Avec Pie XII, nous allons assister à un changement assez radical dans le langage et dans l’esprit. Il abandonne la notion de société parfaite tant pour l’État que pour l’Église et il n’est plus question non plus de la « supériorité » ou de la « suprématie » de l’Église.
Dans son message de Noël 1941, il déclare que la reconstruction sociale, après la guerre, sera favorisée par les hommes d’État « s’ils se montrent prompts à ouvrir largement les portes et à aplanir le chemin de l’Église du Christ, afin qu’elle puisse, librement et sans entraves, mettre ses énergies surnaturelles au service de l’entente entre les peuples et de la paix… »[1]. Le ton est d’emblée très différent de ce que nous avons lu précédemment. Ici, l’Église demande de pouvoir servir la cause de la paix.
L’Église-institution n’apparaît plus du tout comme une concurrente, encore moins comme une autorité à laquelle il faut, d’une manière ou d’une autre, obéir. Le risque d’une dialectique État-Église s’estompe dans la mesure où le Saint Père insiste sur la différence de nature de cette société universelle qu’est l’Église, à la fois, à l’intérieur des États et en dehors des États : « L’Église catholique, dont Rome est le centre, est supranationale par son essence même. Ceci s’entend en deux sens : l’un négatif et l’autre positif. L’Église est mère, Sancta Mater Ecclesia, une vraie mère, la mère de toutes les nations et de tous les peuples non moins que de tous les individus, et précisément parce qu’elle est mère, elle n’appartient pas et elle ne peut pas appartenir exclusivement à tel ou tel peuple ni même à un peuple plus qu’à un autre, mais à tous également. Elle est mère, et par conséquent elle n’est ni ne peut être une étrangère en aucun lieu ; elle vit, ou du moins par sa nature elle doit vivre, dans tous les peuples. En outre, comme la mère, avec son époux et ses enfants, forme une famille, l’Église, en vertu d’une union incomparablement plus étroite, constitue, plus et mieux qu’une famille, le Corps mystique du Christ. L’Église est donc supranationale, en tant qu’elle est un tout indivisible et universel. »[2] Notons aussi, au passage que cette image de l’Église-mère efface ce que pouvait avoir d’inquiétant et d’intolérable parfois, l’idée d’une société parfaite supérieure.
Bien plus, sans altérer d’aucune manière la réalité surnaturelle et permanente de l’Église, Pie XII va mettre en évidence son ouverture au monde brisant du même coup l’impression d’auto-suffisance que l’insistance sur sa « perfection » pouvait donner. Ainsi, Pie XII rappelle[3] que l’Église « est un organisme bien vivant avec sa finalité, son principe de vie propres. » Cependant, tout en étant « immuable dans la constitution et la structure que son divin fondateur lui-même lui a données, elle a accepté et accepte les éléments dont elle a besoin ou qu’elle juge utile à son développement et à son action: hommes et institutions humaines, inspirations philosophiques et culturelles, forces politiques et idées ou institutions sociales, principes et activités. Aussi l’Église, en s’étendant dans le monde entier a-t-elle subi au cours des siècles divers changements, mais, dans son essence, elle est toujours restée identique à elle-même, parce que la multitude d’éléments qu’elle a reçus, fut dès le début constamment assujettie à la même foi fondamentale ».
Dans le même discours, Pie XII va montrer que la mission de l’Église n’a pas changé vis-à-vis des choses temporelles mais que son rôle est essentiellement moral, qu’elle est la meilleure alliée de l’État mais une alliée qui garde son esprit critique. L’Église , rappelle Pie XII, « est intervenue régulièrement dans le domaine de la vie publique, pour garantir le juste équilibre entre devoir et obligation d’un côté, droit et liberté de l’autre. L’autorité politique n’a jamais disposé d’un avoué plus digne de confiance que l’Église catholique ; car l’Église fonde l’autorité de l’État sur la volonté du Créateur, sur le commandement de Dieu. Assurément puisqu’elle attribue à l’autorité publique une valeur religieuse, l’Église s’est opposée à l’arbitraire de l’État, à la tyrannie sous toutes ses formes ». Quelle autorité politique ne souscrirait à un tel programme ?
La mission spécifique de l’Église est, plus que jamais, bien nettement établie : « A l’époque pré-chrétienne, l’autorité publique, l’État, était compétent, tant en matière profane que dans le domaine religieux. L’Église catholique a conscience que son divin fondateur lui a transmis le domaine de la religion, la direction religieuse et morale des hommes dans toutes son étendue, indépendamment du pouvoir de l’État. ». Dans cet esprit, les deux pouvoirs peuvent collaborer, au sens précis du terme sans confusion. Pour autant qu’il ne lèse pas le droit divin, l’État a sa liberté. Il semblerait donc que la nostalgie d’un État chrétien[4] s’efface résolument : « L’État et l’Église sont des pouvoirs indépendants, mais qui ne doivent pas pour cela s’ignorer, encore moins se combattre ; il est beaucoup plus conforme à la nature et à la volonté divine qu’ils collaborent dans la compréhension mutuelle, puisque leur action s’applique au même sujet, c’est-à-dire au citoyen catholique. Certes, des cas de conflit restent possibles : lorsque les lois de l’État lèsent le droit divin, l’Église a l’obligation morale de s’y opposer ».
Jean XXIII poursuivra dans la voie ouverte par son prédécesseur. Bien plus, il soulignera le fait que l’État[5] est antérieur à l’Église. Celle-ci naît au sein d’un État par le fait de citoyens qui sont devenus chrétiens. L’Église donc n’est pas une puissance étrangère, rivale ou menaçante mais une communauté particulière de citoyens qui continuent à servir l’État dans lequel ils sont nés avec les forces et les exigences nouvelles de leur baptême.
« L’Église, on le sait, est universelle de droit divin ; elle l’est également en fait puisqu’elle est présente à tous les peuples ou tend à le devenir. (…) L’Église entrant dans la vie des peuples, n’est pas une institution imposée de dehors et le sait. Sa présence en effet coïncide avec la nouvelle naissance ou la résurrection des hommes dans le Christ ; celui qui naît à nouveau ou ressuscite dans le Christ n’éprouve jamais de contrainte extérieure ; il se sent au contraire libéré au plus profond de lui-même pour s’ouvrir à Dieu ; tout ce qui en lui a quelque valeur se renforce et s’ennoblit »[6]. L’engagement économique et social n’est pas le fait d’une institution mais d’hommes : « nul en effet de ceux qui deviennent chrétiens ne pourrait ne pas se sentir obligé d’améliorer les institutions temporelles par respect pour la dignité humaine et pour éliminer les obstacles à la diffusion du bien ».
Le concile Vatican II est l’héritier de cette présentation nouvelle qu’il va approfondir et consolider à travers ses constitutions, ses décrets et ses déclarations que ce soit à propos de l’Église, de son action dans le monde, de l’apostolat des laïcs, de l’œcuménisme ou de la liberté religieuse.
a) par principe : aucune réalisation temporelle ne peut s’identifient au Règne du Christ ;
b) Louis XIV avait essayé de revenir à l’unité « sacrale » des deux ordres, en « domestiquant » le clergé à la cour, et en imposant par la violence l’unité de foi à tous ses sujets ;
c) enfin, autre retour au paganisme, cette société se voulait une société à « ordres ». Elle avait tenté de rétablir entre les hommes une différence de nature (basée sur la naissance), et non pas seulement une différence de fonctions ». (Église et politique, Centurion-La Croix, 1990, p 84).