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ii. La spécificité de l’État de droit

Comme nous l’avons vu, l’autorité est nécessaire dans une société ordonnée et développée. Certes, quelques rares sociétés archaïques furent des sociétés sans chef. Ce fut le cas dans les anciennes sociétés esquimaux, aborigènes ou islandaise mais on a constaté que ces structures subissaient l’influence de fortes personnalités ou, tout simplement, des plus habiles à la parole.

Pour Chantal Delsol que nous suivrons ici,⁠[1] l’autorité qui se prévaut toujours d’une certaine supériorité liée à des qualités objectives, ne peut être légitime que de trois manières.


1. L’Autorité, PUF, Que sais-je, 1994.

⁢a. L’autorité du père et du savant

C’est l’autorité de celui qui protège ou de celui qui sait. Platon a développé cette conception qui sera reprise par Cicéron et incarnée à travers les siècles par les monarques absolus ou éclairés et, à l’époque contemporaine par les gouvernements totalitaires qui se disent volontiers scientifiques et les gouvernements technocratiques.

Cette autorité repose sur une inégalité naturelle et a tendance à infantiliser le gouverné. Ne parle-t-on pas de gestion « paternaliste » ? Elle débouche presque nécessairement sur la tyrannie puisqu’elle s’adresse à des incapables ou à des ignorants⁠[1]. Comme l’avait noté, non sans un certain pessimisme, le philosophe Alain, « la tyrannie sera toujours raisonnable, en ce sens qu’elle cherchera toujours des spécialiste (…). Et la raison, au rebours, sera toujours tyrannique, parce que l’homme qui sait ne supportera jamais le choix et la liberté dans l’homme qui ne sait pas. Ainsi le tyran et le savant se trouvent alliés par leur essence, et ce qu’il y a de plus odieux se trouvera de mieux en mieux joint à ce qu’il y a de plus respecté »[2].


1. Max Weber explique ainsi la puissance de la bureaucratie : « L’administration bureaucratique signifie la domination en vertu du savoir ; c’est son caractère fondamental spécifiquement rationnel » (Economie et société, Plon, 1971, p. 230).
2. Propos sur les pouvoirs, Gallimard, 1985, p. 103, cité par DELSOL Ch., op. cit., p. 38.

⁢b. L’autorité charismatique.

C’est l’autorité de celui qui jouit d’un don, d’un charme, d’une « supériorité indéfinissable », de celui aussi qui semble répondre à un « appel » de grandeur, qui invite à aller plus loin. C’est le sorcier ou le prophète, c’est De Gaulle mais aussi Napoléon et les leaders fascistes.

Autorité dangereuse certes car elle fait appel plus à l’émotion, à la passion qu’à la raison. Autorité aussi passagère que la vie du leader exceptionnel.

⁢c. L’autorité de la raison.

La démocratie refuse de faire une différence de nature entre gouvernés et gouvernants. Tous les citoyens sont égaux. L’autorité ne peut donc plus, en principe, s’appuyer sur une supériorité intrinsèque. L’homme « quelconque » investi du pouvoir ne pourra fonder son autorité que sur « la réalisation d’un projet de la raison, rendue possible par la relation du commandement et de l’obéissance »[1].

En fait, sans gommer pour autant l’importance du gouvernant, c’est la loi, pour ainsi dire qui fait autorité.

Même Platon attaché à l’idée d’un roi, père de famille et philosophe prévoit que s’il est impossible de trouver le sage digne de gouverner, il faut s’en remettre à la loi pour « échapper à la fois à l’incompétence populaire et à l’arbitraire du despote »[2].

Ce gouvernement par la loi établit l’état de droit qui est considéré comme un des piliers essentiels de la démocratie.

Le gouvernement exercé par le « père », le « savant » ou le « leader charismatique », repose sur un certain pessimisme puisque les gouvernés sont considérés comme incapables, incompétents, égoïstes, trop « petits », l’état de droit est résolument optimiste, fondé sur l’idée d’égalité entre les hommes⁠[3]. Ce gouvernement fondé sur la raison exige qu’on s’efforce de rendre raisonnables, capables de raisonner, le plus grand nombre d’hommes. Nous avons vu précédemment ce lien nécessaire entre la démocratie et l’éducation.


1. DELSOL Ch., op. cit., p. 47.
2. Id., p. 48.
3. Nous savons que tous les hommes sont investis d’une même dignité, tous créés à l’image et à la ressemblance d’un Dieu qui les a rejoints dans leur histoire pour qu’à leur tour, comme dit audacieusement saint Augustin, ils deviennent Dieu. Toutefois, l’idée d’égalité n’est pas tout à fait étrangère à l’intelligence païenne. Ainsi, Aristote se basant simplement sur l’expérience, écrit: « Assurément si certains individus différaient des autres dans la même mesure que nous supposons les dieux et les héros différer ders hommes (en possédant une grande supériorité tout d’abord d’ordre physique, et ensuite d’ordre intellectuel), de telle sorte que la supériorité des gouvernants fut incontestable pour leurs sujets, il serait évidemment préférable que ce fussent les mêmes individus qui remplissent de façon permanente, les uns le rôle de gouvernants et les autres celui de gouvernés, et cela une fois pour toutes. Mais comme cette inégalité naturelle n’est pas facile à rencontrer (…), on voit clairement que, pour de multiples raisons, tous les citoyens doivent nécessairement avoir pareillement accès à tour de rôle aux fonctions de gouvernants et à celles de gouvernés. L’égalité demande, en effet, qu’on traite de la même manière des personnes semblables » (Politique, VII, 14, 1332 b, 15 et s.)