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Chapitre 1 : L’État et l’Église
- 1: i. Remarque préliminaire
- 2: ii. L’État : un échelon supérieur de l’organisation sociale
- 3: iii. Une société « parfaite » ?
- 4: iv. L’Église : une concurrence ?
- 5: v. La doctrine classique de Léon XIII à Pie XI
- 6: vi. La nouveauté de Pie XII
- 7: vii. L’enseignement de Vatican II
- 8: viii. Un petit détour par la philosophie
- 9: ix. Retour aux Écritures
i. Remarque préliminaire
Le mot « État » est employé par facilité. Nous verrons que les documents du magistère utilisent des expressions diverses qui ne sont pas, au sens strict, rigoureusement synonymes mais qui renvoient toutes aux affaires « temporelles » dans la mesure où, comme nous l’avons vu dans le tome I, elles se distinguent des affaires « spirituelles ». Ainsi, après avoir parlé de l’État, des pouvoirs publics, de la société politique ou civile, l’Église, lors du concile Vatican II parlera de communauté politique, expression qui englobe l’ensemble des réalités temporelles énumérées précédemment. Dans un commentaire de Gaudium et spes, les auteurs précisent que « le choix du terme est, à première vue étonnant, pour quiconque est habitué à distinguer la communauté nationale de la société civile ou politique. Il ne s’agit pas ici de la nation en tant que réalité de type culturel. Il ne s’agit pas non plus de l’État en tant qu’autorité publique , « cette partie du corps politique dont l’objet spécial est de maintenir la loi, de promouvoir la prospérité commune et l’ordre public et d’administrer les affaires publiques (J. Maritain, L’homme et l’État, p. 11) ». Communauté politique est ici entendue au sens de société politique : cette « communauté » est dotée d’éléments proprement sociétaires, une fin à atteindre, une autorité publique, un ordre juridique, une constitution, des structures ».[1] Nous verrons, au fur et à mesure des différents contextes, les précisions qu’il convient d’apporter.
Il en va de même pour le mot « Église ». Nous aurons aussi à établir des distinguos au fil des documents utilisés car, au sein de l’Église, tous n’ont pas le même rôle ni les mêmes responsabilités vis-à-vis de la société.
ii. L’État : un échelon supérieur de l’organisation sociale
Nous sommes bien sûr habitués à la présence de l’État dans nos sociétés modernes. Il ne faut toutefois pas oublier, comme l’écrivait un juriste, que « L’État est une invention extrêmement récente : il est né à la surface de la terre à des endroits et à des époques très différents puisque subsistent à l’heure actuelle, à côté d’immenses empires régissant le destin de plusieurs centaines de millions de personnes, des sociétés tribales vivant encore à l’âge de la pierre »[1]. A l’origine, et pendant de très longues périodes, le seul pouvoir connu est celui de la famille, de la tribu ou du clan.
La Bible nous donne un aperçu assez exact de l’évolution des sociétés humaines vers les conditions qui rendront nécessaires cette structure organisatrice qu’on nomme l’État. Et, à travers le temps, l’enseignement social chrétien reprendra ce schéma : l’homme est naturellement social et que cette sociabilité s’actualise d’abord dans la famille. Celle-ci en s’accroissant forme de petites communautés. Plusieurs familles constitueront une cité, la société civile nécessaire au progrès et à la paix. Cette société est le fruit de la volonté des hommes, d’un pacte exprès ou tacite, d’un consensus, d’une adhésion à cette forme particulière et élargie de la vie en commun. d’une certaine manière donc, on peut dire que c’est la société qui fonde l’État et non le contraire.
Toutefois, faisait remarquer Hegel[2], « les individus qui assurent leur conservation par un commerce avec d’autres personnes juridiques, et la famille, constituent les deux moments[3] encore idéels d’où naît l’État comme leur fondement véritable.
Cette évolution de la moralité objective immédiate à travers la division de la société civile, qui la conduit à l’État, lequel se manifeste comme son vrai fondement est la preuve scientifique du concept de l’État et il n’y en a pas d’autre. Si la marche du concept scientifique fait apparaître l’État comme un résultat, alors qu’il se donne lui-même comme le vrai fondement, c’est que cette médiation et cette illusion s’abolissent d’elles-mêmes dans l’immédiat. C’est pourquoi dans la réalité l’État est en général plutôt le premier. C’est à l’intérieur de lui que la famille se développe en société civile et c’est l’idée de l’État elle-même qui se divise en ces deux moments ».
Il est clair qu’on peut parfaitement appliquer au texte ci-dessus, la « perspective de lecture » proposée par H. Simon : « Comme dans une coupe géologique, explique-t-il, ce qui est dernier dans l’ordre de l’exploration est au contraire premier dans l’ordre de la réalité (…).
Ainsi, selon l’ordre du discours, la liberté va de la « mainmise »[4] de l’individu jusqu’à l’instauration d’un État libre. Mais dans la réalité, un individu n’est « libre » que s’il est déjà membre d’un État libre. Il faut en effet que l’État :
-garantisse la paix intérieure et extérieure,
-permette la prospérité de la société (approvisionnements, services, écoles, etc.),
-assure la stabilité des familles,
pour que les individus qui naissent puissent entamer leur apprentissage de la liberté.(…)
L’individu, pour sa part, dans son propre itinéraire, va découvrir l’État en dernier, quand il va s’expérimenter comme citoyen responsable ; mais, en réalité, il était toujours déjà précédé par l’État »[5].
Cette idée a été aussi développée par Pie XI si l’on veut bien étendre à l’État ou aux pouvoirs publics la notion de société civile qu’il utilise:
« En premier lieu, la famille, instituée immédiatement par Dieu pour sa fin propre, qui est la procréation et l’éducation des enfants. Elle a pour cette raison une priorité de nature, et par suite une priorité de droits, par rapport à la société civile. Néanmoins, la famille est une société imparfaite parce qu’elle n’a pas en elle-même tous les moyens nécessaires pour atteindre sa perfection propre ; tandis que la société civile est une société parfaite, car elle a en elle tous les moyens nécessaires à sa fin propre, qui est le bien commun temporel. Elle a donc sous cet aspect, c’est-à-dire par rapport au bien commun, la prééminence sur la famille, qui trouve précisément dans la société civile la perfection temporelle qui lui convient ».[6]
Cette remarque est importante car à n’insister que sur l’antériorité de la famille ou de l’activité économique, on risque d’amoindrir dangereusement le rôle de l’État et de susciter à son égard quelque méfiance comme si cette institution était secondaire et même superfétatoire. Or, l’État dont a eu certainement à se plaindre dans ses formes autoritaires, centralisatrices, totalitaires ou providentielles est à restaurer d’urgence dans le contexte libéral de ce début de siècle.
Une des raisons d’être majeure de l’État est de faire barrage aux violences naturelles et latentes auxquelles les individus et les groupes cèdent si facilement et donc d’instaurer les libertés, le code des droits et des devoirs. Comme l’a très bien vu Hegel, il a fallu des siècles pour que l’éminente dignité de tout homme « créé à l’image et à la ressemblance de Dieu » commence à pénétrer la réalité politique [7]et nous savons que sans volonté politique, la proclamation des droits de l’homme reste lettre morte.
Marx, on le sait, contestera très tôt cette vision et affirmera que l’État démocratique la_que qui, pour lui, est l’achèvement du christianisme[8], ne réalise qu’une liberté formelle, trompeuse. « La démocratie politique est chrétienne, en ce que l’homme - non pas seulement un homme, mais chaque homme - y est considéré comme un être souverain, suprême ; mais il s’agit de l’homme qui se présente comme inculte, comme non social, l’homme dans son existence contingente, l’homme dans son comportement ordinaire, l’homme qui est corrompu par toute l’organisation de notre société, perdu pour lui-même, aliéné, livré à la domination de conditions et d’éléments inhumains, en un mot l’homme qui n’est pas encore un être générique véritable ».[9]
On se rappelle, à cet égard, sa critique de la révolution française qui a séparé les droits du citoyen et les droits de l’homme. Le citoyen, membre de la société politique, est un homme abstrait tandis que l’homme concret, membre de la société civile, n’est qu’un individu égoïste, un bourgeois. « L’émancipation politique, écrit-il, c’est la réduction de l’homme, d’une part au membre de la société bourgeoise, à l’individu égoïste et indépendant, et d’autre part au citoyen, à la personne morale ». Dans quelles conditions, la véritable émancipation humaine aura-t-elle lieu ? Marx répond qu’elle »_ n’est réalisée que lorsque l’homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale, sous la forme de la force politique »[10].
L’État ne peut être l’instrument de l’émancipation de l’homme puisque, s’il veut jouer ce rôle, il « est l’intermédiaire entre l’homme et la liberté de l’homme », il est « l’intermédiaire que l’homme charge de toute son humanité, de toute sa limitation humaine »[11]. L’État n’offre qu’une liberté théorique or les hommes ont besoin d’une liberté réelle, immédiate c’est-à-dire sans intermédiaire.
De plus, l’État démocratique et libéral issu de la révolution française est un État de classe qui renforce l’hiatus constaté entre l’État et la société civile[12]. Pour Marx, Hegel avait donc tort de considérer l’activité politique comme une forme supérieure de moralité.
Que faire dès lors de cet État bourgeois ? A ce point de vue, on sait que la pensée de Marx a évolué et que ses interprètes comme ses successeurs ont eu tendance à la simplifier. Selon l’interprétation la plus classique ou la plus « orthodoxe », Marx a pensé tout d’abord à une transformation progressive de l’État bourgeois : « …la première étape de la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de la suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives »[13]. Mais Marx écrira aussi : »Dans la dernier chapitre du 18 brumaire[14], je remarque… que la prochaine tentative de la Révolution en France devra non faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains… mais la briser. C’est la condition première de toutes les révolutions véritablement populaires sur le continent »[15] .
Quel que soit le chemin, l’objectif est de remplacer la dictature bourgeoise par la dictature du prolétariat. C’est certes une nouvelle forme d’État mais cet État est transitoire[16], c’est « un instrument pour la transformation du monde. Une fois son rôle accompli, il disparaîtra ».[17] En effet, il ne peut y avoir d’État communiste. Là où il y a un État, il ne peut y avoir de liberté. Le communisme naîtra avec la liberté c’est-à-dire avec la disparition de l’État.[18]
Lénine développera cette idée dans sa théorie du « dépérissement de l’État » c’est-à-dire de l’État prolétarien qui rejoindra le « musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze ». [19]
La période de transition devait durer plus ou moins longtemps suivant les circonstances souscrire néanmoins, et sans contradiction, à l’affirmation d’A. Finkielkraut qui constate, en URSS, « sous Lénine, le dépérissement de l’État. Mais non pas au sens où il le dit dans L’État et la Révolution, car il s’agit d’une substitution du Parti à l’État comme lien de la souveraineté et de la légitimité politique »[20]. Comme l’écrit aussi H. Simon, « le communisme n’est pas l’apothéose de l’État mais son abolition dans la dictature du parti unique »[21]. Comme l’avait prédit Bakounine, « le soi-disant État populaire ne sera rien d’autre que la direction despotique des masses populaires par une nouvelle et nombreuse aristocratie de réels ou de prétendus savants… »[22].
En fait, le communisme a généré purement et simplement une société totalitaire violente.
Bien conscients, comme Marx, des dérives possibles d’un État qui se laisse contrôler par les puissances de l’argent, d’un État aliénant, ne devons-nous pas reconnaître, avec Hegel, la nécessité de l’État comme remède aux injustices et comme médiateur entre les forces diverses de la société civile ?
Mais si nous ne pouvons souscrire à la conception hégélienne d’un État « au-dessus de tout soupçon »[23], comment définir, mesurer, évaluer, contrôler son pouvoir ? Ce sera l’objet des chapitres suivants.
Il arrive un moment dans le devenir d’un enfant, où celui-ci s’investit dans l’apprentissage de la marche : il apprend à marcher. Ensuite, il passe à autre chose.
Mais, ce moment de la motricité, même s’il n’occupe plus la conscience de l’enfant, reste constitutif de sa liberté, de son autonomie. Le passage par ce moment commande l’accès à d’autres moments ultérieurs de la liberté, comme l’école, la profession, etc. (…) Et cet apprentissage par l’enfant correspond aux efforts que l’humanité a dû faire pour accéder à la station debout. Ce moment individuel est donc aussi un moment collectif » (SIMON H., Chrétiens dans l’État moderne, Cerf, 1984, pp. 48-49).
iii. Une société « parfaite » ?
[1]
Traditionnellement aussi, on a défini l’État comme une société « parfaite » en prenant le mot « parfaite » dans un sens social et juridique et non dans un sens moral, évidemment. Selon cette théorie, une société est parfaite à trois conditions : « … lorsqu’elle possède en elle-même les moyens de parvenir à sa fin, lorsqu’elle exerce par l’intermédiaire de ses représentants un droit effectif sur ses membres, et enfin lorsqu’elle est autonome et indépendante de toute autre société »[2].
Cette idée a été développée déjà par saint Thomas[3] : « Comme il convient à l’homme de vivre en multitude, puisqu’il ne se suffit pas pour les choses nécessaires à la vie en restant solitaire, la société sera d’autant plus parfaite qu’elle suffira mieux par elle-même aux choses nécessaires à la vie. Une famille seule, dans une seule maison, suffira bien à certains besoins vitaux, par exemple ceux qui se rapportent aux actes naturels de la nutrition, de la génération et des autres fonctions de ce genre. Dans un seul bourg, on se suffira pour ce qui regarde un seul corps de métier. Quant à la cité, qui est la communauté parfaite, elle se suffira dans toutes les choses nécessaires à la vie ; et plus encore une province unifiée, à cause de la nécessité du combat en commun et du secours mutuel contre les ennemis ».
Cette conception est restée constante dans l’enseignement de l’Église[4] mais certains auteurs se demandent s’il est encore possible aujourd’hui de trouver une société humaine qui remplisse les trois conditions de perfection, étant donné l’interdépendance croissante des états, des économies, et l’importance prise par les organisations internationales[5] qui se révèlent chaque jour plus nécessaires. A l’heure actuelle, l’État, ne serait-ce qu’en Europe, risque, selon certains, nous l’avons vu, de devenir lui aussi un échelon intermédiaire d’une construction plus vaste. Dans ces conditions, l’État moderne doit être considéré comme une société imparfaite. Relativement imparfaite tout de même car l’État, vu son caractère global, reste plus « parfait » que les corps intermédiaires et la famille.
Commentant la pensée de saint Thomas qui, à la suite d’Aristote, définit la « cité » comme une communauté civile ou politique parfaite puisqu’elle assure le plein développement de la vie humaine, Charles Journet[6] fait remarquer qu’ : « on ne veut évidemment pas soutenir qu’une communauté « parfaite » est une communauté « isolée », ou nier l’étroite et nécessaire interdépendance matérielle, intellectuelle et morale des communautés parfaites. On veut dire que la communauté politique parfaite traite, avec les autres communautés politiques parfaites, à égalité de plan ».
Notons au passage, qu’entendu comme cela, ce concept de « perfection » sera très utile pour les relations internationales puisqu’il établit, en droit, l’égalité entre le plus petit État et le plus grand et rend illégitime tout impérialisme ou toute subtile dictature de quelques « superpuissances » vis-à-vis de plus petits ou plus faibles pays car précise l’auteur, « si les diverses communautés parfaites sont inégales en fait, elles ont toutes également droit à être traitées comme personnes morales complètes ». Reste tout de même que les nombreuses autorités supranationales dont Charles Journet ne soupçonnait pas encore la puissance, relativisent la perfection définie originellement. Et elles ne sont pas nécessairement artificielles. Non seulement la coexistence harmonieuse des États peut-être favorisée par quelque instance supérieure mais il ne faut pas oublier non plus que si la société civile, dans sa croissance, a besoin, comme l’a montré Hegel, de l’État pour sa paix et sa prospérité, cette société civile dans son dynamisme, « au-delà d’elle-même ; en premier, telle société définie est amenée à chercher, en dehors d’elle-même, des consommateurs, et par suite des moyens de subsister chez d’autres peuples, qui lui sont inférieurs quant aux ressources qu’elle a en excès, ou, en général, en industrie.
(…) La recherche du gain, en tant qu’elle comporte un risque pour l’obtenir, élève celle-ci au-dessus de son but et substitue à l’attachement de la glèbe, et au cercle limité de la vie civile, des plaisirs et des désirs particuliers qui accompagnent le facteur de fluidité, de danger et d’engloutissement possible. De plus, cette recherche met des pays éloignés en rapport de trafic par le plus grand moyen de liaison. Le trafic est une activité juridique qui introduit le contrat, et il contient en même temps un grand moyen de culture, et le commerce y trouve sa signification historique. (…) Les fleuves ne sont pas des frontières naturelles, quoiqu’on les fait valoir comme tels dans les temps modernes, mais ils relient bien plutôt les hommes, ainsi que les mers. (…) Pour voir quels moyens de culture il y a dans le contact avec la mer, que l’on compare seulement l’attitude, en face de la mer, chez les nations où l’industrie a prospéré et chez celles qui se sont interdit la navigation, comme les Égyptiens et les Hindous, repliés sur eux-mêmes et enfoncé dans les superstitions les plus horribles et les plus méprisables. Au contraire, toutes les grandes nations, celles qui font un effort sur elles-mêmes, tendent à la mer. »[7]
Cet expansionnisme économique que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « mondialisation » renforce, comme nous le verrons plus tard, l’idée que le pouvoir médiateur de l’État dans sa forme classique ne suffit plus[8].
Même si les États actuels deviennent à leur tour des corps intermédiaires d’un super-État, c’est que la « perfection » définie aura été transposée à un niveau plus élevé. Le problème théorique qui nous occupe ici restera le même. En effet, État ou super-État, la société parfaite civile se trouvera toujours confrontée à une autre société dite parfaite : l’Église.
iv. L’Église : une concurrence ?
Aussi traditionnellement et selon les critères donnés par saint Thomas, on a défini l’Église comme société parfaite. Le même adjectif accolé à deux réalités différentes a été source de malentendus que les souverains pontifes ont tenté de dissiper. L’évocation référence à la « perfection » de l’État et de l’Église a été constante de Léon XIII à Pie XI et a laissé planer quelques ambigüités. A partir de Pie XII, cette référence va être abandonnée et les notions vont se clarifier. Ce sera, une fois de plus, la mission du Concile Vatican II de redéfinir avec netteté les rapports de l’État et de l’Église, en rupture d’ailleurs, à ce point de vue, avec une tradition dépassée et qui a nourri bien des confusions.
Il n’est pas inutile, je crois, de parcourir, une fois de plus l’enseignement des papes contemporains.
v. La doctrine classique de Léon XIII à Pie XI
Léon XIII, l’affirme nettement : « …l’Église, non moins que l’État, de sa nature et de plein droit, est une société parfaite… »[1]. En effet, « …par la volonté de Dieu, l’Église possède toutes les qualités et tous les droits qui caractérisent une société légitime supérieure et de tous points parfaite ».[2]
Le Saint Père expliquera, dans quatre documents, comment il voit la cohabitation des deux « perfections » en insistant sur une idée que nous avons longuement étudiée dans le tome I : la distinction à opérer entre les deux « pouvoirs ».
Dans Immortale Dei, en 1885, il écrit : « Bien que composée d’hommes comme la société civile, cette société de l’Église, soit pour la fin qui lui est assignée, soit pour les moyens qui lui servent à l’atteindre, est surnaturelle et spirituelle. Elle se distingue donc et diffère de la société civile. En outre, et ceci est de la plus grande importance, elle est une société en droit et en son genre parfaite, parce que, de l’expresse volonté et par la grâce de son Fondateur, elle possède en soi et par elle-même toutes les ressources qui sont nécessaires à son existence et à son action. Comme la fin à laquelle tend l’Église est de beaucoup la plus noble de toutes, de même son pouvoir l’emporte sur tous les autres et ne peut en aucune façon être inférieur, ni assujetti au pouvoir civil. - En effet, Jésus-Christ a donné plein pouvoir à ses Apôtres dans la sphère des choses sacrées, en y joignant tant la faculté véritable de faire des lois que le double pouvoir qui en découle de juger et de punir. Toute la puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre ; allez donc ; enseignez toutes les nations… apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit (Mt 28, 18-20). -Et ailleurs : S’il ne les écoute pas, dites-le à l’Église (Mt 18, 17). Et encore : Ayez soin de punir toute désobéissance (2 Cor 10, 6). De plus : … Afin de n’avoir pas, arrivé chez vous, à user de sévérité, selon le pouvoir que le Seigneur m’a donné pour édifier et non pour détruire (2 Cor 13, 10). C’est donc à l’Église, non à l’État, qu’il appartient de guider les hommes vers les choses célestes, et c’est à elle que Dieu a donné mandat de connaître et de décider de tout ce qui touche à la religion ; d’enseigner toutes les nations, d’étendre aussi loin que possible les frontières du nom chrétien ; bref, d’administrer librement et tout à sa guise les intérêts chrétiens ».[3] (…)
« … les dépositaires du pouvoir ne doivent pas prétendre asservir et subjuguer l’Église, ni diminuer sa liberté d’action dans la sphère qui lui est propre, ni lui enlever n’importe lequel des droits qui lui ont été conférés par Jésus-Christ. - Dans les questions du droit mixte, il est pleinement conforme à la nature ainsi qu’aux desseins de Dieu, non pas de séparer les deux pouvoirs, moins encore de les mettre en lutte, mais bien d’établir entre eux cette concorde qui est en harmonie avec les attributs spéciaux que chaque société tient de sa nature »[4].
En 1888, il dénoncera la « pernicieuse erreur de la séparation de l’Église et de l’État, quand, au contraire, il est manifeste que ces deux pouvoirs, quoique différents dans leur mission et leur dignité, doivent néanmoins collaborer l’un avec l’autre et se compléter mutuellement ». Cette volonté de séparer Église et État se manifeste de deux manières. Certains « veulent entre l’Église et l’État une séparation radicale et totale ; ils estiment que, dans tout ce qui concerne le gouvernement de la société humaine, dans les institutions, les mœurs, les lois, les fonctions publiques, l’instruction de la jeunesse, on ne doit pas plus tenir compte de l’Église que si elle n’existait pas ; tout au plus laissent-ils à chacun des membres de la société la faculté de vaquer dans leur vie privée, si cela leur plaît, aux devoirs de la religion. » d’autres « ne mettent pas en doute l’existence de l’Église, ce qui leur serait d’ailleurs impossible ; mais ils lui enlèvent le caractère et les droits propres d’une société parfaite et veulent que son pouvoir, privé de toute autorité législative, judiciaire, coercitive, se borne à diriger par l’exhortation, la persuasion, ceux qui se soumettent à elle de leur plein gré et de leur propre vouloir. C’est ainsi que le caractère de cette société divine est, dans cette théorie, complètement dénaturé, que son autorité, son magistère, en un mot, toute son action se trouve diminuée et restreinte, tandis que l’action et l’autorité du pouvoir civil est par eux exagérée jusqu’à vouloir que l’Église de Dieu, comme toute autre association libre, soit mise sous la dépendance et la domination de l’État. » Il y en a, enfin, beaucoup qui « n’approuvent pas cette séparation de l’Église et de l’État ; mais ils estiment qu’il faut amener l’Église à céder aux circonstances, obtenir qu’elle se prête et s ‘accommode à ce que réclame la prudence du jour dans le gouvernement des sociétés. Opinion honnête, si on l’entend d’une certaine manière équitable d’agir, qui soit conforme à la vérité et à la justice, à savoir : que l’Église, en vue d’un grand bien à espérer, se montre indulgente et concède aux circonstances ce qu’elle peut concéder sans violer la sainteté de sa mission ».[5]
L’encyclique Sapientiae christianae, en 1890, le rappellera encore: « Etant (…) non seulement une société parfaite en elle-même, mais une société supérieure à toute société humaine, (l’Église) refuse absolument, en droit et par devoir, à s’asservir aux partis et à se plier aux exigences changeantes de la politique ».[6] (…)
« L’Église, sans nul doute, et la société politique ont chacune leur souveraineté propre ; par conséquent, dans la gestion des intérêts qui sont de leur compétence, aucune n’est tenue d’obéir à l’autre dans les limites où chacune d’elles est renfermée par sa constitution. De là, il ne s’ensuit pas, cependant, que naturellement elles soient désunies et moins encore ennemies l’une de l’autre. La nature, en effet, n’a pas seulement donné à l’homme l’être physique : elle l’a fait un être moral. C’est pourquoi de la tranquillité de l’ordre public, but immédiat de la société civile, l’homme attend le moyen de se perfectionner physiquement, et surtout celui de travailler à sa perfection morale, qui réside exclusivement dans la connaissance et la pratique de la vertu. Il veut, en même temps, comme c’est son devoir, trouver dans l’Église les secours nécessaires à son perfectionnement religieux, lequel consiste dans la connaissance et la pratique de la religion véritable ; de cette religion appelée la reine des vertus, parce que, les rattachant à Dieu, elle les achève toutes et les perfectionne ».[7]
Tout cet enseignement est repris encore dans Praeclara Gratulationis, en 1894:,
« L’Église, de par la volonté et l’ordre de Dieu, son fondateur, est une société parfaite en son genre : société dont la mission et le rôle sont de pénétrer le genre humain des préceptes et des institutions évangéliques, de sauvegarder l’intégrité des mœurs et l’exercice des vertus chrétiennes et, par là, de conduire tous les hommes à cette félicité céleste qui leur est proposée. Et parce qu’elle est une société parfaite (…), elle est douée d’un principe de vie qui ne lui vient pas du dehors, mais qui a été déposé en elle par le même acte de volonté qui lui donnait sa nature. Pour la même raison, elle est investie du pouvoir de faire des lois, et, dans l’exercice de ce pouvoir, il est juste qu’elle soit libre pour tout ce qui peut, à quelque titre, relever de son autorité. Cette liberté, toutefois, n’est pas de nature à susciter des rivalités et de l’antagonisme ; car l’Église ne brigue pas la puissance, n’obéit à aucune ambition ; mais ce qu’elle veut, ce qu’elle poursuit uniquement, c’est de sauvegarder parmi les hommes l’exercice de la vertu et, par ce moyen, d’assurer leur salut éternel ». Un paragraphe résume bien la pensée de l’Église : « Dieu (…), Créateur et Roi du monde, qui, dans sa providence, a préposé au gouvernement des sociétés humaines à la fois la puissance civile et la puissance sacrée, a voulu qu’elles fussent, sans doute, distinctes, mais non séparées et opposées l’une à l’autre. Ce n’est pas assez dire, la volonté divine demande, comme d’ailleurs le bien général des sociétés, que le pouvoir civil vive en harmonie avec le pouvoir ecclésiastique. Ainsi donc, à l’État, ses droits et ses devoirs propres ; à l’Église, les siens ; mais, entre l’un et l’autre, les liens d’une étroite concorde. »[8]
Dès la fin du XIXe siècle, nous nous trouvons face à une doctrine qui ne changera pas : l’Église est une société qui a été instituée par Jésus-Christ lui-même. Elle est donc différente, par nature, de l’État et ne peut lui être soumise. Elle est libre par rapport à lui, en particulier dans l’enseignement de la religion. Mais elle peut aussi se prononcer sur les affaires temporelles.
Ces affirmations sont parfaitement conformes à ce que nous avons vu dans la première partie à propos de la distinction des pouvoirs. Toutefois, faute de quelques précisions, la formulation peut prêter à des interprétations qui feraient problème à la conscience chrétienne contemporaine.
\1. Comment entendre la « supériorité » de l’Église ? Nous avons lu que le « pouvoir de l’Église l’emporte sur tous les autres » ; que l’Église est « une société supérieure à toute société humaine »[9]. La justification se trouve sans doute dans une autre encyclique[10] où Léon XIII nous explique que « seule, l’Église de Jésus-Christ a pu conserver et conservera sûrement jusqu’à la consommation des temps sa forme de gouvernement. Fondée par celui qui « était », qui « est », et qui « sera dans les siècles », elle a reçu de lui, dès son origine, tout ce qu’il faut pour poursuivre sa mission divine, à travers l’océan mobile des choses humaines. Et, loin d’avoir besoin de transformer sa constitution essentielle, elle n’a même pas le pouvoir de renoncer aux conditions de vraie liberté et de la souveraine indépendance, dont la Providence l’a munie dans l’intérêt général des âmes. » Grâce à ce texte, on comprend parfaitement le point de vue du pape mais, sans cette précision, la « supériorité » pourrait être entendue et a pu être entendue comme une autorité à laquelle il faut, d’une manière ou d’une autre, que tout l’ordre temporel soit soumis.
Plus profondément encore, le mot « supériorité » implique une comparaison. Or, peut-on vraiment comparer l’Église aux autres sociétés humaines ? Certes l’Église est aussi, nous allons le revoir, une société humaine mais pas exclusivement. Par son origine et par nature, elle est tout autre. Il convient donc d’abandonner cette habitude de les confronter et, pour la même raison de parler de « perfection ». On se retrouve alors dans une situation dialectique, un « face à face » de deux perfections. Un face à face que l’on espère sans conflit et qui se résoudra, au contraire, dans une « étroite concorde », où les parties vont « collaborer », « se compléter mutuellement », bref, vivre « en harmonie ». Est-on sûr que ces mots ne risquent pas de réintroduire le rêve d’un État chrétien et mener, à terme, à une nouvelle confusion de pouvoirs ? Et, d’autre part, comment vivre en harmonie avec un État pluraliste ?
\2. L’Église forte de sa différence, « refuse absolument, en droit et par devoir, à s’asservir aux partis et à se plier aux exigences changeantes de la politique ». Il faut évidemment bien s’entendre sur le sens dans lequel le mot Église est pris et dissocier l’action des partis politiques de l’autorité politiques. L’Église-institution n’a pas, bien sûr, à « s’asservir aux partis » mais les croyants laïcs peuvent s’y engager sans y être nécessairement « asservis »[11]. Par ailleurs, les citoyens chrétiens sont soumis comme les autres à l’autorité politique légitime de même d’ailleurs que l’Église-institution en ce qui concerne certaines manifestations de sa visibilité (impôts, contrats de travail, normes de sécurité et d’hygiène, assurances, etc.) .
\3. Il faut aussi définir la liberté dont l’Église se réclame, à juste titre. Que sont exactement ces « intérêts chrétiens » que l’Église veut « administrer librement » ? Jusqu’où s’étend l’ »autorité législative, judiciaire, coercitive » de l’Église, son « pouvoir de juger et de punir » ? N’y a-t-il pas des cas qui relèvent peut-être de la justice ecclésiastique mais aussi de la justice civile ? L’une ne risque-t-elle pas de faire obstacle à l’autre ?
Toujours à propos de la liberté de l’Église, n’est-elle pas en porte-à-faux lorsqu’elle rappelle, avec raison, son indépendance par rapport à l’État tout en profitant de son aide financière, par exemple. Il nous faudra aussi examiner cette question.
Comme on le voit, des éclaircissements sont nécessaires. Ils seront donnés lors du Concile Vatican II.
En attendant, les principes énoncés par Léon XIII seront repris de pontificat en pontificat avec les mêmes risques d’ambigüités.
Selon Pie X[12], « Quoi que fasse un chrétien, même dans l’ordre des choses terrestres, il ne lui est pas permis de négliger les biens surnaturels ; bien plus, il doit, selon les enseignements de la sagesse chrétienne, diriger toutes choses vers le Souverain Bien comme vers la fin dernière. En outre, toutes ses actions, en tant que bonnes ou mauvaises moralement, c’est-à-dire en tant que conformes ou non au droit naturel et divin, sont sujettes au jugement et à la juridiction de l’Église ». Une fois encore, que le chrétien s’efforce de « diriger toutes choses vers le Souverain Bien », est le vœu légitime de l’Église d’hier et d’aujourd’hui. Si ces actions, dans la mesure où elles sont ‘conformes ou non au droit naturel et divin », sont sujettes au jugement de l’Église[13], il n’est pas dit qu’elles soient toutes soumises à la juridiction de l’Église. Sinon, où est encore la distinction nécessaire entre les deux pouvoirs ?
En ce qui concerne Pie XI, nous avons relevé plus haut la classification[14] qu’il opérait entre les diverses « sociétés », distinguant « trois sociétés nécessaires, établies par Dieu » : la famille, la société civile et l’Église. Les deux premières sont d’ordre naturel tandis que la troisième est d’ordre surnaturel. Pour Pie XI, elles sont « à la fois distinctes et harmonieusement unies entre elles ». Pour éviter tout malentendu, il faudrait préciser en quoi elles sont distinctes et comment, tout en étant distinctes, elles peuvent être harmonieusement unies !
De plus, l’Église, parce qu’elle est une société parfaite d’ordre surnaturel et universel a « la suprématie dans son ordre », dans l’ordre surnaturel donc[15] et par rapport aux autres sociétés surnaturelles, aux autres Églises et communautés religieuses. Nous verrons que ce point a fait difficulté au Concile Vatican II.
Pie XI réaffirmera l’indépendance de l’Église mais en parlant d’ »indépendance complète »[16].
Enfin, à propos des « choses temporelles »[17], comme ses prédécesseurs, il écrira que « certes, l’Église ne se reconnaît point le droit de s’immiscer sans raison dans la conduite des affaires temporelles et purement politiques, mais son intervention est légitime quand elle cherche à éviter que la société civile tire prétexte de la politique, soit pour restreindre de toute manière les biens supérieurs d’où dépend le salut éternel des hommes, soit pour nuire aux intérêts spirituels par des lois et des décrets iniques, soit pour porter de graves atteintes à la divine constitution de l’Église, soit enfin pour fouler aux pieds les droits de Dieu lui-même dans la société »[18]. Dans quel sens, de nouveau, faut-il prendre « Église » et comment peut-elle intervenir légitimement ?
vi. La nouveauté de Pie XII
Avec Pie XII, nous allons assister à un changement assez radical dans le langage et dans l’esprit. Il abandonne la notion de société parfaite tant pour l’État que pour l’Église et il n’est plus question non plus de la « supériorité » ou de la « suprématie » de l’Église.
Dans son message de Noël 1941, il déclare que la reconstruction sociale, après la guerre, sera favorisée par les hommes d’État « s’ils se montrent prompts à ouvrir largement les portes et à aplanir le chemin de l’Église du Christ, afin qu’elle puisse, librement et sans entraves, mettre ses énergies surnaturelles au service de l’entente entre les peuples et de la paix… »[1]. Le ton est d’emblée très différent de ce que nous avons lu précédemment. Ici, l’Église demande de pouvoir servir la cause de la paix.
L’Église-institution n’apparaît plus du tout comme une concurrente, encore moins comme une autorité à laquelle il faut, d’une manière ou d’une autre, obéir. Le risque d’une dialectique État-Église s’estompe dans la mesure où le Saint Père insiste sur la différence de nature de cette société universelle qu’est l’Église, à la fois, à l’intérieur des États et en dehors des États : « L’Église catholique, dont Rome est le centre, est supranationale par son essence même. Ceci s’entend en deux sens : l’un négatif et l’autre positif. L’Église est mère, Sancta Mater Ecclesia, une vraie mère, la mère de toutes les nations et de tous les peuples non moins que de tous les individus, et précisément parce qu’elle est mère, elle n’appartient pas et elle ne peut pas appartenir exclusivement à tel ou tel peuple ni même à un peuple plus qu’à un autre, mais à tous également. Elle est mère, et par conséquent elle n’est ni ne peut être une étrangère en aucun lieu ; elle vit, ou du moins par sa nature elle doit vivre, dans tous les peuples. En outre, comme la mère, avec son époux et ses enfants, forme une famille, l’Église, en vertu d’une union incomparablement plus étroite, constitue, plus et mieux qu’une famille, le Corps mystique du Christ. L’Église est donc supranationale, en tant qu’elle est un tout indivisible et universel. »[2] Notons aussi, au passage que cette image de l’Église-mère efface ce que pouvait avoir d’inquiétant et d’intolérable parfois, l’idée d’une société parfaite supérieure.
Bien plus, sans altérer d’aucune manière la réalité surnaturelle et permanente de l’Église, Pie XII va mettre en évidence son ouverture au monde brisant du même coup l’impression d’auto-suffisance que l’insistance sur sa « perfection » pouvait donner. Ainsi, Pie XII rappelle[3] que l’Église « est un organisme bien vivant avec sa finalité, son principe de vie propres. » Cependant, tout en étant « immuable dans la constitution et la structure que son divin fondateur lui-même lui a données, elle a accepté et accepte les éléments dont elle a besoin ou qu’elle juge utile à son développement et à son action: hommes et institutions humaines, inspirations philosophiques et culturelles, forces politiques et idées ou institutions sociales, principes et activités. Aussi l’Église, en s’étendant dans le monde entier a-t-elle subi au cours des siècles divers changements, mais, dans son essence, elle est toujours restée identique à elle-même, parce que la multitude d’éléments qu’elle a reçus, fut dès le début constamment assujettie à la même foi fondamentale ».
Dans le même discours, Pie XII va montrer que la mission de l’Église n’a pas changé vis-à-vis des choses temporelles mais que son rôle est essentiellement moral, qu’elle est la meilleure alliée de l’État mais une alliée qui garde son esprit critique. L’Église , rappelle Pie XII, « est intervenue régulièrement dans le domaine de la vie publique, pour garantir le juste équilibre entre devoir et obligation d’un côté, droit et liberté de l’autre. L’autorité politique n’a jamais disposé d’un avoué plus digne de confiance que l’Église catholique ; car l’Église fonde l’autorité de l’État sur la volonté du Créateur, sur le commandement de Dieu. Assurément puisqu’elle attribue à l’autorité publique une valeur religieuse, l’Église s’est opposée à l’arbitraire de l’État, à la tyrannie sous toutes ses formes ». Quelle autorité politique ne souscrirait à un tel programme ?
La mission spécifique de l’Église est, plus que jamais, bien nettement établie : « A l’époque pré-chrétienne, l’autorité publique, l’État, était compétent, tant en matière profane que dans le domaine religieux. L’Église catholique a conscience que son divin fondateur lui a transmis le domaine de la religion, la direction religieuse et morale des hommes dans toutes son étendue, indépendamment du pouvoir de l’État. ». Dans cet esprit, les deux pouvoirs peuvent collaborer, au sens précis du terme sans confusion. Pour autant qu’il ne lèse pas le droit divin, l’État a sa liberté. Il semblerait donc que la nostalgie d’un État chrétien[4] s’efface résolument : « L’État et l’Église sont des pouvoirs indépendants, mais qui ne doivent pas pour cela s’ignorer, encore moins se combattre ; il est beaucoup plus conforme à la nature et à la volonté divine qu’ils collaborent dans la compréhension mutuelle, puisque leur action s’applique au même sujet, c’est-à-dire au citoyen catholique. Certes, des cas de conflit restent possibles : lorsque les lois de l’État lèsent le droit divin, l’Église a l’obligation morale de s’y opposer ».
Jean XXIII poursuivra dans la voie ouverte par son prédécesseur. Bien plus, il soulignera le fait que l’État[5] est antérieur à l’Église. Celle-ci naît au sein d’un État par le fait de citoyens qui sont devenus chrétiens. L’Église donc n’est pas une puissance étrangère, rivale ou menaçante mais une communauté particulière de citoyens qui continuent à servir l’État dans lequel ils sont nés avec les forces et les exigences nouvelles de leur baptême.
« L’Église, on le sait, est universelle de droit divin ; elle l’est également en fait puisqu’elle est présente à tous les peuples ou tend à le devenir. (…) L’Église entrant dans la vie des peuples, n’est pas une institution imposée de dehors et le sait. Sa présence en effet coïncide avec la nouvelle naissance ou la résurrection des hommes dans le Christ ; celui qui naît à nouveau ou ressuscite dans le Christ n’éprouve jamais de contrainte extérieure ; il se sent au contraire libéré au plus profond de lui-même pour s’ouvrir à Dieu ; tout ce qui en lui a quelque valeur se renforce et s’ennoblit »[6]. L’engagement économique et social n’est pas le fait d’une institution mais d’hommes : « nul en effet de ceux qui deviennent chrétiens ne pourrait ne pas se sentir obligé d’améliorer les institutions temporelles par respect pour la dignité humaine et pour éliminer les obstacles à la diffusion du bien ».
Le concile Vatican II est l’héritier de cette présentation nouvelle qu’il va approfondir et consolider à travers ses constitutions, ses décrets et ses déclarations que ce soit à propos de l’Église, de son action dans le monde, de l’apostolat des laïcs, de l’œcuménisme ou de la liberté religieuse.
a) par principe : aucune réalisation temporelle ne peut s’identifient au Règne du Christ ;
b) Louis XIV avait essayé de revenir à l’unité « sacrale » des deux ordres, en « domestiquant » le clergé à la cour, et en imposant par la violence l’unité de foi à tous ses sujets ;
c) enfin, autre retour au paganisme, cette société se voulait une société à « ordres ». Elle avait tenté de rétablir entre les hommes une différence de nature (basée sur la naissance), et non pas seulement une différence de fonctions ». (Église et politique, Centurion-La Croix, 1990, p 84).
vii. L’enseignement de Vatican II
Pour décrire les relations de l’Église[1] avec le monde, la constitution pastorale Gaudium et spes va, évidemment s’appuyer sur la constitution dogmatique Lumen gentium qui redéfinit l’Église : « Née de l’amour du Père éternel, fondée dans le temps par le Christ rédempteur, rassemblée dans l’Esprit-Saint, l’Église poursuit une fin salvifique et eschatologique qui ne peut être pleinement atteinte que dans le siècle à venir. Mais, dès maintenant présente sur cette terre, elle se compose d’hommes, de membres de la cité terrestre, qui ont pour vocation de former, au sein même de l’histoire humaine, la famille des enfants de Dieu, qui doit croître sans cesse jusqu’à la venue du Seigneur. Unie en vue des biens célestes, riche de ces biens, cette famille « a été constituée et organisée en ce monde comme une société » (LG 8) par le Christ, et elle a été dotée « de moyens capables d’assurer son union visible et sociale » (LG 9). A la fois « assemblée visible et communauté spirituelle » (LG 8), l’Église fait ainsi route avec toute l’humanité et partage le sort terrestre du monde ; elle est comme le ferment et, pour ainsi dire, l’âme de la société humaine (LG 38)[2] appelée à être renouvelée dans le Christ et transformée en famille de Dieu.
A vrai dire, cette compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste ne peut être perçue que par la foi ; bien plus, elle demeure le mystère de l’histoire humaine qui, jusqu’à la pleine révélation de la gloire des fils de Dieu, sera troublée par le péché. Mais l’Église, en poursuivant la fin salvifique qui lui est propre, ne communique pas seulement à l’homme la vie divine ; elle répand aussi, et d’une certaine façon sur le monde entier, la lumière que cette vie divine irradie, notamment en guérissant et en élevant la dignité de la personne humaine, en affermissant la cohésion de la société et en procurant à l’activité quotidienne des hommes un sens plus profond, la pénétrant d’une signification plus haute. Ainsi, par chacun de ses membres comme par toute la communauté qu’elle forme, l’Église croit pouvoir largement contribuer à humaniser toujours plus la famille des hommes et son histoire ».[3]
Sont réaffirmées donc la réalité visible et spirituelle de l’Église[4] et sa volonté de servir les hommes (elle fait route avec l’humanité, partage le sort terrestre du monde, elle croit pouvoir largement contribuer à humaniser…) sans confusion de rôles:
« L’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine.
Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte des circonstances de temps et de lieu. L’homme, en effet, n’est pas limité aux seuls horizons terrestres, mais, vivant dans l’histoire humaine, il conserve intégralement sa vocation éternelle. Quant à l’Église, fondée dans l’amour du Rédempteur, elle contribue à étendre le règne de la justice et de la charité à l’intérieur de chaque nation et entre les nations. En prêchant la vérité de l’Évangile, en éclairant tous les secteurs de l’activité humaine par sa doctrine et par le témoignage que rendent des chrétiens, l’Église respecte et promeut aussi la liberté politique et la responsabilité des citoyens. (…).
Certes, les choses d’ici-bas et celles qui, dans la condition humaine, dépassent ce monde, sont étroitement liées, et l’Église elle-même se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa propre mission le demande. Mais elle ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil. Bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions. Mais il est juste qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations ».[5]
Pour garantir l’indépendance et l’autonomie non seulement de l’Église[6] mais aussi de la communauté politique, l’Église affirme bien qu’ »elle ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil » et qu’ »elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions ».
Il n’y a plus aucune ambigüité : l’Église renonce, conformément à sa vocation, non seulement à la gestion des affaires temporelles mais aussi à la prépondérance et aux faveurs que les pouvoirs publics ont pu lui accorder à travers l’histoire. Dans cet esprit, nous verrons, au chapitre suivant, qu’une certaine laïcité de l’État peut être un bien pour l’Église.
Si, par son origine et sa vocation ultime, l’Église est une société autre que les sociétés temporelles, ses moyens d’action sont aussi différents. Sans entrer ici dans le détail qui sera l’objet de la dernière partie, retenons simplement, pour le moment, ces deux passages de GS : « Lorsque les apôtres, leurs successeurs et les coopérateurs de ceux-ci, sont envoyés pour annoncer aux hommes le Christ Sauveur du monde, leur apostolat prend appui sur la puissance de Dieu qui, très souvent, manifeste la force de l’Évangile dans la faiblesse des témoins. Il faut en effet que tous ceux qui se vouent au ministère de la parole divine utilisent les voies et les moyens propres à l’Évangile qui, sur bien des points, sont autres que ceux de la cité terrestre. »[7]
Rappelons-nous aussi ce que nous avons vu plus haut[8] : l’Église n’agit pas de l’extérieur mais de l’intérieur comme un ferment.
Cette humilité de l’Église catholique s’explique et se renforce également du fait qu’elle reconnaît que les Églises et communautés séparées peuvent être des « moyens de salut » : en effet, « …parmi les éléments ou les biens par l’ensemble desquels l’Église se construit et est vivifiée, plusieurs et même beaucoup, et de grande valeur, peuvent exister en dehors des limites visibles de l’Église catholique : la parole de Dieu écrite, la vie de la grâce, la foi, l’espérance et la charité, d’autres dons intérieurs du Saint-Esprit et d’autres éléments visibles. Tout cela, qui provient du Christ et conduit à lui, appartient de droit à l’unique Église du Christ.
De même, chez nos frères séparés s’accomplissent beaucoup d’actions sacrées de la religion chrétienne qui, de manières différentes selon la situation diverse de chaque Église ou communauté, peuvent certainement produire effectivement la vie de la grâce, et l’on doit reconnaître qu’elles donnent accès à la communion du salut ».[9]
Ceci dit, l’Église ne renonce à rien de ses missions traditionnelles et s’appuie sur son double statut d’institution spirituelle et visible pour réclamer une double liberté à laquelle elle n’a jamais renoncé : :
« Parmi les choses qui concernent le bien de l’Église, voire le bien de la cité terrestre elle-même, et qui, partout et toujours, doivent être sauvegardées et défendues contre toute atteinte, la plus importante est certainement que l’Église jouisse de toute la liberté d’action dont elle a besoin pour veiller au salut des hommes. Elle est sacrée, en effet, cette liberté dont le Fils unique de Dieu a doté l’Église qu’il a acquise de son sang. Elle est si propre à l’Église que ceux qui la combattent agissent contre la volonté de Dieu. La liberté de l’Église est un principe fondamental dans les relations avec les pouvoirs publics et tout l’ordre civil.
Dans la société humaine et devant tout pouvoir public, l’Église revendique la liberté en tant qu’autorité spirituelle, instituée par le Christ Seigneur et chargée par mandat divin d’aller par le monde entier prêcher l’Évangile à toute créature. L’Église revendique également la liberté en tant qu’elle est aussi une association d’hommes ayant le droit de vivre dans la société civile selon les préceptes de la foi chrétienne.
Dès lors, là où existe un régime de liberté religieuse, non seulement proclamée en paroles ou seulement sanctionnée par des lois, mais mise effectivement et sincèrement en pratique, là se trouvent enfin fermement assurées à l’Église les conditions, de droit et de fait, de l’indépendance nécessaire à l’accomplissement de sa divine mission, indépendance que les autorités ecclésiastiques ont revendiquée dans la société avec de plus en plus d’insistance. En même temps, les fidèles du Christ, comme les autres hommes, jouissent, sur le plan civil, du droit de ne pas être empêchés de mener leur vie selon leur conscience. Il y a donc bon accord entre la liberté de l’Église et cette liberté religieuse qui, pour tous les hommes et toutes les communautés, doit être reconnue comme un droit et sanctionnée juridiquement ».[10]
Si l’Église ne cherche plus à utiliser la communauté politique pour remplir ses missions, il semble juste que les pouvoirs publics n’essayent pas de pasticher l’Église en s’octroyant le droit de former les consciences.
Si l’Église reconnaît que les autres Églises et communautés séparées peuvent être des moyens de salut, les libertés qu’elle réclame pour elle doivent aussi être reconnues à ces sociétés.
A ces deux points de vue, Paul VI a fait une intéressante mise au point d’un grand esprit d’ouverture et en conformité parfaite avec la déclaration Dignitatis humanae sur la liberté religieuse, que nous étudierons dans le chapitre suivant : « Il n’appartient ni à l’État, ni même à des partis politiques qui seraient clos sur eux-mêmes, de chercher à imposer une idéologie, par des moyens qui aboutiraient à la dictature des esprits, la pire de toutes. C’est aux groupements culturels et religieux - dans la liberté d’adhésion qu’ils supposent - qu’il appartient, de manière désintéressée et par leurs voies propres, de développer dans le corps social ces convictions ultimes sur la nature, l’origine et la fin de l’homme et de la société ».[11]
Il était opportun que l’Église abandonne la référence à la « perfection » et à la « supériorité » qui ne pouvaient qu’induire des comportements qui auraient trahi l’esprit évangélique. A l’instar de Jean-Paul II qui se définit comme « serviteur des serviteurs de Dieu », elle se présente désormais comme une aide, une servante, une coopératrice. En même temps, elle renoue avec sa vraie nature.
Certes, du seul fait qu’ils s’appliquent au soin spirituel de leur troupeau, les évêques travaillent aussi au progrès et au bonheur social et civil : c’est ainsi qu’ils concourent à ce dessein avec les autorités publiques en exerçant leur propre activité, au titre de leur charge et comme il convient à des évêques, et qu’ils recommandent l’obéissance aux lois justes et le respect _ l’égard des pouvoirs légitimement établis ?
Puisque la charge apostolique des évêques a été instituée par le Christ Seigneur et qu’elle poursuit une fin spirituelle et surnaturelle, le saint Concile œcuménique déclare que le droit de nommer et d’instituer les évêques est propre à l’autorité ecclésiastique compétente, et qu’il lui est particulier et de soi exclusif.
Aussi, pour défendre dûment la liberté de l’Église, pour promouvoir le bien des fidèles d’une manière plus appropriée et plus aisée, c’est le vœu du Concile qu’ l’avenir ne soit plus accordés aux autorités civiles aucun droit ni aucun privilège d’élection, de nomination, de présentation ou de désignation en vue de la charge épiscopale. Les autorités civiles, dont le Concile reconnaît avec gratitude et estime les dispositions déférents à l’égard de l’Église, sont très courtoisement priées de bien vouloir renoncer d’elles-mêmes, en accord avec le Saint-Siège, à ces droits et privilèges dont elles jouissent actuellement en vertu d’une convention ou d’une coutume ». (Décret _Chistus Dominus, Sur la charge pastorale des évêques, 19-20).
viii. Un petit détour par la philosophie
Il n’est jamais inutile de solliciter la raison, nous l’avons déjà constaté. Or, en cette matière comme en d’autres, la réflexion naturelle pourra aider à mieux comprendre la position de l’Église, à la vérifier ou à l’introduire.
Que dira donc le philosophe ?
Pour établir la distinction à faire entre les deux pouvoirs, il s’appuiera sur le fait que leurs objets sont distincts.
Ainsi, « le pouvoir temporel a pour objet l’ordre naturel ou laïque de la cité et porte sur tout ce qui est nécessaire, ou seulement concourt, au bonheur naturel de l’homme en société. Son principe est le bien commun politique qui constitue le meilleur bien objectif de l’homme en tant qu’être social ».
De son côté, « le pouvoir spirituel s’exerce sur tout ce qui ordonne et dispose l’homme à la vie spirituelle et surnaturelle et lui permet d’atteindre pleinement sa fin dernière qui est Dieu. Son principe et sa règle est le bien commun éternel dans la mesure où l’on considère que l’homme est naturellement ordonné à une destinée transcendante et eschatologique qui se situe au delà de sa seule existence sociale naturelle et la dépasse ».[1]
Sont en cause donc, deux dimensions différentes de la nature humaine. Différentes mais non séparées puisque nous parlons du même homme.
Par ailleurs , s’il est facile d’établir la « primauté » du spirituel sur le temporel dans la mesure où les biens temporels, passagers sont en eux-mêmes inférieurs aux biens spirituels, durables ou éternels, le spirituel ne peut fleurir qu’à partir du temporel.
De même, le pouvoir temporel qui s’occupe du périssable est « inférieur » au pouvoir spirituel qui vise l’impérissable. Mais cette infériorité n’est pas « hiérarchique » mais « ontologique ».[2] En outre, comme le faisait remarquer H. Simon, dans la perspective chrétienne, chaque homme naît citoyen mais devient chrétien: « Par ma naissance, je suis membre d’une famille, d’une société civile, d’un État, d’une communauté culturelle, etc.. Par mon baptême, je suis entré dans la communauté des croyants. Mais cette dernière ne fait pas nombre avec les précédentes. Elle ne se substitue ni à la famille, ni à la profession, ni à l’État ».[3]
Il n’y a pas deux hommes, l’un engagé dans le « temporel » et l’autre dans le spirituel » ; « la distinction des ordres implique l’intégrité des personnes ». L’intégrité étant entendue à la fois comme « unité de la personnalité libre » et comme « honnêteté dans les décisions ».[4]
De même, « il n’y a pas deux sociétés parallèles. Il y a une seule et même société où des personnes libres peuvent/doivent accomplir consciencieusement leurs devoirs de citoyens et s’engager dans une authentique démarche spirituelle ». La distinction établie entre les ordres « permet de concevoir la société politique comme une société ouverte où chaque personne doit pouvoir trouver son unité par des choix libres ».[5]
Chaque chrétien est à la fois « citoyen de son pays et des cieux ». Ces deux appartenances ne se vivent pas successivement avant et après la mort, elles « peuvent se réaliser en même temps et pour la même personne, dans l’unité concrète de ses décisions vitales : justement parce qu’elles ne sont pas de même nature ». L’unité de sa personnalité se manifestera par la prise de décisions libres.[6]
« a) que la cité « terrestre » ne s’arroge aucune prétention sur la destinée « spirituelle » de l’être humain. Autrement dit, que César ne se prenne pas pour Dieu et que l’État respecte la liberté religieuse de ses citoyens. C’est toute la question de la laïcité des institutions civiles ;
b) que les représentants de la « cité des cieux » ne prétendent pas se substituer aux responsables politiques de la société. Autrement dit, que la hiérarchie religieuse ne tombe pas dans la tentation théocratique ;
c) que le croyant ait bien pris le temps de « se mettre au clair », comme on dit, avec les exigences qui découlent de l’une et de l’autre appartenance. Il ne suffit pas de suivre sa conscience ; encore faut-il la former. » (p. 131 Nous reviendrons sur les conditions a et b dans le chapitre suivant tandis qu’il faudra se reporter à la dernière partie pour le développement du point c.
ix. Retour aux Écritures
Il n’est pas inutile d’y revenir car la tentation théocratique[1], dans le sillage de l’ancien Testament, a été forte tout au long de l’histoire de l’Église.
Il n’est pas inutile de revenir, une fois encore, sur l’épisode fameux conté par Mc (12, 13-17) : « Ils envoient auprès de Jésus quelques pharisiens et quelques hérodiens pour le prendre au piège en le faisant parler. Ils viennent lui dire : « Maître, nous savons que tu es franc et que tu ne te laisses influencer par qui que ce soit ; tu ne tiens pas compte de la condition des gens, mais tu enseignes les chemins de Dieu selon la vérité. Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César ? Devons-nous payer ou ne pas payer ? » Mais lui, connaissant leur hypocrisie, leur dit : « Pourquoi me tendez-vous un piège ? Apportez-moi une pièce d’argent, que je voie ! » Ils en apportèrent une. Jésus leur dit : « Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? » Ils répondirent : « De César. » Jésus leur dit : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Et ils restaient à son propos, dans un grand étonnement. »
Il s’agit bien d’un piège car si Jésus dit qu’il faut payer le tribut à César, il apparaîtra comme un traître qui légitime l’occupation de ces païens de Romains et bafoue l’identité d’Israël dont les pharisiens se sont faits les gardiens sourcilleux. Et s’il répond qu’il faut s’abstenir de payer, il apparaît comme un rebelle à l’autorité et les Hérodiens s’empresseront d’aller l’accuser devant Pilate. Ces pharisiens et hérodiens sont hypocrites car leur choix est déjà fait : n’ont-ils pas sur eux la monnaie de l’occupant ?
O. Cullman commente : « L’État, dans son domaine, peut réclamer ce qui lui revient : l’impôt[2]. Mais Jésus ne le met pas sur le même plan que Dieu. Car donner à Dieu ce qui est dû à Dieu, c’est lui consacrer sa personne tout entière dans le culte qui lui revient. (…) L’État n’est rien d’absolu mais il peut prélever l’impôt, et on doit le lui payer, même s’il s’agit de l’État romain païen qui n’a, au fond, aucun droit à posséder la Palestine ».[3]
Jésus, précise H. Simon[4], procède à une double désacralisation. d’une part, « la fidélité à Yahvé ne passe plus par l’attachement « sacré » à la terre de Palestine. Tout l’enseignement de l’Évangile l’atteste : le culte en « esprit et vérité » ne sera plus lié au Temple de Jérusalem, mais à la personne même de Jésus. (…) Et le Règne de Dieu ne se limitera plus aux frontières de la « Terre Sainte » mais s’étendra jusqu’aux extrémités du monde.(…) Jésus « désacralise » donc la Terre Sainte » et la question de savoir comment elle doit être administrée devient une affaire humaine qui n’engage plus directement la fidélité à Dieu ; qui relève donc du débat et des institutions ordinaires de la vie sociale ».
d’autre part, César aussi est désacralisé. En effet, « si l’occupation de la terre de Palestine n’est plus une affaire religieuse de fidélité à Yahvé, mais une affaire ordinaire (…) du « droit international » et du droit de conquête, César perd son statut « d’anti-Dieu ». Quelles que soient ses prétentions impériales à incarner la volonté des dieux de Rome, quel que soit le ressentiment d’un peuple soumis qui ne peut regarder son vainqueur que comme le « diable », Jésus se refuse à tomber dans ce piège. Cela consisterait à diviniser, positivement ou négativement, César. Puisque les dieux des nations ne sont rien, César n’est qu’un homme parmi d’autres. Il doit être jugé en fonction de ses actes envers les hommes, ses semblables, et non en fonction de ses prétentions ».
H. Simon tire trois conséquences de cette double désacralisation.
Elle sonne le glas de la théocratie. Si l’on naît juif ou musulman du fait d’un lignage culturel, familial[5] ou géographique, on ne naît pas chrétien, on le devient par le baptême.
Elle interpelle la conscience morale personnelle et donc la liberté de chacun en invitant au discernement. Comme dira saint Paul : « C’est Lui qui nous a rendus capables d’être ministres d’une Alliance nouvelle, non de la lettre, mais de l’Esprit ; car la lettre tue mais l’Esprit donne la vie ».[6]
Elle ouvre enfin un espace au politique en reconnaissant sa « légitimité rationnelle »[7]. Désormais, « César n’est plus « médiateur divin » ; il est réintégré à part entière dans l’univers des hommes. La médiation entre Dieu et les hommes passe désormais par la personne de Jésus et non plus par la hiérarchie politique. Les hommes seront sauvés et seront « intégrés au corps du Christ » par la foi et les actes de la foi, et non plus par l’appartenance au corps politique. Cette appartenance est donc en quelque sorte naturalisée et relativisée. Elle n’est pas mauvaise en soi (ce serait opposer César à Dieu), elle redevient de l’ordre de la création ; donc ambivalente comme toute créature, mais ni plus ni moins que toute autre réalité « native ».
Les interlocuteurs de Jésus sont invités à « rendre à César ce qui est à César », puisque, de fait, ils profitent de son système administratif: leur monnaie en est la preuve. Mais la question de savoir si César a le droit de posséder la Palestine n’est plus pertinente, immédiatement, du point de vue de la fidélité à Dieu. Les deux ordres, celui de César et celui de Dieu, ne s’opposent pas sur le même plan : ils ne font pas nombre l’un avec l’autre »[8]. Nous sommes face à « deux ordres de « nature » différente, dans un même temps et un même lieu. (…)
Débarrassé de sa « teneur sacrale », César entre dans la catégorie des créatures à qui Dieu a confié une « intendance », une gérance en faveur de ses frères. Le jeu de mots sur les effigies devient alors singulièrement éclairant : César règne sur ce qui est à « son image » et que symbolise la monnaie. Il a la responsabilité de gérer les modalités du vivre-ensemble. Mais il sera jugé sur ce qu’il aura fait à/de ce qui est à « l’image de Dieu » : l’être humain libre.(…) du sommet de la pyramide sacrée où il se pensait médiateur entre les hommes et la divinité, l’imperator perd son aura religieuse mais il n’est pas déchu pour autant de toute responsabilité ; il se trouve investi d’une mission de confiance : veiller à la bonne marche des villes[9] qu’on lui a confiées et donner aux gens de la maison leur nourriture en temps voulu[10] . »
La conclusion d’H. Simon est particulièrement importante : « César n’est plus jugé selon des critères confessionnels ou religieux, mais selon la morale du bien commun.(…) César doit être jugé selon les normes de la raison. (…) Jésus, bien loin de mépriser l’activité politique, lui rend sa dignité rationnelle en la délivrant des excès d’honneur (où elle risque de se complaire), aussi bien que des excès d’indignité (où ses détracteurs voudraient la précipiter). »[11]
S’il y a donc une distinction à faire entre deux royaumes qui existent dès maintenant, le chrétien appartient à ces deux royaumes qui « ne s’opposent pas en soi car ce ne sont pas deux réalités de même nature ».[12] Ils ne sont ni séparés ni subordonnés l’un à l’autre, « il vaut mieux parler d’intégration des deux dimensions dans un même acte libre de l’homme adulte dans la cité et dans la foi ».[13] Appartenant aux deux royaumes, les chrétiens ont des responsabilités envers les deux. Ce qui peut être, bien sûr, source de tensions ; « Ce sont les mêmes hommes qui vivent à la fois dans les deux communautés, ce sont les mêmes actes qui ont une signification à la fois politique et chrétienne. »[14] Il n’empêche que « ces deux citoyennetés peuvent se réaliser, en même temps, et pour la même personne, dans l’unité concrète de ses décisions vitales: justement parce qu’elles ne sont pas de même nature ».[15]
Cet enseignement de Jésus est repris et confirmé par saint Paul. Dans Rm 13, 1-5, il écrit : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes. En effet, les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu ne pas avoir à craindre l’autorité ? Fais le bien et tu recevras ses éloges car elle est au service de Dieu pour t’inciter au bien. Mais si tu fais le mal, alors crains. Car ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive: en punissant, elle est au service de Dieu pour manifester sa colère envers le malfaiteur. C’est pourquoi il est nécessaire de se soumettre, non seulement par crainte de la colère, mais encore par motif de conscience ». Il ne s’agit pas d’une invitation se soumettre aveuglément à quelque autorité que ce soit mais à obéir à une légalité positive, rationnelle. Même si l’autorité visée est toujours l’empereur païen, comme le commente H. Simon[16], « les chrétiens n’ont pas à faire un État dans l’État, mais à juger de tout selon l’ordre du bien, selon la morale fondamentale de la création »[17].
Paul a éprouvé dans sa vie le bien-fondé de cette affirmation lorsqu’il sera confronté à l’autorité romaine. Il aura l’occasion de vérifier que « la rationalité peut aussi se trouver du côté des institutions, même si elles sont mises en œuvre par des païens, pourvu qu’ils soient consciencieux et de bonne volonté »[18].
Dans les Actes des Apôtres, on voit les discours de Paul sur l’universalité du salut, et plus tard, sur la résurrection, susciter de violentes réactions chez les Juifs. Arrêté par l’autorité romaine qui le soupçonne d’agitation, Paul échappe à la question en arguant de sa citoyenneté romaine. A partir de ce moment, les Romains vont protéger Paul de la furie meurtrière des juifs. Le tribun Claudius Lysias l’envoie sous haute protection au gouverneur Felix en lui précisant par écrit : « L’homme que voici avait été pris par les Juifs, et ils allaient le tuer, quand j’arrivai avec la troupe et le leur arrachai, ayant appris qu’il était citoyen romain. J’ai voulu savoir au juste pourquoi ils l’accusaient et je l’ai amené dans leur Sanhédrin. J’ai constaté que l’accusation se rapportait à des points contestés de leur Loi, mais qu’il n’y avait aucune charge qui entraînât la mort ou les chaînes. Avisé qu’un complot se préparait contre cet homme, je te l’ai aussitôt envoyé, et j’ai informé ses accusateurs qu’ils avaient à porter devant toi leur plainte contre lui ». Ac 23, 27-30.
Felix écouta les accusations et la défense de Paul. Sans être convaincu de sa culpabilité, « voulant faire plaisir aux Juifs, Félix laissa Paul en captivité » (Ac 24, 27). Le successeur de Félix, Festus lui aussi entendit les parties et reconnut : « Mis en sa présence, les accusateurs n’ont soulevé aucun grief concernant des forfaits que, pour ma part, j’aurais soupçonnés. Ils avaient seulement avec lui je ne sais quelles contestations touchant leur religion à eux et touchant un certain Jésus, qui est mort, et que Paul affirme être en vie. Pour moi, embarrassé devant un débat de ce genre, je lui ai demandé s’il voulait aller à Jérusalem pour y être jugé là-dessus. Mais Paul ayant interjeté appel pour que son cas fût réservé au jugement de l’auguste empereur, j’ai ordonné de la garder jusqu’à ce que je l’envoie à César » (Ac 25, 18-21).
Cette histoire est intéressante parce qu’elle montre que Paul est bien conscient de ses deux citoyennetés, de ce qui est dû à César et de ce qui est dû à Dieu et qu’il vit ses deux appartenances sans conflit intérieur[19]. Nous constatons qu’il a eu raison de faire confiance à l’autorité politique. Celle-ci fait preuve certes de prudence mais aussi d’impartialité face aux pressions des Juifs contre un seul homme. Il faut noter enfin, et ceci est particulièrement important que les gouverneurs refusent de se prononcer sur des questions religieuses. Celles-ci sont hors de leurs compétences.
Ces textes nous introduisent parfaitement au problème de la liberté religieuse et, dans un certain sens, à celui de la laïcité de l’État.
Peut-il y avoir une constitution plus belle et plus juste que celle qui attribue à Dieu le gouvernement de tout l’État, qui charge les prêtres d’administrer au nom de tous les affaires les plus importantes et confie au grand prêtre à son tour la direction des autres prêtres ? Et ces hommes, ce n’est point la supériorité de la richesse oui d’autres avantages matériels qui les a fait placer dès l’origine par le législateur dans cette charge honorable ; mais tous ceux qui, avec lui, l’emportaient sur les autres par l’éloquence et la sagesse, il les chargea de célébrer principalement le culte divin. Or, ce culte, c’était aussi surveillance rigoureuse de la loi et des autres occupations. En effet, les prêtres reçurent pour mission de surveiller tous les citoyens, de juger les contestations et de châtier les condamnés »