⁢i. Un chapitre crucial

En effet, nous allons devoir mobiliser ici tous nos souvenirs et nous rappeler ce qui a été dit de l’égalité foncière de tous les hommes, de leurs droits, de la démocratie, de la source de l’autorité et de la « saine laïcité » de l’État.

C’est ici aussi que va apparaître le sens de cet « ordre moral objectif » dont l’État est le gardien et qui limite le droit à la liberté religieuse, comme il a été dit et répété dans nombre de textes cités précédemment.

Nous allons enfin, à cet endroit de la réflexion, sentir très précisément ce qui sépare, d’une manière apparemment irréductible, la vision chrétienne et la conception en vogue dans les démocraties libérales.

Autrement dit, c’est ici très précisément que, sur le plan politique, chacun devra choisir son camp.

⁢ii. La spécificité de l’État de droit

Comme nous l’avons vu, l’autorité est nécessaire dans une société ordonnée et développée. Certes, quelques rares sociétés archaïques furent des sociétés sans chef. Ce fut le cas dans les anciennes sociétés esquimaux, aborigènes ou islandaise mais on a constaté que ces structures subissaient l’influence de fortes personnalités ou, tout simplement, des plus habiles à la parole.

Pour Chantal Delsol que nous suivrons ici,⁠[1] l’autorité qui se prévaut toujours d’une certaine supériorité liée à des qualités objectives, ne peut être légitime que de trois manières.


1. L’Autorité, PUF, Que sais-je, 1994.

⁢a. L’autorité du père et du savant

C’est l’autorité de celui qui protège ou de celui qui sait. Platon a développé cette conception qui sera reprise par Cicéron et incarnée à travers les siècles par les monarques absolus ou éclairés et, à l’époque contemporaine par les gouvernements totalitaires qui se disent volontiers scientifiques et les gouvernements technocratiques.

Cette autorité repose sur une inégalité naturelle et a tendance à infantiliser le gouverné. Ne parle-t-on pas de gestion « paternaliste » ? Elle débouche presque nécessairement sur la tyrannie puisqu’elle s’adresse à des incapables ou à des ignorants⁠[1]. Comme l’avait noté, non sans un certain pessimisme, le philosophe Alain, « la tyrannie sera toujours raisonnable, en ce sens qu’elle cherchera toujours des spécialiste (…). Et la raison, au rebours, sera toujours tyrannique, parce que l’homme qui sait ne supportera jamais le choix et la liberté dans l’homme qui ne sait pas. Ainsi le tyran et le savant se trouvent alliés par leur essence, et ce qu’il y a de plus odieux se trouvera de mieux en mieux joint à ce qu’il y a de plus respecté »[2].


1. Max Weber explique ainsi la puissance de la bureaucratie : « L’administration bureaucratique signifie la domination en vertu du savoir ; c’est son caractère fondamental spécifiquement rationnel » (Economie et société, Plon, 1971, p. 230).
2. Propos sur les pouvoirs, Gallimard, 1985, p. 103, cité par DELSOL Ch., op. cit., p. 38.

⁢b. L’autorité charismatique.

C’est l’autorité de celui qui jouit d’un don, d’un charme, d’une « supériorité indéfinissable », de celui aussi qui semble répondre à un « appel » de grandeur, qui invite à aller plus loin. C’est le sorcier ou le prophète, c’est De Gaulle mais aussi Napoléon et les leaders fascistes.

Autorité dangereuse certes car elle fait appel plus à l’émotion, à la passion qu’à la raison. Autorité aussi passagère que la vie du leader exceptionnel.

⁢c. L’autorité de la raison.

La démocratie refuse de faire une différence de nature entre gouvernés et gouvernants. Tous les citoyens sont égaux. L’autorité ne peut donc plus, en principe, s’appuyer sur une supériorité intrinsèque. L’homme « quelconque » investi du pouvoir ne pourra fonder son autorité que sur « la réalisation d’un projet de la raison, rendue possible par la relation du commandement et de l’obéissance »[1].

En fait, sans gommer pour autant l’importance du gouvernant, c’est la loi, pour ainsi dire qui fait autorité.

Même Platon attaché à l’idée d’un roi, père de famille et philosophe prévoit que s’il est impossible de trouver le sage digne de gouverner, il faut s’en remettre à la loi pour « échapper à la fois à l’incompétence populaire et à l’arbitraire du despote »[2].

Ce gouvernement par la loi établit l’état de droit qui est considéré comme un des piliers essentiels de la démocratie.

Le gouvernement exercé par le « père », le « savant » ou le « leader charismatique », repose sur un certain pessimisme puisque les gouvernés sont considérés comme incapables, incompétents, égoïstes, trop « petits », l’état de droit est résolument optimiste, fondé sur l’idée d’égalité entre les hommes⁠[3]. Ce gouvernement fondé sur la raison exige qu’on s’efforce de rendre raisonnables, capables de raisonner, le plus grand nombre d’hommes. Nous avons vu précédemment ce lien nécessaire entre la démocratie et l’éducation.


1. DELSOL Ch., op. cit., p. 47.
2. Id., p. 48.
3. Nous savons que tous les hommes sont investis d’une même dignité, tous créés à l’image et à la ressemblance d’un Dieu qui les a rejoints dans leur histoire pour qu’à leur tour, comme dit audacieusement saint Augustin, ils deviennent Dieu. Toutefois, l’idée d’égalité n’est pas tout à fait étrangère à l’intelligence païenne. Ainsi, Aristote se basant simplement sur l’expérience, écrit: « Assurément si certains individus différaient des autres dans la même mesure que nous supposons les dieux et les héros différer ders hommes (en possédant une grande supériorité tout d’abord d’ordre physique, et ensuite d’ordre intellectuel), de telle sorte que la supériorité des gouvernants fut incontestable pour leurs sujets, il serait évidemment préférable que ce fussent les mêmes individus qui remplissent de façon permanente, les uns le rôle de gouvernants et les autres celui de gouvernés, et cela une fois pour toutes. Mais comme cette inégalité naturelle n’est pas facile à rencontrer (…), on voit clairement que, pour de multiples raisons, tous les citoyens doivent nécessairement avoir pareillement accès à tour de rôle aux fonctions de gouvernants et à celles de gouvernés. L’égalité demande, en effet, qu’on traite de la même manière des personnes semblables » (Politique, VII, 14, 1332 b, 15 et s.)

⁢iii. L’importance de l’État de droit

Gaston Fessard va plus loin. Il ne se contente pas de décrire les différents types d’autorité, il s’efforce de montrer la nécessité d’un enchaînement entre eux. Pour lui, l’autorité, à l’origine, est toujours une autorité de fait, un pouvoir « qui s’impose à autrui indépendamment de toute consécration juridique »[1]. Quelqu’un s’impose comme chef parce qu’il a de l’autorité, qu’il jouit d’une certaine force, qu’elle soit paternelle, militaire ou, de nouveau, charismatique. Dans la société politique, cette autorité de fait est plus ou moins nettement liée originellement à la société familiale.

L’autorité de fait qui subsiste dans les États modernes sous forme de police et d’armée a pour objet de protéger le bien de la communauté, c’est-à-dire l’ensemble des richesses matérielles et immatérielles de la communauté. Mais cette autorité appuyée sur une force ne peut seule créer le droit.

L’autorité de droit qui va nous retenir ici, est appelée par la crainte de la mort qui « réalise la liaison initiale du pouvoir de fait et du pouvoir de droit »[2] .

L’essence de l’autorité, c’est le vouloir de sa propre fin dans la réalisation du bien commun. Une fois encore, le modèle familial avec lequel toute société nourrit quelque connivence, nous aide à le comprendre. L’autorité parentale, nous l’avons vu, ne se justifie que par la croissance des membres de la communauté ou, autrement dit, le bien commun. L’éducation accomplie, l’autorité parentale n’est plus nécessaire. Sa subsistance serait un abus. De même, toute autorité de fait, dans la société globale, comme médiatrice du bien commun, exige que le pouvoir « ne se replie pas égoïstement sur sa propre domination, mais s’ouvre à l’universalité du droit. Faute de quoi, le pouvoir de fait reste simplement celui de la force, et dans la mesure où il rejette positivement cet appel de l’universel, il se change immédiatement en tyrannie. (…) Refuser de tendre au droit, c’est pour le pouvoir de fait étouffer du même coup la légitimité incluse virtuellement dans sa force, comme le germe dans l’œuf (…) ».⁠[3]

Comme l’autorité de fait tend à se transformer en autorité de droit, le bien de la communauté s’universalise en Communauté de Bien. Cette communauté du bien, c’est « la participation illimitée à tout bien possible qui lui est reconnue sous forme de « droits ».⁠[4]

Autrement dit, si dans un premier temps, le chef s’impose de fait, il faut, à un moment donné, que ce chef soit reconnu et que dans le même mouvement, il reconnaisse les autres et leurs droits. L’État de droit est celui qui est reconnu par ses membres et qui les reconnaît à son tour. L’autorité ainsi s’humanise dans un droit réciproque pour échapper ) la tyrannie. G. Fessard rejoint ici Ch. Delsol. Et toute la pensée politique contemporaine s’accorde à considérer l’État de droit comme le fondement de tout régime démocratique, comme le rempart contre l’arbitraire. Comme le dit la Constitution fédérale de la Confédération suisse : « le droit est la base et la limite de l’activité de l’État »[5].

Reste à savoir de quoi est fait ce droit, quelle est la nature de la loi qui, dans un certain sens, fait autorité, fonde et limite l’activité de l’État.


1. Autorité et bien commun, op. cit., p. 14.
2. Id., p. 20.
3. Id., pp. 47-50.
4. Id., p. 55.
5. Titre premier, Dispositions générales, art. 5 Principes de l’activité de l’État régi par le droit, § 1.

⁢iv. Quel droit ?

On peut définir ici le droit comme « un ensemble de règles d’action destinées à mettre de l’ordre dans les relations entre les hommes »[1]. Il ne s’agit donc plus, à proprement parler, des droits que les hommes possèdent, c’est-à-dire des pouvoirs moraux que nous avons étudiés dans le premier tome mais il y a, comme nous le verrons, une relation entre le droit ou les lois, si l’on préfère, et les droits de la personne.

Mais, comme le fait remarquer John Witte⁠[2], si le droit est bien « l’ensemble des normes qui régissent la vie en société », le droit inclut aussi bien les préceptes moraux, les lois de l’État, les règles commerciales ou familiales, les coutumes ou encore les lois de l’Église ! Il faut donc préciser, vu l’objet particulier qui nous intéresse ici et dire que le droit « consiste en un ensemble de normes édictées par l’autorité politique et en leur mise en œuvre par ceux qui sont soumis à sa juridiction ». On considère aujourd’hui, en occident, que l’instauration du droit est la tâche de l’État.

Dès lors, plusieurs questions se posent. En a-t-il toujours été ainsi ? Quelles sont les sources du droit et quelle est sa valeur ?


1. LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, I, Le fondement du droit et de la société, Wesmael-Charlier, 1947, p. 9.
2. Article Droit, in Dictionnaire critique de théologie, sous la direction de J.-Y. Lacoste, PUF, 1998.

⁢a. Dans les sociétés primitives

Avant l’apparition de l’écriture, les règles de vie sont transmises oralement et souvent liées à une spiritualité. Ainsi, par exemple, « dans toutes les sociétés dépourvues d’écritures, les proverbes constituent un code social ; ils véhiculent des normes impératives qui inspirent et orientent la conduite des membres de la société. Pour un Citoyen, il n’y a rien de plus souhaitable que de connaître l’éventail de ses droits et obligations. De l’application adéquate de ceux-ci découle une sagesse qui garantit l’équilibre indispensable à l’existence d’un minimum de solidarité »[1]. Plus simplement encore, ce sont les coutumes et les traditions qui font les « lois » sans s’appuyer sur des institutions spéciales et indépendantes ou sur des décrets qui prévoiraient et puniraient toute transgression. L’ordre qui garantit la cohésion et la survie du groupe repose sur le principe de réciprocité (donnant-donnant), sur la publicité des actions, l’appréciation rationnelle par les personnes elles-mêmes des causes et effets des prescriptions, sur le désir de bien faire ou de paraître⁠[2].

Ces « législations » civiles peuvent être fort développées et perçues comme distinctes des règles imposées par la morale, les convenances, les arts, les métiers, la religion. Ces lois, « loin d’être rigides, absolues ou imposées au nom d’une divinité, sont maintenues par des forces purement sociales, envisagées comme rationnelles et nécessaires, comme élastiques et susceptibles d’adaptation »[3]. Toutefois, on constate, dans ces sociétés, que le mythe joue un grand rôle. Le mythe, qu’il ne faut pas confondre avec le conte ou la légende, « postule une réalité primitive et constitue une justification par les précédents ». Sa fonction « consiste à renforcer la tradition, à lui conférer un prestige et une valeur plus grande, en la faisant remonter à une réalité initiale plus élevée, meilleure, d’un caractère plus surnaturel ».⁠[4]


1. MUEPU MIBANGA Léonard, Songye, Livre des proverbes, Ed. Bouwa, 1988, p. 8.
2. Cf. MALINOWSKI Bronislaw, Moeurs et coutumes des Mélanésiens, Payot, 1933, édition électronique 2002 sur www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htlm.
3. Id., p. 40.
4. Id., p. 110.

⁢b. Le peuple hébreu

La loi du sang

C’est une loi très ancienne dont on trouve un écho dans la Bible⁠[1] et qui aujourd’hui encore hante les esprits et marque les mœurs en bien des endroits⁠[2]. Cette loi de vengeance, très élémentaire témoigne, malgré sa sauvagerie primaire, d’une volonté d’affirmer le droit à la vie pour les membres du clan, de la tribu ou de la famille. Et, une fois de plus, cette loi, du moins dans la Genèse, est aussi la volonté du Seigneur.

La loi du talion

[3]

Cette loi, évoquée en plusieurs endroits de la Bible comme venant aussi de Dieu, marque un progrès d’humanisation par rapport à la précédente. En effet, la proportion de la peine n’est plus de 7 pour 1 ou de 77 pour 7 mais de 1 pour 1. Le but de cette loi est de protéger les hommes contre les appétits excessifs de vengeance. Non seulement cette loi, qui n’est pas systématique, instaure, quand c’est possible, une égalité entre le préjudice et la peine⁠[4] mais elle reconnaît aussi l’égalité des conditions puisqu’elle tend à ne faire acception de personne⁠[5]

Les codes

Il y a, dans l’Ancien Testament, plusieurs codes. Le plus célèbre est le décalogue (Ex 20, 2-17 ; Dt 5, 6-21), auquel s’ajoutent le code de l’alliance (Ex 20, 22 ; 21, 1-37 ; 22, 1-30 ; 23, 1-25), le code deutéronomique (Dt 12 à 26 et le discours de Moïse 27, 15-26) et le code de sainteté (Lv 17 à 25).

Dans les traductions françaises de ces textes, on emploie très souvent le mot droit (corps de lois ou droit du sujet) mais, dans le texte hébreu, différents mots sont employés suivant leur origine religieuse, morale ou juridique⁠[6]. Dans ces différents codes, en effet, sont mêlés le juridique, le moral et le religieux qui est l’élément fondamental. En fait, toutes les règles viennent de Dieu.

Toutefois, comme le Seigneur respecte la liberté de l’homme, celui-ci doit répondre librement aux offres d’alliance que Dieu lui adresse. Ainsi, Moïse, parlant au nom du Seigneur, s’adresse à Israël en ces termes : « Regarde, je te présente aujourd’hui la vie avec le bonheur, et la mort avec le malheur. Si tu écoutes les commandements du Seigneur ton Dieu que je te prescris aujourd’hui, si tu aimes le Seigneur ton Dieu, si tu marches dans ses voies, si tu observes ses commandements, ses lois et ses préceptes, alors tu vivras et tu te multiplieras, et le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays dont tu vas prendre possession. Mais si ton cœur se détourne, si tu n’obéis point, si tu te laisses entraîner à te prosterner devant d’autres dieux et à les adorer, je te déclare aujourd’hui que vous périrez certainement (…). Je prends aujourd’hui à témoin le ciel et la terre contre vous : j’offre à ton choix vie et mort, bénédiction et malédiction. Choisis donc la vie, afin de vivre avec ta postérité, à la condition d’aimer le Seigneur ton Dieu, d’obéir à sa voix et de lui demeurer attaché (…). »[7] Avec plus de netteté encore, Josué offre le choix à Israël:  »« Maintenant donc, craignez le Seigneur et servez-le en toute droiture et fidélité. Eliminez les dieux qu’ont servis vos pères au-delà du Fleuve ainsi qu’en Égypte, et servez le Seigneur. Toutefois, s’il vous déplaît de servir le Seigneur, choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir, soit les dieux qu’ont servis vos pères au-delà du Fleuve, soit les dieux des Amorrites dont vous habitez le pays. Mais moi et ma maison, nous servirons le Seigneur ». Le peuple répondit : « Loin de nous la pensée d’abandonner le Seigneur pour servir d’autres dieux ! ». (…) C’est ainsi que Josué conclut en ce jour-là un accord avec le peuple et lui donna à Sichem, des lois et des prescriptions. Josué consigna cela dans le livre de la loi de Dieu. Il prit ensuite une grande pierre et l’érigea là, sous le chêne qui était dans le sanctuaire du Seigneur. Il dit à tout le peuple : « Voici une pierre qui servira de témoin contre nous, car elle a entendu toutes les paroles que le Seigneur nous a dites ; elle servira de témoin contre vous, afin que vous n’abandonniez pas votre Dieu. » »[8]

Texte très intéressant parce que le peuple est, pourrait-on dire, démocratiquement sollicité de choisir, dans un acte de liberté religieuse, le fondement divin de son droit. Droit consacré alors par une mémoire de pierre, témoin durable de l’accord passé. Le peuple a choisi la pierre d’angle et le caractère de son droit mais ses décrets ne sont plus à discuter.

Shmuel Trigano commente ces textes et bien d’autres en confirmant que « les lois (…) sont comme l’habitation de Dieu ou d’autrui, habitation de l’un parmi les hommes. Israël n’est Israël en somme qu’en vertu de ses lois. (…) Au cœur de la nation, il y a un texte, fondement de son institution dans le passage. (…) L’État (…) n’a pas de maîtrise sur la loi. Roi comme sanhédrin sont au-dessous de la loi. Aucune loi de majorité ne peut modifier la loi, mais elle décide de sa jurisprudence. »[9]


1. On lit dans la Gn (4, 23-24) : « Lamec dit à ses femmes: « Ada et sella, écoutez ma voix ; femmes de Lamec, écoutez ma parole. J’ai tué un homme pour une blessure, et un enfant pour une meurtrissure. Si Caïn doit être vengé sept fois, Lamec le sera septante-sept fois ». Allusion est faite ici à ce que Dieu lui-même avait dit à Caïn : « si l’on tue Caïn, Caïn sera vengé sept fois » (Gn 4, 15).
2. La culture espagnole en témoigne encore aujourd’hui. Songeons au très classique Bodas de sangre de Lorca (1933) ou au film Vengo de Tony Gatlif (2000).
3. Le mot a été emprunté au XIVe siècle au latin talio (Bloch), de talis,( pareil, semblable).
4. « ...il faudra rendre vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure » (Ex 21, 23-25).
5. « Quiconque frappe un homme mortellement sera mis à mort. celui qui aura frappé à mort un animal domestique en donnera un autre : vie pour vie. Si un homme blesse un compatriote, on lui rendra ce qu’il a fait (…). Vous appliquerez cette sentence aussi bien à l’étranger qu’à l’indigène, car je suis le seigneur votre Dieu » (Lv 24, 17-19 et 22). Par contre, « Si un homme, en frappant son esclave ou sa servante, l’atteint à l’œil et le lui fait perdre, il l’affranchira en compensation de son œil ; s’il fait tomber une dent de son esclave ou de sa servante, il l’affranchira en compensation de sa dent » (Ex, 21, 26-27). La discrimination sociale paraît jouer ici en faveur de la personne de condition inférieure. Elle devient libre ce qui n’était pas nécessairement un avantage et le maître est privé d’une richesse.
6. Cf. HARI A. et VERDOODT A., Les droits de l’homme dans la Bible et aujourd’hui, Ed. du Signe, 2001, p. 4.
7. Dt 30, 15-20.
8. Jos 24, 14-16 et 25-27.
9. Philosophie de la loi, L’origine de la politique dans la Tora, Cerf, 1991, pp. 205-206.

⁢c. Dans le monde païen

On trouve ici et des petits textes⁠[1] qui témoignent d’un souci de justice mais aussi des codes qui parfois peuvent être très développés comme celui , très célèbre, d’Hammourabi.

Il régna à Babylone de -1792 à -1750. Il publia un « code » gravé dans une stèle de basalte noir. On y découvre 282 lois. Dans l’introduction, Hammourabi déclare qu’il a été appelé par les dieux « pour promouvoir le bien-être des gens, pour faire prévaloir la justice dans le pays, pour anéantir le méchant et le mauvais et pour que le fort n’opprime pas le faible »[2].

A plusieurs reprises, il est rappelé que le pouvoir royal a été octroyé par les dieux et Hammourabi se présente comme « roi de justice, à qui Shamash[3] a octroyé la vérité ». Clairement, Hammourabi veut donner à ses lois une garantie divine. Ce n’est pas par hasard si, au sommet de la stèle, on voit Hammourabi recevoir d’un dieu le cercle et le bâton, insignes du pouvoir royal. Par le fait même, les lois sont valables dans tout le pays et à travers le temps : « Que le roi qui apparaîtra dans le pays observe les paroles de justice que j’ai écrites sur ma stèle ».

Dans l’ancien Orient, Hammourabi n’est pas le seul législateur même si son œuvre législative l’emporte de loin par son ampleur. Dans les autres textes de lois retrouvés⁠[4], comme dans les lois d’Hammourabi, il s’agit de lutter contre le mal, la violence en particulier et de rendre justice à ceux qui ont été lésés ou maltraités.

En Grèce

Là aussi, petit à petit, l’idée de justice fait son chemin. On se plaît à évoquer le poète Hésiode qui, au VIIIe siècle av. J.-C., distingue les rois « qui rendent de droits jugements » et « ceux qu’accaparent la démesure et les actes funestes ».⁠[5] Mais le véritable progrès apparaît, ici comme ailleurs, avec la loi écrite moins facile à détourner que le droit coutumier. C’est le célèbre Dracon qui en eut l’initiative, à Athènes, en 621 av. J.-C.. Son code très sévère n’a pas laissé un souvenir aussi positif que l’œuvre du sage Solon⁠[6] qui entreprit une vaste réforme judiciaire, sociale et politique. Elle marque une étape importante dans la fondation de la démocratie athénienne. Aristote lui consacra plusieurs pages⁠[7] et soulignera, entre autres, son action en faveur des pauvres dépouillés de leurs terres par les grands propriétaires nobles et menacés d’esclavage à cause de leur endettement. Il cite longuement Solon : « Oui, le but pour lequel j’ai réuni le peuple, me suis-je arrêté avant de l’avoir atteint ? Elle peut mieux que tout autre m’en rendre témoignage au tribunal du temps, la vénérable mère des Olympiens, la Terre noire, dont j’ai alors arraché les bornes enfoncées en tout lieu ; esclave autrefois, maintenant elle est libre. J’ai ramené à Athènes, dans leur patrie fondée par les dieux, bien des gens vendus plus ou moins justement, les uns réduits à l’exil par la nécessité terrible, ne parlant plus la langue attique, tant ils avaient erré en tous lieux ; les autres ici même subissant une servitude indigne et tremblant devant l’humeur de leurs maîtres, je les ai rendus libres. Cela, je l’ai fait par la force de la loi, unissant la contrainte et la justice ; et j’ai suivi mon chemin, jusqu’au bout comme je l’avais promis. J’ai rédigé des lois égales pour le bon et pour le méchant, fixant pour chacun une justice droite. Si un autre que loi avait pris l’aiguillon, un homme pervers et avide, il n’aurait pu retenir le peuple. Car, si j’avais voulu ce qui plaisait alors aux ennemis du peuple ou encore ce que leurs adversaires leur souhaitait, la cité fût devenue veuve de bien des citoyens. C’est pourquoi, déployant toute ma vigueur, je me suis tourné de tous côtés, comme un loup au milieu d’une meute de chiens ».⁠[8]

Au Ve siècle, Euripide⁠[9] fera l’éloge de la démocratie en ces termes : « Notre cité n’est pas au pouvoir d’un seul homme : elle est libre. Son peuple la gouverne : tour à tour, les citoyens reçoivent le pouvoir, pour un an. Elle n’accorde aucun privilège à la fortune. Le pauvre et le riche y ont des droits égaux ».

Même écho chez Thucydide : « Elle a reçu le nom de démocratie parce que son but est l’intérêt du plus grand nombre, et non d’une minorité. Pour les affaires privées, tous sont égaux devant la loi grâce à Solon, mais la considération ne s’accorde qu’à ceux qui ont du mérite. Effectivement, c’est le mérite personnel et non l’appartenance sociale qui fraye les voies des honneurs. Aucun citoyen capable de servir la patrie n’en est empêché par sa condition de pauvre. Libres dans notre vie publique, nous sommes pleins de soumission envers les autorités établies, ainsi qu’envers les lois de la cité, surtout celles qui ont pour objet la protection des faibles ».⁠[10]

Platon

[11]

Dans de ses lettres, Platon explique comment son projet politique est né et quelle est son orientation : « ...au sujet de tous les États existant à l’heure actuelle, je me dis que tous, sans exception, ont un mauvais régime ; car tout ce qui concerne les lois s’y comporte de façon quasi incurable, faute d’avoir été extraordinairement bien préparé sous de favorables auspices ; comme aussi force me fut de me dire, à l’éloge de la droite philosophie, que c’est elle qui donne le moyen d’observer, d’une façon générale, en quoi consiste la justice tant dans les affaires publiques que dans celle des particuliers. Or, les races humaines ne verront pas leurs maux cesser, avant que, ou bien ait accédé aux charges de l’État la race de ceux qui pratiquent la philosophie droitement et authentiquement, ou bien que, en vertu de quelque dispensation divine, la philosophie soit réellement pratiquée par ceux qui ont le pouvoir dans les États ».⁠[12] Tout le projet développé dans la République se trouve dans cet extrait. Seul le philosophe ou le roi-philosophe peut gouverner sagement parce que lui seul est apte à réaliser la justice dans la Cité. Cette aptitude lui vient de la capacité qu’il a de connaître la justice en soi : « il faut (…) appeler philosophes, écrit-il, ceux qui s’attachent en tout à l’essence, et non amis de l’opinion ». « Nous dirons (…) de ceux qui regardent la multitude des belles choses, mais ne voient pas la beauté en soi et sont incapables de suivre celui qui voudrait les amener jusqu’à elle, qui regardent la multitude des choses justes, mais ne voient pas la justice en soi, et ainsi du reste, nous dirons d’eux qu’ils n’ont sur toutes choses que des opinions, mais que des objets de leurs opinions ils n’ont aucune connaissance. (…) Mais que dire de ceux qui contemplent les choses en soi et toujours identiques à elles-mêmes ? Ne s’élèvent-ils pas jusqu’à la connaissance, au lieu de s’en tenir à l’opinion ? (…) Nous dirons donc que ceux-ci embrassent et aiment les choses qui sont l’objet de la science, et ceux-là celles qui sont l’objet de l’opinion ».⁠[13]

La science acquise par les philosophes leur permettront de fonder leur gouvernement sur des principes objectifs et universels car ces philosophes, « regardant la justice comme la chose la plus importante et la plus nécessaire, se mettront à son service, la feront fleurir et organiseront selon ses lois leur cité (…) »⁠[14].

A ceux qui, avec bon sens, font remarquer que cet État idéal n’existe pas, Platon, par l’entremise de son personnage Socrate, répond : « il y en a peut-être un modèle dans le ciel pour qui veut le contempler et régler sur lui son gouvernement particulier ; au reste peu importe que cet État soit réalisé quelque part ou soit encore à réaliser, c’est de celui-là seul, et de nul autre qu’il suivra les lois ».⁠[15]

Platon précisera sa pensée dans Les Lois. Décrivant là, à travers le « mythe de l’âge d’or », le règne de Cronos, le dieu législateur qui assurait aux hommes « une extrême félicité », une « bienheureuse existence », « l’abondance sans bornes » et « la spontanéité », l’Athénien qui, dans ce dialogue, représente le philosophe déclare : « Ce que nous enseigne (…), même à présent, cette tradition, qui est empreinte de vérité, c’est que tout État qui, pour le régir, aura, non point un Dieu, mais quelque mortel, n’offre aux citoyens aucun moyen d’échapper à leurs maux non plus qu’à leurs tracas ; mais au contraire son sens est que nous devons mettre tout en œuvre pour imiter le genre de vie qui existait au temps de Cronos, et que, pour autant qu’en nous il y a d’immortalité, nous devons, en obéissant à ce principe, administrer, aussi bien dans la vie publique que dans la vie privée, nos demeures comme nos Cités, donnant le nom de loi, nomos, à ce qui est une détermination fixée par la raison, noos⁠[16]. Mais que chez un homme, maître unique, que dans un gouvernement du petit nombre, que dans un gouvernement populaire il y ait une âme tendue vers les plaisirs et les convoitises, avide de s’en emplir mais impuissante à les garder, en proie à une maladie cruelle, sans fin ni rémission ; que l’homme dont telle est l’âme vienne à avoir l’autorité, soit sur l’État, soit sur un simple particulier, en foulant aux pieds les lois, alors c’est ce qu’à l’instant je disais, il n’y a pas de moyen de salut ».

L’Athénien reprend alors, dans un discours aux citoyens, l’ensemble de la leçon : « la Divinité qui, suivant l’antique tradition, tient en mains le commencement, le milieu et la fin de tout ce qui existe, en réalise, par la droite voie de Nature, la complète révolution. Toujours elle est suivie de près par Justice, qui venge la loi divine en châtiant ceux qui s’en écartent : Justice, que suit en s’attachant humblement, posément, ses pas celui qui veut mener une vie heureuse_ (…). » Que doit faire dès lors l’homme raisonnable ? Il doit faire « cortège à la Divinité ». Suivant « l’antique maxime que le semblable sera cher à son semblable, si celui-ci est dans la juste mesure », le sage « sera cher à la Divinité, puisqu’il lui ressemble ». Imitant Dieu, « mesure de toutes choses », le sage a des « obligations d’inspiration divine » (devoirs envers les parents, les enfants, les proches, les concitoyens, les hôtes) et, à ce niveau, « c’est le détail des lois elles-mêmes qui, en persuadant certaines choses, en réprimant par la force et les pénalités certains caractères qui ne cèdent pas à la persuasion, achèvera sur ces points, pourvu que les dieux nous aident de leurs avis, la félicité, l’heureuse condition de la Cité ».⁠[17]

Dans les livres XI et XII des Lois, Platon offrira un projet très détaillé de législation idéale.

Retenons, en tout cas, la volonté, pour mettre fin aux désordres des Cités, d’appuyer le gouvernement des hommes sur des réalités immuables qui les dépassent et doivent les éclairer, de donner le pouvoir à celui qui connaît ces réalités supérieures, valeurs en soi, qui éclaireront la législation. La loi divine doit inspirer la législation par l’entremise d’un homme désintéressé, qui est guidé par sa raison et non par ses appétits.

Aristote

[18]

Disciple de Platon, Aristote va développer une pensée originale qui va mettre en question un certain nombre d’éléments essentiels de la philosophie de son maître. Ainsi, Aristote critiquera l’État platonicien jugé utopique.

Même s’il parle, comme Platon, du juste en soi, de l’essence de la justice ou de la législation idéale, Aristote réfléchit aussi en sociologue. Il examine les législations concrètes pour ensuite discerner le juste et le souhaitable. C’est pourquoi Aristote rédigea une collection de 158 traités où il exposait les institutions politiques d’un grand nombre d’États⁠[19]. Mais seule la Constitution d’Athènes nous est parvenue presque en entier. Aristote y décrit les 11 premières constitutions d’Athènes avant de présenter plus en détail la constitution en vigueur de son vivant.

« ...il est clair qu’en matière de constitution (…), il appartient à la même science d’étudier quelle est la forme idéale et quel caractère elle présentera pour être la plus conforme à nos vœux si aucune circonstance extérieure n’y met obstacle, quelle est aussi celle qui s’adapte aux différents peuples et à quels peuples (…) ; la même science étudiera encore une troisième forme de constitution dépendant d’une position de base (…).

En dehors de tout cela, il faut connaître encore la forme de constitution qui s’adapte le mieux à tous les États en général, puisque la plupart des auteurs qui ont exposé leurs vues sur l’administration des cités, même si par ailleurs ils s’expriment avec justesse, n’en font pas moins fausse route dans le domaine de la pratique. On doit, en effet, considérer non seulement la constitution idéale mais encore celle qui est simplement possible, et pareillement aussi celle qui est plus facile et plus communément réalisable par tous les États. »[20]

Quels sont les principes fondamentaux qu’établit le philosophe sur la base de son observation ?

Quand Aristote tente de définir l’essence de l’homme, il ne la présente pas comme une Idée ainsi que faisait son maître Platon : « Il apparaît comme impossible que l’essence soit séparée de ce dont elle est essence ; comment donc les Idées, qui sont les essences des choses, seraient-elles séparé&es des choses ? »[21]. Le concept ne contient la réalité qu’il désigne qu’en puissance. L’essence d’homme, par exemple, n’existe en acte qu’incarnée dans un homme particulier. « On serait bien embarrassé, dit-il encore, de préciser l’utilité que retirerait un tisserand ou un charpentier de la connaissance de ce Bien en soi et dans quelle mesure la contemplation de cette Idée faciliterait la pratique de la médecine ou de la stratégie. Ce n’est pas non plus de cette façon que le médecin, de toute évidence, considère la santé ; il n’a d’attention que pour la santé de l’homme ou, mieux même, de tel homme en particulier. »⁠[22]

Comment Aristote définit-il l’essence de l’homme ?

Il met en avant deux éléments : l’homme est un être vivant possédant la parole et un animal politique. Autrement dit, l’homme n’est vraiment homme, explique Virginie Mayet, « que s’il vit sous le règne de la loi (par opposition à l’autorité d’un maître). L’humanité est donnée à l’homme en puissance, il doit ensuite la faire passer à l’acte et cela passe par une participation à la vie politique de la Cité. La parole prend alors une dimension fondamentale, elle permet à la Cité d’exister. Ainsi, pour vivre hors de la Cité, « il faut être soit une bête soit un dieu ».⁠[23]

Voyons cela plus en détail.

L’homme est naturellement social, raisonnable et moral. « La Cité est une réalité naturelle, et l’homme est par nature un être destiné à vivre en cité (animal politique) : celui qui est sans cité est, par nature et non par hasard, un être dégradé ou supérieur à l’homme (…). Seul d’entre les animaux, l’homme a la parole. Sans doute les sons de la voix expriment-ils la douleur et le plaisir ; aussi les trouve-t-on chez les animaux en général : leur nature leur permet seulement de ressentir la douleur et le plaisir et de se les manifester entre eux. Mais la parole (logos), elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite le juste et l’injuste. Tel est, en effet, le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les valeurs ; or c’est la possession commune de ces valeurs qui fait la famille et la cité »[24]. « Il est évident que la cité existe par nature et qu’elle est antérieure à chaque individu ; en effet, si chacun isolément ne peut se suffire à lui-même, il sera dans le même état qu’en général une partie à l’égard du tout ; l’homme qui ne peut pas vivre en communauté ou qui n’en a nul besoin, parce qu’il se suffit à lui-même, ne fait point partie de la cité ; dès lors, c’est un monstre ou un dieu. La nature est donc à l’origine de l’élan qui pousse tous les hommes vers une telle communauté ; mais le premier qui la constitua fut cause de très grands biens. Si l’homme, en effet, à son point de perfection, est le meilleur des êtres, il est aussi, quand il rompt avec la loi et avec le droit, le pire de tous. L’injustice la plus intolérable est celle qui possède des armes ; or l’homme est naturellement pourvu d’armes au service de la prudence morale et de la vertu, mais il peut en user précisément pour des fins opposées. Aussi est-il, sans la vertu l’être le plus impie et le plus féroce, le plus bassement porté vers les plaisirs de l’amour et du ventre. La vertu de justice est une valeur politique ; or c’est l’exercice de la justice qui détermine ce qui est juste ».⁠[25]

Un sentiment naturel, inné, nous porte donc vers les autres. C’est ce qu’Aristote appelle la philia, ou amitié, dans un sens large que Léon XIII, par exemple, emploiera encore⁠[26]. Toutefois, cette philia, notons-le, n’est pas instinctive. C’est ce que veut indiquer Aristote en précisant que les sons de la voix, chez l’homme, sont des paroles⁠[27]. Cette philia est d’ailleurs un bien à poursuivre : « l’œuvre de la politique consiste surtout, de l’avis général, à engendrer l’amitié ; aussi dit-on que la vertu est utile, car il est impossible à ceux qui sont injustes les uns avec les autres, d’être amis entre eux »[28]. Pour Aristote comme pour Platon, la vie en société est finalisée⁠[29]. Platon parlait du Bien, Aristote, plus concrètement, parlera de la « vie bonne » comme fin de la société. « ...Les hommes ne s’associent pas en vue de la seule existence matérielle, mais plutôt en vue de la vie heureuse (car autrement une collectivité d’esclaves ou d’animaux serait un État, alors qu’en réalité c’est là une chose impossible, parce que ces êtres n’ont aucune participation au bonheur ni à la vie fondée sur une volonté libre), et ils ne s’associent pas non plus pour former une simple alliance défensive contre toute injustice, et pas davantage en vue seulement d’échanges commerciaux et de relations d’affaires les uns avec les autres »[30]. Une cité « se réalise entre groupements de familles ou entre villages pour une vie achevée et suffisante à elle-même, autrement dit pour une vie heureuse et honnête. C’est donc en vue d’actions droites que doit s’instituer la communauté politique, mais nullement en vue de la vie en commun »[31]. « Toute cité est une sorte de communauté, et (…) toute communauté est constituée en vue d’un certain bien (car c’est en vue d’obtenir ce qui leur paraît comme un bien que tous les hommes accomplissent toujours leurs actes) ; il en résulte clairement que, si toutes les communautés visent un bien déterminé, celle qui est la plus haute de toutes et englobe tous les autres, vise aussi, plus que les autres, un bien qui est le plus haut de tous. Cette communauté est celle qui est appelée cité, c’est la communauté politique ».⁠[32] « La société formée par plusieurs agglomérations constitue l’État politique, société parfaite puisqu’elle en est au point de se suffire absolument à elle-même. Formée à l’origine simplement pour satisfaire les besoins élémentaires de la vie, elle atteint finalement la possibilité de vivre bien ».⁠[33] Et il est clair, comme dit plus haut, que le bien dont parle Aristote, « ce n’est plus l’Idée du Bien, qui a raison de Modèle. C’est le Bien lui-même, en tant qu’il a raison de Fin »[34].

L’État, chez Aristote, a donc une fin morale : « La communauté politique existe en vue de l’accomplissement du bien »[35]. Plus précisément encore : « Tous les États qui (…) se préoccupent d’une bonne législation, portent une attention sérieuse à ce qui touche la vertu et le vice chez les citoyens ».⁠[36] Dans l’Ethique à Nicomaque, traitant de la nature du bien, Aristote le définit comme « la fin en vue de quoi tout le reste est effectué »[37] . Mais les fins sont multiple et donc imparfaites. Quel est alors le Souverain Bien, parfait ? Celui qui est poursuivi pour lui-même, fin parfaite qui se suffit à elle-même. « Or le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d’une autre chose ».⁠[38] Quelle est maintenant la nature du bonheur ? Pour y arriver, il faut définir « la fonction de l’homme ». Sa fonction propre. Ce n’est ni le fait de vivre, ni la vie sensitive puisque ces « fonctions », il les partage avec d’autres êtres. Ne reste qu’ »une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée, d’une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée. (…) S’il en est ainsi ; si nous posons que la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d’un homme vertueux est d’accomplir cette tâche, et de l’accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l’est selon l’excellence qui lui est propre : - dans ces conditions, c’est donc que le bien de l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, an accord avec la plus excellente d’entre elles. Mais il faut ajouter : « et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps »[39]. Et la plus excellente des vertus est la « sophia », c’est-à-dire la vie contemplative.

Ayant une fin morale, l’État doit être gouverné par des hommes particulièrement vertueux : « ... ceux qui apportent la contribution la plus importante à une société fondée sur ces bases ont dans l’État une part plus grande que ceux qui, tout en leur étant égaux ou même supérieurs en liberté et en naissance, leur sont inégaux en vertu civique, ou que ceux qui, tout en les dépassant en richesses, leur sont inférieurs en vertu ».⁠[40] A la question de savoir « si la vertu est la même pour un homme de bien et pour un bon citoyen », Aristote répond : « …​on ne peut pas bien commander quand on n’a pas soi-même obéi. Et tandis que la vertu d’un gouvernant est différente de celle d’un gouverné, il faut que le bon citoyen ait la science et l’aptitude à la fois de commander et d’obéir, et la vertu d’un citoyen consiste à avoir la science du gouvernement des hommes libres, dans un sens comme dans l’autre. Et dès lors ces deux aptitudes sont le propres d’un homme de bien ; et si la modération et la justice sont d’une espèce différente quand elles résident dans un gouvernant, car la modération et la justice d’un citoyen gouverné mais libre sont aussi d’une espèce différente, il est évident que la vertu de l’homme de bien, par exemple sa justice, ne saurait être une, mais qu’elle revêt des formes différentes qui le rendront propre tantôt à commander et tantôt à obéir, de la même façon que modération et courage sont autres dans un homme et dans une femme (…). Or la prudence est de toutes les vertus la seule qui soit propre à un gouvernant, car les autres vertus, semble-t-il, doivent nécessairement appartenir en commun et aux gouvernants et aux gouvernés (…). »⁠[41]

La loi

Pour bien comprendre, à présent, la pensée d’Aristote en matière de loi, il n’est peut-être pas inutile de se rappeler ici le distinguo célèbre opéré par Ferdinand Tönnies entre Gemeinschaft (communauté) et Gesellshaft (société)⁠[42] : « Tout ce qui est confiant, vivant exclusivement ensemble est compris comme la vie en communauté (…). La société est ce qui est public (…) La communauté est la vie commune vraie et durable ; la société est seulement passagère et apparente. Et l’on peut, dans une certaine mesure, comprendre la communauté comme un organisme vivant, la société comme un agrégat mécanique et artificiel ». Aristote déjà distingue, au contraire de nombreux traducteurs, la koinônia qui « désigne à la fois la communauté comme groupe et le fait d’avoir quelque chose en commun » et la polis , qui est la cité ou l’État, c’est-à-dire « le groupe humain formant un tout qui se suffit (autarcie) en vue d’une vie heureuse ».⁠[43]

Cette précision éclaire cette affirmation d’Aristote : « ...il y a deux sortes de droit, le droit non écrit et le droit déterminé par la loi »[44].

Plus précisément, il y a, d’une part, la loi commune naturelle, non écrite, « loi commune dont (les règles non écrites) semblent faire l’accord de tous »[45] et, d’autre part, la coutume et la loi écrite qui inaugure le droit à proprement parler. Solange Vergnières appelle la loi commune, le « juste naturel » et englobe coutume et loi écrite dans le « juste politique »[46].

qu’est-ce que le « juste naturel », la « loi commune » ?

Aristote nous éclaire : « J’appelle loi commune (…) celle qui est conforme à la nature ; car il y a quelque chose sur lequel tous ont quelque divination, c’est ce qui est par nature le juste ou l’injuste communs ».⁠[47]

qu’entend-il par « nature »⁠[48] ?

« …​la nature de chaque chose, explique Aristote, est précisément sa fin. Ce qu’est chacun des êtres quand il a atteint son développement complet, c’est cela que nous appelons sa nature propre, qu’il s’agisse d’un homme, d’un cheval ou d’une famille »[49]. Ainsi, pour prendre l’exemple de la vie conjugale et familiale, « …​la divinité, dans sa prévoyance, a (…) organisé la nature de l’homme et celle de la femme en vue de leur vue commune. Il y a entre leurs diverses facultés, une répartition qui fait qu’elles ne sont pas toujours adaptées au même but, mais que quelques-unes sont orientées vers des objets opposés et tendent ainsi à un résultat commun ».⁠[50]

« …​il faut d’abord que s’unissent ceux qui, pour la génération ne peuvent se passer l’un de l’autre, c’est-à-dire l’homme et la femme. Cette disposition n’est pas l’effet d’un choix arbitraire. Chez l’homme, comme chez les animaux et les végétaux, la nature a scellé l’appétit de laisser après soi un autre, semblable à soi-même ». ⁠[51]

« …​l’affection est, semble-t-il, un sentiment naturel du père pour sa progéniture et de celle-ci pour le père, non seulement chez l’homme mais encore chez les oiseaux et la plupart des animaux ; les individus de même race ressentent aussi une amitié mutuelle, principalement dans l’espèce humaine, et c’est pourquoi nous louons les hommes qui sont bons pour les autres. Même au cours de nos voyages au loin nous pouvons constater à quel point l’homme ressent toujours de l’affinité et de l’amitié pour l’homme. L’amitié semble aussi constituer le lien des cités, et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu’à la justice même ; en effet, la concorde, qui paraît bien être un sentiment voisin de l’amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs, alors que l’esprit de faction, qui est son ennemi, est ce qu’ils pourchassent avec le plus d’énergie. Et quand les hommes sont amis, il n’y a plus besoin de justice, tandis que s’ils se contentent d’être justes ils ont en outre besoin d’amitié, et la plus haute expression de la justice est, dans l’opinion générale, de la nature de l’amitié ».⁠[52]

« L’amour entre mari et femme semble bien être conforme à la nature, car l’homme est un être naturellement enclin à former un couple, plus même qu’à former une société politique, dans la mesure où la famille est quelque chose d’antérieur à la cité et de plus nécessaire qu’elle, et la procréation des enfants une chose plus commune aux êtres vivants. Quoi qu’il en soit, chez les animaux, la communauté ne va pas au-delà de la procréation, tandis que dans l’espèce humaine la cohabitation de l’homme et de la femme n’a pas seulement pour objet la reproduction, mais s’étend à tous les besoins de la vie ; car la division des tâches entre l’homme et la femme a lieu dès l’origine, et leurs fonctions ne sont pas les mêmes ; ainsi, ils se portent une aide mutuelle, mettant leurs capacités propres au service de l’œuvre commune. C’est pour ces raisons que l’utilité et l’agrément semblent se rencontrer à la fois dans l’amour conjugal. Mais cet amour peut aussi être fondé sur la vertu, quand les époux sont gens de bien : car chacun d’eux a sa vertu propre, et tous deux mettront leur joie en la vertu de l’autre. »[53]

Aristote souligne dans l’homme et dans la femme une « loi » qu’ils ne se sont pas donnée à eux-mêmes, qui est inscrite dans leur « nature », donnée par la « divinité ».

Cette « loi commune » implique-t-elle l’égalité de tous les êtres humains ?

Aussi illogique que cela puisse paraître à première vue, Aristote ne tirera pas toutes les conséquences de ce qu’il vient d’établir, embarrassé peut-être, penseront certains, par le poids de la culture ambiante, non seulement grecque mais aussi universelle. En réalité, sa philosophie et l’habitude multiséculaire de l’esclavage, d’une part, son attention aux réalités complexes, d’autre part, l’amènent à une prise de position moyenne par rapport aux thèses en présence à l’époque⁠[54]: « …​le principe suivant lequel il y a, d’une part, les esclaves par nature, et, d’autre part, les hommes libres par nature, n’est pas absolu. On voit encore qu’une pareille distinction existe dans des cas déterminés où il est avantageux et juste pour l’un de demeurer dans l’esclavage et pour l’autre d’exercer l’autorité du maître, et où l’un doit obéir et l’autre commander, suivant le type d’autorité auquel ils sont naturellement destinés, et par suite suivant l’autorité absolue du maître, tandis que l’exercice abusif des cette autorité est désavantageux pour les deux à la fois (car l’intérêt est le même pour la partie et pour le tout, pour le corps et pour l’âme, et l’esclave est une partie de son maître, il est en quelque sorte une partie vivante du corps de ce dernier, mais une partie séparée ; de là vient qu’il existe une certaine communauté d’intérêt et d’amitié entre maître et esclave, quand leur position respective est due à la volonté de la nature ; mais s’il n’en a pas été ainsi, et que leurs rapports reposent sur la loi et la violence, c’est tout le contraire qui a lieu). » ⁠[55]

Il n’empêche qu’Aristote voit ou sent « chez le banni, le vaincu, l’esclave en fuite, le défunt également[56], bref chez celui qui n’a plus de statut social, quelque chose de « sacré » (qui) demeure (et) dont chacun peut avoir la « divination ». »[57]

De même pour la femme : « …​dans les rapports du mâle et de la femelle, le mâle est par nature supérieur, et la femelle inférieure, et le premier est l’élément dominateur et la seconde l’élément subordonné. C’est nécessairement la même règle qu’il convient d’appliquer à l’ensemble de l’espèce humaine (…) ».⁠[58] Même si Aristote parle de l’importance d’une éducation appropriée pour les filles, celles-ci resteront exclues de la vie citoyenne mais bénéficieront de la philanthrôpia, de l’ »amitié » qui limite, mesure, l’autorité du père, du mari, du maître parce qu’ils appartiennent à la même espèce que ces êtres plus fragiles que sont l’enfant, l’épouse, l’esclave. Cette amitié s’appuie sur la perception d’une certaine similitude et non sur la conviction d’une dignité égale⁠[59].

En fait, tout s’explique si, abandonnant nos références, nous constatons que le « juste » chez Aristote relève de la justice distributive qui veut que l’on donne à chacun « ce qui est conforme à son mérite »[60]. La femme a droit à ce qui lui est dû en tant que femme, comme l’esclave a droit à ce qui lui est dû en tant qu’esclave. Femme et esclave ont moins de mérite que l’époux et maître et lui sont subordonnés et chacun sera traité « conformément au statut qui correspond à sa nature »[61].

L’égalité ne se conçoit qu’entre égaux : « Les actions d’un homme ne peuvent plus être nobles s’il n’est pas moralement supérieur à ses subordonnés autant qu’un homme est supérieur à une femme, un père à ses enfants ou un maître à ses esclaves ; par conséquent, celui qui transgresse (l’égalité originelle) ne saurait jamais, après coup, accomplir rien d’assez noble pour réparer ce qu’il a une fois perdu en s’écartant de la vertu. Car pour les individus qui sont semblables, le bon et le juste consistent dans l’exercice de leurs droits à tour de rôle (les semblables sont à tour de rôle gouvernants et gouvernés), cette alternance étant quelque chose d’égal et de semblable ; mais que des avantages inégaux soient donnés à des égaux et des avantages dissemblables à des semblables, cela est contre nature, et rien de ce qui est contre nature n’est bon. »[62]

Cette « loi commune » n’est pas une loi strictement humaine car elle est aussi observable chez les autres êtres animés ou non. La nature donne à chaque être une place dans une hiérarchie. Cette loi de l’ordre cosmique, qui légitime l’inégalité sert, comme le montre Antigone, à revendiquer contre l’injustice, à dénoncer l’abus. Sert-elle au « juste politique » ?

qu’est-ce que le « juste politique » ?

Ce « juste politique » qui englobe la coutume et la loi écrite, « n’existe qu’entre ceux dont les relations mutuelles sont régies par la loi »[63]. Ce « juste politique, précise encore Aristote, est d’une part naturel, d’autre part conventionnel ».⁠[64]

Le juste naturel en politique ne dépend pas des opinions humaines mais n’est pas pour autant à confondre avec une loi commune, universelle, immuable⁠[65]. Seule une constitution peut être naturellement juste c’est-à-dire propre à réaliser la finalité naturelle de telle cité, qui est toujours de bien faire vivre ensemble.

Cela signifie que le juste naturel, ici, est toujours particulier, fonction des circonstances historiques et géographiques, fruit de l’inventivité humaine. Cela signifie aussi qu’il existe différentes constitutions légitimes⁠[66] dans la mesure où elles peuvent garantir la « convivialité ».

Le rôle des coutumes et conventions est de permettre l’application concrète du juste naturel. La convention n’est donc pas arbitraire. Elle est aussi finalisée par le bien vivre en commun de tous. De tous, qu’ils soient citoyens ou non, comme les femmes et les esclaves exclus de la vie politique par « nature » et les métèques empêchés par statut. Et donc, institutions et conventions corrigeront éventuellement les inégalités naturelles.

Quant à l’autorité, si, dans les communautés non-politiques, elle est tributaire de la nature dans le chef du père, du mari, du maître, il n’en va pas de même sur le plan politique où l’autorité qui n’appartient de droit à personne, se fonde sur la constitution et non sur la nature⁠[67].

Importance de la loi

La loi tire son autorité de la constitution. Elle ne se fonde pas sur un droit universel ni sur des valeurs morales mais elle n’est pas non plus arbitraire⁠[68]. Il n’y a de loi, écrit Aristote, « que pour des hommes chez lesquels l’injustice peut se rencontrer, puisque la justice légale est une discrimination du juste et de l’injuste. Chez les hommes, donc, où l’injustice peut exister, des actions injustes peuvent aussi se commettre chez eux (…), actions qui consistent à s’attribuer à soi-même une part trop forte des choses en elles-mêmes bonnes, et une part trop faible des choses en elles-mêmes mauvaises. C’est la raison pour laquelle nous ne laissons pas un homme nous gouverner, nous voulons que ce soit la loi, parce qu’un homme ne le fait que dans son intérêt propre et devient tyran ; mais le rôle de celui qui exerce l’autorité, est de garder la justice, et gardant la justice, de garder aussi l’égalité. Et puisqu’il est entendu qu’il n’a rien de plus que sa part s’il est juste (car il ne s’attribue pas à lui-même une part trop forte des choses en elles-mêmes bonnes, à moins qu’une telle part ne soit proportionnée à son mérite ; aussi est-ce pour autrui qu’il travaille, et c’est ce qui explique la maxime la justice est un bien étranger (…)), on doit donc lui allouer un salaire sous forme d’honneurs et de prérogatives. Quant à ceux pour qui de tels avantages sont insuffisants, ceux-là deviennent tyrans ».⁠[69]

Tout homme est soumis à la loi, même le magistrat, même l’homme excellent.

« Exiger que la loi commande, explique-t-il, c’est, semble-t-il, exiger que Dieu et l’intelligence seuls commandent »[70]. Dieu ne peut être, vu ce qui a été dit plus haut, interprété comme une référence à une loi divine mais plutôt comme un élément présent dans l’intelligence même de l’homme. Dans un autre texte, Aristote dit encore que « la loi est un logos⁠[71] qui provient d’une certaine prudence et intelligence »[72].

C’est dire l’importance de l’intelligence. « Intelligence sans désir »[73] pour éviter la sauvagerie, c’est-à-dire la démesure à laquelle tout homme, même le meilleur, risque de céder sans le garde-fou des lois. Tout homme se soumet plus facilement à la loi qu’à un autre homme parce qu’elle est « être de raison », impersonnelle et impartiale. Elle commande et elle juge⁠[74].

C’est dire l’importance de la prudence, vertu politique par excellence, comme nous le verrons plus longuement dans la suite. Elle est nécessaire parce que, même si l’on doit préférer la raison à la tradition dans l’élaboration de la loi, il convient de prêter attention aux mœurs et aux habitudes, aux coutumes car « les lois conformes aux coutumes ont plus d’autorité et concernent des choses de plus de poids que les lois conformes aux règles écrites »[75]. Aristote n’est pas obsédé par la fondation coûte que coûte d’une nouvelle constitution, révolutionnaire, il préfère travailler à l’adaptation de la constitution existante aux réalités changeantes⁠[76]. C’est du simple réalisme politique. Le souci de la raison alliée à la prudence empêche Aristote de céder à l’excès traditionaliste comme à l’excès rationaliste.

La prudence est aussi nécessaire dans l’application de la loi, l’élaboration des règles particulières, des décrets, des décisions ponctuelles et dans les jugements à prononcer face aux manquements. Il faut pouvoir respecter l’esprit de la loi, avoir le souci du juste milieu, se montrer parfois indulgent, arbitrer des conflits, etc..

Les stoïciens

[77]

Pour le problème qui nous préoccupe, l’apport essentiel des stoïciens est « l’idée d’un droit rationnel cosmopolite qui fonde la croyance que notre système de valeurs juridiques s’impose au monde entier ».⁠[78]

Pour le comprendre il faut se rappeler que pour les stoïciens, la nature est le tout de la réalité. Tout ce qui existe est corps. Les corps sont constitués de deux principes, l’un agit, c’est le « feu artiste », Dieu, le Logos (la raison divine) et l’autre subit, c’est la matière indéterminée. Tout l’univers est ainsi organisé rationnellement, ordonné par une Providence appelée aussi Destin. Ainsi que l’écrit Diogène Laërce⁠[79], « Dieu est un vivant immortel, raisonnable, parfait, intelligent, bienheureux, ignorant tout mal, faisant régner sa providence sur le monde et sur tout ce qui s’y trouve. Il n’a pas de forme humaine. Il est l’architecte de tout et comme le père ».⁠[80]

La nature donc ne peut être mauvaise puisqu’elle est animée partout par la raison divine. La morale consiste donc à vivre en suivant la nature. Suivre la nature, c’est suivre la raison qui est en nous et, par là, et suivre Dieu⁠[81]. Tous les hommes parce qu’ils sont tous des êtres rationnels animés par la même Providence sont recommandés les uns aux autres. L’homme est naturellement sociable : « Ce monde que tu vois, qui embrasse le domaine des hommes et des dieux, est un : nous sommes les membres d’un grand corps. La nature nous a créés parents, nous tirant des mêmes principes et pour les mêmes fins. Elle a mis en nous un amour mutuel et nous a faits sociables. Elle a fondé l’équité et la justice ; en vertu de ses lois constitutives, c’est une plus grande misère de faire le mal que de le subir. Fidèles à son commandement, soyons toujours prêts à tendre une main secourable: qu’elle soit dans nos cœurs et sur nos lèvres la maxime du poète: « Homme, j’estime que rien de ce qui touche à l’homme ne m’est étranger ». Montrons-nous solidaires étroitement les uns des autres, étant faits pour la communauté. La société humaine est pareille à une voûte dont la chute serait inévitable sans une mutuelle résistance des matériaux, moyennant quoi l’édifice tient »[82].

Comment les stoïciens réagissent-ils devant l’esclavage ? Sénèque écrit à Lucilius : « Veux-tu bien songer que cet homme que tu appelles ton esclave est sorti de la même semence que toi, jouit du même ciel, est ton égal pour respirer, ton égal pour vivre, ton égal pour mourir ».⁠[83]

Et vis-à-vis des femmes ? Comme on avait demandé au philosophe stoïcien Rufus Musonius⁠[84] si les femmes aussi doivent étudier la philosophie, il répondit: «  Les femmes ont reçu des dieux la même raison que les hommes, raison dont nous usons dans nos relations mutuelles et par laquelle nous distinguons à propos de chaque chose si elle est bonne ou mauvaise, et belle ou laide. De même la femme a les mêmes sens que l’homme, voir, entendre, sentir et le reste. De même l’un et l’autre sexe ont les mêmes membres corporels et l’un n’en a pas plus que l’autre. Outre cela l’inclination et la liaison intime naturelle avec la vertu n’appartiennent pas seulement aux hommes mais aussi aux femmes. Car elles ne sont pas moins naturellement disposées que les hommes à se plaire aux actions belles et justes et à rejeter les contraires. S’il en va ainsi, pourquoi donc conviendrait-il aux hommes de chercher et d’examiner comment ils vivront correctement, ce qui est mener la vie philosophique, et cela ne conviendrait-il pas aux femmes ? Est-ce parce qu’il convient que les hommes soient vertueux et que les femmes ne le soient pas ? »

Dans le même esprit, Epictète⁠[85] déclare : « Si ce que les philosophes disent de la parenté de Dieu et des hommes est exact, que reste-t-il à l’homme, sinon à répéter le mot de Socrate, quand on lui demandait de quel pays il était ? Il ne disait jamais qu’il était d’Athènes, ou de Corinthe, amis qu’il était du monde. Pourquoi dire en effet que tu es d’Athènes, et non pas plutôt de ce petit coin de la ville où ton pauvre corps a été jeté à ta naissance ? N’est-il pas clair que ton nom d’Athénien ou de Corinthien tu le tires d’un lieu plus vaste qui comprend non seulement ce coin-là, mais encore ta maison tout entière, et généralement tout l’espace où ont été engendrés tes aïeux jusqu’à toi ? Celui donc qui prend conscience du gouvernement du monde, qui sait que la plus grande, la plus importante, la plus vaste des familles est l’ensemble des hommes et de Dieu, que Dieu a jeté ses semences non seulement dans mon père et mon aïeul, mais dans tout ce qui est engendré et croît sur terre, et principalement dans les êtres raisonnables, parce que, en relation avec Dieu par la raison, ils sont seuls de nature à participer à une vie commune avec lui, pourquoi un tel homme ne dirait-il pas : je suis du monde, je suis fils de Dieu ? »

Cicéron

Héritier de Platon et d’Aristote, Cicéron⁠[86] a été aussi influencé par les premiers stoïciens dont il va reprendre et accentuer les thèses essentielles.

On retrouve l’idée d’une nature bonne : « Tout ce que repousse la nature est un mal, tout ce qu’elle recherche un bien »[87] ; une nature finalisée car animée par la Providence : « si la nature administre ainsi les parties du monde, nécessairement elle prend du monde le même soin et son gouvernement est tel qu’aucun reproche ne puisse lui être adressé car eu égard aux matériaux sur lesquels son action s’exerce, elle a produit ce qui pouvait être le meilleur »[88]

Cette nature mue par le Logos est source d’un droit naturel. « Nous sommes nés, écrit Cicéron, pour la justice et le droit a son fondement non dans une convention mais dans la nature »[89]. « La droite raison est effectivement la loi vraie, elle est conforme à la nature, répandue chez tous les êtres raisonnables, ferme, éternelle ; elle nous appelle à notre devoir par un impératif et nous détourne de la faute (…). Cette loi ne tolère aucun amendement. (…) Dieu est l’inventeur d’une loi qui n’a pas besoin d’interprétation ou de correction puisqu’elle est présente en tous les êtres rationnels ; elle est la même à Athènes ou à Rome, hier et demain. Celui qui ne la respecte pas se fuit lui-même pour avoir méprisé na nature de l’homme »[90]

La position est claire. Tous les hommes participent à la même nature humaine. Ils sont essentiellement égaux donc et la même loi naturelle les unit et les guide : « On doit (…) avoir en tout un seul but: identifier son intérêt particulier à l’intérêt général ; ramener tout à soi, c’est dissoudre complètement la communauté des hommes.

Si la nature prescrit de prendre soin d’un homme pour cette seule raison qu’il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous ; s’il en est ainsi, nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle, et ; en conséquence, il est interdit par la loi naturelle d’attenter aux droits d’autrui ; or le premier antécédent est vrai, donc le dernier conséquent l’est aussi ; car il est absurde de dire, comme certains, que l’on n’enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c’est une autre affaire ; les gens qui parlent ainsi décident qu’ils n’ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu’ils ne forment avec eux aucune société en vue de l’utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association civile.

Mais dire qu’il faut bien tenir compte de ses concitoyens, mais non des étrangers, c’est détruire la société du genre humain, et avec elle supprimer la bienfaisance, la libéralité, la bonté, la justice ; et pareille négation doit être jugée comme une impiété envers les dieux immortels ; car c’est eux qui ont institué entre les hommes cette société que l’on renverse ; car le lien le plus étroit de cette association, c’est la pensée qu’il est plus contraire à la nature, étant homme, de dérober le bien d’un homme pour son avantage personnel que s’exposer à tous les contretemps qui peuvent atteindre notre corps, nos biens extérieurs et même notre âme, sans injustice de notre part ; car cette seule vertu est la reine et la maîtresse de toutes les vertus »..⁠[91]

Commentant ce dernier texte, Denis Collin⁠[92] souligne le progrès apporté par la pensée stoïcienne : « bien que la conception aristotélicienne du droit soit aussi une conception fondée sur le droit naturel (…), la Cité d’Aristote est nécessairement close et limitée puisqu’elle doit être autarcique pour être libre ». Chez Cicéron, comme chez les stoïciens, l’homme est d’abord « citoyen du monde », ce qui, même après 2000 ans de christianisme n’est pas encore évident pour tout le monde⁠[93].

Mais, Collin note aussi que le point de départ de la pensée de Cicéron est une « prémisse non discutée, admise comme évidence : la nature nous commande de prendre soin d’autrui ». Si la nature n’est pas assimilée à Dieu, comment justifier une telle injonction ? « Si la nature est modèle, c’est parce qu’elle est l’expression directe de la loi divine. Pour un athée ou un agnostique, il n’y a en revanche aucune raison pour que la nature fournisse a priori le modèle des lois humaines. La société étant instituée entre tous les hommes par les dieux est sacrée. Cette identité entre loi divine et loi de nature, fondatrice de l’universalité de la communauté humaine se retrouve dans le christianisme, première religion qui se donne le monde comme arène (catholikos veut dire universel). »

Le droit romain

Le droit romain va exercer une influence considérable à travers les siècles. Dès le 1er siècle av. J.-C. Il disposait d’une jurisprudence très élaborée.

Ce sont des juristes romains⁠[94] qui, aux alentours du IIe siècle, vont distinguer le droit civil (ius civile), le droit des gens (ius gentium) et le droit naturel (ius naturale).

« Le droit civil est l’ensemble des règles et procédures qui concernent les actions, les personnes et les biens dans une société donnée ; le droit des gens est l’ensemble des principes, coutumes et doits communs à plusieurs sociétés ; il est à la base des traités et des relations diplomatiques ; le droit naturel est un ensemble de principes immuables perçus par la raison ; leur autorité est souveraine, et ils doivent l’emporter en cas de conflit juridique ou diplomatique »[95].


1. Par exemple, l’Instruction d’Amenépopé qui, vers le VIIIe siècle av. J.-C., recommande : « Ne ris pas d’un aveugle, na taquine pas un nain, ne fais pas de tort au boiteux, l’étranger aussi a droit à l’huile de ta jarre. Dieu souhaite que tu respectes les pauvres, plutôt que d’avoir commerce avec les grands » (HARI A., VERDOODT A., op. cit., p. 36). Ce sont, certes, des recommandations morales marquée du sceau de la divinité mais qui témoignent d’une volonté de protéger les faibles, ce qui est un premier rôle de la loi.
2. Lois de l’Ancien Orient, Cahiers Évangile, Cerf, juin 1986.
3. Dieu soleil, « le Grand Juge des cieux et de la terre, qui conduit en bon ordre ceux qui sont pourvus de vie…​ ».
4. On peut citer les lois dites d’Our-Nammou (2111-2094), les lois de Lipit-Ishtar (1934-1924), d’Eshnounna (IIe millénaire), les lois assyriennes compilées à la fin du IIe millénaire et les lois hittites (vers 1400).
5. Des travaux et des jours, v. 223 et 238.
6. Vers 640-558. Il fut élu archonte en 594. Il a évoqué son œuvre politique dans des poèmes que Plutarque, notamment, a recueillis (Solon).
7. Constitution d’Athènes, V à XII.
8. Op. cit., XII, 4.
9. Euripide (480-406) prête à Thésée ces propos in Suppliantes, v. 404 et svts.
10. , Eloge funèbre attribué à Périclès, lors de la commémoration de la bataille de Marathon. In Histoire de la guerre du Péloponèse, Belles Lettres, 1953, II, 65.
11. 428-348 av. J.-C..
12. Lettre VII, Aux parents et amis de Dion.
13. La République, Livre V.
14. Id., Livre VII. Cette réflexion est éclairée par le « mythe de la caverne » décrit dans ce livre. Le philosophe est celui qui, sorti de la caverne où vivent les hommes, est allé vers la lumière et a vu le soleil. La caverne est le lieu de l’illusion, du passager, de l’opinion. Le philosophe doit dépasser cela pour trouver le vrai, l’immuable.
15. Id., Livre IX.
16. L’édition de la Pléiade note que Platon, dans des jeux de mots intraduisibles, « fait dériver (…) le mot qui signifie « loi », nomos, de celui qui signifie « raison », « intellect », noos (…) ; de plus les déterminations que fixe la raison sont une « répartition » (…), un partage de droits entre les individus associés » (Œuvres complètes, Tome II, NRF, 1950, p. 1550).
17. Les Lois, Livre IV.
18. 384-322 av. J.-C..
19. On en trouve un écho dans la Politique où, après avoir critiqué longuement la constitution de Platon, il examine rapidement celles de Phaléas, Hippodamos de Milet, Lacédémone, Crête, Carthage, Solon (II, 1-12, 1260 b 25-1274 b 25).
20. Politique, IV, 1, 1288 b 20. Aristote continue: « …​ ce qu’il faut, c’est introduire un ordre d’une nature telle que des hommes, partant de leurs constitutions existantes, soient amenés sans peine à l’idée d’un changement et à la possibilité de le réaliser, attendu que redresser une constitution n’est pas un moindre travail que d’en construire une sur des bases nouvelles (…). L’homme d’État doit être capable d’apporter son aide aux constitutions existantes (…). Or cela lui est impossible, s’il ignore le nombre des espèces de constitutions. En réalité, certains pensent qu’il n’existe qu’une sorte de démocratie et une sorte d’oligarchie, mais ce n’est pas exact. » (Id. 1289 a).
21. Métaphysique Z, 991b.
22. Ethique à Nicomaque, I, 6.
23. Lexique d’Aristote, 1998, disponible sur www.geocities.com/Athens/Oracle/3099/Lexarist.htm
24. Politique, I, 2, 1253 a.
25. Politique, I, 2, 1253 a 25.
26. Cf. CA, n° 10: « …le principe de solidarité (…) apparaît comme l’un des principes fondateurs de la conception chrétienne de l’organisation politique et sociale. Il a été énoncé à plusieurs reprises par Léon XIII (RN, 21-22) sous le nom d’ »amitié » que nous trouvons déjà dans la philosophie grecque. Pie XI (QA, III) le désigna par le terme non moins significatif de « charité sociale », tandis que Paul VI (Homélie de clôture de l’Année Sainte, 25-12-1975), élargissant le concept en fonction des multiples dimensions de la question sociale, parlait de « civilisation de l’amour ». »
27. Deux psychologues américains ont établi expérimentalement que, dès le premier jour de sa vie extra-utérine, le nouveau-né reconnaît la voix humaine: « le mouvement du nouveau-né est synchronisé avec la parole de l’adulte: participation interactionnelle et acquisition du langage » (Science, 1974, n° 183, p. 99 et svtes, cité in MOURRAL Isabelle et MILLET Louis, Traité de philosophie, Gamma, 1988, p. 211).
28. Ethique à Eudème, VII, 1, 25.
29. Dans sa Physique (II, 198a-199b), Aristote a montré que « tout ce qui, dans l’univers, devient, a une raison d’être, car la fin donne la raison de l’acte de l’agent » (cf. CLEMENT Marcel, La soif de la sagesse, L’Escalade, 1979, p. 239). Dans son Traité de l’âme (414 a 15), il a, de même, établi que l’âme est la finalité du corps et non le contraire. Dans sa Métaphysique, il déclare que « la Cause finale meut comme objet de l’amour et toutes les autres choses meuvent du fait qu’elles sont elles-mêmes mues ». En fin, dans l’Ethique à Nicomaque (1094a 1-5), il est dit que « toute délibération réfléchie et toute action tendent vers un bien ». Il serait donc étonnant que la politique échappe à cette omniprésence de la fin.
30. Politique, III, 9, 1280 a 30.
31. Politique, III, 9, 1280 b 40-1281 a. Autre traduction : « …​un État est la communauté des familles et des villages dans une vie parfaite et indépendante, c’est-à-dire, selon nous, dans le fait de vivre conformément au bonheur et à la vertu. Nous devons donc poser en principe que la communauté politique existe en vue de l’accomplissement du bien, et non pas seulement en vue de la vie en société ».
32. Politique, I, 1, 1252 a. « Même s’il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité, de toutes façons, c’est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender le bien de la cité ; car le bien est évidemment désirable quand c’est celui d’un particulier. Mais son caractère est plus beau et plus divin quand c’est celui d’un peuple, ou d’États entiers » (Ethique à Nicomaque, I, 1, 1094 b 5).
33. Politique, I, 2, 1252 b 29-30. Pour « vivre bien », deux choses sont nécessaires : la vertu et une suffisance raisonnable de biens matériels : « la vie la meilleure, pour un particulier ou pour les États, c’est celle qui est fondée sur la vertu quand une quantité suffisante de biens économiques permettent qu’on puisse participer aux actes conformes à la vertu » (Politique, VII, 1,1324 a). Nous en reparlerons.
34. CLEMENT Marcel, op. cit., p. 239.
35. Politique, III, 9, 1281 a.
36. Politique, III, 9, 1280 b 5. Aristote continue: « Par où l’on voit aussi que la vertu doit être l’objet du soin vigilant de l’État véritablement digne de ce nom et qui ne soit pas un État purement nominal, sans quoi la communauté devient une simple alliance, qui ne diffère des autres alliances conclues entre États vivant à part les uns des autres que par la position géographique ; et la loi n’est alors qu’une convention, elle est, suivant l’expression du sophiste Lycophron, une simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes, mais elle est impuissante à rendre les citoyens bons et justes ».
37. I, 5, 1097 a 15.
38. I, 5, 1097 a 30-1097 b.
39. I, 6, 1097 b 20.
40. Id..
41. Politique, III, 4, 1277 b 10.
42. Sociologue et philosophe allemand (1855-1936) in Communauté et société : catégories fondamentales de la sociologie pure, PUF, 1944, pp. 3-5.
43. Vocabulaire établi par F. et C. Khodoss, in Aristote, Morale et politique, Textes choisis, PUF, 1961, p. 192. Notons que ces auteurs ne respectent pas ce distinguo et traduisent konônia par cité !.
44. Ethique à Nicomaque, IX, 3..
45. Rhétorique, I, 10, 1368 b 8-9.
46. In Ethique et politique chez Aristote, PUF, 2000, notamment pp. 199-219 où l’auteur explique la nature et la fonction des lois selon le Stagirite. Nous suivrons son explication.
47. Rhétorique 13, 1373 b 5 sq.
48. Lalande relève 11 sens au mot nature et fait remarquer que « dès l’antiquité, ce mot présente toute la variété de significations qu’il a conservée chez les modernes ; et qu’en outre la plupart des écrivains l’emploient dans toutes ses acceptions. Il n’est pas rare de le rencontrer en deux sens différents à quelques lignes de distance, et parfois dans la même phrase ». Il conclut « qu’il y aurait grand avantage à réduire autant que possible l’usage de ce mot (…) ». Il propose donc d’employer, suivant les cas, « principe vital », « essence », « instinct », « tempérament », « univers », « déterminisme ». A propos de nature dans « lois de la nature » ou « droit naturel », qui désigne le principe fondamental de tout principe normatif et les règles idéales, parfaites, Lalande signale que ce sens « tend à tomber en désuétude » et que « s’il y a un principe suprême des jugements normatifs, il faut l’appeler du seul nom qui lui soit propre, le Bien, et ne pas entretenir par un terme équivoque la confusion traditionnelle des jugements de fait et des jugements de valeur ».
49. Politique, I, 2, 1252 b 30.
50. Economique, 1343 b 25-30.
51. Politique, I, 2, 1252 a 25-30.
52. Ethique à Nicomaque, VIII, 1, 1155 a 15.
53. Ethique à Nicomaque, VIII, 14, 1162 a 15. Notons qu’Aristote, dans le même ouvrage, condamne l’homosexualité et l’adultère (cf. BOUCHARD Guy, La « paideia » homosexuelle : Foucault, Platon et Aristote, www.bu.edu/wcp/Papers/Gend/GendBouc.htm)
54. Certains considéraient (Socrate et Platon) que « économie domestique, pouvoir sur l’esclave , pouvoir politique et pouvoir royal sont une seule et même chose » ; d’autres (certains sophistes) pensaient que « la puissance du maître sur l’esclave est contre nature, parce que c’est seulement la convention qui fait l’un esclave et l’autre libre, mais que selon la nature il n’y a entre eux aucune différence ; et c’est ce qui rend aussi cette distinction injuste, car elle repose sur la force ». (Politique, I, 3, 1253 b 15).
55. Politique, I, 6, 1255 b 5. Un peu plus haut, il écrit: « Ainsi, c’est la nature qui a distingué la femelle et l’esclave (la nature n’agit nullement à la façon mesquine des fabricants de couteaux de Delphes, mais elle affecte une seule chose à un seul usage ; car ainsi chaque instrument atteindra sa plus grande efficacité, s’il sert à une seule tâche et non à plusieurs). » (Id., I, 2, 1252 b).
56. Pour illustrer la « loi commune », Aristote cite l’exemple célèbre d’Antigone, dans la pièce qui lui est consacrée en 441 av. J.-C., par Sophocle (495(?)-405 ). Créon emporté par son pouvoir et son orgueil, interdit la sépulture au rebelle Polynice. Antigone outrepasse l’ordre et justifie la transgression de cette loi : « C’est que Zeus, à mes yeux, n’en était pas l’auteur, et qu’au foyer des dieux souterrains, la Justice n’a point de telles lois fait présent aux humains. J’ignorais qu’en vertu de tiennes ordonnances une simple mortelle eût droit de piétiner des principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point d’hier, mais de tout temps, vivantes lois dont nul ne connaît l’origine. » ( Episode II, v. 450-457). Aristote commente ce passage : « Une loi commune est celle qui vient de la nature, car il y a un juste et un injuste naturellement universels, que tous les peuples devinent sans qu’il y ait pour cela entre eux ni communication préalable ni convention. C’est là ce que dit littéralement l’Antigone de Sophocle quand elle soutient qu’il est juste d’ensevelir Polynice malgré la défense qui en a été faite, attendu que c’est là un droit de la nature. » (Rhétorique, I, 13, 2).
57. VERGNIERES Solange, op. cit., p. 201.
58. Politique, I, 5, 1254 b 10.
59. Comme le fait remarquer S. Vergnières, on ne peut pas parler de « droits naturels » de la personne parce qu’Aristote ne reconnaît pas la liberté comme caractère fondamental de la nature humaine.
60. Politique V, 1, 1301 b 36.
61. VERGNIERES S., op. cit., p. 204.
62. Politique, VII, 3, 1325 b.
63. Ethique à Nicomaque , V, 10, 1134 a 30-31.
64. Id., V, 10, 1134 b 18-19.
65. La justice naturelle est « celle qui a partout la même force et ne dépend pas de telle ou telle opinion ; légale, celle qui à l’origine peut être indifféremment ceci ou cela, mais qui une fois établie, s’impose (…).
   Certains sont d’avis (les sophistes pour qui l’injustice est naturelle et la justice le résultat d’un contrat) que toutes les prescriptions juridiques appartiennent à cette dernière catégorie, parce que, disent-ils, ce qui est naturel est immuable et a partout la même force (comme c’est le cas pour le feu, qui brûle également ici et en Perse), tandis que le droit est visiblement sujet à variations. Mais dire que le droit est essentiellement variable n’est pas exact d’une façon absolue, mais seulement en un sens déterminé. Certes, chez les dieux, pareille assertion n’est peut-être pas vraie du tout (entre eux, règne une justice immuable) ; dans le monde, du moins, bien qu’il existe aussi une certaine justice naturelle, tout dans ce domaine est cependant passible de changement ; néanmoins on peut distinguer ce qui est naturel et ce qui n’est pas naturel. Et parmi les choses qui ont la possibilité d’être autrement qu’elles ne sont, il est facile de voir quelles sortes de choses sont naturelles et quelles sont celles qui ne le sont pas mais reposent sur la loi et la convention, tout en étant les unes et les autres pareillement sujettes au changement ». (Ethique à Nicomaque, V, 10, 1134 b 15).
66. Ce sont les constitutions monarchiques, aristocratiques et démocratiques (en fait, Aristote désigne ce régime comme celui d’un État populaire constitutionnel) à ne pas confondre avec la tyrannie, l’oligarchie et la démagogie (qu’il appelle démocratie) qui sont le produit de leur corruption. Dans ces dérives despotiques, ce n’est plus la loi qui commande mais un seul homme, quelques-uns ou la masse.
67. C’est le contraire de ce que l’on voit chez Rousseau et, à sa suite, dans de États où le peuple est déclaré seul souverain. Le peuple souverain la constitution tandis que, pour Aristote, c’est la constitution qui peut légitimer la souveraineté du peuple.
68. Notons qu’en d’autres endroits, Aristote, très platonicien, insiste sur le fait que l’homme politique doit connaître le « juste en soi » qui lui permettra de déterminer le juste et le bon. Ce juste en soi est suspendu « aux essences premières existant par elles-mêmes selon leur nature éternelle » (cf. MAYET V., op. cit.).
69. Ethique à Nicomaque, V, 10, 1134 a 30, 1134 b.
70. Politique, III, 16, 1287 a 29-30.
71. A la fois « règle » et « raison » (KHODOSS F. et C., op. cit.).
72. Ethique à Nicomaque ,X, 9, 1180 a 21-22.
73. Politique, III, 16, 1287 a 32.
74. Cf. Politique, III, 16, 1287 b 18. Le magistrat est juste s’il juge conformément à la loi.
75. Politique III, 16, 1287 b 5-6.
76. La Constitution d’Athènes est la meilleure illustration de cette attitude.
77. Cette école de philosophie a été fondée au IIIe siècle av. J.-C. par Zénon de Cittium ; Cléanthe et Chrysippe. Ses plus illustres représentants sont certainement, au Ier siècle av. J.-C., Cicéron, au Ier siècle de notre ère, Sénèque, Epictète et Plutarque puis, au IIe siècle, l’empereur Marc-Aurèle. Sur l’influence exercée par le stoïcisme dans l’histoire de la philosophie, on peut lire BRIDOUX André, Le stoïcisme et son influence, Librairie philosophique Vrin, 1966, pp. 191-238.
78. LAGREE Jacqueline (professeur de philosophie à l’Université de Rennes 1), Le naturalisme stoïcien, Conférence au Lycée Chateaubriand, Rennes, 2-10-2001, sur http://perso.wanadoo.fr/chateaubriand/lagree.htm . On peut toutefois citer cet extrait du sophiste Antiphon (Ve s. av. J.-C.) : « Ceux qui sont de bonne famille, nous les respectons et les honorons ; ceux qui sont de chétives maisons, nous ne les respectons ni ne les honorons ; en quoi nous nous comportons comme des Barbares les uns vis-à-vis des autres. Le fait est que, par nature, nous sommes tous et en tout de naissance identique, Grecs et Barbares ; et il est permis de constater que les choses qui sont nécessaires de nécessité naturelle sont communes à tous les hommes (…). Aucun de nous n’a été distingué à l’origine comme Barbare ou comme grec : tous nous respirons l’air par la bouche et par les narines » (Fragments).
79. IIIe siècle. In Vies et opinions des philosophes, VII, 147.
80. Cette description ne doit pas nous induire ne erreur : les stoïciens identifient Dieu et la nature comme en témoignent ces extraits de Sénèque : « La nature a fait tout cela pour moi. Tu ne comprends pas qu’en prononçant ce nom tu ne fais que donner au dieu un autre nom ? qu’est-ce d’autre que la nature sinon Dieu et la raison divine, immanente à la totalité du monde ainsi qu’à ses parties ? De quelque nom qu’on puisse appeler Dieu pour caractériser sa puissance, ses noms peuvent être aussi nombreux que ses bienfaits. Il peut être appelé Providence, nature, monde, Destin, Hercule ou Mercure » (Des bienfaits (De beneficiis) IV, 7) ; « Veux-tu appeler Dieu la nature ? Tu ne pècheras point : c’est de lui en effet que naissent toutes choses. Veux-tu appeler Dieu le tout ? Tu ne te tromperas point. C’est de lui que tout a pris naissance, nous vivons de son souffle. Veux-tu voir en lui le monde ? Tu n’auras pas tort ; il est tout ce que tu vois, contenu tout entier dans ses œuvres et se soutenant par sa propre puissance » (Questions naturelles II, 45).
81. Reste, bien sûr, le problème de la liberté. L’homme soit accepte le destin, s’accorde à la raison universelle par son âme qui est une parcelle du feu divin en lui, soit se révolte et se met en marge de la grande cité que le monde forme.
82. SENEQUE, Lettres à Lucilius, 95, 52-53.
83. Id., 9, 17-18.
84. Ier s. ap. J.-C., in Cahier évangile (supplément), n°52, Vie et religions dans l’Empire romain, Cerf, pp. 77-78.
85. Environ 50-130. Entretiens IX, 1-10.
86. 106-43 av J.-C.. Pour établir la justice, il pense, comme Platon et comme l’histoire le lui a révélé, que l’action d’un homme supérieur peut être décisive. A défaut, la loi peut établir l’égalité de droit : « …​lorsque la multitude sans ressources était opprimée par les possesseurs de grandes richesses, on avait recours à un homme supérieur en vertu, qui, en garantissant les plus faibles de l’injustice et en établissant des règles d’équité, astreignait les grands comme les petits à un régime d’égalité de droits. L’établissement des lois eut les mêmes motifs que celui des rois ; on a toujours cherché l’égalité des droits : sans quoi il n’y aurait pas de droit du tout ; si l’on obtenait ce résultat grâce à un homme juste et honnête, l’on était satisfait ; mais quand on n’y réussissait pas, on inventa les lois qui tenaient toujours et avec tous un seul et même langage. Il est clair que l’on avait l’habitude de choisir, pour les mettre au pouvoir, les hommes qui avaient, dans la multitude, une grande réputation de justice ; si par surcroît on les tenait aussi pour prudents, il n’était rien que l’on pensait ne pouvoir atteindre sous leur autorité » (De officiis, XII, 41-42).
87. Tusculanes III, §7.
88. De natura deorum (Sur la nature des dieux), II, XXXIII, 85.
89. De legibus (Des lois), I, X, 28.
90. De republica, III.
91. In De officiis, III, VI. (Des devoirs).
92. Professeur de philosophie, auteur notamment de Morale et justice sociale, Seuil. Cf. http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/cicero.htm
93. Qui aujourd’hui peut sincèrement reprendre à son compte l’affirmation de Montesquieu : « Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime » (758). Sa justification peut paraître très stoïcienne: « Je suis homme avant d’être Français, je suis nécessairement homme et je ne suis Français que par hasard » (350) (Mes pensées, Folio, 2014 ).
94. Gaius (110-180), Ulpien (?-228) et Pomponius (IIe s).
95. In Lacoste, art. Droit.

⁢d. Dans le monde chrétien

Au début de l’ère chrétienne, la vie des croyants sera balisée par des textes comme ceux de la Didachè[1] et de la Didascalie[2] qui règlent la liturgie, la prière, les sacrements, l’organisation de la communauté et de la hiérarchie, touchent également la vie sociale et l’exercice de la charité. De tels documents s’appuient sur le décalogue, l’enseignement du Christ et des Apôtres.

Lorsqu’au IVe siècle, le christianisme devint religion officielle de l’empire, il apparut à quelques-uns que le droit romain dérivait pour l’essentiel du droit naturel « où l’on voyait maintenant l’expression des commandements de Dieu inscrits dans le cœur et la conscience de tous et transcrits dans la Bible, en particulier dans le décalogue et dans les béatitudes. Le droit civil et le droit des gens devinrent ainsi les moyens de confirmer les préceptes essentiels de la loi morale et naturelle ».⁠[3]

Dans un premier temps, celui du césaro-papisme, on vit entrer dans le droit romain des considérations touchant à la Trinité, aux sacrements, à la liturgie, aux hérésies, etc.⁠[4]. Quand, à partir du XIe siècle, on vit en Occident l’Église déterminée à s’émanciper du pouvoir temporel, c’est elle qui prétendit exercer une juridiction propre sur tout homme, chrétien ou non, dans les questions religieuses comme dans les questions civiles. Elle légiféra, par exemple, sur les héritages, les contrats, les crimes et délits moraux ou idéologiques. A partir du XIIe siècle se constitua le droit canon⁠[5] qui exerça une très grande influence sur le droit civil, le droit constitutionnel et le droit social. De plus, nombre de particuliers eurent recours aux tribunaux ecclésiastiques pour leurs affaires.

La mise au point décisive de saint Thomas

L’enseignement de saint Thomas sur la loi est incontournable car, comme nous le constaterons, il nourrit encore aujourd’hui la pensée de l’Église qui, à ce point de vue, est restée inchangée depuis l’analyse de l’illustre théologien.

Saint Thomas relit Aristote et Cicéron en partant de l’affirmation de l’existence d’un Dieu -Amour, personnel, origine et fin de toutes choses et en s’appuyant, comme le philosophe grec, sur les réalités terrestres observées et méditées.

Saint Thomas commence par définir la loi comme « une ordination de la raison en vue du bien commun, établie par celui qui a la charge de la communauté, et promulguée »[6] ; ou, autrement dit, « une règle fondée en raison (…), dirigeant vers le bien commun, sous l’impulsion du Prince, la communauté des citoyens à qui elle est promulguée »[7].

Notons, dans cette définition, l’importance de la raison. Déjà chez les Grecs et les Latins, nous l’avons vu, la raison était « considérée comme ce qu’il y a de plus divin dans l’homme »[8]. Elle l’est a fortiori pour un chrétien qui sait que l’homme a été créé à l’image de Dieu⁠[9]. La raison, en effet, seule est capable de discerner la fin des actes humains, surtout leur fin ultime, et de lui ordonner les moyens de l’atteindre ou, du moins, d’y tendre. La fin d’une cité, c’est le bien commun. Dans la cité, la raison législative est celle de celui qui représente la communauté et qui adhère à ce bien commun, celui que nous pouvons appeler le Prince, autrement dit, l’État, l’autorité légitime qui fera appliquer la loi.

Saint Thomas distingue ensuite les différentes sortes de lois : loi éternelle, loi naturelle, loi humaine, loi divine⁠[10] et loi de concupiscence⁠[11]. Comme saint Thomas, nous nous arrêterons principalement aux trois premières.

La loi éternelle

« …​de même qu’en tout artisan préexiste la raison des choses qui sont effectuées par son art, ainsi faut-il qu’en tout gouvernant préexiste la raison de l’ordre qui réglera les actes qu’auront à accomplir ceux qui sont soumis à son gouvernement. Et tout comme la raison des choses à faire par l’art reçoit le nom d’art ou d’exemplaire des œuvres réalisées, ainsi la raison directrice des actes sujets mérite le nom de loi, une fois assurés les autres éléments qui entrent dans la définition de la loi.

Or c’est par sagesse que Dieu est créateur de toutes les choses ; vis-à-vis desquelles il est comme un artisan vis-à-vis de ses œuvres. Il est aussi le gouverneur de tous les actes et de toutes les motions que l’on trouve en chacune des créatures.

Par conséquent, de même que la raison de la divine sagesse, en tant qu’elle a créé toutes choses, reçoit le nom d’art ou d’exemplaire ou d’idée, de même aussi la raison de la divine sagesse qui meut toutes choses à la fin qui leur est due, mérite-t-elle le nom de loi.

Il suit de là que la loi éternelle n’est rien autre que la raison de la divine sagesse, en tant qu’elle dirige tous les actes et toutes les motions. »[12] Cette loi n’est pas connaissable en elle-même mais on peut en connaître quelque chose par ses effets « car toute connaissance de la vérité est comme un reflet et une participation de la loi éternelle, qui est l’immuable vérité (…). Or la vérité, tous la connaissent de quelque façon, au moins quant aux principes communs de la loi naturelle. Pour le reste, ils participent à la connaissance de la vérité, les uns plus, les autres moins ; et par suite, ils connaissent aussi plus ou moins la loi éternelle ». ⁠[13]

Pour saint Thomas, « toutes lois, dans la mesure où elles participent d’une droite raison, dérivent de la loi éternelle ».⁠[14]

Si la loi éternelle est la raison du gouvernement divin, « tout ce qui est soumis au gouvernement divin, l’est aussi à la loi éternelle ; ce qui, au contraire, n’est pas soumis au gouvernement éternel, ne l’est pas davantage à la loi éternelle.

Cette distinction peut être éclairée par un exemple emprunté à ce qui nous concerne. Il n’y a, en effet, que ce qui peut être réalisé par l’homme qui soit soumis au gouvernement humain ; mais ce qui relève de la nature même de l’homme, échappe à ce gouvernement : par exemple que l’homme ait une âme ou soit doté de deux pieds et de deux mains. Ainsi donc est soumis à la loi éternelle tout ce qui se trouve dans les êtres créés par Dieu, qu’il s’agisse de choses nécessaires ou de choses contingentes. Mais ce qui se rapporte à la nature ou à l’essence divine, n’est pas sujet de la loi éternelle ; cela se confond plutôt avec cette loi même ».⁠[15]

Tous les êtres créés par Dieu sont soumis à la loi éternelle de deux manières : « suivant que la loi éternelle est participée sous forme de connaissance ; ou par mode d’action et de passivité, en tant que participée sous forme de principe interne d’activité. C’est précisément de cette seconde manière que les créatures sans raison sont soumises à la loi éternelle (…). Par ailleurs, la créature raisonnable tout en possédant ce qui lui est commun avec tous les autres êtres créés, a cependant en propre cet élément d’être douée de raison. C’est pourquoi elle se trouve être soumise à la loi éternelle à un double titre: d’abord, parce qu’elle a une certaine connaissance de la loi éternelle (…) ; et de plus parce qu’il existe en toute créature raisonnable un penchant naturel vers ce qui est conforme à la loi naturelle : « Nous sommes, en effet, naturellement enclins à être vertueux », dit Aristote ».⁠[16]

La loi naturelle

« La loi naturelle n’est pas autre chose qu’une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable ».⁠[17] Cette loi est à la fois divine c’est-à-dire inscrite en l’homme par Dieu mais humaine dans la mesure où elle est aussi œuvre de la raison. C’est ce qui explique sa permanence et ses éclipses.

Le principe fondateur de cette loi naturelle est qu’il faut faire le bien et éviter le mal : « de même que l’être est, en tout premier lieu, objet de connaissance proprement dite, de même le bien est la première notion saisie par la raison pratique qui est adaptée à l’action. En effet, tout ce qui agit, le fait en vue d’une fin qui a valeur de bien. C’est pourquoi le principe premier, pour la raison pratique, est celui qui se base sur la notion de bien, à savoir qu’il faut faire et rechercher le bien et éviter le mal. Tel est le premier précepte de la loi. C’est sur cet axiome que se fondent tous les autres préceptes de la loi naturelle (…). »⁠[18]

Quels sont-ils ? Le bien ayant valeur de fin, sont saisis comme des biens « toutes les choses auxquelles l’homme se sent porté naturellement (…) ». Et  »c’est selon l’ordre même des inclinations naturelles que se prend l’ordre des préceptes de la loi naturelle ».

Saint Thomas en énumère trois.

En tant qu’être, « l’homme se sent d’abord attiré à rechercher le bien correspondant à sa nature, en quoi il est semblable à toutes les autres substances : en ce sens que toute substance quelconque recherche la conservation de son être, selon sa nature propre. Selon cet instinct, tout ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire de cette vie, c’est-à-dire la mort, relèvent de la loi naturelle ».

En tant qu’animal, « en second lieu, il y a dans l’homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux, conformes à la nature, qui lui est commune avec les autres animaux. Ainsi, appartient à la loi naturelle ce que l’instinct naturel apprend à tous les animaux, par exemple l’union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc.. »

Puisqu’il est animal raisonnable, « en troisième lieu, on trouve dans l’homme un attrait vers le bien conforme à sa nature d’être raisonnable, qui lui est propre ; ainsi se sent-il un désir naturel de connaître la vérité sur Dieu et de vivre en société. En suite de quoi appartient à la loi naturelle tout ce qui relève de cet attrait propre : part exemple qu’il évite l’ignorance, ou ne fasse pas de tort à son prochain avec lequel il doit entretenir des rapports, et en général toute autre prescription de ce genre ».⁠[19]

Cette loi est-elle la même pour tous ? St Thomas répond que « la loi de nature est identique pour tous, dans ses premiers principes généraux, tout autant selon sa rectitude objective que selon la connaissance qu’on peut en avoir. Quant à certaines de ses applications particulières qui sont comme les conclusions des principes généraux, elle est identique pour tous dans la plupart des cas selon la rectitude objective et selon la connaissance qu’on en possède : toutefois, en quelques cas, elle peut comporter des exceptions, d’abord dans sa rectitude objective elle-même, à cause de certains obstacles spéciaux (de la même façon que les natures soumises à la génération et à la corruption manquent leurs effets, accidentellement, à raison des obstacles rencontrés) ; elle comporte encore des exceptions quant à la connaissance que l’on a d’elle-même ; c’est la conséquence de ce fait que certaines personnes ont une raison déformée par la passion, par une coutume perverse ou par une mauvaise disposition de la nature. Ainsi jadis, chez les peuples germains, le brigandage n’était pas considéré comme une iniquité, alors qu’il est expressément contraire à la loi naturelle ».⁠[20]

Il est intéressant de noter, à cet endroit, comment saint Thomas répond à ceux qui disent que la loi naturelle n’est pas unique pour tous dans la mesure où elle serait contenue dans la Loi et dans l’Évangile alors que tous ne leur obéissent pas. « Cette phrase, explique saint Thomas, ne doit pas être comprise en ce sens que tout ce qui est compris dans la loi mosaïque et dans l’Évangile, relève de la loi naturelle, puisque beaucoup de leurs prescriptions sont au-dessus de la nature ; mais en ce sens que tout ce qui est de la loi de nature s’y trouve pleinement exposé. Aussi bien Gratien, après avoir dit que « le droit naturel est celui qui est contenu dans la Loi et l’Évangile », ajoute immédiatement pour illustrer d’un exemple sa pensée : « En vertu de ce droit, chacun reçoit l’ordre de faire à autrui ce qu’il veut qu’on lui fasse à lui-même ». »[21]

Se pose alors la question de savoir si la loi de nature peut subir des modifications. La réponse de saint Thomas nous introduit tout doucement aux réflexions qu’il fera sur la loi humaine. En effet, la loi naturelle peut être changée de deux manières. « d’une part, on peut lui ajouter certaines prescriptions ; et rien n’empêche, en ce sens, que la loi naturelle subisse un changement. De fait, on a ajouté à la loi naturelle - soit par la loi divine, soit par les lois humaines, - beaucoup de choses qui sont utiles à la vie de l’homme. d’autre part, on peut concevoir un changement dans la loi naturelle, par mode de suppression, en ce sens qu’une prescription pourrait disparaître de la loi de la nature, alors qu’elle en faisait partie auparavant ? De cette manière, la loi de nature est absolument immuable, quant à ses préceptes premiers. Mais pour ses préceptes seconds dont nous avons dit (…) qu’ils étaient comme des conclusions propres toutes proches des premiers principes, la loi naturelle ne change pas, au point que son contenu ne soit toujours juste, au moins dans la plupart des cas. Toutefois, il peut y avoir, et à titre d’exception, en raison de certaines causes spéciales qui mettent obstacle à l’application de tels préceptes (…). »⁠[22]

La loi humaine

Avec Aristote, saint Thomas commence par affirmer la nécessité des lois « pour la paix et la vertu humaines (…). Ainsi s’exprime le Philosophe : « L’homme, s’il est parfaitement vertueux, est le meilleur des animaux ; mais s’il est privé de loi et de justice, il est le pire d’entre eux » ; car pour assouvir ses passions et ses cruautés, l’homme possède des armes dont les autres animaux sont dépourvus ».⁠[23]

Ceci dit, la question cruciale est de savoir si les lois humaines dérivent de la loi naturelle.

« Saint Augustin déclare : « Il ne semble pas que ce soit une loi, celle qui ne serait pas juste ». C’est pourquoi une loi n’a de valeur que dans la mesure où elle participe à la justice. Or dans les affaires humaines, une chose est dite « juste » du fait qu’elle est droite, conformément à la règle de la raison. Mais la règle première de la raison est la loi de nature, comme il ressort des articles précédents. Partant, toute loi portée par les hommes n’a valeur de loi que dans la mesure où elle dérive de la loi de nature. Si elle dévie, en quelque point, de la loi naturelle, ce n’est déjà plus une loi, mais une corruption de la loi.

Il faut savoir cependant qu’il y a une double dérivation de la loi naturelle : d’une part, comme des conclusions par rapport aux principes ; d’autre part, comme des déterminations quelconques de règles générales et indéterminées. Le premier mode ressemble à celui de diverses sciences où les conclusions démonstratives se tirent des principes. Quant au second mode, il ressemble à ce qui se passe dans les arts quand les modèles communs sont déterminés à une œuvre particulière ; tel est le cas de l’architecte qui doit préciser la détermination de la forme générale « maison » à telle ou telle forme d’habitation. En résumé, certaines dispositions légales dérivent des principes généraux de la loi naturelle à titre de conclusions : ainsi le précepte « il ne faut pas tuer » peut dériver comme une conclusion du principe : « il ne faut pas faire le mal ». Mais certaines dispositions légales dérivent des mêmes principes à titre de détermination : ainsi la loi de nature prescrit que celui qui commet une faute, soit puni ; mais qu’il soit puni de telle peine, cela est une détermination de la loi de nature.

On retrouve donc ces deux sortes de dispositions légales dans la loi humaine. Mais celles qui relèvent du premier mode, sont contenues dans la loi humaine non seulement comme prescrites par cette loi, mais elles tiennent une partie de leur pouvoir de la loi naturelle. Quant à celles qui répondent au deuxième mode, elles ne tiennent leur pouvoir que de la loi humaine seule ».⁠[24]

Un peu plus loin, saint Thomas divisera ce droit positif « en droit des gens et en droit civil, selon les deux manières dont un précepte peut dériver de la loi naturelle. Car au droit des gens se rattachent les préceptes qui dérivent de la loi naturelle par mode de conclusions dérivées des principes : tels que les jutes ventes et achats et autres choses semblables, sans lesquelles les hommes ne pourraient avoir aucune vie sociale ; ce qui est pourtant enraciné dans la loi naturelle, puisque l’homme est par nature un animal social. Quant aux préceptes qui dérivent de la loi naturelle par mode de détermination particulière, ils relèvent du droit civil, selon que chaque cité détermine ce qui est à sa convenance ».⁠[25] On a compris d’après la description de saint Thomas que ce qu’il appelle droit civil est aujourd’hui ce qu’on appelle droit positif au sens strict du terme.

Quoi qu’il en soit, le but de la loi humaine est le bien commun. « Or ce bien commun s’intègre d’une multitude. C’est pourquoi il faut que la loi vise une multitude et quant aux personnes, et quant aux affaires, et quant aux temps. De fait, la communauté de la cité est composée de nombreuses personnes, et son bien se réalise par des actions multiples ; et il n’est pas uniquement institué pour durer quelque temps, mais pour qu’il persévère par la succession des citoyens (…). »⁠[26] Ici apparaît très clairement le réalisme de saint Thomas qui sait que la loi doit faire le lien entre des principes dits intangibles, des situations concrètes mouvantes et particulières et le bien commun d’une société. C’est pourquoi on ne pourra pas confondre la loi humaine et la loi morale. « La mesure, explique saint Thomas, doit être homogène avec ce qui est mesuré (…) : il faut, en effet, des mesures diverses pour mesurer des réalités différentes. Il s’ensuit que les loi, elles aussi, doivent être imposées aux hommes suivant la condition de ceux-ci. Saint Isidore le déclare : « La loi doit être possible et selon la nature et selon la coutume du pays ». Par ailleurs, la puissance ou la faculté d’agir procède d’une aptitude intérieure résultant de l’exercice, ou encore d’une disposition du sujet : de fait, la même chose n’est pas possible pour celui qui ne possède pas l’habitus de la vertu et pour le vertueux ; de même qu’une même chose n’est pas possible pour l’enfant et pour l’homme fait. C’est pourquoi on ne porte pas une loi identique pour les enfants et pour les adultes : on permet aux enfants beaucoup de choses que l’‘on punit ou tout au moins que l’on blâme chez les adultes. Et pareillement, on permet aux hommes imparfaits beaucoup de choses que l’on ne peut tolérer chez les hommes vertueux.

Or la loi humaine est portée pour la masse des hommes, et la plupart d’entre eux ne sont point de vertu éprouvée. C’est pourquoi la loi humaine ne prohibe pas tous les vices dont les hommes vertueux s’abstiennent ; mais uniquement les plus graves, dont il est possible à la majeure partie des gens de s’abstenir ; et spécialement ceux qui tournent au dommage d’autrui. Sans la prohibition de ces vices-là, en effet, la vie en société serait impossible pour l’humanité ; aussi interdit-on, par la loi humaine, les assassinats, les vols et les autres crimes de ce genre ».⁠[27] De même que la loi humaine ne réprime pas tous les vices, elle n’a pas non plus à commander « tous les actes de toutes les vertus ; mais seulement ceux qui peuvent concourir au bien général, soit immédiatement, par exemple quand certains actes sont directement accomplis en vue du bien commun ; soit médiatement, par exemple quand le législateur porte certaines prescriptions ayant trait à la bonne discipline qui forme les citoyens au respect du bien commun, de la justice et de la paix ».⁠[28] Saint Thomas va même plus loin. Conscient que « la loi établie par les hommes contient des préceptes particuliers, selon les divers cas qui se présentent », que « la loi humaine ne peut pas être entièrement immuable » et que « la rectitude de la loi (…) est relative à l’utilité générale, à laquelle une chose unique et identique à elle-même n’est pas toujours adaptée », sachant aussi « qu’il semble naturel à la raison humaine de parvenir progressivement de l’imparfait au parfait »[29], saint Thomas n’hésite pas à se demander s’il faut toujours changer la loi humaine quand on trouve quelque chose de mieux. Voici sa réponse : « Nous avons dit à l’article précédent qu’une loi humaine était changée à juste titre dans la mesure où son changement profitait au bien public. Or la seule modification de la loi constitue, par elle-même, une sorte de préjudice à l’intérêt général. La raison en est que pour assurer l’observation des lois, l’accoutumance joue un rôle de premier ordre : à ce point que ce qui se fait contre la coutume générale, même s’il s’agit de choses de peu d’importance, paraît encore très grave. C’est pourquoi quand il s’opère un changement de loi, la force de la contrainte légale diminue dans la mesure même où la coutume a disparu. Telle est la raison pour laquelle la loi humaine ne doit jamais être changée, à moins que la compensation, apportée d’un côté au bien commun, équivaille au tort qui lui est porté par ailleurs. Ce cas se présente quand une utilité très grande et absolument évidente résulte d’un statut nouveau, ou encore quand il y a une nécessité extrême résultant de ce que la loi usuelle contient une iniquité manifeste, ou que son observation est très nuisible. Aussi est-il noté par le Jurisconsulte[30] que « dans les choses nouvelles à établir, l’utilité doit être évidente pour qu’on renonce au droit qui a longtemps été tenu pour équitable ». » ⁠[31]

A propos de la coutume, saint Thomas apporte une précision très intéressante dans le contexte de nos démocraties où la tendance est d’adapter la loi aux mœurs : « Il se peut (…) que par le moyen des actes surtout s’ils sont multipliés, comme c’est le cas de ceux qui créent une coutume, la loi soit modifiée ou expliquée, et même que des pratiques s’établissent qui obtiennent force de loi. Cela revient à dire que par les actes extérieurs multipliés, on exprime de façon très efficace et le mouvement intérieur de la volonté et la conception de la raison ; car, enfin, quand un acte se répète un grand nombre de fois, cela paraît bien émaner d’un jugement délibéré de la raison. Pour ce motif, la coutume a force de loi, supprime la loi et interprète la loi ». Il en conclut que « s’il s’agit d’une société libre capable de faire elle-même sa loi, il faut compter davantage sur le consentement unanime du peuple pour faire observer une disposition rendue manifeste par coutume, que sur l’autorité du chef qui n’a le pouvoir de faire des lois qu’au titre de représentant de la multitude. C’est pourquoi, encore que les individus pris isolément ne puissent pas faire de loi, cependant le peuple tout entier peut légiférer ». Il ne faut toutefois pas oublier, et la restriction est de taille, que « la loi naturelle et divine procède de la volonté divine (…). Elle ne peut pas, par conséquent, être changée par une coutume émanée de la volonté de l’homme, mais uniquement par l’autorité divine. Il s’ensuit qu’aucune coutume ne peut prévaloir contre la loi divine ou la loi naturelle »[32].

En somme, et très pratiquement, comment distinguera-t-on la loi juste de la loi injuste ? Commentant saint Thomas⁠[33], Ch. Journet nous l’explique : « La loi doit être juste à raison de sa fin, en étant ordonnée au bien commun ; à raison de son auteur, en n’excédant pas le pouvoir qui la promulgue ; à raison de sa forme, en répartissant proportionnellement les tâches en fonction du bien commun. Ces trois conditions doivent être réunies pour qu’une loi soit juste. De telles lois sont des leges legales, qui obligent dans le for de la conscience.

Les lois peuvent être injustes de deux manières. d’abord comme contraires au bien temporel ; lois visant le bien du parti au pouvoir au lieu du bien commun ; lois dépassant la compétence du pouvoir ; lois répartissant inégalement les tâches. Un seul de ces défauts suffit à rendre une loi injuste. De telles lois magis sunt violentiae quam leges. Elles n’obligent pas en conscience, si ce n’est en vue d’éviter un désordre ; ou plutôt, la loi d’éviter le désordre subsiste seule. Et il y a des lois contraires au bien éternel, prescrivant le meurtre ou la statolâtrie, qu’on ne saurait observer sous aucun prétexte »[34].

De saint Thomas à Jean-Paul II

La doctrine de saint Thomas sur les rapports entre loi éternelle, loi naturelle et loi humaine n’a pas cessé de fournir son ossature à la réflexion de l’Église.

Tout d’abord, celle-ci, à la suite d’Aristote et de saint Thomas, a clairement établi que le souci majeur des chrétiens engagé en politique devait être non le type de régime mais la nature de la loi.

Ainsi Léon XIII rappelle aux catholiques français qui rechignent devant la république, que le vrai terrain du combat politique est la loi: « Voilà précisément le terrain sur lequel, tout dissentiment politique mis à part, les gens de bien doivent s’unir comme un seul homme, pour combattre, par tous les moyens légaux et honnêtes, ces abus progressifs de la législation. Le respect que l’on doit aux pouvoirs constitués ne saurait l’interdire : il ne peut importer, ni le respect, ni beaucoup moins l’obéissance sans limites à toute mesure législative quelconque, édictée par ces mêmes pouvoirs. Que l’on ne l’oublie pas, la loi est une prescription ordonnée selon la raison et promulguée, pour le bien de la communauté, par ceux qui ont reçu à cette fin le dépôt du pouvoir ».⁠[35]

Et tout près de nous, la Catéchisme déclare : « Il est préférable que tout pouvoir soit équilibré par d’autres pouvoirs et par d’autres compétences qui le maintiennent dans de justes limites. C’est là le principe de l’État de droit » dans lequel la souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés arbitraires des hommes ».⁠[36]

A propos de la loi, maintenant, le Catéchisme reprend très exactement les termes de saint Thomas : « La législation humaine ne revêt le caractère de loi qu’autant qu’elle se conforme à la juste raison ; d’où il apparaît qu’elle tient sa vigueur de la loi éternelle. Dans la mesure où elle s’écarterait de la raison, il faudrait la déclarer injuste, car elle ne vérifierait pas la notion de loi ; elle serait plutôt une forme de violence ».⁠[37]

Dans sa description de la loi naturelle, le Catéchisme[38] s’appuie sur Gaudium et Spes[39], et Léon XIII garantissant ainsi la pérennité de la doctrine mais cite saint Thomas⁠[40] et puise, dans ses sources, des textes de saint Augustin⁠[41] et de Cicéron⁠[42]. Si la loi naturelle est universelle, son application, comme saint Thomas l’a montré, varie beaucoup : « elle peut requérir une réflexion adaptée à la multiplicité des conditions de vie, selon les lieux, selon les époques, et les circonstances. Néanmoins, dans la diversité des cultures, la loi naturelle demeure comme une règle reliant entre eux les hommes et leur imposant, au-delà des différences inévitables, des principes communs ».

Elle est immuable et permanente : « elle subsiste sous le flux des idées et des mœurs et en soutient le progrès. Les règles qui l’expriment demeurent substantiellement valables. Même si l’on renie jusqu’à ses principes, on ne peut pas la détruire ni l’enlever du cœur de l’homme. Toujours elle resurgit dans la vie des individus et des sociétés »[43].

La loi naturelle sert de fondement aux règles morales, « pose aussi la base morale indispensable pour l’édification de la communauté des hommes. Elle procure enfin la base nécessaire à la loi civile qui se rattache à elle, soit par une réflexion qui tire les conclusions de ses principes, soit par les additions de nature positive et juridique ». Il faut éviter toutefois de confondre morale et droit. Certes, ils ne sont pas radicalement séparables car, écrit un moraliste, « comme le droit a pour visée cet ordre juste des relations humaines qui est, du point de vue philosophique, l’objet de la vertu morale de justice, il est clair que, dans cette mesure, l’ordre juridique s’intègre dans l’ordre moral, dès lors qu’il contribue à préciser la rectitude d’un certain type de comportements (le rapport à l’État, la pratique du commerce, l’emploi d’ouvriers, l’acquisition d’un véhicule, l’exercice d’une profession, etc.).(…) Véhiculant certaines valeurs morales et précisant certains aspects de leur incarnation historique, le droit positif n’est donc pas séparable de l’ordre moral, lequel, inversement, a besoin de l’ordre juridique afin de pénétrer efficacement les mœurs humaines effectives »[44]. Ceci dit, il est clair aussi que les deux ordres ne coïncident pas. L’obligation légale, en fait, « ne doit porter que sur les normes morales les plus indispensables à la vie en société ». La morale perdrait de son côté son sens si toutes ses dispositions étaient sanctionnées juridiquement. Où serait la liberté ? Il faut donc trouver un équilibre pour que « le droit positif aide l’exigence morale à se réaliser concrètement, mais avec la discrétion et la réserve suffisantes pour que la vie morale demeure, substantiellement, le fruit d’un engagement libre. «⁠[45] Non seulement, le domaine du droit positif est plus restreint que celui de la morale puisqu’il s’intéresse à la justice c’est-à-dire à la situation de l’homme en société⁠[46], mais, de plus, droit positif et morale « abordent l’agir humain sous des angles différents » : « le premier s’occupe « plutôt » du for externe du comportement et la seconde « plutôt » du for interne de la conscience ». Il s’agit, bien sûr, « d’une priorité et non d’une exclusive »[47].

Il faudrait encore préciser que le droit naturel  »occupe une position médiane entre l’ordre moral et l’ordre politique ». Le droit naturel est « l’aspect explicitement social (…) de la loi naturelle » et le « droit positif bien compris, prolonge et incarne les exigences du droit naturel ».⁠[48]

Mais revenons au Catéchisme qui, pour terminer, fait remarquer, et ceci est très important, que « les préceptes de la loi naturelle ne sont pas perçus par tous d’une manière claire et immédiate. Dans la situation actuelle, la grâce et la révélation sont nécessaires à l’homme pécheur pour que les vérités religieuses et morales puissent être connues « de tous et sans difficulté, avec une ferme certitude et sans mélange d’erreur »[49]. La loi naturelle procure à la loi révélée et à la grâce une assise préparée par Dieu et accordée à l’œuvre de l’Esprit ».

La loi naturelle, donc, est constituée d’orientations générales dont le contenu se précisera suivant les situations historiques variées et changeantes, mais elle contient aussi des normes morales précises, immuables et inconditionnées. Elle est, rappelons-le aussi, le « le fondement sur lequel repose la doctrine sociale de l’Église »[50]

­­ La personne humaine étant le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales, la société doit protéger les valeurs humaines fondamentales d’autant plus que le droit et la morale ne se confondent pas.

Quant aux lois de la société, elles ne sont pas une fin en soi : elles sont au service de l’homme et de la communauté dans laquelle il vit. A travers les divers systèmes juridiques positifs, elles s’efforcent donc de se perfectionner en respectant toujours mieux les normes inscrites dans la nature humaine.

Ce rapprochement constant des lois positives et de la loi naturelle est source de bienfaits.

Tout d’abord, il garantit seul la vie d’une société qui respecte l’homme intégral, le défende et le protège au-delà de la pluralité des croyances, des idéologies et des philosophies. Sans référence à la loi naturelle, les communautés, organismes, états, cités, activités diverses s’écroulent ou se déshumanisent. Le mépris des valeurs humaines fondamentales sape l’ordre social et menace l’homme lui-même au plus profond de sa dignité.

Il garantit, ensuite, par la fidélité à la vérité sur l’homme et aux exigences morales qui en découlent, une unité fondamentale. Celle-ci passe avant tout pluralisme et, seule, permet au pluralisme d’être non seulement légitime mais aussi souhaitable et fécond.

Enfin, il accroît la communicabilité entre les différents systèmes à travers le monde et offre les bases d’une civilisation universelle.

La relation nécessaire de la loi positive à une loi qui la dépasse, la mesure et l’ordonne à la raison divine, se trouve dans tout l’enseignement des pontifes contemporains.

Dans son célèbre Radio-message de Noël 1944, Pie XII écrit : « L’ordre absolu des vivants et la fin même de l’homme - de l’homme libre, sujet de devoirs et de droits inviolables, de l’homme origine et fin de la société - regardent aussi la cité comme communauté nécessaire et dotée de l’autorité ; sans celle-ci pas d’existence, pas de vie pour le groupe…​ Suivant la droite raison et surtout la foi chrétienne, cet ordre de toute chose ne peut avoir d’autre origine qu’en Dieu, être personnel et notre Créateur à tous ; par conséquent les pouvoirs publics reçoivent leur dignité de ce qu’ils participent d’une certaine façon à l’autorité de Dieu lui-même ».

Ce thème est omniprésent dans Pacem in terris où Jean XXIII le rappelle à plusieurs reprises : « Pourtant le Créateur du monde a inscrit l’ordre au plus intime des hommes : ordre que la conscience leur révèle et leur enjoint de respecter : « Ils montrent gravé dans leur cœur le contenu même de la Loi, tandis que leur conscience y ajoute son témoignage » (Rm 2, 15). Comment n’en irait-il pas ainsi, puisque toutes les œuvres de Dieu reflètent son infinie sagesse, et la reflètent d’autant plus clairement qu’elles sont plus élevées dans l’échelle des êtres (cf. Ps 18, 8-11) »[51].

« Dans la vie en société, tout droit conféré à une personne par la nature crée chez les autres un devoir, celui de reconnaître et de respecter ce droit. Tout droit essentiel de l’homme emprunte en effet sa force impérative à la loi naturelle qui le donne et qui impose l’obligation correspondante. Ceux qui, dans la revendication de leurs droits, oublient leurs devoirs ou ne les remplissent qu’imparfaitement risquent de démolir d’une main ce qu’ils construisent de l’autre »[52].

« Il ne faut pas penser pour autant que l’autorité soit libre de toute sujétion ; au contraire, comme elle procède de la faculté de commander selon la raison droite, c’est à juste titre que l’on considère qu’elle tire sa force d’obligation de l’ordre des mœurs, lequel à son tour a Dieu pour principe et fin.«⁠[53]

« Puisque la faculté de commander est exigée par l’ordre des choses incorporelles et émane de Dieu, s’il arrive aux dirigeants de la chose publique d’édicter des lois ou de prescrire quelque chose contre ce même ordre, et par conséquent contre la volonté de Dieu, alors ni ces lois ni ces autorisations ne peuvent obliger les consciences des citoyens ; car « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Ac 5,29) » ; bien plus, en pareil cas, l’autorité cesse d’être elle-même et dégénère en oppression ; selon l’enseignement de saint Thomas d’Aquin : « La loi humaine n’a raison de loi qu’autant qu’elle se conforme à la raison droite ; et à ce titre il est manifeste qu’elle dérive de la loi éternelle. Mais dans la mesure où elle s’écarte de la raison, elle est déclarée une loi inique, et dès lors n’a plus raison de loi, mais est plutôt une forme de violence » (I-II, 93, 3, ad 2) »[54].

Dans tous les dossiers délicats de l’heure, l’Église ne cessera de rappeler que la loi n’est pas le pur et simple produit de la volonté humaine mais qu’elle doit tenir compte de valeurs, de droits, de principes qui échappent au caprice humain.

Ainsi, parlant de la démocratie, nous l’avons vu, Jean-Paul II déclare sans ambages qu’« il ne peut y avoir de vraie démocratie si l’on ne reconnaît pas la dignité de toute personne et si l’on ne respecte pas les droits. »[55] Le prince moderne ressemble à Ponce Pilate, le sceptique, qui demande « qu’est-ce que la vérité ?…​ » et s’en remet à la foule⁠[56]. C’est ainsi que naît un système totalitaire : « Le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu’au bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les droits des autres…​ Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État. la majorité d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l’opprimer, l’exploiter, ou pour tenter de l’anéantir ».⁠[57] Ces lignes de Jean-Paul II pourraient servir de commentaire à l’aventure d’Antigone…​

Et le Saint Père insiste : « Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - la première d’entre elles étant le marxisme -, un risque non moins grave apparaît aujourd’hui à cause de la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de l’absorption dans le cadre politique de l’aspiration religieuse qui réside dans le cœur de tout être humain: c’est le risque de l’alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile toute référence morale sure et la prive, plus radicalement, de l’acceptation de la vérité. »[58]

« L’Église apprécie le système démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun. Cependant, l’Église ne peut approuver la constitution de groupes dirigeants restreints qui usurpent le pouvoir de l’État au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques.

Une démocratie authentique n’est possible que dans un État de droit et sur la base d’une conception correcte de la personne humaine. Elle requiert la réalisation des conditions nécessaires pour la promotion des personnes, par l’éducation et la formation à un vrai idéal, et aussi l’épanouissement de la « personnalité » de la société, par la création de structures de participation et de coresponsabilité. On tend à affirmer aujourd’hui que l’agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l’attitude fondamentale accordées aux formes démocratiques de la vie politique…​ A ce propos, il faut observer que, s’il n’existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l’action politique, les idées et les convictions peuvent être exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire. »[59]

A propos des contrats de vie commune, le cardinal Tettamanzi dénoncera le piège du pragmatisme : « Trop souvent, les états modernes recherchent à travers alliances et coalitions de forces politiques diverses un certain équilibre où chaque partie puisse, dans une certaine mesure, se retrouver. Ce souci pragmatique s’exprime au détriment de principes fondamentaux. On peut affirmer que bien des maux actuels dérivent de ce pragmatisme. Les états manquent de projets clairvoyants et solides dans la mesure où de tels projets supposent une réflexion sur les valeurs. Nos contemporains y sont indifférents ou relativisent toute notion de valeur au nom de la liberté et de la démocratie ». Il y a certes une distinction entre loi morale et loi civile mais « la distinction n’est pas synonyme de séparation, et encore moins de contradiction. (…) La loi est légitime si elle n’est pas en contradiction avec la loi naturelle. La loi doit prendre acte de certaines situations existant dans la société. Elle doit être même tolérante mais elle ne peut se limiter à enregistrer les situations, à les accepter, à les légaliser. La compréhension n’implique pas nécessairement la justification. La loi a une tâche éducative, pédagogique, une tâche de promotion morale »[60].

A propos de la loi dépénalisant l’avortement, les évêques belges déclareront : « …​on avance qu’une bonne démocratie doit limiter au maximum les interventions de l’autorité publique dans la vie privée des citoyens. elle doit promouvoir la liberté des personnes et non pas s’y substituer. C’est à cet impératif que répondrait la nouvelle loi. Mais l’exercice de la liberté des personnes privées trouve sa limite dans les droits fondamentaux des autres, en premier lieu dans leur droit à la vie. L’acte d’un individu ne peut supprimer volontairement la vie d’un autre. Une démocratie authentique doit fermement protéger le droit à l’existence de chacun »[61]

Plus radicalement, Jean-Paul II rappelle que « …​tuer directement et volontairement un être humain innocent est toujours gravement immoral. Cette doctrine, fondée sur la loi non écrite que tout homme découvre dans son cœur à la lumière de la raison (cf. Rm 2, 14-15), est réaffirmée par la Sainte Écriture, transmise par la Tradition de l’Église et enseignée par le Magistère ordinaire et universel »[62].

Réfléchissant à « la manière dont l’État organise par des lois la vie publique », le cardinal Danneels s’inquiète du « fossé grandissant » entre la pratique législative actuelle de l’État et « les convictions privées des citoyens.(…)

Seul un consensus de base sur les grands principes de la morale et sur un code de valeurs essentielles peut fournir ici la solution ».[63]

Les chrétiens se trouvent donc en porte-à-faux avec la manière dont la loi est conçue aujourd’hui dans une optique agnostique et sceptique. Le divorce est tel, comme le faisait remarquer Jean-Paul II, « que ceux qui sont convaincus de connaître la vérité et qui lui donnent une ferme adhésion ne sont pas dignes de confiance du point de vue démocratique, parce qu’ils n’acceptent pas que la vérité soit déterminée par la majorité, ou bien qu’elle diffère selon les divers équilibres politiques »[64].

Aujourd’hui, contrairement à ce que les philosophes anciens, païens ou chrétiens, ont établi, la loi se veut strictement positive sans référence à la loi naturelle telle qu’elle a été définie.

Histoire d’une rupture

Chez Platon comme chez Aristote, la pensée politique est dominée par l’idée de fin. Chaque être est appelée par nature à la réalisation d’une fin qui lui est propre. L’homme est appelé par nature à devenir ce qu’il est, c’est-à-dire toujours plus homme. C’est en cela que consiste la vertu : accomplir sa propre nature. Dès lors, le bon régime est celui qui permet à l’homme de devenir vertueux, d’accomplir sa nature.

Saint Thomas reprend cette idée mais la corrige. Vu le poids du péché originel, la nature ne peut parvenir par elle-même à l’achèvement de sa fin. Elle a besoin de la grâce. d’autre part, tandis que chez Platon comme chez Aristote, malheureusement, tous les hommes n’ont pas la même finalité essentielle et que tous ne peuvent être des citoyens à part entière, saint Thomas insiste sur le fait que l’homme, quel qu’il soit, n’atteint son bien qu’en communauté. Le rôle de la loi est donc d’ajuster les actions individuelles au bien commun.

Malgré les différences signalées, la réflexion des trois penseurs, comme celle des stoïciens, est dominée par cette idée de bien à réaliser. Un bien que la raison peut objectivement définir, un bien d’ordre moral qui mesure la loi positive.

Cet édifice lentement mûri à travers les siècles, va subir divers assauts⁠[65].

La contestation de la loi naturelle

Par le nominalisme

[66]

Très tôt, la conception thomiste sera combattue par Dun Scot⁠[67] puis par Guillaume d’Ockham⁠[68]. Le premier, par exemple, considérera que, dans les 10 « commandements », seuls les trois premiers sont de loi naturelle, les autres étant contingents.

Par le scepticisme

Au 16e siècle, Montaigne défendra l’idée que « …​notre devoir n’a d’autre règle que fortuite (…). La vérité doit avoir un visage pareil et universel. (…) Il n’est rien sujet à plus continuelle agitation que les lois. (…)

Que nous dira donc en cette nécessité la philosophie ? Que nous suivions les lois de notre pays ?[69] c’est-à-dire cette mer flottante des opinions d’un peuple ou d’un prince qui me peindront la justice d’autant de couleurs et la réformeront en autant de visages qu’il y aura en eux de changements de passion ? (…)

Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ?

Mais ils sont plaisants quand, pour donner quelque certitude aux lois, ils disent qu’il y en a certaines fermes, perpétuelles et immuables, qu’ils nomment naturelles, qui sont empreintes dans l’humain genre par la condition de leur propre essence. Et de celles-là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins : signe que c’est une marque aussi douteuse que le reste. Or ils sont si infortunés (car comment puis-je nommer autrement cela qu’infortune, que d’un nombre de lois si infini il ne s’en trouve pas au moins une que la fortune et le hasard du sort ait permis être universellement reçue par le consentement de toutes les nations ?), ils sont, dis-je, si misérables que de ces trois ou quatre lois choisie il n’y en a une seule qui ne soit contredite et désavouée, non par une nation mais par plusieurs. Or c’est le seul signe vraisemblable, par lequel ils puissent prouver quelques lois naturelles, que l’universalité de l’approbation. Car ce que nature nous aurait véritablement ordonné nous l’ensuivrions sans doute d’un commun consentement. Et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentirait la force et la violence que lui ferait celui qui le voudrait pousser au contraire de cette loi.(…)

Le meurtre des enfants, meurtre des pères, trafic de voleries, licence à toutes sortes de voluptés, il n’est rien en somme si extrême qui ne se trouve reçu par l’usage de quelque nation.

Il est croyable qu’il y a des lois naturelles, comme il se voit chez les autres créatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingérant partout de maîtriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance. »[70]

A sa suite, au XVIIe siècle, Pascal⁠[71] écrira, copiant parfois son modèle : « …Sur quoi fondera-t-il l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de quelque particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? Il l’ignore.

Certainement, s’il la connaissait, il n’aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes : que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples, et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps ; au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité, en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession, les lois fondamentales changent ; le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà.

Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles, communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au delà de l’eau, et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune contre lui ?

Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu (…). »⁠[72]

La contestation du bien comme fin de la politique

Pour Machiavel⁠[73], il n’y a plus de science politique dans la mesure où il n’y a plus de règles générales mais des faits particuliers qui nous obligent sans cesse à inventer et à nous adapter. L’action doit réussir indépendamment d’un bien en soi. Tout n’est plus qu’une qustion de moyens à trouver ou à choisir pour la réussite de l’entreprise.

La politique rompt avec la morale. Seul compte l’intérêt de l’État qui se confond avec la personne du Prince.

Il n’est pas inutile de relire quelques extraits du célèbre chapitre XVIII du Prince qui illustre parfaitement le changement radical de perspective⁠[74]:

« Chacun entend assez qu’il est fort louable à un prince de maintenir sa foi[75] et vivre en intégrité, non pas avec des ruses et tromperies. Néanmoins on voit par expérience de notre temps que ces princes se sont faits grands qui n’ont pas tenu grand compte de leur foi, et qui ont su par ruse circonvenir l’esprit des hommes, et à la fin ils ont surpassé ceux qui se sont fondés sur la loyauté.

Il faut donc savoir qu’il y a deux manières de combattre, l’une par les lois, l’autre par la force : la première sorte est propre aux hommes, la seconde propre aux bêtes ; mais comme la première bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde. Ce pourquoi est nécessaire au prince de savoir bien pratiquer la bête et l’homme. (…) Il faut qu’un prince sache user de l’une ou l’autre nature, et que l’une sans l’autre n’est pas durable. Puis donc qu’un prince doit savoir bien user de la bête, il en doit choisir le renard et le lion ; (…) renard pour connaître les filets, et lion pour faire peur aux loups. Ceux qui simplement veulent faire les lions, ils n’y entendent rien. Partant le sage seigneur ne peut garder sa foi si cette observance lui tourne à rebours, et que les causes qui l’ont induit à promesse soient éteintes. d’autant que si les hommes étaient tous gens de bien, mon précepte serait nul, mais comme ils sont méchants et qu’ils ne te la garderaient pas, toi non plus tu n’as pas à la leur garder. Et jamais n’a eu défaut d’excuses légitimes pour colorer son manque de foi ; et s’en pourraient alléguer infinis exemples du temps présent, montrant combien de paix, combien de promesses ont été faites en vain et mises à néant par l’infidélité des princes, et qu’à celui qui a mieux su faire le renard, ses affaires vont mieux. Mais il est besoin de savoir bien colorer cette nature, bien feindre et déguiser ; et les hommes sont tant simples et obéissent tant aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper.⁠[76]

(…) Il n’est (…) pas nécessaire à un prince d’avoir toutes les qualités dessus nommées, mais bien il faut qu’il paraisse les avoir. Et même, j’oserai bien dire que, s’il les a et qu’il les observe toujours, elles lui portent dommage ; mais faisant beau semblant de les avoir, alors elles sont profitables ; comme de sembler être pitoyable, fidèle, humain, intègre, religieux ; et de l’être, mais arrêtant alors ton esprit à cela que, s’il faut ne l’être point, tu puisses et saches user du contraire. Et il faut aussi noter qu’un prince, surtout quand il est nouveau, il ne peut bonnement observer toutes ces conditions par lesquelles on est estimé homme de bien ; car il est souvent contraint, pour maintenir ses États, d’agir contre sa parole, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion. Ce pourquoi il faut qu’il ait l’entendement prêt à tourner selon que les vents de fortune et variations des choses lui commandent, et, comme j’ai déjà dit, ne s’éloigner pas du bien, s’il peut, mais savoir entrer au mal, s’il y a nécessité.

Le prince doit donc soigneusement prendre garde que jamais ne lui sorte de la bouche propos qui ne soit plein des cinq qualités que j’ai dessus nommées, et sembler, à qui l’oit et voit, toute miséricorde, toute fidélité, toute intégrité, toute religion. Et n’y a chose plus nécessaire que de sembler posséder cette dernière qualité. Les hommes, en général, jugent plutôt aux yeux qu’aux mains, car chacun peut voir facilement, mais sentir, bien peu. Tout le monde voit bien ce que tu sembles, mais bien peu ont le sentiment de ce que tu es ; et ces peu-là n’osent contredire à l’opinion du grand nombre, qui ont de leur côté la majesté de l’État qui les soutient ; et pour les actions de tous les hommes et spécialement des princes (car là on n’en peut appeler à autre juge), on regarde quel a été le succès. qu’un prince donc se propose pour son but de vaincre, et de maintenir l’État : les moyens seront toujours estimés honorables et loués de chacun ; car le vulgaire ne juge que de ce qu’il voit et de ce qui advient ; or, en ce monde il n’y a que le vulgaire ; et le petit nombre ne compte point, quand le grand nombre a de quoi s’appuyer »[77].

Machiavel sait ce qu’est le bien et le mal. Mais le souci de l’efficacité le conduit à conseiller de les utiliser indifféremment en fonction seulement du but à atteindre. Et pour la simple raison que cette pratique existe et que les hommes sont « méchants ». Qui plus est, il recommande d’utiliser uniquement le bien en « image », pour le paraître dans la mesure où la plupart ne jugent que sur les apparences et sur les résultats. Cette page cynique mais lucide de Machiavel semble bien expliquer pourquoi tant de politiciens corrompus gardent les faveurs d’un public qui ne retient que la bonhomie manifestée et les services rendus.

La référence à une autre « nature »

Hobbes

Il est impératif d’évoquer une fois de plus la pensée de Thomas Hobbes⁠[78] qui, dans son célèbre Léviathan[79] va, selon les meilleurs spécialistes⁠[80], jeter les bases de la « modernité » politique.,

Hobbes décrit l’homme dans l’ »état de nature » qui est une sorte d’état primitif avant toute organisation sociale⁠[81]. La nature a fait les hommes égaux dans leurs aptitudes et dans leurs désirs. Désirant la même chose, ils deviennent ennemis. Se méfiant les uns des autres, ils se font la guerre, préoccupés de préserver leur vie et, pour cela, d’étendre leur pouvoir. Dans cette guerre de tous contre tous, il n’y a pas d’injustice puisqu’il n’y a pas de loi. En effet, « aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas entendus sur la personne qui doit la faire »[82].

La nature a doté l’homme d’un droit, « droit de nature, que les auteurs appellent généralement jus naturale ». C’est « la liberté qu’a chacun d’user, comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, en conséquence de faire tout ce qu’il considérera, selon son jugement et sa raison propres, comme le moyen le mieux adapté à cette fin. »[83] Pour atteindre la paix et vivre en sécurité, il faut que les hommes se dessaisissent mutuellement de leur droit en l’abandonnant, par contrat, à un « Léviathan »⁠[84] qui est l’instance suprême rassemblant tous les pouvoirs cédés qu’il exercera rationnellement pour maintenir la paix.

Cette recherche de paix et ce dessaisissement mutuel sont deux « lois de nature » dont « découle une troisième qui est celle-ci : que les hommes s’acquittent de leurs conventions, une fois qu’ils les ont passées. Sans quoi les conventions sont sans valeur, et ne sont que paroles vides ; et le droit de tous sur toutes choses subsistant, on est encore dans l’état de guerre.

Et c’est en cette loi de nature que consiste la source de la justice. Car là où nulle convention n’est intervenue antérieurement, aucun droit n’a été transmis, et chacun a un droit sur toute chose. En conséquence, aucun ne peut être injuste. Mais quand une convention est faite, alors il est injuste de l’enfreindre. Car la définition de l’injustice n’est rien d’autre que la non-exécution des conventions. Est juste tout ce qui n’est pas injuste ».⁠[85]

Tout ce qui précède se résume bien dans ce texte où Hobbes décrit la génération de la République telle qu’il la souhaite:

« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir, et toute leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par règle de la majorité, en une seule volonté. Cela revient à dire : désigner un homme, ou une assemblée, pour assumer leur personnalité ; et que chacun s’avoue et se reconnaisse comme l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité commune, celui qui a ainsi assumé leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté et son jugement à la volonté et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. Cela va plus loin que le consensus, ou concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République, en latin Civitas. Telle est la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car en vertu de cette autorité qu’il a reçue de chaque individu de la République, l’emploi lui est conféré d’un tel pouvoir et d’une telle force, que l’effroi qu’ils inspirent lui permet de modeler les volontés de tous, en vue de la paix à l’intérieur et de l’aide mutuelle contre les ennemis de l’extérieur. En lui réside l’essence de la République, qui se définit : une personne unique telle qu’une grande multitude d’hommes se sont faits, chacun d’entre eux, par des conventions mutuelles qu’ils ont passées l’un avec l’autre, l’auteur de ses actions, afin qu’elle use de la force et des ressources de tous, comme elle le jugera expédient, en vue de leur paix et de leur commune défense.

Le dépositaire de cette personnalité est appelé Souverain, et l’on dit qu’il possède le pouvoir souverain ; tout autre homme est son sujet ».⁠[86]

Ce Souverain, Hobbes le présentera aussi comme le Représentant puisque chacun doit se retrouver en lui. Inutile de dire que ce Souverain ainsi défini, ne peut être ni déchu, ni contesté.⁠[87]

Comme Bossuet cherchait dans les Écritures des arguments pour justifier la monarchie absolue française, Hobbes va longuement et minutieusement scruter aussi les textes sacrés pour conforter son point de vue. On ne sera pas étonné d’apprendre que Dieu lui apparaît essentiellement sous l’aspect de sa puissance : « c’est en vertu de cette puissance qu’il appartient naturellement au Dieu tout-puissant d’exercer la royauté sur les hommes, et le droit de les affliger à son gré ; non comme créateur et dispensateur de faveurs, mais comme tout-puissant »[88]. Considérant, par ailleurs, que Dieu a fait un pacte avec Abraham puis avec Moïse, il affirmera que le « royaume de Dieu est un royaume civil »[89], la souveraineté de Dieu étant instituée par un pacte (les lois apportée du Sinaï par Moïse) sur un peuple particulier. Disparaît ainsi la différence entre royaume temporel et royaume spirituel. Disparaît aussi l’idée d’une église universelle : « il n’est pas sur terre d’église universelle, à laquelle tous les chrétiens soient tenus d’obéir : en effet, il n’est pas de pouvoir sur terre auquel toutes les autres Républiques soient assujetties ?. Il y a des Chrétiens dans les empires des différents princes et États ; mais chacun d’entre eux est assujetti à la république dont il est lui-même membre, et, par conséquent, une église, j’entends une église ayant pouvoir d’ordonner, de juger, d’absoudre, de condamner, ou d’accomplir toute autre action, ne diffère en rien d’une République civile constituée de Chrétiens ; on l’appelle état civil, en considération que ses sujets sont des hommes , et église, en considération de ce que ce sont des Chrétiens. Gouvernement temporel et gouvernement spirituel, ce sont là deux mots qu’on a introduits dans le monde afin que les hommes voient double et se méprennent sur leur souverain légitime. Sans doute, les corps des fidèles, après la résurrection, seront non seulement spirituels, mais éternels ; mais dans cette vie ils sont grossiers et corruptibles. En conséquence il n’y a pas d’autre gouvernement en cette vie, ni de l’État, ni de la religion, qui ne soient temporels ; ni d’enseignement d’une doctrine quelconque auquel il soit légitime, pour un sujet de s’adonner, sui celui qui gouverne en même temps l’État et la religion l’a interdit. Et ce gouverneur doit être unique : autrement il s’ensuivra nécessairement des factions et la guerre civile dans la République entre l’église et l’État ; entre les spiritualistes et les temporalistes, entre le glaive de la justice et le bouclier de la foi, et, qui plus est, dans le cœur de tout homme chrétien, entre le Chrétien et l’homme. »[90]

Le souverain civil est le « pasteur suprême » et c’est de lui « que découle le droit de tous les autres pasteurs d’enseigner, prêcher, et, en général, d’exercer toutes les activités qui relèvent de cette fonction ; et (…) ils ne sont que ses ministres, de même que les magistrats municipaux, les juges des cours de justice et le commandant des armées ne sont que les ministres de celui qui est le magistrat de toute la République, le juge de toutes les causes, et le chef de toutes les forces armées ; et celui-là c’est toujours le souverain civil ».⁠[91] « Par cette indivisibilité du droit politique et ecclésiastique chez les souverains chrétiens, il est évident qu’ils ont sur leurs sujets toute espèce de pouvoir qui peut être donné à l’homme pour le gouvernement des actions extérieures des hommes, tant en politique qu’en religion, et qu’il leur est loisible de faire les lois qu’ils jugeront eux-mêmes les plus appropriées pour le gouvernement de leurs propres sujets, car ceux-ci sont à la fois la république et l’Église : en effet, l’État et l’Église sont composés des mêmes hommes. (…) Ceux qui sont les représentants du peuple chrétien sont les représentants de l’Église : car une Église et la République d’un peuple chrétien, c’est tout un ».⁠[92]

On ne peut plus fermement établir la puissance totale du souverain ni la nécessité de l’obéissance.

La lecture biblique de Hobbes est politique⁠[93] et polémique dans la mesure où elle est, on ne s’en étonnera pas, une mise en question de l’Église romaine. Et toute sa pensée est un renversement est total par rapport à la pensée gréco-chrétienne.⁠[94]

La nature ne désigne plus l’achèvement de l’homme, ce qui doit être mais désigne ce qu’il y a en lui de primitif, de sauvage.

Chez Aristote et saint Thomas, par nature, l’homme est un être social et recherche un bien. En politique, il s’agira de réaliser le bien commun et tous les hommes participant à la même nature, sont capables, en principe, d’accéder à la gestion de la Cité.

Chez Hobbes, les hommes sont des individus séparés et l’accord entre les hommes, il le dit lui-même, n’est pas naturel, « venant seulement des conventions, (il) est artificiel »[95]. Le but de la politique n’est plus de rechercher un bien mais d’éviter le mal de la guerre. La politique, par ailleurs, est l’affaire exclusive du Souverain, homme ou assemblée, spécialiste, pourrait-on dire, de la gestion politique.

Quant à la loi, elle n’a plus comme balise l’exigence morale qui caractérisait la nature humaine (devenir ce que l’on est, réaliser sa fin). Elle ne vise pas le bien moral. Au contraire, « c’est la loi civile qui est la mesure des actions bonnes ou mauvaises ; et (…) C’est le législateur (lequel est toujours le représentant de la République) qui en est le juge »[96]. Le but de la loi est d’éliminer la guerre et de permettre aux individus de se réaliser comme individus. Comme la loi n’est que pure convention, nous sommes désormais en plein positivisme juridique : toute loi est valable à condition qu’elle soit énoncée par l’autorité qui a le pouvoir de la faire respecter. L’objet du droit est, comme dit Pierre Manent, de « rendre compossibles les libertés »[97].

On pourrait pour simplifier la confrontation, dire que, dans la perspective gréco-chrétienne, la pensée politique prend une dimension verticale, préoccupée qu’elle est de réaliser le bien, quelque définition qu’en donnent les philosophes, tandis que les modernes, renonçant à toute transcendance, sont attachés comme Hobbes et Rousseau⁠[98], à trouver le meilleur moyen de faire vivre ensemble des hommes libres et égaux. Si l’on veut, le bien n’est plus le bien commun des anciens, mais la liberté et l’égalité : « Si l’on recherche, écrit Rousseau, en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à deux objets principaux, la liberté et l’égalité : la liberté parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’État ; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle »[99]. Remplaçons « toute dépendance particulière » par « toute aliénation », on entrevoit la société communiste, sa puissance étatique et, contrairement à ce que Rousseau pensait, la destruction d’une liberté authentique par l’obsession de l’égalitarisme.

A propos de la liberté, précisément, on s’étonne souvent que le système de Hobbes, comme celui de Rousseau que nous avons étudié précédemment aboutissent à des conceptions étatiques totalitaires. Mais, est-il possible de concevoir, comme nous l’avons déjà remarqué plusieurs fois, la liberté sans la vérité, de préserver la liberté sans réfléchir aux biens auxquels elle doit s’ordonner sous peine de s’autodétruire ?

Chez Hobbes comme chez Rousseau, une illusion de liberté est entretenue par l’idée que, pour le premier, je me retrouve dans le Représentant puisque je lui ai abandonné mon pouvoir et, pour le second, que la volonté générale est bien ma volonté. Les individus sont tenus ensemble par le « haut », par l’autorité structurante. On aboutit, pourrait-on dire aussi, à une liberté négative dans la mesure où l’essentiel est d’empêcher que l’autre m’impose son pouvoir, entrave le chemin que je me suis choisi. C’est très clair chez Locke pour qui la fin de la société civile est « de remédier aux inconvénients qui se trouvent dans l’état de nature, et qui naissent de la liberté où chacun est, d’être juge dans sa propre cause ; et dans cette vue d’établir une certaine autorité publique et approuvée, à laquelle chaque membre de la société puisse appeler et avoir recours, pour des injures reçues, ou pour des disputes et d es procès qui peuvent s’élever, et être obligés d’obéir (…) »⁠[100]. Désormais, les mots « philia », solidarité, civilisation de l’amour, sonnent creux dans cette société d’individus confédérés contractuellement, soucieux avant tout de leurs droits.

Spinoza

[101]

Le philosophe hollandais a lu Hobbes. Il va se différencier de lui sur certains points mais nous allons retrouver dans le Tractatus theologico-politicus[102], une démarche semblable.

Spinoza part d’une définition nouvelle du droit naturel qui, selon lui, « désigne tout simplement les règles de la nature de chaque type réel, suivant lesquelles nous concevons chacun d’entre eux comme naturellement déterminé à exister et à agir d’une certaine manière. Par exemple, les poissons sont déterminés, de par leur nature, à nager et les plus gros à manger les petits ; en conséquence, les poissons sont maîtres de l’eau et les plus gros mangent les petits, d’après un droit naturel souverain. (…) Le droit de chacun s’étend jusqu’aux bornes de la puissance limitée dont il dispose. Nous formulerons donc ici la loi suprême de la nature : toute réalité naturelle tend à persévérer dans son état, dans la mesure de l’effort qui lui est propre, sans tenir compte de quelque autre que ce soit. (…) Le droit naturel de chaque homme est donc déterminé non par la saine raison, mais par le désir et la puissance. (…) Il s’ensuit que la loi d’institution naturelle, sous laquelle tous les hommes naissent et, pour la plupart vivent, n’interdit aucune action, à l’exception de celles que nul ne désirerait ni ne pourrait accomplir »[103] .

On conçoit aisément que les hommes, suivant leur droit « d’exister et d’agir », livrés à leur plaisir, aux « lois de la convoitise »[104] risquent de vivre dans la crainte de l’autre et, sans entraide, dans la misère. Ils vont donc, pour trouver la sécurité et par intérêt, passer un pacte entre eux et constituer une société. Perdront-ils ou trahiront-ils, pour autant, leur droit naturel ? Non. « Voici (…) de quelle façon une société humaine peut se constituer et tout engagement être toujours strictement respecté, sans que le droit naturel des individus s’y oppose le moins du monde. Il suffit que chaque individu transfère la puissance totale dont il jouit à cette société ; ainsi, elle seule détiendra le droit naturel souverain en tous domaines, c’est-à-dire la souveraine autorité à laquelle tout homme se verra dans l’obligation d’obéir, soit du fait de son libre choix, soit de crainte du châtiment. (…) Donc, à moins que nous ne voulions nous comporter en ennemis de l’État et aller contre la raison qui nous conseille de maintenir cet État de toutes nos forces, nous sommes dans l’obligation d’exécuter rigoureusement tous les ordres de la souveraine Puissance, fussent-ils d’une extrême absurdité »[105]. Spinoza nous rassure immédiatement en montrant qu’il y a vraiment peu de chances qu’une telle extrémité se produise surtout dans un régime démocratique mais le principe est établi de la nécessité d’obéir à l’autorité publique. Le citoyen n’y perd pas son être ni sa liberté : « le sujet (…) accomplit sur l’ordre de la souveraine Puissance des actions, visant à l’intérêt général et qui sont par conséquent aussi dans son intérêt particulier. (…) Dans la démocratie, en effet, nul individu humain ne transfère son droit naturel à un autre individu (au profit duquel, dès lors, il accepterait de ne plus être consulté). Il le transfère à la totalité de la société dont il fait partie ; les individus demeurent ainsi tous égaux, comme naguère dans l’état de nature »[106].

La position de Spinoza est plus radicale que ne le sera celle de Rousseau dans la mesure où, même s’il préfère la démocratie⁠[107], sa description vaut, en principe, pour tout régime qui, en vertu de sa puissance, doit être obéi. En effet, « quelle que soit la personne détentrice de la puissance souveraine, la situation est invariable ; peu importe qu’Elle s’identifie à un individu, à quelques individus, à tous les individus, il est évident qu’elle jouit du droit souverain de commander tout ce qu’elle veut. De plus, quiconque a, de force ou de plein gré, transféré à une certaine personne sa puissance de se défendre, a sans aucun doute fait abandon de son droit naturel et, par conséquent, a décidé d’obéir en tout à cette personne ; il reste dans l’obligation de ne rien changer à son attitude aussi longtemps que le roi, ou les nobles, ou le peuple continuent à jouir de la puissance souveraine (sur l’acceptation de laquelle par lui reposait le transfert de droit). (…) La violation de droit, par suite, ne se conçoit que dans l’état de société. Mais jamais elle ne saurait être imputée à la souveraine Puissance de l’État considéré - la souveraine puissance ayant le droit de se conduire comme il lui plaît à l’égard de ses sujets ? La violation de droit au sein d’un État ne peut avoir lieu qu’entre des particuliers, astreints par la loi à ne pas se porter tort l’un à l’autre »[108].

qu’en est-il dans cet état, du droit divin et de la religion ?

Pour Spinoza, l’état de nature est antérieur à la religion et « la nature n’a jamais enseigné à personne que l’homme est obligé d’obéir à Dieu ; aucune réflexion raisonnable même ne saurait le lui apprendre. Seule la révélation, confirmée par des signes, est en mesure de le faire. Par conséquent, avant la révélation, nul ne saurait être obligé par le droit divin, dont il ne saurait avoir aucune connaissance. On se gardera donc bien de confondre l’état de nature avec l’état de religion, c’est-à-dire qu’il faudra concevoir le premier comme étranger à la religion et à la loi, ainsi, par suite, qu’à la faute et à la violation de droit. » C’est à partir du moment où les hommes ont conclu un pacte avec Dieu qu’ils promettent d’obéir au droit divin fruit unique d’une révélation⁠[109]. Et s’il y a conflit entre ce droit divin et la souveraine Puissance de l’État, qui doit l’emporter ? « Supposons, explique Spinoza, que la souveraine Puissance refuse d’obéir à Dieu dans le domaine du droit divin révélé, elle en aurait la liberté stricte, au risque d’en devoir subir quelque préjudice ; du moins, nul droit positif ni naturel ne s’y opposerait. Le droit positif dépend, en effet, exclusivement de son vouloir à elle ; quant au droit naturel, il dépend des lois de la nature échappant à tout rapport avec la religion (dont l’unique objet est l’intérêt humain), mais accordées avec l’ordonnance de la nature entière (c’est-à-dire le vouloir éternel de Dieu, inconnu de nous). »[110] Il en découle très logiquement que « la souveraine Puissance qui, tant en vertu du droit divin que du droit naturel, a la charge de conserver et protéger la législation de l’État, dispose du droit souverain de prendre, concernant la religion, toutes les mesures jugées opportunes ; d’autre part, tous les individus sont obligés d’obéir aux décisions prises et aux ordres donnés par elle, s’ils ne veulent point manquer à la fidélité civique, dont Dieu ordonne le respect rigoureux »[111].

Telle est la souveraine Puissance à laquelle les particuliers ont transféré leur propre puissance. Mais ce transfert ne peut être parfait ou intégral : « Nul ne saurait, de son propre chef, non plus que contraint, transférer à qui que ce soit la totalité de son droit naturel, ni son aptitude à raisonner et juger librement en toute circonstance. (…) En effet, tout homme jouit d’une pleine indépendance en matière de pensée et de croyance ; jamais, fût-ce de bon gré, il ne saurait aliéner ce droit individuel »[112]. Comment marier alors le droit que la souveraine Puissance exerce en tout domaine et ce droit individuel irrépressible ? Spinoza va résoudre le problème en séparant pensée et action. Il rappelle que les hommes ont voulu, par le pacte initial, ne plus vivre dans la crainte mais être libre en toute sécurité. Si tous les hommes avaient continué à agir « sous l’impulsion de leur décision personnelle », les affrontements auraient été inévitables ! En passant à l’état de société, ils ont établi que « toute puissance de décision devait, à l’avenir, prendre son origine soit en la collectivité même de tous les membres de la société, soit en quelques-uns, soit en un seul d’entre eux ». Ainsi, « chaque individu a bien renoncé à son droit d’agir selon son propre vouloir, mais il n’a rien aliéné de son droit de raisonner, ni de juger. (…) Nul ne saurait, sans menacer le droit de la souveraine Puissance, accomplir une action quelconque contre le vouloir de celle-ci ; mais les exigences de la vie en une société organisée n’interdisent à personne de penser, de juger et, par suite, de s’exprimer spontanément. A condition que chacun se contente d’exprimer ou d’enseigner sa pensée en ne faisant appel qu’aux ressources du raisonnement et s’abstienne de chercher appui sur la ruse, la colère, la haine ; enfin, à la condition qu’il ne se flatte pas d’introduire la moindre mesure nouvelle dans l’État, sous l’unique garantie de son propre vouloir ». Pour éviter donc toute dislocation du corps social, il suffit que chaque individu « laisse à l’Autorité politique toute décision active, puis qu’il n’entreprenne jamais rien contre la mesure adoptée par elle. »[113] Plus précisément encore, en démocratie, « sachant qu’ils ne peuvent tous former toujours la même opinion, (les citoyens) s’engagent à faire appliquer celle autour de laquelle le nombre le plus grand de suffrages se sera rallié (…). »[114] Et « si l’on a résolu d’assurer à la communauté la plus grande sécurité possible, il faut que toute la ferveur dévote ou la religion se réduisent à la pratique de la justice et à celle de la charité[115] ; il faut que la législation de la souveraine Puissance, tant dans le domaine sacré que dans le domaine profane, vise exclusivement les actions des sujets, mais par ailleurs, ménage à chacun la liberté de pensée et d’expression ».⁠[116]

Rousseau

Désormais, le contrat remplace la loi naturelle telle qu’elle fut définie, et consacre le positivisme juridique. Nous venons de le voir dans le Léviathan et dans le Tractatus theologico-politicus, nous l’avons vu aussi, rappelons-nous, dans le Contrat social où J.-J. Rousseau nous dit très clairement que « les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le peuple, soumis aux lois, en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société ».⁠[117]

Après avoir distingué trois sortes de lois, lois politiques, les lois civiles et les lois criminelles, Rousseau en ajoute une quatrième : « A ces trois sortes de lois il s’en joint une quatrième, la plus importante de toutes, qui ne se grave ni sur le marbre, ni sur l’airain, mais dans les cœurs des citoyens ; qui fait la véritable constitution de l’État ; qui prend tous les jours de nouvelles forces ; qui lorsque les autres lois vieillissent ou s’éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un peuple dans l’esprit de son institution, et substitue insensiblement la force de l’habitude à celle de l’autorité ». Le lecteur un peu distrait pourrait croire que cette loi gravée dans le cœur est bien la loi naturelle. En effet, de saint Augustin à Jean-Paul II, c’est ainsi qu’elle fut présentée. Mais Rousseau balaie immédiatement notre espoir: « Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de l’opinion ; partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres ; partie dont le grand législateur s’occupe en secret, tandis qu’il paraît se borner à des règlements particuliers, qui ne sont que le cintre de la voûte, dont les mœurs, plus lentes à naître, forment enfin l’inébranlable clef ».⁠[118] Nos politiques et nos juristes modernes n’ont-ils pas bien compris la leçon de Rousseau, eux qui sont bien soucieux d’adapter les lois aux mœurs et à l’opinion ?

Le positivisme contemporain

Le positivisme inauguré par ces ancêtres des XVIIe et XVIIIe siècles culmine, à l’époque contemporaine, dans l’œuvre d’Hans Kelsen⁠[119] dont la pensée a exercé et exerce encore aujourd’hui une influence majeure.

En bref, Kelsen proclame l’autonomie du droit dégagé de tout élément qui ne serait pas juridique, qu’il soit psychologique, sociologique, politique, éthique ou religieux. Le droit est donc exclusivement et purement positif.

Se pose alors la question que l’on peut poser à tout positiviste: comment garantir la validité objective de la norme ? La réponse de Kelsen est simple : elle est strictement liée à la procédure de sa formation. Une norme est valide « si elle est conforme à la norme supérieure de la procédure selon laquelle elle a été posée ». Conforme à cette norme ou, du moins, compatible avec elle, « ce qui veut dire que la loi doit être formellement conforme à la constitution, le décret d’application doit être formellement conforme à la loi, l’arrêté doit être formellement conforme au décret, la décision juridictionnelle doit respecter la procédure, etc.. »

Cette conception identifie évidemment le droit à l’État. L’expression « État de droit » trouve donc son sens plénier et désigne « un ordre juridique positif dans lequel le pouvoir ne peut être exercé que dans la forme juridique par des dirigeants juridiquement désignés sur des dirigés juridiquement définis ».

Le droit n’est plus qu’une technique de régulation au service de l’État.

Toutefois, une question se pose encore : chaque norme ne pouvant trouver sa validité que dans la norme supérieure, sur quoi se fonde la validité de la Constitution qui se trouve au sommet de cette pyramide de normes hiérarchisées ?

Pour Kelsen, la Constitution est une fiction à laquelle on doit obéir. On ne peut, pour lui, la justifier moralement ou religieusement. L’obéissance à la Constitution est une « nécessité fonctionnelle ».⁠[120]

Enfin, entre le droit interne et le droit international, qui a la préséance ? La réponse de Kelsen ne surprendra pas si l’on se souvient de sa logique hiérarchique. Le droit international est supérieur aux droits internes qui, depuis la fondation de l’ONU, doivent respecter ses normes.  »Les constitutions des États ne sont valides que si leurs gouvernements sont légitimes parce qu’effectifs, c’est-à-dire parce qu’opérationnels pour faire appliquer le droit international »[121].

Comment ce droit international se constitue-t-il actuellement ? Respecte-t-il des normes ? De quelle nature ? Quels sont les enjeux de cette prééminence du doit international ? Telles sont les questions qui restent en suspens et que nous aborderons plus loin.


1. Cette présentation de la « Doctrine des Apôtres » a été écrite à la fin du 1er siècle ou vers 120.
2. Ce corpus de droit ecclésiastique intitulé « Enseignement des douze apôtres », a été écrit au IIIe siècle.
3. WITTE J., article Droit, in Lacoste, op. cit.. L’auteur continue : « Quant à savoir exactement quels préceptes devaient ainsi prendre valeur juridique, ce fut un problème dont les théologiens ne cessèrent de discuter à partir de la fin du IVe siècle. »
4. C’est le cas du Codex Theodosianus (438), du Corpus iuris civilis de Justinien (534) ou encore des Novellae constitutiones, c’est-à-dire les nouvelles constitutions établies par les empereurs après la publication de leurs Codes. On peut citer, par exemple, les Novellae de Justinien qui furent décrétées entre 534 et 565 date de sa mort.
5. On cite le Décret de Gratien qui vers 1140 recueillit les plus anciennes règles. Au sens strict, le droit canonique ou droit canon désigne « l’ensemble du droit qui organise l’activité de l’Église catholique et des Églises orthodoxes. Les Églises issues de la Réforme parlent plutôt de « discipline ». » (Lacoste).
6. Somme théologique, Ia-IIae, qu 90, a. 4.
7. Jean de la Croix Kaelin, o.p., in Saint Thomas d’Aquin, Les lois, Aurore, Téqui, 1998, pp. 36-37.
8. CICERON, De finibus, V, 38.
9. Comme le fait remarquer Patrick de Laubier, il est piquant de constater que « l’Église, dont le message surnaturel était contesté hier au nom de la raison, se trouve aujourd’hui en position de défendre la raison face à des gnoses irrationnelles ou à un pragmatisme aveugle asservi à la technique » (In St Thomas d’Aquin, Les lois, op. cit., p. 19).
10. La loi éternelle est, bien sûr, une loi divine mais saint Thomas appelle strictement loi divine - que certains commentateurs, pour éviter la confusion, ont appelé loi divine positive - la loi qui régit la société surnaturelle. Il s’agit à la fois de la loi ancienne et de la loi nouvelle révélée par Dieu lui-même aux hommes pour les aider à se réaliser en Dieu.
11. Il s’agit de la sensualité qui est vraiment une loi chez les animaux mais qui, chez les hommes, n’est pas proprement une loi, « mais plutôt une déviation de la loi de la raison » (Ia IIae qu. 91 art. 6).
12. Ia IIae qu. 93 art. 1. Notons avec Jean de la Croix Kaelin (op. cit., p. 116) qu’ »à proprement parler, la loi éternelle n’est pas la providence divine, mais son principe (…) ». Notons aussi que l’idée de loi éternelle n’est pas tout à fait étrangère aux païens, comme nous l’avons vu chez les stoïciens.
13. Ia IIae qu. 93 art. 2.
14. Ia IIae qu. 93 art. 3. En voici la démonstration : « la loi inclut la notion d’une « raison directrice » des actes vers leur fin. Or c’est un principe dans toutes les chaînes de moteur que la vertu du moteur second dérive de la vertu du moteur premier ; car le second moteur ne meut pas, sinon dans la mesure qu’il est mû par le premier. d’où chez tous les gouvernants, nous observons de même que la « raison de gouvernement » passe du premier gouvernant au suivant : comme la raison de ce qu’il y a à faire dans la cité va par le précepte du roi aux administrateurs subalternes. Et dans les arts et métiers aussi, la raison des travaux à exécuter passe de l’architecte aux artisans inférieurs qui œuvrent de leurs mains.
   Or la loi éternelle est la « raison de gouvernement » dans le gouverneur suprême ; il est donc nécessaire que toutes les « raisons de gouvernement » qui sont dans les gouvernants inférieurs dérivent de la loi éternelle. »
15. Ia IIae qu. 93 art. 4.
16. Ia IIae qu. 93 art. 6. St Thomas précise que si « les bons sont parfaitement régis par la loi éternelle », les méchants lui sont certes soumis aussi mais d’une manière imparfaite pour ce qui regarde leurs actes, puisque c’est d’une manière imparfaite qu’ils connaissent le bien et se sentent portés vers lui ».
17. Ia IIae qu. 91 art. 2.
18. Ia IIae qu.94 art. 2.
19. Id..
20. Ia IIae qu. 94 art 4. Dans le même ordre d’esprit, saint thomas se demandera si la loi de nature peut être effacée du cœur de l’homme, par le péché par exemple. Saint Thomas rappelle qu’ »appartiennent à la loi naturelle d’abord quelques principes les plus généraux qui sont connus de tout le monde ; ensuite quelques préceptes secondaires, plus particuliers, qui sont comme les conclusions tenant de près à ces principes. Quant aux principes généraux, la loi naturelle ne peut d’aucune façon être effacée du cœur des hommes, au moins en sa teneur générale. Elle se voit pourtant éclipsée quand il s’agit d’une action particulière à réaliser, en ce sens que la raison est empêchée d’appliquer le principe général au cas particulier dont il s’agit, à cause de la concupiscence ou d’une passion quelconque. - Quant aux préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du cœur des hommes, soit en raison des propagandes perverses , de la même façon dont les erreurs se glissent dans les sciences spéculatives au sujet de conclusions nécessaires ; soit comme conséquences de coutumes dépravées et d’habitudes de corruption morale ». (Id., art. 6).
21. Id., sol. 1.
22. Ia IIae qu. 94 art. 5.
23. Ia IIae qu. 95 art. 1.
24. Ia IIae qu. 95 art. 2.
25. Ia IIae qu. 95 art 4.
26. Ia IIae qu. 96 art 1.
27. Ia IIae qu. 96 art. 2.
28. Ia IIae qu. 96 art. 3.
29. Ia IIae qu.97 art. 1.
30. Il s’agit de Cicéron.
31. IIae qu. 97 art 2.
32. Ia IIae qu. 97 art. 3.
33. Ia IIae qu. 96a art. 4.
34. JOURNET Ch., Exigences chrétiennes en politique, Egloff, 1945, pp. 218-219.
35. Au milieu des sollicitudes, 1892.
36. CEC 1904 (reprend textuellement CA 44 où Jean-Paul II rappelait que « Léon XIII n’ignorait pas qu’il faut une saine théorie de l’État pour assurer le développement normal des activités humaines, des activités spirituelles et matérielles, indispensables les unes et les autres. A ce sujet, dans un passage de Rerum Novarum, il expose l’organisation de la société en trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, et cela représentait alors une nouveauté dans l’enseignement de l’Église. Cette structure reflète une conception réaliste de la nature sociale de l’homme qui requiert une législation adaptée pour protéger la liberté de tous. Dans cette perspective, il est préférable que tout pouvoir soit équilibré par d’autres pouvoirs et par d’autres compétences qui le maintiennent dans de justes limites. C’est là le principe de l’ »état de droit », dans lequel la souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés arbitraires des hommes »).
37. CEC 1902, § 2.
38. CEC 1954-1960.
39. GS 10 et 89 § 1.
40. « La loi naturelle n’est rien d’autre que la lumière de l’intelligence mise en nous par Dieu ; par elle, nous connaissons ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter. Cette lumière ou cette loi, Dieu l’a donnée à la création » (Collationes in decem praeceptis, 1).
41. « Où donc ces règles sont-elles inscrites, sinon dans le livre de cette lumière qu’on appelle la Vérité ? C’est là qu’est écrite toute loi juste, c’est de là qu’elle passe dans le cœur de l’homme qui accomplit la justice, non qu’elle émigre en lui, mais elle y pose son empreinte, à la manière d’un sceau qui d’une bague passe à la cire, mais sans quitter la bague » (De Trinitate 14,15,21).
42. « Il existe certes une vraie loi, c’est la droite raison ; elle est conforme à la nature chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute. (…) C’est un sacrilège que de la remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer une seule disposition ; quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la possibilité » (De republica 3,22,33).
43. « Le vol est assurément puni par ta loi, Seigneur, et par la loi qui est écrite dans le cœur de l’homme et que l’iniquité elle-même n’efface pas » (Confessions 2,4,9).
44. LEONARD A.-M., Le fondement de la morale, Cerf, 1991, p. 287.
45. Id., p. 288.
46. L’auteur explique que la vertu morale de justice vise « non point d’abord le perfectionnement moral du sujet lui-même (comme le font les autres vertus), mais l’harmonie des relations humaines ». La justice est « la vertu qui nous incline à rendre à chacun ce qui est sien (…), c’est-à-dire ce qui lui revient (…) ». Et cet impératif de la justice « découle de l’impératif catégorique concret en lequel culmine la morale générale, à savoir l’impératif de l’amitié universelle par laquelle nous voulons que chacun devienne davantage lui-même et s’épanouisse librement ». La justice donc « n’est pas encore l’amitié, car l’unité qu’elle établit demeure extérieure, mais elle pose les conditions préalables requises pour une amitié authentique. » (Op. cit., pp. 275-276).
47. Id., pp. 289-290.
48. Id., pp. 275-279. A.-M. Léonard ajoute que, dans le sens classique, le « droit des gens » exprime « ce que, en tout lieu et en tout temps, généralement parlant, la conscience a reconnu comme s’imposant à elle et que la raison a consacré par des lois ou des coutumes, parmi les normes du droit naturel. Le droit des gens ressortit donc matériellement au droit naturel, mais formellement, dans la mesure où il implique une législation ou du moins une sanction coutumière, il relève du droit positif. Il est la part du droit positif qui sanctionne des exigences du droit naturel lui-même ou, inversement, il est la part du droit naturel que les nations ont jugé opportun de couler formellement comme telle en des dispositions légales. Le droit des gens est ainsi la traduction immédiate du droit naturel dans le droit positif, ce qui a pour conséquence qu’il représente généralement ce qu’il y a de commun entre les divers droits nationaux, pour ainsi dire le fonds juridique commun de l’humanité ». L’auteur ajoute immédiatement qu ‘à l’époque moderne, cette notion de « droit des gens » a subi une profonde mutation en étant identifiée à celle du droit international ». (op. cit., p. 277).
49. PIE XII, Humani generis.
50. PIE XII in Allocution aux membres du congrès des études humanistes, 25-9-1949.
51. N° 5.
52. N° 30.
53. N° 47.
54. N°51.
55. Evangelium vitae (EV), n°101.
56. Cf. Jn 18, 38-40.
57. CA, n°44.
58. VS, n° 101.
59. CA, n°46 .
60. In OR 15-9-98, p. 7.
61. Déclaration, mai 1990, in DC n° 2009, 1er juillet 1990, p. 665.
62. EV, n° 57.
63. L’Église et les défis du troisième millénaire, in DC n° 2269, 5 mai 2002, pp. 443-444.
64. CA, n° 46.
65. Notons que déjà dans l’antiquité, à la question : la justice existe-t-elle en soi, ou non ? Epicure répondait : « La justice n’existe pas en elle-même, elle est un contrat conclu entre les sociétés, dans n’importe quel lieu et à n’importe quelle époque, pour ne pas causer et pour ne pas subir de dommages ». (Maxime XXXIII, in Doctrines et maximes, Herman & Cie, 1925.
66. « Au sens strict, le nominalisme est la théorie selon laquelle il n’y a rien hors de l’esprit humain qui corresponde aux termes généraux tels que « homme » ou « être vivant » » (Lacoste). Mais si homme n’est qu’un nom, peut-on encore parler de nature humaine ?
67. V. 1265-1308.
68. V. 1285-1347.
69. Il écrit ailleurs : « Car c’est la règle des règles, et générale loi des lois, que chacun observe celles du lieu où il est » (Essais, op. cit., I, XXIII, p. 148). Et aussi cette affirmation aux accents très « kantiens » : « ...les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité ; elles n’en ont point d’autre. (…) Quiconque leur obéit parce qu’elles sont justes, ne leur obéit pas justement par où il doit » ( id., III, XIII, p. 1203).
70. Essais, Livre II, Chap. XII, Apologie de Raymond Sebond, Pléiade, 1950, pp. 652 et svtes.
71. 1623-1662.
72. Pensées, Gilbert Jeune, 1949, pp. 125-126.
73. Nicolas Machiavel (1469-1527). Ecrite en 1513, son œuvre essentielle Le Prince fut publiée en 1532, traduite en plusieurs langues et répandue dans toute l’Europe où elle connut une immense popularité dès la seconde moitié du XVIe siècle.
74. Le Prince, Le Livre de poche, 1962, pp. 123-127.
75. Au sens d’« être fidèle à sa parole », « tenir ses promesses »..
76. A cet endroit, Machiavel cite en exemple le pape Alexandre VI (1492-1503). « Jamais, écrit Machiavel, ne fut homme qui eût plus grande efficace ». « Il ne fit jamais rien que piper le monde ».
77. Machiavel cite ici, en exemple, mais sans le nommer, Ferdinand le Catholique (c’est-à-dire Ferdinand II d’Aragon, Ferdinand V de Castille et Ferdinand III de Naples), roi de Naples de 1504-1516. « Il ne chante, écrit Machiavel, d’autre chose que de paix et de foi ; et de l’un et de l’autre il est très grand ennemi ; et l’une et l’autre, s’il l’eût bien observée, lui eût souvent ôté ou son prestige ou ses États ».
78. 1588-1679.
79. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile (1651), Dalloz, 1999.
80. On cite habituellement aussi comme « pères » de la « modernité » politique, outre Machiavel et Hobbes: Spinoza, Locke, Montesquieu et Rousseau. Cf. TINLAND Franck, Droit naturel, loi civile et souveraineté, PUF, 1988, consacré à Hobbes, Spinoza et Rousseau ; MANENT Pierre, Histoire intellectuelle du libéralisme, Pluriel-Fayard 2012, qui analyse la pensée de Hobbes, Locke et Montesquieu ; enfin, de Pierre Manent également, Naissances de la politique moderne, Machiavel, Hobbes, Rousseau, Payot, 1977.
81. Il est clair qu’il s’agit d’une fiction puisque l’anthropologie scientifique nous affirme que dès qu’il y a trace d’homme, il y a trace de société et donc de lois. Ainsi, pour Malinowski, il est inutile d’insister « sur le fait que l’homme même « sauvage » ou « primitif », est incapable d’agir instinctivement à l’encontre de ses instincts ou d’obéir à son insu à une règle à laquelle il se sentirait pourtant heureux de pouvoir se soustraire, ou qu’il est toujours prêt à défier ; inutile également de montrer que l’homme est incapable d’agir spontanément d’une manière qui serait en opposition avec tous ses appétits et toutes ses inclinations. La fonction fondamentale de la loi consiste à imposer un frein à certains penchants naturels, à enfermer les instincts humains dans certaines limites, afin de pouvoir les contrôler, et à obliger les hommes à suivre une conduite n’ayant rien de spontané, une conduite contrainte ; en d’autres termes, sa fonction consiste à assurer une coopération reposant sur des concessions et des sacrifices mutuels, en vue d’un but commun. Pour que cette tâche se trouve remplie, une nouvelle force, distincte des dispositions innées et spontanées, doit intervenir. » (Op. cit., p. 35).
   Hobbes en est plus ou moins conscient puisqu’il écrit à propos de l’ »état de nature » : « On pensera peut-être qu’un tel temps n’a jamais existé, ni un état de guerre tel que celui-ci. Je crois en effet qu’il n’en a jamais été ainsi, d’une manière générale dans le monde entier. Mais il y a beaucoup d’endroits où les hommes vivent ainsi actuellement. En effet, en maint endroit de l’Amérique, les sauvages, mis à part le gouvernement de petites familles dont la concorde dépend de la concupiscence naturelle, n’ont pas de gouvernement du tout, et ils vivent à ce jour de la manière quasi-animale que j’ai dite plus haut. De toute façon, on peut discerner le genre de vie qui prévaudrait s’il n’y avait pas de pouvoir commun à craindre, par le genre de vie où tombent ordinairement, lors d’une guerre civile, les hommes qui avaient jusqu’alors vécu sous un gouvernement pacifique » (op. cit., pp. 125-126). Comme le dit très pertinemment Tinland, cet « état de nature », « plus qu’une origine, c’est une menace. C’est l’état vers lequel tendent les rapports entre les hommes lorsque se dissout l’armature politique dans laquelle la Cité prend forme » (op. cit., p. 10). Il ne faut pas oublier que Hobbes a été très profondément marqué par les guerres civiles et religieuses qui ravageaient l’Angleterre.
82. Op. cit., I, XIII, p. 125.
83. I, XIV, p. 129.
84. Il s’agit d’un monstre que l’on évoque dans la Bible. Dans le livre de Job, par exemple, il est décrit comme un crocodile, un dragon (40, 25).
85. I, XV, p. 143.
86. I, XVII, pp. 177-178.
87. Cf. I, XVIII, pp. 179-191.
88. II, XXXI, p. 381. Notons que cette obsession de la puissance chez Hobbes a poussé Hannah Arendt à le présenter comme un des premiers théoriciens de l’impérialisme. « Hobbes fut le véritable philosophe de la bourgeoisie, parce qu’il avait compris que seule la prise de pouvoir politique peut garantir l’acquisition de la richesse conçue comme processus perpétuel, car le processus d’accumulation doit tôt ou tard détruire les limites territoriales existantes. Il avait deviné qu’une société qui s’était engagée sur la voie de l’acquisition perpétuelle devait mettre sur pied une organisation politique dynamique, capable de produire à son tour un Processus perpétuel de génération du pouvoir. Il sut même par la seule puissance de son imagination, esquisser les principaux traits psychologiques du nouveau type d’homme capable de s’adapter à une telle société et à son tyrannique corps politique » (Les origines du totalitarisme, L’impérialisme, Politique-Fayard, 1982, p. 48, mais tout le chapitre 2 serait à lire, pp. 28-50).
89. III, XXXV, p. 439.
90. III, XXXIX, pp. 493-494.
91. III, XLII, p. 563.
92. III, XLII, pp.
93. qu’on en juge encore : « 569-570.Le seul article de foi, l’unum necessarium, que l’Écriture pose comme absolument nécessaire au salut, est celui-ci: Jésus est le Christ. Par le nom de Christ on doit entendre le roi que Dieu avait déjà promis, par l’intermédiaire des prophètes de l’Ancien Testament, d’envoyer en ce monde, pour régner éternellement sur les Juifs et sur celles des autres nations qui croiraient en lui, sous son autorité, et pour leur donner cette vie éternelle qu’ils avaient perdu par le péché d’Adam » (III, XLIII, p. 611).
94. Hobbes dénonce l’inutilité des écoles grecques de philosophie : « La philosophie naturelle de ces écoles était un rêve plutôt qu’une science, et énoncé dans un langage absurde, dénué de toute signification (…). Leur philosophie morale n’est qu’une description de leurs propres passions. (…) Ces philosophes fabriquaient les règles du bon et du mauvais selon ce que personnellement ils aimaient et n’aimaient pas (…). Leur logique (…) n’est rien que des mots captieux et inventions conçues pour embarrasser (…). Pour conclure, il n’est rien de si absurde que quelques-uns des anciens philosophes (…) ne l’aient soutenu. Et je crois qu’il n’est guère possible d’avancer, en matière de philosophie naturelle, quelque chose de plus absurde que ce que l’on appelle aujourd’hui la métaphysique d’Aristote, ni de plus incompatible avec le gouvernement que ce qu’il a dit dans sa politique, ni de plus ignorant qu’une grande partie de son éthique » ( IV, XLVI, pp. 681-682). Il accusera cette « vaine philosophie » d’avoir envahi les universités et, à travers elles, l’Église par le biais de la théologie scolastique. Depuis lors, s’indigne Hobbes, on célèbre la République populaire et on condamne la tyrannie et on considère que c’est la loi qui doit régner et non les hommes.(IV, XLVI, pp. 683-691).
95. II, XVII, p. 177.
96. II, XXIX, p. 344.
97. Cf. www.philagora.net/grenier/leostrauss2.htm
98. On peut intercaler John Locke (1632-1704) entre ces deux penseurs. Ce trio est incontestablement en filiation. Même si Locke, conscient de la menace despotique du Léviathan, corrige son maître et met en exergue la passion économique, on retrouve chez lui l’ »état de nature » comme point de départ : « Les hommes étant nés tous également, ainsi qu’il a été prouvé, dans une liberté parfaite, et avec le droit de jouir paisiblement et sans contradiction, de tous les droits et les privilèges des lois de la nature ; chacun a, par la nature, le pouvoir, non seulement de conserver ses biens propres, c’est-à-dire, sa vie, sa liberté et ses richesses, contre toutes les entreprises, toutes les injures et tous les attentats des autres (…) ». On retrouve aussi chez lui l’idée qu’une société politique n’existe que là « où chacun des membres s’est dépouillé de son pouvoir naturel, et l’a remis entre les mains de la société, afin qu’elle en dispose dans toutes sortes de causes, qui n’empêchent point d’appeler toujours aux lois établies par elle ». (Traité du gouvernement civil (1690), Garnier-Flammarion, 1992, p. 206.
99. Du contrat social, op. cit., II, XI, p. 97.
100. Traité du gouvernement civil, op. cit., p. 209.
101. Baruch de Spinoza (1632-1677).
102. 1670. Cf. Œuvres complètes, Pléiade-NRF, 1954, pp. 606-908.
103. Tractatus, chap. XVI, in op. cit, pp. 824-826. Dans le Tractatus politicus, ouvrage inachevé, Spinoza explique : « le droit dont la jouissance appartient à Dieu s’étend sur tout, sans restriction ; d’autre part, ce droit n’exprime rien que la puissance divine, considérée en tant qu’absolument libre ; il s’ensuit que le droit dont jouit, selon la nature, toute réalité naturelle est mesuré par le degré de sa puissance, tant d’exister que d’exercer une action. Car la puissance, grâce à laquelle chacune d’elles existe et exerce une action, n’est autre que la puissance divine absolument libre, elle-même. » (Chap. II, §3, in op. cit., p. 923).
104. Id., p. 837.
105. Id., pp. 830-831.
106. Id., p. 833. Comparons avec J.-J. Rousseau qui, dans son pacte social, évoque « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.
   De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être, et nul associé n’a plus rien à réclamer: car, s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientôt l’être en tous ; l’état de nature subsisterait, et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.
   Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne ; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a ». Dès lors, le pacte peut se définir ainsi: « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout » (Du contrat social, op. cit., Livre I, chap. VI).
   Quant à savoir ce qui sépare Hobbes de Spinoza, celui-ci l’a lui-même précisé : « cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature » (Lettre à Jarig Jelles, 2-6-1674, in op. cit., p. 1230).
107. C’est le régime qui « s’éloigne le moins de la situation naturelle » (Tractatus, chap. XX, op. cit., p. 905).
108. Tractatus, op. cit., pp. 833-834.
109. En réalité, le pacte conclu entre les hommes qui entrent en société se veut à l’image du pacte conclu entre Dieu et les hommes. Spinoza s’appuie très longuement dans le Tractatus sur l’Écriture et, en particulier, sur l’histoire des Hébreux. Or, comme le montre Shmuel Trigano, « l’Alliance, à la différence du Contrat, n’est que par ricochet l’alliance des hommes entre eux. C’est de l’Alliance nouée entre Israël et Dieu que le processus par lequel s’institue le peuple d’Israël, en lui-même et pour lui-même, se met en place. C’est à travers l’Alliance avec Dieu que l’alliance des Juifs, se met en place » ( Philosophie de la loi, L’origine de la politique dans la Tora, Cerf, 1991, p. 11).
110. Tractatus, op. cit., pp. 839-840.
111. Id., pp. 840-841.
112. Id., chap. XX, pp. 896-897.
113. Id., pp. 899-900.
114. Id., p. 905.
115. C’est-à-dire, pour Spinoza, l’amour du prochain.
116. Id., p. 908.
117. Op. cit., II, VI, p. 83.
118. Id., II, XII, p. 100.
119. (1881-1973). Né à Prague dans une famille juive de langue allemande, Kelsen fit ses études dans cette ville puis à Vienne et à Heidelberg. Il enseigna le droit à Vienne, Genève, Cologne et Prague. En 1940, il émigre aux États-Unis et enseigne à Harvard et Berkeley. Il participera à la préparation du procès de Nuremberg. Parmi ses œuvres majeures traduites en français, notons Théorie générale du droit international public, RCADI, 1953, vol. 84., Théorie pure du droit, Thevenez, 1988, Théorie générale des normes, PUF, 1996 et Théorie générale du droit et de l’État, Bruylant-LGDJ, 1997.
121. Cf. supra. Notons, en passant, que, pour Kelsen, l’ordre juridique international est encore primitif dans la mesure où il ne dispose ni d’une police ni d’une justice complètement organisée.

⁢v. Le divorce est-il irrémédiable ?

Le monde contemporain s’est construit sur ce positivisme et l’Église catholique semble bien esseulée à crier dans le désert la nécessité de respecter une loi naturelle qui paraît à la plupart, une vue de l’esprit, une contrainte intolérable ou une théorie obsolète.

Sommes-nous donc condamnés à vivre sous des lois constamment variables, dont la valeur est définitivement relative à des cultures particulières ou passagères ? Devons-nous dire adieu à l’immuable, à l’universel, à la nature telle que l’entendaient les vieux maîtres ?

⁢a. Le problème des fondements.

Et tout d’abord, comme pour les droits de l’homme, comme pour la démocratie qui s’identifie, par excellence, à l’État de droit, se pose le problème du fondement de la loi positive.

On peut certes argumenter, tenter de convaincre mais il faut ici clairement choisir son camp. Le droit va-t-il sans cesse s’adapter à l’opinion mouvante, aux faits changeants ou va-t-il s’appuyer sur les exigences fondamentales, toujours identiques, d’une nature humaine réputée digne de respect parce qu’elle est considérée comme une valeur en soi ou, mieux, parce qu’elle est marquée du reflet de son Créateur ?

Précédemment, nous avons longuement évoqué, et la cas est significatif, l’évolution de la vie familiale et de la loi qui l’organise. Comme l’écrit un juriste, « …​l’évolution de notre système juridique s’accorde précisément avec l’évolution de la vie privée et familiale. Et, de la même manière que c’est au nom des valeurs liées à l’individu et à la « réalisation de soi-même » qu’un certain nombre de personnes ont adopté des attitudes nouvelles dans leur vie affective et familiale, les lois nouvelles refusent désormais d’imposer des normes générales et abstraites, parce qu’elles privilégient précisément, par rapport aux valeurs anciennes de stabilité et de cohésion de la communauté familiale, des valeurs liées au respect de l’individualité de chaque personne : l’autonomie et l’indépendance plutôt que la contrainte et la hiérarchie, l’égalité plutôt que l’inégalité, le droit à la différence plutôt que le conformisme ou le dogmatisme »[1]

Face à cette tendance majoritaire, un autre juriste fait remarquer que, bien sûr, l’homme a le pouvoir d’enfreindre la loi naturelle qui interpelle sa liberté, « le pouvoir mais non le droit, car il reste qu’une multiplication de pratiques ne dit jamais que le fait, c’est-à-dire ce qui est, et non le droit, c’est-à-dire ce qui doit être »[2]. Deux conceptions du droit sont face à face informées par deux conceptions de l’homme.

Quel est l’enjeu de cet affrontement ? N’est-ce qu’une querelle d’école ou le choix sera-t-il lourd de conséquences ?

Certes, même dans l’État de droit, la loi finit par s’imposer et contraindre. Mais cette contrainte sera-t-elle celle du nombre ou l’expression d’une exigence plus profonde qui peut échapper à notre entendement mais qui n’est liée à aucune majorité, à aucune faction ou parti ? Si la loi n’est que positive, la vie sociale et politique devient, nous le voyons chaque jour, le champ de luttes incessantes et la loi, un lieu instable. La description de ce phénomène par le cardinal Danneels, est-elle partisane ou bien conforme à la réalité ?

« La loi, déclare-t-il, perd de plus en plus son caractère pédagogique et éducatif. Pour une marge part, elle est devenue un plus grand commun diviseur, défini statistiquement à partir des dernières élections ou de la dernière enquête quant à l’opinion publique : elle est donc ponctuelle et sujette à des changements ultérieurs. Plutôt que de se référer à la vérité et à une échelle objective de valeurs, elle devient la résultante d’une multitude d’intérêts individuels. Que l’on songe à l’éthique majoritaire - même simplement majoritaire d’un point de vue politique - en matière de protection de la vie en début et en fin de vie, en matière de réglementation du mariage et de la vie familiale ou de manipulation de l’embryon humain. Une telle société ne manque-t-elle pas vraiment de vision et de projet pour se limiter à des ajustements procéduraux à introduire successivement dans le code civil et pénal ?

En l’absence d’un consensus éthique de base partagé par une large majorité de citoyens, on est obligé de colmater le brèches par une législation toujours insuffisante à assurer la conduite morale des citoyens ; il faut multiplier les lois et les compléments aux lois, ajouter de nouvelles dispositions pénales pour ceux qui les enfreignent. L’un et l’autre code se transformeront ainsi graduellement en véritables encyclopédies qui requerront des ordinateurs pour venir en aide à une mémoire humaine normale. Et la société devient une société de juges et d’avocats »[3].

J’ajouterais volontiers encore deux remarques à ce tableau.

Non seulement, la loi, aujourd’hui, cherche, la plupart du temps, à répondre aux vœux des majorités réelles ou fictives mais elle se veut aussi attentive aux revendications particulières, marginales, au nom d’un droit individualisé. Dans les débats sur la dépénalisation de l’avortement ou de l’euthanasie, on a entendu maintes fois l’argument suivant lequel on ne peut imposer sa morale aux autres. Suivant ce principe, tout choix moral ne peut-il être dépénalisé ou légalisé ? Le nombre ici n’a plus d’importance, mais le désir à condition qu’il soit reconnu. Demain, quand on aura un peu oublié Dutroux et consorts, on pourra, à certaines conditions, bien sûr, légaliser l’inceste. Projetons à nouveau sur les écrans Le souffle au cœur de Louis Malle⁠[4] et d’autres œuvres semblables, organisons quelques débats où il sera dit et répété qu’il vaut mieux que l’initiation sexuelle se fasse dans l’ambiance rassurante de la famille par les proches attentifs et aimants, une opinion favorable se dessinera…​

d’autre part, comme les Anciens l’avaient déjà noté, comment conforter encore l’obéissance à la loi si celle-ci varie selon les mœurs et les humeurs ?

La dignité humaine serait-elle au bout d’un vote majoritaire ou serait-elle confinée dans l’expression du moi dans ce qu’il a de plus individuel ?

Beaucoup de non-chrétiens refusent cette perspective et restent attachés fermement au préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui est le dernier avatar, qu’on le veuille ou non, d’un droit naturel dont on ne veut plus par ailleurs. C’est la réputation de cette Déclaration, sa proclamation solennelle au lendemain d’une guerre mondiale sanglante, l’espoir qu’on a placé en elle et les services qu’elle a tout de même rendus qui la préservent encore - pour combien de temps ? - de la marée positiviste. Ainsi, en Belgique, le Président de la Ligue des droits de l’homme, persiste à affirmer, fidèle au texte de 1948 que « chaque homme, du fait qu’il est un être humain, dispose de droits inaliénables (il n’est pas possible de l’en priver sans déchoir de son humanité) et imprescriptibles (il n’est pas possible de les abolir) »[5]. Mais pourquoi devrais-je respecter cet être humain ? Apparemment, du simple fait qu’il est homme et que j’en suis un. Mais la suite du discours de ce militant fragilise immédiatement son propos: « Ces droits de l’Homme fondent la dignité humaine, qui empêche de réduire l’Homme au rang d’objet, de marchandise ». L’homme n’acquiert donc sa dignité que par la reconnaissance de ses droits. Sans droits reconnus, l’homme est-il encore respectable ? Peut-il en être autrement puisque le Président de la Ligue précise que « cette vision éthique projette résolument l’organisation de la vie en commun des êtres humains hors de toute référence à une transcendance, autorité supérieure qui serait l’arbitre des valeurs de l’Homme. Le rapport à la transcendance est dès lors laissé à la libre appréciation de chacun ». A quelle condition alors les droits peuvent-ils êtres inaliénables et imprescriptibles ? Seulement par contrat :  »Ce qui cimente la communauté est la déclaration de garantie et de respect réciproques de la dignité humaine ». Dès lors, même si l’auteur se plaît à souligner une certaine universalité de ces droits puisqu’ »il existe des défenseurs de ces mêmes droits humains dans des pays des cinq continents, défenseurs qui semblent pourtant avoir intégré les singularités de leurs cultures », il faut néanmoins, dit-il, « ne pas considérer l’universalité comme un postulat intangible, accepter de la refonder par la rencontre de l’autre et par la discussion, la concevoir comme une œuvre à faire, à laquelle tous doivent participer ». Nous pourrions souscrire à cette recommandation s’il n’était précisé ensuite que les droits de l’homme sont donc une construction « dynamique dans sa constante évolution à travers les déclarations et énonciations historiques, favorisant les combats politiques majeurs pour porter au plus haut niveau l’émancipation et l’effectivité de la dignité humaine ». Et pour cela, « préserver et renforcer leur force critique ».

Nous sommes loin de la perspective chrétienne qui, nous le savons, est inverse. Elle affirme d’abord la dignité de l’homme et en déduit un certain nombre de droits. Mais si le chrétien a cette position radicale c’est dans la mesure où il se réfère à une transcendance, à un Dieu créateur dont l’homme est une image.

La question d’une référence à un invariant ou à une transcendance semble inévitable pour stabiliser quelques lois et les droits de l’homme comme pour justifier l’universalité d’une loi mais on a préféré, pour respecter toutes les opinions peut-être, remplacer la référence à une transcendance par un recours à des instances.

Certains membres d’une commission des Nations-Unies auraient, à un moment, avoué : « Nous sommes tous d’accord sur ce droits à condition qu’on ne nous demande pas pourquoi. C’est alors que commencent les disputes »[6]. Les Nations-Unies avaient créé un Comité d’étude des principes philosophiques des droits de l’homme. Furent sollicités des experts occidentaux principalement (26) mais aussi d’Inde (3) et de Chine (1). Les réponses furent fort proches les unes des autres et parallèles au texte qui se préparait. Si bien que J. Maritain constatait, à l’époque, que «  les partisans d’une société de type libéral-individualiste, d’une société de type communiste, d’une société de type personnaliste-communautaire, mettent sur le papier des listes similaires, voire identiques, des droits de l’homme ». Mais il ajoutait: « les justifications rationnelles sont sans doute indispensables et, cependant, impuissantes à faire l’accord des esprits (…) les traditions philosophiques auxquelles elles se réfèrent sont depuis longtemps contrastantes. »⁠[7]. Comment sans un accord sur les principes ou les justifications, les droits pourraient-ils échapper, tôt ou tard, partiellement ou largement, à une remise en question ? Peuvent-ils longtemps résister au nom d’une « nécessité fonctionnelle », comme disait H. Kelsen, ou d’une « croyance » pour reprendre l’expression de G. Haarscher ?

On a vu, pour Kelsen précisément, que la légitimité découle de la conformité de la loi à une norme supérieure et in fine à la Constitution et la légitimité de la Constitution se mesure à l’aune du droit international.⁠[8] Au niveau des États, on a institué des organismes qui, au-dessus des partis et des tribulations gouvernementales sont considérés comme les gardiens désintéressés de la Constitution et des plus hautes règles du droit, qui lui donne avis et conseils. Ainsi en est-il, en Belgique, de la section de législation du Conseil d’État, «  conseiller juridique du gouvernement et (…) gardienne du droit » à qui il « appartient (…) de mettre en garde contre la violation d’une règle supérieure, notamment de la Constitution ou des textes internationaux consacrant les droits de l’homme. Mais il lui revient également de contribuer à la lisibilité des textes, à leur correcte insertion dans l’écheveau de plus en plus inextricable de la législation existante »[9] .

Or, que constate-t-on dans la pratique ?

La Belgique, en ce début de siècle, nous a offert, au niveau de ce Conseil d’État, deux exemples significatifs et éclairants.

A propos de l’euthanasie, en juillet 2001, le Conseil d’État a estimé que « la proposition de loi n’est pas incompatible » avec les textes internationaux et « reste dans les limites imposées à la marge d’appréciation de l’autorité nationale par les articles 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ». Or, l’article 2 de la Convention (1950) stipule en son §1 : «  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »[10] Quant à l’article 6 du Pacte (1966), il dit la même chose §1) : « Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine. Ce droit doit être protégé par la loi. Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie ».⁠[11]

On l’a remarqué, pour déclarer la compatibilité, le Conseil d’État s’appuie sur « la marge d’appréciation de l’autorité nationale » mais il fait référence aussi au « droit à l’autodétermination » de la personne et au fait que les textes internationaux « n’impliquent nullement l’obligation pour l’État de protéger la vie en toutes circonstances contre le gré de l’intéressé ». Comme l’a noté un juriste⁠[12], le Conseil d’État fait peu de cas, de « l’obligation négative » de l’article 2 de la Convention en déclarant incidemment que « l’obligation négative n’est pas en cause ». Certains viendront au secours du Conseil d’État en soulignant que la Convention comme le Pacte datent et doivent être revus ou, du moins, complétés. Mais, le 29 avril 2002, alors que le débat sur la dépénalisation, sous conditions de l’euthanasie, battait son plein, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg rejetait la demande de suicide assisté d’une citoyenne britannique. Dans son arrêt (motif 37), la Cour rappelait très clairement : « Parmi les dispositions de la Convention qu’elle juge primordiales, la Cour, dans sa jurisprudence, accorde la prééminence à l’article 2 (…). Il définit les circonstances limitées dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort et la Cour a appliqué un contrôle strict chaque fois que pareilles exceptions ont été invoquées par des gouvernements défendeurs. (…) La première phrase de l’article 2§1 astreint l’État non seulement à s’abstenir de donner la mort de manière intentionnelle et illégale, mais aussi à prendre des mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction ».

Dans ce cas, on peut penser que le Conseil d’État a voulu coûte que coûte - pour quels motifs ? - accorder son blanc seing au projet de loi. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Sous la même législature, il est arrivé plusieurs fois que le Conseil d’État émette un avis négatif . Ce fut le cas, notamment, pour le mariage des homosexuels.

L’attitude du gouvernement fut de passer outre des avis et d’envisager une réforme dont le but serait « réduire très sensiblement le nombre de textes soumis au Conseil d’État afin de permettre à celui-ci de se concentrer sur les normes législatives de manière à rendre des avis plus circonstanciés tout en étant plus diligent (…) »⁠[13].

Un certain nombre d’avocats et professeurs de droit de toutes les universités et facultés universitaires francophones, indépendants des gouvernements et du Conseil d’État réagirent par la publication d’une carte blanche dans la presse dans laquelle les signataires se posaient trois questions:

« Tout d’abord, ne risque-t-on pas de compromettre encore davantage la lisibilité de la production réglementaire, ce qui ne pourra qu’accroître le contentieux devant la section d’administration ou les juridictions judiciaires, chargées d’appliquer ces textes ? (…)

Ensuite, ne prive-t-on pas le citoyen, surtout celui qui est le moins outillé juridiquement, d’‘une garantie essentielle contre l’éventuel arbitraire du pouvoir ? En effet, aujourd’hui, le citoyen sait que la norme qu’on lui impose a fait l’objet d’un contrôle. Soit la norme est validée, ce qui contribue à son autorité. Soit elle est critiquée, ce qui permet de l’entreprendre devant les juridictions contentieuses.

Enfin, en admettant qu’il convient de décharger la section de législation de textes secondaires, peut-on se satisfaire de la simple distinction entre les projets de normes législatives, par définition importants, et les projets de normes réglementaires, a priori insignifiants ? Nombre de textes réglementaires sont d’une importance capitale pour le citoyen et sont susceptibles de poser de délicates questions juridiques. Que l’on se souvienne simplement que la fonction publique est essentiellement organisée par des arrêtés réglementaires et qu’il en va de même pour la circulation routière ou la détermination du droit au chômage. Par ailleurs, la tentation pourrait être grande, chez les auteurs de lois et de décrets, de les vider plus encore de leur substance, qui serait transférée dans des arrêtés d’exécution échappant au contrôle de la section de législation ».

Les auteurs concluaient : « Museler aujourd’hui le Conseil d’État serait porter un méchant coup à l’État de droit, à l’heure où la complexification de la vie sociale rend son respect plus nécessaire que jamais »[14].

La belle pyramide de Kelsen paraît dès lors bien fragile. Dans le cas du mariage des homosexuels, l’État de droit contrarié ne respecte pas ses propres règles et cherche à en changer quand elles sont un frein à son bon plaisir et dans le cas de l’euthanasie, c’est l’instance suprême, gardienne de la loi qui permet que les textes les plus universels qui soient manipulés au gré des convenances politiques. Preuve, s’il en faut encore, qu’une certaine démocratie ne tolère aucune limite à son pouvoir c’est-à-dire aux vœux d’une majorité considérée comme souveraine. Il n’y a plus qu’une différence arithmétique entre cette démocratie-là et un système autoritaire alors que même la monarchie absolue reconnaissait une Loi au-dessus de sa loi.

Dans un système purement positiviste, la seule référence du droit n’est plus qu’une autoréférence. Or, écrit un juriste, « une société ne peut négocier son droit que dans l’horizon d’une loi qu’elle n’a pas produite et que, néanmoins, elle contribue à faire exister »[15].

Nous débouchons alors sur le terrain de la philosophie et de la théologie puisqu’il s’agit de retrouver une transcendance, pour employer un mot général. Ici peut-être plus qu’ailleurs apparaît la nécessité d’une formation des esprits et des cœurs. « N’est-il pas grand temps, confirme le cardinal Danneels, d’en appeler aux écoles et à tout notre système éducatif - de la maternelle à l’université - afin qu’ils promeuvent de toutes leurs forces l’enseignement et l’initiation pratique aux grandes valeurs fondamentales sur lesquelles toute vie en société est basée, comme par exemple le sens civique, le respect de la vérité, la solidarité, la fidélité à la parole donnée, la justice, le respect de l’homme dans sa valeur unique, le sens du service par le décentrement vis-à-vis de soi et de ses intérêts hyper-individuels, la résistance à l’esprit de consommation effrénée et aux sirènes du cocooning ». A y regarder de plus près, on peut penser qu’à peine analysées, les valeurs nommées cristalliseront des opinions diverses de sorte que l’on ne peut faire l’économie d’une évangélisation intégrale, comme semble l’indiquer le cardinal pour conclure sa réflexion: « L’Église, pour sa part, croit toujours que la base morale qui peut fournir les assises d’une société vraiment humaine et « humanisante », reste le décalogue de Moïse, enrichi par la morale de la surabondance qu’est venu apporter le Christ »[16].

La nécessité de choisir son camp à un moment donné ne doit pas freiner une autre nécessité : celle de toujours essayer de convaincre. Pour cela, il faut tenter de résoudre plusieurs problèmes.


1. RENCHON J.-L., Revue interdisciplinaire d’études juridiques, n° 22, 1989, p. 72, cité par DIJON X., op. cit., p. 192.
2. DIJON X., op. cit., p. 180.
3. L’Église et les défis du troisième millénaire, DC n° 2269, 5-5- 2002, p. 443.
4. Au cœur du film, un fils malade, répond sexuellement à la tendresse de sa mère qui dédramatisera l’acte. Louise Malle déclara à l’époque : « Tout se passe avec naturel, avec évidence, avec vérité, je crois. Si la morale traditionnelle n’y trouve pas son compte, tant pis pour elle (Le Monde, 29-4-1971). Sur les « plaidoyers » en faveur de l’inceste et de la pédophilie, lire GUILLEBAUD J.-Cl., La tyrannie du plaisir, Seuil, 1998, pp. 19-26.
5. Van RAEMDONCK Dan, in La Libre Belgique, 21-5-2002.
6. Cf. THILS G., Droits de l’homme et perspectives chrétiennes, Publications de la Faculté de théologie de l’UCL, 1981, p. 51
7. Préface in Autour de la nouvelle Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Sagittaire, 1949, p. 16 et p. 11.
8. Comme nous l’avons dit, une fois ce niveau atteint, la question se repose de la légitimité de la loi internationale même adoptée par le plus grand nombre à travers le monde.
9. DUMONT Hugues, OST François, TULKENS Françoise, Gouvernement-Conseil d’État: préserver le partenariat, in Le Soir, 11-3-2002.
10. La suite : « 2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans le cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire ;
   a. pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
   b. pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
   c. pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection ».
11. Et il continue comme sa sœur européenne à évoquer l’exception de la peine de mort mais en développant davantage cette problématique.
12. Jacques Verhaegen, professeur émérite à la Faculté de droit de l’Université catholique de Louvain, cité par HOVINE Annick, Une brèche dans le « noyau dur des droits de l’homme ?, La Libre Belgique, 15-5-2002.
13. DUMONT H., OST Fr., TULKENS Fr., op. cit..
14. Id..
15. OST François, Du Sinaï au Champs-de-Mars, Lessius, 1999, p. 124.
16. L’Église et les défis du troisième millénaire, op. cit., pp. 443-444.

⁢b. Un problème de langage

Il suffit d’ouvrir un dictionnaire reprenant le vocabulaire philosophique pour se rendre compte que le mot « nature » peut être entendu dans des sens divers et que les expressions précises « droit naturel » ou « loi naturelle » peuvent recouper des réalités très différentes si l’on se situe avant ou après les XVIIe et XVIIIe siècles⁠[1].

Beaucoup d’auteurs chrétiens l’ont compris et parlent plus volontiers de « valeurs », de « principes », de « fondements », de « normes », d’ »invariants ».


1. Un exemple parmi d’autres : le 25 juin 2001, lors d’un Colloque organisé à l’Assemblée nationale française à l’occasion du centenaire de la loi de 1901 relative au contrat d’association, le Président de l’Assemblée nationale, Raymond Forni, déclare que « s’associer, se grouper, s’unir, s’assembler, avant d’être une démarche politique, est un comportement instinctif, un droit naturel. (…) Le droit d’association, qu’est-ce donc ? La reconnaissance bien tardive de ce que disait déjà Aristote : l’homme est un animal politique, c’est-à-dire social. » (cf www.assemblee-nat.fr/evenements/loi1901-1.asp). Dans cette présentation, il est dommage que se soit glissé le mot « instinctif ». On pourrait conclure que tout comportement instinctif fonde un droit naturel. St Thomas, souvenons-nous, parlait d’ »inclination » (Ia IIae qu. 94 a. 4). Les biologistes contemporains lui donneraient raison puisqu’au sens strict, nous disent certains, il n’y a qu’un seul instinct chez l’homme: l’instinct de succion.

⁢c. Un problème d’identité

Il est sûr que l’évocation de la « loi naturelle », du « droit naturel », d’ »ordre naturel » a très vite une connotation catholique démodée.

Or, il est bon de rappeler que ces concepts ne sont pas étrangers à la philosophie païenne antique et qu’à travers l’histoire, à l’heure actuelle même, il n’est pas rare de trouver ces expressions ou d’autres équivalentes en dehors du monde catholique.

La barbarie du terrorisme, des guerres ethniques, de pratiques fondamentalistes rétrogrades et mutilantes, a poussé, en ce XXIe siècle, maint philosophe à déclarer que « la tâche philosophique de repenser l’objectivité de l’éthique, de redéfinir des valeurs que tous peuvent partager, n’est pas seulement un exercice intellectuel mais aussi une urgence politique ». La grande question est de savoir s’il existe « des valeurs éthiques qui puissent s’imposer à tous afin de maintenir la possibilité d’une vie commune acceptable » car « l’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi (…) semble conduire directement à (des) conclusions relativistes et en fin de compte à une sorte de nihilisme moral »[1]. Relativisme et nihilisme que favorise aussi la « multiculturisation ».

Ne faudrait-il pas remettre sans cesse à la mode, le fameux impératif catégorique de Kant ? N’est-ce pas un principe universel de base. Rappelons-nous cette règle : « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime[2] devienne une loi universelle »[3]. Cette règle présente deux aspects. Un aspect subjectif : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de nature »[4] et un aspect objectif : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »[5]. L’aspect subjectif et l’aspect objectif sont réunis dans le concept de « règne des fins » : les êtres raisonnables sont, en même temps, sujets de la loi et reconnus par elle comme des fins. « Or de là dérive une liaison systématique d’êtres raisonnables par des lois objectives communes, c’est-à-dire un règne qui, puisque ces lois ont précisément pour but le rapport de ces êtres les uns aux autres, comme fins et moyens[6], peut être appelé règne des fins (qui n’est à la vérité qu’un idéal) ».

Cette vision exclut qu’on considère que la personne est pour la société ou que la société soit pour la personne.

Or, Kant cristallise toute une tradition qui traverse le judaïsme⁠[7], le christianisme mais aussi les religions et sagesses asiatiques. Il reformule ce qu’on a appelé « la règle d’or ». qu’on se rappelle aussi la formulation de la déclaration américaine d’indépendance : « nous tenons pour évident (…) que tous les hommes ont été doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ». Ou encore celle de 1789, en France: « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ».

Même si l’on dit, comme Bergson, que Kant et les auteurs des Déclarations évoquées ont été marqués par le christianisme⁠[8], il ne s’agit tout de même pas de textes d’Église et des hommes divers y ont souscrit parce qu’ils y voyaient un fondement sûr pour la vie en société.

Relisons aussi Camus qui démontre que « l’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’insulte et l’opprime, ont une communauté prête ».⁠[9]

Reproduisant un peu la démarche de Camus, H. Marcuse, a pu déclarer: « Je voudrais dire deux mots sur le droit de résistance, parce que je découvre avec stupeur que personne n’est vraiment profondément conscient du fait que la reconnaissance de ce droit (la civil disobedience en l’occurrence) constitue l’un des éléments les plus anciens et sacrés de la civilisation occidentale. L’idée qu’il existe un droit supérieur au droit positif est aussi vieille que cette civilisation elle-même. Ce conflit entre deux droits, toute opposition qui dépasse la sphère privée le rencontre. L’ordre établi détient le monopole légal de la force et il a le droit positif, l’obligation même d’user de cette violence pour se défendre. En s’y opposant, on reconnaît et on exerce un droit plus élevé. On témoigne que le devoir de résister est le moteur du développement historique de la liberté, le droit et le devoir de la désobéissance civile étant exercé comme force potentiellement légitime et libératrice. Sans ce droit de résistance, sans l’intervention d’un droit plus élevé contre le droit existant, nous en serions aujourd’hui encore au niveau de la barbarie primitive »[10].

Certes, Marcuse, au contraire de Camus, confond force et violence et cherche à légitimer la dialectique marxiste et la révolution permanente⁠[11]. Il n’empêche que son analyse le conduit aussi à identifier un droit supérieur au droit positif.

Mais il y a mieux.

Notamment, les rappels de bon sens du philosophe américain Leo Strauss⁠[12] qui fut très profondément marqué par la culture antique.

Dans son ouvrage Droit naturel et histoire[13], il écrit : « Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or, il est évident et parfaitement sensé de parler de lois justes et de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et qui lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger du droit positif ».

Comme le montre Claude Rochet⁠[14], un de ses commentateurs, Strauss conteste le « positivisme contemporain qui, à partir de la distinction entre faits et valeurs, jette le discrédit sur toute forme de pensée qui procède par évaluations et ne reconnaît la qualité de science qu’aux formes de connaissance qui se proclament éthiquement neutres ». Selon le positivisme, « il ne peut y avoir de connaissance authentique du devoir-être ». Or, « les choses politiques, (…) par essence constituent des évaluations fondamentales (…). Dans tout jugement politique vient, en effet, en question la conservation ou la transformation de la cité telle qu’elle est, et donc nécessairement une certaine idée du bien, ou, plus précisément, une idée de la bonne société ».

Strauss dénonce aussi le nihilisme : « Si nos principes n’ont d’autres fondements que notre préférence aveugle, rien n’est défendu de ce que l’audace de l’homme le poussera à faire. L’abandon du droit naturel conduit au nihilisme ; bien plus, il s’identifie au nihilisme. »

Même sévérité vis-à-vis du relativisme qui empêche de parvenir à une vérité absolue et qui, par là, nourrit la tyrannie : « Le relativisme libéral est enraciné dans la tradition de tolérance du droit, ou dans l’idée que n’importe qui a le droit naturel de rechercher le bonheur tel qu’il l’entend ; mais pris en lui-même, il est un séminaire d’intolérance ».

Enfin, l’historicisme qui nie l’immuabilité du droit naturel, est passé au crible. Le droit serait-il toujours relatif à une époque, à une culture ? Strauss répond avec Platon : « La caverne, c’est le monde de l’opinion opposé à celui de la connaissance. Or, l’opinion est essentiellement variable ; les hommes ne peuvent vivre, c’est-à-dire ne peuvent vivre ensemble, si les opinions ne sont pas stabilisées par le décret social…​ philosopher, c’est donc s’élever du dogme collectif à une connaissance essentiellement privée (…).

Tandis que chez les anciens, philosopher signifie sortir de la caverne, chez nos contemporains toute démarche philosophique appartient à un « monde historique », à une « culture », à une « civilisation », à une weltanshauung, en somme à ce que Platon appelait précisément la caverne. Nous appellerons cette théorie l’ »historicisme ».

« Il ne peut y avoir de droit naturel si la pensée humaine est incapable d’acquérir dans un domaine limité de sujets spécifiques une connaissance authentique et universellement valable ».

« ...l’homme ne peut philosopher que si, incapable de parvenir à la sagesse ou à une pleine compréhension de la totalité, il peut néanmoins savoir ce qu’il ne sait pas, c’est-à-dire saisir les problèmes fondamentaux et, partant, les alternatives fondamentales qui sont en principe inhérentes à la pensée humaine.

Mais ce n’est là que la condition nécessaire et non la condition suffisante du droit naturel. Pour pouvoir philosopher, il suffit que les problèmes restent toujours les mêmes ; par contre, il ne peut y avoir de droit naturel que si le problème fondamental de la philosophie politique est susceptible de recevoir une solution définitive ».

Cet historicisme « ruine l’idée de meilleur régime », note Claude Rochet. « La pensée historiciste, en créant le sens historique, mène à l’abandon de l’idée de droit naturel et à ce qui en est l’idée constitutive, l’existence d’un étalon transhistorique du juste et de l’injuste ». De plus, « la négation de l’idée de droit naturel aboutit à la négation de l’idée de philosophie ». En effet, comme l’écrit Strauss, « au cœur de l’historicisme gît la présupposition que toute pensée humaine n’est qu’un reflet de l’état de société qui l’a vue naître ». Contrairement à Platon, l’historicisme dénie « à la pensée le pouvoir de s’élever de l’opinion à la connaissance ».

Plus près de nous encore c’est le politique Vaclav Havel, le « rêveur naïf, dit-on, qui voudrait sans cesse concilier l’inconciliable, c’est-à-dire la politique avec la morale ». Il ne craint pas d’affirmer: « …​ nous ne pourrons construire un État de droit et un État démocratique si nous ne construisons pas simultanément - même si cela peut paraître peu scientifique aux yeux des politologues - un État humain, moral, spirituel et culturel. Les meilleures lois, les mécanismes démocratiques les plus élaborés, ne peuvent en eux-mêmes garantir ni la légalité, ni la liberté, ni les droits de l’homme, en somme rien de ce pourquoi ils sont faits, s’ils ne sont pas garantis par certaines valeurs humaines et sociales. Que serait une loi que personne ne respecterait, ne protégerait et n’appliquerait de façon responsable ? Un simple morceau de papier. A quoi serviraient des élections où l’électeur n’aurait, en fait, le choix qu’entre un petit et un plus grand voyou ? A quoi servirait l’éventail bigarré de partis politiques si aucun d’entre eux n’œuvrait pour le bien commun ? »[15]

On pourrait multiplier les exemples. Mais nous constatons que l’aspiration à des règles, des valeurs universelles et objectives n’est pas simplement une obsession catholique obsolète.


1. COLLIN Denis, Sur l’objectivité des valeurs éthiques, http://perso. wanadoo.fr/denis.collin/valeurs.htm. Pour l’auteur, nous sommes en fait, face à deux nihilismes : « le premier nihilisme atteint ceux qui, animés par le phantasme de mort, veulent détruire non seulement la société occidentale, mais l’humanité elle-même. En face, nous avons le nihilisme hédoniste défendu par le néolibéralisme, celui qui prétend que l’ère de la domination du consommateur sur le politique est arrivée (…) ».
2. La maxime est le principe subjectif de l’action, le principe objectif est la loi (cf. MOURRAL Isabelle et MILLET Louis, op. cit., p. 220).
3. Fondements de la métaphysique des mœurs, Delagrave, 1907, p. 103.
4. Id., p. 137.
5. Id., p. 150.
6. Le traducteur précise, à propos de « moyens », que « c’est là l’indication expresse que, pour des nécessités naturelles ou sociales, les êtres raisonnables peuvent bien se servir les uns aux autres de moyens, mais sous la condition absolue qu’ils soient traités en même temps comme des fins en soi » (pp. 158-159).
7. « Ce que tu hais, ne le fais à personne » (Tb 4, 15) ; « Tout ce que tu ne veux pas qu’il t’arrive à toi, ne le fais pas non plus au prochain » (Lv 19, 18) ; « Ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur » (Lc 6, 31) ; « Tout ce que vous voudriez que les hommes vous fassent, faites-le-leur vous-mêmes ; c’est cela la Loi et les Prophètes » (Mt 7, 12) ; « Voici certainement la maxime de l’amour : ne pas faire aux autres ce que l’on ne voudrait pas qu’ils nous fassent » (Confucianisme, Analectes XV, 23) ; « Nul d’entre vous n’est croyant s’il ne désire pas pour son frère ce qu’il désire pour lui-même » (Islam, Sunna) ; « Considère que ton voisin gagne ton gain et que ton voisin perd ce que tu perds » (Taoïsme) ; « La nature seule est bonne qui se réprime de ne point faire à autrui ce qui ne serait bon que pour elle » (Mazdéisme, Dadistan/I/Dinik 94, 5) ; « Telle est la somme du devoir : ne fais pas aux autres ce qui à toi te ferait du mal » (Hindouisme, Mahâbhârata, V, 1517) ; « Ne blesse pas autrui de la manière qui te blesserait » (Bouddhisme, Udana Varga, V, 18) (cités in HARI A. et VERDOODT A., op. cit., p. 81).
8. Il est intéressant de constater que l’unité du genre humain a été perçue en dehors du christianisme. Ainsi, dans un texte attribué à Asvaghosa Vajasûcî (-1er +1er s) on peut lire : « On observe la différence des empreintes d’une vache, d’un éléphant, d’un cheval…​ Il n’en va pas de même pour un brahmane et les autres hommes…​ Etant donné l’absence de toute différence d’empreinte, nous voyons qu’il n’existe qu’une seule classe, celle des êtres humains, qu’il n’y a pas de distinction entre les quatre classes de la société » (in Le droit d’être un homme, Unesco-Lattès, n° 520, p.268). Et à propos des droits et de leur reconnaissance pour pacifier les rapports humains, on trouve chez Siun Tseu (IIIe s. av. J.-C.) : « Si les individus ne s’entraident pas ils vivent dans la pauvreté. Si la société ne reconnaît pas les droits de l’individu, des conflits éclatent. La pauvreté crée l’angoisse et les conflits engendrent le malheur. Le meilleur moyen pour apaiser l’angoisse et éliminer les conflits est d’instituer une société qui reconnaît clairement les droits de l’individu » (in HARI A., VERDOODT A., op. cit., pp. 72 et 60 ).
9. L’homme révolté, Gallimard-Idées, 1951, p. 28.
10. Le problème de la violence dans l’opposition, Conférence, 1967, disponible sur www.philagora.net/grenier/marcuse.htm.
11. Ce texte soulève de nombreuses questions : si le droit « supérieur » nous libère de la barbarie, le droit positif est-il toujours, pour autant, synonyme de barbarie ? qu’est-ce la barbarie ?
12. Philosophe juif américain d’origine allemande (1899-1973).
13. Plon, 1954.
15. Méditation, in Géopolitique, n° 36, Hiver 1991-1992, p.7.

⁢d. Un problème pédagogique

Parlant de ces valeurs universelles objectives, le cardinal Danneels ajoutait : « N’est-il pas grand temps d’en appeler aux écoles et à tout notre système éducatif - de la maternelle à l’université - afin qu’ils promeuvent de toutes leurs forces l’enseignement et l’initiation pratique aux grandes valeurs fondamentales sur lesquelles toute vie en société est basée, comme par exemple le sens civique, le respect de la vérité, la solidarité, la fidélité à la parole donnée, la justice, le respect de l’homme dans sa valeur unique, le sens du service par le décentrement vis-à-vis de soi et de ses intérêts hyper-individuels, la résistance à l’esprit de consommation effrénée et aux sirènes du cocooning. L’Église, pour sa part, croit toujours que la base morale qui peut fournir les assises d’une société vraiment humaine et « humanisante », reste le décalogue de MoIse, enrichi par la morale de la surabondance qu’est venu apporter le Christ »[1]

Reste à savoir comment procéder car les valeurs citées, malgré leur formulation séduisante, ne sont pas susceptibles d’être acceptées telles quelles. Car si on essaye, un tant soit peu de les définir ou de préciser leurs implications, elles susciteront immanquablement des oppositions. Ainsi, comment faire respecter la vérité dans une société gorgée de slogans et d’a priori⁠[2] ? La fidélité à la parole donnée implique-t-elle aussi l’indissolubilité du mariage ? Le respect de l’homme dans sa valeur unique exclut-il l’avortement et l’euthanasie ? Un effort de réflexion est nécessaire mais, quelle chemin suivre ?


1. L’Église et les défis du troisième millénaire, op. cit., p. 442-443.
2. Prenons comme seul exemple la persistance des calomnies visant Pie XII et son attitude durant la guerre, malgré les ouvrages scientifiques publiés.

⁢e. Une présentation « descendante »

Si rigoureuse soit-elle, la présentation de saint Thomas peut embarrasser aujourd’hui dans la mesure où sa démarche part de l’affirmation de Dieu et de sa loi éternelle. Définir la loi naturelle comme « l’impression de la lumière divine en nous », comme une « loi écrite dans le cœur de l’homme » peut rebuter car elle suppose la reconnaissance de son Auteur⁠[1] ou être fort mal comprise, cette « impression » apparaissant à plus d’un comme une sorte d’instinct qui déterminerait la conduite des hommes.

Par ailleurs, le bel enchaînement loi éternelle-loi naturelle-loi humaine peut paraître comme une construction de l’esprit, logiquement satisfaisante mais abstraite.


1. Cf. Léon XIII (Libertas praestantissimum) :  »La loi naturelle est écrite et gravée dans l’âme de tous et de chacun des hommes parce qu’elle est la raison humaine ordonnant de bien faire et interdisant de pécher. (…) Mais cette prescription de la raison humaine ne saurait avoir force de loi, si elle n’était la voix et l’interprète d’une raison plus haute à laquelle notre esprit et notre liberté doivent être soumis ».

⁢f. Une présentation « ascendante »

Jacques Maritain, dans le souci de mieux s’adapter à la tournure d’esprit contemporaine substitue à la méthode « descendante » de Thomas, une méthode « ascendante ».

« Je suppose, pourrait-il dire à Camus, que vous admettez qu’il y a une nature humaine, et que cette nature humaine est la même chez tous les hommes. Je suppose que vous admettez aussi que l’homme est un être doué d’intelligence, et qui en tant que tel agit en comprenant ce qu’il fait, et donc en ayant le pouvoir de se déterminer lui-même aux fins qu’il poursuit. d’autre part, ayant une nature, étant constitué de telle façon déterminée, l’homme a évidemment des fins qui répondent à sa constitution naturelle et qui sont les mêmes pour tous, - comme tous les pianos par exemple, quel que soit leur type particulier et en quelque lieu qu’ils soient, ont pour fin de produire des sons qui soient justes. S’ils ne produisent pas des sons justes, ils sont mauvais, il faut les réaccorder, ou s’en débarrasser comme ne valant rien. Mais puisque l’homme est doué d’intelligence, et se détermine à lui-même ses fins, c’est à lui de s’accorder lui-même aux fins nécessairement exigées par sa nature. Cela veut dire qu’il y a, en vertu même de la nature humaine, un ordre ou une disposition que la raison humaine peut découvrir et selon laquelle la volonté humaine doit agir pour s’accorder aux fins nécessaires à l’être humain. La loi non écrite ou le droit naturel n’est pas autre chose que cela.

Les grands philosophes de l’antiquité savaient, les penseurs chrétiens savent mieux encore, que la nature dérive de Dieu, et que la loi non écrite dérive de la loi éternelle qui est la Sagesse créatrice elle-même. C’est pourquoi l’idée de la loi naturelle ou non écrite était liée chez eux à un sentiment de piété naturelle, à ce profond respect sacré inoubliablement exprimé par Antigone. Connaissant le principe réel de cette loi, la croyance en cette loi est plus ferme et plus inébranlable chez ceux qui croient en Dieu que chez les autres. De soi, cependant, il suffit de croire à la nature humaine et à la liberté de l’être humain pour être persuadé qu’il y a une loi non écrite, pour savoir que le droit naturel est quelque chose d’aussi réel dans l’ordre moral que les lois de la croissance et du vieillissement dans l’ordre physique »[1].

Dans la perspective de Maritain, le minimum indispensable est de « croire à la nature humaine ». Evidemment, ce concept est aussi controversé mais si Camus y adhérait pourquoi d’autres incroyants ne l’accepteraient-ils pas ? Le problème vient peut-être du fait que, pour beaucoup, comme pour Sartre, par exemple, la nature humaine renvoie nécessairement à l’idée d’un Dieu créateur. Même si des philosophies athées conservent cette notion de nature humaine, il est plus cohérent d’affirmer qu’ »il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir »[2]. Le débat est ouvert : la référence à Dieu comme fondement ultime de la loi naturelle est-elle nécessaire ou non à l’affirmation de la nature humaine et des droits qui en découlent ?

Pour Maritain, la référence à Dieu rend la croyance à la nature humaine « plus ferme », mais ne paraît pas indispensable du moins dans le domaine pratique. Rappelons-nous, au passage, que Guy Haarscher, disait aussi que les droits de l’homme devaient être l’objet d’une « croyance ».

Une autre démarche « ascendante » est celle présentée par I. Mourral et L. Millet dans leur Traité de philosophie[3] à propos des devoirs et des droits de l’homme. Etant établi que la finalité de l’homme est « de vivre-avec d’autres en vue du bien de chacun et de tous (…), il faut reconnaître l’exactitude de la formule : « Chacun a des devoirs, et envers tous »[4] (…). En effet, les droits de l’homme ne peuvent être fondés que sur une participation à l’Absolu : « il ne put exister de droits véritables qu’autant que les pouvoirs réguliers émanèrent de volontés surnaturelles »[5]. Sans ce fondement, la revendication des droits de l’homme n’est possible que dans la mesure où ceux-ci résultent du bon vouloir de tous les autres de reconnaître qu’ils ont des devoirs envers chaque personne individuelle - autrement dit il faut que la justice règne effectivement ; mais qui peut assurer ce règne ?
  Certes une fonction primordiale de la société consiste à établir la sécurité de tous ses membres, afin que chacun puisse mener une vie digne et heureuse ; mais comment peut-elle remplir effectivement cette fonction ?
  Si nous laissons de côté ces problèmes, qui sont cependant tout-à-fait essentiels, la spéculation philosophique nous montre que c’est dans le rayonnement du Bien commun que sont éclairés les « droits de l’homme », puisque ce Bien commun fonde et finalise nos devoirs personnels »
. A cet endroit, les auteurs reviennent sur la Déclaration d’indépendance des États-Unis⁠[6], qui « pose un problème, celui du consentement : s’il est nécessaire à l’exercice de l’autorité, est-il son fondement absolu ? Car « les gouvernés » ont le droit de changer, d’instituer, parce qu’un tel droit fait partie des « droits inaliénables » - or il n’y a de droit inaliénable que grâce au rapport au Créateur ».

On peut aussi, puisqu’on vient de reparler du Bien commun, ranger, dans cette catégorie de penseurs qui ont tenté cette démarche ascendante, Gaston Fessard qui nous a déjà guidés précédemment et dont nous étudierons la pensée plus en détail, à la fin d el’ouvrage.

Pour Gaston Fessard, l’essence de l’autorité, médiatrice du bien commun, somme le pouvoir de droit « de se dépasser lui-même pour viser au delà de l’horizon temporel le règne de l’Universel concret, source de tous les biens communs particuliers qu’il peut atteindre. Faute de quoi, ces biens communs demeurent précaires, inauthentiques, toujours en danger de se pervertir en mal commun. Perversion qui ne pourra manquer de se produire dès que le pouvoir de droit exclura expressément de sa visée la source même du Bien commun, en qui seule les communautés humaines ont leur consistance ».

Quant à l’essence du bien commun, elle demande au pouvoir de droit « de s ‘accomplir dans la valeur qui réunit fait et droit » . Car « ...refuser de s’accomplir dans la Valeur, le Bien commun et l’Amour, c’est pour le pouvoir de droit se détourner des sources de la justice et par conséquent se « nouer » »[7].

Dans toute communauté politique, on recherche à la fois le Bien de la communauté, c’est-à-dire les richesses matérielles et immatérielles, la communauté du Bien qui proclame l’égalité en droits des membres mais aussi le Bien de la communion des personnes entre elles qui se découvrent unies par une réalité qui les dépasse et reconnaissent l’autorité de cette valeur transcendante. Seule la valeur peut faire autorité. Seule la valeur peut réaliser à la fois le bien de la communauté et la communauté du bien.

Sans elle, la communauté politique risque de céder à deux tentations préjudiciables à l’humanisation de la société.

Elle cherchera à réaliser le bien de la communauté par le moyen de la communauté du bien c’est-à-dire par l’égalité. C’est la tentation socialiste. Or, ce n’est pas à l’État de réaliser le bien de la communauté : celui-ci est le fruit de la coordination économique des individus.

Ou bien, on accordera la prévalence à l’État sur la société. Et l’État visera le bien de la communauté en oubliant la communauté du bien. C’est la tentation fasciste.

Le bien de la communion permet d’éviter ces écueils à condition qu’on reconnaisse que cette communion vient de plus haut. C’est pourquoi ce n’est possible que dans une société ouverte à la dimension religieuse, à une transcendance. Les hommes doivent reconnaître qu’ils ne sont pas maîtres de tout. Et Fessard, devant les deux solutions boiteuses, dénoncera « l’illusion du Libéralisme qui s’imagine que la raison individuelle suffit à en venir à bout »[8]. On concédera à ces réflexions leur caractère fort logique et le chrétien peut se sentir à l’aise dans de tels discours mais peut-on vraiment, vu la diversité des religions et surtout les progrès de l’athéisme, partager, jusqu’au bout et sur le terrain politique, l’optimisme de Gustave Thils qui, à propos des justifications fondamentales des droits de l’homme et porté par l’enseignement de Jean-Paul II, écrit : « Ne perçoit-on pas l’émergence d’une dominante ? Le thème de l’homme « image de Dieu » est sans conteste fort appuyé dans la réflexion chrétienne aujourd’hui (…). Il a l’avantage d’évoquer une certaine universalité originaire, il nous renvoie à la Genèse, aux sources de l’humanité (…). Dans le contexte des « droits de l’homme », des déclarations actuelles, il convient assez heureusement. »[9]


1. Les droits de l’homme et la loi naturelle, Paul Hartmann, 1943, pp. 63-64.
2. L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946.
3. Op. cit., pp. 214-215.
4. La formule citée ici par les auteurs est extraite du Système de Politique Positive, I, Discours préliminaire, d’Auguste Comte (1798-1857).
5. Id..
6. Rappelons le passage essentiel qui affirme « que tous les hommes ont été créés égaux, qu’ils sont pourvus par le Créateur de certains droits inaliénables, parmi lesquels le droit à la vie, à la liberté, à la poursuite du bonheur ; que, pour la défense de ces droits, ont été institués parmi les hommes des gouvernements qui tirent leur juste autorité du consentement des gouvernés ; que, lorsque n’importe quelle forme de gouvernement trahit cette mission, le droit du peuple est de le changer ou de l’abolir et d’instituer un nouveau gouvernement…​ » (1776).
7. Autorité et bien commun, op. cit., pp. 48-49.
8. Id., p. 74.
9. Droits de l’homme et perspectives chrétiennes, Publications de la Faculté de théologie de l’UCL, 1981, p. 54.

⁢g. Une présentation sans Dieu ?

Le juriste hollandais Grotius⁠[1], considéré comme le père du droit naturel, est le premier à avoir cherché le fondement du droit sans s’occuper de métaphysique ou de morale. Mais, en étudiant le droit positif, il constate que celui-ci applique le droit et que « par conséquent, il faut admettre un droit antérieur et supérieur à la loi positive ; ce droit, la raison le montre, gravé dans la nature de l’homme dont la sociabilité est un caractère essentiel »[2]. Grotius définit le droit comme « une règle suggérée par la droit raison, selon laquelle nous jugeons qu’une action est morale ou injuste d’après sa conformité à la nature raisonnable »[3].

Il n’y a rien de neuf dans cette description à part qu’elle ne se fonde pas sur un système métaphysique mais  »sur la morale courante qu’il considère comme universellement admise ». J. Leclercq considère que l’absence d’un examen sérieux des fondements est une « négligence » ou une « faiblesse » que ses successeurs⁠[4] vont exploiter pour séparer morale et droit⁠[5].

Par contre, à l’époque contemporaine, devant la pluralité des conceptions philosophiques et religieuses, des philosophes et des juristes ont fait le pari, en s’abstenant de se prononcer sur le fondement ultime laissé à l’appréciation de chaque conscience, de réhabiliter le droit naturel en s’appuyant uniquement sur des concepts humains. Nous évoquerons ici la démarche d’Albert Dondeyne et celle de Xavier Dijon.

Le philosophe A. Dondeyne nous propose de réfléchir à partir d’une situation qui n’est pas sans rappeler Hobbes : comment passer de l’état de guerre latente ou ouverte d’une humanité inorganisée ou livrée à la loi du plus fort, à l’État de droit ?

« La vie en commun, nous explique-il, est une tâche pour l’homme. A lui de dépasser l’« homo homini lupus » qui habite en lui et d’instaurer dans le monde une coexistence pacifique et respectueuse des autres. Or cette coexistence pacifique est impensable sans la composante de la tolérance, car nul ne peut faire que l’autre ne soit pas aussi un fardeau pour moi, un concurrent, voire une menace. Le plus simple serait de le supprimer, mais ce serait le comble de l’immoralité. Respecter l’autre dans son altérité, c’est tout d’abord le supporter et inventer une solution aussi humaine que possible au paradoxe de la triple signification que l’autre possède pour moi (obstacle et danger, compagnon nécessaire, être à qui je veux donner)⁠[6]. En d’autres mots, le but de la coexistence tolérante et féconde est précisément d’humaniser les rapports interhumains, en leur donnant une qualité et un statut dignes de l’homme. C’est la tâche humaine par excellence, une œuvre à créer et recréer sans cesse, pour le plus grand bien de tous. En ce sens la coexistence tolérante est une vertu éthique et relève finalement de la vertu générale de justice, dont le propos est d’élaborer pour tous les conditions d’existence nécessaires et favorables à l’exercice de la liberté. Ce droit prendra une forme positive au cours de l’histoire, grâce à la législation (d’où l’idée de droit positif), mais cette formule positive n’est que l’accomplissement, la consécration et la mise en forme d’une exigence préalable, découlant de la dignité même de l’homme, exigence que l’ordre politique doit respecter et promouvoir et qui pour cette raison est dite de droit naturel »[7].

Aujourd’hui, la démarche d’A. Dondeyne risque de pâtir du discrédit qui touche le droit naturel et le concept de « nature ». C’est pour cette raison que la réflexion du juriste X. Dijon⁠[8] est particulièrement intéressante et adaptée aux mentalités actuelles.

Dès l’abord, X. Dijon répond aux 5 objections classiques utilisées contre le droit naturel.

Il estime nécessaire le « détour philosophique » pour « chercher la source d’où le droit coulerait de soi » et de l’affranchir « des limites que lui impose l’approche positiviste »[9]. Sans le pouvoir réel exercé par le droit positif, le droit naturel tire précisément sa force de son  »impuissance » : « privé de pouvoir, le droit naturel échappe au pouvoir, permettant ainsi à ce même pouvoir d’accéder au droit. Inversement, s’il se privait de cette instance naturelle, le pouvoir n’organiserait plus les rapports sociaux qu’au seul gré de ses décisions. Décisions arbitraires dont l’artifice ressemblerait autant au droit que la fleur en plastique à la rose du jardin : un droit en plastique »[10].

A ceux qui accusent le concept de « nature » de fixisme et le considèrent comme dépassé à l’heure où la nature humaine apparaît comme historique, X. Dijon répond que nature et histoire « renvoient mutuellement à ce quelles portent chacune en fait de permanence et en fait de changement. Car la nature humaine se définit aussi par une tension qui permet le mouvement de l’histoire ; réciproquement, l’histoire se définit aussi par une permanence dans la quelle se lit la continuité de la nature »[11].

Le droit naturel ne tue pas le débat démocratique mais rappelle les « conditions fondamentales d’un tel débat » en contestant que la force numérique soit le critère dernier du droit, « afin de ne pas donner à la force la primauté sur le droit »[12].

Enfin, et ce sera l’objectif essentiel de tout l’ouvrage, face à l’extrême diversité des lois, qui découle elle-même de la diversité sémantique du mot « nature », il importe de tenir compte de cette polysémie et de partir à la recherche d’une « simplicité », « simplicité de la naissance qui, étymologiquement, a donné son nom à la nature (en latin : nasci ; en grec : phusis) et qui indique à quel point l’homme est précédé en sa liberté. Précédé par quoi ? Sa mère, l’animalité, l’environnement, Dieu, la société, son corps, la loi ? Tout cela à la fois, car l’homme ne sait pas à combien d’engendrements, il doit d’être ce qu’il est, mais il devine que sans eux il ne serait plus libre ». Et donc, la méthode suivie par l’auteur ne sera pas, selon le schéma classique, de partir de la nature (de l’homme, des arbres, du droit, de l’être) pour aboutir au droit qui en découlerait, mais plutôt de partir « du discours habituellement reconnu comme juridique par nos sociétés pour remonter de ce droit vers l’instance qui, en lui, se présente comme « nature » dans l’unité postulée de sa polysémie ». Autrement dit, la question revient « à se demander si le projet juridique lui-même, à quelque époque qu’on le tienne - et donc aujourd’hui encore-, n’implique pas nécessairement cette référence à la nature une qui donne sens et valeur, et par suite ordre, au surgissement perpétuel des faits ».⁠[13]

Persuadé que « le droit ne peut se définir à partir de ses seules sources positives mais qu’en chacune de ses branches, il s’appuie sur la nécessité de reconnaître le donné naturel des libertés humaines », X. Dijon part donc à la recherche de la « source fondamentale qui fait droit dans le droit »[14].

Il n’est pas possible ici de rendre compte de la richesse du travail de X. Dijon qui va interpeller les constitutions, les législations qui touchent au sujet de droit (droit de la nature, des animaux, de l’enfant conçu, de la personne mourante), à la famille (procréation, union matrimoniale, filiation, droit à la famille, droit de l’enfant, homosexualité et transsexualité), à la propriété (nous y reviendrons), aux obligations, aux délits et peines, etc.. Il serait précieux que le lecteur, suivant ses centres d’intérêt particuliers, s’immerge dans la lecture de ce livre fort et lumineux. Pour notre part, nous nous contenterons, à cet endroit, d’examiner le raisonnement de l’auteur touchant aux constitutions.

X. Dijon répond, en fait, à H. Kelsen présentant les Constitutions comme des fictions injustifiables moralement et religieusement auxquelles on est tenu d’obéir.

Pour X. Dijon, le texte constitutionnel ne peut suffire à fonder à lui seul l’ordre juridique. L’État de droit, nous l’avons vu, se caractérise par la soumission du pouvoir à la loi établie par la Constitution qui elle-même provient d’un pouvoir, celui des constituants : « mais à quelle norme générale ce pouvoir particulier a-t-il obéi pour prescrire la loi qui allait fonder l’ordre juridique (…) ? »[15] Est-il pensable que le pouvoir constituant qui va s’attacher à « limiter les pouvoirs, à les séparer (…), à leur imposer les formes du droit, lui-même ne serait limité, inspiré, informé par rien qui le précédât ? » Ou bien il faut vivre avec cet illogisme ou supposer une « norme plus fondamentale » non dite qui légitime la fondation de l’ordre juridique.⁠[16]

Par ailleurs, une fois la Constitution établie, se pose le problème de la conformité des actes pris par les diverses autorités et son contrôle. La violation de la Constitution peut être patente ou plus subtile s’il s’agit d’une décision qui trahit son « esprit » qui « s’identifie précisément à cette norme fondatrice (…) à laquelle le Constituant se soumet pour éviter lui-même l’arbitraire de son propre pouvoir »[17]. Ainsi, l’État de droit qui a, par cette norme fondatrice, une origine non-juridique, va instituer un pouvoir chargé du contrôle de conformité. Mais on peut se demander encore qui va contrôler ce pouvoir de contrôle ? C’est ici qu’apparaît toute l’importance du serment prêté, devant la divinité ou sur l’honneur, par les autorités constituées avant leur entrée en fonction. Serment qui « symbolise l’impossibilité pour le droit posé de se fonder dans le droit posé lui-même » et touche « le sujet en son intimité, à l’endroit exact où son propre pouvoir se reconnaît soumis à une norme dont il ne dispose pas », une norme qui dépasse le système juridique : le respect de la parole donnée.⁠[18]

Si certains ont jadis considéré que l’autorité qui énonce le droit était la source du droit, cette façon de voir est dépassée dans la mesure où « dans l’acte même d’énoncer ce droit, le pouvoir se subordonne à lui ». N’est-ce pas en référence à une norme non dite que le Constituant a veillé à « séparer » les pouvoirs marquant ainsi la distance entre le droit et le pouvoir ? Cette séparation qu’il vaudrait peut-être mieux appeler « distinction », n’est-elle pas « la mise en convergence des pouvoirs pour parvenir à la formulation d’un droit qui les dépasse tous » ? Par là, la Constitution signifie aux pouvoirs « qu’aucun d’eux n’est à la source du droit, pas plus qu’elle ne l’est elle-même, mais que le droit serait plutôt la source - et la fin - des efforts que les pouvoirs déploient pour le dire ».⁠[19]

Reste à définir cette « norme non dite ».

Ce sont les textes constitutionnels eux-mêmes qui vont nous éclairer sur la nature de cette norme que l’on peut identifier, dans sa formulation contemporaine, comme l’ensemble des droits de l’homme.

La Constitution française de 1958 les rappelle dans son Préambule, la Constitution belge de 1831 consacre son titre II aux Belges et à leurs droits avant de traiter des pouvoirs, la Constitution espagnole de 1982 commence par l’énumération des « droits et devoirs fondamentaux », la Constitution allemande de 1949, plus clairement encore, dans son 1er article, déclare:

« 1. La dignité de l’homme est intangible. Tout pouvoir public est tenu de la respecter et de la protéger.

2. En conséquence, le peuple allemand reconnaît à l’homme des droits inviolables et imprescriptibles comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde.

3. Les droits fondamentaux énoncés ci-dessous lient le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judicaire à titre de droit directement applicable. »[20]

Ces présentations insinuent que les droits « précèdent les décisions des Constituants eux-mêmes et jugent, à partir de cette source intangible, tout exercice du pouvoir ».⁠[21]

Mais, notons-le bien, ces droits, tels qu’ils sont évoqués dans les textes modernes cités, ne sont plus dits naturels même s’ils sont présentés comme inviolables, inaliénables, sacrés, imprescriptibles, fondamentaux. Ne sont-ils pas, dès lors, le résultat d’un montage subjectif ?

Analysant l’article 1er de la déclaration universelle des droits de l’homme, X. Dijon, va confronter le texte provisoire et le texte définitif.

Le texte provisoire disait:

« Tous les hommes sont frères. Ils sont doués par la nature de raison et de conscience. Ils naissent libres et égaux en dignité et en droits »[22]

Le texte définitif déclare:

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

X. Dijon souligne trois différences.

« Hommes » a été remplacé par « êtres humains », ce qui s’explique aisément par la volonté d’éviter toute discrimination sexiste.

La référence à la « nature » a été supprimée pour éviter tout débat métaphysique et maintenir l’universalité recherchée. Le don de la raison et de la conscience est devenu un « don anonyme ».

La fraternité, dans la première version, présentée, d’emblée, comme un état devient un devoir à la fin de l’article adopté. Mais, comme le fait remarquer l’auteur, « on ne voit guère en quelle réalité prend corps cette sorte de devoir aussi abstrait qu’impératif ».⁠[23]

Ces deux dernières corrections peuvent être perçues comme un appauvrissement par rapport au texte originel. Il n’empêche que le juriste parvient à discerner, dans la formulation retenue, deux subtiles réminiscences jusnaturalistes. X. Dijon note tout d’abord la répétition, à quatre reprises, de la conjonction « et » : libres et égaux, en dignité et en droits, doués de raison et de conscience, sont doués…​ et doivent agir. X. Dijon voit dans ce et, un rappel discret du concept de nature, notamment parce que, dans le dernier emploi (sont doués…​ et doivent agir), la conjonction allie « la constitution spécifique de l’être humain et son obligation morale fondamentale ». De même, « la conjonction relie, dans la spécificité humaine, la puissance d’objectivité qu’est la raison et la perception des singularités qu’est la conscience : « doués de raison et de conscience » ». De même encore, « le et de la nature conjoint la communauté des humains dans la même dignité objective d’une part, l’attribution à chacun d’eux de mêmes droits subjectifs d’autre part: « égaux en dignité et en droits » ». Enfin, le et « allie l’irréductible singularité de la liberté et l’exigence objective de l’égalité : « tous les humains naissent libres et égaux ». »[24]

Pour X. Dijon, ces répétitions rappellent « le travail caché de la synthèse qu’opère la nature » : « Discrète, la conjonction et n’hésite pas à mettre ensemble la vivacité de la liberté épanouie dans ses droits subjectifs[25], prenant conscience de l’obligation d’un agir fraternel d’un côté, avec l’ordre de l’égalité exprimé dans une commune dignité objective et porté par la raison qui scrute la constitution du réel de l’autre côté. Comme elle, la nature assure l’unité de ses deux dimensions, appelant l’esprit à rejoindre cette « conjonction » par réflexion sur sa propre naissance ».

Et précisément, un autre mot renforce la thèse du jusnaturaliste : « le verbe naissent indique un peu plus explicitement en quel acte se fonde » le travail de synthèse opéré par le et.

On aurait pu écrire que « tous les êtres humains sont libres et égaux », mais « l’enracinement de la liberté et de l’égalité des humains en leur naissance apparaît ainsi comme une garantie contre les aléas postérieurs de la vie politique ».⁠[26]

La liberté et l’égalité naissent donc d’un homme et d’une femme qui, par leur union, « permettent à la nature par le jeu des quatre et de l’article premier, d’aboutir au devoir de la fraternité non plus seulement selon un « esprit » qui obligerait les êtres humains du haut de son impératif catégorique en désespérant de se voir jamais exaucé d’eux, mais dans la chair elle-même puisque les frères (et les sœurs) se définissent par leur naissance du même père et de la même mère ».⁠[27]

Revoilà donc la nature telle qu’elle est à la racine de sa polysémie et revoilà la famille, prioritaire dans la mesure où c’est en elle que « se noue le premier lien social »[28], en-decà du droit puisqu’elle surgit non seulement d’une décision de sujets libres et égaux mais aussi de l’inégalité (des enfants par rapport aux parents) et de l’instinct qui commande « le droit naturel du lien conjugal et de la procréation des enfants ». Cette inégalité et cet instinct semblent contredire les exigences du droit mais, en réalité, le vécu familial « les fonde plutôt sur ce don symboliquement manifesté par ces apparentes anomalies. Tandis que la liberté et l’égalité résolvent leurs exigences apparemment contraires dans la fraternité qui leur est sous-jacente, voici que cette fraternité elle-même, naturellement portée par l’inégalité et l’instinct inhérents au lien familial, se vit comme un don que les humains n’ont certes pas inventé mais qu’ils reçoivent au plus intime de leur liberté comme la promesse de leur égalité ».⁠[29]


1. Hugo de Groot (1583-1645). Ses livres les plus célèbres sont De iure praedae commentarius (sur le droit de prise) et les De iure belli ac pacis libri tres (sur le droit de guerre et de paix).
2. LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, I Le fondement du droit et de la société, Wesmael-Charlier, 1947, p. 19.
3. Cité par MOURRAL I. et MILLET L., Traité de philosophie, op. cit., p. 226.
4. On peut citer Samuel Pufendorf (1632-1694) et Christian Thomasius (1655-1728).
5. Op. cit., pp. 19-20. Dans la conception classique, morale et droit sont distincts mais non séparés : « Les préceptes du droit naturel représentent (…) une partie seulement des préceptes de la morale naturelle ». Pour reprendre le langage thomiste, les premiers relèvent de l’ordre de la justice tandis que les seconds sont de l’ordre de l’amour (de Dieu, du prochain, de soi). Plus précisément encore, « la morale est la science qui dirige vers leur fin l’ensemble des actes humains, c’est-à-dire des actes libres de l’homme. Le droit, la jurisprudence est la science qui dirige vers leur fin ceux de ces actes humains qui sont sanctionnés par la loi humaine positive  ». (Cf. JOURNET Ch., Exigences chrétiennes en politique, Egloff, 1945, pp. 216-218).
6. « a) L’autre apparaît d’abord dans notre vie comme un obstacle, un concurrent, une menace pour notre liberté. Bon gré, mal gré il faut bien en arriver à nous partager le seul monde qui soit à notre disposition. Bien plus, l’autre peut devenir un danger pour moi, un ennemi, car il faut compter avec l’éventuelle méchanceté de l’homme.
   b) Mais l’autre est aussi un compagnon de voyage sur le chemin de ma vie. J’ai, besoin de l’autre pour le maintien de mon existence, pour l’épanouissement de mon être. Ce que je possède de plus précieux, je le dois aux autres.
   c) Enfin, l’autre apparaît dans ma vie comme quelqu’un pour qui je peux travailler, qui est digne de ma sollicitude, non pas parce que je peux avoir besoin de lui, mais parce que j’ai quelque chose à lui donner. Si j’étais seul sur la terre, il n’y aurait pratiquement plus rien à faire et la vie n’aurait plus de sens. Il y a une joie plus grande que celle de recevoir, c’est celle de donner : « Melius est dare quam accipere. »
7. La foi écoute le monde, op. cit., pp. 290-291.
8. Droit naturel, Tome 1, Les questions du droit, Puf, 1998.
9. Id., pp. 22-23.
10. Id., p. 24.
11. Id., p. 27.
12. Id., p. 29.
13. Id., pp. 35-36.
14. Id., pp. 36-37.
15. Id., p. 46.
16. Id., p. 47.
17. Id., p. 49.
18. Id., pp. 51-52.
19. Id., pp. 55-56.
20. Cité par DIJON X., op. cit., p. 58.
21. Id., p. 59.
22. VERDOODT A., Naissance et signification de la déclaration universelle des droits de l’homme, Nauwelaerts, 1964, p. 79, cité in DIJON X., op. cit., p. 591.
23. Op. cit., p. 592.
24. Id., p. 593.
25. Ce fut effectivement une proposition : cf. VERDOODT A., Naissance et signification de la Déclaration universelle des droits de l’homme, op. cit., p. 82, cité in DIJON X., op. cit., p. 594.
26. Id., p. 594.
27. Id., p. 595.
28. Id., p. 597.
29. Id., p. 598.

⁢h. Un peu de logique, tout simplement

A. Léonard⁠[1] développe, de son côté, trois arguments simples en faveur du droit naturel⁠[2]:

  1. Le droit naturel est, selon le langage que Kant emploie à propos de Dieu, l’idée « régulatrice nécessaire » de tout droit positif.
      En effet, on peut considérer « qu’il est impossible de cerner de manière exhaustive et définitive le contenu objectif du droit naturel » parce qu’ »il est fondé dans la nature même de l’homme et que cette dernière est pour nous un avenir inépuisable ». On n’en « aura jamais terminé l’inventaire ». Il n’empêche que « cette idée régulatrice à jamais inachevée est le fondement indispensable et la garantie inamissible de tout ordre juridique positif ». Sans elle, l’ordre juridique ne s’interprète plus que par lui même. Au nom de quoi critiquer, s’insurger si l’instance suprême est la volonté du « prince » ? L’ »idée régulatrice » est « nécessaire à la sauvegarde de la dignité de la personne. Elle rappelle opportunément que le droit positif pose l’ordre du juste politique, mais ne dispose pas de la justice elle-même ». Nous avons plusieurs fois rencontré cet argument sous la plume d’auteurs non chrétiens.

  2. « Le droit naturel s’impose également si l’on reconnaît au droit positif une force obligatoire qui ne soit pas purement coercitive ».
      L’obligation de se soumettre au droit positif (supposons-le juste), ne peut, sous peine de cercle vicieux dériver du droit positif lui-même. Pour échapper à ce cercle vicieux (« il faut obéir à la loi parce que c’est la loi ! »), il faut soit « n’attribuer au droit positif qu’une force obligatoire extrinsèque se réduisant à la menace d’une sanction », tactique peu digne de l’homme qui réduit la sociabilité à la crainte, ou reconnaître que l’obligation d’obéir à la loi positive relève du droit naturel et s’inscrit dans la conscience du citoyen.

  3. Enfin, la « réalité du droit international (…) révèle en toute clarté l’existence indéniable du droit naturel ».
      Si l’on considère que le droit international n’est que positif, il doit être imposé et sanctionné par une autorité internationale. Or, ce droit était reconnu avant que n’existe cette autorité.

Et aujourd’hui, les instances internationales ont-elles ce pouvoir de coercition ?

Par ailleurs, la force du droit international ne peut dériver simplement des accords conclus entre nations ni d’une autodiscipline d’un État, nous retomberions dans l’erreur évoquée au numéro 2.

Il faut donc bien reconnaître « que l’autorité du droit international est sous-tendue par une obligation de droit naturel ».


1. Le fondement de la morale, Cerf, 1991, pp. 279-282.
2. L’auteur présente le droit naturel comme un droit « qui découle immédiatement de l’impératif catégorique, à la fois fondamental et concret, de la morale générale, à savoir de l’universelle amitié ou de la promotion de l’autre ». Il concerne bien sûr les rapports interpersonnels mais aussi les relations sociales et structurelles qui lui donnent toute son ampleur (op. cit., p. 281).

⁢i. La psychanalyse à la rescousse

S’appuyant sur une connaissance profonde du droit romain et du droit canonique, la pratique du management, la psychanalyse et les arts, Pierre Legendre, historien du droit, dénonce le danger d’une dissolution de l’État et du droit, à l’époque contemporaine, qui favorise « une escalade de l’obscurantisme ». Nous assistons en occident, sous les coups de l’individualisme, à une « débâcle normative » qui affecte l’État qui, en principe et depuis le Moyen Age, est « la construction normative, institutionnelle »[1] : « la modernité commence au XIIe siècle avec le Moyen Age classique, quand le christianisme s’est approprié le legs historique du droit romain en sommeil depuis plus de 500 ans. Ce fut le début de l’État moderne, qui bat aujourd’hui en retraite sous les coups de l’affirmation de l’individu. »

L’État actuel tend à rompre avec la raison laissant libre cours au fantasme et le droit oublieux de ses origines romaine et canonique s’adapte aux faits. Un exemple significatif est fourni par l’apparition des contrats de vie commune : « les États contemporains, explique Legendre, se lavent les mains quant au noyau dur de la raison qui est la différence des sexes, l’enjeu œdipien. Ils renvoient aux divers réseaux féodalisés d’aujourd’hui l’aptitude à imposer législation et jurisprudence[2]. Pensez aux initiatives prises par les homosexuels. Le petit épisode du pacs est révélateur de ce que l’État se dessaisit de ses fonctions de garant de la raison. Freud avait montré l’omniprésence du désir homosexuel comme effet de la bisexualité psychique. La position homosexuelle, qui comporte une part de transgression, est omniprésente. L’Occident a su conquérir la non-ségrégation, et la liberté a été chèrement conquise, mais de là à instituer l’homosexualité avec un statut familial, c’est mettre le principe démocratique au service du fantasme. C’est fatal, dans la mesure où le droit, fondé sur le principe généalogique, laisse la place à une époque hédoniste héritière de nazisme. En effet, Hitler, en s’emparant du pouvoir, du lieu totémique, des emblèmes, de la logique du garant, a produit des assassins innocents. Après Primo Levi[3] et Robert Antelme[4], je dirai qu’il n’y a aucune différence entre le SS et moi, si ce n’est que pour le SS, le fantasme est roi. Le fantasme, comme le rêve qui n’appartient à personne d’autre qu’au sujet (personne ne peut rêver à la place d’un autre), ne demande qu’à déborder. La logique hitlérienne a installé la logique hédoniste qui refuse la dimension sacrificielle de la vie. Aujourd’hui chacun peut se fabriquer sa raison dès lors que le fantasme prime et que le droit n’est plus qu’une machine à enregistrer des pratiques ». Or, l’État doit reproduire « du sujet institué, en garantissant le principe universel de non-contradiction : un homme n’est pas une femme, une femme n’est pas un homme. Ainsi se construisent les catégories de la filiation. La fonction anthropologique de l’État est de fonder la raison, donc de transmettre le principe de non-contradiction, donc de civiliser le fantasme. L’État, dans la rationalité occidentale, est l’équivalent du totem dans la société sans État. En Afrique, il y a aussi un au-delà de l’individu qui est peut-être en train de se perdre chez nous ».⁠[5]

Dans ses célèbres Leçons, l’auteur se montre très sévère devant la dérive du droit qui ignore tout « au-delà de l’individu » : « Nous ignorons du droit, écrit-il, son articulation sur la structure, c’est-à-dire sur un intangible dont procèdent les mécanismes de la Référence. De cette méconnaissance provient la conviction que les sociétés hyper-industrielles détiennent le pouvoir, inimaginable jusqu’alors dans l’humanité, de manœuvrer la normativité à leur guise et, partant, de destituer progressivement l’espèce de monarchie exercée classiquement par les juristes. Dans ces conditions, l’avenir serait libre de tout engagement à l’égard de la reproduction des contraintes juridiques élaborées par la culture et de l’hypothèque des fondements mythologiques de celle-ci. S’agissant désormais d’un simple réglage social sur la politique au jour le jour, l’appel aux normes de légalité (…) deviendrait, sans soulever de difficultés autres que de gestion de son propre dispositif technique, offre de demande du produit juridique selon les nouveaux idéaux de marché ».⁠[6]

Le problème vient sans doute du fait que nous sommes dans une société sécularisée et que, pour l’auteur, la normativité est « matière religieuse dans son principe »[7].

Dans l’article cité plus haut, Legendre présente l’État comme l’équivalent du totem dans la société primitive. On se souvient de l’interprétation de Freud à ce sujet⁠[8]. A un moment donné du développement des sociétés, les clans ont pris le nom d’un « totem », le plus souvent d’un animal qui est considéré comme l’ancêtre du clan et son génie tutélaire. Ce n’est plus d’abord le sang qui lie les individus entre eux mais le totem. On sait aussi que s’il est interdit à un individu de tuer et manger l’animal totémique, toute la tribu est invitée à le faire à un moment donné. Ce repas « sacré » a pour effet de renforcer l’unité de la tribu. Freud voit à l’œuvre, dans l’institution totémique, les forces d’amour et de haine qui animent le complexe d’Oedipe : amour-haine pour le père et concupiscence cachée pour la mère. Ce lien primitif est remplacé dans l’État moderne par un « lien de Raison »[9] qui n’exclut pas, au niveau de la normativité, la référence à des « fondations mythologiques »[10]

Peut-on négliger comme l’État et le droit contemporains la « mise en scène » de la « Référence fondatrice, ou Référence absolue »[11] ? Si Dieu a été, en Occident, « le nom, emblématique par nature, porté par la Référence »[12], on peut dire, d’une manière générale que « le Nom de la Référence désigne un Sujet fictif mis en place dans le discours institutionnel pour circonscrire l’instance de la toute-puissance, dont procède l’effet juridique »[13]. Il semble important de réhabiliter le « montage mythologique comme élément nécessaire à la vie institutionnelle »[14]. En effet, « une société, pour vivre, doit rêver. L’équivalent du rêve d’un sujet, c’est la mythologie d’une société (…) afin de restituer à l’institutionnalité ses appuis non-juridiques mis à l’écart par la fragmentation du discours moderne (oublieux de la dimension poétique du mythe fondateur et des visages si divers de la Référence dans l’humanité industrielle)…​ »⁠[15]. C’est pourquoi, par exemple, « il convient de redire l’ultra-modernité de la littérature juridique préscolastique, rappelant au savant occidental le versant oublié de toute dogmaticité : les célébrations poétiques de la Référence ».[16]

Même s’il déclare que « le christianisme est inévacuable »[17], Legendre redéfinit, à sa manière, indépendamment de la foi et de la théologie, l’importance de la religion pour l’usage contemporain puisqu’il n’y a « pas de société sans culte, pas de sujet humain sans rituel »[18].

Voilà donc aussi, une piste de réflexion pour ceux qui, dans la mouvance positiviste comme dans le radicalisme démocratique, se contorsionnent à la recherche d’une Référence tout en la récusant par ailleurs.


1. Entretien avec Pierre Legendre: « Nous assistons à une escalade de l’obscurantisme », Le Monde, 22-10-2001. Legendre précise : « La débâcle normative occidentale a pour effet la débâcle de nos jeunes : drogue, suicide, en un mot nihilisme. Notre société prétend réduire la demande humaine aux paramètres du développement, et notamment à la consommation. L’an dernier, le PDG du groupe Vivendi a dit : « Le temps politique classique est dépassé ; il faut que le consommateur et les industriels prennent le leadership. » Voilà l’abolition des Etas programmée. »
2. Dans ses Leçons VII, Le désir politique de Dieu, Etude sur les montages de l’État et du Droit, Fayard, 1988, p. 396, il ajoute que si « les formes sont sauves, (…) l’idée de loi est sapée à la base, sur un mode qui ressemble à la pratique de la mafia ».
3. Primo Levi (1919-1987), résistant et déporté, il s’est rendu célèbre par la publication de plusieurs témoignages sur les camps et notamment Si c’est un homme, Julliard, 1987 et Pavillons-Laffont, 1996.
4. Robert Antelme (1917-1990), a connu la déportation et a en laissé le témoignage dans L’espèce humaine, Cité universelle, 1947. De 1939 à 1946, il fut l’époux de Marguerite Duras.
5. Entretien avec Pierre Legendre, op. cit.. Ailleurs, Legendre écrit que les pouvoirs sont « facilement entraînés, dans les sociétés à démocratie, vers des prises de position législatives ou administratives qui se retournent contre ces sociétés mêmes, confrontées à un phénomène inattendu et de grande ampleur : la désubjectivisation de masses entières, c’est-à-dire la production en série d’individus privés d’accès à l’humanisation, ceux que j’appelle des sans-lien_. L’importance de cet_ effet de casse - une forme inédite de prolétarisation - montre le point vulnérable des sociétés industrialistes : il est le même point sensible dans toute l’humanité, il touche à la capacité de traiter avec la rigueur nécessaire la problématique du lien, laquelle ne dépend pas du bon-vouloir, parce qu’elle est rivée aux impératifs de l’espèce, à la loi de sa reproduction. » (Leçons VII, Le désir politique de Dieu, Etude sur les montages de l’Erat et du Droit, Fayard, 1988, p. 397.)
6. Leçons VII, op. cit., p.387. Du même (p. 390) : « L’univers gestionnaire, devenu notre lot politique, regorge de spécialistes de la linéarité, mais il manque dangereusement d’une pensée qui se reconnaisse comme ayant essentiellement pour fonction de faire miroiter la logique du tiers de la parole, c’est-à-dire de notifier, d’une manière crédible et politiquement efficace, la dimension de l’impossible dans les tentatives contemporaines, insues ou non, d’abolir le mécanisme de la Référence. »
7. Id., p. 391.
8. Cf. Totem et tabou, interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs, Edition électronique http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
9. LEGENDRE, Leçons VII, op. cit., p. 395.
10. Leçons VII, op. cit., p. 44.
11. Id., p. 20.
12. Id., p. 22.
13. Id., p.263.
14. Id., p. 279.
15. Id., p. 394.
16. Id., pp.394-395. « Conçoit-on aujourd’hui, poursuit l’auteur, qu’un exposé sur le droit s’ouvre le passage vers ses auditeurs par l’évocation du gémissement des étoiles et des anges ? » (Legendre emprunte cette formule à la Candela de Gerland de Besançon (XIIe s) in JACQUELINE B., Ephemerides Iuris Canonici, 1948, n°3, pp. 3-10).
17. Id., p. 280.
18. Id., p. 409.

⁢vi. Les insuffisances de l’État de droit

Supposons maintenant qu’un État de droit veuille se constituer dans le respect du droit naturel. Les lois et les institutions suffiront-elles à établir un ordre juste et humain ?

⁢a. L’importance des hommes et de la formation

La reconnaissance d’un droit naturel, la qualité des lois humaines, dépendent de la volonté et de l’intelligence des hommes, de leur formation, de leur vision du monde, de leurs croyances, de leurs morales. Il faut donc revenir à la nécessité d’une éducation civique complète, d’un apprentissage des vertus sociales et d’une évangélisation intégrale.

Pour les hommes politiques comme pour les citoyens. Et ce sont les mêmes, en démocratie, qui tour à tour, du moins en principe, commandent et obéissent en attendant les progrès d’une autogestion de plus en plus répandue à travers la société civile, les pouvoirs locaux, la vie associative et l’activité économique.

On se rappelle qu’idéalement, pour Platon⁠[1], le roi doit être « la loi vivante ». Et Aristote⁠[2] considérera que la royauté est la forme première de l’autorité : « il faut qu’elle doive son existence à la supériorité (à de multiples points de vue) de son roi ». C’est pourquoi la tyrannie est le pire des régimes car elle « a dévié de la forme première et la plus divine »[3].

On peut s’étonner qu’Aristote ait adopté ce point de vue mais, expliquent Mourral et Millet⁠[4], « la loi, dans sa pure et simple nature formelle est trop générale et abstraite pour entrer dans le détail réel des situations humaines ; le chef équitable fait pénétrer la justice jusque dans les cas particuliers . Sa personnalité a quelque chose de divin : « ce qu’on appelle royauté conforme à la loi n’est pas une forme spécifique de gouvernement » que l’on poserait à côté des autres : c’est ce qui doit animer tout pouvoir pour que son autorité soit digne (Pol III, 11)(…) ». Et « le fondement ultime de toute autorité, pouvoir s’exerçant sur des êtres humains, se trouve au point de convergence idéal d’attributs qui ne découlent pas naturellement les uns des autres : lien organique à la communauté, don personnel, justice, compétence ». J’ajouterais, une fois encore, prudence, vertu politique par excellence comme nous le verrons.

On a ainsi maintes fois souligné aussi le rôle considérable joué par Périclès⁠[5] alors que l’institution ne lui donnait officiellement qu’un pouvoir très limité. Thucydide a bien expliqué ce phénomène : « Périclès, grâce à l’estime qu’il inspirait, à son intelligence et à son évidente intégrité, avait acquis une autorité qui lui permettait de contenir le peuple tout en respectant sa liberté. Il n’était pas de ceux qui se laissent diriger par lui plutôt qu’ils ne le dirigent, car, ne cherchant pas à accroître son pouvoir par des moyens condamnables, il ne lui adressait jamais de paroles dictées par la complaisance. Tel était le crédit dont il jouissait qu’il allait même jusqu’à provoquer sa colère en s’opposant à ses désirs. Quand il voyait les Athéniens manifester mal à propos une confiance excessive, il les intimidait par des discours alarmants et, inversement, quand il les trouvait en proie à des craintes injustifiées, il savait les rassurer. Théoriquement, le peuple était souverain, mais en fait l’État était gouverné par le premier citoyen de la cité ».⁠[6]

Chantal Delsol⁠[7] qui commente ce texte fait remarquer que l’autorité est un élément essentiel en politique qui ne se confond pas nécessairement avec le pouvoir institutionnel. Périclès avait incontestablement plus d’autorité que de pouvoir. On a, de même, souligné l’influence morale des souverains belges alors qu’ils ont constitutionnellement peu de pouvoir puisque, selon la formule consacrée, « le Roi règne mais ne gouverne pas »[8]. On a constaté aussi que des premiers ministres à forte personnalité ou à vues élevées pouvaient donner un ton, un style à tout un gouvernement et marquer ainsi leur époque et les mémoires. L’histoire de Belgique a ainsi, entre autres, particulièrement été marquée par des hommes comme Beernaert⁠[9], Van Acker⁠[10] ou Spaak⁠[11].

Le pouvoir politique, explique Ch. Delsol, repose sur la légalité et ne devient efficace que par la reconnaissance tandis que « l’autorité politique repose sur la légitimité, c’est-à-dire l’acceptation ». Même dans un pouvoir fort, le dictateur cherchera dans un plébiscite, par exemple, « l’expression symbolique de la légitimité », preuve que même dans ce cas extrême, la légalité qui est de droit positif, ne suffit pas.

Le gouvernant ne disparaît pas derrière la loi. En effet, dans l’état de droit, « Gouverner signifie (…) prendre les décisions qui s’imposent dans le cadre de la loi, c’est-à-dire en permanence interpréter la loi. Par ailleurs, il reste les cas d’exception où la loi se révèle inopérante, cas extrêmes dits de « situation exceptionnelle » ou de raison d’État. La politique, en définitive et en dépit de la puissance de la loi, est toujours faite par des hommes, sommés d’arbitrer. Même si la reconnaissance, qui fonde l’acceptation d’obéissance, est elle-même fondée sur la raison, elle prend en compte les autres facteurs de légitimité de l’autorité. Sous l’État de droit jouent également le prestige et le charisme, et le citoyen n’élit jamais sous l’empire de la raison pure. Il n’y a pas d’autorité seulement statutaire, même si nous tentons de la rendre telle pour éviter ses débordements »[12].

On peut aussi, une nouvelle fois, méditer la sagesse du président tchèque Vaclav Havel : « J’ai l’impression que le monde politique devrait se trouver, tôt ou tard, un visage nouveau, post-moderne. L’homme politique devrait redevenir un être humain, se fiant non seulement à l’image scientifique et à l’analyse professionnelle du monde, mais aussi au monde tout court. Se fiant non seulement aux tableaux statistiques en sociologie, mais aussi aux êtres humains ; non seulement à l’interprétation savante du réel, mais aussi à son âme ; non seulement à l’idéologie, mais à l’idée ; non seulement aux informations, mais à leur sens. » (…)

« Il ne faut pas sans arrêt chercher de nouvelles façons de diriger la société, l’économie et le monde en général. Il faut avant tout changer radicalement de comportement. Et qui d’autre devrait donner l’exemple sinon les hommes politiques ? »[13]

Cependant, il ne faut pas s’inquiéter seulement de la qualité des dirigeants. C’est tout le peuple qui doit faire preuve de vertu et spécialement, bien sûr, en démocratie, comme nous l’avons vu.

« L’État, faisait déjà remarquer Aristote, est une société d’égaux en vue de mener une vie la meilleure possible. Et puisque ce qu’il y a de meilleur, c’est le bonheur et que celui-ci est la mise en acte et l’usage parfait de la vertu, certains peuvent y avoir part, d’autres faiblement ou pas du tout »[14]. Quant à la vertu, « s’il est impossible qu’une cité soit entièrement composée de gens de bien, et s’il faut néanmoins que chaque citoyen accomplisse correctement la tâche qui lui est dévolue (…) il ne saurait y avoir une seule vertu pour le bon citoyen et l’homme de bien : car la vertu du bon citoyen doit appartenir à tous »[15]. Il faut y faire d’autant plus attention que ce qui divise le plus profondément les hommes, c’est la vertu et le vice « puis, en second lieu viennent la richesse et la pauvreté »[16] On se souvient aussi de Montesquieu. Dans l’Esprit des lois, en 1748, il affirmera l’importance de la « vertu » pour le gouvernement démocratique. Il la définit d’abord négativement comme l’absence d’ambition et d’« avarice » (entendue comme « désir de posséder »)⁠[17]. Plus loin, il précisera que la « vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence ». Pour établir cet amour, le gouvernement démocratique a besoin « de toute la puissance de l’éducation »[18]. L’amour dans la démocratie étant celui de l’égalité et de la frugalité⁠[19], la corruption s’installera avec ce que Montesquieu appelle l’« esprit d’égalité extrême »[20] qui se caractérise par un refus d’obéissance - chacun s’estimant capable d’exercer n’importe quel pouvoir - et, en même temps, par l’abandon de l’autorité légitime et de la responsabilité. « Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’aperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne ». L’ambition, l’« avarice » et finalement la paresse auront tôt fait de dépouiller l’État et de le menacer : l’anarchie ou la tyrannie guettent⁠[21].

A propos de ce sens moral profond, il peut être intéressant de méditer ces réflexions du philosophe Henri Bergson⁠[22] qui souligne bien la difficulté démocratique et ses exigences : « On comprend (…) que l’humanité ne soit venue à la démocratie que sur le tard (car ce furent de fausses démocraties que les cités antiques bâties sur l’esclavage, débarrassées par cette iniquité fondamentale des plus gros et des plus angoissants problèmes). De toutes les conceptions politiques c’est en effet la plus éloignée de la nature[23], la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la « société close »[24]. Elle attribue à l’homme des droits inviolables. ces droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité inaltérable au devoir. Elle prend donc pour matière un homme idéal, respectueux des autres comme de lui-même, s’insérant dans des obligations qu’il tient pour absolues, coïncidant si bien avec cet absolu qu’on ne peut plus dire si c’est le devoir qui confère le droit ou le droit qui impose le devoir. Le citoyen ainsi défini est à la fois « législateur et sujet », pour parler comme Kant. L’ensemble des citoyens, c’est-à-dire le peuple, est donc souverain. Telle est la démocratie théorique. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour.[25] » La démocratie s’est introduite dans le monde comme une protestation. Ses formules sont « commodes pour empêcher, pour rejeter, pour renverser ; il est moins facile d’en tirer l’indication positive de ca qu’il faut faire. Surtout, elles ne sont applicables que si on les transpose, absolues et quasi évangéliques, en termes de moralité purement relative, ou plutôt d’intérêt général ; et la transposition risque toujours d’amener une incurvation dans le sens des intérêts particuliers. »

Personne, à mon sens, n’a mieux mis en évidence l’importance des hommes que Jacques Ellul. L’intérêt de son appel est à la mesure de son pessimisme ou de son extrême lucidité. Au terme d’une description sévère et sombre de la vie politique moderne⁠[26], l’auteur en vient à conclure radicalement que l’homme subit aujourd’hui une attaque politique : « Le monde politique sommairement décrit ici, n’est pas celui d’une dictature formelle, qui contraint écrase l’homme par la violence, la police et les camps. C’est un monde qui séduit, annexe, parle selon la raison, neutralise et conformise, c’est-à-dire attaque l’homme non plus au niveau extérieur de son comportement, mais dans son cœur et sa pensée. Et voilà pourquoi le problème de la vertu du citoyen n’est plus le même ! La question était : « Pour que la démocratie vive, il faut que le citoyen soit vertueux » (question personnelle !). Aujourd’hui elle est : « La croissance du politique détruit l’homme en son for interne. Et cependant rien ne peut se faire sans cet homme. » Mais quel homme ? Celui dont a besoin la politique aujourd’hui, car nous savons que l’homme dans ce milieu ne peut plus se prétendre abstentionniste, il doit donner son cœur pour que marche la chose publique. L’attaque contre lui est donc politique. Mais réciproquement, si l’on peut espérer un retour à la démocratie ce ne pourrait être qu’au travers d’une rénovation de l’homme qui cesserait d’être intégré au mécanisme autoritaire actuel.

Vouloir l’homme, c’est le vouloir contre la propagande, contre les techniques psychologiques d’influence, et bien sûr contre les hypocrites « Sciences de l’homme » qui prétendent agir sur lui pour le hausser au niveau de son destin dans la société actuelle, au niveau de l’exercice de ses responsabilités, et qui, en fait, le dépossèdent de lui-même pour le posséder plus profondément »[27]. Or, « la démocratie ne se défend pas, car elle n’est pas un capital, une place forte ou une formule magique (p. ex. constitutionnelle). La démocratie se veut par chaque citoyen. La démocratie se fait chaque jour, par chaque citoyen. Si nous adoptons les vues paisibles d’un donné démocratique, alors tout est perdu. Il faut au contraire comprendre que la démocratie aujourd’hui ne peut plus être que volonté, conquête, création. Il faut admettre qu’elle est exactement le contraire de la pente naturelle et historique, contraire à notre paresse, à notre aveuglement, à notre goût du confort et de la tranquillité, contraire à l’automaticité des techniques et des organisations, contraire à la rigueur toujours plus grande des structurations sociologiques, contraire à la complication croissante de l’économie…​ Et nous devons dès lors nous convaincre qu’elle est toujours infiniment précaire, remise en question, de façon mortelle, par chaque progrès. Elle est toujours à reprendre, à repenser, à recommencer, à reconstruire ». La démocratie est « le fruit d’une décision, d’une pratique vigilante, d’un contrôle de soi-même et d’une volonté publique.

Or, il faut que chaque citoyen le veuille (et non pas quelques leaders de groupe, ni une masse encadrée, défilant en hurlant). (…) Mais si chaque citoyen ne le veut pas, alors le régime établi sera forcément de type aristocratique, et dans le style autoritaire impliqué par les progrès techniques, et si le citoyen est fabriqué pour entrer dans la démocratie, alors celle-ci n’est qu’une pseudo-démocratie, un jeu de formules et de règles juridiques, mais non pas l’expression de l’homme »[28].

Très concrètement, Jacques Ellul prend la peine de souligner les qualités nécessaires aux hommes qui seront confrontés aux problèmes politiques. Il leur faudra le sens de la prévision, c’est-à-dire « la capacité intellectuelle de discerner ce que risque de devenir le phénomène que l’on voit naître » : ensuite, « la capacité à s’engager dans des actes qui ne semblent pas nécessaire hic et nunc » ; enfin, « il faut que celui qui s’estime maître de la situation agisse selon la générosité à l’égard de son partenaire actuellement plus faible. Une solution juste ne peut être trouvée que si le plus fort accepte de tenir compte de la situation réelle du faible, non pour le dominer mais pour le relever »[29].

Quant à l’homme démocratique, en général⁠[30], il devra d’abord être raisonnable. « Ce qui, bien entendu, ne signifie nullement rationaliste. Il ne peut y avoir de démocratie humaine que si l’homme est décidé à tout ramener à l’usage d’une droite raison, d’une froide lucidité, qui implique une grande humilité intellectuelle, car au niveau de la raison cet homme apprend à tenter de juger par lui-même ; il reconnaît alors les limites et l’incertitude de son information, la relativité de ses idées et de ses opinions, l’utilité humble des institutions qu’il ne faut jamais exalter au-dessus d’un usage pertinent, mais non plus mépriser ». L’homme démocratique passera au crible de sa raison ses passions, ses préjugés, ses doctrines, les lieux communs ; rejettera l’exaltation, l’irrationnel, le sacré politico-social, les mythes politiques et économiques, les idéalismes et les doctrines explicatives globales. Enfin, il rendra au langage sa « valeur de raison ».

L’homme démocratique sera respectueux. « Respect absolu de l’adversaire, de l’autre, des minorités. Respect qui n’est absolument pas un libéralisme (indifférence envers la vérité, établissement sur un pied d’égalité de toutes les opinions). Respect qui n’est absolument pas une tolérance (on supporte qu’il y ait des divergences tout en les retreignant…​) ». Ce respect implique d’une part, « la valorisation de l’opinion des minorités qui doivent être d’autant plus favorisées qu’elles sont plus faibles ». Et , d’autre part, le dialogue qui est « le contraire de l’identification. Il est affirmation cohérente de la différence et de la commune mesure. Les deux éléments tenus étroitement ensemble ».

L’homme démocratique aura le souci des « moyens » car c’est là, pour Ellul, « que se situe la différence entre démocratie et totalitarisme »[31]. Pour éviter la confiscation des moyens par l’État, il faut « faire apparaître des organismes, des corps, des associations, des ensembles à intérêt socio-politique ou intellectuel ou artistique, ou économique, ou chrétien totalement indépendants de l’État, mais dans une situation de capacité à s’opposer à l’État, de refuser aussi bien ses pressions que ses contrôles ou que ses dons (même gratuits, subventions et autres). Totalement indépendants non seulement sur le plan matériel, mais encore sur le plan intellectuel et moral (…).

Si des groupes de ce genre pouvaient se former, ce serait évidemment dangereux, et dans un certain sens probablement amoindrissant en ce qui concerne la puissance de la Nation, la croissance technique, la concurrence économique et militaire. Mais c’est la condition de la vie même »[32].

Nous retrouvons ici, soit dit en passant, mutatis mutandis, l’insistance d’Hilary Clinton sur la revitalisation de la société civile. Ces « groupes » ne sont-ils pas ces « corps intermédiaires » chers à la pensée sociale chrétienne ?

En tout cas, les qualités humaines citées sont fondamentales. Qualités à acquérir et à transmettre. La difficulté de la tâche, vu le caractère moral et intellectuel des « vertus » politiques et l’ampleur de la tâche, vu la nécessité démocratique de former un peuple⁠[33], nous incitent à penser qu’il faut plus que des forces humaines pour la réaliser.


1. Cf. Le Politique 294a et Les Lois IX, 875.Cf. aussi Aristote, Politique III, 13.
2. Cf. Ethique à Nicomaque VIII, 12 et Politique III, 14-18.
3. Politique IV, 2. Cf. aussi la suite du discours de Thésée évoqué plus haut : « Pour un peuple, il n’est rien de pire qu’un tyran. Sous ce régime, pas de lois faites pour tous. Un seul homme gouverne, et la loi c’est sa chose. Donc plus d’égalité, tandis que sous l’empire des lois écrites, pauvre et riche ont les mêmes droits. Le faible peut répondre à l’insulte du fort, et le petit, s’il a raison, vaincre le grand. Quant à sa liberté, elle est dans ces paroles : « Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie ? » Lors, à son gré, chacun peut briller ou se taire. Peut-on imaginer plus belle égalité ?
   De plus, dans les pays où le peuple gouverne, il se plaît à voir croître une ardente jeunesse. Un tyran hait cela : les meilleurs citoyens, ceux dont il croit qu’ils pensent, il les abat, craignant sans cesse pour son trône. Que peut-il donc rester de force à la patrie, lorsque, comme en un champ que le printemps fleurit, on y vient moissonner l’épi de la vaillance ? A quoi bon pour nos fils amasser des richesses, si nos efforts ne font qu’enrichir le tyran ; à quoi bon élever à nos foyers de chastes vierges, si c’est pour pourvoir aux plaisirs d’un despote, si c’est pour préparer des larmes ? Que je meure si je dois voir ainsi déflorer mes enfants ! » (Suppliantes, op. cit.).
4. Op. cit., p.217.
5. Cf. Aristote : « …​quand Périclès eut pris la direction du parti populaire (…), la constitution devint encore plus favorable au peuple » (Constitution d’Athènes, XXVII). « Tant que Périclès fut à la tête du parti démocratique, la vie politique fut assez honnête ; mais après sa mort elle devint bien pire » ( Id., XXVIII).
6. La guerre du Péloponèse, II, 65.
7. L’autorité, Que sais-je, PUF, 1994, pp. 24-27.
8. Article 105: « Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution même ».
   Article 106: « Aucun acte du roi ne peut avoir d’effet, s’il n’est contresigné par un Ministre qui, par cela seul, s’en rend responsable ».
9. Auguste Beernaert (1829-1912), chef du « Grand Ministère, de 1884-1894, Prix Nobel de la Paix en 1909 (Mourre).
10. Achille Van Acker (1898-1975), premier ministre en 1945-1946 et en 1954-1958.
11. Paul-Henri Spaak (1899-1972), plusieurs fois ministre, premier ministre (1938-1939 ; 1946 ; 1947-1948 ; 1961-1964).
12. DELSOL Ch., op. cit., pp.. 49-50.
13. HAVEL Vaclav, Discours devant le Forum économique mondial, Davos, 4 février 1992, in L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1994, p. 212.
14. Politique, 1328 a 35.
15. Politique, 1277 a.
16. Politique, 1303 b 15.
17. Livre III, chapitre III, Garnier, 1961, Tome I, pp. 24-26.
18. Livre IV, chapitre V, op. cit., pp. 38-39.
19. Livre V, chapitres III-VII, op. cit., pp. 46-55.
20. Le véritable esprit d’égalité « ne cherche pas à n’avoir point de maître, mais à n’avoir que ses égaux pour maîtres » (Livre VIII, chapitre III, op. cit., p. 121).
21. Livre VIII, chapitre II, op. cit., pp. 119-121.
22. Les deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, PUF, 1963, pp. 1216-1218.
23. Bergson donne quelques traits des sociétés « naturelles » : « repliement sur soi, cohésion, hiérarchie, autorité absolue du chef, tout cela signifie discipline, esprit de guerre ».( op. cit., p. 1216)
24. « La société close est celle dont les membres se tiennent entre eux, indifférents au reste des hommes, toujours prêts à attaquer ou à se défendre, astreints enfin à une attitude de combat » (op. cit., p. 1201).
25. A cet endroit, Bergson évoque le flou qui entoure les notions de liberté et d’égalité dans les « déclarations » de 1776 et de 1791. Il ne peut en être autrement selon le philosophe étant donné le substrat religieux (particulièrement sensible dans la déclaration américaine). « Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables ? On ne peut que tracer les cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit. Ama, et fac quoid vis. » Cette citation célèbre de saint Augustin (Aime et fais ce que tu veux) montre bien que la démocratie parfaite, la liberté de tous, ne peut être que le produit de l’amour au sens chrétien du terme.
26. L’illusion politique, Pluriel-Robert Laffont, 1977.
27. Op. cit., pp. 316-317.
28. Id., pp. 3320-321.
29. Id., pp. 272-273.
30. Cf. op. cit., pp. 327-324.
31. « Si le gouvernement multiplie les techniques d’organisation, d’action psychologique, de relations publiques, mobilise toutes les forces pour la productivité, planifie l’économie et la vie sociale, bureaucratise toutes les activités, réduit le droit à une technique de contrôle social, socialise la vie quotidienne…​ il est un gouvernement totalitaire » (id., p. 333).
32. Id., pp. 310-311.
33. Chantal Delsol fait encore remarquer que « lorsque la reconnaissance de l’autorité repose sur la raison, il devient nécessaire de rendre « raisonnables », ou capables de « raisonner », le plus d’individus possible » (L’autorité, op. cit., p. 49).

⁢b. L’importance de la grâce et de la conversion

La loi est certes éducatrice mais elle l’œuvre des hommes et elle n’a d’effets positifs que si les hommes acceptent de lui obéir parce qu’ils en ont reconnu le bien-fondé.

Tout en restant dans l’hypothèse d’une société qui souhaiterait que la loi naturelle mesure la loi positive, nous devons être bien conscients que cette loi naturelle est difficile à connaître et à appliquer, aujourd’hui plus que jamais.

⁢c. Difficile à connaître et à appliquer…

Si le principe premier et élémentaire de la loi naturelle (faire le bien et éviter le mal ou ne pas faire à autrui ce qu’on n’aimerait pas qu’il nous fasse) est universellement accepté, les cinq « inclinations »⁠[1] qui fondent la loi naturelle en nous ont pu se traduire différemment suivant les époques et les civilisations. La tradition judéo-chrétienne explique que la lumière de la raison inscrite par Dieu en l’homme a été brouillée par le péché et ses conséquences. L’homme est toujours capable de « lire«  cette loi mais la concupiscence perturbe sa raison. Pour aider les hommes, Dieu a réaffirmé et précisé sa loi dans le Décalogue⁠[2] dont tous les articles ont été trahis. La loi nouvelle révélée par le Christ n’a pas aboli la loi ancienne mais l’a accomplie et nous a montré en même temps comme l’accomplir : par amour de Dieu et en demandant et acceptant le moyen surnaturel de la grâce. Au delà des biens naturels promis par la loi ancienne qui établit la justice, cette loi d’amour nous offre les biens éternels. La charité l’emporte sur la justice sans en supprimer l’exigence. Nous savons que là où la justice n’est pas respectée, il ne peut y avoir de véritable charité.

Pour connaitre et bien appliquer la loi naturelle dans toutes ses exigences, la grâce est nécessaire, même si la raison, les philosophes l’ont montré, peuvent ouvrir des voies précieuses.

Surtout que les principes généraux doivent inspirer de nombreuses règles particulières de plus en plus complexes suscitées par les circonstances et les progrès techniques.⁠[3]

En pleine guerre, Raïssa et Jacques Maritain ont ressenti plus vivement cette difficulté. « La connaissance des lois morales naturelles, dit Raïssa, est une lumière lentement et difficilement acquise, si nous exceptons la connaissance principielle du bien en général à faire et du mal en général à éviter, qui coexiste toujours avec la raison et l’intelligence. Quoi d’étonnant à cela ? N’est-il pas évident que les lois qui régissent toute nature ne peuvent être parfaitement connues que de l’Auteur de la nature ?…​ Toute connaissance aurait pu nous être donnée dès l’origine et conservée jusqu’à la fin de chacun d’entre nous. Mais ce n’est pas ainsi semble-t-il que Dieu a créé le monde. Ce n’est pas ainsi qu’il gouverne les âmes…​ Dieu procède comme un jardinier qui met une semence dans la terre et non un arbre adulte et chargé de fruits »[4].

Et Jacques de confirmer : « savoir qu’il y a une loi, n’est pas nécessairement connaître cette loi. C’est par oubli de cette distinction si simple que bien des perplexités sont nées au sujet de la loi non écrite. Elle est écrite, dit-on, dans le cœur de l’homme. Oui, mais dans des profondeurs cachées, aussi cachées à nous que notre propre cœur. Cette métaphore elle-même a causé bien des dégâts, en amenant à se représenter la loi naturelle comme un code tout fait enroulé dans la conscience de chacun et que chacun n’a qu’à dérouler, et dont tous les hommes devraient avoir naturellement une égale connaissance.

La loi naturelle n’est pas une loi écrite. Les hommes la connaissent plus ou moins difficilement, et à des degrés divers, et en risquant l’erreur là comme ailleurs. La seule connaissance pratique que tous les hommes naturellement et infailliblement en commun, c’est qu’il faut faire le bien et éviter le mal. C’est là le préambule et le principe de la loi naturelle, et ce n’est pas cette loi elle-même…​

Que toutes les erreurs et toutes les aberrations soient possibles dans la détermination de la loi naturelle, cela prouve seulement que notre vue est faible et que des accidents sans nombre peuvent corrompre notre jugement. Montaigne remarquait malicieusement que l’inceste et le larcin ont été tenus par certains peuples pour des actions vertueuses, Pascal s’en scandalisait, nous nous scandalisons que la cruauté, la dénonciation des parents, le mensonge pour le service du parti, le meurtre des vieillards ou des malades, soient tenus pour actions vertueuses par les jeunes gens éduqués selon les méthodes nazies. Tout cela ne prouve rien contre la loi naturelle, pas plus qu’une faute d’addition ne prouve quelque chose contre l’arithmétique, ou que les erreurs des primitifs, pour qui les étoiles étaient des trous dans la tente qui recouvrait le monde, ne prouvent quelque chose contre l’astronomie…​

Les ethnologues nous apprennent dans quelles structures de vie tribale et au sein de quelle magie de rêveur éveillé la conscience morale s’est primitivement formée. Cela prouve seulement que l’idée de loi naturelle, d’abord immergée dans les rites et les mythologies, ne s’est différenciée que tardivement, aussi tardivement que l’idée même de nature ; et que la connaissance que les hommes ont eue de la loi non écrite a passé par plus de formes et d’états divers que certains philosophes ou théologiens ne l’ont cru. La connaissance que notre propre conscience morale a de cette loi est sans doute elle-même imparfaite encore, et il est probable qu’elle se développera et s’affirmera tant que l’humanité durera. C’est quand l’Évangile aura pénétré jusqu’au fond de la substance humaine que le droit naturel apparaîtra dans sa fleur et sa perfection »[5].


1. Suivant saint Thomas : l’aspiration au bien, l’inclination à la conservation de l’être, la transmission de la vie par l’exercice de la sexualité, l’aspiration à la vérité et l’inclination à la vie en société.
2. Comme l’écrivait saint Irénée, « Dieu avait enraciné dans le cœur des hommes les préceptes de la loi naturelle. Il se contenta d’abord de les leur rappeler. ce fut le Décalogue. » (Adversus haereses, 4,15,1, cité in CEC 2070). On retrouve l’aspiration au bien dans les 3 premières paroles, l’inclination à la conservation de l’être dans la 5ème, la transmission de la vie dans les 4ème, 6e et 9ème, l’aspiration à la vérité dans la 8e et l’inclination à la vie sociale dans les 7e et 10e (cf. PINCKAERS S.-Th., La morale catholique, Cerf, 1991, pp. 107-119).
3. Cf. d’AUBIGNY Cyrille, La loi naturelle, www.centredeformation.net/doctrine/loi_nat.htm
4. La conscience morale et l’état de nature, Ed. De la Maison française, 1942, pp. 22 et 23.
5. Les droits de l’homme et la loi naturelle, op. cit., pp. 65-67.

⁢d. …aujourd’hui plus que jamais.

« Comment, en effet, fait remarquer S.-Th. Pinckaers, retenir la doctrine de la loi naturelle quand on suit des courants qui ont substitué à la considération de la nature humaine, universelle et stable, le primat de la décision existentielle, de l’évolution historique ou de la lutte sociale, et la pluralité des cultures ? Mise en opposition au mouvement de la pensée et à la liberté, la nature apparaît comme un domaine à soumettre et nullement comme une règle intérieure à suivre ». A cela s’ajoute la fascination exercée par les sciences et les techniques. « Les moralistes ont été particulièrement attirés par les sciences de l’homme, par la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, et les voici amenés à s’intéresser à la biologie avec les problèmes génétiques et médicaux ». Ils ont parfois oublié qu’il y a une différence méthodologique majeure entre la morale et les sciences humaines. « Les sciences humaines sont basées sur une méthode d’observation des comportements humains comme de « faits » qui réclament du savant une distance et une certaine neutralité, au nom de l’objectivité. Elles procurent une connaissance extérieure, selon ce qui apparaît, ce que la philosophie appelle des « phénomènes ». Elles ne prétendent pas et ne peuvent déterminer ce qui est « à faire », ce qui doit être selon la nature des choses ; elles ne sont pas normatives et ne pourront jamais constituer une éthique. L’expérience morale, quant à elle, diffère des expériences scientifiques parce qu’elle est intérieure ; elle ne peut être saisie en son centre et dans sa nature spécifique qu’à l’aide d’une réflexion sur l’engagement personnel dans l’effectuation même de l’action.(…) La méthode principale de la morale est donc la réflexion sur l’acte propre et sur son origine libre en nous, qui nous le fait connaître de l’intérieur. (…) Aussi ne peut-on attendre des sciences la démonstration d’une loi naturelle d’ordre moral, et il serait inconsidéré d’abandonner cette doctrine sous prétexte qu’elle n’est pas « scientifique ». Les savants eux-mêmes perçoivent de mieux en mieux aujourd’hui que ni la technique ni la science ne peuvent suffire quand l’homme est en cause »[1].

Outre la difficulté de connaître et d’appliquer la loi naturelle, nous avons vu que la pratique politique réclame bien autre chose que les savoirs humains.

Mais, est-on sûr que la grande sagesse d’un Vaclav Havel, le courage héroïque d’une Ingrid Betancourt⁠[2] ne viennent pas d’ailleurs ?

Léon XIII, en tout cas, en décrivant le « prince » idéal, ne craignait pas de réclamer purement et simplement une sorte de sainteté politique : « …​quelle que soit la forme de gouvernement, tous les chefs d’État doivent absolument avoir le regard fixé sur Dieu, souverain Modérateur du monde, et, dans l’accomplissement de leur mandat, le prendre pour modèle et règle. De même, en effet, que dans l’ordre des choses visibles, Dieu a créé des causes secondes, en qui se reflètent en quelque façon la nature et l’action divines, et qui concourent à mener au but où tend cet univers ; ainsi a-t-il voulu que, dans la société civile, il y eût une autorité dont les dépositaires fussent comme une image de la puissance que Dieu a sur le genre humain, en même temps que de sa Providence »[3].

On peut trouver cette exigence utopique mais si, dans la conception chrétienne qui peut séduire aussi l’intelligence, la participation nous rend tous « hommes politiques », la conversion du plus grand nombre est nécessaire pour que l’engagement politique serve à la croissance intégrale de l’homme et non à des intérêts matériels, idéologiques ou partisans. Pour y arriver, « il faut alors faire appel aux capacités spirituelles et morales de la personne et à l’exigence permanente de sa conversion intérieure, afin d’obtenir des changements sociaux qui soient réellement à son service. La priorité reconnue à la conversion du cœur n’élimine nullement, elle impose, au contraire, l’obligation d’apporter aux institutions et aux conditions de vie, quand elles provoquent le péché, les assainissements convenables pour qu’elles se conforment aux normes de la justice, et favorisent le bien au lieu d’y faire obstacle.

Sans le secours de la grâce, les hommes ne sauraient « découvrir le sentier, souvent étroit, entre la lâcheté qui cède au mal et la violence qui, croyant le combattre, l’aggrave » (CA 25). C’est le chemin de la charité, c’est-à-dire de l’amour de Dieu et du prochain. la charité représente le plus grand commandement social. Elle respecte autrui et ses droits. Elle exige la pratique de la justice et seule nous en rend capables. Elle inspire une vie de don de soi : « Qui cherchera à conserver sa vie la perdra, et qui la perdra la sauvera » (Lc 17, 33) »[4].

L’Église a donc un rôle à jouer au service des États. «  »L’état de droit est la condition nécessaire pour établir une authentique démocratie » (Proposition 72). Pour que celle-ci puisse se développer, l’éducation civique et la promotion de l’ordre public et de la paix sont indispensables. En effet, « il n’y a pas de démocratie authentique et stable sans justice sociale. C’est pourquoi il faut que l’Église porte une plus grande attention à la formation des consciences, qu’elle prépare des dirigeants sociaux pour la vie publique à tous les niveaux, qu’elle encourage l’éducation civique, l’observance de la loi et des droits humains, et qu’elle fasse un plus grand effort pour la formation éthique de la classe politique »[5]


1. Op. cit., pp. 59-61.
2. Cette sénatrice colombienne s’est rendue célèbre par sa lutte acharnée contre la corruption, au péril de sa vie. Elle a été enlevée par les Forces armées révolutionnaires (FARC) le 23 février 2002. Elle a été libérée le 2 juillet 2008.
3. Immortale Dei.
4. CEC 1888-1889.
5. JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in America, 22-1-1999.

⁢e. La prééminence de la conscience

Il ne faut pas oublier que l’instance suprême dans l’agir moral et donc dans l’action politique aussi, reste, en toutes circonstances, la conscience.

C’est au fond de sa conscience, « premier de tous les vicaires du Christ »[1], que « l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir »[2].

Il est des cas où la conscience bien formée se heurte à une loi qui clairement trahit la loi naturelle. Ainsi en a-t-il été dans le chef du roi Baudouin Ier confronté à la promulgation d’une loi autorisant, à certaines conditions, l’avortement. Le cas est bien connu et nous l’avons traité déjà précédemment mais il est bon d’y revenir à cet endroit. En effet, selon les critères en vigueur dans les démocraties actuelles, « le Roi devait s’incliner devant la volonté clairement affirmée d’une majorité des Représentants de la Nation. La conscience individuelle, purement particulière et contingente aurait dû -moralement !- s’effacer devant la fonction royale, sceau de l’unité nationale - et, concrètement, sa dernière garantie ». Le Roi, « comme institution, (…) doit sanctionner et promulguer les lois adoptés constitutionnellement par les deux Chambres législatives »[3].

Or l’homme n’a qu’une conscience et en l’occurrence, la conscience de l’homme Baudouin était la conscience d’un Chef d’État gardien d’un bien universel (la vie des enfants, des citoyens, à naître⁠[4]) et, en même temps, garant du bon fonctionnement des institutions démocratiques et de l’État de droit. Pour préserver les deux biens et rester fidèle à sa conscience d’homme et de Roi, invita le gouvernement à assumer ses responsabilités face à l’« impossibilité de régner du Roi »[5].

La leçon d’une telle attitude est qu’ »aucune puissance terrestre,, aucune raison d’État ne peuvent rien contre la conscience d’un homme libre, et la loi du nombre ne peut prétendre usurper la place des fondements moraux d’une société digne de ce nom »[6].

On trouvera peut-être cet exemple trop « simple » dans la mesure où il met en présence la conscience d’un croyant et une question où la morale catholique est on ne peut plus claire. Notons que le cas se compliquait de la nécessité de sauvegarder les institutions monarchique et démocratique.­ Mais nous avons une autre illustration plus subtile encore puisqu’elle confronte une loi moins vitale et une conscience laïque. Nous tenons de l’intéressé lui-même le récit de cette tribulation.

« Comment réagir, se demande Vaclav Havel, face à une loi, adoptée par un Parlement issu d’élections démocratiques, que je trouvais moralement condamnable mais que je devais signer, en accord avec notre Constitution ?

La loi en question interdit à des personnes ayant dans le passé violé les droits de l’homme, l’exercice de fonctions dans l’administration. L’opinion publique n’admet qu’avec difficulté le fait de retrouver dans l’administration les mêmes personnes qui ont exercé leurs fonctions sous le régime totalitaire. Cette colère est compréhensible et l’effort fourni par le Parlement pour débarrasser l’administration de ces éléments est légitime. Le problème réside dans le fait que cette loi adopte le principe de la responsabilité collective et interdit l’exercice de certaines fonctions sous le prétexte de l’appartenance à des groupes définis par leurs signes extérieurs, et ne laisse pas aux individus le droit d’être jugés individuellement, selon leurs actes. En agissant ainsi, la loi viole les principes fondamentaux d’une juridiction démocratique. Les listes établies à cette fin par la police secrète servent de référence. Cette loi, bien que nécessaire, est exceptionnelle et sans merci. Du point de vue des droits fondamentaux de l’homme, c’est une loi qui pose problème.

Que devais-je faire dans cette situation ?

J’avais deux solutions : accomplir mon devoir, c’est-à-dire signer la loi, confirmer par ma signature sa mise en vigueur et accepter de l’avoir signée en désaccord avec ma conscience, ou ne pas la signer. Si j’optais pour le refus, la loi entrait malgré tout en vigueur et je provoquais de fait un conflit ouvert avec le Parlement, une crise politique, aggravant la situation déjà instable de notre pays. Agir ainsi équivalait à un acte dissident, certes moralement irréprochable mais très risqué, de désobéissance civique. Mes amis étaient partagés en deux camps : les uns me conseillaient de signer, les autres de ne pas signer. Finalement, j’ai opté pour une troisième solution : signer la loi mais soumettre en même temps au parlement une proposition pour sa révision. Selon la Constitution, le Parlement doit discuter cette proposition, même s’il n’est pas obligé de l’adopter. Il est possible que cette loi mise en pratique sous sa forme actuelle, et avec ma signature, punisse injustement de nombreuses personnes.

Je ne sais pas si j’ai résolu au mieux mon problème. Je ne sais pas non plus si j’ai agi pour le bien de mes concitoyens. Je ne sais pas si ma signature, accompagnée d’une proposition de révision, est ce roman qui devait répondre à toutes les exigences que j’avais autrefois exprimées vis-à-vis des auteurs de romans. Laissons à l’Histoire le soin de juger.

Malgré cette expérience, je ne veux pas croire que la politique, par sa nature, exige une attitude amorale de l’homme.

Mon expérience récente m’oblige tout de même à souligner plusieurs fois la phrase qu’il y a quelques semaines de cela, je ne trouvais pas très importante et qui dit : « Opter pour la voie de la politique morale n’est guère facile ». »[7]

Cette confession est admirable à plusieurs titres, en raison des scrupules manifestés, du souci pris de ne pas causer de tort, du sens de la responsabilité et de l’humilité du Chef d’État qui consulte et qui décide sans forfanterie. On aimerait que tous les responsables politiques du monde réfléchissent ainsi avant toute décision qui engage la vie et la destinée d’autrui.

Il n’ y a pas que les « grands » qui soient confrontés à des cas de conscience provoqués par la loi. Tout citoyen peut être amené à décider aussi, en âme et conscience, s’il obéit à la loi, lui désobéit ou tente l’exercice difficile de respecter en même temps légalité et voix intérieure.⁠[8]

Relevons, par exemple, le cas de ces médecins et infirmiers qui se sont sentis très mal à l’aise, en Belgique, parce qu’une loi visant à réprimer des abus commis par des personnes en situation illégale, leur autorisait seulement d’intervenir en cas d’urgence. Devant la presse⁠[9], ils ont avoué qu’il leur était difficile dans certains cas de refuser leur aide sans qu’il y ait d’urgence aux termes de la loi. En effet, le refus de certains soins peut entraîner une situation d’urgence à laquelle il sera peut-être plus difficile de faire face.


1. NEWMAN Cardinal, Lettre au duc de Norfolk, 5, cité in CEC 1778. Cf. GALLOIS Vincent, Église et conscience chez J.H. Newman, Commentaire d ela la Lettre au duc de Norflok, Artège, 2010.
2. GS 16.
3. LECLERC M., L’exemple royal, in Communio, XV, 3-4, 1990, pp. 195-202.
4. Cf. Bossuet : « Dans le peuple, ceux à qui le prince doit le plus pourvoir sont les faibles. Parce qu’ils ont plus besoin de celui qui est par sa charge le père et le protecteur de tous. » Et l’auteur d’invoquer l’exemple de Job ( XXXIX, 11-13 ; XXXI, 16-22), de David (Ps LXXI). et de Néhémias (V, 15-18)(in Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, op. cit., pp. 75-77).
5. Le 3 avril 1990.
6. M. Leclerc, op. cit, pp. 201-202.
7. Discours prononcé à l’occasion de sa réception comme Docteur honoris causa de l’Université de New-York, 27-10-1991, in Angoisse de la liberté, L’Aube, 1994, pp. 183-185.
8. Un terrible cas de conscience a été vécu par Franz Jägerstätter exécuté en 1943 pour avoir refusé de servir le IIIe Reich. Il a été béatifié en 2007. Son martyre a été illustré au cinéma dans Une vie cachée de Terence Malik en 2019.
9. Journal télévisé, RTBf, 19-5-2002, 19h30.