Il y a entre tous les textes de Vatican II une cohérence que nous avons
déjà constatée plusieurs fois et notamment entre Dignitatis humanae,
Lumen gentium, Gaudium et spes, Unitatis redintegratio et Nostra
aetate.
Il faut maintenant souligner le fait que Vatican II reprend, consacre et
poursuit une réflexion entamée avec Léon XIII et révèle progressivement
une connivence entre liberté religieuse, liberté de conscience, droits
de l’homme, démocratie et dignité fondamentale de toute
personne. En effet, après la
méfiance compréhensible de ses prédécesseurs, Léon XIII ne craint pas,
pour lutter contre les abus des sociétés modernes, d’en appeler à
certains droits de l’homme. Pie XI puis Pie XII développent
davantage encore ce thème face aux menaces barbares récurrentes. Enfin,
à la veille du Concile, Jean XXIII inaugure son encyclique Pacem in
terris en reprenant et articulant l’ensemble des droits « universels,
inviolables et inaliénables » de la personne que ses prédécesseurs ont défendus, à partir
de l’affirmation de la dignité humaine : « Tout être humain a droit à la
vie, à l’intégrité physique, aux moyens nécessaires et suffisants pour
une existence humaine.(…) Tout être humain a droit au respect de sa
personne, à sa bonne réputation, à la liberté dans la recherche de la
vérité, dans l’expression et la diffusion de la pensée (…). Chacun a
le droit d’honorer Dieu suivant la juste règle de sa conscience et de
professer sa religion dans la vie privée et publique ». C’est cette profession publique qui, théoriquement, a
souvent fait difficulté dans la perspective ancienne et que les
intégristes n’ont jamais acceptée.
Mais, comment devant cette reconnaissance de plus en plus précise, de
plus en plus complète et de plus en plus solennelle, de la dignité de
l’homme et de ses droits, imaginer que le Concile allait oublier le
droit de la conscience et le droit à la liberté religieuse ? L’ensemble
des droits, avons-nous dit, est indivisible, dans la mesure où ils
découlent tous de la nature particulière et éminente de la personne
humaine. Et le Concile confortera cette vision en la référant à
l’Évangile qui »annonce et proclame la liberté des enfants de Dieu,
rejette tout esclavage qui en fin de compte provient du péché, respecte
scrupuleusement la dignité de la conscience et son libre choix... »
Jean-Paul II ira plus loin encore en associant, comme droits premiers et
fondateurs, l’un dans l’ordre historique ou matériel, l’autre sur le
plan spirituel ou culturel, le droit à la vie et le droit à la liberté
religieuse.
Pour lui, nous l’avons vu, le droit à la vie « constitue la condition
primordiale nécessaire de tout autre droit humain » et la
liberté religieuse « est à la base de toutes les autres libertés et
(…) est inséparablement liée à elles toutes en raison précisément de
cette dignité même qu’est la personne humaine ». Ailleurs
, il expliquera : « La limitation de la liberté
religieuse et sa violation sont en contradiction avec la dignité de
l’homme et avec ses droits objectifs. (…) Sans aucun doute, nous
nous trouvons dans ce cas en face d’une injustice radicale affectant ce
qui est particulièrement profond en l’homme, ce qui est authentiquement
humain ». Il affirmera encore que la réalisation du droit à la liberté
religieuse « est l’un des tests fondamentaux pour vérifier le progrès
authentique de l’homme en tout régime, en toute société, système ou
milieu ».
Non content de donner ainsi un statut privilégié à ce droit alors que
Jean XXIII le citait simplement parmi d’autres, Jean-Paul II va lier de
plus en plus étroitement liberté religieuse et liberté de conscience.
Evoquant l’ensemble des droits de l’homme, il écrit en 1979: « Parmi ces
droits, on compte à juste titre le droit à la liberté religieuse, à côté
du droit à la liberté de conscience ». Ne pourrait-on
aller jusqu’à dire que, pour Jean-Paul II, il n’y a pas équivalence
entre la liberté religieuse et droit de la conscience, comme dit J.-Y.
Calvez, mais que le
droit à la liberté religieuse découle du droit de la conscience dont il
est la fine pointe, le fruit le plus précieux ? N’est-ce pas ce qui est
suggéré par ces deux passages de Centesimus annus : « Dans les régimes
totalitaires et autoritaires, on a poussé à l’extrême le principe de la
prépondérance de la force sur la raison. L’homme a été contraint
d’accepter une conception de la réalité imposée par la force et non
acquise par l’effort de sa raison et l’exercice de sa liberté. Il faut
inverser ce principe et reconnaître intégralement le droit de la
conscience humaine, celle-ci ne pouvant être obligée que par la vérité,
naturelle et révélée. C’est dans la reconnaissance de ce droit que se
trouve le fondement premier de tout ordre politique authentiquement
libre. (…) Dans certains pays apparaissent de nouvelles formes de
fondamentalisme religieux, qui, de façon voilée ou même ouvertement,
refusent aux citoyens qui ont une foi différente de celle de la majorité
le plein exercice de leurs droits civils ou religieux, les empêchent de
participer au débat culturel, restreignent le droit qu’a l’Église de
prêcher l’Évangile et le droit qu’ont les hommes d’accueillir la parole
qu’ils ont entendu prêcher et de se convertir au Christ. Aucun progrès
authentique n’est possible sans respect du droit naturel élémentaire de
connaître la vérité et de vivre selon la vérité ».
On peut trouver sous la plume d’Yves Ledure un développement qui peut éclairer ce lien entre liberté
religieuse et liberté de conscience. Son explication qui s’appuie à la
fois sur Kant et sur Bruaire, montre en même temps que le dictamen de
la conscience et de la conscience religieuse en particulier, est la
limite la plus sûre à l’arbitraire politique. Il réaffirme ainsi
nettement le lien entre le droit de la conscience et l’institution
démocratique.
La conscience individuelle ne peut être réduite à l’espace privé dans la
mesure où « l’individu ne peut s’épanouir que dans la dimension du
collectif politique ». En effet, « cet
engagement politique désenclave l’individu de son égoïsme pour le
grandir à la dimension de la communauté. Il interdit, par ailleurs, un
pouvoir politique illimité ». Pour éviter le risque d’enfermement de soi
et celui du pouvoir sans limite, « il faut, de la part de l’individu, un
engagement politique responsable dont la mesure ultime demeure
l’espace-liberté de sa conscience, c’est-à-dire la non-identification
avec l’instance politique ».
La conscience individuelle à laquelle se heurte toute velléité
totalitaire et dont il est question ici, est une conscience morale
mobilise la raison pour porter un jugement qu’elle veut ou prétend
objectif, universel. Elle « énonce, comme dit l’auteur, la
nécessité d’une rationalité pour que l’individu puisse rejoindre
l’universel humain ». Mais la raison convoquée doit s’exprimer dans la
liberté. Sans cela, elle ne serait pas morale. Aussi paradoxal que cela
puisse paraître, l’obligation morale témoigne, en fait, de la liberté
humaine.
La conscience morale « n’est pas un état de rupture, d’isolement ; elle
opère le recueillement sur l’essentiel, sur ce que les hommes ont en
commun et qu’ils partagent : la raison ». Par le fait même, « loin
d’ignorer la politique, la conscience individuelle en devient la mise en
œuvre et le garant, puisqu’elle concerne un impératif d’universalité ».
Ceci rappelé et assez communément admis, Ledure examine la conscience
religieuse qu’il présente comme une « modalité particulière » de
l’exercice de la conscience morale. Il s’agit ici bien sûr d’examiner le
lien entre la conscience morale et la conscience religieuse qui n’est
pas à confondre avec la religion elle-même qui trouve son origine dans
une Révélation c’est-à-dire dans Dieu même. A cet endroit, le mérite de
l’auteur, à mon sens, est de bien montrer que la conscience religieuse
est plus liée encore à la liberté que la conscience morale et, par là,
la source la plus sûre de la résistance aux excès du pouvoir.
La conscience morale « définit l’obligatoire de la liberté » tandis que
la conscience religieuse « ne se greffe sur aucune obligation » mais vit
d’une « liberté libre ». La « liberté-obligation » de la conscience
morale a pour objectif de rendre l’homme plus humain, c’est-à-dire plus
libre, sans doute, mais d’une liberté purement humaine précisément
c’est-à-dire limitée. Dans sa libre adhésion à Dieu, , la conscience
religieuse n’a « d’autre objectif qu’un toujours plus de liberté ». Un
« toujours plus » possible dans ce cas. La liberté se vise elle-même
« dans l’exercice total de son affirmation. Et c’est en visant l’absolu
d’elle-même qu’elle rejoint l’Absolu qui est Dieu », Dieu qui est
absolue liberté. Ce n’est simplement pas un « plus humain » qui est ici
recherché mais une divinisation, l’expérience d’une
« liberté-libération ». « Mais, poursuit l’auteur, comme la liberté
humaine est radicalement infirme d’absolu et trop limitée pour
s’inventer la fonction de l’absolument libre, « il faut une liberté
absolue qui en réponde, qui soit au fondement, au principe de sa
réalité ». L’exercice religieux de la liberté, parce que visée d’absolu,
devient libération des insuffisances et contingences humaines. Comme
logique de la liberté, il assure la logique de l’existence dans le
dépassement de la mort ».
Sur le plan politique, il est clair que « cet exercice illimité de la
liberté dans le phénomène religieux se pose en anti-pratique du pouvoir
qui est lui aussi revendication d’absolu dans l’ordre de la puissance ».
On voit dès lors toute l’importance de la conscience morale et de la
conscience religieuse. On voit pourquoi la conscience est un
« sanctuaire », un « témoin de la transcendance de la personne »,
précieuse, inviolable. On voit pourquoi les droits qui sont liés à son
plein exercice peuvent être considérés comme fondateurs.
Les réflexions de Ledure nous conduisent aussi à reconnaître que morale
et religion sont nécessaires : elles aident l’homme à « devenir
lui-même ». L’homme qui prétendrait se passer de l’obligation morale se
livrerait « à un infra-humain ». Par contre, si l’ignorance du « projet
religieux ne désarticule pas l’homme », elle « l’enferme dans les
limites de sa finitude ». La liberté dans l’acte religieux « s’instaure
comme un « autrement » de la condition humaine ». En effet, « la religion
(…) n’est pas une pratique annexe, mais elle définit une nouvelle
façon de vivre la vie humaine. Elle fait éclater l’homogénéité opaque de
la sensibilité pour l’ouvrir au transcendant, pour l’articuler sur un
autre espace de vie. Ici et ici seulement, la liberté peut se déployer
en totalité puisqu’elle embrasse un projet global d’humanité. La
conscience religieuse est l’espace non pas unique de la liberté, mais le
seul espace total de la liberté, le seul domaine où la liberté concerne
la totalité de l’être humain. En ce sens, il est légitime d’affirmer que
la conscience religieuse est la mise en œuvre intégrale de la liberté ».
Par le fait même, elle garde la liberté à elle-même « contre tout ce qui
peut lui porter atteinte, notamment le pouvoir politique ». Elle « met
en œuvre une figure humaine dont la détermination fondamentale n’est
plus le désir de puissance, mais la volonté de donner ». La conscience
religieuse nous met sur le chemin de la liberté absolue et nous insère
dans une logique de don. Voilà pourquoi il lui revient « comme de droit
(…), d’affirmer la liberté face au pouvoir. A la revendication d’un
illimité de puissance que définit l’exercice même du pouvoir, la liberté
instaure une autre modalité de l’illimité. Elle constitue donc la
« fonction d’arrêt » du pouvoir dans son inévitable dérive totalitaire.
Car il ne saurait y avoir deux fonctions d’illimité dans l’homme. Seul
l’illimité de la liberté définit l’homme puisqu’elle l’ouvre à l’Absolu,
à Dieu. A l’inverse, la revendication d’illimité qui est inhérente au
pouvoir constitue la suprême tentation de l’homme (…). Tentation qui
voudrait voir dans la Toute-Puissance l’unique modalité de l’être-homme,
celle qui lui ferait oublier sa condition mortelle. Or, seul l’illimité
de la liberté peut assurer ce dépassement dans la mesure où il s’ouvre à
l’Absolu de Dieu. Puisque la conscience religieuse définit l’illimité de
la liberté, puisqu’elle en signifie sa plus haute fonction, il lui
revient de mettre en œuvre ce que nous appelons la fonction d’arrêt du
pouvoir ».
Cette méditation d’Y. Ledure conforte semble-t-il la position de
Jean-Paul et le principe de la liberté religieuse tel qu’il a été défini
au concile Vatican II.
Pour nous en convaincre, examinons un instant la thèse des
traditionalistes modérés qui, sans aller jusqu’au schisme, ont émise de
sérieuses réserves à l’encontre de Dignitatis humanae.
En bref, ils contestent le « double principe de non-intervention :
-principe de non-intervention contre les fausses religions (liberté des
cultes, sous réserve que l’ordre public soit sauf),
-principe de non-intervention pour la vraie religion (il ne doit pas y
avoir de discrimination pour motif religieux). »
Reconnaissons d’abord que ces traditionalistes, comme Jean-Paul II,
cherchent à préserver la conscience de toute contrainte autre que celle
de la vérité consentie.
Mais l’Église, aujourd’hui, va plus loin. L’homme contemporain, en
effet, est animé d’une conscience toujours plus aigüe de sa dignité, qui
le pousse à revendiquer la possibilité « d’agir en vertu de ses propres
options et en toute libre responsabilité, non pas sous la pression d’une
contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir »
Or, comme Jean-Paul II le confirme, « aucune autorité humaine n’a le
droit d’intervenir dans la conscience de quiconque. La conscience est le
témoin de la transcendance de la personne, même en face de la société,
et, comme telle, elle est inviolable. Cependant, elle n’est pas un
absolu qui serait placé au-dessus de la vérité et de l’erreur ; et même,
sa nature intime suppose un rapport avec la vérité objective,
universelle et égale pour tous, que tous peuvent et doivent rechercher.
Dans ce rapport avec la vérité objective, la liberté de conscience
trouve sa justification, en tant que condition nécessaire de la
recherche de la vérité digne de l’homme et de l’adhésion à la vérité une
fois qu’on l’a connu de façon appropriée ».
Il est clair que Jean-Paul II parle au nom de toute conscience humaine.
Comme l’expliquait Y. Ledure, la « fonction-liberté (…) de la
conscience religieuse ne découle pas du contenu de la religion. Elle est
conséquence de la nature même de cette conscience, à savoir espace de
liberté ». Dès lors, puisque
« la liberté constitue (…) le préalable, le fondement du phénomène
religieux », aucune contrainte autre que celle
de la recherche de la vérité ne peut être admise, quelle que soit
ensuite l’option religieuse choisie pour autant qu’elle soit compatible
avec l’ordre moral objectif, ou, si l’on préfère, avec le bien commun de
la société tel qu’il a été défini précédemment.
La doctrine de l’Église n’a guère envisagé, au cours des temps, que la
contrainte physique. Or la contrainte peut prendre différents visages et
s’exercer de manière très subtile, comme l’a montré Jean-Paul II, dans
une méditation sur les persécutions modernes : « Les persécutions pour la
foi sont parfois semblables à celles que le martyrologe de l’Église a
déjà écrites dans les siècles passés. Elles prennent diverses formes de
discrimination des croyants, et de toute la communauté de l’Église. Ces
formes de discrimination sont parfois appliquées en même temps qu’est
reconnu le droit à la liberté religieuse, à la liberté de conscience, et
cela aussi bien dans la législation des divers États que dans les
documents de caractère international.
Dans les persécutions des premiers siècles, les peines habituelles
étaient la mort, la déportation et l’exil.
Aujourd’hui, à la prison, aux camps d’internement ou de travail forcé,
à l’expulsion de sa propre patrie, se sont ajoutées d’autres peines
moins remarquées, mais plus subtiles : non pas la mort sanglante, mais
une sorte de mort civile ; non seulement la ségrégation dans une prison
ou dans un camp, mais la restriction permanente de la liberté
personnelle ou la discrimination sociale.
Il y a aujourd’hui des centaines et des centaines de milliers de
témoins de la foi, très souvent ignorés ou oubliés de l’opinion publique
dont l’attention est absorbée par les faits divers ; ils ne sont souvent
connus que de Dieu seul. Ils supportent des privations quotidiennes,
dans les régions les plus diverses de chaque continent.
Il s’agit de croyants contraints à se réunir clandestinement parce que
leur communauté religieuse n’est pas autorisée.
Il s’agit d’évêques, de prêtres, de religieux auxquels il est interdit
d’exercer le saint ministère dans des églises ou dans des réunions
publiques.
Il s’agit de religieuses dispersées, qui ne peuvent mener leur vie
consacrée.
Il s’agit de jeunes gens généreux, empêchés d’entrer dans un séminaire
ou dans un lieu de formation religieuse pour y réaliser leur propre
vocation.
Il s’agit de jeunes filles auxquelles on ne donne pas la possibilité de
se consacrer dans une vie commune vouée à la prière et à la charité
envers les frères.
Il s’agit de parents qui se voient refuser la possibilité d’assurer à
leurs enfants une éducation inspirée par leur foi.
Il s’agit d’hommes et de femmes, travailleurs manuels, intellectuels ou
exerçant d’autres professions, qui, pour le simple fait de professer
leur foi, affrontent le risque de se voir privés d’un avenir intéressant
pour leurs carrières ou leurs études.
Ces témoignages s’ajoutent aux situations graves et douloureuses des
prisonniers, des internés, des exilés, non seulement chez les fidèles
catholiques et les autres chrétiens, mais aussi chez d’autres croyants
(…). Ils constituent comme une louange qui s’élève continuellement
vers Dieu du sanctuaire de leurs consciences, comme une offrande
spirituelle certainement agréée par Dieu.
Cela ne doit pas nous faire oublier d’autres difficultés pour vivre la
foi. Elles ne proviennent pas seulement des restrictions externes de
liberté, des contraintes des hommes, des lois ou des régimes. Elles
peuvent découler également d’habitudes et de courants de pensées
contraires aux mœurs évangéliques et qui exercent une forte emprise sur
tous les membres de la société ; ou encore il s’agit d’un climat de
matérialisme ou d’indifférentisme religieux qui étouffe les aspirations
spirituelles, ou d’une conception fallacieuse et individualiste de la
liberté qui confond la possibilité de choisir n’importe quoi qui flatte
les passions avec le souci de réaliser au mieux sa vocation humaine, sa
destinée spirituelle et le bien commun. Ce n’est pas une telle liberté
qui fonde la dignité humaine et favorise la foi chrétienne (…). Aux
croyants qui sont immergés dans de tels milieux, il faut aussi un grand
courage pour demeurer lucides et fidèles, pour bien user de leur
liberté ».
Comme on l’a remarqué, Jean-Paul II n’évoque pas seulement, dans ce
texte, les persécutions contre les catholiques mais aussi contre « les
autres chrétiens » et les « autres croyants ». L’Église ne parle plus
comme jadis de « vraie religion » face à de « fausses religions ». Elle
développe une approche plus complexe mais plus juste de la réalité
religieuse et de sa diversité. Si Jésus-Christ est le Verbe de Dieu fait
homme, l’unique rédempteur de tous les hommes, il a, par le fait même,
« une fonction unique et singulière pour le genre humain et pour son
histoire : cette fonction lui est propre, elle est exclusive, universelle
et absolue ». Le Concile l’a bien expliqué:
« Le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, s’est lui-même fait chair,
afin que, homme parfait, il sauve tous les hommes et récapitule toutes
choses en lui. Le Seigneur est le terme de l’histoire humaine, le point
vers lequel convergent tous les désirs de l’histoire humaine, le centre
du genre humain, la joie de tous les cœurs et la plénitude de leurs
aspirations. C’est lui que le Père a ressuscité d’entre les morts, a
exalté et fait siéger à sa droite, le constituant juge des vivants et
des morts ». Et comme le rappellera encore
Jean-Paul II, « c’est précisément ce caractère unique du Christ qui lui
confère une portée absolue et universelle par laquelle, étant dans
l’histoire, il est le centre et la fin de l’histoire
elle-même ». Il n’y a qu’un seul Christ, Evénement
absolu dans l’histoire de l’humanité, et l’Église qu’il a fondée est
aussi unique, elle est son Epouse et elle est dite, très
tôt, catholique parce
qu’elle englobe tout, parce qu’elle est universelle, à la mesure du
salut apporté par le Christ, à la mesure du Christ. L’adjectif
« catholique » n’a donc rien de confessionnel à l’origine. Il désigne un
caractère inhérent à l’Église. Cette unique Église du Christ n’est
reconnaissable que par la succession apostolique. Elle passe, comme dit
saint Irénée, « de main en main », d’évêque de Rome à évêque de Rome
. C’est pourquoi le concile
Vatican II déclarera que cette Église « subsiste » dans l’Église
catholique « gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques qui
sont en communion avec lui ». Les Pères n’ont pas dit qu’elle « était »
l’Église catholique telle qu’on la connaît aujourd’hui dans la mesure où
ils étaient bien conscients des faiblesses et des limites qui l’ont
défigurée. Mais, en même temps, les Pères reconnaissent que « des
éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent
(inveniantur) hors de ses structures, éléments qui, appartenant
proprement par don de Dieu à l’Église du Christ, appellent par eux-mêmes
l’unité catholique ».
Dans cette optique, il n’est plus possible d’établir une division nette
entre « vraie religion » et « fausses religions » dans la mouvance du
Christ. On parlera de communion plus ou moins parfaite avec son unique
Église. La Déclaration Dominus Iesus a bien résumé
la situation en précisant les diverses positions : « Les Églises qui,
quoique sans communion parfaite avec l’Église catholique, lui restent
cependant unies par des liens très étroits comme la succession
apostolique et l’eucharistie valide, sont de véritables Églises
particulières. Par conséquent, l’Église du Christ est présente et agissante
dans ces Églises, malgré l’absence de la pleine communion avec l’Église
catholique, provoquée par leur non-acceptation de la doctrine catholique
du primat, que l’Evêque de Rome, d’une façon objective, possède et
exerce sur toute l’Église conformément à la volonté
divine.
En revanche, les Communautés ecclésiales qui n’ont pas conservé
l’épiscopat valide et la substance authentique intégrale du mystère
eucharistique,
ne sont pas des Églises au sens propre ; toutefois, les baptisés de ces
communautés sont incorporés au Christ par le baptême et se trouvent donc
dans une certaine communion bien qu’imparfaite avec
l’Église. Le baptême en effet tend en soi
à l’acquisition de la plénitude de la vie du Christ, par la totale
profession de foi, l’Eucharistie et la pleine communion dans
l’Église ».
En conséquence, une fois encore, « ces Églises et Communautés séparées,
bien que nous les croyions souffrir de déficiences, ne sont nullement
dépourvues de signification et de valeur dans le mystère du salut.
L’Esprit du Christ, en effet, ne refuse pas de se servir d’elles comme
de moyens de salut, dont la force dérive de la plénitude de grâce et de
vérité qui a été confiée à l’Église catholique ».
Nous sommes, avec une telle description, loin des conditions d’anathème
des temps anciens. On comprend mieux à présent, comment tous les
chrétiens, quelle que soit leur confession, parce que nés du Christ sont
liés d’une manière ou d’une autre à son unique Église « susbsistant » dans
l’Église catholique.
Mais qu’en est-il des religions non chrétiennes ?
On peut, dans l’histoire, distinguer 4 périodes. Il y eut, dans un premier temps, une
révélation naturelle, cosmique, pourrait-on dire, de Dieu. Paul en parle
dans l’épître aux Romains (1, 20). Cette révélation naturelle explique
la présence universelle du phénomène religieux. Vient alors un deuxième
temps, celui de la loi donnée à Moïse. C’est le temps du peuple élu par
Dieu. Le troisième temps est celui de la grâce, le temps qui a commencé
avec la venue du Christ et qui dure encore aujourd’hui. Viendra un
quatrième temps, celui du Royaume.
Toutes les religions sur terre s’inscrivent dans les trois premiers
temps de ce schéma. La révélation naturelle concerne toutes les
religions ; le deuxième temps est singulièrement celui de la religion
juive : le troisième temps, celui de la grâce, n’abolit ni la révélation
naturelle ni la loi mais accomplit, par le Christ, les promesses faites
à Abraham. Les religions s’inscrivent ainsi dans un mouvement qui
devrait les entraîner vers le Royaume, à condition de reconnaître la loi
et d’accueillir la grâce du Christ qui est lui-même le
Royaume. Le salut est offert à tous les
hommes « et cela, précise Jean-Paul II, ne vaut pas seulement pour
ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne
volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet,
puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de
l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que
l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la
possibilité d’être associés au Mystère pascal ».
Le concile avait bien établi que sont « ordonnés au peuple de Dieu » ,
le peuple juif, en premier lieu, les musulmans qui reconnaissent le Créateur, ceux qui
cherchent « dans les ombres et sous des images un Dieu qu’ils
ignorent » et « même ceux qui, sans faute
de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de
Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie
droite (…) ». Tout « ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de
vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique et comme
un don de Celui qui illumine tout homme pour que, finalement, il ait la
vie ».
On songe à Paul aux Philippiens : « ...tout ce qui est vrai, tout ce qui
est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui
est aimable, tout ce qui a bon renom, tout ce qui est vertueux et
louable, que tout cela soit l’objet de vos pensées ».
Toute cette vision de l’humanité considérée avec le regard patient et
paternel de Dieu, a des racines dans le passé. Pie XII a évoqué ceux qui
« par un certain désir et souhait inconscient (…) se trouvent ordonnés
au Corps mystique du Rédempteur ». « Le véritable amour de l’Église
exige non seulement que nous soyons, dans le Corps lui-même, membres les
uns des autres, mais il exige aussi que dans les autres hommes non
encore unis avec nous dans le corps de l’Église, nous sachions
reconnaître des frères dans le Christ selon la chair, appelés avec nous
au même salut éternel. »
Et même Pie IX, l’auteur du fameux Syllabus dont nous devrons reparler
plus loin, a noté ceci : « Il faut tenir de foi que personne ne peut être
sauvé en dehors de l’Église catholique romaine apostolique, qu’elle est
l’unique arche de salut : celui qui n’y est pas entré périra par le
déluge ; mais, cependant, il faut tenir pour certain que ceux qui
souffrent de l’ignorance de la vraie religion, ignorance invincible,
n’en sont nullement rendus coupables aux yeux du Seigneur. Qui serait
assez présomptueux pour pouvoir marquer les limites de cette ignorance,
vu la nature et la variété des peuples, des régions, des esprits et
d’autres nombreux facteurs ? Lorsque, dégagés des liens du corps, nous
verrons Dieu comme il est, nous comprendrons le lien serré et magnifique
qui unit la miséricorde et la justice divines. Mais aussi longtemps que
nous sommes sur cette terre, accablés par la masse mortelle qui
engourdit l’âme, tenons très fermement, d’après la doctrine catholique,
qu’il y a un seul Dieu, une seule foi, un seul baptême. Il n’est pas
permis à notre recherche d’aller plus avant ».
Bien avant lui, Bossuet, lui-même, parfois si injuste avec les Juifs et
les hérétiques, avait écrit que « dans l’unité de l’Église, toutes les
créatures se réunissent. Toutes les créatures visibles et invisibles
sont quelque chose à l’Église ». Et il ne craignait pas de préciser:
« Même les créatures rebelles et dévoyées, comme Satan et ses anges, par
leur propre égarement et par leur propre malice, dont Dieu se sert
malgré eux, sont appliquées au service, aux utilités et à la
sanctification de l’Église : Dieu voulant que tout concoure à l’unité, et
même le schisme, la rupture et la révolte. (…)
Pour les hommes, ils sont tous quelque chose de très intime à l’Église,
tous lui étant incorporés, ou appelés au banquet où tout est fait un.
Les infidèles sont quelque chose à l’Église, qui voit en eux l’abîme
d’ignorance et de répugnance aux voies de Dieu, dont elle a été tirée
par grâce. Ils exercent son espérance, dans l’attente des promesses qui
les doivent rappeler à l’unité de la bénédiction en Jésus-Christ ; et ils
font le sujet de la dilatation de son cœur, dans le désir de les
attirer.
Les hérétiques sont quelque chose à l’unité de l’Église : ils sortent et
ils emportent avec eux, même en se divisant, le sceau de son unité, qui
est le baptême (…).
Les élus et les réprouvés sont dans le corps de l’Église. (…)
L’Église souffre dans les réprouvés une incroyable violence, plus
grande que les douleurs de l’enfantement, parce que, les sentant dans
l’unité de son corps, elle se tourmente pour les attirer à l’unité de
son esprit. (…)
Telle est donc la composition de l’Église, mélange de forts et
d’infirmes, de bons et de méchants, de pécheurs hypocrites et de
pécheurs scandaleux : l’unité de l’Église enferme tout et profite de
tout. (…)
Vous me demandez ce qu’est l’Église ; l’Église c’est Jésus-Christ
répandu et communiqué, c’est Jésus-Christ tout entier, c’est
Jésus-Christ homme parfait, Jésus-Christ dans sa
plénitude. »
Désormais, l’Église, sans s’aveugler sur les différences, les
oppositions, les incompatibilités, veut poser un regard positif sur les
autres croyants et les autres cultures.
A preuve encore, un changement de vocabulaire relevé par Jacques
Maritain : « Avant le Concile du Vatican, c’est le mot vestigia
Ecclesiae, les « vestiges d’Église », qu’employaient les théologiens. Ils
désignaient ainsi ce qui reste encore de l’Église dans les confessions
dissidentes, qui ont été arrachées d’elle par le schisme ou l’hérésie,
ou « ce qui peut subsister de la vraie Église dans la dissidence ».
Mais ce n’est pas du tout du mot « vestiges », c’est du mot « éléments »
que le Concile a usé. (…) Il y a là, dans le vocabulaire, une
mutation très significative et de grande portée, et qui, à mon avis,
marque un progrès certain. Avec le mot « éléments d’Église » on a affaire
à une simple constatation objective : ce qu’il y a de commun entre une
confession dissidente et l’Église, sans rappel, à l’arrière-plan, des
stigmates du schisme ou de l’hérésie ».
Passant aux religions non chrétiennes, le philosophe part à la recherche
d’ »éléments d’Église au sens impropre du terme ». Il en trouve dans le
judaïsme et l’Islam ; découvre des « pré-éléments d’Église » dans le
brahmanisme, des « ombres d’Église » dans le bouddhisme, des « haillons
d’Église » chez les Hippies. Finalement, il pose la question cruciale:
quel est « l’élément d’Église absolument foncier et universel » ? Cet
élément, il le trouve dans « l’homme lui-même tel qu’il vient au
monde » : « l’élément d’Église primitif et foncier, et qui existe partout
sur la terre, c’est chaque personne humaine qui le porte en elle, selon
que par nature elle aspire à connaître la Cause de l’être, ainsi qu’à un
état d’heureux épanouissement de son être, et selon que, blessée dans sa
nature par le péché d’Adam, - à tel point que dans son premier acte de
liberté elle ne peut pas choisir le bien (et donc aimer naturellement
par-dessus tout le bien subsistant) sans la grâce « naturam sanans », -
elle a du même coup, si elle ne se dérobe à la grâce initialement
donnée, une soif de Dieu qui est à la fois de nature et de grâce (de
grâce, autrement dit « excédant toute nature créée). » Dans cet homme qui
a le désir consubstantiel de sauver son être, « toute l’Église est
virtuellement présente, -virtuellement et invisiblement. (…)
L’Église du Christ existe, elle est là, visible sur la terre, et
souverainement réelle, avec tous les moyens de salut qu’elle apporte.
Tel homme « né dans les forêts » ou dans quelque tribu primitive ne la
connaît pas ; mais par le désir de sauver son être, et de recevoir l’aide
de tous les moyens qu’il faut pour cela, qui habite l’homme en question,
cette Église réellement existante est tout entière virtuellement
présente en lui, virtuellement et invisiblement immanente à sa vie ».