Jusqu’au Concile, la doctrine traditionnelle a prôné la tolérance. En 1964 encore, un auteur la rappelait en ces termes : « La doctrine orthodoxe est très claire. Elle repose sur la thèse et l’hypothèse[1]. La thèse : là où les principes catholiques peuvent être appliqués, l’ »erreur » ne doit pas avoir la possibilité d’être propagée. L’hypothèse : lorsque les circonstances contraires ne permettent pas aux catholiques d’imposer leurs principes, l’erreur doit être tolérée comme un moindre mal. »[2]
Dans l’État catholique donc, la société civile honorera et vénérera Dieu[3]. L’erreur ne pourra y être propagée ; elle sera tolérée comme un moindre mal [4].
Cette doctrine de la tolérance vient de saint Thomas qui répond à la question de savoir si les rites des « infidèles » doivent être tolérés: « Le gouvernement humain est une dérivation du gouvernement divin et doit en être une imitation. Dieu justement, bien qu’il soit tout-puissant et souverainement parfait, permet néanmoins qu’il se produise des maux dans l’univers : ces maux, qu’il pourrait empêcher, il les laisse faire de peur que, s’ils étaient supprimés, de plus grands biens ne le fussent aussi, ou même que des maux pires ne s’ensuivissent. Par conséquent il en est aussi de même dans le gouvernement humain ; ceux qui sont en chef tolèrent à bon droit quelques maux, de peur que quelques biens ne soient empêchés, ou même de peur que des maux pires ne soient encourus. C’est ce que dit saint Augustin au second livre de l’Ordre : « Otez des affaires humaines les femmes publiques, et vous aurez troublé tout par le déchaînement des passions ». En ce sens-là, par conséquent, bien que les infidèles pèchent dans leurs rites, ceux-ci peuvent être tolérés soit à cause du bien qui en provient, soit à cause du mal qui est évité. Pour ce qui est des Juifs, il y a un bien réel à ce qu’ils continuent d’observer leurs rites : comme ce sont les rites dans lesquels jadis était préfigurée la vérité de la foi que nous tenons, il résulte que nous avons là de la part de nos ennemis un témoignage rendu à notre foi, et ce que nous croyons continue de nous être présenté, comme en figure. C’est pourquoi les Juifs sont tolérés dans leurs rites. Pour ce qui regarde au contraire les autres infidèles, comme leurs rites n’apportent aucun élément de vérité ni d’utilité, il n’y a pas de raison que ces rites soient tolérés, si ce n’est peut-être en vue d’un mal à éviter. Ce qui est à éviter, c’est le scandale ou le dissentiment qui pourrait provenir de cette intolérance, ou bien un empêchement pour le salut de ces gens qui, par la tolérance même qui leur est laissée, sont peu à peu tournés vers la foi. C’est pour cela en effet que même les rites des hérétiques et des païens, l’Église les a quelquefois tolérés, quand les infidèles étaient encore une grande multitude ».[5]
C’est ce texte qui a inspiré l’Église au long des siècles[6] et qui, dans la pratique des États « chrétiens » a été malheureusement interprété de manière très restrictive ou cruellement ignoré. Notons, au passage, que saint Thomas n’évoque pas seulement une tolérance du mal pur et simple mais aussi de pratiques imparfaites dans lesquelles il peut y avoir un certain bien. On pense immanquablement à ce champ de froment où l’ivraie a poussé. Le maître recommande à ses serviteurs de ne pas arracher l’ivraie : « en arrachant l’ivraie, dit-il, vous risqueriez d’enlever aussi le froment. Laissez-les croître ensemble jusqu’à la moisson ».[7]
Dans le texte préparé par la Commission chargée, en vue du concile, de traiter cette question, on peut lire que, dans l’État catholique, « le pouvoir civil peut de lui-même régler les manifestations publiques des autres cultes, et défendre ses citoyens contre la diffusion des fausses doctrines par lesquelles, au jugement de l’Église, leur salut éternel est mis en péril »[8]. Il est bien dit « au jugement de l’Église », ce qui implique que le pouvoir civil, dans les lois qu’il lui revient d’édicter, non seulement « doit se conformer aux préceptes de la loi naturelle » ce qui est nécessaire comme nous le reverrons dans le chapitre suivant, mais aussi, dit la Commission, « tenir compte comme il se doit des lois positives, tant divines qu’ecclésiastiques, par lesquelles les hommes sont guidés vers la béatitude éternelle »[9].
Pour ce qui est maintenant des États non catholiques, c’est-à-dire les États « dans lesquels la majeure partie des citoyens ne professent pas la foi catholique, ou bien ne connaissent pas le fait de la révélation, le pouvoir civil non catholique, en matière religieuse, doit au moins se conformer aux préceptes de la loi naturelle. Dans ce contexte, la liberté civile doit être concédée par ce pouvoir non catholique à tous les cultes non opposés à la religion naturelle. Mais cette liberté ne s’oppose pas alors aux préceptes catholiques, puisqu’elle est conforme tant au bien de l’Église qu’à celui de l’État. Dans de tels États, dans lesquels le pouvoir ne professe pas la foi catholique ; il incombe particulièrement aux citoyens catholiques d’obtenir, grâce aux vertus et aux activités civiques par lesquelles ils promeuvent, en union avec leurs concitoyens, le bien commun de l’État, qu’une pleine liberté soit concédée à l’Église pour l’accomplissement de sa mission divine. En effet, même l’État non catholique ne souffre aucun dommage de la libre activité de l’Église, et il en retire au contraire de nombreux et remarquables avantages. De sorte que les citoyens catholiques doivent faire en sorte que l’Église et le pouvoir civil, bien qu’encore juridiquement séparés, se prêtent volontiers une mutuelle assistance ».[10]
Ce dernier texte est très proche de ce que Dignitatis humanae proposera comme attitude générale à adopter dans tous les cas de figure. Retenons que le minimum requis de l’État est qu’il respecte la loi naturelle dont nous parlerons dans le prochain chapitre. Cet État doit accorder la liberté civile à tous les cultes qui ne sont pas opposés à la religion naturelle. Religion naturelle qui devrait être définie et que l’État devrait donc protéger. Une pleine liberté est attendue pour l’Église et si Église et pouvoir civil sont encore juridiquement séparés, les membres de la Commission espèrent une mutuelle assistance. L’Église compte sur les citoyens catholiques qui travaillant au bien commun seront les artisans de ce rapprochement. Toutefois, la Commission semble, à travers le service du bien commun, donner comme but ultime à l’action des citoyens catholiques, « la défense de l’autel » et ne l’envisager, par le fait même, que soumise à l’autorité ecclésiastique : « Afin que les citoyens catholiques, agissant pour la défense des droits de l’Église, ne nuisent pas à l’Église, et encore moins à l’État, que ce soit par leur inertie, ou bien en déployant un zèle indiscret, il faut qu’ils se soumettent au jugement de l’autorité ecclésiastique, laquelle a compétence pour juger, en fonction des circonstances, de tout ce qui concerne le bien de l’Église et pour diriger l’action que déploient les citoyens catholiques pour la défense de l’autel ».[11] Pourtant, quelques années plus tôt, Jean XXIII envisageait d’une manière plus autonome la collaboration des catholiques, au service du bien commun, en écrivant que « lorsqu’il s’agit des problèmes et de l’organisation des écoles, de l’assistance sociale organisée, du travail et de la vie politique, la présence d’experts catholiques (…) peut avoir une influence des plus heureuses et bénéfiques, s’ils savent - comme cela leur est un devoir précis, qu’ils ne peuvent négliger sans se voir accuser de trahison - s’inspirer dans leurs intentions et leurs actes de principes chrétiens reconnus par une expérience multiséculaire comme efficaces et décisifs pour procurer le bien commun ».[12]