⁢i. La liberté religieuse

Même si nous avons déjà touché à cette question dans le chapitre précédent, il est fondamental d’y revenir en profondeur car la position de l’Église, en cette matière, conditionne la raison et le sens de cette laïcité de l’État que bien des chrétiens n’ont pas encore comprise ni acceptée.

Lors des travaux préparatoires du Concile, il avait été question d’inclure la question « Des relations entre l’Église et l’État » dans le schéma consacré à l’Église, De Ecclesia, qui deviendra la constitution Lumen gentium.

Ce problème sera finalement abordé au § 76 de Gaudium et spes : « La communauté politique et l’Église » et dans Dignitatis humanae qui, lors des mêmes travaux préparatoires, constitua d’abord le chapitre V du schéma sur l’œcuménisme (le futur décret Unitatis redintegratio) avant de devenir une déclaration à part entière.

De plus, on sait que c’est très précisément la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse qui a focalisé les oppositions les plus farouches à l’ensemble du Concile accusé de rompre avec la tradition catholique. Raison supplémentaire de nous y attarder.

⁢a. Une conquête civile

La liberté religieuse est d’abord une liberté civile, fruit des révolutions qui ont marqué la fin du XVIIIe siècle. Elle découle logiquement des libertés de conscience, d’opinion, d’expression, de presse et d’association.

Nous en trouvons une première formulation en 1776 aux États-Unis : « Le Congrès ne pourra faire aucune loi concernant l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice, restreignant la liberté de la parole ou de la presse, ou touchant au droit des citoyens de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au Gouvernement pour le redressement de leurs griefs ».⁠[1]

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en France, en 1789 stipule : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi »[2].

En 1831, les articles 14, 15 et 16 de la Constitution belge déclarent: « La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière sont garanties, sauf la répression des délits commis à l’occasion de ces libertés.

Nul ne peut être contraint de concourir d’une manière quelconque aux actes et aux cérémonies d’un culte, ni d’en observer des jours de repos.

L’État n’a le droit d’intervenir ni dans la nomination ni dans l’installation des ministres d’un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication.

Le mariage devra toujours précéder la bénédiction nuptiale, sauf les exceptions à établir par la loi, s’il y a lieu ».

La Déclaration universelle des droits de l’homme, reconnaît, en 1948, que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites.

Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.

Toute personne a le droit à la liberté de réunion et d’associations pacifiques.

Nul ne peut être obligé de faire partie d’une association. »[3]

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales suit, en 1950, en son article 9, la voie tracée par la Déclaration universelle : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

Comme on le constate, la déclaration américaine comme la déclaration universelle ne mettent pas de limite à l’exercice de cette liberté tandis que les déclarations française, belge et européenne rappellent les exigences de la loi. Reste à savoir évidemment quelles sont les balises qui seront définies par la loi. La notion d’ »ordre public » peut être interprétée de différentes manières. Quand on parle de « délits », on suppose qu’il s’agit de délits de droit commun, ce qui est tout à fait normal à condition que ces délits aient une base objective. Par contre, les restrictions de la Constitution chinoise étranglent la notion de liberté religieuse en la réduisant au plus étroit domaine privé possible.


1. 92 Déclaration d’indépendance des États-Unis, 1er amendement. Nous reviendrons sur le libéralisme intégral de cet article qui pose problème, comme nous le verrons, dans la mesure où il ne met aucune restriction à l’exercice de ce droit.
2. Articles 10 et 11. Dans ce texte, au contraire de la Déclaration américaine, la liberté est mesurée par la Loi qui est « l’expression de la volonté générale » (art. 6). Sans autre précision, le droit à la liberté religieuse n’est donc pas un droit objectif et imprescriptible. Nous avons vu, dans la première partie, les problèmes soulevés par la Constitution civile du clergé en 1790. Plus fragile encore est cette même liberté religieuse telle qu’elle est reconnue à l’article 36 de la Constituion de la République populaire de Chine, en 1982: « Les citoyens de la République populaire de Chine jouissent de la liberté religieuse.
   Aucun organisme d’État, aucun groupement social, aucun individu ne peut contraindre un citoyen à épouser une religion ou à ne pas la pratiquer, ni adopter une attitude discriminatoire à l’égard du citoyen croyant ou du citoyen incroyant.
   L’État protège les pratiques religieuses normales. Nul ne peut se servir de la religion pour troubler l’ordre social, nuire à la santé des citoyens et entraver l’application du système d’enseignement de l’État.
   Les groupements religieux et les affaires religieuses ne sont assujetties à aucune domination étrangère ».
   C’est ainsi, que très légalement, le gouvernement chinois a imposé une Église officielle aux catholiques accusés d’être des agents de l’Occident puisqu’ils dépendent d’une « puissance étrangère ». Les catholiques fidèles à Rome et regroupés dans une Église clandestine sont persécutés car soupçonnés de vouloir saper les fondements de l’idéologie officielle (Cf. MATHOUX Louis, La grande peur des chrétiens chinois, in Dimanche n° 42, 11-11-2001). En 1996, la Conférence épiscopale clandestine de Chine a publié une Lettre pastorale à l’occasion du 70e anniversaire de l’ordination des premiers évêques chinois et du 50e anniversaire de l’établissement de la hiérarchie dans l’Église de Chine. S’appuyant sur les velléités démocratiques des dirigeants, sur certaines déclarations parues dans la presse du Parti et même sur Lénine à propos de la séparartion entre la religion et la politique, les évêques chinois, face à une une recrudescence de persécutions, écrivent : « A l’heure actuelle, nous souhaitons que les dirigeants gouvernementaux soient fidèles à leurs propres principes et respectent la liberté religieuse. La doctrine catholique a toujours enseigné l’amour de la patrie, l’obéissance à ses lois et le respect de ses dirigeants à tous les niveaux. Elle enseigne aussi qu’un bon chrétien est un bon citoyen qui aime Dieu et son prochain. Nous demandons au gouvernement de relâcher les évêques, les prêtres et les chrétiens emprisonnés, de garantir que les cérémonies religieuses dans les maisons privées ne soient pas perturbées, d’appliquer consciencieusement la démocrtaie et l’État de droit, et de protéger le droit du peuple à la croyance religieuse. » (In DC n° 2156, 16 mars 1997, p. 269). Notons qu’en février 2002, l’Agence Fides publiait « une liste de 33 noms de prêtres et évêques enlevés par la police - sans aucune accusation, et qui ont disparu depuis lors- ou empêchés d’exercer leur ministère pastoral, en raison du contrôle de la police, ou de leur mise en résidence surveillée » (Zenit.org, 15-2-2002). En 2018, un accord provisoire a été signé sur la nomination des évêques catholiques en Chine afin qu’ils soient en communion avec Rome. Même s’il ne règle pas tous les problèmes, cet accord est un premier pas dans le dialogue.
3. Articles 18-20.

⁢b. La position de l’Église

C’est lors du Concile Vatican II que l’Église catholique prendra position de manière claire et très officielle à travers la déclaration « Dignitatis humanae ».

Il y a, on le sait, dans les documents du Concile, trois genres différents : les constitutions, les décrets et les déclarations.

La constitution est un développement dogmatique (Lumen gentium, sur l’Église ; Dei verbum, sur la Révélation) ou présente un développement dogmatique qui fonde des dispositions pratiques (Sacrosanctum concilium, sur la sainte liturgie) ou des instructions pastorales (Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps).

Le décret a une finalité pratique dont les enracinements sont à rechercher dans Lumen gentium[1].Enfin, dans une déclaration⁠[2], les dispositions pratiques préconisées ne s’adressent pas seulement aux membres de l’Église et ne se déduisent pas immédiatement de la Révélation. Ainsi, Dignitatis humanae recommande l’application de certains principes à toutes les collectivités civiles existantes et à venir. Celles-ci, bien sûr, relèvent de différentes traditions culturelles qui sont elles-mêmes imprégnées plus ou moins de diverses traditions religieuses ou anti-religieuses. Par ailleurs, Dignitatis humanae fonde, dans sa première partie, le principe de la liberté religieuse sur une philosophie de la personne accessible théoriquement à toute intelligence. Mais cette philosophie est implicitement chrétienne et la seconde partie montre que cette conception a ses racines dans la Révélation ce qui garantit son enracinement dogmatique⁠[3].

Le sous-titre de cette déclaration limite d’ailleurs la portée du texte à la société politique en parlant « Du droit de la personne et des communautés à la liberté sociale et civile en matière religieuse ».⁠[4]


1. Il y a 9 décrets : Christus Dominus, sur la charge pastorale des évêques dans l’Église ; Presbyterorum ordinis, sur le ministère et la vie des prêtres ; Optatam totius Ecclesiae renovationem, sur la formation des prêtres ; Perfectae caritatis, sur la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse ; Apostolicam actuositatem, sur l’apostolat des laïcs ; Ad Gentes divinitus, sur l’activité missionniare de l’Église ; Unitatis redintegratio, sur l’œcuménisme ; Orientalium Ecclesiarum, sur les Églises orientales catholiques ; Inter mirifica, sur les moyens de communication sociale.
2. A côté de Dignitatis humanae, on trouve encore deux déclarations : Nostra aetate, sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes et Gravissimum educationis momentum, sur l’éducation chrétienne.
3. Il est important de lire chaque document conciliaire dans le contexte de l’ensemble des textes. La lecture sérieuse de Dignitatis humanae suppose, au moins, celle de Lumen gentium, Gaudium et spes et Gravissimum educationis momentum.
4. On sait le rôle important joué par le P. John Courtney-Murray sj dans l’élaboration de ce document.

⁢c. Définition du droit à la liberté religieuse.

« Le Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres ».⁠[1]

Cette formulation rappelle assez clairement les textes des déclarations universelle et européenne qui insistaient aussi sur l’immunité de toute contrainte dans le choix et la manifestation privée ou publique d’une religion. Ce droit implique aussi la possibilité de « changer de conviction ou de religion » ainsi que « de refuser personnellement toute adhésion religieuse ». Le droit à la liberté religieuse est aussi un droit à l’incroyance.⁠[2]


1. DH, n° 2.
2. COSTE René, Les communautés politiques, Desclée, 1967, p. 175.

⁢d. Fondements du droit

Toutefois, la justification du droit est ici plus développée et approfondie que dans les textes profanes.

Sur le plan rationnel, tout d’abord⁠[1], puisque le texte ne s’adresse pas uniquement à des chrétiens, le droit n’est pas présenté comme le simple produit de la volonté humaine, le fruit d’une « disposition subjective ». Au contraire, il trouve son fondement dans la dignité même de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Autrement dit, il découle de sa nature d’être doué d’une volonté libre et de raison. Le propre de l’intelligence humaine est de chercher la vérité et d’y adhérer. Mais cette démarche doit se faire sans contrainte pour être bien conforme à la nature même de l’homme. De plus, l’homme étant un être social poursuit la vérité à travers l’enseignement, l’éducation, l’échange, le dialogue, jouit des fruits de sa découverte individuellement et socialement et les manifeste publiquement.

Dignitatis humanae examine ensuite⁠[2] le droit à la liberté religieuse à la lumière de la Révélation. Certes, la notion de liberté religieuse ne se trouve pas directement, explicitement dans les Écritures⁠[3] mais, en revanche, elles nous montrent l’estime que Dieu a pour l’homme. Le respect de Dieu pour la liberté humaine s’exprime dans le dogme selon lequel l’acte de foi est un acte libre. Comme l’écrit le cardinal König, « le principe constitutionnel de la liberté religieuse n’est donc pas une conclusion du dogme chrétien de la liberté de la foi ; mais il est en pleine consonance avec ce que le dogme exige en fin de compte ».⁠[4] La réponse de foi donnée à Dieu par l’homme qui reçoit sa Parole, doit être volontaire et non contrainte.

Le principe de la liberté religieuse est donc conforme à la Révélation, à la manière d’agir du Christ et des Apôtres, à la manière d’agir de l’Église lorsqu’elle fut fidèle à la pédagogie de l’Évangile.


1. Articles 2 à 8.
2. Articles 9 à 12.
3. Si la religion d’Israël est hospitalière pour l’étranger, elle est intolérante pour ses dieux. Les idoles doivent être détruites de même que leurs sectateurs. Toutefois, la force est utilisée pour défendre la vérité, non pour l’imposer. Les princes maccabéens, imposant aux étrangers la circoncision, iront au delà de cette loi. Enfin, la distinction opérée par Jésus entre spirituel et temporel mettra très longtemps à convaincre les esprits que le « prince » n’a pas à imposer sa religion à la « tribu ». Ce qu’auront tendance à faire bien des princes chrétiens, catholiques ou protestants.
4. In Documents conciliaires 3, Centurion, 1966, p. 346.

⁢e. Le rôle des pouvoirs publics

Le droit à la liberté religieuse découlant de la nature même de l’homme transcende le pouvoir civil dont le rôle est de protéger ce droit et d’assurer, pour tous les hommes, des conditions favorables au développement de leur vie religieuse.

Ce droit n’est pas illimité contrairement à ce que semble dire la Déclaration américaine. Il est balisé et limité.

Ce droit est, en effet, comme tous les droits, l’envers d’un devoir qui est de chercher la vérité et d’y adhérer une fois découverte. Telle est, avons-nous vu, la vocation de l’intelligence et de la volonté qui, dans leur conjugaison, assurent la vraie liberté.

d’autre part, l’exercice du droit ne peut porter atteinte à l’« ordre public juste », au bien commun, au droit d’autrui. Le pouvoir civil protégera donc ce droit non en fonction de ses propres règles mais en tenant compte de l’ordre moral objectif. Ce droit fondamental, comme les autres, transcende certes le pouvoir civil mais, par sa nature sociale, il lui est soumis dans les justes limites évoquées.

En tout cas, l’État est déclaré incompétent en cette matière religieuse qui le dépasse. Il n’a pas à militer a priori pour ou contre tel engagement religieux. Mais il n’est pas neutre pour autant dans la mesure où il est le gardien et le promoteur du bien commun qui englobe aussi la dimension religieuse de l’existence. L’histoire montre que l’abstention totale de l’État est une source de conflits, d’abus et de désordre.

Pour illustrer ce point on peut évoquer la différence importante qui existe entre l’attitude des États-Unis et celle des pays européens en matière religieuse. En 1999, par exemple, le département d’État américain a publié un rapport sur la liberté de culte extrêmement critique pour nombre de pays européen et en particulier l’Allemagne. En cause, l’attitude de ces pays vis-à-vis de l’Église de scientologie jugée dangereuse et sectaire de ce côté de l’Atlantique. Ce rapport n’hésitait pas à établir un parallèle entre la sévérité allemande et la « chasse aux sorcières » ou encore la « discrimination antisémite ». Si très justement, le rapport dénonçait des exactions contre des minorités religieuses en Russie et dans l’ex-Yougoslavie, il relevait aussi que « l’armée et la justice turques, avec l’appui de l’élite du pays, continuent de mener campagne contre le fondamentalisme islamique, perçu comme une menace contre la République ». Nous étions, bien sûr, en 1999…​⁠[1].

Comme le confirme Guy Coq, « la liberté religieuse est certes fondamentale, mais toute forme de religion n’est pas compatible avec la démocratie ». C’est le cas de la secte, au sens strict et négatif du mot, c’est-à-dire de tout « groupe qui se constitue comme une véritable contre-société à l’intérieur de la société. Elle donne à un seul, son chef,, son gourou, la totalité des pouvoirs : politique, économique, spirituel, sexuel, sur la totalité des membres de la secte. C’est la confusion de tous ces pouvoirs, leur groupement sur une seule personne, leur accaparement considéré comme légitime dans les limites de la secte, qui constitue le passage à une logique sectaire totalitaire ». Dans ce sens, la secte « est un danger pour la démocratie, puisqu’elle casse l’unité de la société et retire ses membres du pacte social global »[2].


1. Cf. Washington a sa vision des « religions », in La Libre Belgique, 11-12 septembre 1999, p. 15. Il n’empêche que les Quakers ont eu, à certaines époques, quelques difficultés avec les autorités américaines à cause de leur objection de conscience et que les Mormons ont dû en 1887 renoncer à la polygamie.
2. COQ Guy, op. cit., p. 90-91

⁢f. La liberté de l’Église

Dans son analyse, le cardinal König souligne aussi la consonance entre l’institution de la liberté religieuse et la liberté de l’Église⁠[1].

L’Église réclame la liberté d’action pour prêcher l’Évangile à toute créature..Cette mission lui a été assignée par un mandat divin⁠[2] mais on peut aussi, sur un plan purement rationnel, considérer l’Église comme une association d’hommes ayant le droit de vivre dans la société civile selon les préceptes de la foi chrétienne.

Cette consonance entre la liberté religieuse et la liberté de l’Église apparaît dans les faits. Là où la liberté religieuse est respectée, l’Église vit librement. Là où elle connaît des entraves, la liberté de l’Église est menacée, réduite ou jugulée.

Au nom de sa mission qui est d’annoncer la vérité qui est le Christ et au nom de la liberté de l’acte de foi, l’Église a le devoir et donc doit avoir le droit de proclamer , « urbi et orbi »[3] la Bonne Nouvelle comme de « déclarer et de confirmer (…) les principes de l’ordre moral découlant de la nature même de l’homme » mais « avec amour, prudence, patience, envers ceux qui se trouvent dans l’erreur ou dans l’ignorance de la foi ». Cette délicatesse tient aux « droits de la personne humaine et (…​) la mesure de grâce que Dieu, par le Christ, a départie à l’homme, invité à accueillir et à professer la foi de son plein gré ».⁠[4]

Ce dernier aspect sera développé dans le tome V consacré à l’action « politique » des chrétiens.


1. Documents conciliaires, op. cit., p. 348.
2. « Enseignez toutes les nations » (Mt, 28, 19).
3. Littéralement: « à la ville (Rome) et au monde ».
4. DH, n° 14.

⁢ii. Quelle laïcité pour l’État ?

⁢a. Un terme équivoque

Au sens le plus élémentaire on pourrait dire que le mot « laïcité » indique simplement que le pouvoir politique est exercé par les laïcs et non par les clercs ce qui va de soi conformément au principe de la distinction des pouvoirs.

Il semble que ce soit dans ce sens que Pie XII a employé le mot lorsqu’il déclara : « Il y a des gens (…) qui s’agitent parce qu’ils craignent que le christianisme enlève à César ce qui est à César. Comme si donner à César ce qui lui appartient n’était pas un commandement de Jésus ; comme si la légitime et saine laïcité de l’État n’était pas un des principes de la doctrine catholique ; comme si ce n’était pas une tradition de l’Église de s’efforcer continuellement à maintenir distincts, mais aussi toujours unis, selon les justes principes, les deux Pouvoirs ; comme si, au contraire, le mélange entre le sacré et le profane ne s’était pas plus fortement vérifié dans l’histoire quand une portion de fidèles s’était détachée de l’Église ».⁠[1]

Reste à comprendre ce que recouvre l’affirmation conjointe de deux pouvoirs distincts mais toujours unis !

Etant exclue toute interprétation théocratique⁠[2] de cette union, comment est-il possible d’affirmer en même temps union et distinction ?

La réponse la plus logique vu les principes déjà établis doit être aussi la plus satisfaisante pour l’ensemble des membres de la société quelle que soit leur religion ou leur irréligion. Ce qui doit être réalisé c’est « l’union du temporel et du spirituel au service de la personne humaine »[3]. La personne humaine étant considérée ici dans toute sa complexité biologique, psychologique, spirituelle et non dans une perspective réductrice, matérialiste, par exemple. Comme l’explique bien Yves Semen qui nous guide : « L’homme n’a pas les moyens de vivre en dehors du cadre social mais il est en droit d’attendre que la vie sociale soit ouverte sur des raisons de vivre qui soient autre chose que les propositions réductrices des idéologies. La seule vie politique ne peut combler le désir d’infini qui existe fondamentalement, même si parfois assoupi, en chaque personne humaine et les ersatz proposés par les idéologies sont autant d’illusions destructrices de l’homme. Pour que la politique soit conforme à la nature de l’homme, pour qu’elle soit naturelle, elle doit admettre que s’exerce en son sein la fonction propre de la religion qui, selon Simone Weil[4], « consiste à imprégner de lumière toute la vie profane, publique et privée, sans jamais aucunement la dominer »« .⁠[5]

Dans cet esprit, l’auteur n’hésite pas à parler de « laïcité intégrale » en s’appuyant sur la pensée de Jacques Maritain : « Ainsi, ce qui serait pour une telle civilisation le principe dynamique de la vie commune et de l’œuvre commune, ce ne serait pas l’idée médiévale d’un empire de Dieu à édifier ici-bas, et encore moins le mythe de la Classe, de la Race, de la Nation ou de l’État.

Disons que ce serait l’idée, - non pas stoïcienne ni kantienne, mais évangélique, - de la dignité de la personne humaine et de sa vocation spirituelle, et de l’amour fraternel qui lui est dû. L’œuvre de la cité serait de réaliser une vie commune ici-bas, un régime temporel vraiment conforme à cette dignité, à cette vocation et à cet amour ».⁠[6]

L’union étant garantie par ce que Dignitatis humanae appelle l’« ordre moral objectif » découlant de la nature de l’homme et que l’on peut aujourd’hui considérer comme l’ensemble des droits de l’homme tels que nous en avons précisé les conditions dans la première partie ou encore comme le Bien commun de la société, on ne voit pas pourquoi, dans une telle perspective, chaque citoyen, avec sa croyance ou son incroyance propre ne pourrait se trouver à l’aise, défendu et respecté dans ce qu’il a de plus essentiel.

Déjà en 1946, Jacques Maritain⁠[7] parlait de la nécessité, en démocratie, d’un « credo » commun, d’une « foi civique ou séculière ». « Une démocratie authentique, écrivait-il, implique un accord de fond des esprits et des volontés sur les bases de la vie commune, elle a conscience d’elle-même et de ses principes fondamentaux, et elle doit être en état de défendre et de promouvoir sa conception propre de la vie sociale et politique, elle doit donc comporter un credo humain commun, le credo de la liberté ». Ce credo temporel qui serait « un ensemble de conclusions pratiques concernant cette vie commune », pourrait être promu par l’État, dans tout l’enseignement principalement, parce que tous, au nom de justifications philosophiques et religieuses différentes y adhéreraient. Mais il reste entendu que « les voies et les justifications par lesquelles cette adhésion commune se trouve réalisée relèvent de la liberté des esprits et des consciences ». Que serait donc ce credo ? Pratiquement, il « ne ferait que développer d’une façon plus ample et plus systématique les « déclarations des droits » qui sont à l’origine de l’histoire moderne ». L’auteur est persuadé qu’il serait possible de trouver dans la formulation un langage commun. Le travail serait sans doute difficile mais il est possible.

Maritain écrivait cela à la veille de la Déclaration universelle. Depuis, il faut bien constater que le dialogue entre les différentes conceptions du monde est devenu plus difficile non tant à cause de la diversité plus grande des cultures qu’en raison de la fracture grave, à mon sens, qui s’est opérée dans la société depuis que de nombreux pays ont porté atteinte dans leurs législations au principe fondateur du respect de la vie humaine innocente.

L’évangélisation intégrale est plus que jamais nécessaire à la paix et à la cohérence sociales dans un dialogue patient, inlassable, soucieux des étapes, entre tous les acteurs spirituels et culturels. L’idéal démocratique auquel tous tiennent malgré son flou relatif, l’exige pour sa survie. Il est très important, par exemple, que s’organisent des rencontres, des groupes de travail ou des colloques comme celui qui a réuni, en 1985, laïques⁠[8] et chrétiens invités par l’Institut de sociologie et l’Institut d’étude des religions et de la laïcité de l’Université libre de Bruxelles. Rassemblés autour du thème « Valeurs laïques, valeurs religieuses », « chrétiens et laïques, confrontés de très courtoise façon, ont insisté sur la nécessité de dresser l’inventaire de leurs divergences afin de parvenir à celui de leurs convergences. Celles-ci prendront tout leur sens à la lumière de celles-là, qu’il ne s’agit ni de nier, ni de refouler. Aucun des interlocuteurs ne s’est prononcé pour un syncrétisme fade, pas davantage pour une synthèse mystificatrice. Mais pas davantage encore, pour un vague modus vivendi. S’il ne peut être question de camper fièrement, quoiqu’assez sottement, sur ses propres positions, il ne peut être non plus de renoncer à ses propres spécificités »[9]. On ne peut mieux définir les conditions d’un vrai dialogue.

Plus largement, on peut signaler le travail considérable réalisé par le Secrétariat pour les non-croyants qui anime de nombreux colloques, publie des livres et une revue « Athéisme et dialogue ».⁠[10]

La pensée de Guy Coq va un peu dans le sens de l’analyse de Maritain. Comme lui, il articule sa réflexion sur le problème de l’école qui est la principale pierre d’achoppement dans la question de la laïcité de l’État.

Comme nous allons le revoir, la démocratie et la liberté religieuse impliquent la laïcité de l’État.

Nous savons que « la démocratie récuse (…) l’idée d’une société fondée sur une religion »[11]. Comme l’écrit aussi Régis Debray, cité par l’auteur, « la démocratie suppose le refus des transcendances instituées, seule façon de garantir la liberté de conscience et des cultes ». Et l’ancien compagnon de Che Guevara d’ajouter que la démocratie « n’a pas à sa prononcer sur les causes premières ni les fins ultimes de l’humanité parce qu’elle s’arrête au seuil des consciences…​ »[12]. On a l’impression de relire Paul VI⁠[13].

Or « la laïcité est un principe de coexistence des individus et des groupes d’une société, quelles que soient leurs différences ; elle soutient la valeur de tolérance ; elle se fait une règle d’accueillir la diversité des options religieuses individuelles, et même de garantir la liberté religieuse. »

Comme « aucun membre de cette société ne doit y vivre un statut d’exclusion », la démocratie implique donc la laïcité et, en même temps, « la laïcité est (…) une conception cohérente de la liberté religieuse ».

Se pose alors, de nouveau, la question de la cohérence sociale. En effet, « le lien social n’est pas fait uniquement de la coexistence, de la pluralité et des valeurs qui la fondent. S’il y a différence, diversité, pluralité, c’est à l’intérieur d’un même espace social. Celui-ci éclate, et la coexistence perd toute signification, si une fonction d’unité n’est pas quelque part assumée, si en complément avec la diversité individuelle on ne peut pas identifier la société comme un tout, comme un principe de cohérence. Dans une humanité qui demeure fragmentée, cette fonction d’unité implique également la définition d’une extériorité, par rapport à d’autres sociétés.

Penser la laïcité, ce serait alors articuler cette idée avec les conditions de l’unité du social, quand la religion n’est plus là pour légitimer l’unité ».

On ne peut donner « un fondement purement fonctionnel » à la société. L’État « se détruirait à ne se représenter que comme pure instance de gestion au niveau global d’une société » Il doit pouvoir « assumer une part décisive d’instauration symbolique de l’ordre même du social ».

La laïcité doit être capable « de produire de nouvelles modalités de l’ordre social. Si le lien social doit durer, il devra être légitimé autrement que sur le lien religieux, sur la communauté de foi religieuse. La laïcité n’est viable que si elle répond à cette espèce de défi ».⁠[14] Elle doit être un « principe positif d’institution de la société » même si « la société laïque est exposée à un redoutable déficit de légitimité ou de fondement ».

Dans cette recherche d’un principe d’unité ou de cohérence au sein de la diversité des opinions⁠[15], la démocratie offre par elle-même une piste dans la mesure où « avec son exigence d’égalité, (elle) fait réellement apparaître l’idée d’humanité, dans son impératif de reconnaissance de tout autre homme comme fondamentalement mon semblable, même si le sens métaphysique de cette similitude échappe à la société démocratique, en vertu de son principe de laïcité ».⁠[16]

« La démocratie n’est pas une simple forme de la décision politique, elle fonde le lien social sur la reconnaissance des valeurs communes, elle se place au niveau d’une éthique du politique ».⁠[17]

Quelles sont précisément ces valeurs communes ? Où les trouver sinon dans l’idée des droits de l’homme qui constituent « le minimum éthique commun »[18] ? Et l’idée des droits de l’homme est précisément « une tentative pour dégager un universel, une idée de l’humanité, par delà la diversité des options philosophiques et religieuses ». La déclaration des droits se réfère à l’homme qui « surgit comme transcendance de l’humanité face à elle-même, et cette transcendance n’exige aucun préalable religieux pour être reconnue ».

Comme Maritain le pensait aussi, « l’interrogation sur ce qui fonde les droits de l’homme ne doit pas être éludée » mais « l’ultime légitimation des droits de l’homme appartient à chaque conscience »[19] puisqu’il est entendu que la démocratie « laisse vide le lieu d’une instance qui trancherait en ultime ressort, du fondement métaphysique des valeurs »[20]. Ce n’est pas le travail de l’État, comme il a déjà été dit. Il n’a pas à faire sienne la justification ultime des principes fondateurs. Il faut penser l’unité essentielle du genre humain mais, à ce niveau de pouvoir, pas dans l’espace d’une religion ou d’une idéologie. Par exemple, « il importe (…) que les croyants la conçoivent (cette unité) comme dépassant l’horizon de leur propre religion et même celui des religions »[21].

Il importe qu’ils soient toujours plus nombreux « ceux qui voient dans l’idée des droits de l’homme le point d’appui décisif pour la sauvegarde de l’humanité ». Toutefois, la raison « en quête de l’évidence des droits de l’homme ne les fonde pas par démonstration ou autorité scientifique. Elle les dévoile comme souhaitable universalité. Accéder à cette évidence ressortit à une croyance fragile qui ne résulte pas d’un subtil raisonnement mais d’une lumière venue de l’existence et de la qualité d’autres humains ; lumière venue aussi d’actions menées au service de l’humanité. Les voies qui mènent à la raison ne sont pas de l’ordre de la seule raison. De même la reconnaissance de l’universalité des droits de l’homme qui, une fois acquise, rejoint la raison requiert un cheminement complexe. Non seulement la responsabilité de l’éducateur dépasse ici celle de la « leçon » morale, mais il s’agit d’aider chaque liberté humaine à se convertir à l’humanité, mutation de la conscience jamais définitivement assurée. »[22]

Cette prise de position logique rejoint l’idée de Guy Haarscher pour qui la référence éthique dépouillée des supports de la philosophie et de la religion, ne pouvait s’appuyer que sur une croyance nourrie par l’éducation.⁠[23] G. Coq est bien conscient des difficultés qui ne tarderont pas à surgir : « On peut certes, précise-t-il, déterminer des valeurs, des exigences sans lesquelles la coexistence des individus est problématique. (…) Mais nous savons que, très vite, le discours éthique laisse paraître des divergences »[24]. Une fois encore, c’est dans la suite que nous devrons examiner toutes les modalités et les possibilités de l’action éducative et politique qui peut être menée par les chrétiens.

Quel est alors, pour G. Coq, le rôle de l’Église ? Il est précisément de contribuer (le mot est important) à l’éducation éthique et à la formation du citoyen, à l’humanisation de la société et à la reconstitution du lien social⁠[25] en évitant les confusions Église-société. C’est-à-dire : en ne confondant pas, bien sûr, l’autorité de l’Église et le pouvoir politique, en cessant de considérer l’Église comme « englobante » par rapport à la société civile et comme « maîtresse des institutions sociales »[26]. Cette dernière restriction pose problème, évidemment.

L’auteur pense notamment au domaine des soins de santé et à l’éducation qui est le sujet principal de son livre. Quel sens donne-t-il au mot « maîtresse » ? Toute la question est là. S’il s’agit d’une exclusivité que se donnerait l’Église, elle est condamnable aux yeux du droit à la liberté religieuse et condamnée par les faits dans les régimes démocratiques.

S’il s’agit de la possibilité pour l’Église d’exercer ces fonctions sociales, les positions peuvent se nuancer. L’opinion de G. Coq, ici encore, recoupe celle de Maritain. Tous deux, à propos de l’école envisagent, à certaines conditions le rétrécissement du pouvoir de l’Église.

G. Coq estime que l’institution scolaire ne doit pas prolonger en son sein les disputes engendrées par les divisions de la société, qu’il faut « maintenir un partage entre l’école et la religion » même si la « culture scolaire ne saurait se maintenir dans l’abstention par rapport au fait religieux »[27]. Il faut, au contraire, dans une perspective de laïcité large, ouverte⁠[28], « intégrer complètement l’abord des religions dans la culture générale ».

Ceci réalisé, l’Église peut s’efforcer de limiter quantativement l’école catholique. En effet, dit-il, « plus ce réseau est important, moins l’Église est capable d’en garder réellement le contrôle. A ce moment, on pourrait se demander si l’expression « école catholique » ne risque pas de devenir l’étiquette légitimant autre chose » et notamment, dans le contexte français, une lutte contre l’école laïque.⁠[29]

Pour Maritain, l’État, dans sa tâche éducative, à la recherche des fondements et justification, est obligé de recourir « aux traditions et aux croyances philosophiques et religieuses qui sont spontanément à l’œuvre dans la conscience de la nation et qui ont contribué à la former historiquement, comme à y assurer par des voies diverses la foi commune en cette charte morale de l’esprit de laquelle l’éducation nationale doit imprégner la jeunesse du pays ». Ainsi, « en partant des exigences de l’unité, on est amené à reconnaître la nécessité d’un certain pluralisme interne » qui pourrait simplement, pour l’auteur, se limiter à la répartition du personnel enseignant.

« En ce qui concerne l’éducation morale et religieuse, poursuit Maritain, on peut penser qu’un tel système pédagogique, tout en maintenant l’unité fondamentale de l’école publique, répondrait au souci majeur que les familles catholiques ont à juste titre de la formation spirituelle de leurs enfants, comme aux devoirs dont l’Église catholique se considère comme chargée à cet égard par sa mission.

d’autre part, en effet, tout un ensemble d’œuvres post-scolaires ou para-scolaires[30] d’ordre spécifiquement éducatif, dues à l’initiative privée, et auxquelles il serait juste que, d’une manière ou d’une autre, l’État donnât son aide, devraient compléter la tâche propre de l’école publique. Et les catholiques comme les autres seraient libres de consacrer un effort spécial au développement de cette catégorie d’œuvres.

d’autre part, le principe pluraliste reconnu par l’école publique en ce qui concerne la répartition du personnel enseignant donnerait aux familles catholiques une suffisante assurance que l’enseignement lui-même reçu par les enfants, loin de tendre à ébranler leur foi, leur serait dispensé par des maîtres dont l’inspiration personnelle est en accord avec celle-ci.

Enfin, si la conception de l’école publique suggérée ici était mise en application, elle ne contreviendrait en rien à l’existence des écoles privées créées et maintenues par la libre initiative et grâce aux fonds privés de telle ou telle catégorie de citoyens et de telle ou telle famille religieuse. Mais on peut penser qu’à mesure que le système de l’école publique se montrerait plus capable de satisfaire aux besoins et aux demandes de tous, l’enseignement privé prendrait des formes plus spécialisées et plus originales, donnant lieu, dans le domaine de l’instruction ou de la recherche et dans le domaine de l’éducation, à des créations qui par leur qualité et leur dynamisme enrichiraient d’une part le patrimoine de la nation, et serviraient d’autre part les buts spirituels des fondateurs de ces écoles plus efficacement que ne peut le faire aujourd’hui l’organisation - du reste exposée en fait à des difficultés pratiques croissantes - actuellement donnée à l’enseignement libre ».⁠[31]

Certes, cette vision suppose à la fois un nombre suffisant de maîtres chrétiens et une certaine loyauté de l’État dans sa volonté de permettre la libre expression de tous mais reste clairement pour Maritain comme pour Coq le désir de maintenir, en même temps, le principe d’une « saine laïcité » de l’État bâtie sur des repères éthiques communs et la possibilité pour toutes les philosophies et religions représentatives d’offrir honnêtement et respectueusement leurs justifications .

A l’opposé de cette conception qui inclut, dans la laïcité, une école publique « pluraliste » par ses maîtres et/ou ses programmes et peut-être, du moins progressivement, majoritaire, H. Simon pose plutôt, pour tous les citoyens, les questions suivantes : « Est-il bon, dans une démocratie, que l’État exerce le monopole de l’enseignement ? Pourquoi ne pas laisser à la société civile - et donc aux parents et aux Églises - le soin d’animer des écoles, régies par contrat, dans le cadre d’un cahier des charges défini par l’État ? L’État doit-il être le gérant de toute l’institution scolaire ou seulement le garant de la qualité de l’enseignement ? »[32]. Il faudrait alors que ce « cahier des charges » inclue aussi la nécessité d’enseigner l’éthique commune suivant les méthodes et inspirations propres à chaque communauté éducative, en attendant que se construise une morale laïque si tant est qu’il soit possible d’y arriver⁠[33]. Restera toujours, de toute manière, le fait qu’il est difficile aujourd’hui de se mettre d’accord sur une éthique commune, étant donné le sort qui a été réservé, en maints endroits, au principe fondateur du respect de la vie humaine !

Quoi qu’il en soit, pour Guy Coq, empêcher les confusions Église-société citées (avec plus ou moins de présence ecclésiale dans les institutions sociales), doit aider l’Église à « rejoindre son essence », à ne plus se penser comme société. « Plus la société est démocratique, explique-t-il, mieux elle respecte le principe de laïcité, plus l’Église connaît une situation où elle a la possibilité de se dégager de ce qui l’empêche d’être elle-même. Dans le régime démocratique, la société prend possession du pouvoir sur elle-même par le peuple. Elle se réapproprie de la fonction politique. Du coup, elle ne peut accepter qu’une religion, que l’Église veuille reprendre ce pouvoir, même partiellement ; c’est une chance pour l’Église. Car alors, elle n’a plus à développer en elle-même des logiques de pouvoir sur la société, elle n’a plus à se représenter comme l’essence de la société, ni comme une contre-société vouée à reconstituer à partir d’elle-même toutes les fonctions d’une société. Elle n’a plus à gérer des institutions que la société globale a pour responsabilité et capacité d’assurer pour tous »[34].


1. Allocution à la colonie des Marches à Rome, 23 mars 1958
2. J. Maritain parle à juste titre d’ »utopie théocratique » dans la mesure où elle « demande au monde lui-même et à la cité politique la réalisation effective du royaume de Dieu - au moins dans les apparences et les pompes de la vie sociale » (Humanisme intégral, Aubier, 1937, p. 115).
3. Yves Semen, Laïcisme d’État et Bien commun politique, notions antinomiques, Thèse de doctorat, Université de Paris IV-Sorbonne, 1994, p. 429.
4. In L’enracinement, Gallimard-Folio, 1990, p. 154.
5. Op. cit., pp. 429-430.
6. Humanisme intégral, Aubier 1947, pp. 217-218.
7. Le problème de l’école publique en France, republié en 1969 sous le titre  »L’école publique en France et le principe pluraliste », in Pour une philosophie de l’éducation, Fayard, 1969, pp. 177-194.
8. Pour le sens de ce mot, voir plus loin.
9. JAVEAU Claude, Conclusions, in Valeurs laïques, valeurs religieuses, Actes du colloque, Université de Bruxelles, 1985.
10. Segretariato per i non credenti, 00120 Città del Vaticano.
11. La démocratie rend-elle l’éducation impossible ?, op. cit., p. 74.
12. DEBRAY Régis, Que vive la République, Odile Jacob, p. 120 in COQ G., op. cit., pp. 65-66.
13. Cf. le texte déjà cité au chapitre précédent: « Il n’appartient ni à l’État, ni même à des partis politiques qui seraient clos sur eux-mêmes, de chercher à imposer une idéologie, par des moyens qui aboutiraient à la dictature des esprits, la pire de toutes. C’est aux groupements culturels et religieux - dans la liberté d’adhésion qu’ils supposent - qu’il appartient, de manière désintéressée et par leurs voies propres, de développer dans le corps social ces convictions ultimes sur la nature, l’origine et la fin de l’homme et de la société ». (OA, n° 25).
14. COQ G., op. cit., pp. 45-51.
15. « Avant de penser la société comme pluriculturelle, il faudrait questionner le statut de ce qui la rend une, ce qui fait que le pluriel n’est pas éclatement, ce qui nous instaure comme participants d’un même espace social » (p. 62). Toutefois, la recherche de l’unité ne doit pas effacer le sens et la valeur de la pluralité. Il faut « penser à la fois la spécificité d’une société et l’universel dont elle est porteuse » (p. 64). Cette question est importante. Elle touche à la pédagogie morale et politique. Les valeurs universelles sont communiquées à travers des repères culturels communs, une histoire, une mémoire (cf. p. 82). Ainsi, comme nous le verrons plus tard, il est nécessaire d’éviter à la fois le nationalisme qui exalte la différence et la perte de particularité dans un universel abstrait et niveleur.
16. Id., pp. 75-81.
17. Id., p. 50.
18. Id., p.65. Il est à noter que G. Coq préfère la déclaration de 1789 à celle de 1948 parce qu’elle ne dissocie pas l’homme du citoyen. Nous avons, pour notre part, fait le choix inverse pour les raisons développées précédemment.
19. Id., pp. 201-201.
20. Id., p. 86.
21. Id., p. 201.
22. Id., pp. 202-203.
23. In Philosophie des droits de l’homme, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1993, pp. 130-139. Cf. notre première partie. Le sacré religieux récusé, écrit G. Coq, il est important de trouver un certain « sacré social » (p. 65) qui ne soit pas identifiable au christianisme. Il faut avouer que la nature de ce « sacré » n’est pas facile, semble-t-il, à définir ni à fonder.
24. COQ G., op. cit., p. 206.
25. Id., p. 92. Le chrétien trouvera « dans la foi des raisons supplémentaires d’agir dans le sens des valeurs humaines » (p. 94) tout en sachant que « le but n’est pas pour le chrétien de construire une société chrétienne, mais humaine » (p. 69).
26. Id., pp. 88-89.
27. Id., pp. 43-44.
28. Par opposition à la laïcité-silence ou à la laïcité-abstention (op. cit, p. 47) et, a fortiori, 0 la laïcité -opposition (cf. infra la différence entre laïcité et laïcisme).
29. Id., pp. 93-94.
30. G. Coq parle d’un « troisième lieu » d’éducation « susceptible de suppléer de manière spécifique soit aux carences de la vie familiale anémiée ou empêchée, soit aux dysfonctionnements des acquisitions scolaires. Ce qui compte ici, c’est la relative extériorité de ce lieu par rapport à la famille et à l’école, car il doit offrir à l’enfant, ou à l’adulte, un espace qui soit perçu comme autre que la famille, comme extérieur à l’école. A cette condition, que son statut soit associatif, ou communautaire religieux, ou local, il peut assumer cette position tierce de rééquilibrage ».(Op. cit., pp. 56-57).
31. L’école publique en France et le principe pluraliste, in Philosophie de l’éducation, op. cit., pp. 182-183 et p. 188.
32. Chrétiens dans l’État moderne, op. cit., p. 166, note 28.
33. COQ G., op. cit., p. 206. On peut rappeler, à cet endroit, l’analyse de Sartre s’opposant à « un certain type de morale laïque qui voudrait supprimer Dieu avec le moins de frais possible » et continuer à affirmer l’existence des valeurs traditionnelles « bien que, par ailleurs, Dieu n’existe pas ». La position de Sartre était de dire « qu’il est très gênant que Dieu n’existe pas, car avec lui disparaît toute possibilité de trouver des valeurs dans un ciel intelligible ». Et à cette époque, l’illustre écrivain concluait que « tout est permis si Dieu n’existe pas ». (L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946).
34. COQ G., op. cit., p. 89.

⁢iii. Église et laïcité

Le 13 novembre 1945, l’épiscopat français, dans une déclaration⁠[1] précisait que l’expression « laïcité de l’Eta » pouvait être entendue dans deux sens admissible. Dans un premier sens, on peut entendre la « laïcité de l’État comme « la souveraine autonomie de l’État dans son domaine temporel, son droit de régir seul toute l’organisation politique, judiciaire, administrative, fiscale, militaire de la société temporelle, et, d’une manière générale, tout ce qui relève de la technique politique et économique. »[2] Et dans un second sens conforme à la doctrine catholique, « la laïcité de l’État peut aussi être entendue en ce sens que, dans un pays divisé de croyances, l’État doit laisser chaque citoyen pratiquer librement sa religion. »[3]

Mais qu’en est-il du magistère suprême de l’Église ?

Le 23 mars 1958, pour la première fois, semble-t-il, le pape Pie XII va évoquer la laïcité de l’État d’une manière brève mais positive : « Il y a des gens, en Italie, qui s’agitent parce qu’ils craignent que le christianisme enlève à César ce qui est à César. Comme si donner à ,César ce qui lui appartient n’était pas un commandement de Jésus ; comme si la légitime et saine laïcité de l’État n’était pas un des principes de la doctrine catholique ; comme si ce n’était pas une tradition de l’Église, de s’efforcer continuellement à maintenir distincts, mais aussi toujours unis, selon les justes principes, les deux Pouvoirs ; comme si, au contraire, le mélange entre le sacré et le profane ne s’était pas plus fortement vérifié dans l’histoire quand une portion de fidèles s’était détachée de l’Église. »[4]

Jean-Paul II renchérit : « Le principe de laïcité […] s’il est bien compris, appartient aussi à la Doctrine sociale de l’Église. Il rappelle la nécessité d’une juste séparation des pouvoirs (cf. Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, 571-572), qui fait écho à l’invitation du Christ à ses disciples : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Lc 20, 25). Pour sa part, la non-confessionnalité de l’État, qui est une non-immixtion du pouvoir civil dans la vie de l’Église et des différentes religions, comme dans la sphère du spirituel, permet que toutes les composantes de la société travaillent ensemble au service de tous et de la communauté nationale. »[5]

Quant au futur pape Benoît XVI, le cardinal Ratzinger, il expliquera où s’enracine cette saine laïcité : « La foi chrétienne a supprimé - sur la base du chemin de Jésus - l’idée de la théocratie politique. Elle a - en termes modernes - établi la sécularité d’un État dans lequel les chrétiens cohabitent, dans la liberté, avec des tenants d’autres convictions, une cohabitation ayant pour base, du reste, la responsabilité morale commune qui est donnée par la nature de l’homme, par la nature de la justice. De ceci, la foi chrétienne distingue le Royaume de Dieu, qui n’existe pas en ce monde en tant que réalité politique et ne peut exister comme tel, mais advient par la foi, l’espérance et la charité, et doit transformer le monde de l’intérieur. Dans les conditions actuelles du monde, le Royaume de Dieu n’est pas un royaume du monde ; il est plutôt un appel à la liberté de l’homme et pour la raison, un appui pour que celle-ci puisse accomplir sa propre tâche. les tentations de Jésus ont finalement pour motif cette distinction, le rejet de la théocratie politique, la relativité de l’État et le droit propre de la raison, en même temps que la liberté de choix, qui est garantie à tout homme. En ce sens, l’État laïc est un résultat de la décision chrétienne fondamentale, même s’il a fallu une longue lutte pour en comprendre toutes les conséquences. » Le cardinal Ratzinger ajoute que « le caractère séculier, « laïc », de l’État inclut en son essence » un équilibre entre raison et religion. La séparation entre la foui et la raison peut entraîner des « pathologies » de la religion ou de la raison.⁠[6]

En 2008, devant le président Sarkozy, le Souverain pontife reprendra une formule souvent employée alors dans les milieu politiques français: « laïcité positive ». Après avoir rappelé la célèbre réponse de Jésus sur la distinction des pouvoirs, Benoît XVI reprend la « belle expression » du Président sur la « laïcité positive » et ajoute : « En ce moment historique où les cultures s’entrecroisent de plus en plus, je suis profondément convaincu qu’une nouvelle réflexion sur le vrai sens et sur l’importance de la laïcité est devenue nécessaire. Il est, en effet, fondamental, d’une part, d’insister sur la distinction entre le politique et le religieux, afin de garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de l’État envers eux, et d’autre part, de prendre une conscience plus claire de la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences et de la contribution qu’elle peut apporter, avec d’autres instances, à la création d’un consensus éthique fondamental dans la société. »[7] Le pape reprendra une fois encore l’expression, le 1er janvier 2011, dans un contexte universel : « Dans le respect de la laïcité positive des institutions étatiques, la dimension publique de la religion doit toujours être reconnue. dans ce but, il est fondamental que s’instaure un dialogue sincère entre les institutions civiles et religieuses pour le développement intégral de la personne humaine et l’harmonie de la société. »[8]

Le pape François, d’une manière très lapidaire, dira : « un État doit être laïque. Les États confessionnels finissent mal. Cela va contre l’Histoire. […] une laïcité accompagnée d’une solide loi garantissant la liberté religieuse offre un cadre pour aller de l’avant. »[9]


1. In DC 1946, col. 1-7. Cf. TAWIL Emmanuel, La « saine laïcité », sources et réception, in Oikonomia, n° 2, juin 2019, pp. 12-14 ; PORTIER Philippe, L’Église catholique face au modèle français de laïcité, in Archives de sciences sociales des religions, 129, janvier-mars 2005.
2. A ce propos, les évêques rappelaient que « les souverains pontifes ont affirmé à maintes reprises que l’Église ne songeait nullement à s’immiscer dans les affaires politiques de l’État. Ils ont enseigné que l’Eta était souverain dans son domaine propre. Ils ont rejeté comme une calomnie l’ambition qu’une propagande perfide prête à l’Église de vouloir s’emparer du pouvoir politique et dominer l’État. Ils ont rappelé aux fidèles le devoir de soumission aux pouvoirs établis. »
3. Les évêques ajoutent : « Ce second sens, s’il est bien compris, est lui aussi conforme à la pensée de l’Église. Certes, l’Église est loin de considérer que cette division de croyances soit, en thèse, l’idéal, car nous qui aimons le Christ, nous voudrions que tous le connaissent, l’aiment et trouvent en lui et dans son Église leur lumière et leur force. Mais l’Église, qui veut que l’acte de foi soit fait librement, sans être imposé par aucune contrainte extérieure, prend acte du fait de la division des croyances ; elle demande alors simplement sa liberté pour remplir la mission spirituelle que lui a confiée son divin Fondateur. »
4. Allocution à la colonie des Marches de Rome.
5. Lettre aux évêques de France à l’occasion du centenaire de la loi de 1905, 11 février 2005.
6. Conférence « A la recherche de la paix », donnée à Caen (France) le 5 juin 2004 à l’occasion du 70e anniversaire du début de la seconde guerre mondiale.(Zenit, 2 septembre 2009).
7. Allocution lors de la cérémonie de bienvenue au Palais de l’Elysée, 12 septembre 2008, in DC, 2008, pp. 824-825.
8. Message à l’occasion de la Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2011, 8 décembre 2010, n° 9.
9. Entretien avec Guillaume Goubert et Sébastien Maillard, in La Croix, 16 mai 2016.

⁢a. Laïcité et laïcisme

Pour dissiper toute équivoque, il conviendrait d’employer laïcité dans le sens donné ci-dessus et laïcisme pour désigner cette autre « laïcité »⁠[1] qui, en France et en Belgique notamment, récuse, et à juste titre, toute forme de théocratie et le cléricalisme⁠[2] entendu comme domination et utilisation par les clercs , religieux ou non⁠[3], des pouvoirs publics mais qui dénonce aussi ce qu’elle appelle le « cléricalisme indirect ».

Cette « laïcité »-là que nous appellerons « laïcisme », veut confiner le religieux dans le domaine strictement privé et semble ne pas accepter que le croyant agisse, dans de justes limites, selon sa conscience, en public, pour reprendre les termes de Dignitatis humanae.

Dans la déclaration des évêques français citée plus haut, à côté des deux sens a acceptables du mot « laïcité », étaient dénoncés deux sens inacceptables. Celui tout d’abord d’« une doctrine philosophique qui contient toute une conception matérialiste et athée de la vie humaine et de la société » et d’« un système de gouvernement politique qui impose cette conception aux fonctionnaires jusque dans leur vie privée, aux écoles de l’État, à la Nation tout entière ». Celui ensuite traduit « la volonté de l’État de ne se soumettre à aucune morale supérieure et de ne reconnaître que son intérêt comme règle de son action. » Une telle laïcité serait « dangereuse, parce qu’elle justifie tous les excès du despotisme et provoque, chez les détenteurs du pouvoir, quel qu’il soit - personnel ou collectif - les tentations naturelles de l’absolutisme: elle conduit tout droit à la dictature. »[4]

Tel est le laïcisme épinglé par Jean-Paul II : « un type de laïcisme idéologique ou de séparation hostile entre les institutions civiles et les confessions religieuses. »[5] « Laïcisme idéologique », ajoutera le futur Benoît XVI, qui voudrait en quelque sorte établir un État de la pure raison, un État qui s’est coupé de toutes les racines historiques et ne connaît plus, dès lors, que les fondements moraux s’imposant à cette raison. Ainsi ne lui reste-t-il, à la fin, que le positivisme du principe de la majorité, et la décadence du droit qu’il entraîne, autant que celui-ci, au bout du compte, est régi par la statistique. Si les États de l’Occident s’engageaient tout entiers sur cette voie, ils ne pourraient à la longue résister à la pression des idéologies et des théocraties politiques. Un État, même laïc, a le droit, et même l’obligation de trouver son support dans les racines morales marquantes qui l’ont construit ; il peut et il doit reconnaître les valeurs fondamentales sans lesquelles il ne serait pas devenu ce qu’il est et sans lesquelles il ne peut survivre. Un État de la raison abstraite, anhistorique, ne saurait subsister. »[6] Nous voilà prévenus.

Rappelons que les constitutions civiles reconnaissent le droit de « manifester » sa religion. Tout le débat doit porter sur le sens que l’on donne à ce mot.

Le laïcisme⁠[7] ne contestera pas, en principe, l’organisation d’une messe en plein air sur un terrain privé ou concédé ou d’une procession dûment autorisée par l’autorité compétente. Ce sont des manifestations privées dans la mesure où elles ne s’adressent qu’aux seuls croyants et n’impliquent pas directement les pouvoirs publics, au delà du maintien de l’ordre, et ne touchent en rien à la stricte laïcité de l’État.

Le problème surgit lorsqu’une « manifestation » religieuse apparaît à l’intérieur de l’ »espace » public, au sens politique du terme. Sont en question alors, par exemple, la subsidiation des écoles confessionnelles, des ministres du culte, la présence de cours de religion dans les écoles de l’État ou d’émissions religieuses dans les medias officiels, la présence d’emblèmes religieux dans les tribunaux, l’évocation des saints dans les bulletins météorologiques, la liaison entre congés officiels et fêtes religieuses. En Belgique, se sont ajoutés à cette liste⁠[8] le problème de la participation des corps constitués aux Te Deum de la fête nationale et de la fête de la dynastie, la diffusion d’un discours du Roi à la veille de Noël ou encore la place privilégiée du primat de Belgique et du nonce apostolique dans l’ordre des préséances protocolaires. Nous pouvons appeler ce laïcisme, un laïcisme pratique que G. Coq pourrait définir comme « une certaine forme d’exclusion du fait religieux hors du champ de la laïcité »[9].

Le problème s’aggrave considérablement lorsqu’on refuse dans le discours « public » toute référence non seulement à une transcendance mais encore au bien commun ou au droit naturel considérés comme des notions religieuses. Nous sommes ici en présence d’un laïcisme idéologique.

A ce laïcisme idéologique, on peut opposer, en démocratie et saine laïcité, l’obligation d’écouter l’autre, « de débattre, de discuter des arguments sans refuser ou exclure l’autre »[10]. d’autant plus, comme nous l’avons vu, que les notions de bien commun et de droit naturel sont des notions philosophiques dont les bases existaient bien avant le christianisme. Il en est de même à propos de la notion de transcendance mais nous savons que, sur le terrain politique, l’Église n’a pas fait de la référence explicite à Dieu une question de vie ou de mort.

On se rappelle les discussions autour du texte de la déclaration universelle des droits de l’homme. Certains auraient voulu, entre autres, que Dieu soit évoqué dans le préambule mais Jean XXIII sans ignorer  »que certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et fait l’objet de réserves justifiées » n’a pas hésité à saluer officiellement cette Déclaration « comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale ».⁠[11]

De même, en 1958, en France, un certain nombre de catholiques se sont inquiétés du projet de constitution qui allait donner sa charte à la Ve république parce qu’il ne faisait aucune mention de Dieu et que la France était définie comme « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». L’Église répondit que ce texte « doit être jugé dans son ensemble, en tenant compte de la situation actuelle du pays et en se plaçant dans la perspective du Bien commun »[12]. Et Monseigneur Guerry, archevêque de Cambrai, spécialiste de la doctrine sociale de l’Église, déclara que rejeter la constitution proposée serait une « décision imprudente, parce que, s’il est vrai que la reconnaissance de l’autorité de Dieu est un élément essentiel du Bien Commun, la décision néglige délibérément l’examen de tous les autres éléments du Bien Commun (politiques, civiques, sociaux). Imprudente aussi en ce sens qu’elle ne fait pas intervenir la prudence[13] pour tenir compte des possibilités et des chances de succès d’une telle revendication à l’heure présente dans un pays dominé par le laïcisme officiel depuis si longtemps »[14]. Ne peut-on faire une remarque semblable aux catholiques qui, en 2001, se sont scandalisés de la suppression d’une référence à « l’héritage chrétien » dans le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ? Certes, en agissant ainsi, on gomme un fait reconnu par les penseurs de tous bords, mais, une fois encore, l’essentiel n’est-il pas ailleurs ?

Monseigneur Guerry, pour revenir à lui, avait bien fait la distinction entre la « saine laïcité » et le laïcisme.

Quelques années avant Vatican II, il écrit : « La laïcité de l’État peut et doit être comprise comme l’affirmation de son autonomie dans son domaine propre de l’ordre temporel, dans l’exercice de ses fonctions et de ses services de l’ordre politique, économique, administratif, judiciaire, militaire, scolaire, etc. » Mais il faut la distinguer de la « doctrine philosophique du laïcisme que l’État voudrait imposer aux consciences dans ses écoles, ses administrations, ses services publics, laïcisme allant jusqu’à la négation formelle de Dieu, de sa loi morale, de l’Évangile et parfois une lutte contre l’Église, qu’il présente comme voulant imposer aux sociétés modernes sa domination universelle ».

Ce laïcisme-là est contraire au principe de laïcité qui déclare l’État incompétent en matière religieuse et donc aussi en matière irréligieuse.⁠[15]

Ajoutons encore que Monseigneur Guerry rappellera, comme le fera Jean-Paul II dans Centesimus annus, que « le refus de l’État de reconnaître une morale supérieure universelle fondée sur la loi naturelle conduit directement à l’absolutisme ».⁠[16]

Dans le chapitre suivant, nous reviendrons sur cette notion de « loi naturelle » qui est inévitable dans toute discussion sur l’ »État de droit » et qui devrait nous éclairer sur ce minimum éthique nécessaire à la cohérence sociale et à l’humanisation des sociétés.

Pour ce qui est du « laïcisme pratique », il n’est pas possible de rejeter en bloc toutes ses exigences. Sont, en fait, perçues comme laïcistes certaines prises de position qui découlent de la saine laïcité de l’État, du simple fait qu’elles sont défendues par des adeptes du laïcisme idéologique.

Pour nous en tenir, tout d’abord, au cas de la Belgique, il faut, dans ce pays plus qu’ailleurs peut-être, apprendre à dépasser les susceptibilités religieuses et anti-religieuses pour tenter de raisonner à partir de l’exigence laïque du temporel et de la nécessité chrétienne d’annoncer et de manifester « la bonne nouvelle ».⁠[17] Il ne faut jamais oublier non plus que l’Esprit souffle où il veut.

Un certain nombre de prises de position laïques peuvent se justifier même si elles sont sous-tendues par une certaine animosité anti-religieuse et manquent de sérénité.

Ainsi en est-il, pour moi, de l’ »affaire des crucifix » dans les lieux publics (écoles officielles, hier, et tribunaux, aujourd’hui). Paul Nicolas s’indigne de la volonté de les supprimer en soulignant qu’ils ne sont « pas uniquement un symbole religieux mais aussi un symbole culturel »[18]. Personne n’est dupe de cette argumentation qui prétend déplacer le problème. Certes, la référence chrétienne est fondamentale dans la culture occidentale mais à côté d’autres références qui pourraient aussi réclamer une place dans les lieux publics. Ou bien toutes les références doivent être représentées -mais quel est l’intérêt à cet endroit ?- ou aucune et, dans ce cas, il serait logique de faire disparaître aussi les symboles maçonniques qui ornent le Palais de Justice de Bruxelles.⁠[19]

Les Te Deum chantés chaque année le 21 juillet pour la fête nationale et le 15 novembre pour fêter la dynastie ont aussi suscité régulièrement des critiques. Le 15 novembre 2001, le cardinal Danneels régla le problème d’heureuse manière en invitant personnellement les autorités et ambassadeurs à assister à cette cérémonie en lieu et place du ministre de l’intérieur qui, jusque là, exécutait cette tâche. Cette mesure calma les esprits. La cérémonie fut considérée comme privée, respectueuse donc de la laïcité de l’État et n’empêcha pas les autorités conviées d’être présentes comme jadis, l’âme plus légère sans doute.

On peut évoquer aussi la volonté de détacher les congés officiels des fêtes religieuses. Dans cet esprit, les congés de Toussaint, Noël et Pâques sont devenus congés d’automne, d’hiver et de printemps. Mais les usages ont la vie dure surtout lorsqu’ils sont ancrés dans toute la population et pas seulement parmi les croyants. Les incroyants aussi fleurissent les tombes à la Toussaint. Noël et Pâques sont également festifs même si ces fêtes se limitent à des réunions de famille et d’amis et si le sapin, la bonne table, l’évocation de la paix, les œufs, les lapins ou, dans tous les cas, l’échange de cadeaux, l’emportent sur la célébration de l’incarnation et de la rédemption. Face à cette réalité, s’indigner de ce que le Roi adresse son message traditionnel la veille de la Noël est stupide. Pourquoi alors les pouvoirs publics installent-ils des sapins à tous les coins de rue ou encore des guirlandes lumineuses souhaitant « bonnes fêtes » ?

Par contre, l’idée d’instituer une fête officielle nouvelle (la fête des Communautés, par exemple) au détriment d’une fête religieuse chômée (le fête de l’Ascension, par exemple) peut être considérée comme une atteinte à la liberté religieuse dans la mesure où nul ne peut être empêché de manifester sa religion par le culte et les rites.

La non-confessionnalité de l’État pose toutefois trois problèmes plus délicats et plus importants à la conscience chrétienne : l’accès aux media, le statut de l’école confessionnelle et celui de l’Église⁠[20].

Certains se sont parfois indignés de l’évocation des saints dans les bulletins météorologiques sur les antennes publiques. On peut considérer cette attitude comme un enfantillage dans la mesure où fêter un prénom appartient à la tradition populaire comme la référence à un proverbe ou un dicton liés à certaines dates du calendrier. On sait aussi que la Saint Eloi et la Sainte Barbe sont l’occasion de joyeuses libations auxquelles ne sont pas prêts de renoncer les travailleurs incroyants concernés.

Mais il y a plus grave. En 2001, plusieurs observateurs ont mis en évidence une tendance, en Europe, à réduire la place du religieux à la radio et à la télévision⁠[21]. Face aux déficiences reprochées aux services publics, certains mettent leurs espoirs dans la création de chaînes religieuses financées par les croyants, à l’exemple de KTO, chaîne de télévision lancée par l’archevêché de Paris. Une telle démarche pose problème au delà de sa rentabilité problématique : en effet, elle risque de ne s’adresser qu’aux convaincus⁠[22] et de décharger le service public de ses responsabilités. d’une part, la bonne nouvelle doit être annoncée à tous et, d’autre part, précisément, un service public de communication dans une société pluraliste doit s’adresser à tous, amateurs de fictions, de débats, de documentaires, de sport ou de spiritualité. Il me paraît donc indispensable de tout mettre en œuvre pour conserver sur les antennes publiques une place aux religions tout comme d’ailleurs, en Belgique du moins, les radios et télévisions offrent un espace d’expression à la « laïcité organisée », athée et militante. « Si le religieux, explique Ph. Mawet⁠[23], n’a plus sa place dans l’espace public, on dénature l’homme parce qu’on occulte son horizon de transcendance ». Pour lui, il est nécessaire « de rendre compte de la manière dont les croyants sont partie prenante de décisions dans la société d’aujourd’hui ». De son côté, le directeur de la RTBF assure que la chaîne publique fait son devoir en matière d’ »émissions concédées »[24] et ne peut faire plus : « faire plus serait difficile. Et d’abord à cause du coût. C’est aussi ce qui explique l’horaire tardif de certaines émissions concédées : elles ne rapportent rien en publicité ». Toutefois, ajoute-t-il, « la mission du service public n’est pas de se limiter aux émissions rentables. Parce qu’il y a un public qui le demande, nous diffusons tous les quinze jours en télévision des messes qui nous coûtent cher en frais de transmission ou de production. Or, aucun décret ne nous y oblige. Nous maintenons avant tout ce choix de service public : c’est un point sur lequel nous n’ouvrons même pas le débat. C’est aussi par souci de cette mission de service public que nous tenons à l’émission « Noms de dieux » d’Edmond Blattchen. Un fleuron de notre maison…​ Même si son audience reste limitée ».⁠[25] C’est une vision qui doit être encouragée et qui, d’ailleurs, en Belgique, repose sur des textes officiels⁠[26].

Sont manifestes, néanmoins, certaines « déficiences » dans la pratique du respect des diverses opinions du public. Trop souvent, le chrétien est confronté à des informations partielles ou partiales en matières religieuse et morale, à des débats tronqués ou orientés, à des programmations choquantes à certaines dates hautement symboliques⁠[27].

Un code de « bonne conduite » ne serait pas superflu ou la création d’un organisme officiel de l’Église qui protesterait contre les agressions et falsifications typiques⁠[28]. Pourquoi, pourrait-on, en effet, se moquer impunément des chrétiens alors que la moindre trace d’antisémitisme, de racisme, de xénophobie est, à juste titre, punissable ?


1. Cf., pour la Belgique : Histoire de la laïcité, sous la direction scientifique d’Hervé Hasquin, Ed. De l’Université de Bruxelles, 1979. Cf. également SÄGESSER Caroline et COOREBYTER Vincent de, Cultes et laïcité en Belgique, Dossiers du CRISP, n° 51, 2000. Les auteurs y donnent quelques précisions sur le sens des mots « laïque » et « laïcité » : «  »Laïc » et « laïque » : souvent confondus, ces deux termes ont pourtant un sens distinct. Le terme de « laïc » désigne un chrétien qui ne fait pas partie du clergé. Le terme de « laïque » désigne les mouvements de pensée, les organisations et les personnes qui se réclament des valeurs du libre examen et de la libre pensée, sont favorables à une stricte neutralité religieuse de l’État et des pouvoirs publics, veulent soustraire l’élaboration des lois à l’influence de doctrines religieuses, etc. La « laïcité organisée » désigne donc une forme de structuration, reconnue par les pouvoirs publics, du mouvement de pensée laïque en général ; ses objectifs débordent aujourd’hui de la lutte contre la prédominance de l’Église ». (op. cit., p. 11).
2. « Si le cléricalisme est l’immixtion du clergé dans le domaine politique de l’État ou cette tendance que pourrait avoir une société spirituelle à se servir des pouvoirs publics pour satisfaire sa volonté de domination, nous déclarons bien haut que nous condamnons le cléricalisme comme contraire à l’authentique doctrine catholique » (Déclaration de l’épiscopat français, le 13 novembre 1945, cité in SEMEN Y., op. cit., p. 31).
3. HASQUIN Hervé, in Histoire de la laïcité, Centre d’action laïque, Université de Bruxelles, 1981, p. VIII.
4. Cf. TAWIL Emmanuel, op. cit..
5. Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Europa, 2003, n° 117, in DC 2003, p. 706.
6. Conférence « A la recherche de la paix », op. cit..
7. Dans l’encyclique Quas primas (1925), Pie XI appelle le laïcisme « la peste de notre époque ». Sa description pèche par son imprécision : « On commença (…) par nier la souveraineté du Christ sur toutes les nations ; on refusa à l’Église le droit - conséquence du droit même du Christ - d’enseigner le genre humain, de porter des lois, de gouverner les peuples en vue de leur béatitude éternelle. Puis, peu à peu, on assimila la religion du Christ aux fausses religions et, sans la moindre honte, on la plaça au même niveau. On la soumit, ensuite, à l’autorité civile et on la livra pour ainsi dire au bon plaisir des princes et des gouvernants. Certains allèrent jusqu’à vouloir substituer à la religion divine une religion naturelle ou un simple sentiment de religiosité. Il se trouva même des États qui crurent pouvoir se passer de Dieu et firent consister leur religion dans l’irréligion et l’oubli conscient et volontaire de Dieu ». (Marmy, 1089-1090)
8. Cf. NICOLAS Paul, Majorité arc-en-ciel, laïcité militante…​ : voici le temps des anti-calotins, in Cohérence, n° 125, juillet-septembre 2001, pp. 4-23.
9. Op. cit., p. 39.
10. Id., p. 47.
11. PT, n° 141.
12. Assemblée des Cardinaux de France, 17-9-1958, in SEMEN Y., op. cit., p. 43.
13. Pour le sens exact de la vertu de prudence, cf. dernière partie.
14. Quinzaine diocésaine de Cambrai, 21-9-1958, DC, 1958, col. 1270, in SEMEN Y., op. cit., pp. 44-45.
15. On peut lire le dossier Liberté religieuse et laïcité, DC, Hors série, n°9, octobre 1997 et notamment MADELIN H., Vatican II et la perspective laïque, pp. 14-19.
16. La doctrine sociale de l’Église, Bonne presse, 1959, p. 36.
17. Ce cas est intéressant parce qu’en Belgique, au contraire de la plupart des pays du monde, la franc-maçonnerie irrégulière représentée par le Grand-Orient, est majoritaire et a évolué d’un anticléricalisme compréhensible à certains points de vue vers une attitude anti-catholique et anti-religieuse. Ce n’est qu’aujourd’hui que semble se renouer timidement un dialogue nécessaire.
18. Op. cit., p 21. L’auteur cite la protestation du cardinal Danneels : « Est-ce si mauvais que cela de mettre au-dessus de la tête des juges un homme en croix, dont le monde entier accepte, croyants et incroyants, qu’il a été condamné injustement » ; et celle du P. Boeykens soulignant que « les crucifix dans les palais de justice ne sont pas seulement une question d’Église et d’État, il s’agit de quelque chose qui est plus large et plus important : la culture. Un crucifix renvoie à notre culture occidentale ».
19. Les ministres de la justice, Melchior Wathelet (social-chrétien) et Marc Verwilghen (libéral) qui défendirent, dans les années 90 et 2000 l’idée de supprimer les symboles religieux recommandèrent tout de même d’épargner les œuvres qui ont une valeur artistique reconnue (cf. NICOLAS Paul, op. cit., p. 8). Par là même, ne reconnaissaient-ils pas le principe de l’exception culturelle ?
20. Nous ne traiterons pas ici du problème des partis politiques chrétiens. Nous l’aborderons en parlant de l’action politique du laïcat .
21. Nous nous référerons ici à DELHEZ Ch., La religion, affaire privée, in Dimanche, n° 45, 2-12-2001.
22. La RCF (radio catholique francophone) affirme toutefois que « plus de la moitié des auditeurs sont non pratiquants ou non chrétiens » (Tract publicitaire, fin 2001). Il serait intéressant de connaître les proportions. .
23. Directeur de la RTCB (radio télévision catholique belge), cité par DELHEZ Ch., op. cit…​ La RTCB diffuse sur les antennes de la RTBF l’émission « Le cœur et l’esprit’, en radio (chaque dimanche) et en télévision (tous les 15 jours). La RCF (radio catholique francophone) émet 24h sur 24, 5 jours par semaine mais ne pouvait, en 2001, être captée qu’à Bruxelles et à Bastogne puis s’est étendue à Liège et à Namur.
24. En 2020, parmi les « émissions concédées » : « En quête de sens » qui accueille tour à tour les émissions Libres, ensemble (Centre d’action laïque), Il était une Foi (CathoBel), Présence Protestante (Association protestante de radio et télévision), Orthodoxie (Église orthodoxe de Belgique), Shema Israël ( Consistoire central israélite de Belgique). Par ailleurs, la RTBf diffuse en direct la messe, le dimanche sur la deux. Les cultes protestant et israélite, les fêtes de la jeunesse laïque sont retransmis en différé sur la Deux.
25. Cité par DELHEZ Ch., op. cit.. L’émission d’Edmond Blattchen s’est terminée en 2015.Une autre émission philosophique et religieuse a pris le relais : Et Dieu dans tout ça ?.
26. Un arrêté du gouvernement de la Communauté française (31-5-2000) précise que ce gouvernement peut reconnaître, en radio comme en télévision, « des associations philosophiques ou religieuses, parmi celles représentatives des courants philosophiques ou des cultes reconnus par le Ministère de la Justice, en tenant compte de l’importance et des titres des associations demanderesses » (Art. 2, §2). Cette reconnaissance est accordée pour 5 ans. Il est précisé dans le contrat de gestion de la RTBF que « l’entreprise diffuse, tant en radio qu’en télévision, aux jours et heures d’écoute appropriés, des émissions de culte » (Art. 19 de l’arrêté du 14-10-1997). En 2000, les subventions et le temps d’émission accordés, tant en radio qu’en télévision, au culte catholique et à la laïcité étaient rigoureusement semblables : 40% des subventions et 41,9% du temps, en TV, pour chacun ; 35,4 % et 36,6 % en radio. Les autres cultes, protestant, israélite et orthodoxe (celui-ci uniquement en radio) se partagent les restent suivant leur importance respective. En Communauté flamande, la situation est pratiquement identique tandis qu’en Communauté germanophone seuls le culte catholique (78% des subventions) et le culte protestant (22%) se partagent les émissions philosophiques. (Cf. HUSSON J.-Fr., Le financement des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques, Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1703-1704, 2000, pp. 35-38).
27. Il fut un temps où la RTBF, à Noël et à Pâques, diffusaient, par exemple, un film à caractère religieux. Etait-ce trop sur 365 jours ?
28. Existe, en France, l’association « Croyances et libertés ». Fondée en 1996, à l’initiative des évêques français réunis à Lourdes en Assemblée plénière, cette association a pour objet « de défendre d’une part la liberté religieuse, le droit au respect des croyances, d’autre part les dogmes, les principes, la doctrine de l’Église catholique ainsi que ses institutions.
   Dans le cadre de cet objet, elle se donne notamment pour mission de protéger et de défendre les catholiques des atteintes à leurs sentiments religieux ou à leurs convictions religieuses, qu’ils pourraient subir par la voie de la radio, de la presse, du film, de la télévision, de l’image ou de tout autre support.
   Elle se donne aussi pour mission de défendre et de promouvoir la notion de dignité humaine telle qu’elle est enseignée par l’Église catholique.
   Elle a aussi pour objet de faire connaître et défendre la pensée chrétienne et les positions de l’Église catholique face aux grandes questions de notre temps.
   Elle se propose, en outre, de lutter contre toutes les formes de racisme, c’est-à-dire contre toutes les formes de discrimination fondée sur l’origine ou l’appartenance ou la non -appartenance soit à une race, soit à une ethnie, soit à une nation, soit à une religion déterminée.
   Dans ce cadre, elle se propose d’agir par toutes les voies de droit et notamment sur le plan judiciaire. (…) » (Art. 3 des statuts, in DC n° 2155, 2 mars 1997, p. 232).
   Le droit français garantit le respect des sentiments religieux dans les medias sous un double aspect:
   « -d’une part, l’atteinte aux sentiments religieux est susceptible de sanction. Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel peut suspendre, ou retirer, une autorisation d’exploitation d’un service de communication audiovisuelle. Le Conseil constitutionnel lui a expressément reconnu ce pouvoir de sanction. Les tribunaux répriment toute diffamation religieuse. Les mêmes tribunaux sanctionnent tout affichage publicitaire qui constituerait « un outrage flagrant aux sentiments religieux ». Les tribunaux statuant en matière civile, saisis selon la procédure des référés, sont par ailleurs amenés à rechercher si des publications ou des affichages publicitaires sont constitutifs d’un trouble manifestement illicite au sens de l’article 809 du NCPC, par « l’outrage flagrant aux sentiments religieux » qu’ils réaliseraient.
   -d’autre part, l’État s’engage positivement à assurer la liberté d’expression des grandes religions en France par l’intermédiaire du secteur public de l’audiovisuel. La loi de 1986, modifiée en 1989, relative à la communication audiovisuelle, prévoit expressément (art. 56) des émissions à caractère religieux diffusées par les chaînes publiques, prises en charge par le service public et réalisées sous la responsabilité des représentants des principaux cultes. De fait, la chaîne publique France 2 diffuse le dimanche des émissions catholique, israélite, orthodoxe, musulmane et bouddhiste. L’expression des convictions philosophiques non religieuse - telle la libre pensée - est assurée par Radio France au titre du pluralisme des courants de pensée ».( GAUDEMET-BASDEVANT B., La jurisprudence constitutionnelle en matière de liberté confessionnelle et le régime juridique des cultes et de la liberté confessionnelle en France, Rapport du Conseil constitutionnel français, XIe Conférence des Cours constitutionnelles européennes, 1998, (conseil-constitutionnel.fr/internat/ccce/libconf/index.htm).

⁢iv. L’école

Comme nous l’avons déjà vu, l’existence d’écoles confessionnelles pose un problème à l’État laïc.

En Belgique, l’article 17 de la Constitution, modifié le 15 juillet 1988 stipule : « La Communauté assure le liberté choix des parents » (§1) et « Chacun a droit à l’enseignement dans le respect des libertés et droits fondamentaux. L’accès à l’enseignement est gratuit jusqu’à la fin de l’obligation scolaire » (§3). Ces deux principes obligent les pouvoirs publics à subventionner l’enseignement libre qu’il soit confessionnel ou non.

Toutefois, à l’origine, l’article 17 de la Constitution se contentait d’affirmer : « L’enseignement est libre ; toute mesure préventive est interdite ; la répression des délits n’est réglée que par la loi » (§1). Comme l’écrivait un juriste en 1955: « Une interprétation logique de la Constitution commande de conclure au caractère purement supplétif de l’enseignement officiel par rapport à l’enseignement libre »[1]. Mais, progressivement s’est insinuée l’idée d’une école unique, pluraliste. Cette évolution a été favorisée, en 1988, par la reconnaissance constitutionnelle du seul réseau officiel⁠[2] mais aussi par le subventionnement lui-même qui a été progressivement assorti d’exigences portant notamment sur les programmes, la transparence des comptes, l’obligation d’inscription des élèves, le statut des enseignants⁠[3]. Subventionnée, en 2001, à 92% et de plus en plus conforme au modèle officiel, l’école libre confessionnelle, toujours majoritaire, dans le contexte général de la déchristianisation, a perdu beaucoup de son caractère spécifique. On assiste objectivement à une convergence de plus en plus grande entre les réseaux⁠[4].

En France, depuis le XIXe siècle, des mesures radicales ont été prises pour laïciser l’enseignement : les édifices (suppression des emblèmes religieux), le personnel et les programmes⁠[5]. Du coup, l’école catholique s’est privatisée. Toutefois, lorsqu’après le baby-boom des années 50, il n’y eut plus assez de places dans l’enseignement public, la loi Debré du 31 décembre 1959 a prévu des contrats d’association avec les écoles privées⁠[6]. Celles-ci peuvent recevoir des aides publiques pour assurer leur service d’éducation (rémunération des maîtres par l’État et prise en charge des dépenses de fonctionnement comme pour les établissements publics) mais à condition d’intégrer certains paramètres officiels : accueillir tout le monde, suivre les programmes publics, accepter le contrôle d’inspecteurs publics, respecter la liberté de conscience des élèves et préparer les élèves aux diplômes et examens selon les programmes nationaux⁠[7]. Dans ces écoles, « l’enseignement dispensé reste neutre, mais le contexte dans lequel il s’insère fait ressortir le caractère propre de l’établissement, que les maîtres sont tenus de respecter »[8].

Ces attitudes politiques ne sont pas universelles et ne sont pas idéales car, dans les deux cas, l’État étouffe en fait la liberté qu’il proclame et tente de se poser comme l’unique éducateur. Il est reconnu pourtant que « les parents ont, par priorité le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants »[9] et que « l’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement, conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques »[10].

Comme le confirme Mgr Eyt, « …l’État n’est pas premier dans le domaine de l’éducation. Il lui revient certes un rôle décisif mais les familles, les associations libres de citoyens, l’Église qui peut inspirer certaines de ces associations…​ ont une responsabilité indiscutable. Elles ont le droit et le devoir de l’exercer. La responsabilité première de l’éducation incombant aux parents, ceux-ci peuvent la déléguer partiellement. Ils ne peuvent jamais y renoncer, en faveur de qui que ce soit.

L’État est au service de l’exercice de cette responsabilité. Il ne saurait la revendiquer ni en totalité ni comme lui revenant en priorité ni, à plus forte raison, comme excluant tout autre partenaire : parents, associations libres de parents, Église et, en son sein, Congrégations…​ »[11]

L’État a donc un rôle subsidiaire. Reste à définir ses fonctions en la matière. On peut penser que « l’État devrait :

-élaborer les politiques nationales (durée de la scolarité obligatoire, partie du budget affecté à l’éducation, etc.) ;

-établir des normes minimales de fonctionnement et de programmes, au delà desquelles, libre cours pourrait être laissé aux initiatives ;

-mettre en place les moyens de financement ;

-effectuer et coordonner les études de recherches nécessaires en matière d’enseignement ;

-et enfin, conserver un certain rôle de gestionnaire, afin en particulier de pouvoir se substituer à d’éventuelles carences locales. »[12]

Pour éviter que, par le biais du financement, l’État ne rêve à nouveau de tout contrôler et diriger, certains proposent l’instauration d’un système de « chèques scolaires » accordés aux familles suivant le nombre et l’âge des enfants.⁠[13] Ce système a été instauré en Russie en juillet 1992, en Suède et en Bulgarie. En 1999, il était question aussi de le mettre en place en Italie.

De toute façon, comme le fait judicieusement remarquer une juriste, le principe de la liberté d’enseignement « suppose la liberté d’enseigner, ainsi que la liberté pour les parents d’envoyer les enfants à l’école de leur choix. Pour que ce choix soit effectivement libre, il faut qu’il existe, en fait comme en droit, une similitude de traitement entre les différents secteurs scolaires, ce qui implique en pratique une certaine aide de l’État au fonctionnement de l’école privée ».⁠[14]


1. VISSHER P. de, Les principes constitutionnels en matière d’enseignement, in Revue politique, 1955, p. 101. Cf. également PETITJEAN A., En Belgique : la liberté d’enseignement, Action des parents, sd..
2. « La Communauté organise un enseignement qui est neutre » (§1).
3. En 2001, en Communauté Wallonie-Bruxelles, le protocole d’accord dit « de la St Boniface », entre la majorité socialiste, libérale, écologiste (PS, PRL-FDF-MCC, Ecolo) et l’opposition sociale-chrétienne (PSC), qui prévoit « l’augmentation des subventions de fonctionnement octroyées aux écoles des réseaux subventionnés » précise que « l’obligation d’accepter l’inscription de tous les élèves qui partagent le projet pédagogique sera imposée aux écoles libres subventionnées.
   Enfin, la transparence sera assurée par des mesures de contrôle des comptes comparables à celles prévues par le projet de loi sur les ASBL, et par une obligation d’information du conseil d’entreprise ou son équivalent ».
4. En Flandre aussi, le débat sur le rapprochement des réseaux s’est ouvert en 2002. Certains demandant une plus grande collaboration, d’autres voulant lier l’égalité de financement au pluralisme. (Cf. MOUTON Olivier, En Flandre, le pluralisme suscite la fièvre, in La Libre Belgique, 30-1-2002).
5. Font exception certains territoires d’outre-mer comme les îles Wallis et Futuna où l’enseignement est confié à une mission catholique (Pères de Ste Marie et les trois départements d’Alsace-Moselle. Ici, les écoles primaires « sont, en principe, confessionnelles : catholiques, protestantes, parfois israélites. Une heure hebdomadaire d’enseignement religieux fait partie du programme. Les enfants peuvent en être dispensés sur demande des parents. En pratique, la plupart des écoles sont devenues interconfessionnelles ». Dans l’enseignement secondaire, des professeurs de religion « dispensent aux élèves une heure hebdomadaire d’enseignement religieux dans la religion de leur choix. Une petite minorité d’entre eux sont rémunérés sur budget de l’État ; les autres sont à charge des familles ou du diocèse ou sont bénévoles. Cette instruction religieuse n’est obligatoire que si les élèves y sont régulièrement inscrits. Ceux qui ne suivent pas ces cours ne suivent pas, à la place, quelque enseignement civique que ce soit » (GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit.).
6. Dans son Rapport à l’Assemblée plénière de la Conférence des évêques de France, en novembre 1994, Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, note que « l’école catholique est de plus en plus considérée, par les différents gouvernements, comme un partenaire loyal qui, dans le respect de son caractère propre, apporte une contribution importante au service public d’éducation » (DC n°2105, 4-12-1994, p. 1056). De son côté, J.-P. Chevènement avoue qu’on est arrivé à un compromis à l’« équilibre délicat, essentiel au maintien de l’idée du service public et garant de l’égalité au moins tendancielle de tous les citoyens devant l’éducation » (DC n° 2173, 4-1-1998, pp. 12-16).
7. Existent deux types de contrat : le contrat d’association dont on vient de parler, qui est le plus fréquent et le contrat simple par lequel « l’établissement garde une certaine autonomie d’organisation et de répartition dans le volume horaire de chacune des matières enseignées » (GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit.). Subsistent , en petit nombre, des écoles privées hors contrat où le contrôle se limite « aux titres exigés des directeurs et des maîtres, à l’obligation scolaire, au respect de l’ordre public et des bonnes mœurs, à la prévention sanitaire et sociale » (art. 2 de la loi du 31-12-1959).
8. GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit..
9. Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948, art. 26.
10. Convention internationale, 1951, art. II.
11. Le principe de laïcité est-il universel ?, in DC n° 2190, 18 octobre 1998, pp. 873-875.
12. GISCARD d’ESTAING Olivier (Fondateur de l’INSEA-Institut européen d’administration des affaires), in Informations, 12-4-1971, p. 281. Il s’agit d’un résumé des idées défendues par le même auteur dans Education et civilisation, Fayard, 1971. Mgr Eyt ne dit pas substantiellement autre chose : « le service de l’État s’inscrit dans les responsabilités de celui-ci : il pourvoit au bien commun matériel, à l’ordre public, à l’équité entre les citoyens, il garantit la compétence scientifique des enseignants, les conditions d’exercice de la liberté, de l’instruction religieuse (temps pour la catéchèse, aumôneries…​) » (op. cit., id.).
13. Cf. LEPAGE H., Demain le capitalisme, Pluriel-Livre de poche, 1978, pp. 287 et svtes. L’auteur attribue la paternité de ce système au cardinal Bourne, en Angleterre, en 1926. Or, le ministre des Sciences et des Arts, F. Schollaert avait déjà proposé un « bon scolaire », en Belgique, en 1911 ( PETITJEAN A., op. cit., pp. 11-12). Cf. également, Le bon scolaire, Une idée qui fait son chemin, Action familiale et scolaire, Tiré à part, 1986 ; CALLENS G. et M.-H., MEEUS Chr. de et RENARD B., Le subventionnement de l’enseignement, Le chèque scolaire : Une solution à notre crise ?, UCL, Faculté de droit, 1991. Outre d’assurer le libre choix des parents, le système a aussi l’intérêt d’avoir trouvé des partisans dans les différentes familles politiques : chez les socialistes (MOLLET Guy, France, 1965, in Europrospections, n°13, supplément), chez les sociaux chrétiens (le ministre belge HUMBLET, in La Vanguardia española, 30-3-1977), chez les libéraux (Proposition de loi, en France, 1979, n°1424, art.21). De nombreux économistes y ont adhéré : Milton Friedman, David Friedman, Ralph Harris, Arthur Seldon ainsi que le 6e Congrès des économistes belges de langue française, à l’ULB, le 30-1-1984.
14. GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit..

⁢a. Le financement des cours philosophiques.

En Belgique⁠[1], dans les écoles officielles, les élèves ont, dans leur grille-horaire, le choix entre l’enseignement de différentes religions reconnues⁠[2] et de la morale non confessionnelle⁠[3], à raison de deux heures par semaine durant toute la période de scolarité obligatoire. La loi du Pacte scolaire du 29-5-1959 a consacré et clarifié une situation qui existait depuis le XIXe siècle et, en 1988, la Constitution a inscrit cette obligation en son article 24 (anciennement 17). Au contraire de ce qui se passe pour des cours de morale non confessionnelle, les programmes, les désignations de professeurs et l’inspection sont du seul ressort des « organes chefs de culte respectifs ». Notons encore qu’après les examens, les décisions des professeurs de cours philosophiques ne sont pas soumis à délibération.

A l’intérieur des universités catholiques (UCL et KUL)subventionnées comme les autres universités libres, les étudiants en théologie, sciences religieuses et droit canon, sont comptabilisés comme les autres étudiants. De même, les pouvoirs publics financent la Faculté de théologie protestante et l’Institut du judaïsme.

Il est heureux que cette situation ne soit pas exceptionnelle en Europe occidentale. On la retrouve sous des formes plus ou moins semblables un peu partout sauf en France, victime d’une laïcité très fermée, à l’exception des deux diocèses de Strasbourg et de Metz soumis au Concordat de 1801⁠[4].

En France donc⁠[5], un cours d’« instruction morale et civique » remplaça dès 1882 le cours d’ »instruction morale et religieuse » qui était obligatoire depuis 1850. Toutefois, pour respecter le principe du libre exercice des cultes par les élèves, les pouvoirs publics, dès 1905, durent prendre en charge des services d’aumônerie dans les établissements où cette institution était nécessaire (comme les internats) et dans le respect des horaires de l’enseignement public⁠[6].

Aujourd’hui, si des voix réclament l’intégration de l’instruction religieuse dans les rythmes scolaires⁠[7], de très nombreuses personnes, catholiques ou non, croyantes ou non réclament un enseignement sur les religions vu leur intérêt culturel et éducatif.⁠[8]

En Belgique aussi, certains ont réclamé l’instauration d’un cours pluraliste d’histoire des religions mais pour remplacer les cours philosophiques existants. C’est le même esprit qui en a poussé d’autres à souhaiter un cours d’éducation citoyenne ou encore un cours de philosophie. Cette dernière proposition qui fut soutenue énergiquement par le gouvernement « arc-en-ciel » en ce début de XXIe siècle a provoqué l’opposition massive des professeurs de religion et de morale non confessionnelle. On peut penser, bien sûr, à un réflexe « alimentaire » mais bien des défenseurs de l’enseignement officiel estiment qu’il ne faut pas « dissuader certains parents soucieux de l’éducation religieuse de leurs enfants de choisir l’enseignement officiel »[9] et qu’il vaut mieux maintenir les cours philosophiques dans leur état actuel.

Il n’empêche qu’à partir de 2016, les parents ont dû choisir, dans l’enseignement officiel, entre une heure de philosophie/citoyenneté plus une heure de religion/morale ou deux heures de philosophie/citoyenneté. Durant l’année scolaire 2018-2019, plus de 40.000 élèves de l’enseignement obligatoire n’ont suivi de cours ni de morale ni de religion.

Afred Hernandez, directeur général de l’OIDEL⁠[10], a remarqué qu’ »on se rend compte de plus en plus dans les pays européens de l’importance des valeurs religieuses, et de la nécessité d’une éducation sur les valeurs sociales fortes.

Il faut envisager l’enseignement des religions d’une manière différente de l’éducation laïque traditionnelle qu’on a connue dans nos sociétés. On ne peut pas envisager la laïcité dans les mêmes termes qu’avant. Dans le contexte multiculturel d’aujourd’hui, il faut s’appuyer sur les traditions religieuses plurielles pour faire vivre la société.

Le philosophe Luc Ferry a déclaré que la laïcité a tenu parce qu’il y avait un substrat chrétien, mais qu’elle a lâché quand il a disparu. Ce substrat permettait une coexistence pacifique. On ne peut pas faire tenir la société occidentale sans référence aux valeurs judéo- chrétiennes fondatrices. Une éducation aux valeurs qui est dépourvue de ces racines ne peut pas être efficace.

En matière de liberté d’enseignement, le défi sera le suivant : au lieu de se refuser à parler des valeurs religieuses, on y éduquera, mais on éduquera aussi à la tolérance mutuelle et au respect de l’autre. Dans sa dernière encyclique Fides et ratio, le pape Jean-Paul II dit que « le nouveau défi pour les chrétiens est d’établir un dialogue sur les valeurs communes avec tous les hommes de bonne volonté, de toute conviction et de toute culture ». »[11]

L’OIDEL rappelle qu’une centaine de pays ont ratifié la Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (16-12-1966) qui, dans ses articles 13 et 14, reconnaît la liberté des parents non seulement de choisir des établissements autres que ceux des pouvoirs publics mais aussi « de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions ». L’État a le devoir de garantir le droit à l’éducation et, dans la mesure où elle est obligatoire, en s’efforçant d’instaurer la gratuité, ce qui ne lui absolument pas le droit - sous peine de contredire le Pacte - de dicter l’organisation de l’enseignement particulièrement en ce qui concerne les programmes et la pédagogie.


1. Cf. HUSSON J.-Fr., Le financement public des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques, Courrier hebdomadaire, CRISP, n°1703-1704, 2000, pp. 72-78 ; SÄGESSER C. et COOREBYTER V., Cultes et laïcité en Belgique, Dossiers du CRISP, n°51, pp. 28-29.
2. Il s’agit des religions catholique, protestante, israélite, islamique et orthodoxe. S’ajoute en région flamande la religion anglicane. La Communauté flamande contrairement à la Communauté Wallonie-Bruxelles autorise les élèves qui ne se reconnaissent dans aucun des cours proposés (les Témoins de Jéhovah, par exemple) à ne suivre aucun cours philosophique ou de suivre le cours de Cultuurbeschouwing (civisme).
3. Le programme de ce cours précise que les principes de cette morale ne se réfèrent pas à une puissance transcendante mais ne présente pas cette morale comme « laïque ». Le Centre d’action laïque (CAL) reconnaissaient en 1996 que « nombre de professeurs de morale récusent l’appartenance du cours de morale à la laïcité » (La problématique du cours de morale, CAL, 4-12-1996, cité in CRISP, n°1703-1704, op. cit., p 72)
4. Ce Concordat entre le gouvernement du Premier consul Bonaparte et Pie VII a été abrogé en 1905 par la loi de séparation de l’Église et de l’État qui laïcisa les institutions et l’enseignement. Comme l’Alsace-Lorraine depuis 1871 était annexée à l’Empire d’Allemagne et fut seulement rendue à la France en 1918, cette région conserva son statut vu l’attachement des populations à ce concordat. Encore aujourd’hui donc, dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, les membres du clergé sont rémunérés par l’État (art. 14) mais les nominations épiscopales sont réservées au chef de l’État (art. 4 et 5), l’institution canonique étant donnée par bulle pontificale, bien sûr.
5. Cf. LEMOYNE de FORGES J.-M., La religion dans l’école laïque, in La laïcité au défi de la modernité, Actes du Xe Colloque national des Juristes catholiques, 1989, Téqui, 1990, pp. 145-170.
6. Actuellement, « il est possible d’organiser des aumôneries dans tous les établissements du second degré. Elles peuvent fonctionner dans l’établissement ou à l’extérieur. Elles sont créées par le rectorat, sur demande des familles. L’autorité religieuse choisit celui à qui les fonctions d’aumônier sont confiées. Créées par décision de l’autorité administrative, les aumôneries de l’enseignement public ne perçoivent cependant, en fait, aucune subvention sur fonds publics.(…) Elles fonctionnent grâce aux cotisations des familles et aux aides accordées par le diocèse. L’élève - ou ses parents s’il est mineur - décide librement s’il souhaite fréquenter l’aumônerie. Aucune note, aucune appréciation ne sont attribuées. L’aumônier ne participe pas aux décisions concernant l’élève qui sont prises par l’école » ( GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit.).
7. On peut dire que l’Islam est favorisé dans la mesure où dans le cadre des cours de « langues et cultures d’origine », dans certaines écoles publiques, de nombreux él_ves musulmans reçoivent un enseignement du Coran. (Le Monde, 23-11-1989, cité in LEMOYNE de FORGES J.-M., op. cit., p. 164).
8. Régis Debray, par exemple, « redoute qu’une laïcité mal comprise (…) se révèle suicidaire si elle s’obstine à proscrire de l’école l’histoire des religions ». « Veut-on, déclare l’ancien compagnon de Che Guevara, avec l’illettrisme montant, faire demain des monastères l’ultime abri des Lumières, des vertus de doute et du libre-examen ? » (BELLEFROID Eric de, Debray sur la piste de Dieu, in La Libre Culture, 6-2-2002, à propos du livre de Debray, Dieu, un itinéraire, Odile Jacob, 2002). L’auteur renchérit en 2016 en écrivant : « La République, par bonheur, respecte toutes les croyances, mais la croyance elle-même, tenue pour une faiblesse, n’est guère prise au sérieux par nos savants. Comme si nous n’étions pas tous en dette avec cette faculté capitale, sans laquelle nous n’aurions ni avenir ni société ni entreprise. savoir et croyance ne se font pas concurrence : rendons à chacun son dû. » (DEBRAY Régis, Allons aux faits, Croyances historiques, réalités religieuses, Gallimard/France Culture,2016, p. 141.)
   A l’occasion de l’ordination épiscopale de Mgr Doré, nouvel archevêque de Strasbourg, le 23-11-1997, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur (1997-2000), président de 1993 à 2001 du MDC (Mouvement des citoyens), chargé des Cultes, prononça une allocution particulièrement intéressante (cf. DC n° 2173, 4-1-1998, pp. 12-16). Il y souligne l’intérêt du fait religieux de sorte qu’ »il est normal, dit-il, que le gouvernement, qui s’en tient évidemment au régime de la séparation de l’Église et de l’État, s’en préoccupe ». La république « entend distinguer les genres, le public et le privé, la raison naturelle et la foi, le citoyen et la personne » mais, en même temps, elle « ne peut ignorer le fait religieux ». Pour le ministre, les religions sont importantes sur les plans philosophique, culturel et politique et ont engendré l’idée même de progrès. Ainsi, les religions « ont puissamment contribué au progrès moral de l’humanité, la sommant de s’interroger sur ses fins dernières, l’arrachant à ses attaches matérielles, l’invitant à se dépasser. Il manquerait quelque chose à l’humanité, si elle était privée de cette exigence qui procède du sens de la transcendance ». Ainsi, l’échec de l’utopie communiste « atteste que les sociétés humaines ne sauraient vivre sans qu’existe en leur sein quelque forme de transcendance ». Sur le plan culturel, « le judaïsme et le christianisme (…) ont tellement imprégné notre civilisation millénaire (…) que notre patrimoine culturel, qu’il soit littéraire ou philosophique, pictural ou architectural, serait indéchiffrable à celui qui ne saurait ou ne voudrait en reconnaître la composante religieuse ». En France comme dans toute l’Europe d’ailleurs, « on ne peut concevoir (…) une solide formation intellectuelle, fût-elle élémentaire, qui ignorerait la contribution des religions monothéistes…​ » Le ministre n’hésite pas à se demander : « Que serait la philosophie moderne sans le thomisme…​ ? » Dans cet esprit, comme ministre de l’Education nationale, en 1986, il a introduit des éléments d’histoire des religions dans les programmes scolaires de l’enseignement secondaire. Politiquement, il invite à reconnaître que les valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité, « sont pour une large part des valeurs chrétiennes laïcisées ». Et de préciser : « La liberté, inséparable de la responsabilité de la personne, et surtout l’égalité des hommes entre eux, par-delà leurs différences ethniques, sociales, physiques ou intellectuelles, sont largement des inventions chrétiennes. S’agissant de l’égalité, si contraire à l’apparence immédiate, on ne peut qu’admirer l’audace à proprement parler révolutionnaire des Évangiles, faisant surgir cette idée neuve, contraire à toutes les normes et les idées d’un monde romain à la culture fortement hellénisée. Quant à la fraternité, elle est une traduction, à peine une adaptation de l’ »agapè » du Nouveau Testament ». Enfin, »l’idée même du progrès procède d’une origine judéo-chrétienne. Alors que toute la pensée grecque n’a jamais conçu le temps que dans un mouvement circulaire, le messianisme judaïque, par la perspective du salut, donne un sens au temps, c’est-à-dire à l’histoire, comme le fera aussi le christianisme en proposant l’horizon d’un jugement dernier et en incarnant Dieu dans un homme, indiquant ainsi l’avant et l’après de cet événement pour lui fondateur ; une fois encore, l’histoire universelle se trouvait par là orientée. » Et il ajoute : « Toute la philosophie du XVIIIe siècle et Condorcet qui la conclut, ont, à leur manière, laïcisé cette idée de progrès ».
9. SÄGESSER C. et COOREBYTER V. de, op. cit., p. 29.
10. Organisation internationale pour le droit à l’éducation et la liberté de l’enseignement. Cette organisation non gouvernementale indépendante a été fondée, en 1985, à Genève (32, rue de l’Athénée, CH-1206). Elle jouit d’un statut consultatif auprès du Conseil économique et social de l’ONU, de l’UNESCO et du Conseil de l’Europe. L’OIDEL a 5 grandes orientations:
   1. « Collaborer avec les organisations internationales et les organes internationaux de protection des droits de l’homme à la promotion et à la sauvegarde des libertés éducatives » ;
   2. « Intervenir auprès des gouvernements pour élargir ou défendre la liberté d’enseignement, et les aider à ajuster leur politique éducative aux principes de la liberté d’enseignement énoncés dans les instruments internationaux qu’ils ont ratifiés, notamment la Charte des droits de l’homme » ;
   3. « Informer l’opinion publique sur l’état de la liberté d’enseignement dans le monde et sur ses violations, afin de créer un mouvement favorable à sa défense et à son développement » ;
   4. « Promouvoir et coordonner des recherches et des études sur la liberté d’enseignement et son état dans différents pays, afin d’élaborer des instruments utiles à la promotion de cette liberté » ;
   5. « Conseiller les personnes et/ou les institutions intéressées par la création, la gestion et le financement d’établissements éducatifs ».
   Cette organisation a été mise en place suite au « constat que, dans de nombreux pays, on procède à une interprétation « très restrictive » de deux libertés éducatives fondamentales, à savoir « la liberté des parents, premiers responsables de l’éducation, de choisir l’école de leurs enfants et de créer eux-mêmes des centres scolaires », et « la liberté des directeurs d’établissement et des enseignants de proposer un projet pédagogique original et de s’organiser de manière autonome ». (Cf. La liberté d’enseignement en Europe et dans le monde, in Famille chrétienne, n° 1122, 15-7-1999, pp. 10-15).
11. In La liberté d’enseignement en Europe et dans le monde, op. cit., p. 12. Jean-Daniel Nordmann, directeur-adjoint de l’OIDEL précise : « Le réel est trop complexe pour être mis sous la coupe d’une « pensée unique ». Sa complexité implique une pluralité du regard. Ainsi, on ne doit pas avoir peur de donner des éclairages différents du christianisme, parce que c’est une réalité, certes unique, mais à facettes multiples ».

⁢v. Le problème du financement public des cultes

[1]

En Belgique, la Constitution impose la prise en charge par l’État des traitements et pensions des ministres des cultes ainsi que, depuis 1993, des « délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle »[2]. Cette disposition dont la base remonte à 1830 surprit plus d’un observateur catholique étranger⁠[3] dans la mesure où la même constitution a précédemment consacré l’indépendance des cultes vis-à-vis de l’État en précisant que celui-ci « n’a le droit d’intervenir ni dans la nomination ni dans l’installation des ministres d’un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs, et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication ».⁠[4]

Les membres du Congrès national qui rédigèrent ces textes justifièrent la prise en charge par l’État des traitements et pensions par « la nécessaire compensation de la confiscation des biens qui avaient appartenu à l’Église sous l’Ancien régime[5] et de la suppression concomitante de la dîme[6] ».

Aujourd’hui, on souligne plutôt l’utilité sociale des cultes. Ainsi, « pour qu’un culte puisse jouir de la reconnaissance légale, il doit regrouper un nombre relativement élevé (plusieurs dizaines de milliers) d’adhérents, être structuré, être établi dans le pays depuis une assez longue période et enfin présenter un certain intérêt social ».⁠[7]

En plus des traitements et pensions, les pouvoirs publics, au nom de dispositions parfois antérieures à 1830, assument d’autres charges financières en faveur des cultes. La loi communale oblige les communes à assurer « les secours aux fabriques d’église[8] et aux consistoires[9] (…) en cas d’insuffisance constatée des moyens de ces établissements »[10]. Elle prévoit également « l’indemnité de logement des ministres des cultes (…) lorsque le logement n’est pas fourni en nature »[11]. De leur côté, les provinces interviennent dans le financement des églises cathédrales, des palais épiscopaux et des séminaires diocésains⁠[12]. Et ce sont elles et non les communes qui prennent en charge le déficit éventuel et le logement pour les cultes islamiques et orthodoxe ainsi que pour la laïcité.

Ajoutons encore que les édifices du culte jouissent de l’exonération du précompte immobilier⁠[13], que les membres du clergé régulier bénéficient de certaines assurances sociales et que les cultes reconnus peuvent bénéficier d’aides publiques à l’investissement et à la rénovation⁠[14]. Les cultes reconnus et, dans une mesure nettement moindre, la laïcité bénéficient aussi de toute une série de dépenses fiscales.⁠[15]

Bien sûr, tout en respectant l’autonomie des cultes, les pouvoirs publics se donnent la possibilité de contrôler leur temporel.

Ajoutons que cette situation est remise en question régulièrement par le pouvoir politique en fonction des alliances et des économies à envisager.

En France, à l’exception des trois départements d’Alsace-Lorraine⁠[16], la situation est radicalement à l’opposé. En effet, si « La République assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes », elle « ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte »[17].

Dès lors, les prêtres sont pris en charge par les diocèses. Quant aux églises, si elles ont été construites avant 1905, elles sont nationalisées et à charge des mairies et des conseils régionaux. Les églises postérieures à cette date sont des propriétés de l’Église (plus exactement des « associations diocésaines ») et soumises à l’impôt.

En dehors de ces deux extrêmes, la plupart des autres pays d’Europe ont mis en place un système d’impôt philosophiquement dédicacé ou « impôt d’Église ». Le contribuable peut, s’il le désire, affecter une part de son impôt au culte de son choix.⁠[18]

L’Église de France paraît donc singulièrement désavantagée par rapport à ses sœurs européennes. Ce qui ne l’empêche pas de vivre et d’être dynamique.

L’Église de Belgique, par contre, semble particulièrement et doublement favorisée non seulement vis-à-vis des autres Églises catholiques d’Europe mais aussi face aux autres cultes en Belgique même⁠[19]. En effet, « le culte catholique est le seul à bénéficier de la prise en charge de traitements par paroisse, cette dernière étant une unité territoriale acceptée par le Ministère dès lors qu’elle dessert une population catholique ou non, de 600 habitants. Les autres cultes doivent démontrer l’existence d’un certain nombre de fidèles pour obtenir la prise en charge du traitement d’un desservant pour une nouvelle communauté ».⁠[20]

Or, non seulement le nombre de pratiquants et de « demandeurs de rites » (baptême, mariage, funérailles) ne cesse de décroître⁠[21] mais les vocations se font rares. Du coup, l’Église catholique « éprouve des difficultés à remplir le cadre qui lui est réservé ».⁠[22] Comme ce sont les ministres et non les cultes qui sont subsidiés, selon F. Delpérée, si les églises étaient « pleines mais sans prêtres, il n’y aurait donc pas de financement ! »[23] Dans les autres cultes, le nombre d’ »adhérents » est déterminant⁠[24]. Pour la laïcité, le cadre est établi sur une base purement territoriale : les arrondissements administratifs.

La situation en Belgique est très complexe et fut l’objet de plus en plus de critiques à l’aube du XXIe siècle. Beaucoup ont souhaiter une simplification mais aussi plus de justice dans la répartition des subventions qui incontestablement privilégie l’Église catholique.

Certes, celle-ci n’usurpe pas les deniers publics qui lui sont alloués. Il s’agit au départ d’une compensation après la confiscation de ses biens et aussi d’une reconnaissance du rôle social qu’elle joue. Néanmoins, il serait peut-être bon, à cet endroit, de relire Gaudium et spes. Le texte conciliaire⁠[25] nous rappelle, certes, que « les choses d’ici-bas et celles qui, dans la condition humaine, dépassent ce monde, sont étroitement liées, et l’’Église elle-même se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa propre mission le demande ». Mais il précise aussi que l’Église « ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil ». Et d’ajouter même que, « bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions ». L’important est « qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations ».

Il ne faut pas non plus oublier que « l’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine ».⁠[26]

Dès lors, ne serait-il pas opportun que l’Église de Belgique, avant que des décisions politiques ne lui imposent un nouveau régime, prenne les devants, et dans un geste fort parce que profondément évangélique, elle ne renonce à ces privilèges et soit le moteur d’une nouveau modus vivendi entre les pouvoirs publics et les cultes ? Ne serait-il pas plus cohérent de s’en remettrre à la Providence plutôt qu’à l’État et de montrer que l’Église vit ce qu’elle prêche ?

Non seulement elle serait plus crédible mais elle retrouverait aussi plus de liberté. Peut-elle vraiment être prophétique en toutes circonstances si ses ministres sont les salariés d’un État qui, par ailleurs, prend de plus en plus de distances vis-à-vis de la simple morale naturelle ? N’oublions pas cette menace du Code pénal : « Seront punis d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six francs à cinq cents francs, les ministres d’un culte qui, dans l’exercice de leur ministère, par des discours prononcés en assemblée publique, auront attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l’autorité publique ».⁠[27]

Pourquoi l’Église de Belgique ne s’orienterait-elle pas vers une solution à l’italienne, par exemple ? Ce système adapté, librement consenti, clarifierait la situation, la rapprocherait de ce que suggère le Concile et redonnerait peut-être à l’Église, en ce pays, une saveur plus évangélique.

En 1947, J. Maritain écrivait ; »C’est la mission spirituelle de l’Église qui doit être aidée, non la puissance politique ou les avantages temporels auxquels tels ou tels de ses membres pourraient prétendre en son nom. Et dans l’était d’évolution et de conscience de soi auquel sont parvenues les sociétés modernes, une discrimination sociale ou politique en faveur de l’Église, ou l’octroi de privilèges temporels à ses ministres ou à ses fidèles, ou une politique de cléricalisme, seraient précisément de nature à compromettre, non à aider, cette mission spirituelle.(…) Par là même que la société politique a différencié plus parfaitement sa sphère propre et son objet temporel, et rassemble de fait dans son bien commun temporel des hommes appartenant à des familles religieuses différentes, il est devenu nécessaire que sur le plan temporel le principe de l’égalité des droits s’applique à ces différentes familles. Il n’y a qu’un bien commun temporel, celui de la société politique, comme il n’y a qu’un bien commun surnaturel, celui du royaume de Dieu, qui est supra-politique. Une fois la société politique pleinement différenciée dans son type « laïque » ou « profane », introduire dans la société politique un bien commun particulier, qui serait le bien commun temporel des fidèles d’une religion, fût-ce de la vraie religion, et qui réclamerait pour eux une situation privilégiée dans l’État, serait introduire un principe de division dans la société politique et manquer pour autant au bien commun temporel. C’est une conception pluraliste, assurant sur la base de l’égalité des droits les libertés propres des diverses familles religieuses institutionnellement reconnues et le statut de leur insertion dans la vie civile, qui est appelée, croyons-nous, à remplacer la conception dite (improprement) « théocratique » de l’âge sacral, la conception cléricale de l’époque joséphiste et la conception « libérale » de l’époque bourgeoise, et à harmoniser les intérêts du spirituel et ceux du temporel en ce qui concerne les questions mixtes (civiles-religieuses), en particulier celle de l’école »[28]. Cette prise de position annonce l’évolution officialisée lors du concile Vatican II, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

Pour illustrer son propos, Maritain évoque le concordat signé en 1940 entre le Saint-Siège et l’État portugais. L’exemple est, à ses yeux, particulièrement intéressant parce que le régime dictatorial de l’époque qui prétend s’inspirer de principes catholiques, n’a prévu, de la part de l’État, aucun traitement pour le clergé. Et Maritain, plein d’admiration, de citer le cardinal Cerejeira qui parlait d’une « glorieuse pauvreté » et soulignait « l’importance de l’exemple ainsi donné, et la nécessité pour le clergé de se consacrer uniquement et librement à la mission divine de l’Église ».⁠[29]

Devant les offensives laïques qui, autour de l’an 2002, ont effrayé bon nombre de catholiques belges qui se sentaient menacés dans leurs institutions, un religieux se demandait : « Leur foi reposerait-elle sur des institutions et non sur le roc inébranlable du Christ Seigneur ? ». Sa réflexion qui pèche clairement par son exaltation fidéiste n’en a pas moins le mérite de rappeler l’essentiel : « ce n’est pas sur les attaques éventuelles contre les positions de l’Église qu’il convient de se lamenter mais sur les multitudes de baptisés qui ont abandonné toute référence chrétienne ; sur les croyants qui ont davantage mis leurs espoirs dans les édifices que dans l’approfondissement de leur foi ; sur les paroisses engoncées dans la routine ; sur les responsables qui n’ont pas osé prendre des initiatives créatrices.

Nos frères persécutés savent d’instinct comment réagir : pratiquer les rites en cachette, se garder des espions, risquer sa carrière et même sa vie. Mais nous, chrétiens du « monde libre », nous a-t-on appris à résister à la pression d’une société où règne l’idolâtrie de l’argent, du confort et du profit maximum ? (…) »

Et il concluait plein de ferveur : « Plus modeste, plus humble, sans autre appui que sa foi, l’Église ira joyeusement son chemin, dépouillée de beaucoup de certitudes et d’institutions. Mais les pauvres reconnaîtront en elle le havre de grâce, les victimes de l’oppression y trouveront asile, les pécheurs pleureront d’allégresse d’y recevoir le pardon. Tout ne sera pas parfait -et ne l’a jamais été- mais ce sera plus évangélique ».⁠[30]


1. Il s’agit des cultes reconnus et de la « laïcité organisée ». A ce propos, « certains laïques déclarent ne pas se reconnaître dans la laïcité organisée et regrettent une structuration considérée à certains égards comme trop inspirée de celle des églises, ajoutant qu’en revendiquant une « part du gâteau », il sera plus difficile à la laïcité organisée de contester le financement des églises par l’État » ( HUSSON J.-Fr., op. cit., p. 85).
2. Art. 181 (anciennement 114). Sont exclus de cette mesure les membres des ordres réguliers et des congrégations religieuses. Par contre, les aumôniers et conseillers moraux en profitent.
3. Ce fut le cas de Ch. de Montalembert (1810-1870) grand défenseur des libertés religieuses qui se fit remarquer à Malines en 1863 par son discours intitulé « L’Église libre dans l’État libre ». (Cf. KOTHEN R., La pensée et l’action sociale des catholiques, Warny, 1945, pp. 100-106 et surtout MONTALEMBERT Charles de, L’Église libre dans l’État libre, Précédé de Des intérêts catholiques au XIXe siècle, Textes publiés et présentés par Jean-Noël Dumont et Daniel Moulinet, La nuit surveillée, Cerf, 2010).
4. Art. 21 (anciennement 16). Le même article stipulait encore que « Le mariage civil devra toujours précéder la bénédiction nuptiale, sauf les exceptions à établir par la loi, s’il y a lieu ».
5. Le territoire de la Belgique envahi, en 1792, par les troupes françaises se vit imposer, en 1795, les mesures révolutionnaires contre l’Église.
6. « Fraction variable de la récolte, prélevée par l’Église » ®.
7. Chambre, Questions et réponses, n°509, 21-2-1997, cité in SÄGESSER C. et COOREBYTER V. De, op. cit., p. 10. C’est la raison pour laquelle le constitutionnaliste Francis Delpérée (UCL) défend le système actuel qu’il considère comme « un bon système. Les « ministres du culte », et non le culte lui-même, sont subsidiés. Ils offrent un service à la société. Des hommes et des femmes veulent en effet avoir une assistance morale ou spirituelle, par exemple, en temps de maladie ou au moment du décès. Voilà ce qui justifie cette subsidiation à laquelle l’État consacre 10,2 milliards (BEF) par an. Si la laïcité est également financée, c’est pour son assistance morale ». (Cité par DELHEZ Ch., La Belgique, pays concordataire ?, in Dimanche, n°42, 11-11-2001). De son côté, J.-Fr. Husson déclare qu’ »un bilan complet du fonctionnement des cultes devrait comprendre aussi une estimation de leurs apports sociaux et culturels à la société » ( Le financement public des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques, op. cit., p. 5).
8. Ensemble des clercs et des laïcs chargés de la gestion matérielle d’une église catholique. Il s’agit d’une administration publique.
9. Assemblée de ministres du culte et de laïques élus pour diriger les affaires d’une communauté protestante ou israélite (R).
10. Art. 255, 9°.
11. Art. 255, 12°.
12. Loi provinciale du 30-4-1836, art. 69.
13. En profitent également des cultes non reconnus : Mormons, Témoins de Jéhovah, Église norvégienne, Église suédoise, culte antoiniste, union bouddhique, Baha’is, églises protestantes n’appartenant pas à l’Église protestante unie de Belgique. Si le bouddhisme n’est pas encore reconnu à l’heure actuelle, l’asbl Union bouddhique belge reçoit une subvention. Pour mémoire, sont reconnus les cultes catholique romain (depuis 1830), orthodoxe (1985), israélite (1808), anglican (1835), protestant-évangélique (1876, modification en 2000), islamique (1974). La conception philosophique non confessionnelle est reconnue depuis 2002. (Cf. Service public fédéral, Justice)
14. Cf. SÄGESSER C. et COOREBYTER V. De, op. cit., p. 7.
15. Réduction ou gratuité des droits de mutation, de succession, d’enregistrement, exemption, à certaines conditions, des taxes d’affichage, sur la valeur ajoutée ou sur les contrats d’assurance (Cf. HUSSON J.-Fr., op. cit., p. 47).
16. Le Concordat de 1801, toujours en vigueur dans ces départements, prévoit que « le gouvernement assurera un traitement convenable aux évêques et aux curés... »(art. 14). Ajoutons, pour être complet, que depuis 1828, le département de Guyane rémunère le clergé local. Le culte catholique est d’ailleurs le seul à être juridiquement reconnu. En Tunisie et en Algérie, jusqu’à leur indépendance, les ministres du culte étaient aussi rétribuées par les deniers publics. (Cf. d’ONORIO J.-B., La crise de la laïcité française, in La laïcité au défi de la modernité, Téqui, 1990, p. 48).
17. Loi des 9-11 décembre 1905, art. 1.
18. Il a, la plupart du temps, le choix entre différents cultes (Allemagne, Suisse, Suède) et même, en Espagne et en Italie, entre différentes œuvres sociales. Au Danemark et en Norvège, seule l’Église évangélique luthérienne peut bénéficier de cet impôt. Les contribuables peuvent s’abstenir de payer cet impôt sauf en Italie. Contre ce système, on avance que les cultes dont les adeptes jouissent de revenus élevés seront avantagés et que le choix philosophique par voie fiscale peut être une atteinte à la vie privée.
19. Suivant les paramètres choisis, la part de l’Église catholique s’élève à un peu moins de 80-90% du total alloué aux cultes et à la laïcité. Cette part diminue en fonction de la diminution du nombre de traitements versés.
20. SÄGESSER C. et COOREBYTER V. de, op. cit., p. 24. De plus, un traitement de chapelain peut être pris en charge si la chapellenie concerne 400 habitants à une distance maximum de 2km de l’église-mère (HUSSON J.-Fr., op. cit., p. 11). Les curés, desservants, chapelains et vicaires sont rémunérés ainsi que les assistants paroissiaux qui sont des laïcs au service de l’Église et assimilés, du point de vue de la rémunération, aux précédents..
21. Pour l’ensemble de la Belgique, la pratique dominicale est passée de 1967 à 1995 de 42,9% à 13,1% de la population de 5 à 59 ans. Pour la même période, les baptêmes sont passés de 93,6% des enfants à 68,1% ; les funérailles de 84,3% à 77,7% ; les mariages de 86,1% à 50,2%. (Service de statistiques de la Conférence épiscopale cité par SÄGESSER C. et COOREBYTER V. de, op. cit., pp. 18-19). En 2009, la pratique dominicale est tombée, pour l’ensemble du pays, à 4.9%. En 2007, les mariages religieux étaient à 25.6%, les baptêmes à 54.6%, les funérailles à 58.4 %. (SÄGESSER C., Observatoire des religions et de la laïcité, 18 avril, 2012.)
22. Id., p. 24.
23. DELHEZ Ch., La Belgique, pays concordataire ?, op. cit..
24. Ce critère est aussi discuté car, pour l’Église catholique, faudrait-il prendre en compte les quelques pourcents restants de pratiquants, les 20 ou 50% de « demandeurs de rites » ou encore le e nombre d’élèves suivant le cours de religion catholique dans l’enseignement officiel obligatoire, à leur niveau respectif ? De même, « pour la laïcité, faut-il prendre comme repère le 1,1% de la population qui adhère à la libre-pensée ou, selon d’autres enquêtes, les 12% qui se situeraient dans cette ligne laïque ou encore les 15% (de 29 à 46 en 2018) des enfants qui fréquentent le cours de morale ? ». Or, « ces trois dernières années, 30% des subsides régionaux en Wallonie ont été à la laïcité » ! (DELHEZ Ch., id.). Le cardinal Danneels fait remarquer qu’ »il est (…) irrecevable de limiter le nombre des membres de l’Église au nombre de pratiquants dominicaux. Le baptême reste le fondement de l’appartenance à l’Église. Et enfin est-il bien vrai que l’Église est minoritaire dans notre pays ? « Il semble, note (…) René Rémond, que le sociologue a tort d’adopter les critères mêmes de l’Église pour apprécier l’étendue de son influence et de privilégier presque exclusivement les taux de pratique. Pourquoi, dit-il, appliquer au religieux des critères somme toute plus stricts que ceux adoptés pour les autres faits d’appartenance sociale. Comparons avec les partis politiques, continue-t-il, personne n’a l’idée de limiter leur rayonnement à la seule assiduité de leurs militants aux réunions. Et l’on ne mesure pas l’intérêt pour le football aux nombre de ceux qui le pratiquent ou adhèrent à un club, mais à l’audimat réalisé lors d’une Coupe du Monde » (Le christianisme en accusation, p. 35).
   On s’abstiendra donc de parler d’une religion minoritaire en se basant sur le seul critère de la pratique dominicale régulière. Beaucoup restent unis à l’Église par les liens intermittents des rendez-vous saisonniers lors des « quatre saisons de la vie », la leur et celle des autres » (L’Église et les défis du troisième millénaire, in DC n° 2269, 5 mai 2002, pp. 444-445).
25. GS 76 §5.
26. GS 76 §2.
27. Article 268.
28. Les droits de l’homme et la loi naturelle, P. Hartmann, 1947, pp. 30-32.
29. Id., p. 33.
30. DEVILLERS R. (dominicain), Vers un nouveau statut de l’Église ?, in Dimanche, n°38, 14-10-2001.

⁢a. Faut-il avoir peur du « modèle » français ?

Sur un plan général, il n’est pas inutile de revenir, plus en profondeur, à la conception laïque de l’État telle qu’elle se vit en France pour mesurer jusqu’à quel point elle peut être compatible avec la vision chrétienne des rapports entre l’Église et l’État.

Il ne faut pas non plus perdre de vue que la radicalité française en la matière hante de nombreux esprits et que l’instauration d’un système extrême tel que celui-là est de plus en plus possible du fait de la déchristianisation et de l’émergence de gouvernements très laïques.

Que pensent les évêques français de la vie de leur Église au sein d’une République officiellement laïque ?

Si la séparation imposée en 1905⁠[1] été cruellement ressentie et durement contestée, la négociation a progressivement apaisé les esprits.

En 1923 déjà, l’abbé Ferdinand Renaud⁠[2] écrivait que « le premier résultat de la loi du 9 décembre 1905 fut d’abolir cette situation officielle ou quasi officielle des Églises dans l’État :  »la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » dit l’article 2 de la loi. C’est le principe même de la séparation. Il ne s’agit pas de le remettre en question. Quelque opinion qu’on puisse avoir sur la légitimité de ce principe et quelques regrets qu’on laisse parfois surprendre, de part et d’autre, de l’ancien état de chose, il semble bien qu’aucune des deux puissances, pas plus la spirituelle que la temporelle, n’accepterait, si on le lui offrait, de renouer les liens, pesant parfois comme des chaînes, que la séparation a brisés ».⁠[3]

Le 13-11-1945, les cardinaux et archevêques de France déclaraient⁠[4]:

1° Si on entend proclamer la souveraine autonomie de l’État dans son domaine de l’ordre temporel, son droit de régir seul toute l’organisation politique, judiciaire, administrative, fiscale, militaire de la société temporelle, et, d’une manière générale, tout ce qui relève de la technique politique et économique, nous déclarons nettement que cette doctrine est pleinement conforme à la doctrine de l’Église.

Si le cléricalisme est l’immixtion du clergé dans le domaine politique de l’État, ou cette tendance que pourrait avoir une société spirituelle à se servir des pouvoirs publics pour satisfaire sa volonté de domination, nous déclarons bien haut que nous condamnons le cléricalisme comme contraire à l’authentique doctrine de l’Église.

2° La « laïcité de l’État » peut aussi être entendue en ce sens que, dans un pays divisé » de croyances, l’État doit laisser chaque citoyen pratiquer librement sa religion.

Ce second sens, s’il est bien, compris, est lui aussi, conforme à la pensée de l’Église.

3° Par contre, si la « laïcité de l’État » est une doctrine philosophique qui contient toute une conception matérialiste et athée de la vie humaine et de la société, si ces mots veulent définir un système de gouvernement politique, qui impose cette conception aux fonctionnaires jusque dans leur vie privée, aux écoles de l’État, à la nation tout entière, nous nous élevons de toutes nos forces contre cette doctrine: nous la condamnons au nom même de la vraie mission de l’État et de la mission de l’Église.

4° Enfin, si la « laïcité de l’État » signifie la volonté de l’État de ne se soumettre à aucune morale supérieure et de ne reconnaître que son intérêt comme règle de son action, nous affirmons que cette thèse est extrêmement dangereuse, rétrograde et fausse.

Cette thèse est rétrograde parce qu’elle nous ramène à la conception de l’État païen, dont le christianisme nous avait libérés : l’empereur, maître absolu des consciences et des vies. Le progrès du droit moderne s’est fait dans le sens d’une limitation de l’absolutisme de l’État : du droit public interne, puisque l’État lui-même admet le recours, pour excès de pouvoir contre les actes abusifs de ses représentants et de son autorité ; du droit international, car, de plus en plus, il apparaît évident qu’un ordre de justice et de paix ne pourra être établi entre les nations que si chacune consent à abandonner une part de sa souveraineté. »

Cette importante mise au point éclaire encore aujourd’hui la pensée des évêques de France. Ils ne remettent pas en question le caractère laïc de la République⁠[5] mais se prononcent pour une laïcité « ouverte »⁠[6].

En 1996, le Pape fut invité, en France, à célébrer le XVe centenaire du baptême de Clovis. Devant certaines réactions négatives qui accusaient l’Église de pécher contre la séparation, l’épiscopat publia d’intéressantes mises au point.

Mgr Bernard Panafieu, archevêque de Marseille, affirma⁠[7] que jamais l’Église en France n’avait voulu remettre en cause la laïcité. Au contraire il en souligna les aspects positifs : « une certaine manière de vivre ensemble dans la reconnaissance des diversités, une convergence des esprits autour des principes de dignité et de droit de l’homme, une volonté, jamais tout _ fait acquise, de défense et de promotion de la vie et de la famille » ; (…) « une manière de vivre ensemble dans le respect des lois de la République et l’apprentissage de la différence » ; (…) « un partenariat en vue d’édifier une société de convivialité »

Il prôna aussi une « laïcité ouverte » qui « ne se réduit pas à une sorte de neutralité bienveillante. Elle n’est pas non plus synonyme d’absence de valeurs. Elle ne s’identifie pas au néant éthique et ne livre pas le citoyen à lui-même : elle a besoin de références pour éclairer le comportement des citoyens »

Il est clair que de la conception que l’on se fait de l’homme dépend le mode de vie en société. Or, peut-on laisser l’homme sans références, sans repères, sans mémoire, sans modèle ? Et comment se feront les choix auxquels il sera confronté ? « La revendication de l’autonomie des consciences ne génère-t-elle pas inévitablement une société laxiste et éclatée où toute contrainte devient insupportable ? » Si « la laïcité est en danger », ce n’est pas du fait de l’Église « mais c’est au contrarier l’absence de références anthropologiques et spirituelles qui rend la société ouverte à tous les excès de l’individualisme, du fondamentalisme et de la violence qui en découle ». Dans une telle situation, « il est normal que les grandes traditions spirituelles (…) puissent librement s’exprimer et témoigner de leur sens de l’homme créé à l’image de Dieu ». Elles ne cherchent pas à s’imposer par la force . Elles « apportent des raisons de vivre à une société en perte de finalités, en l’appelant à une utopie de communion dans le respect des diversités. Elles proposent des repères moraux non pas pour plaquer une morale « prêt à porter », mais (…) pour « initier à la capacité de discerner les enjeux éthiques des situations » (G. Coq) ».

Avec la sécularisation et le triomphe de la laïcité, « les Églises, après avoir eu le sentiment de perdre tout pouvoir dans la nation, se réinvestissent à un autre niveau plus profond : elles irriguent une société en perte de sens, proposent leur patrimoine spirituel et, du même coup, canonisent la laïcité comme « mode vie ensemble », et paradoxalement retrouvent ainsi leur rôle évangélique de servantes de l’homme et de la société ».

Toujours à propos des remous provoqués par la célébration du baptême de Clovis, Mgr Gérad Defois, archevêque de Reims, renchérit⁠[8] : « La séparation de l’Église et de l’État nous apparaît une sauvegarde de nos libertés, y compris des libertés religieuses ». (…) « …Chrétiens et laïcs se rejoignent, ils s e reconnaissent un patrimoine moral commun lorsqu’ils mettent l’homme, ses droits et sa dignité, ses devoirs et sa responsabilité au cœur de la solidarité nationale ». Si l’alliance entre l’Église et l’État « n’est plus structurelle en contexte laïc de sécularisation, il n’en demeure pas moins vrai que nous avons ensemble à faire l’avenir dans une France aux multiples héritages et une nation en perpétuelle genèse dans le dialogue des cultures, des religions et des idéaux spirituels ». Dès lors, « …valeurs laïques et valeurs chrétiennes sont appelées à se conforter pour promouvoir fraternellement la liberté et l’égalité dans la société qui naît aujourd’hui »

Après la visite de Jean-Paul II, Mgr Balland, archevêque de Lyon rappela⁠[9] : « …la séparation de l’Église et de l’État que personne ne veut remettre en cause et la laïcité de l’État dont chacun reconnaît qu’elle est, chez nous, nécessaire…​ ».

Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, porta le débat sur le plan pédagogique. Nous devons être, déclara-t-il⁠[10], « dans notre société, non pas des conquérants, mais des témoins de la vérité et de l’amour de Dieu manifestés en Jésus-Christ ». Conscient de l’existence d’un courant anticlérical, l’évêque entend dépasser la polémique car il y a, aujourd’hui comme hier, entre les uns et les autres « des convictions et des valeurs communes : en particulier, le respect de la vérité, la droiture dans les comportements personnels, le sens de la justice pour tous dans la vie sociale ». La société est devenue plurielle et « …​nous ne rêvons pas d’y imposer notre foi, puisqu’elle est un appel à la liberté personnelle. Mais nous sommes pour tous : catholiques, c’est-à-dire ouverts à la totalité des réalités de ce monde, et désireux d’y inscrire les signes de l’amour de Dieu pour tout être humain. » (…) « …​Il ne nous suffit pas de nous réclamer d’un héritage prestigieux. Nous sommes cette Église du temps présent que Dieu appelle à se ressourcer sans cesse ».

Peu après cette visite de Jean-Paul II, eut lieu, à Lourdes, l’Assemblée plénière de la Conférence des évêques de France. Ce fut l’occasion de revenir, en profondeur, sur ce que devaient être les relations entre l’Église et l’État laïc.

Dans son Discours d’introduction[11], Mgr Joseph Duval, président de la Conférence épiscopale reconnut que « la loi de 1905, née dans un climat de guerre, a fini par être acceptée et interprétée dans le sens d’une distinction des pouvoirs, dans le respect de la dimension sociale de la vie religieuse et de la coopération avec les autorités civiles pour le bien de la nation ». Mais il n’hésita pas à dénoncer une autre conception de la laïcité qui est « en contradiction avec la loi. Il faudrait, expliqua-t-il, au nom de cette laïcité, que la foi chrétienne et même l’Église soient reléguées dans la sphère du privé et n’apparaissent pas dans l’espace public. Or si l’acte de croire en Dieu relève d’un choix personnel, la pratique de la foi a une dimension sociale et entraîne des conséquences sur le comportement individuel et sur le lien social. La foi chrétienne propose une conception de l’homme qu’il ne convient pas d’imposer aux autres, mais avec laquelle les chrétiens souhaitent entrer dans le débat d’idées pour le bien de l’homme et de la société[12]. En revanche, les tenants d’une laïcité niant la dimension sociale du fait religieux, en viendraient à le concevoir comme un délit d’opinion. Seuls les chrétiens n’auraient pas le droit de s’exprimer publiquement, de témoigner de leur foi et d’inviter à les rejoindre.

Les chrétiens sont des citoyens à part entière et participent loyalement à la vie du pays. Ils apportent leur contribution à la société au nom même de leurs convictions de la liberté, de la générosité et de la solidarité des enfants de Dieu. L’Église ne peut accepter que pour elle la laïcité soit l’exclusion de ce domaine ».

Intéressante aussi est l’analyse de la notion même de laïcité à laquelle s’est livré le cardinal Pierre Eyt⁠[13]. Nous avons vu plus haut que J.-P. Chevènement lui-même rappelait que la laïcité n’est pas un dogme contrairement à ce que de nombreux « laïques » donnent à penser. Pour le cardinal Eyt, la laïcité « ne peut pas constituer un principe tel qu’il échappe à toute discussion. Telle est la modernité qu’aucune idée ne revêt désormais un caractère sacré ou un caractère maudit qui puisse en interdire la discussion ou la mise en débat. La laïcité ne peut échapper au questionnement qu’elle prône pour toute autre opinion ou tout autre principe. A la vouloir un dogme indiscutable, les tenants de la laïcité l’excluraient de la modernité qu’ils prétendent précisément constituer par le principe de cette même laïcité  ».

L’archevêque de Bordeaux rappelle ensuite la distinction entre la « laïcité de refus » ou « de restriction » qui interdit de « donner à toute forme de transcendance spirituelle ou religieuse la moindre part de l’espace public, ainsi que de lui reconnaître une capacité d’expression et de compétence regardant la société » et la « laïcité de respect » ou de « neutralité » ou encore « d’intervention positive » qui peut « se comprendre comme la mise en œuvre, équitable et respectueuse, de la présence et de l’action dans le champ social d’une pluralité d’expressions organisées se manifestant sur le plan religieux et spirituel ».

Ceci dit, l’auteur fait plusieurs remarques :

  1. La sécularisation n’a pas uniformisé le statut des Églises et des institutions religieuses en Europe.

  2. La sécularisation « en atténuant les conflits de nature strictement religieuse, affaiblit par là même la revendication et la légitimation de la laïcité. Cette dernière apparaît alors, à son tour, comme une variante dans l’expression de l’absolu et, à ce titre, comme une certaine forme de dogmatisme, pouvant être elle-même marquée par l’intolérance, bref une « religion séculière ». »

  3. La sécularisation est aujourd’hui confrontée à une quête de religiosité, à « une certaine reviviscence de la religion » qui n’est pas toujours sans danger vu l’efflorescence de certaines sectes. A cet égard, la « laïcité de refus » peut être accusée « de devenir un moyen discriminatoire et policier dans un champ social où la compétence de l’État, précisément laïque, ne peut se mettre pour autant au-dessus de toute discussion et contestation ».⁠[14]

  4. La sécularisation est confrontée aussi au fait que la religion, le christianisme en particulier, a informé la culture, y compris la morale, occidentale. Comment se comprendre et comment comprendre la laïcité elle-même, qu’elle soit « de refus » ou « de respect », sans en tenir compte ?

  5. La sécularisation est mise aujourd’hui en question par l’Islam qui « n’a pas de principe fondateur pour penser quelque forme que ce soit de laïcité ». Si, en effet, la laïcité est « le résultat de l’Évangile et du christianisme » (Rendez à César…​), l’Islam, lui, « voit une unité insécable là où nous voyons une distinction créatrice »

  6. Si toute religion peut devenir « une vision totalisante ou même totalitaire du réel » et « emprunte les voies de l’agressivité en excluant ceux qui ne partagent pas les mêmes idées et les mêmes comportements », cette tentation intégriste « peut aussi affecter des idéologies et des attitudes athées entraînant alors une véritable anti-religion. Au nom de quelle immunité miraculeuse de la laïcité échapperait-elle à l’intégrisme ? »

Il découle de ces constats et réflexions que la laïcité de refus ne peut « pas passer pour un principe universel ». A moins de la considérer comme une idéologie, elle est « le résultat singulier de l’histoire particulière » de la France. « Par contre, dans la mesure où pour répondre à des questions nouvelles, notre conception et notre pratique de la laïcité évolueraient elles aussi, nous pourrions conclure que la laïcité est un principe universel, susceptible de mises en œuvre toujours amendables dans des contextes culturels et sociaux très diversifiés ».

Dans un esprit de dialogue encourageant pour l’avenir de leurs relations, le 12 février 2002, l’Église catholique et l’État français « ont décidé de formaliser leurs relations par des réunions régulières (…). Des deux côtés, on assure qu’il n’est absolument pas question de toucher aux lois de séparation de l’Église et de l’État de 1905 ni aux accords de 1923 sur les relations entre l’Église catholique et l’État, mais de régler les problèmes[15] qui ont pu surgir au cours des années »[16]. Alors que une concertation était engagée avec des représentants de l’Islam en France et que des rencontres régulières ont déjà lieu avec des représentants du Judaïsme, « paradoxalement, il n’existait pas de structure de concertation avec l’Église catholique, la plus ancienne et la plus nombreuse »[17]. Commentant l’événement, Mgr Tauran déclara : « Nous sommes dans une société pluraliste, il est normal que les catholiques puissent faire entendre leur voix, non pas pour imposer leur point de vue, mais pour faire réfléchir ceux qui ont la gestion de la chose publique et la société tout entière sur certains enjeux et surtout la dimension transcendante de l’homme. On ne peut pas séparer l’Église de la société, parce que la dimension transcendante de l’homme fait que les problèmes spirituels un jour ou l’autre atterrissent sur la table des hommes politiques. Et donc il faut faire en sorte de donner à l’Église cette possibilité d’être un partenaire ».⁠[18]

Il ressort de cet examen du cas français que la laïcité est parfaitement acceptable si elle respecte la nature et la liberté de l’État et des Églises et se construit sur ces quatre principes simples⁠[19] :

« -la non-confessionnalité de l’État ;

-la liberté religieuse (qui est bien davantage que la liberté de culte) ;

-l’incompétence des Églises pour connaître directement ce qui relève du temporel ;

-la non-immixtion du pouvoir civil dans le domaine spirituel. »[20]

A propos de la non-confessionnalité de l’État, « on peut légitimement estimer que les principes généraux énoncés dans les deux premiers articles de la loi de 1905 n’offrent plus, en, tant que tels, de difficultés pour l’Église. Au contraire, ils offrent un cadre dans lequel cette dernière reconnaît pouvoir accomplir sa mission. Elle retrouve même des aspects essentiels de sa doctrine : la liberté des consciences et l’incompétence naturelle de l’État en matière spirituelle, que consacre et régule à la fois le principe de laïcité »

A propos de la liberté religieuse, il faut « faire observer que la notion de culte ne peut seule rendre compte des activités des Églises er ne parvient plus à leur donner toute leur place en une nation, car elle ne permet pas d’offrir un espace suffisant à leur expression sociale ».⁠[21]

A propos de l’incompétence des Églises pour connaître directement ce qui relève du temporel, le mot « directement » a toute son importance car « les forces religieuses (…) sont surtout une chance pour la vie en commun, pour peu qu’elles puissent aussi participer, à leur place et grâce à une certaine reconnaissance, à la construction d’une société où l’homme est reçu dans toutes ses dimensions culturelles et spirituelles ».

A propos de la non-immixtion du pouvoir civil dans le domaine spirituel, « il reste à souhaiter que, libérés du laïcisme réducteur, les États puissent toujours mieux appréhender la dimension spirituelle des citoyens en vue d’assurer la paix religieuse et la concorde civique. Ainsi les Églises seront-elles mises en condition de pouvoir éclairer la route des hommes. »

Les quatre principes énoncés sont universalisables et peuvent se contracter dans cette formule claire et nette : « On peut, certes, séparer l’Église de l’État. On ne pourra jamais séparer l’Église de la société ! ».

C’est bien aussi la pensée du cardinal Roger Etchegaray, président du Conseil pontifical Justice et Paix et du Conseil pontifical Cor Unum : « Après l’État chrétien, dont le Concile a sonné le glas[22], après l’État athée qui en est l’exacte et aussi intolérable antithèse, l’État laïque ne se contente plus d’une neutralité par abstention : il est de son devoir, sans se renier, de faire appel à la religion comme à une référence vitale, porteuse d’un ensemble d’expériences et de valeurs qui peuvent contribuer à nourrir et à fortifier le tissu si fragile de la société (…). »⁠[23]

C’est bien encore la pensée du cardinal Danneels : « Personne ne mettra probablement en doute l’indépendance de l’État par rapport à l’Église ou l’inverse. L’indépendance de l’Église par rapport à l’État est d’ailleurs garantie par la Constitution. Rares sont ceux d’ailleurs qui veulent la totale séparation. Il y a à cela dans notre pays des raisons historiques et culturelles qui ont leur vérité et leur poids. Mais il y a aussi une raison anthropologique et sociale à ce refus, surtout si celui-ci devait prendre la forme d’une tendance à reléguer entièrement la religion dans le domaine de la vie privée.

La religion refuse d’être parquée ou cantonnée dans le domaine privé du foyer ou des bâtiments du culte. Dieu doit pouvoir être servi aussi en plein air. De plus l’appartenance religieuse ne se limite pas à la conviction intime et personnelle : elle se traduit aussi dans un engagement en société. qu’on pense au monde de l’enseignement, aux institutions chrétiennes de soins, aux initiatives en faveur des pauvres, des immigrés, des sans-papier, aux mouvements d’adultes et de jeunes et à l’urgence pour la société contemporaine d’aider les hommes dans la recherche de sens.

Limiter la religion au seul domaine du culte est faux et donc inacceptable. La foi inspire des œuvres autres que le culte, comme l’affirmait déjà saint Jacques : « La foi sans les œuvres est morte ». »[24]


1. Pour rappel, voici ses deux premiers articles:
   1. « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ».
   2 « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte…​ Pourront toutefois être inscrites aux dits budgets (de l’État, des départements, des communes) les dépenses relatives à des services d’aumôneries et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons »…​ La Constitution de 1946 n’a rien changé fondamentalement à ces principes, elle rappelle « la laïcité des pouvoirs et de l’enseignement publics » (1,13).
   La loi de 1905 dite « de séparation » fut fermement condamnée par Pie X, le 11-2-1906, dans l’encyclique Vehementer nos (cf. infra).
2. Il fut un des négociateurs d’un accord avec la République sur les associations diocésaines qui sont gestionnaires du temporel de l’Église. Si la loi de 1905 ne reconnaissait aucun culte, le droit offre aux groupements à connotation religieuse la possibilité d’avoir un statut dans l’État. La loi de 1905 prévoyait la constitution d’ »associations cultuelles » « ayant exclusivement pour objet l’exercice d’un culte ». Les religions protestante, orthodoxe, israélite, musulmane et bouddhiste adoptèrent cette formule. L’Église catholique refusa que « l’administration et la garde du culte public » soient attribuées « non pas au corps hiérarchique divinement institué par le Sauveur, mais à une association de personnes laïques » dépendant de l’autorité civile (PIE X, Vehementer nos). A partir de 1924, l’Église catholique a mis en place des associations diocésaines « fonctionnant selon un statut type établi en concertation entre l’épiscopat de l’Église de France et le Saint-Siège, statut type pour lequel le Conseil d’État a reconnu en décembre 1923 qu’il ne comportait aucune disposition contraire au droit français » dans la mesure où elles respectent les lois générales sur les associations. (GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit.).
3. Les Associations diocésaines, Etude sur le statut de l’Église en France, Dunot, 1923, p. 1 ; cité par TAURAN Mgr J.-L., Les relations Église-État en France : de la séparation imposée à l’apaisement négocié, DC, n°2263, 3-2-2002, p. 127.
4. DC n° 955, 6-1-1946.
5. A propos de la Constitution de 1958 qui proclame que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » (2, 1), le cardinal Eyt, archevêque de Bordeaux faisait remarquer qu’ »aucune objection conséquente n’a été soulevée contre cette définition » (in Le principe de laïcité est-il universel ?, DC n°2190, 18-10-1998, pp. 873-875).
6. J.-P. Chevènement (op. cit.) parle de « laïcité positive ». C’est, pour ce ministre, l’attitude ancienne des pays catholiques qui a suscité, dès le XIXe siècle, une « laïcité de combat » : « La France est le seul pays européen où la laïcité ait été élevée au rang de principe constitutionnel. Elle est le seul pays aussi où elle ait abouti à la séparation complète de l’Église et de l’État ». Cette radicalité s’explique par le lien étroit entre l’Ancien régime et l’Église : « De sorte que lorsqu’est venue l’heure de contester l’absolutisme royal, on a contesté dans le même temps, la hiérarchie et souvent la religion catholiques, qui fondaient sa légitimité de droit divin ». La séparation a pacifié les relations Église-État, en préservant, entre sphère privée et sphère publique, « un espace où s’épanouit la raison naturelle que tous les hommes ont en commun ». La laïcité de l’État « ne prémunit pas seulement chaque citoyen contre toute discrimination relative à sa religion ; elle fait de la chose publique une chose véritablement commune, où il n’y a place que pour l’argumentation éclairée par les lumières de la raison ; elle contribue ainsi à la formation du citoyen et à l’exercice de la démocratie ». J.-P. Chevènement ajoute encore que « …​la laïcité est une valeur ; ce n’est pas un dogme. » Comme on le voit ailleurs en Europe, « on peut en cultiver l’esprit selon d’autres modalités ». Et de citer l’Allemagne où les communautés religieuses jouissent d’un droit de taxation et où l’instruction religieuse fait partie du programme d’études des écoles d’État. De citer aussi la Grande-Bretagne où le Roi ou la Reine sont aussi chef de l’Église anglicane et où les dignitaires religieux siègent à la Chambre des Lords. Le gouvernement français lui-même n’a pas supprimé le régime concordataire en vigueur en Alsace-Lorraine depuis 1801. Preuve d’une « laïcité positive ». Finalement, ce qu’il y a de fondamental dans la laïcité commune à toute l’Europe, c’est « « la liberté de choisir sa religion, y compris celle de n’en pas choisir, le rejet de toute discrimination au regard de son appartenance confessionnelle, le respect rigoureux des consciences et donc des croyances, la soustraction du débat public et de l’activité scientifique à l’empire de quelque dogme particulier, le droit au libre examen, sans borne et sans exclusive, le refus des intégrismes fanatiques, …​ ». C’est pourquoi seul l’Islam fait encore vraiment problème mais, J.-P. Chevènement espère en son « noyau rationnel » pour trouver les modalités pratiques des rapports de l’Islam avec la République laïque.
7. Pour une nouvelle laïcité, in DC, n°2152, 19-1-1997, pp. 93-94
8. Le paradoxe républicain : un État laïc peut-il commémorer un baptême chrétien ?, in DC 2145, 6-10-1996, p. 815.
9. Après la visite de Jean-Paul II, in DC 2147, 3-11-1996 pp.920-921.
10. Catholiques dans une société laïque, in DC 2147, 3-11-1996, pp. 921-922.
11. DC 2149, 1-12-1996, pp. 1109-1110.
12. Cette idée sera soulignée encore dans le Discours de clôture de Mgr Louis-Marie Billé, Président de la Conférence des évêques de France : « Nous sommes ouverts au dialogue avec tous ceux qui désirent sauvegarder, dans la vie publique, des instances morales et spirituelles pour affirmer la dignité et la liberté des citoyens. La Laïcité, dans une démocratie moderne, est un lieu de responsabilité collective, de communication entre les différentes traditions spirituelles et morales ». (DC n° 2149, 1-12-1996, p. 1049).
13. Le principe de laïcité est-il universel ?, in DC n° 2190, 18 octobre 1998, pp. 873-875.
14. Pour illustrer cette réflexion, on peut méditer les remous provoqués par les travaux de la Commission d’enquête parlementaire créée en Belgique, en 1996, pour étudier le phénomène des sectes. Le Rapport présenté à la Chambre des Représentants de Belgique, le 28 avril 1997, recense (pp. 227-228) 189 groupes présentés comme « sectes actives » (cf. Gourou, gare à toi, publication du Gouvernement de la Communauté française, sd, p.7). Or, sur cette liste, figurent notamment Het Werk - L’Oeuvre, reconnue dans 20 diocèses, l_’Opus Dei_, prélature personnelle reconnue, le Renouveau charismatique reconnu également, et la Communauté St Egidio chargée, par le pape Jean-Paul II, après le rassemblement d’Assise, en 1986, de continuer les rencontres « Religions et Paix ». Le 30 avril 1997, la Conférence épiscopale de Belgique a dénoncé l’amalgame. Le Parlement a adopté la Rapport à l’exception de la liste élaborée par la Commission qui n’en a pas moins été publiée et reprise dans la presse. (Cf. RIES J., Église, sectes, mouvements religieux et société, in Cohérence n° 110, octobre-novembre-décembre 1997, pp. 34-39.)
15. Des groupes de travail sont mis sur pied pour étudier les questions liées à l’enseignement catholique, au fonctionnement des aumôneries, à l’utilisation des cathédrales et des églises, à la fiscalité.
16. La Libre Belgique, 13-2-2002.
17. Communiqué officiel : cf. www.premier-ministre.gouv.fr.
18. Cf. Zenit.org, 14-2-2002.
19. Cf. TAURAN Mgr J.L. (secrétaire pour les relations du Saint-Siège avec les États), Les relations Église-État en France : de la séparation imposée à l’apaisement négocié, Conférence à l’Académie des Sciences morales et politiques, 12-11-2001, in DC n°2263, 3-2-2002, pp. 122-128.
20. Il est intéressant de noter que les catholiques français pourraient reprocher à leur État laïc de ne pas l’être assez puisque « depuis le Modus Vivendi du 20 mai 1921, le gouvernement français a un droit de regard sur la désignation des évêques de France. Avant qu’il ne soit procédé à la nomination, le nonce interroge le gouvernement français pour savoir s’il n’a pas d’objections à faire valoir sur le candidat pressenti » (GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit.), contrairement au décret Christus Dominus (1965, n°20) qui demande que le choix des évêques et leur nomination soient laissés à l’entière liberté du Saint-Siège. Mais cette concession était sans doute nécessaire pour sauvegarder une autre liberté. Un petit détail piquant encore : le Président de la République qui aujourd’hui encore nomme l’archevêque de Strasbourg, est, en vertu d’une ancienne tradition, chanoine de la basilique romaine du Latran…​(Cf. GAUDEMET J., Le concordat dans la République laïque, in La laïcité au défi de la modernité, op. cit., p.202)
21. Cf. Mgr Claude Dagens : «  Nous ne pouvons pas nous résigner à une totale privatisation de notre foi, comme si l’expérience chrétienne devait rester enfouie dans le secret des cœurs sans prise sur le réel du monde et de la société » (Lettre aux catholiques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, Cerf, 1997, p. 34 et DC n°2149, op. cit., pp. 1016-1044. Cf. également le cardinal L.-M. Billé: « Encore faut-il qu’il soit reconnu que la religion ne se réduit pas à un sentiment religieux personnel, mais qu’il s’agit d’un phénomène de dimension sociale appelé à s’intégrer dans la vie publique » (Postface au livre de ARDURA B., Le Concordat de Pie VII et Bonaparte, Cerf, 2001, p. 135) et SCHRAMECK O. (directeur de cabinet du Premier ministre Jospin) : « Or il faut rappeler que dès l’origine, la laïcité n’a jamais été conçue comme l’expression d’une attitude indifférente voire hostile à l’expression sociale de la spiritualité religieuse » (Laïcité, neutralité et pluralisme, in Mélanges Jacques Robert, Montchrestien, 1998, pp. 195-205), tous deux cités par TAURAN Mgr J.-L., op. cit…​
22. « On arrive à des situations très délicates lorsqu’une norme spécifiquement religieuse devient, ou tend à devenir, loi de l’État, sans que l’on tienne compte comme on le devrait de la distinction entre les compétences de la religion et celles de la société politique. Identifier loi religieuse et loi civile peut effectivement étouffer la liberté religieuse et aller jusqu’à limiter ou à nier d’autres droits inaliénables de l’homme » (JEAN-PAUL II, Message pour la Journée de la Paix, 1-1-1991, DC n° 2020, 20-1-1991, p. 55).
23. Discours de réception à l’Académie des Sciences morales et politiques, 20-12-1994 in DC n° 2108, 15-1-1995, pp. 72-73.
24. L’Église et les défis du troisième millénaire, op. cit., p. 444.

⁢vi. qu’en pense Jean-Paul II ?

Dans son Discours de réception[1], le 24-10-1998, Jean Guéguinou, ambassadeur de France près le Saint-Siège, assura le Souverain Pontife qu’en France régnait « une conception apaisée de la laïcité, (…) une vision des relations des relations entre l’Église et l’État qui préserve un espace de vie fraternelle entre les hommes, quelles que soient leurs croyances »

Dans sa réponse, Jean-Paul II⁠[2], Jean-Paul II commença par rappeler son discours au Parlement européen du 11-10-1988 et la distinction évangélique entre Dieu et César : « Cette distinction essentielle entre la sphère de l’aménagement du cadre extérieur de la cité terrestre et celle de l’autonomie des personnes s’éclaire à partir de la nature respective de la communauté politique à laquelle appartiennent nécessairement tous les citoyens et de la communauté religieuse à laquelle adhèrent librement les croyants ». Il en vint alors à la notion de laïcité. Celle-ci, déclara le Saint Père, « est à entendre à la fois comme une autonomie de la société civile et des confessions religieuses, dans les domaines qui leur sont propres, mais en même temps comme une reconnaissance du fait religieux, de l’institution ecclésiale et de l’expérience chrétienne parmi les composantes de la nation, et non seulement comme des éléments de la vie privée. Le principe même de laïcité n’exclut ni la libre adhésion de foi des personnes, ni l’acceptation de la dimension religieuse dans le patrimoine national. L’autonomie légitime des réalités terrestres ne permet pas non plus que l’on fasse abstraction des principes qui fondent la vie personnelle et la vie sociale. La laïcité laisse donc à chaque institution, dans la sphère qui est la sienne, la place qui lui revient, dans un dialogue loyal en vue d’une collaboration fructueuse pour le service de tous les hommes. Une séparation bien comprise entre l’Église et l’État conduit au respect de la vie religieuse et de ses symboles les plus profonds, et à une juste considération de la démarche et de la pensée religieuses. Non seulement c’est une garantie de la libertés des personnes et des groupes humains, mais c’est aussi un appel pour que ce qui est propre à l’Église puisse demeurer un élément de réflexion pour tous et être une contribution positive aux débats de société, en vue de la promotion et du respect des personnes, ainsi que de la considération du bien commun et des droits de l’homme, qui sont des éléments objectifs que l’on ne peut jamais perdre de vue dans les décisions sociales ».


1. In DC n° 2193, 6-12-1998, pp. 1007-1009.
2. Discours au nouvel ambassadeur de France, DC n° 2193, 6-12-1998, pp. 1009-1012.

⁢vii. Retour en Belgique

A la lumière de ce qui précède, il est clair que l’enjeu essentiel ne se situe pas au niveau des symboles religieux dans l’espace public ni même au niveau du financement des cultes. L’essentiel est que soit reconnu le rôle social des religions.

Les chrétiens ne peuvent accepter les conditions qu’Yvan Ylieff mettait à leur adhésion au Parti socialiste : « …les chrétiens du P.S. doivent considérer leurs convictions religieuses éminemment respectables, comme affaires personnelles qui ne peuvent en aucune manière interférer dans la vie publique.

On peut être profondément chrétien et ardent socialiste, mais on ne peut pas être militant socialiste ou mandataire et promotionner l’enseignement catholique, faire campagne contre l’avortement ou s’opposer à la reconnaissance effective de la laïcité ».⁠[1] « Où se trouve donc le problème ? », s’interroge Ph. Busquin. « Il réside dans le fait que le chrétien, membre du P.S., peut être membre de la CSC et/ou membre de la mutualité chrétienne, qu’il met ses enfants dans l’enseignement libre, qu’il pratique les organisations culturelles ou parascolaires des mouvements chrétiens, qu’il participe de fait au renforcement d’appareils qui, par ailleurs, restent assez fondamentalement anti-socialistes ou peuvent apparaître comme tels »[2]. On peut certes discuter de la reconnaissance de la laïcité dans la mesure où, comme nous l’avons vu, cette reconnaissance a fait problème à certains de ses partisans mais il est impensable d’interdire aux chrétiens de s’engager de manière originale sur les autres questions. Cette intolérance n’est pas nécessairement le fruit du socialisme démocratique mais plutôt de son laïcisme.

En somme, ces socialistes ont beau dire⁠[3] qu’il ne faut pas s’enfermer dans un « laïcisme dur », que les « difficultés (…) tiennent d’abord au rôle historique que l’Église catholique a joué depuis toujours dans notre pays, mais davantage encore à la puissance que détiennent chez nous, dans la plus grande ville comme dans le plus petit village, les organisations catholiques de type social (mutualités, institutions de soins, etc.), de type syndical ou coopératif, et surtout de type éducatif (poids énorme des organisations de jeunesse catholiques dans tous les milieux). » Ils n’en affirment pas moins une « …​incompatibilité radicale entre la défense et le développement de cet enseignement (catholique) et la volonté propre au socialisme de construire un monde profondément différent ». Quelle stratégie alors adopter pour en finir avec cette présence chrétienne dans le tissu social ? La réponse est claire : « nous ne pouvons espérer rassembler les mouvements, les organisations, si nous refusons de rassembler et d’intégrer les individus ».

C’est très exactement la pensée et la praxis du léninisme le plus traditionnel. « La lutte antireligieuse, écrivait Lénine, ne peut se borner à des prêches abstraits, elle doit être liée à la pratique concrète du mouvement de classe, qui tend à supprimer les racines sociales de la religion »[4]. « Prenons un exemple : le prolétariat d’une région ou d’une branche d’industrie est formé d’une couche de (communistes) assez éclairés qui sont, bien entendu, athées, et d’ouvriers assez arriérés ayant encore des attaches à la campagne et au sein de la paysannerie, croyant à Dieu, fréquentant l’Église, et même soumis à l’influence du prêtre de l’endroit qui, admettons, est en passe de fonder un syndicat ouvrier chrétien. Supposons que la lutte économique dans cette localité ait abouti à la grève. Un marxiste est forcément tenu de placer le succès du mouvement gréviste au premier plan, de réagir absolument contre les divisions des ouvriers en athées et en chrétiens, de combattre absolument cette division. Dans ces circonstances, la propagande athée peut s’avérer superflue et même nuisible, non pas du point de vue sentimental, par crainte d’effaroucher, mais du point de vue du progrès réel de la lutte des classes qui, dans les conditions de la société capitaliste moderne, amènera les ouvriers chrétiens à l’athéisme, cent fois mieux qu’un sermon athée tout court. »[5]

Nous reviendrons, plus loin, sur ce type « laïcité de combat » subtil et délétère, sur les conditions et les pièges de l’action commune.

En attendant, tenons-nous-en fermement aux conditions de la « saine laîcité » telles qu’elles ont été précisées par Mgr Tauran. A condition que soit effectivement respecté et encouragé l’exercice des libertés d’enseignement, d’association et de religion, le « modèle » français lui-même est acceptable.

N’ayons, en tout ces, aucune nostalgie d’un État chrétien qui a été source de nombreux abus et a porté préjudice à la pureté du message évangélique que l’Église doit porter au monde. Travaillons plutôt à informer la société de l’esprit et des principes chrétiens en proposant inlassablement la bonne nouvelle à nos contemporains, en mettant en conformité nos discours et nos actes, en allant jusqu’au bout des exigences évangéliques et en montrant les bienfaits sociaux qu’elles procurent.

C’est, depuis plus de deux siècles, l’heure du peuple de Dieu, l’heure du laïcat. A lui d’investir et de transformer pacifiquement les structures politiques et économiques, d’animer tous les corps sociaux.

Cette action politique et évangélisatrice demande, comme nous le reverrons, courage, maîtrise et ouverture.

La liberté religieuse, en effet, ne l’oublions pas, a un aspect privé et un aspect public. En principe, dans nombre de sociétés, la démarche individuelle est respectée et même accentuée tandis que la manifestation publique et surtout l’engagement dans le monde sont souvent objet de suspicion et, de plus en plus, de restrictions. Il est un fait que le chrétien qui n’est guère gênant tant qu’il garde sa foi au fond de son cœur ou à l’ombre des sacristies, devient dérangeant lorsqu’il sort porter la Parole aux autres et, pis encore, lorsqu’il se sent poussé aussi, éclairé par cette même Parole, à « voir, juger, agir ». ⁠[6] Mais un chrétien peut-il s’abstenir d’être missionnaire ?

d’autre part, si, d’aventure, les chrétiens étaient à nouveau présents à tous les échelons de la société et de l’État, il n’en demeure pas moins que celui-ci ne pourrait se déclarer chrétien. Car il pécherait contre les affirmations claires du Concile Vatican II spécialement dans sa déclaration sur la liberté religieuse. La tentation serait certes forte de procéder, comme par le passé, d’une manière ou d’une autre, à une reconnaissance particulière mais, dans ce cas redoutable, il ne faudrait pas oublier la recommandation du Concile : « Si, en raison des circonstances particulières dans lesquelles se trouvent des peuples, une reconnaissance civile spéciale est accordée dans l’ordre juridique de la cité à une communauté religieuse donnée, il est nécessaire qu’en même temps, pour tous les citoyens et toutes les communautés religieuses, le droit à la liberté en matière religieuse soit reconnu et respecté ».⁠[7]


1. Des chrétiens au Parti Socialiste ? Une question à poser, in Des chrétiens au PS ?, Actes du Colloque organisé par l’Institut Emile Vandervelde à Seraing, le 20-9-1980, Notes de documentation, 81/NS 15, p. 39.
2. Etre laïque au Parti Socialiste, une position confortable, in Des chrétiens au PS ?, op. cit., p. 55.
3. MOUREAUX Philippe, Rapport final, in Des chrétiens au PS ?, op. cit., pp. 99-103.
4. Parti ouvrier et religion, in Pages choisies, t. II, p. 315, cité par OUSSET J., Marxisme et révolution, Montalza, 1970, p. 153.
5. LENINE, De la religion, pp. 15-19, cité in OUSSET, op. cit., p. 155.
6. Cf. MM, § 238.
7. DH, 6.