et c’est ce qui rend aussi cette distinction injuste, car elle repose sur la force ». (Politique, I, 3, 1253 b 15).
55. Politique, I, 6, 1255 b 5. Un peu plus haut, il écrit: « Ainsi, c’est la nature qui a distingué la femelle et l’esclave (la nature n’agit nullement à la façon mesquine des fabricants de couteaux de Delphes, mais elle affecte une seule chose à un seul usage ; car ainsi chaque instrument atteindra sa plus grande efficacité, s’il sert à une seule tâche et non à plusieurs). » (Id., I, 2, 1252 b).
56. Pour illustrer la « loi commune », Aristote cite l’exemple célèbre d’Antigone, dans la pièce qui lui est consacrée en 441 av. J.-C., par Sophocle (495(?)-405 ). Créon emporté par son pouvoir et son orgueil, interdit la sépulture au rebelle Polynice. Antigone outrepasse l’ordre et justifie la transgression de cette loi : « C’est que Zeus, à mes yeux, n’en était pas l’auteur, et qu’au foyer des dieux souterrains, la Justice n’a point de telles lois fait présent aux humains. J’ignorais qu’en vertu de tiennes ordonnances une simple mortelle eût droit de piétiner des principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point d’hier, mais de tout temps, vivantes lois dont nul ne connaît l’origine. » ( Episode II, v. 450-457). Aristote commente ce passage : « Une loi commune est celle qui vient de la nature, car il y a un juste et un injuste naturellement universels, que tous les peuples devinent sans qu’il y ait pour cela entre eux ni communication préalable ni convention. C’est là ce que dit littéralement l’Antigone de Sophocle quand elle soutient qu’il est juste d’ensevelir Polynice malgré la défense qui en a été faite, attendu que c’est là un droit de la nature. » (Rhétorique, I, 13, 2).
57. VERGNIERES Solange, op. cit., p. 201.
58. Politique, I, 5, 1254 b 10.
59. Comme le fait remarquer S. Vergnières, on ne peut pas parler de « droits naturels » de la personne parce qu’Aristote ne reconnaît pas la liberté comme caractère fondamental de la nature humaine.
60. Politique V, 1, 1301 b 36.
61. VERGNIERES S., op. cit., p. 204.
62. Politique, VII, 3, 1325 b.
63. Ethique à Nicomaque , V, 10, 1134 a 30-31.
64. Id., V, 10, 1134 b 18-19.
65. La justice naturelle est « celle qui a partout la même force et ne dépend pas de telle ou telle opinion ; légale, celle qui à l’origine peut être indifféremment ceci ou cela, mais qui une fois établie, s’impose (…).
   Certains sont d’avis (les sophistes pour qui l’injustice est naturelle et la justice le résultat d’un contrat) que toutes les prescriptions juridiques appartiennent à cette dernière catégorie, parce que, disent-ils, ce qui est naturel est immuable et a partout la même force (comme c’est le cas pour le feu, qui brûle également ici et en Perse), tandis que le droit est visiblement sujet à variations. Mais dire que le droit est essentiellement variable n’est pas exact d’une façon absolue, mais seulement en un sens déterminé. Certes, chez les dieux, pareille assertion n’est peut-être pas vraie du tout (entre eux, règne une justice immuable) ; dans le monde, du moins, bien qu’il existe aussi une certaine justice naturelle, tout dans ce domaine est cependant passible de changement ; néanmoins on peut distinguer ce qui est naturel et ce qui n’est pas naturel. Et parmi les choses qui ont la possibilité d’être autrement qu’elles ne sont, il est facile de voir quelles sortes de choses sont naturelles et quelles sont celles qui ne le sont pas mais reposent sur la loi et la convention, tout en étant les unes et les autres pareillement sujettes au changement ». (Ethique à Nicomaque, V, 10, 1134 b 15).
66. Ce sont les constitutions monarchiques, aristocratiques et démocratiques (en fait, Aristote désigne ce régime comme celui d’un État populaire constitutionnel) à ne pas confondre avec la tyrannie, l’oligarchie et la démagogie (qu’il appelle démocratie) qui sont le produit de leur corruption. Dans ces dérives despotiques, ce n’est plus la loi qui commande mais un seul homme, quelques-uns ou la masse.
67. C’est le contraire de ce que l’on voit chez Rousseau et, à sa suite, dans de États où le peuple est déclaré seul souverain. Le peuple souverain la constitution tandis que, pour Aristote, c’est la constitution qui peut légitimer la souveraineté du peuple.
68. Notons qu’en d’autres endroits, Aristote, très platonicien, insiste sur le fait que l’homme politique doit connaître le « juste en soi » qui lui permettra de déterminer le juste et le bon. Ce juste en soi est suspendu « aux essences premières existant par elles-mêmes selon leur nature éternelle » (cf. MAYET V., op. cit.).
69. Ethique à Nicomaque, V, 10, 1134 a 30, 1134 b.
70. Politique, III, 16, 1287 a 29-30.
71. A la fois « règle » et « raison » (KHODOSS F. et C., op. cit.).
72. Ethique à Nicomaque ,X, 9, 1180 a 21-22.
73. Politique, III, 16, 1287 a 32.
74. Cf. Politique, III, 16, 1287 b 18. Le magistrat est juste s’il juge conformément à la loi.
75. Politique III, 16, 1287 b 5-6.
76. La Constitution d’Athènes est la meilleure illustration de cette attitude.
77. Cette école de philosophie a été fondée au IIIe siècle av. J.-C. par Zénon de Cittium ; Cléanthe et Chrysippe. Ses plus illustres représentants sont certainement, au Ier siècle av. J.-C., Cicéron, au Ier siècle de notre ère, Sénèque, Epictète et Plutarque puis, au IIe siècle, l’empereur Marc-Aurèle. Sur l’influence exercée par le stoïcisme dans l’histoire de la philosophie, on peut lire BRIDOUX André, Le stoïcisme et son influence, Librairie philosophique Vrin, 1966, pp. 191-238.
78. LAGREE Jacqueline (professeur de philosophie à l’Université de Rennes 1), Le naturalisme stoïcien, Conférence au Lycée Chateaubriand, Rennes, 2-10-2001, sur http://perso.wanadoo.fr/chateaubriand/lagree.htm . On peut toutefois citer cet extrait du sophiste Antiphon (Ve s. av. J.-C.) : « Ceux qui sont de bonne famille, nous les respectons et les honorons ; ceux qui sont de chétives maisons, nous ne les respectons ni ne les honorons ; en quoi nous nous comportons comme des Barbares les uns vis-à-vis des autres. Le fait est que, par nature, nous sommes tous et en tout de naissance identique, Grecs et Barbares ; et il est permis de constater que les choses qui sont nécessaires de nécessité naturelle sont communes à tous les hommes (…). Aucun de nous n’a été distingué à l’origine comme Barbare ou comme grec : tous nous respirons l’air par la bouche et par les narines » (Fragments).
79. IIIe siècle. In Vies et opinions des philosophes, VII, 147.
80. Cette description ne doit pas nous induire ne erreur : les stoïciens identifient Dieu et la nature comme en témoignent ces extraits de Sénèque : « La nature a fait tout cela pour moi. Tu ne comprends pas qu’en prononçant ce nom tu ne fais que donner au dieu un autre nom ? qu’est-ce d’autre que la nature sinon Dieu et la raison divine, immanente à la totalité du monde ainsi qu’à ses parties ? De quelque nom qu’on puisse appeler Dieu pour caractériser sa puissance, ses noms peuvent être aussi nombreux que ses bienfaits. Il peut être appelé Providence, nature, monde, Destin, Hercule ou Mercure » (Des bienfaits (De beneficiis) IV, 7) ; « Veux-tu appeler Dieu la nature ? Tu ne pècheras point : c’est de lui en effet que naissent toutes choses. Veux-tu appeler Dieu le tout ? Tu ne te tromperas point. C’est de lui que tout a pris naissance, nous vivons de son souffle. Veux-tu voir en lui le monde ? Tu n’auras pas tort ; il est tout ce que tu vois, contenu tout entier dans ses œuvres et se soutenant par sa propre puissance » (Questions naturelles II, 45).
81. Reste, bien sûr, le problème de la liberté. L’homme soit accepte le destin, s’accorde à la raison universelle par son âme qui est une parcelle du feu divin en lui, soit se révolte et se met en marge de la grande cité que le monde forme.
82. SENEQUE, Lettres à Lucilius, 95, 52-53.
83. Id., 9, 17-18.
84. Ier s. ap. J.-C., in Cahier évangile (supplément), n°52, Vie et religions dans l’Empire romain, Cerf, pp. 77-78.
85. Environ 50-130. Entretiens IX, 1-10.
86. 106-43 av J.-C.. Pour établir la justice, il pense, comme Platon et comme l’histoire le lui a révélé, que l’action d’un homme supérieur peut être décisive. A défaut, la loi peut établir l’égalité de droit : « …​lorsque la multitude sans ressources était opprimée par les possesseurs de grandes richesses, on avait recours à un homme supérieur en vertu, qui, en garantissant les plus faibles de l’injustice et en établissant des règles d’équité, astreignait les grands comme les petits à un régime d’égalité de droits. L’établissement des lois eut les mêmes motifs que celui des rois ; on a toujours cherché l’égalité des droits : sans quoi il n’y aurait pas de droit du tout ; si l’on obtenait ce résultat grâce à un homme juste et honnête, l’on était satisfait ; mais quand on n’y réussissait pas, on inventa les lois qui tenaient toujours et avec tous un seul et même langage. Il est clair que l’on avait l’habitude de choisir, pour les mettre au pouvoir, les hommes qui avaient, dans la multitude, une grande réputation de justice ; si par surcroît on les tenait aussi pour prudents, il n’était rien que l’on pensait ne pouvoir atteindre sous leur autorité » (De officiis, XII, 41-42).
87. Tusculanes III, §7.
88. De natura deorum (Sur la nature des dieux), II, XXXIII, 85.
89. De legibus (Des lois), I, X, 28.
90. De republica, III.
91. In De officiis, III, VI. (Des devoirs).
92. Professeur de philosophie, auteur notamment de Morale et justice sociale, Seuil. Cf. http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/cicero.htm
93. Qui aujourd’hui peut sincèrement reprendre à son compte l’affirmation de Montesquieu : « Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime » (758). Sa justification peut paraître très stoïcienne: « Je suis homme avant d’être Français, je suis nécessairement homme et je ne suis Français que par hasard » (350) (Mes pensées, Folio, 2014 ).
94. Gaius (110-180), Ulpien (?-228) et Pomponius (IIe s).
95. In Lacoste, art. Droit.