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v. La doctrine classique de Léon XIII à Pie XI

Léon XIII, l’affirme nettement : « …​l’Église, non moins que l’État, de sa nature et de plein droit, est une société parfaite…​ »[1]. En effet, « …​par la volonté de Dieu, l’Église possède toutes les qualités et tous les droits qui caractérisent une société légitime supérieure et de tous points parfaite ».⁠[2]

Le Saint Père expliquera, dans quatre documents, comment il voit la cohabitation des deux « perfections » en insistant sur une idée que nous avons longuement étudiée dans le tome I : la distinction à opérer entre les deux « pouvoirs ».

Dans Immortale Dei, en 1885, il écrit : « Bien que composée d’hommes comme la société civile, cette société de l’Église, soit pour la fin qui lui est assignée, soit pour les moyens qui lui servent à l’atteindre, est surnaturelle et spirituelle. Elle se distingue donc et diffère de la société civile. En outre, et ceci est de la plus grande importance, elle est une société en droit et en son genre parfaite, parce que, de l’expresse volonté et par la grâce de son Fondateur, elle possède en soi et par elle-même toutes les ressources qui sont nécessaires à son existence et à son action. Comme la fin à laquelle tend l’Église est de beaucoup la plus noble de toutes, de même son pouvoir l’emporte sur tous les autres et ne peut en aucune façon être inférieur, ni assujetti au pouvoir civil. - En effet, Jésus-Christ a donné plein pouvoir à ses Apôtres dans la sphère des choses sacrées, en y joignant tant la faculté véritable de faire des lois que le double pouvoir qui en découle de juger et de punir. Toute la puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre ; allez donc ; enseignez toutes les nations…​ apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit (Mt 28, 18-20). -Et ailleurs : S’il ne les écoute pas, dites-le à l’Église (Mt 18, 17). Et encore : Ayez soin de punir toute désobéissance (2 Cor 10, 6). De plus : …​ Afin de n’avoir pas, arrivé chez vous, à user de sévérité, selon le pouvoir que le Seigneur m’a donné pour édifier et non pour détruire (2 Cor 13, 10). C’est donc à l’Église, non à l’État, qu’il appartient de guider les hommes vers les choses célestes, et c’est à elle que Dieu a donné mandat de connaître et de décider de tout ce qui touche à la religion ; d’enseigner toutes les nations, d’étendre aussi loin que possible les frontières du nom chrétien ; bref, d’administrer librement et tout à sa guise les intérêts chrétiens ».⁠[3] (…)

« …​ les dépositaires du pouvoir ne doivent pas prétendre asservir et subjuguer l’Église, ni diminuer sa liberté d’action dans la sphère qui lui est propre, ni lui enlever n’importe lequel des droits qui lui ont été conférés par Jésus-Christ. - Dans les questions du droit mixte, il est pleinement conforme à la nature ainsi qu’aux desseins de Dieu, non pas de séparer les deux pouvoirs, moins encore de les mettre en lutte, mais bien d’établir entre eux cette concorde qui est en harmonie avec les attributs spéciaux que chaque société tient de sa nature »[4].

En 1888, il dénoncera la « pernicieuse erreur de la séparation de l’Église et de l’État, quand, au contraire, il est manifeste que ces deux pouvoirs, quoique différents dans leur mission et leur dignité, doivent néanmoins collaborer l’un avec l’autre et se compléter mutuellement ». Cette volonté de séparer Église et État se manifeste de deux manières. Certains « veulent entre l’Église et l’État une séparation radicale et totale ; ils estiment que, dans tout ce qui concerne le gouvernement de la société humaine, dans les institutions, les mœurs, les lois, les fonctions publiques, l’instruction de la jeunesse, on ne doit pas plus tenir compte de l’Église que si elle n’existait pas ; tout au plus laissent-ils à chacun des membres de la société la faculté de vaquer dans leur vie privée, si cela leur plaît, aux devoirs de la religion. » d’autres « ne mettent pas en doute l’existence de l’Église, ce qui leur serait d’ailleurs impossible ; mais ils lui enlèvent le caractère et les droits propres d’une société parfaite et veulent que son pouvoir, privé de toute autorité législative, judiciaire, coercitive, se borne à diriger par l’exhortation, la persuasion, ceux qui se soumettent à elle de leur plein gré et de leur propre vouloir. C’est ainsi que le caractère de cette société divine est, dans cette théorie, complètement dénaturé, que son autorité, son magistère, en un mot, toute son action se trouve diminuée et restreinte, tandis que l’action et l’autorité du pouvoir civil est par eux exagérée jusqu’à vouloir que l’Église de Dieu, comme toute autre association libre, soit mise sous la dépendance et la domination de l’État. » Il y en a, enfin, beaucoup qui « n’approuvent pas cette séparation de l’Église et de l’État ; mais ils estiment qu’il faut amener l’Église à céder aux circonstances, obtenir qu’elle se prête et s ‘accommode à ce que réclame la prudence du jour dans le gouvernement des sociétés. Opinion honnête, si on l’entend d’une certaine manière équitable d’agir, qui soit conforme à la vérité et à la justice, à savoir : que l’Église, en vue d’un grand bien à espérer, se montre indulgente et concède aux circonstances ce qu’elle peut concéder sans violer la sainteté de sa mission ».⁠[5]

L’encyclique Sapientiae christianae, en 1890, le rappellera encore: « Etant (…) non seulement une société parfaite en elle-même, mais une société supérieure à toute société humaine, (l’Église) refuse absolument, en droit et par devoir, à s’asservir aux partis et à se plier aux exigences changeantes de la politique ».⁠[6] (…)

« L’Église, sans nul doute, et la société politique ont chacune leur souveraineté propre ; par conséquent, dans la gestion des intérêts qui sont de leur compétence, aucune n’est tenue d’obéir à l’autre dans les limites où chacune d’elles est renfermée par sa constitution. De là, il ne s’ensuit pas, cependant, que naturellement elles soient désunies et moins encore ennemies l’une de l’autre. La nature, en effet, n’a pas seulement donné à l’homme l’être physique : elle l’a fait un être moral. C’est pourquoi de la tranquillité de l’ordre public, but immédiat de la société civile, l’homme attend le moyen de se perfectionner physiquement, et surtout celui de travailler à sa perfection morale, qui réside exclusivement dans la connaissance et la pratique de la vertu. Il veut, en même temps, comme c’est son devoir, trouver dans l’Église les secours nécessaires à son perfectionnement religieux, lequel consiste dans la connaissance et la pratique de la religion véritable ; de cette religion appelée la reine des vertus, parce que, les rattachant à Dieu, elle les achève toutes et les perfectionne ».⁠[7]

Tout cet enseignement est repris encore dans Praeclara Gratulationis, en 1894:,

« L’Église, de par la volonté et l’ordre de Dieu, son fondateur, est une société parfaite en son genre : société dont la mission et le rôle sont de pénétrer le genre humain des préceptes et des institutions évangéliques, de sauvegarder l’intégrité des mœurs et l’exercice des vertus chrétiennes et, par là, de conduire tous les hommes à cette félicité céleste qui leur est proposée. Et parce qu’elle est une société parfaite (…), elle est douée d’un principe de vie qui ne lui vient pas du dehors, mais qui a été déposé en elle par le même acte de volonté qui lui donnait sa nature. Pour la même raison, elle est investie du pouvoir de faire des lois, et, dans l’exercice de ce pouvoir, il est juste qu’elle soit libre pour tout ce qui peut, à quelque titre, relever de son autorité. Cette liberté, toutefois, n’est pas de nature à susciter des rivalités et de l’antagonisme ; car l’Église ne brigue pas la puissance, n’obéit à aucune ambition ; mais ce qu’elle veut, ce qu’elle poursuit uniquement, c’est de sauvegarder parmi les hommes l’exercice de la vertu et, par ce moyen, d’assurer leur salut éternel ». Un paragraphe résume bien la pensée de l’Église : « Dieu (…), Créateur et Roi du monde, qui, dans sa providence, a préposé au gouvernement des sociétés humaines à la fois la puissance civile et la puissance sacrée, a voulu qu’elles fussent, sans doute, distinctes, mais non séparées et opposées l’une à l’autre. Ce n’est pas assez dire, la volonté divine demande, comme d’ailleurs le bien général des sociétés, que le pouvoir civil vive en harmonie avec le pouvoir ecclésiastique. Ainsi donc, à l’État, ses droits et ses devoirs propres ; à l’Église, les siens ; mais, entre l’un et l’autre, les liens d’une étroite concorde. »[8]

Dès la fin du XIXe siècle, nous nous trouvons face à une doctrine qui ne changera pas : l’Église est une société qui a été instituée par Jésus-Christ lui-même. Elle est donc différente, par nature, de l’État et ne peut lui être soumise. Elle est libre par rapport à lui, en particulier dans l’enseignement de la religion. Mais elle peut aussi se prononcer sur les affaires temporelles.

Ces affirmations sont parfaitement conformes à ce que nous avons vu dans la première partie à propos de la distinction des pouvoirs. Toutefois, faute de quelques précisions, la formulation peut prêter à des interprétations qui feraient problème à la conscience chrétienne contemporaine.

\1. Comment entendre la « supériorité » de l’Église ? Nous avons lu que le « pouvoir de l’Église l’emporte sur tous les autres » ; que l’Église est « une société supérieure à toute société humaine »[9]. La justification se trouve sans doute dans une autre encyclique⁠[10] où Léon XIII nous explique que « seule, l’Église de Jésus-Christ a pu conserver et conservera sûrement jusqu’à la consommation des temps sa forme de gouvernement. Fondée par celui qui « était », qui « est », et qui « sera dans les siècles », elle a reçu de lui, dès son origine, tout ce qu’il faut pour poursuivre sa mission divine, à travers l’océan mobile des choses humaines. Et, loin d’avoir besoin de transformer sa constitution essentielle, elle n’a même pas le pouvoir de renoncer aux conditions de vraie liberté et de la souveraine indépendance, dont la Providence l’a munie dans l’intérêt général des âmes. » Grâce à ce texte, on comprend parfaitement le point de vue du pape mais, sans cette précision, la « supériorité » pourrait être entendue et a pu être entendue comme une autorité à laquelle il faut, d’une manière ou d’une autre, que tout l’ordre temporel soit soumis.

Plus profondément encore, le mot « supériorité » implique une comparaison. Or, peut-on vraiment comparer l’Église aux autres sociétés humaines ? Certes l’Église est aussi, nous allons le revoir, une société humaine mais pas exclusivement. Par son origine et par nature, elle est tout autre. Il convient donc d’abandonner cette habitude de les confronter et, pour la même raison de parler de « perfection ». On se retrouve alors dans une situation dialectique, un « face à face » de deux perfections. Un face à face que l’on espère sans conflit et qui se résoudra, au contraire, dans une « étroite concorde », où les parties vont « collaborer », « se compléter mutuellement », bref, vivre « en harmonie ». Est-on sûr que ces mots ne risquent pas de réintroduire le rêve d’un État chrétien et mener, à terme, à une nouvelle confusion de pouvoirs ? Et, d’autre part, comment vivre en harmonie avec un État pluraliste ?

\2. L’Église forte de sa différence, « refuse absolument, en droit et par devoir, à s’asservir aux partis et à se plier aux exigences changeantes de la politique ». Il faut évidemment bien s’entendre sur le sens dans lequel le mot Église est pris et dissocier l’action des partis politiques de l’autorité politiques. L’Église-institution n’a pas, bien sûr, à « s’asservir aux partis » mais les croyants laïcs peuvent s’y engager sans y être nécessairement « asservis »⁠[11]. Par ailleurs, les citoyens chrétiens sont soumis comme les autres à l’autorité politique légitime de même d’ailleurs que l’Église-institution en ce qui concerne certaines manifestations de sa visibilité (impôts, contrats de travail, normes de sécurité et d’hygiène, assurances, etc.) .

\3. Il faut aussi définir la liberté dont l’Église se réclame, à juste titre. Que sont exactement ces « intérêts chrétiens » que l’Église veut « administrer librement » ? Jusqu’où s’étend l’ »autorité législative, judiciaire, coercitive » de l’Église, son « pouvoir de juger et de punir » ? N’y a-t-il pas des cas qui relèvent peut-être de la justice ecclésiastique mais aussi de la justice civile ? L’une ne risque-t-elle pas de faire obstacle à l’autre ?

Toujours à propos de la liberté de l’Église, n’est-elle pas en porte-à-faux lorsqu’elle rappelle, avec raison, son indépendance par rapport à l’État tout en profitant de son aide financière, par exemple. Il nous faudra aussi examiner cette question.

Comme on le voit, des éclaircissements sont nécessaires. Ils seront donnés lors du Concile Vatican II.

En attendant, les principes énoncés par Léon XIII seront repris de pontificat en pontificat avec les mêmes risques d’ambigüités.

Selon Pie X⁠[12], « Quoi que fasse un chrétien, même dans l’ordre des choses terrestres, il ne lui est pas permis de négliger les biens surnaturels ; bien plus, il doit, selon les enseignements de la sagesse chrétienne, diriger toutes choses vers le Souverain Bien comme vers la fin dernière. En outre, toutes ses actions, en tant que bonnes ou mauvaises moralement, c’est-à-dire en tant que conformes ou non au droit naturel et divin, sont sujettes au jugement et à la juridiction de l’Église ». Une fois encore, que le chrétien s’efforce de « diriger toutes choses vers le Souverain Bien », est le vœu légitime de l’Église d’hier et d’aujourd’hui. Si ces actions, dans la mesure où elles sont ‘conformes ou non au droit naturel et divin », sont sujettes au jugement de l’Église⁠[13], il n’est pas dit qu’elles soient toutes soumises à la juridiction de l’Église. Sinon, où est encore la distinction nécessaire entre les deux pouvoirs ?

En ce qui concerne Pie XI, nous avons relevé plus haut la classification⁠[14] qu’il opérait entre les diverses « sociétés », distinguant « trois sociétés nécessaires, établies par Dieu » : la famille, la société civile et l’Église. Les deux premières sont d’ordre naturel tandis que la troisième est d’ordre surnaturel. Pour Pie XI, elles sont « à la fois distinctes et harmonieusement unies entre elles ». Pour éviter tout malentendu, il faudrait préciser en quoi elles sont distinctes et comment, tout en étant distinctes, elles peuvent être harmonieusement unies !

De plus, l’Église, parce qu’elle est une société parfaite d’ordre surnaturel et universel a « la suprématie dans son ordre », dans l’ordre surnaturel donc⁠[15] et par rapport aux autres sociétés surnaturelles, aux autres Églises et communautés religieuses. Nous verrons que ce point a fait difficulté au Concile Vatican II.

Pie XI réaffirmera l’indépendance de l’Église mais en parlant d’ »indépendance complète »[16].

Enfin, à propos des « choses temporelles »⁠[17], comme ses prédécesseurs, il écrira que « certes, l’Église ne se reconnaît point le droit de s’immiscer sans raison dans la conduite des affaires temporelles et purement politiques, mais son intervention est légitime quand elle cherche à éviter que la société civile tire prétexte de la politique, soit pour restreindre de toute manière les biens supérieurs d’où dépend le salut éternel des hommes, soit pour nuire aux intérêts spirituels par des lois et des décrets iniques, soit pour porter de graves atteintes à la divine constitution de l’Église, soit enfin pour fouler aux pieds les droits de Dieu lui-même dans la société »[18]. Dans quel sens, de nouveau, faut-il prendre « Église » et comment peut-elle intervenir légitimement ?


1. Immortale Dei, 1885, in Marmy 725.
2. Libertas praestantissimum, 1888, in Marmy 95.
3. In Marmy, op. cit., § 709.
4. Id., § 725.
5. Libertas praestantissimum, 1888, in Marmy, op. cit., § 95-98.
6. In Marmy, op. cit., § 864.
7. Id., § 866.
8. In Marmy, op. cit., § 1229-1230 et 1232.
9. Cf. aussi Sapientiae christianae (in Marmy, § 857) : « ...l’Église, société parfaite, très supérieure à toute autre société…​ ».
10. Au milieu des sollicitudes, 1892, in Marmy § 891.
11. Nous verrons, dans la partie consacrée à l’action « politique » des chrétiens, s’il est opportun qu’il existe des partis chrétiens.
12. Singulari Quadam, 1912.
13. Pie XI dira: « …​l’Église, en tant que société parfaite, a un droit indépendant sur les moyens propres à sa fin, et (…) tout enseignement, comme toute action humaine, a une relation nécessaire de dépendance vis-à-vis de la fin dernière de l’homme, et ne peut, dès lors, se soustraire aux règles de la loi divine, dont l’Église est la gardienne, l’interprète et la maîtresse infaillible ». (Divini Illius Magistri, in Marmy, § 364).
14. Divini Illius Magistri, 1929, in Marmy, § 363-364.
15. « Dans » et non « par » cet ordre, ce qui lui donnerait la suprématie sur la famille et l’État.
16. « Instituée par le Christ sous la forme organique d’une société parfaite, en vertu de ce droit originel, elle ne peut abdiquer la pleine liberté et l’indépendance complète à l’égard du pouvoir civil. Elle ne peut dépendre d’une volonté étrangère dans l’accomplissement de sa mission divine d’enseigner, de gouverner et de conduire au bonheur éternel tous les membres du royaume du Christ ». (Quas primas, 1925, in Marmy, § 1101).
17. « Encore que, de par sa mission divine, elle ait directement en vue les biens spirituels et non les biens périssables, l’Église - tous les biens se tiennent et s’enchaînent les uns les autres - n’en coopère pas moins à la prospérité, même terrestre, des individus et de la société, et cela avec une efficacité qu’elle ne pourrait surpasser si elle n’avait pour but que le développement de cette prospérité ». (Ubi arcano, 1922, in Marmy, § 960).
18. Id..