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a. Quelle tolérance ?

Dès avant le Concile, certains auteurs catholiques ont pris leurs distances avec la théorie traditionnelle. Rappelons J. Maritain se prononçant, en 1947, pour la reconnaissance , sur le plan temporel, d’une égalité de droits entre les différentes confessions religieuses reconnues. Par là, il adoptait une position diamétralement opposée à celle de Léon XIII jugeant qu’ »il n’est pas permis de mettre les divers cultes sur le même pied légal que la vraie religion »[1] .

En 1963, Y. Congar écrivait : « L’Église ne renoncera jamais au totalitarisme de la foi, à l’intransigeance et à l’intolérance de la vérité (…). L’intolérance dogmatique de l’Église est une chose sainte mais elle a son ordre d’exercice qu’il importe de bien reconnaître. L’Église, du reste, on le sait, admet ce qu’on appelle la tolérance civile. Sur ce point-là, il n’y a pas de question. A la faveur de cette « tolérance » de fait, le pluralisme religieux et philosophique est admis et une large coopération peut se réaliser sur ce terrain »[2]. Cette vision se retrouve plus ou moins dans le schéma préparé par la Commission théologique, appuyée sur de nombreux textes du Magistère⁠[3].

En 1964, A Dondeyne⁠[4] se livrait à une critique très rigoureuse et nuancée du concept traditionnel de « tolérance » ainsi que du distinguo classique entre thèse et hypothèse. Il est intéressant de s’y arrêter un moment car l’auteur apporte des précisions qui peuvent éclaircir le débat.

Pour que son discours ne soit pas mal compris, Dondeyne rappelle que la tolérance civile dont il est question ici n’a rien à voir avec la tolérance doctrinale que les Papes ont fustigée depuis Grégoire XVI sous le nom d’ »indifférentisme » qui n’est rien d’autre que « le relativisme ou le scepticisme qui prétend que toutes les opinions philosophiques, toutes les religions et tous les comportements éthiques ont la même valeur ». De plus, cette tolérance civile ne doit pas être comprise à la manière libérale qui estime que « la religion est par définition « affaire privée », et n’a donc rien à voir avec la vie publique ».

Ceci dit en parfaite conformité avec l’enseignement le plus constant de l’Église, Dondeyne estime qu’on ne peut restreindre le sens du mot « tolérance » en n’y voyant qu’une « attitude négative et passive envers un mal que l’on supporte contre son gré, soit par nécessité, soit par indulgence, soit pour éviter un plus grand mal ». C’est la pensée de saint Thomas. Mais on réduit ainsi la notion de tolérance « à une simple attitude de patience envers un mal qu’on a le droit et le devoir de combattre ». Cette définition n’est pas fausse et elle sera toujours d’application dans l’éducation et dans l’ensemble de la vie sociale mais, en matière religieuse, elle a souvent été ressentie comme « à peu près synonyme d’« intolérance mitigée » » et elle ne peut rendre compte de toute la valeur éthique de la proclamation de « la liberté de pensée, de conscience et de religion » inscrite dans la Déclaration de 1948 ou de la reconnaissance du « droit d’honorer Dieu suivant la juste règle de sa conscience et de professer sa religion, dans la vie privée et publique », pour reprendre les termes de Jean XXIII dans Pacem in terris.

Autrement dit, le mot tolérance porte trop la marque du passé de même que la doctrine de la thèse et de l’hypothèse telle que rappelée par Lanarès et qui a servi à justifier la tolérance religieuse des États chrétiens, ne peut plus s’accorder avec la reconnaissance de la dignité et des droits de chaque personne pas plus qu’avec un système démocratique.

d’une part, si la tolérance apparaît comme une concession nécessaire au « mal », si « la tolérance n’est admise que dans certaines circonstances (en hypothèse) », immanquablement, « l’intolérance est alors posée en principe ou, comme on dit, en thèse ». Et les catholiques qui s’y référeraient pourraient, à juste titre, être accusés de « mauvaise foi », leur tolérance n’étant qu’une « intolérance masquée ».

C’est ce qu’ont très bien compris les catholiques belges, en 1831, lors des débats sur la Constitution. Ainsi, « le cardinal Sterckx[5] évitera toujours d’employer la fameuse distinction et Barthélemy Dumortier (député catholique de Tournai) expliquait au cardinal Antonelli[6] les raisons de pareille attitude. La thèse et l’hypothèse, c’est précisément la position que les plus cruels ennemis de l’Église veulent nous faire prendre pour nous accuser de mauvaise foi et justifier la persécution (…). Serait-il possible de dire au parlement : Nous voulons la liberté pour nous, nous ne la voulons pas pour vous, nous tolérons votre culte parce que nous sommes les plus faibles, mais quand nous serons les plus forts, nous vous refuserons la liberté que nous réclamons aujourd’hui ? »[7].

Comment, en effet, éviter les accusations de mauvaise foi et d’intolérance masquée si l’on reprend à son compte cette réflexion extraite du très classique dictionnaire Vacant[8] lorsqu’il aborde les « droits de l’Église et devoirs correspondants de l’État dans une société divisée au point de vue religieux, et concédant de fait, comme droit politique, les libertés modernes, principalement la liberté de conscience et des cultes »: « Dans cette situation, malgré l’opposition des sociétés temporelles et celle de leurs chefs, les droits de l’Église restent strictement ce que Jésus-Christ les a établis, car leur existence ne dépend aucunement de la reconnaissance ou de l’approbation des hommes. Toutefois, dans la revendication de ces droits, l’on sera contraint, si l’on veut être effectivement écouté de ceux qui détiennent le pouvoir, de s’appuyer non sur les titres divins dont ils refusent de tenir compte, mais sur les droits des sujets catholiques à ne pas être molestés dans leurs croyances ou dans leurs pratiques religieuses, et à s’associer, en toute liberté, pour le plein exercice de leur religion. Il n’y a en ceci, aucune abdication des principes catholiques mais uniquement argumentation ad hominem, pour obtenir plus efficacement ce à quoi l’on a strictement droit. Il n’y a non plus aucune participation illégitime à une concession illicites des libertés modernes, à supposer que de fait, il y eût vraiment concession illicite dans une circonstance donnée. Car on ne donne nécessairement aucune approbation à cette situation de fait, que l’on ne peut d’ailleurs aucunement modifier ; on veut seulement en faire usage pour obtenir la concession de droits incontestables, auxquels on ne peut pratiquement donner aucun autre appui vraiment effectif. Cette coopération simplement matérielle, et d’ailleurs autorisée par de graves raisons est donc permise. C’est, en réalité, sur ce terrain que se font pratiquement aujourd’hui la plupart des revendications catholiques, dans les débats parlementaires, dans les conférences ou réunions publiques et dans les discussions de la presse. Cette tactique, commandée par la situation nouvelle faite aux catholiques, est pleinement légitime ; mais elle a besoin d’être expliquée aux auditeurs exclusivement catholiques, et d’être complétée, pour eux, par un exposé doctrinal, où les droits divins de l’Église occupent leur place légitime. Autrement beaucoup de fidèles perdraient pratiquement de vue la sublime transcendance de l’Église catholique, et courraient quelque risque de l’assimiler de fait aux institutions humaines.

Notons aussi qu’en restant sur ce terrain, et pour montrer que l’on est sincère en revendiquant pour les catholiques la pleine application du droit commun à la liberté politique, il n’est pas interdit d’affirmer, ou même de revendiquer, le droit politique des protestants ou autres hétérodoxes à cette même liberté, dès lors qu’on le fait uniquement pour assurer efficacement aux catholiques l’exercice de leurs droits, et que c’est d’ailleurs le seul moyen de l’obtenir. Il peut être nécessaire d’expliquer sa conduite à ceux qui pourraient, faute d’instruction ou d’attention, en prendre scandale ; mais cette conduite est, en soi, pleinement légitime ».

On a bien lu qu’il s’agissait d’une « tactique » car tout le texte est écrit avec comme arrière-fond, la condamnation des libertés « modernes » et principalement de la liberté de conscience et des cultes⁠[9]. La défense des droits des autres chrétiens ou croyants n’est pas justifiable en elle-même mais uniquement autorisée pour la défense des droits des catholiques.

En fin de compte, cette présentation ne réhabilite-t-elle pas le principe par ailleurs justement condamné selon lequel la fin justifie les moyens ?

Certains essayent néanmoins de sauver la théorie de la thèse et de l’hypothèse en assimilant l’intolérance doctrinale à la thèse et la tolérance politique à l’hypothèse. C’est « une faute contre la logique élémentaire du langage » écrit Dondeyne, car, comme le montrera le cardinal König⁠[10], nous sommes en présence de deux ordres de choses différents : « quand on prétend que la tolérance politique n’est permise que dans certaines circonstances concrètes, on sous-entend que dans d’autres circonstances, l’intolérance politique est recommandée. Que le chrétien rêve d’un monde où tout le monde serait chrétien, c’est son droit, et qu’il travaille de toutes ses forces à la propagation du message évangélique c’est même son devoir, mais il doit le faire, non en recourant à la violence ou à l’oppression sociale, mais par les voies enseignées par le Christ ».

On ne peut non plus, fait remarquer encore Dondeyne, défendre « la thèse » en expliquant que l’erreur n’a pas de droits.⁠[11] En effet, dit-il, « il ne faut pas jouer sur les mots. Seul l’homme a des droits. L’homme a le droit de chercher la vérité, ce qui implique le pouvoir de se tromper sincèrement ».

Etant donné toutes les difficultés soulevées⁠[12] par la conception classique de la tolérance, on ne sera pas étonné d’entendre, un an avant la déclaration Dignitatis humanae, Albert Dondeyne souhaiter que la « coexistence tolérante » qu’il définit, lui, comme non pas un pis-aller mais comme une « vertu éthique » qui relève « de la vertu générale de justice », s’objective « dans un statut social et juridique, c’est-à-dire dans l’une ou l’autre forme de droit positif ». Et il conclut sur ce qui est le point de départ de toute la réflexion sociale de l’Église contemporaine : « la tolérance et la liberté de conscience bien comprises possèdent une signification positive incontestable : elles sont, dans le cadre de la société moderne, où l’ingérence de l’État ne cesse de croître, la seule manière d’affirmer avec efficacité que la personne humaine précède et transcende l’État et que l’État est au service de la personne ».


1. Immortale Dei, 1885. Le Saint Père ajoutait toutefois que l’Église « ne condamne pas pour cela les chefs d’État qui, en vue d’un bien à atteindre ou d’un mal à empêcher, tolèrent dans la pratique que ces divers cultes aient chacun leur place dans l’État. C’est d’ailleurs la coutume de l’Église de veiller avec le plus grand soin à ce que personne ne soit forcé d’embrasser la foi catholique contre son gré, car, ainsi que l’observe sagement saint Augustin, l’homme ne peut croire que de plein gré ».
2. CONGAR Y., Sacerdoce et laïcat dans l’Église devant leurs tâches d’évangélisation et de civilisation, Cerf, 1962, pp. 432-433, cité in BARTHE, op. cit., p. 102. Le P. Congar, dominicain, après avoir été un temps mis à l’écart par sa hiérarchie, fut nommé expert au concile et élevé au cardinalat par Jean-Paul II en 1994.
3. Dans ce projet qui devait être le chapitre 9 du De Ecclesia, on pouvait lire qu’« aucun motif n’autorise le pouvoir civil à contraindre les consciences d’accepter la foi divinement révélée. En effet, la foi est libre par essence, et elle ne peut faire l’objet d’aucune contrainte, comme l’enseigne l’Église en disant : « Personne ne peut être contraint, malgré lui, à embrasser la foi catholique » (Code de droit canon, 1917, can. 1351)« , cité in BARTHE, op. cit., p. 174.
4. DONDEYNE A. (chanoine, professeur à l’Université de Louvain), La foi écoute le monde, Ed. Universitaires, Nouvelle alliance, 1964, pp. 275-295.
5. 1792-1867. Primat de Belgique, archevêque de Malines de de 1832 à 1867.
6. 1806-1876. Il fut secrétaire d’État de Pie IX.
7. AUBERT R., L’enseignement du magistère ecclésiastique au XIXe siècle sur le libéralisme, in Tolérance et communauté humaine, Cahiers de l’Actualité religieuse, Casterman, 1951, p. 100, cité par DONDEYNE, op. cit., p. 287.
8. Art. Église, col. 2220-2221.
9. Les liberté de pensée, de conscience, de culte, de religion ont été condamnées notamment et explicitement par PIE VI (Bref Quod aliquantum, 10-3-1791), PIE VII, (Diu satis, 15-5-1800 ; Lettre à l’Evêque de Troyes, 29-4-1814), GREGOIRE XVI (Mirari vos, 15-8-1832 ; Inter praecipuas, 8-5-1844), PIE IX (Qui pluribus, 9-11-1846 ; Nostis et nobiscum, 8-12-1849 ; Quanta cura et son Syllabus, 8-12-1864), LEON XIII (Libertas, 20-6-1888), PIE X (Allocution consistoriale, 9-11-1903), etc..
10. Cf. infra.
11. Grégoire XVI estime que la liberté de conscience est en fait « la liberté de l’erreur’ (Inter praecipuas) ; Léon XIII, de son côté, écrit qu’ »il répugne à la raison que le faux et le vrai aient les mêmes droits » (Libertas).
12. Pour être complet, ajoutons que Dondeyne a prévu l’objection qui consisterait à dire qu’en assurant et en promouvant les libertés démocratiques, le chrétien favorise aussi l’incroyance ou l’hérésie et collabore donc à ce qu’il considère, en tant que croyant, comme un mal. Dondeyne répond en faisant appel à la notion classique d’acte à double effet. Celui-ci est « parfaitement légitime si, d’une part, l’acte est bon en soi (ce qui est bien le cas ici, puisque assurer les conditions d’existence favorables à l’exercice de la liberté et de la conscience est une chose excellente) et si, d’autre part, l’effet dit « mauvais » n’est pas voulu, mais simplement permis (ce qui se vérifie aussi dans le cas présent, puisque ce n’est que par l’usage que l’incroyant lui-même en fera que les libertés démocratiques peuvent servir l’incroyance). »