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Deuxième partie : L’organisation politique

⁢Chapitre 1 : La nécessité politique

⁢i. Séismes et turbulences

La fin du XXe siècle est une période particulièrement troublée politiquement. Bien des « maisons » sont devenues très instables. L’effondrement des régimes marxistes en Europe a laissé bien des nations désorientées. L’apprentissage de la liberté s’est fait souvent dans les pires difficultés et n’a pas apporté aux populations la stabilité et le bien-être rêvés. Ici ou là, à travers des tentatives démocratiques fragiles et décevantes, les populations ont parfois été prises par la nostalgie de l’ordre ancien. Les communistes, sous quelque étiquette socialiste, sont parfois revenus au pouvoir et des régions entières ont connu la guerre civile⁠[1].

Dans le même temps, les démocraties occidentales révèlent de graves tares : corruption, clientélisme, particratie, népotisme⁠[2], concussion⁠[3], entraves à la justice, etc.. Certains appareils d’État sont noyautés par la maffia. Les populations révoltées ou méfiantes se détournent de la vie politique ou accordent leurs suffrages à des formations extrémistes. Par ailleurs, la fascination d’une économie de marché sans limites ni balises ranime des pratiques sauvages qui disloquent les sociétés sous les yeux de politiques impuissants ou complices..

Dans le tiers-monde, l’anarchie, la dictature et l’exploitation continuent à s’entremêler sur un lit de misère persistante.

Dans cet ébranlement général, le fondamentalisme religieux mobilise des peuples entiers au service d’un ordre divin strict⁠[4] et l’ouverture de la Chine communiste et de la république populaire de Cuba à une économie de marché fait à nouveau rêver d’un marxisme souriant certains esprits désorientés..

L’Europe occidentale, dans la plupart des cas, part plutôt à la recherche d’une « nouvelle citoyenneté », d’une « nouvelle culture politique » qui pourrait « réinventer la démocratie »⁠[5].


1. « …​les anciennes formes de totalitarisme et d’autoritarisme ne sont pas encore complètement anéanties et (…) Il existe même un risque qu’elles reprennent vigueur…​ » (Jean-Paul II, Centesimus annus, n° 29)
2. « Abus qu’un homme en place fait de son crédit, de son influence pour procurer des avantages, des emplois aux membres de sa famille, à ses amis, aux personnes de son parti, de son milieu » (Robert).
3. « Perception illicite par un agent public de sommes qu’il sait ne pas être dues » (Robert).
4. « ...dans certains pays, apparaissent de nouvelles formes de fondamentalisme religieux qui, de façon voilée ou même ouvertement, refusent aux citoyens qui ont une foi différente de celle de la majorité le plein exercice de leurs droits civils ou religieux, les empêchent de participer au débat culturel, restreignent le droit qu’a l’Église de prêcher l’Évangile et le droit qu’ont les hommes d’accueillir la parole qu’ils ont entendu prêcher et de se convertir au Christ » (Id.).
5. Ces expressions sont devenues très familières à la fin du XXe siècle suite aux nombreux « dysfonctionnements et malversations découverts dans la pratique de la justice, dans la gestion des partis, de la santé et des finances publiques (affaires du sang contaminé en France, Agusta et Dassault en Belgique, etc.).

⁢ii. Comment rebâtir ?

Par la voix du prophète Ahia de Silo, le Seigneur dit à Jéroboam : « Tu seras roi d’Israël. et si tu obéis à tous mes ordres, si tu marches dans mes voies, si tu fais le bien à mes yeux en observant mes préceptes et mes commandements comme l’a fait David, mon serviteur, je serai avec toi. Je te bâtirai une maison stable, comme je l’ai fait pour David, et je te donnerai Israël »[1]. Quel est donc ce « bien » à faire pour que la « maison » soit stable ?

Il n’est pas inutile de rappeler quelques principes fondamentaux que nous avons médités dans les chapitres précédents et qui vont éclairer dorénavant les problèmes politiques, sociaux et économiques qu’il nous faut aborder.

N’oublions pas la dignité éminente et l’égalité essentielle des hommes

Une société humaine se fonde sur le respect de la dignité transcendante de tous les hommes, tous créés à l’image et à la ressemblance de Dieu et tous « appelés à la même fin, Dieu lui-même »[2]. Elle se fonde donc sur le respect des droits fondamentaux de toute personne. Ces droits, nous l’avons vu, découlent de la nature même de l’homme. Ils ne dépendent pas de la société. Ils lui sont antérieurs et une société ne peut fonder sa légitimité que sur le respect de ces droits. En ce sens, l’homme est supérieur à la société.

N’oublions pas non plus la sociabilité réclamée par l’inégalité concrète des individus.

L’homme est un être social, par nature, et est donc, d’une certaine manière soumis à la société. Non seulement il a besoin des autres, pour se développer, en fonction de l’inégalité des « talents »⁠[3] mais il doit respecter l’autre, puisqu’il lui est égal en dignité, comme s’il s’agissait de lui-même, attentif à la défense de ses droits légitimes et à la croissance de son humanité. Et l’autre, c’est d’abord le plus faible, le plus petit, le plus démuni⁠[4]. Même l’ennemi, en tant que personne, a droit à une certaine bienveillance⁠[5].

Etre social n’est pas une aliénation puisque « par l’échange avec autrui, la réciprocité des services et le dialogue avec ses frères, l’homme développe ses virtualités » et « répond ainsi à sa vocation »[6].

Ces considérations générales ne sont pas sans conséquences sur le plan politique et il serait vain d’espérer humaniser la société sans en tenir compte. La question n’est pas de savoir d’abord s’il convient de vivre sous tel ou tel régime mais plutôt de connaître les besoins réels de l’homme pour y adapter les structures et les institutions.


1. 1 R 11, 37-38.
2. CEC 1878.
3. Cf. Mt 25, 14-30 ; Lc 19, 11-27. Ste Catherine de Sienne (1347-1380) rapporte ainsi l’intention de Dieu : « Je ne donne pas toutes les vertus à chacun.(…) Il en est plusieurs que je distribue de telle manière, tantôt à l’un, tantôt à l’autre. (…) A l’un, c’est la charité ; à l’autre, la justice ; à celui-ci l’humilité ; à celui-là, une foi vive. (…) Quant aux biens temporels, pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribués avec la plus grande inégalité, et je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. (…) J’ai voulu qu’ils eussent besoin les uns des autres et qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi ».(Le Dialogue, 1, 7, cité in CEC n°1202)
4. Cf. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à Moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). Dans l’Ancien Testament, Dieu, par l’entremise des Prophètes, s’en prend durement à ceux qui malmènent ou méprisent les « petits » : l’opprimé, la veuve, l’orphelin, le pauvre, l’innocent, l’étranger (Is 1, 17 ; Jr 2, 34 ; Am 2, 6-7 ; etc.).
5. Lorsque Caïn, par jalousie, tue son frère Abel, Dieu le maudit et le chasse de la terre fertile. Caïn proteste: « « Ma peine est trop lourde à porter. Vois ! Tu me bannis aujourd’hui du sol fertile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant parcourant la terre, mais le premier venu me tuera ! » Le Seigneur lui répondit : « Aussi bien si quelqu’un tue Caïn, on le vengera sept fois », et le Seigneur mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point. » (Gn 4, 13-15). Jean-Paul II commente ce passage et fait remarquer que « meurtrier, il garde sa dignité personnelle et Dieu lui-même s’en fait le garant ». Et de citer St Ambroise : « Comme il y avait eu fratricide, c’est-à-dire le plus grand des crimes, au moment où s’introduisit le péché, la loi de la miséricorde divine devait immédiatement être étendue ; parce que, si le châtiment avait immédiatement frappé le coupable, les hommes, quand ils puniraient, n’auraient pas pu se montrer tolérants ou doux, mais ils auraient immédiatement châtié les coupables. (…) Dieu repoussa Caïn de sa face et , comme il était rejeté par ses parents, il le relégua comme dans l’exil d’une habitation séparée, parce qu’il était passé de la douceur humaine à la cruauté de la bête sauvage. Toutefois, Dieu ne voulut pas punir le meurtrier par un meurtre, puisqu’il veut amener le pécheur au repentir plutôt qu’à la mort ».(De Caïn et Abel, II, 10, 38) (Encyclique Evangelium vitae, 1995)
6. CEC 1880 qui renvoie à GS 25, par 1.

⁢iii. Le problème fondamental

Quand nous pensons à l’homme, deux tendances apparemment contradictoires apparaissent. d’une part il est poussé par un besoin de liberté, une aspiration à l’autonomie qui est le signe le plus sûr de sa transcendance par rapport au reste de la création. Et il se fait qu’il est capable de s’autodéterminer, de choisir entre différents biens et de poursuivre celui qu’il a élu. Mais d’autre part, il a besoin des autres non seulement parce qu’il est incapable de pourvoir seul à tous ses besoins mais aussi parce que les autres lui permettent de grandir. Le petit enfant ne peut développer ses potentialités humaines sans l’assistance de l’autre. Sans l’autre humain, il ne peut acquérir le langage ni développer sa pensée. Quel que soit le patrimoine génétique, quels que soient les dons, ses capacités latentes ne peuvent se réaliser facilement sans un environnement favorable⁠[1]. Il en va de même pour les groupes humains. Une famille peut-elle subvenir seule à tous les besoins de ses membres ? A-t-elle toutes les compétences ? A un niveau très élémentaire, un petit groupe d’individus peut survivre un certain temps en autarcie. Mais, la croissance intellectuelle et, à long terme, la survie ne peuvent être assurées. Un groupe restreint et isolé résistera-t-il longtemps aux maladies, aux catastrophes naturelles, à la consanguinité ? Pourra-t-il progresser dans les différents aspects de la créativité humaine ? Plus l’homme croît ou veut croître, plus il a besoin d’associations et institutions diverses « en vue d’atteindre des objectifs qui excèdent les capacités individuelles »[2].

Le développement de l’homme et des groupes exige donc un certain nombre de conditions très larges si l’on veut donner à chacun le maximum de possibilités pour grandir. Cet « ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection, d’une façon plus totale et plus aisée »[3] constitue le bien commun⁠[4].


1. Cf. GRASSE P.-P. : « L’intelligence même très vive, exige que des circonstances lui donnent l’occasion de se manifester. Le milieu social ne crée pas l’intelligence mais conditionne son développement et son expression. avec un instrument de grande qualité, il fera surgir un chef-d’œuvre, ce qui est tout à fait impossible avec un instrument de qualité médiocre. Qualités intellectuelles innées et milieu interviennent dans la formation de la personnalité et dans la valeur de ses productions. Le milieu social modèle l’Homme mais son action se surajoute aux propriétés structurales du cerveau » ( L’homme en accusation, Albin-Michel, 1980, p. 243). d’autres auteurs accentuent davantage le rôle de la société, comme SKRZYPCZAK J.-Fr., L’inné et l’acquis, Chronique sociale, 1981. Le phénomène des enfants sauvages montre clairement quels dégâts irrémédiables entraîne l’absence d’un milieu humain (cf. MALSON Lucien, Les enfants sauvages, Mythe et réalité, Union générale d’éditions, 1964 (Il est dommage que l’auteur en profite pour nier l’existence d’une nature humaine, comme si celle-ci agissait comme un instinct)..
2. CEC 1882.
3. GS 26, 1.
4. Cette notion est très ancienne. Ainsi, dans l’épître de Barnabé, lit-on : « Ne vivez point isolés, retirés en vous-mêmes, comme si vous étiez déjà justifiés, mais rassemblez-vous pour rechercher ensemble ce qui est de l’intérêt commun » (4, 10). L’enseignement chrétien a privilégié l’expression « bien commun » alors que les politiques modernes invoquent volontiers l’« intérêt général ». La notion de « bien » est considérée comme une notion objective alors que le mot « intérêt » renvoie plutôt à un besoin subjectif et particulier. Comme l’écrit le CEC, « il revient à l’autorité d’arbitrer, au nom du bien commun, entre les divers intérêts particuliers » (n°1908). On peut lire sur cette question : DELSOL Chantal, L’État subsidiaire, P.U.F., 1992, chap. X. Dans le même esprit, CLEMENT M. précise que « l’intérêt est une notion relative », instrumentale, alors que le bien est « une notion qui implique le terme ultime d’un agir. (…) Le bien a raison de fin, de cause finale. » Fin de la vie en société, ce bien n’est pas la simple addition des biens de chacun mais bien du tout plutôt que de tous, comme l’avait déjà compris Aristote (Politique, I, 1-1252a) : « Tout État est une société. Le principe de toute société est l’espoir d’un bien puisque toutes les actions des hommes ont en vue quelque bien. Si donc toutes les sociétés visent à un bien déterminé, celle qui est souveraine entre toutes, renfermant en elle toutes les autres, vise aussi le bien qui est le plus haut de tous. Cette société, l’État, est la société politique » ( in Du bien commun, L’Escalade, 1998, pp. 13-15).

⁢iv. qu’est-ce que le bien commun ?

[1]

Le bien commun comprend les biens spirituels et les biens matériels indispensables, compte tenu des disponibilités réelles de la collectivité concernée, étant bien entendu que « l’ordre des choses doit être subordonné à l’ordre des personnes, et non l’inverse »[2]. Si chaque communauté a un but particulier et possède des règles spécifiques, « la personne humaine est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales »[3].

Le bien commun suppose donc d’abord le respect de la personne et de sa transcendance, le respect de ses droits objectifs, fondamentaux et inaliénables. Il réclame l’accomplissement des devoirs sociaux et veille à ce que chacun puisse accéder à la nourriture, au vêtement, à un abri, au travail, aux soins de santé, à l’éducation, la culture, l’information, etc.. Il veille aussi au milieu naturel et humain ainsi qu’au patrimoine culturel⁠[4]. Enfin, le bien commun implique également la paix entre les personnes et les groupes et donc la justice et la sécurité.

La notion de bien commun est, par nature très large et, en partie, fluctuante comme le montre bien cette description de Jacques Maritain: « Ce qui constitue le bien commun de la société politique, ce n’est pas seulement l’ensemble des biens ou services d’utilité publique ou d’intérêt national (routes, ports, écoles, etc.) que suppose l’organisation de la vie commune, ni les bonnes finances de l’État, ni sa puissance militaire, ce n’est pas seulement le réseau de justes lois, de bonnes coutumes et de sages institutions qui donnent sa structure à la nation, ni l’héritage de ses grands souvenirs historiques, de ses symboles et de ses gloires, de ses traditions vivantes et de ses trésors de culture. Le bien commun comprend toutes ses choses, mais bien plus encore, et de plus profond et de plus humain: car il enveloppe aussi et avant tout la somme elle-même…​, il enveloppe la somme ou l’intégration sociologique de tout ce qu’il y a de conscience civique, de vertus politiques et de sens du droit et de la liberté, et de tout ce qu’il y a d’activité, de prospérité matérielle et de richesses de l’esprit, de sagesse héréditaire inconsciemment mise en œuvre, de rectitude morale, de justice, d’amitié, de bonheur et de vertu, et d’héroïsme, dans les vies individuelles des membres de la communauté, selon que tout cela est, et dans une certaine mesure, communicable, et se reverse dans une certaine mesure sur chacun, et aide ainsi chacun à parfaire sa vie et sa liberté de personne. C’est tout cela qui fait la bonne vie humaine de la multitude »[5].

Chaque communauté, grande ou petite, possède son bien commun, la famille comme la commune, l’entreprise comme l’école. Mais le rôle propre de l’État est de défendre et promouvoir le bien commun des citoyens et de tous les groupes sociaux. De plus, tous les hommes à travers le monde jouissant de la même dignité et les relations d’interdépendance s’intensifiant, il y a aussi un bien commun universel auquel doivent veiller des organisations appropriées.

Le bien commun rassemble les hommes qui le servent et qui en reçoivent de multiples bienfaits. Comme l’écrit Michael Novak, « la personne libre est destinée à la construction du bien commun ; le bien commun est destiné à la perfection des personnes libres »[6].

Ce bien commun, par nature, dépasse chaque société : il agit un peu comme un idéal qu’il faut sans cesse construire et préserver. Il est un peu à la société ce que la nature est à l’homme. Il comporte, comme nous venons de le voir, un aspect fondamental et universel constitué par la primauté de toute personne humaine, quelles que soient les circonstances, et un aspect évolutif et particulier, tributaire de l’espace et du temps.

Il est universel puisqu’il « est représenté, écrit Riccardo Petrella, par l’existence de l’autre » et que « l’importance primordiale de « l’existence de l’autre » est à la base de toute société et de toute culture, qu’elle soit judéo-chrétienne, islamique, bouddhiste, shintoïste, laïque…​ C’est parce qu’il existe un « toi » (l’altérité) que le « moi » existe. L’existence de l’autre est également une condition nécessaire et indispensable pour et dans le vécu humain et social »[7].

Il est évolutif et doit être sans cesse construit et reconstruit puisque « l’objet du bien commun est la richesse commune, à savoir l’ensemble des principes, des règles, des institutions et des moyens qui permettent de promouvoir et garantir l’existence de tous les membres d’une communauté humaine. Sur le plan immatériel, l’un des éléments du bien commun est constitué par le triptyque reconnaissance-respect-tolérance dans les relations avec l’autre. Sur le plan matériel, le bien commun se structure autour du droit de l’accès juste pour tous à l’alimentation, au logement, à l’énergie, à l’éducation, à la santé, au transport, à l’information, à la démocratie et à l’expression artistique »[8].Sa réalisation est donc tributaire des volontés humaines mais aussi des possibilités offertes par les circonstances où elles s’exercent et de la nature même du type de société auquel on a affaire.

G. Fessard a bien expliqué cette dialectique de l’universel et du particulier, c’est-à-dire du droit et du fait, en précisant que le bien commun est le bien d’une communauté particulière qui s’universalise en communauté du bien. Comme bien de la communauté, il se définit comme « la somme des biens privés et publics, matériels et moraux, qu’intègre une société donnée », autrement dit, sa prospérité objective et concrète. Mais aucune communauté ne peut être close sur elle-même. Elle contredirait, dans ce cas, « le désir de l’être universel qui est en l’homme plus profond encore que cet égoïsme ». Le bien de la communauté s’ouvre à la communauté du bien par « la participation illimitée à tout bien possible qui lui est reconnue sous forme de « droits ». Droits universels, droits de l’homme comme tel »[9]. « La communauté particulière doit inclure dans son « intérêt général » comme le plus général de tous, le respect des droits de l’homme et la réalisation de cette Communauté du bien qui peut se communiquer identiquement à tous: celle-ci deviendra du coup le moyen par lequel s’universalise la Bien de la communauté particulière. Et d’autre part chacun doit user de ses droits universels pour assurer d’abord le bien de sa communauté particulière : celle-ci par là même servira de moyen qui réalise et détermine la Communauté du bien. (…) Cette réciprocité d’action est véritablement l’âme, le nœud vital, le lien substantiel du Bien commun. Aussi, pour être distinguée des deux aspects opposés qu’elle unit, mérite-t-elle d’être appelée Bien de la Communion.

Sous le nom de Bien commun, C’est à ce Bien de la Communion que l’autorité et les membres de la communauté doivent formellement viser  »⁠[10].

« Viser » car la communion n’est jamais acquise une fois pour toutes. En effet, la rencontre nécessaire du particulier et de l’universel génère et explique la perpétuelle tension de la vie politique telle qu’elle s’exprime, par exemple, dans les options des partis en présence en démocratie. Supprimer cette tension c’est verser dans l’anarchie ou la dictature. Le souci de la prospérité ne peut faire l’économie du respect des droits de l’homme et vice versa.


1. Cf. CEC 1905-1912.
2. GS 26, 3.
3. GS 25, 1.
4. Nous reviendrons plus tard au problème de la culture.
5. MARITAIN Jacques, La personne et le bien commun, Desclée De Brouwer, 1947, pp. 45-46.
6. NOVAK Michael, Démocratie et bien commun, Cerf, 1991, pp. 24-25. L’analyse de ce célèbre auteur américain n’est certes pas sans intérêt mais nous ne pouvons souscrire sans réserves à sa volonté de réconcilier le christianisme et le libéralisme. La pierre d’achoppement étant, selon les remarques de Paul VI, que le système libéral « considère les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles, et non pas comme un but de l’organisation sociale et comme un des critères essentiels selon lesquels apprécier la qualité de cette organisation » (cité par CALVEZ J.-Y. dans sa Lettre-préface à Michael Novak, in NOVAK Michael, Une éthique économique, Les valeurs de l’économie de marché, Cerf, 1982, p. IX).
7. PETRELLA Ricardo, Le bien commun, Eloge de la solidarité, Labor, 1996, Op. cit., p. 13. Riccardo Petrella fut directeur du programme de Prospective et évaluation de la science et de la technologie à la Commission européenne, professeur à l’Université catholique de Louvain et président du Groupe de Lisbonne.
8. Id.
9. FESSARD Gaston, Autorité et bien commun, Aubier, 1944, pp.54-55. Nous reviendrons plus longuement sur la pensée du P. Fessard dans la dernière partie consacrée à l’action politique des chrétiens.
10. Ip., pp. 77-78.

⁢v. L’autorité

Est-il dès lors possible d’imaginer une société sans une forme quelconque d’autorité ? C’est le rêve de l’anarchisme qui, considérant que l’homme est digne d’une confiance absolue et destiné à une liberté totale, déclare que l’obéissance est une abdication et prêche la destruction de l’État⁠[1].

Non seulement les théoriciens anarchistes ou anarchisants⁠[2] furent la cible de la droite comme de la gauche mais la tentative d’instaurer en Catalogne, en 1936, une république anarchiste fut écrasée par les forces communistes en 1937. Nicolas Ivanovitch Boukharine ⁠[3] et E. Preobrajensky⁠[4], dans leur manuel L’A.B.C. du communisme (1919), préconisèrent la « rotation sociale » pour supprimer l’État et éviter la bureaucratie et le fonctionnarisme. Jamais ce principe qui suppose tout de même une autorité organisant la rotation, ne fut mis en pratique et l’URSS a connu, non le dépérissement de l’État mais son hypertrophie. En Chine populaire, en 1966, la révolution culturelle fut lancée par Mao Tsé-toung pour briser l’influence de Liu Chao-chi alors président de la république, renverser les « révisionnistes », fonctionnaires, technocrates et économistes. C’est la jeunesse (les « gardes rouges ») qui fut, avec l’armée, le fer de lance de cette gigantesque contestation des pouvoirs établis⁠[5]. Cette période anarchiste s’acheva en 1968 avec l’installation de comités révolutionnaires à travers toute la Chine, formés de militaires, de gardes rouges et de cadres du parti fidèles à Mao. Dans un premier temps, c’est l’armée qui fut la clé du pouvoir avant de céder la place, de nouveau, au parti reconstruit.

La juste exigence de liberté ne s’oppose pas, au contraire, à l’établissement de l’autorité pas plus d’ailleurs que la juste exigence d’égalité.

« Les sociétés égalitaires, écrit Chantal Delsol, peuvent promouvoir, de grands efforts et de grand mérite, l’égalité des chances, mais elles ne feront pas disparaître les disparités entre les hommes, en dépit du regret de certains. Les sociétés construites autour de l’idéal d’égalité ne suppriment pas l’autorité. d’une part elles la réduisent au fonctionnel, d’autre part, elles la déplacent, et celle-ci vient se loger dans les plis plus ou moins visibles de la relation sociale. En dépit de l’égalitarisme qui caractérise les sociétés modernes, on peut prédire que l’autorité n’est pas vouée à disparaître.

Aucune société ne peut fonctionner sans autorité... »⁠[6]

On peut aller plus loin encore et considérer qu’en démocratie, l’autorité politique suppose l’égalité des citoyens. Aristote l’avait bien remarqué : « …​il existe une forme d’autorité qui s’exerce sur des personnes de même race et des hommes libres ; c’est celle, en effet, que nous désignons du nom d’autorité politique, et que celui qui gouverne doit apprendre en pratiquant lui-même l’obéissance, comme on apprend à commander la cavalerie, ou une armée, ou une division, ou une compagnie, après avoir servi dans la cavalerie ou l’armée, ou dans une division ou une compagnie. Aussi a-t-on raison de dire ceci encore, qu’on ne peut pas bien commander quand on n’a pas soi-même obéi. Et tandis que la vertu d’un gouvernant est différente de celle d’un gouverné, il faut que le bon citoyen ait la science et l’aptitude à la fois de commander et d’obéir, et la vertu d’un citoyen consiste _ avoir la science du gouvernements des hommes libres, dans un sens comme dans l’autre »[7].

Une autorité est toujours nécessaire⁠[8]. Elle coexiste à la société. Son rôle essentiel, écrit G. Fessard, « est d’assurer le développement de l’être social auquel il sert de lien »[9].


1. Cf., par exemple, GODWIN William, Enquiry Concerning the Principles of Political Justice (1793) ; GRAVE Jean, La société future (1895) ; RECLUS Elisée, L’Evolution, la Révolution et l’Idéal anarchique (1898).
2. C’est le cas, par exemple de BAKOUNINE Mikhaïl Alexandrovitch (1814-1876).Il fut influencé par Pierre Joseph Proudhon (1809-1865). Il publie en 1873 L’État et l’anarchie. Opposé à tout pouvoir même révolutionnaire, il rompit avec Marx. De même, Proudhon avait été attaqué par le pouvoir comme par les socialistes, Marx en particulier. Un disciple de Bakounine, le prince Piotr Alexeïevitch Kropotkine (1842-1921), auteur de L’anarchie, sa philosophie, son idéal (1896), s’opposa, dès 1917, aux bolcheviks auxquels « il reprocha d’avoir « enterré » la révolution » » (Mourre).
3. 1888-1938. Après avoir soutenu Staline, il rompt avec le dictateur en 1929. En 1937, il est arrêté et exécuté.
4. 1886-1937. Comme Boukharine, il soutint parfois Staline et parfois s’y opposa. Il fut arrêté et, semble-t-il exécuté, en 1937.
5. Cf. notamment MACCIOCCHI M.-A. De la Chine, Actuels-Seuil, 1974, en particulier, les trois premiers chapitres ; KAROL K.S., La deuxième révolution chinoise, Laffont, 1973, pp. 113-410 ; SCHOOYANS M., La provocation chinoise, Cerf, 1973, pp. 53-75.
6. DELSOL Chantal, L’autorité, Presses universitaires de France, Que sais-je ? 1994, p. 123.
7. Politique, III, 4, 1277b.
8. Pour lutter contre l’angoisse de la mort et pour un mieux-être, explique G. Fessard.
9. Op. cit., p. 14.

⁢a. Pour autant, toute autorité est-elle légitime ?

Même si, comme l’a montré G. Fessard, « …​ à l’origine du lien social que l’autorité a pour mission de faire croître, toujours l’apparition du droit est précédée par le déploiement d’une force charismatique chez le chef né, créatrice et éducatrice chez le père, ou simplement dominatrice chez le maître »[1] ; même si la force reste présente dans toute société par la police et l’armée ; même si l’on s’accorde pour dire que, dans certaines situations extrêmes, l’autorité et la force peuvent se confondre, aucun pouvoir ne peut se fonder moralement sur la violence⁠[2]. « .La force seule ne crée pas le droit »[3]. Un tel pouvoir est contraire, on en conviendra, à la nature de l’homme, à sa liberté et à sa raison.


1. FESSARD G., op. cit., p. 21.
2. Nous étudierons, plus tard, la différence entre la force et la violence.
3. FESSARD G., op. cit., p. 18.

⁢b. La source de l’autorité

La question de la légitimité de l’autorité est importante, notamment pour un chrétien, dans la mesure où nombreux sont les textes qui de manière claire et péremptoire affirment le devoir d’obéissance à l’autorité. Le quatrième commandement qui ouvre la seconde table de la loi⁠[1] : « Honore ton père et ta mère…​ » s’étend « aux devoirs des élèves à l’égard du maître, des employés à l’égard des employeurs, des subordonnés à l’égard de leurs chefs, des citoyens à l’égard de leur patrie, de ceux qui l’administrent ou la gouvernent »[2]. Saint Paul confirme et justifie cette exigence : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par Lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes »[3].

Sans explication, de tels textes risquent de surprendre ou de choquer tant nous sommes sensibles aujourd’hui aux revendications de la liberté et aux abus ou négligences des autorités⁠[4]. S’il y eut des milieux, à certaines époques, Dieu sait par quel miracle, où l’officier, le magistrat, le maître, le prêtre, le ministre ou le chef d’entreprise était au dessus de tout soupçon, maint scandale contemporain a renversé cette opinion et insinué largement l’idée que toute autorité était en soi suspecte : « tous des profiteurs », entend-on communément.

Or, quand le Christ dit au gouverneur romain Ponce Pilate qui le juge: « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en-haut »[5], il s’appuie sur une tradition testamentaire traduite par la loi mosaïque, comme nous venons de le voir, ou par les Proverbes⁠[6] et corrige une tradition païenne largement répandue. On en trouve témoignage, par exemple, dans l’Iliade où Homère écrit que « le sceptre est à celui qu’il plût au ciel d’élire pour régner sur la foule et lui donner des lois »[7]. Ici, c’est le dépositaire de l’autorité qui a été choisi alors que le Christ parle de l’autorité dont une personne a été investie.

La source de toute autorité est Dieu dans la mesure où Dieu est la seule autorité puisqu’il a tout créé. L’étymologie⁠[8] elle-même établit ce lien. Le latin auctoritas (autorité) est dérivé de auctor (auteur). Le créateur n’a-t-il pas autorité sur son œuvre ? C’est le Créateur qui donne comme mission à l’homme de régner sur la terre, de la soumettre, de donner un nom aux animaux⁠[9]. Dieu délègue donc, pourrait-on dire, quelque chose de son pouvoir aux hommes. Ne sont-ils pas faits à l’image de Dieu et donc investis aussi d’une certaine autorité ?

C’est dans ce sens que l’on dit que l’autorité est naturelle, voulue par Dieu et déléguée aux hommes sous diverses formes, selon leurs fonctions et compétences.

Malgré la diversité des régimes à travers l’histoire, la doctrine de l’Église n’a pas changé en cette matière. faisant bien la distinction entre la source de l’autorité et la personne qui l’exerce.

Saint Jean Chrysostome, dans un commentaire l’épître aux Romains, écrit: « -Il n’y a point de pouvoir qui ne vienne de Dieu. -Que dites-vous ? Tout prince est donc constitué de Dieu ! -Je ne dis point cela puisque je ne parle d’aucun prince en particulier, mais de la chose elle-même, c’est-à-dire de la puissance…​ L’apôtre ne dit pas qu’il n’y a point de prince qui ne vienne de Dieu, mais il dit, en parlant de la chose elle-même, qu’il n’y a point de puissance qui ne dérive de Dieu »[10]. Cette distinction est capitale non seulement parce qu’elle établit une frontière utile entre l’indignité éventuelle de la personne et la dignité de la fonction mais aussi parce qu’elle inanité des querelles qui ont opposé à certains moments de l’histoire les partisans de la royauté, considérée comme seule « divine » et ceux de la démocratie. Léon XIII, par exemple, encore confronté à ces querelles, en France notamment, rappela opportunément l’antique principe : « Ceux qui président au gouvernement de la chose publique peuvent bien être élus par la volonté et le jugement de la multitude. Mais si ce choix désigne le gouvernant, il ne lui confère pas l’autorité de gouverner, il désigne la personne qui en sera investie »[11] ; « Le pouvoir public ne peut venir que de Dieu…​ Tout ce qu’il y a d’autorité parmi les hommes procède de Dieu » « Ces principes ne réprouvent en soi aucune des différentes formes de gouvernement . La souveraineté n’est en soi nécessairement liée à aucune forme politique…​ Bien plus, on ne réprouve pas en soi que le peuple ait sa part plus ou moins grande au gouvernement »[12].

Cette mise au point sera très utile quand nous aborderons le problème du régime politique.


1. Il est intéressant de noter que ce commandement est le seul de la deuxième table à être positif comme le sont les trois commandements ayant trait à Dieu.
2. CEC, 2199.
3. Rm, 13, 1-2.
4. Certaines formules modernes sont pour le moins ambigües. Ainsi en est-il de l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789: « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». Ainsi en est-il aussi et peut-être davantage encore dans ce passage de l’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948: « La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics…​ ». On pourrait penser ici, et la plupart des interprètes le pensent, que la Nation ou le peuple sont la source du pouvoir alors qu’il n’est que l’organe possible de sa désignation. A la limite, la Déclaration de 1789 ne reconnaîtrait l’autorité parentale, par exemple, que dans la mesure où elle émanerait de la Nation ! d’une manière générale, la volonté du peuple ne peut être le fondement de l’autorité puisque ces déclarations prétendent reconnaître des droits qui « découlent de la dignité inhérente à la personne humaine » dit le Pacte de 1966 (relatif aux droits civils et politiques), « inaliénables » dit le texte de 1948, « naturels » dit le texte de 1798. Proclamer des droits et faire de la volonté populaire la source de toute autorité et donc de tout droit paraît contradictoire. Si l’on reconnaît des droits à l’homme, ceux-ci ne sont pas attribués ou concédés par quelque assemblée que ce soit. C’est reconnaître implicitement que l’homme jouit par ses droits d’une autorité qu’il porte en lui et qui n’est pas le don d’une communauté ou d’un peuple. Si la volonté du peuple est le seul fondement de l’autorité, même de l’autorité publique, les droits alors ne sont qu’une concession arbitraire, révisable, aléatoire. Ils ne méritent plus les adjectifs inhérents, inaliénables ou naturels. Nous y reviendrons quand nous étudierons le régime démocratique.
5. Jn 19, 11. Cf. également Rm 13, 1: « Il n’ y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par Lui ».
6. « C’est par moi que règnent les rois, que les princes rendent la justice, par moi que gouvernent les magistrats et les princes, à tous les souverains légitimes » (Pr 8, 15-16).
7. II, v. 206-207.
8. Cf. BLOCH O. et WARTBURG W. von, Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF,1975.
9. Cf. Gn 1 et 2.
10. Sur l’épître aux Romains, Homélie XXIII a, cité par BASSE B., op. cit., p. 42.
11. Diuturnum illud, 29-6-1881.
12. Immortale Dei, 1-11-1895.

⁢c. La légitimité de l’autorité et ses limites

Bien des réticences face à la notion d’autorité seraient dissipées si l’on prenait la peine d’expliquer le rôle réel de l’autorité.

Les pouvoirs de l’autorité impliquent la responsabilité de ceux qui les exercent. Cette autorité n’est pas discrétionnaire puisqu’elle est reçue : chacun en est redevable à Dieu, comme Adam. Dieu lui a fait confiance dans la gestion du jardin. Mais le premier homme n’a pas respecté les consignes et en subit les conséquences.

L’autorité, précise saint Paul, « est au service de Dieu pour te conduire au bien. (…) elle est ministre de Dieu pour faire justice et exercer une juste colère contre celui qui fait le mal »[1].

Cette affirmation inaugure dans l’histoire une conception révolutionnaire. Jusque là, c’est la force qui était, la plupart du temps, la source de l’autorité et si le chef s’était toujours volontiers présenté comme inspiré, élu par la divinité voire comme dieu lui-même et donc tout-puissant, totalement libre de ses actes, désormais il est investi d’une force dont il est redevable. Tout n’est pas permis. L’autorité reçue de Dieu reste au service de ce Dieu, mesurée par Sa volonté⁠[2]. « Elle est au service de Dieu, dit saint Paul, pour te conduire au bien. Mais si tu fais le mal, crains ; ce n’est pas en vain qu’elle porte l’épée : elle est ministre de Dieu pour faire justice et exercer une juste colère contre celui qui fait le mal »[3]. Dieu est « le souverain des rois de la terre »[4] ?

Comme l’a bien compris B.-H. Lévy⁠[5], dans la conception chrétienne, chaque prince « n’était jamais que la pâle et provisoire lieu-tenant », tenant lieu d’un Autre. « De « droit divin », la monarchie l’était, mais c’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin qui lui octroyait le droit de régner ». Et de citer Louis XIV : « La parfaite félicité d’un royaume est qu’un prince soit obéi de ses sujets et que le prince obéisse à la loi » ; ou encore, cette harangue d’Achille de Harlay à Henri III⁠[6]: « Nous avons, Sire, deux sortes de lois, les unes sont les lois et ordonnances des rois, les autres sont les ordonnances du royaume, qui sont immuables et inviolables, par lesquelles vous êtes monté au trône royal. Aussi devez-vous observer les lois de l’état du royaume, qui ne peuvent être violées sans révoquer en doute votre propre puissance et souveraineté ». Si dans ces citations, la « loi » désigne bien la loi de Dieu, elles nous offrent le schéma idéal des rapports d’autorité dans l’ordre politique qu’il soit monarchique ou démocratique comme nous le verrons plus loin.

Les Anciens ont eu peut-être l’intuition de cette nouveauté. N’est-ce pas à cette loi, loi « non écrite » qu’Antigone, dans la tragédie de Sophocle, se réfère pour contester et enfreindre l’ordre injuste de Créon. Elle justifie sa désobéissance à l’édit interdisant la sépulture à son frère rebelle en déclarant : « C’est que Zeus, à mes yeux, n’en était pas l’auteur, et qu’au foyer des dieux souterrains, la justice n’a point de telles lois fait présent aux humains. J’ignorais qu’en vertu de tiennes ordonnances une simple mortelle eût droit de piétiner des principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point d’hier, mais de tout temps vivantes lois dont nul ne connaît l’origine »[7]. Aristote citera ce passage et commentera : « Une loi commune est celle qui vient de la nature, car il y a un juste et un injuste naturellement universels, que tous les peuples devinent sans qu’il y ait pour cela entre eux ni communication préalable ni convention. C’est là ce que dit littéralement l’Antigone de Sophocle quand elle soutient qu’il est juste d’ensevelir Polynice malgré la défense qui en a été faite, attendu que c’était là un droit de la nature »[8].

Le pouvoir injuste, totalitaire même, dans le langage moderne, naît de l’irrespect de la loi « non écrite », de la loi de Dieu. L’autorité perd sa légitimité lorsqu’elle dénonce son origine divine. B.-H. Lévy l’a bien compris lorsqu’il explique que dans l’Occident chrétien, le Prince était soumis au Souverain (Dieu) tandis que le totalitarisme « est un état du Politique où, pour la première fois, le Prince se prend pour le Souverain. (…) le totalitarisme dit ceci, qu’il est le premier à proférer : il n’y a pas d’instance suprême, où le Prince puise sa raison d’être ; il n’y a pas de souverain absent, à quoi il doive en référer ; c’est lui seul le Souverain, régnant sans borne et sans partage sur le royaume terrestre »[9].

Pour reprendre la distinction établie par B.-H. Lévy, le Prince, dans la tradition chrétienne, ne peut exercer son pouvoir à sa guise. Il est moralement tenu de respecter la volonté du Souverain qui l’a investi de cette autorité. Le plan du Souverain-Dieu s’exprime dans ce que nous appelons le « bien commun ». Il est la seule justification de l’autorité dont il définit les limites et il donne son fondement à la loi⁠[10].

L’autorité est au service du bien commun⁠[11], « médiatrice du bien commun »[12] à condition, bien sûr, que soit reconnue l’égalité fondamentale des hommes⁠[13].

Elle est service. Dieu lui-même ne s’est-il pas fait en Jésus-Christ, serviteur parfait, obéissant jusque dans la mort, qui par son sacrifice rédempteur permet aux autres hommes, dans cet esprit, de grandir au point de devenir fils adoptifs de Dieu ? « Vous le savez, dit Jésus, chez les païens, les chefs leur font sentir leur domination, et les supérieurs font valoir sur eux leur autorité. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous. Bien au contraire, chez vous, celui qui veut être grand sera votre serviteur et celui qui veut être le premier sera votre esclave, tout comme le fils de l’Homme n’est pas venu se faire servir, mais servir et donner sa vie en rançon pour la multitude »[14].

Notons que déjà dans l’Ancien Testament, le titre de « serviteur » est un honneur attribué aux justes, aux prophètes, aux prêtres mais aussi aux rois amis ( David⁠[15]) et même aux rois ennemis (Nabuchodonosor⁠[16]).

Dans la loi de Moïse, le quatrième commandement implique et sous-entend, selon tous les commentateurs, les devoirs de l’autorité, non seulement les devoirs des parents vis-à-vis des enfants⁠[17] mais aussi ceux des autorités civiles qui ne peuvent « commander ou instituer ce qui est contraire à la dignité des personnes et à la loi naturelle »[18]. « Les pouvoirs politiques sont tenus de respecter les droits fondamentaux de la personne humaine »[19].

L’étymologie elle-même peut nous servir en cette matière. Auctor (auteur) qui a donné, nous l’avons vu, le mot auctoritas, dérive du verbe augere (augmenter). L’auctor est donc « celui qui accroît ». En l’occurrence, que fait une véritable autorité sinon augmenter, la dignité, l’humanité, la liberté de celui dont elle a la charge. Les parents apprennent aux enfants à devenir autonomes, les professeurs augmentent les connaissances et les savoir-faire de leurs élèves, l’entrepreneur, l’homme politique, toute personne qui exerce l’autorité a pour mission de faire grandir les autres en humanité. Autrement dit, pour reprendre les termes de G. Fessard⁠[20], « l’autorité aurait pour fondement ultime sa nature même, qui tend à combler l’intervalle où elle se déploie, et le titre qui lui confère le droit de s’imposer serait défini non point par quelque réalité ou règle extérieure, mais par son essence même qui est de se proposer pour fin sa propre fin ». L’autorité a « pour fin - pour perfection, - et mesure de sa légitimité le vouloir de sa propre fin - de sa propre disparition ».

En conclusion

L’autorité s’exerce comme une force morale. Non seulement, elle s’adresse à des hommes libres invités, nous allons le voir, à participer à la réalisation du bien commun mais elle réclame aussi de la part de ceux qui l’exercent un grand sens moral. Pour être service, elle réclame une réelle conversion personnelle.

L’autorité est donc limitée non seulement à son propre domaine d’action mais elle est aussi mesurée par son fondement et par les droits de la personne à qui elle s’adresse.

Le droit de désobéissance

Seule est légitime donc l’autorité au service du bien commun et qui pour l’atteindre, recourt à des moyens licites. C’est cette autorité-là qui mérite respect et obéissance.

Si l’autorité nie et viole les droits de l’homme, « elle se nie et se détruit elle-même »[21], si elle édicte des lois injustes ou contraires à l’ordre moral, elle perd son identité et devient tyrannie. Elle n’oblige plus les consciences⁠[22]. Les citoyens ont « le droit, parfois le devoir d’exercer une juste remontrance sur ce qui leur paraîtrait nuisible à la dignité des personnes et au bien de la communauté »[23]. Qui plus est, « le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes ou aux enseignements de l’Évangile »[24].

Ce refus d’obéissance est justifié par la distinction des pouvoirs dont nous avons parlé précédemment⁠[25] et la priorité à accorder au service de Dieu : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes »[26].

Mais il ne s’agit pas de légitimer toute forme d’insubordination même si celle-ci est justifiée. Le concile Vatican II, notamment a bien précisé que la désobéissance doit être sélective et mesurée : « Si l’autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement demandé par le bien commun. Il leur est cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et le Loi évangélique »[27]. Ceci dit, la résistance à l’oppression pourra même recourir aux armes mais uniquement si les cinq conditions suivantes sont réunies : « 1 - en cas de violations certaines, graves et prolongées des droits fondamentaux ; 2 - après avoir épuisé tous les autres recours ; 3 - sans provoquer des désordres pires ; 4 - qu’il y ait un espoir fondé de réussite ; 5 - s’il est impossible de prévoir raisonnablement des solutions meilleures »[28].

Il est clair, dans la conception chrétienne, que l’autorité n’est pas l’ennemie de la liberté puisqu’on pourrait dire, en employant les mots dans leur sens réel, que le vrai sens de l’autorité est d’être créatrice et protectrice de libertés.

Mais il reste à voir comment concilier pratiquement, d’une part, le bien commun et l’autorité, qui sont des nécessités restrictives et, d’autre part, la liberté, signe de la transcendance de l’homme, qui est aussi une nécessité mais expansive pourrait-on dire dans la mesure où elle tend à élargir sans cesse son domaine et dans la mesure où elle est incontestablement une force, un moteur de progrès personnel, social, culturel, économique.


1. Rm 13, 4.
2. « Le Dieu d’où vient tout pouvoir n’est pas seulement le dieu des philosophes et des savants, mais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Par une conséquence rigoureuse et immédiate, il devient évident que si tout pouvoir vient de Dieu, tout pouvoir doit, pour mériter le nom d’autorité, retourner à Lui et conduire à Lui, que toute autorité enfin n’accomplit ce retour où s’achève sa croissance qu’en suivant la Voie de « Celui à qui tout pouvoir a été donné dans le ciel et sur la terre » (FESSARD G., op. cit., p. 116).
3. Rm 13, 4.
4. Ap 1, 5.
5. LEVY B.-H. La barbarie à visage humain, op. cit., pp. 164-165.
6. Achille de Harlay (1536-1619), premier président au Parlement de Paris (1582). Henri III (1551-1589).
7. V. 450-457.
8. Rhétorique, I, 13, 2. Notons que fonder la loi naturelle sur l’unanimité est fragile. Montaigne (1533-1592), par exemple, aura beau jeu d’affirmer au vu d’une diversité d’opinions et de pratiques constatées à travers le temps et l’espace, que la « loi naturelle » est une illusion ou plus exactement qu’elle s’est « perdue » à cause de la raison humaine, « vaine » et « inconstante ». « La vérité, écrit-il, doit avoir un visage pareil et universel ». Or, parmi les lois dites naturelles, c’est-à-dire « fermes, perpétuelles et immuables », il n’y en a pas « une seule qui ne soit contredite et désavouée, non par une nation, mais par plusieurs ». Il n’y a donc pas d’« université d’approbation », seul gage, selon l’auteur, de vérité et d’autorité (Apologie de Raymond Sebond, in Essais, II, XII). L’argument sera utilisé aussi par Descartes (1596-1660) pour justifier son scepticisme vis-à-vis de la philosophie : « Je ne dirai rien de la philosophie, sinon qu’elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s’y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n’avais point assez de présomption pour espérer d’y rencontrer mieux que les autres ; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable » (Discours de la méthode, première partie).
   L’erreur de Montaigne est de considérer que la loi naturelle en l’homme devrait agir comme la loi naturelle dans la nature. Or l’homme n’est pas un être programmé. Sa nature se découvre à travers sa culture comme nous l’avons vu précédemment.
9. Op. cit., p. 164.
10. « La souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés arbitraires des hommes » (CA 44 ; CEC 1904). Tel est le principe de ce qu’on appelle l’« État de droit ».
11. Selon saint Thomas, le véritable souverain serait la communauté sociale représentant le bien commun. « Au sein d’une multitude ainsi unifiée, le véritable souverain est « le bien commun ». La fin, est ici comme ailleurs, « causa causarum ». Par conséquent le souverain est la « personnalité sociale » -persona publica- qui incarne le bien commun au-dessus de toutes les variations individuelles. Seule est souveraine la personnalité sociale garante du bien commun. Seuls participent de la souveraineté ceux qui représentent le bien commun » (LAGARDE G. de, La naissance de l’esprit laïc au déclin du Moyen-Age, t. III, Droz, 1942, pp. 108-110).
12. FESSARD G., op. cit., pp. 35-44.
13. « L’universalité du droit fondée sur l’égalité fondamentale des personnes à la base et la justice au sommet, voilà l’élémentaire bienfaisance que l’âme de l’autorité impose au pouvoir du maître » (FESSARD G., op. cit., p. 45).
14. Mt, 20, 25-28.
15. Is. 37, 35 ; Jr. 33, 21.
16. Jr. 25, 9. Dieu n’hésite pas à appeler Cyrus ,le païen, « son oint » (Is 45, 1).
17. Cf. CEC, 2221-2226.
18. CEC 2235.
19. CEC 2237.
20. Op. cit., p. 25.
21. FESSARD G., op. cit., p.56.
22. CEC 1903.
23. CEC 2238.
24. CEC 2242.
25. « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » (Mt 22, 21).
26. Ac 5, 29.
27. GS 74, 5.
28. CEC 2243.

⁢vi. La solidarité est l’expression la plus achevée de la sociabilité

On pourrait définir aussi la solidarité comme le lieu moral de la rencontre de l’exigence et de l’autonomie.

La sociabilité ne doit pas rester passive et s’arrêter au respect de l’autre. Elle doit être active pour être productive. Sa vocation réelle est la solidarité qui, comme l’a montré Joseph Tischner⁠[1], doit être une solidarité des consciences. En effet, être solidaire, ce n’est pas dire « nous » ou être « avec » mais c’est pouvoir compter sur l’autre. Encore faut-il qu’il y ait en lui un élément stable qui ne déçoive pas et qui dépasse toutes les structures : cet élément n’est autre que la conscience. On le voit dans la parabole du bon Samaritain⁠[2] qui, selon Tischner toujours, illustre parfaitement la dynamique solidaire : un homme victime de des brigands laisse indifférent un prêtre et un serviteur du Temple passant par là mais il est secouru un « ennemi ».

La communauté culturelle ou politique ne suffit donc pas à créer la solidarité. Encore faut-il que le cœur soit touché, qu’il ait une sensibilité morale suffisamment aigüe pour dépasser tous les clivages extérieurs. Et il l’est ici non à cause d’une maladie ou d’un accident mais à cause d’une violence et d’une injustice. C’est de « ces douleurs imposées » que naît la solidarité la plus profonde : « De qui sommes-nous donc solidaires ? Avant tout, de ceux qui ont été blessés par les hommes et dont la souffrance, contingente et inutile, aurait pu être évitée. Cela n’exclut pas la solidarité pour d’autres, pour tous les hommes qui souffrent. Mais la solidarité pour ceux qui souffrent à cause d’autrui est particulièrement vive, forte et spontanée. » La conscience morale est le fondement de la solidarité⁠[3]et celle-ci crée une communauté qui se distingue de tant d’autres « parce que « pour lui » vient avant « nous » ». A l’image du bon Samaritain, la solidarité est agissante : elle ne se contente pas d’être « avec » par exemple dans une protestation, comme on le voit souvent, mais elle s’efforce de réparer le mal, de soigner, d’aider, de protéger, etc.⁠[4]

Dans cette optique, la responsabilité du politique est d’organiser tout d’abord la société de telle sorte que l’injustice et la méchanceté soient bridées autant que faire se peut et de favoriser l’exercice de la solidarité, âme d’une vie sociale intense⁠[5].

La réflexion de Joseph Tischner est d’autant plus intéressante qu’elle nous permet de dépasser la protestation de certains auteurs⁠[6] qui ont fait remarquer que le mot français « solidarité » avait été abusivement introduit dans la traduction de Gaudium et spes, Populorum progressio et Sollicitudo rei socialis. Il est vrai que le mot solidarité, au sens habituel, est plus pauvre que communion, amitié (Léon XIII), charité sociale (Pie XI), interdépendance, fraternité ou entraide car il n’inclut pas, dans le vocabulaire courant, l’exigence de l’amour qui est fondamentale dans la vision chrétienne. De plus, il risque d’insinuer que la pratique sociale chrétienne se construit sur le partage alors qu’elle va bien plus loin, jusqu’au don.

L’interprétation de Tischner dissipe le malentendu et dépasse les éventuelles manipulations. Nous pouvons donc ainsi avertis nous servir du mot solidarité puisque Jean-Paul II lui-même, en communion de pensée avec J. Tischner, son ami, a maintes fois employé le mot, en français, n’hésitant pas à le dire « évangélique »[7], l’éclairant de citations extraites des Actes des apôtres⁠[8]. En Italie, il l’a défini comme une « attitude de l’âme », « une vertu morale qui naît de la conscience de l’interdépendance naturelle qui lie chaque être humain à ses semblables dans les différentes composantes de son existence: l’économie, la culture, la politique, la religion »[9]. Citant Sollicitudo rei socialis (n°38), il précise que « la solidarité est une « détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun…​ » »[10]. Peut-on imaginer une traduction malveillante de l’Osservatore romano ?

En tout cas, en ce qui concerne Jean-Paul II, l’emploi du mot solidarité a été pensé de longue date. Dans Personne et acte, rédigé au temps où il était encore cardinal Wojtyla, l’auteur établit philosophiquement un lien entre la solidarité, la participation et le « commandement de l’amour ». L’homme solidaire n’accomplit pas seulement la part qui lui revient en raison de son appartenance à une communauté. Il le fait pour le bien commun. Mais, à la racine de la participation et donc de la solidarité, il y a la capacité de participer à l’humanité comme telle de tout homme à quelque communauté qu’il appartienne. La capacité de participer à l’humanité des autres, au delà pu en dépit de leur appartenance à une communauté fait de l’autre mon prochain. Le commandement « Tu aimeras » « exprime ce qui façonne la communauté, mais avant tout il met en lumière ce qui crée une communauté parfaitement humaine »[11] « Le commandement de l’amour détermine la mesure véritable des tâches et des exigences que doit se donner tout homme - les personnes et les communautés - pour que tout le bien inhérent à l’agir et à l’exister « en commun avec d’autres » puisse se réaliser en vérité »[12].

Le Catéchisme⁠[13], de son côté, n’hésite pas à parler du « principe de solidarité » qui « énoncé encore sous le nom d’« amitié » ou de « charité sociale », est une exigence directe de la fraternité humaine et chrétienne » et de citer Pie XII, Summi pontificatus : Une erreur, « aujourd’hui largement répandue, est l’oubli de cette loi de solidarité humaine et de charité, dictée et imposée aussi bien par la communauté d’origine et par l’égalité de la nature raisonnable chez tous les hommes, à quelques peuples qu’ils appartiennent, que par le sacrifice de rédemption offert par Jésus-Christ sur l’autel de la Croix à son Père céleste, en faveur de l’humanité pécheresse. »[14] Comme nous le verrons au chapitre suivant, « la solidarité se manifeste en premier lieu dans la répartition des biens et la rémunération du travail. »[15] Mais « elle suppose aussi l’effort en faveur d’un ordre social plus juste dans lequel les tensions pourront être mieux résorbées, et où les conflits trouveront plus facilement leur issue négociée. »[16]

Nous avons déjà indiqué que la solidarité est le lieu moral de la rencontre de l’autonomie et de l’exigence mais comment, politiquement cette solidarité peut-elle s’exprimer ?


1. In Ethique de la solidarité, Adolphe Ardant-Criterion, 1983, pp. 21-24. J. Tischner, est un théologien et un philosophe polonais, ami de Karol Wojtyla (le futur Jean-Paul II) et de Lech Walesa.
2. Lc 10, 29-37.
3. Cette conscience morale se nourrit, se développe, s’affine. On n’est pas spontanément solidaire. Il faut que s’éduque cette conscience morale. Avec beaucoup de réalisme, Léo Moulin ( Moi…​ et les autres, Petit traité de l’agressivité au quotidien, Labor, pp. 65-68) fait remarquer que « l’altruisme qui, pour certains est inscrit dans les gènes de l’espèce humaine - wishful thinking - résiste peu et mal aux pulsions de l’agressivité, que celle-ci soit collective et générale ou quotidienne et individuelle. Toute l’histoire de notre siècle le prouve abondamment ». Non seulement devons-nous maîtriser notre agressivité, mais aussi notre paresse, notre égoïsme, notre orgueil, notre peur, etc..
4. Rappelons-nous le récit de la Genèse : l’homme reçoit une aide qui lui est semblable : semblable implique l’égalité essentielle, la même dignité. le mot aide indique que l’un ne peut venir seul à bout de l’ouvrage. Il est incomplet et trouve le complément nécessaire chez l’autre. Cette inégalité concrète fonde la solidarité. L’égalité essentielle la rend possible.
5. R. Petrella semble renverser cette proposition en écrivant (Le bien commun, Eloge de la solidarité, op. cit. p. 15) : « Plus la cohésion est forte, plus la solidarité agit en tant que génératrice d’une conscience et d’une pratique de l’intérêt général ». Mais d’où vient la cohésion de cette société ? Pour l’auteur, elle est fondée sur « le sentiment d’appartenir à un groupement humain distinct par le mode de vie, l’habitat, la religion…​ », sur « une volonté de vivre ensemble », selon l’expression d’E. Renan, sur une identité qui, avec le temps, « devient un patrimoine commun sous forme de principes, règles, traditions, institutions, espaces construits ». C’est vrai, en principe, mais à condition que la conscience morale qui est toujours première reste en éveil. La parabole du bon Samaritain montre que l’appartenance ne suffit pas puisque le prêtre et le lévite qui voient le pauvre blessé, prennent l’autre côté de la route et passent tandis que le sang mêlé, méprisé des Juifs, se montre seul secourable.
6. Cf. CARRAUD Vincent, Solidarité ou les traductions de l’idéologie, in Communio, XIV, 5, septembre-octobre 1989, pp. 106-127. Cette analyse très rigoureuse est résumée par LE TOURNEAU Ph., La philosophie sociale de Jean-Paul II, in ONORIO Joël-Benoît d’, Jean-Paul II et l’éthique politique, Editions universitaires, 1992, notamment pp. 86-88.
7. Rencontre avec le monde du travail, Laeken, Belgique, 19 mai 1985, in OR, 11 juin 1985, p. 7.
8. « La multitude qui avait embrassé la foi était une de cœur et une d’esprit…​ Il n’y avait aucun nécessiteux parmi eux » (Ac 4, 32. 34). « Ils étaient fidèles à écouter l’enseignement des Apôtres, à vivre en communion fraternelle, à rompre le pain, à participer aux prières » (Ac 2, 42).
9. Discours aux travailleurs, Rome, 19 mars 1988, in OR, 29 mars 1988, P. 2.
10. Rencontre avec le laïcat, Zimbabwe, 11-9-1988, in OR, 20 septembre 1988, p. 8.
11. WOJTYLA Karol, Personne et acte, Le Centurion,1983, p. 333.
12. Id., p. 335.
13. CEC, n° 1939.
14. Il faut remarquer que la solidarité spirituelle a des conséquences temporelles : (CEC 1942) « En répandant les biens spirituels de la foi, l’Église a, de surcroît, favorisé le développement des biens temporels auquel elle a souvent ouvert des voies nouvelles. Ainsi s’est vérifiée, tout au long des siècles, la parole du Seigneur : « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33) ». Le CEC cite à cet endroit Pie XII, Discours pour le cinquantième anniversaire de Rerum novarum, 1er juin 1941: « Depuis deux mille ans, vit et persévère dans l’âme de l’Église ce sentiment qui a poussé et pousse encore les âmes jusqu’à l’héroïsme charitable des moines agriculteurs, des libérateurs d’esclaves, des guérisseurs de malades, des messagers de foi, de civilisation, de science à toutes les générations et à tous les peuples en vue de créer des conditions sociales capables de rendre à tous possible une vie digne de l’homme et du chrétien. »
15. CEC 1940.
16. Id.

⁢a. Sur le plan personnel, par la participation

C’est un devoir éthique, un « engagement volontaire et généreux de la personne dans les échanges sociaux. Il est nécessaire que tous participent, chacun selon la place qu’il occupe et le rôle qu’il joue, à promouvoir le bien commun. »[1].

Cette participation est inhérente à la dignité humaine et elle est possible pour tous selon leurs capacités et leur situation. Le pouvoir sur la terre n’a pas été octroyé à un homme ou à quelques-uns mais à tous⁠[2].

« La participation se réalise d’abord dans la prise en charge des domaines dont on assume la responsabilité personnelle : par le soin apporté à l’éducation de sa famille, par la conscience dans son travail, l’homme participe au bien d’autrui et de la société »[3]. C’est le premier degré de la participation, le plus fondamental et le plus accessible à tous. Mais il faut aller plus loin. En effet, « les citoyens doivent autant que possible prendre une part active à la vie publique »[4] suivant les modalités offertes par les divers pays. « Il faut louer la façon d’agir des nations où, dans une liberté authentique, le plus grand nombre possible de citoyens participe aux affaires publiques »[5]. C’est pour cette raison , nous allons le voir, que l’Église apprécie la démocratie qui ne peut vivre que par la participation du plus grand nombre de citoyens possible.

Toutefois, il faut nous rendre compte, de nouveau, que la participation requiert deux conditions.

Tout d’abord, on ne peut l’imaginer sans une conversion de tous les partenaires sociaux. Comme l’écrit le catéchisme, « la participation de tous à la mise en œuvre du bien commun implique, comme tout devoir éthique, une conversion sans cesse renouvelée des partenaires sociaux. La fraude et autres subterfuges par lesquels certains échappent aux contraintes de la loi et aux prescriptions du devoir social doivent être fermement condamnés, parce qu’incompatibles avec les exigences de la justice »[6].

Deuxièmement, « il revient à ceux qui exercent la charge de l’autorité d’affermir les valeurs qui attirent la confiance des membres du groupe et les incitent à se mettre au service de leurs semblables. La participation commence par l’éducation et la culture »[7].

Cette participation est indispensable : ce qui est pour l’homme doit être par l’homme. Si l’on veut une société humaine, c’est-à-dire une société qui non seulement respecte la dignité humaine dans tous ses aspects mais se met au service de sa croissance, elle ne peut se construire sans le concours des intéressés. On ne fait pas le bonheur des hommes sans eux ni malgré eux : ce fut l’alibi de tous les pouvoirs totalitaires.


1. CEC, 1913.
2. Selon le cardinal Bellarmin : « Le pouvoir a pour sujet immédiat toute la multitude. en effet, le pouvoir est de droit divin ; mais le droit divin n’a donné ce pouvoir à aucun homme en particulier, donc il l’a donné à la multitude ».(De laïcis, I, III, chap. 6., cité par BASSE B., op. cit., p. 53).
3. CEC, n°1914.
4. CEC, n°1915.
5. GS 31, par. 3.
6. CEC, n° 1916. On peut toutefois rappeler ce qui a été dit plus haut du devoir de désobéissance et évoquer un autre principe que nous étudierons dans le chapitre consacré à la paix et à la guerre : celui de la légitime défense. De même qu’on a le droit et le devoir de refuser d’obéir à un pouvoir qui tenterait de nous faire transgresser les lois de Dieu, on peut imaginer que, dans certaines situations, l’impôt excessif, par exemple, empêche une famille d’éduquer convenablement ses enfants. Dans ce cas, la fraude pourrait être considérée comme un moyen de défense de valeurs supérieures. La tradition chrétienne n’a-t-elle pas reconnu même le recours au vol en cas d’extrême nécessité, comme le rappelle le CEC (n° 2408).
7. CEC, n° 1917. Nous étudierons plus tard cette question. Elle est, bien sûr, capitale. Le catéchisme n’hésite d’ailleurs pas, à cet endroit, de rappeler la formule très forte et très interpellante de Gaudium et spes (31, 3) : « On peut légitimement penser que l’avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer ».

⁢b. Sur le plan social, par la subsidiarité

Si tous doivent participer à la réalisation du bien commun qui est lui-même nécessaire à la croissance des personnes et des groupes sociaux, reste à organiser, autant que faire se peut, ce mouvement de va-et-vient dans le respect de la liberté nécessaire au progrès de la personne et de la société et dans le souci de l’autorité indispensable à la construction et au développement de l’unité fondée sur le bien commun.

Dans l’optique chrétienne, c’est précisément le principe de subsidiarité qui a comme tâche de marier liberté (nécessité subjective) et autorité (nécessité objective) en organisant le cadre de la participation. Selon la formule célèbre qui tente de définir l’idéal social : « Toute la liberté possible, toute l’autorité nécessaire »[1].

Notons aussi que « le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin. »[2]

Le mot « subsidiarité » est inconnu de la plupart des dictionnaires et des encyclopédies de langue française⁠[3]. On connaît, évidemment, l’adjectif « subsidiaire » qui, dans un premier temps, peut nous aider à comprendre ce qu’est la subsidiarité. Dans le langage courant, « subsidiaire » peut avoir plusieurs sens liés : « de réserve », « de renfort » (secours, aides, soutien, assistance) et « qui a un caractère secondaire » (subordonné). On pourrait résumer le tout en disant : est « subsidiaire » ce qui vient en aide à quelque chose de principal⁠[4].

C’est le pape Pie XI qui le premier définira très explicitement ce que l’on appellera désormais le principe de subsidiarité. Le Saint Père, parlant de la réforme des institutions, explique, nous sommes en 1931, qu’il ne faut pas trop espérer de l’intervention de l’État. Certes, « depuis que l’individualisme a réussi à briser, à étouffer presque cet intense mouvement de vie sociale qui s’épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de groupements les plus divers, il ne reste plus guère en présence que les individus et l’État » ; mais, ajoute-t-il aussitôt, « cette déformation du régime social ne laisse pas de nuire sérieusement à l’État, sur qui retombent, dès lors, toutes les fonctions que n’exercent plus les groupements disparus, et qui se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités ». Tout en reconnaissant que « par suite de l’évolution des conditions sociales, bien des choses que l’on demandait jadis à des associations de moindre envergure ne peuvent plus désormais être accomplies que par de puissantes collectivités », Pie XI fait alors remarquer : « Il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes.

L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider (subsidium afferre) les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber.

Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient donc bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction supplétive (hoc « subsidiarii » officii principio) de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. »[5]

Dans ce texte qui va servir de référence aux souverains pontifes ultérieurs, il apparaît clairement que ce principe de subsidiarité que les traducteurs appellent encore « principe de la fonction supplétive » a un aspect négatif et un aspect positif⁠[6]. En effet, il s’agit de laisser aux collectivités « inférieures » les tâches qu’elles peuvent assumer (aspect négatif de non ingérence) et de n’intervenir que pour les aider (aspect positif d’ingérence)⁠[7]. Comme l’écrit A. Utz, « le principe de subsidiarité n’est donc pas un principe d’entraide, mais un principe de discrétion et de réserve dans toute l’activité sociale, où les interventions doivent se limiter au strict nécessaire. Exprimé en termes positifs, ce principe impose à chacun le devoir d’assumer personnellement ses responsabilités et de remplir personnellement sa tâche. Et puisque le personnel prime sur le social et le collectif, ce même droit (et ce même devoir) de responsabilité et d’action personnelles sont reconnus de la même manière aux sociétés plus restreintes. »[8]

Notons aussi que l’emploi du mot « inférieur » est malheureux comme nous le constaterons en décrivant schématiquement l’organisation subsidiaire. Si l’on représente le corps social sous la forme d’une pyramide, le rang le plus « inférieur » est occupé incontestablement par la famille, qui est la base même de la société et donc l’élément essentiel. « Inférieur » ne peut donc impliquer de jugement de valeur. Au contraire, ici, l’échelon le plus « bas » est, en réalité, occupé par la communauté la plus importante puisque fondatrice, supérieure à l’État, pourrait-on dire, puisqu’elle lui est antérieure. Si, malgré tout, on continuera à parler de rang inférieur ou supérieur, c’est en terme de puissance, en tenant compte du fait que les échelons ainsi désignés sont « placés par importance croissante du fait de leurs responsabilités effectives au regard du bien commun »[9].

Quoi qu’il en soit ce principe de subsidiarité va se retrouver désormais partout dans l’enseignement social de l’Église. Résumant le texte cité de Pie XI, Pie XII s’exclamera : « Paroles vraiment lumineuses, qui valent pour la vie sociale à tous ses degrés et aussi pour la vie de l’Église, sans préjudice de son organisation hiérarchique. »[10] Le principe vaut aussi, nous y reviendrons, dans le domaine économique. Abordant le problème de la production, Pie XII rappellera qu’« un juste ordonnancement de la production ne peut faire abstraction du principe de l’intervention de l’État », mais il ajoutera qu’« il est indispensable, précisément aujourd’hui où l’ancienne tendance du « laissez faire, laissez passer » est sérieusement battue en brèche, de prendre garde à ne point tomber dans l’extrême opposé ; il faut, dans l’organisation de la production, assurer toute sa valeur directive à ce principe, toujours défendu par l’enseignement social de l’Église : que les activités et les services de la société doivent avoir un caractère « subsidiaire » seulement, aider ou compléter l’activité de l’individu, de la famille, de la profession »[11]. Dans Mater et magistra[12], Jean XXIII rappellera textuellement le « principe de subsidiarité » à propos du rôle des pouvoirs publics puis, dans Pacem in terris[13], à propos des rapports entre une autorité universelle et les gouvernements des États. C’est précisément en évoquant la coopération internationale que Gaudium et spes[14] citera également le principe de subsidiarité. Ce ne sera pas, au Concile Vatican II, la seule référence car la déclaration sur l’éducation chrétienne la reprendra deux fois⁠[15]. Dans Laborem exercens[16], Jean-Paul II y recourt implicitement avant de proposer une définition plus ramassée que celle de Pie XI, dans Centesimus annus[17] : « une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’ordre inférieur en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société en vue du bien commun ». Le Catéchisme de l’Église catholique[18] reprendra telle quelle cette citation de Jean-Paul II dont il proposera une version plus dense encore : « Selon le principe de subsidiarité, ni l’État ni aucune société plus vaste ne doivent se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des corps intermédiaires »[19]. Il rappelle également l’argument de bon sens qui justifie la subsidiarité : « …​il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre »[20]. Le Catéchisme ajoutera encore que « le principe de subsidiarité s’oppose à toutes les formes de collectivisme. Il trace les limites de l’intervention de l’État. Il tend à instaurer un véritable ordre international. »[21] Enfin, il affirmera encore que suivant le principe de subsidiarité, les communautés plus vastes se garderont d’usurper les pouvoirs de la famille ou de s’immiscer dans sa vie⁠[22]. d’une manière générale, en dehors des cas ou seul un corps supérieur peut traiter un problème, si une insuffisance ou une défaillance se présente tout à coup à un niveau supérieur, il est souhaitable que la suppléance soit toujours limitée dans le temps⁠[23].

Un peu d’histoire

Le principe de subsidiarité est donc constamment présent dans l’enseignement social de l’Église depuis Pie XI mais il serait faux de croire à l’absolue nouveauté de l’idée telle qu’elle fut exprimée en 1931.

En fait, en remontant le temps, nous constatons que son irruption fut préparée notamment par Mgr von Ketteler qui, en 1873, écrit : « C’est un absolutisme dur, un véritable esclavage de l’esprit et des âmes, si l’État abuse de ce que j’aimerais appeler le droit subsidiaire »[24]. A la même époque, Taparelli, déjà cité, développera des idées semblables. Mais c’est surtout l’encyclique Rerum novarum, dont Quadragesimo anno célèbre l’anniversaire, qui a tracé la voie, dans ce domaine, comme dans la plupart des autres questions de morale sociale.

Chaque fois qu’il évoque le rôle de l’État, Léon XIII indique à la fois la nécessité, dans certaines circonstances, et les limites de son intervention. Ainsi, à propos de la famille, il écrit : « Vouloir (…) que le pouvoir civil envahisse arbitrairement jusqu’au sanctuaire de la famille, c’est une erreur grave et funeste. Assurément, s’il existe quelque part une famille qui se trouve dans une situation désespérée et qui fasse de vains efforts pour en sortir, il est juste que dans de telles extrémités le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, s’il existe quelque part un foyer domestique qui soit le théâtre de graves violations des droits mutuels, que le pouvoir public y rende son droit à chacun. Ce n’est point là usurper sur les attributions des citoyens, c’est affermir leurs droits, les protéger, les défendre comme il convient. Là, toutefois, doit s’arrêter l’action de ceux qui président à la chose publique ; la nature leur interdit de dépasser ces limites »[25]. Plus loin⁠[26], Léon XIII revient aux règles de l’intervention de l’État : « Il est dans l’ordre, avons-Nous dit, que ni l’individu ni la famille ne soient absorbés par l’État ; il est juste que l’un et l’autre aient la faculté d’agir avec liberté aussi longtemps que cela n’atteint pas le bien général et ne fait injure à personne. cependant, aux gouvernants, il appartient de protéger la communauté et ses parties ; la communauté, parce que la nature en a confié la conservation au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n’est pas seulement ici la loi suprême, mais la cause même et la raison d’être du principal ; les parties, parce que de droit naturel le gouvernement ne doit pas viser l’intérêt de ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis. Tel est l’enseignement de la philosophie non moins que la foi chrétienne. (…) Si (…), soit les intérêts généraux, soit l’intérêt d’une classe en particulier se trouvent ou lésés, ou simplement menacés, et qu’il soit impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement, il faudra de toute nécessité recourir à l’autorité publique ». Et si, dans des cas de désordre et d’injustice, il faut absolument appliquer « la force et l’autorité des lois », ce sera « dans certaines limites ». « Ces limites seront déterminées par la fin même qui appelle le secours des lois: c’est-à-dire que celles-ci ne doivent pas s’avancer ni rien entreprendre au delà de ce qui est nécessaire pour réprimer les abus et écarter les dangers ».

En remontant plus loin encore dans le temps et en restant dans la tradition catholique, chrétienne, n trouvera, bien sûr, chez saint Thomas, les éléments fondateurs du principe de subsidiarité⁠[27].

En fin de compte, on peut même dire avec le Catéchisme[28] : « Dieu n’a pas voulu retenir pour Lui seul l’exercice de tous les pouvoirs. Il remet à chaque créature les fonctions qu’elle est capable d’exercer, selon les capacités de sa nature propre. Ce mode de gouvernement doit être imité dans la vie sociale. Le comportement de Dieu dans le gouvernement du monde, qui témoigne de si grands égards pour la liberté humaine, devrait inspirer la sagesse de ceux qui gouvernent les communautés humaines. »

En témoignent les deux premiers livres de la Genèse où l’on voit Dieu laisser à l’homme le gouvernement de la terre parce qu’il a la capacité, le pouvoir de l’exercer même si sa gestion est radicalement est imparfaite.

A fortiori doit-il en être ainsi également parmi les hommes. On lit dans le livre de l’Exode cet épisode significatif : « Le beau-père de Moïse, voyant toute la peine qu’il se donnait pour le peuple, lui dit: « Que fais-tu là pour ces gens ? pourquoi sièges-tu seul avec tout ce monde qui se tient autour de toi du matin au soir ? » Moïse répondit: « C’est que le peuple vient me trouver pour consulter Dieu. Quand ils ont une affaire, ils viennent me trouver pour que je prononce entre eux, en faisant connaître les ordres de Dieu et ses lois. » Le beau-père de Moïse lui dit : « Tu as tort d’agir ainsi. Tu finiras par succomber, ainsi que tout ce peuple qui est avec toi, car le fardeau est trop pesant pour toi et tu ne pourras pas le porter seul. Ecoute-moi : je vais te donner un conseil, et que Dieu soit avec toi ! Toi, tu représenteras le peuple auprès de Dieu, et tu porteras les causes devant Dieu. Tu leur feras connaître ses ordres et ses lois, tu leur indiqueras la route à suivre et la conduite à tenir. Mais parmi le peuple, tu choisiras des hommes avisés, craignant Dieu, intègres, désintéressés, et tu les établiras à la tête du peuple, comme chefs de milliers, chefs de centaines, de cinquantaines et de dizaines. Ils jugeront[29] le peuple en temps ordinaire. Ils porteront devant toi les litiges importants, mais trancheront eux-mêmes les causes mineures. Ainsi allègeront-ils ta charge en la portant avec toi. Dans ces conditions, si Dieu te dirige, tu pourras suffire à la tâche, et tous ces gens retourneront en paix chez eux. »[30]

Les puristes protesteront éventuellement en faisant remarquer qu’il s’agit ici de décentralisation plutôt que de subsidiarité. Il est vrai mais il faut peut-être, dans certaines circonstances et en tout cas en ce début d’aventure du peuple élu que le pouvoir suprême prenne l’initiative et « pousse » les autorités « inférieures » à s’affirmer et à prendre leurs responsabilités. Nous allons y revenir.

Une question de bon sens ?

Le principe de subsidiarité est si souvent cité dans l’enseignement de l’Église qu’on a fini par croire qu’il s’agissait d’un principe typiquement catholique lié organiquement à l’affirmation de la dignité éminente de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu.

Or, divers auteurs⁠[31] en ont tracé l’histoire et ont montré, à travers plusieurs grands exemples, que l’esprit pragmatique de divers penseurs influencés par d’autres traditions ou interpellés par les nécessités du temps a pu et peut encore découvrir la simplicité et l’intérêt de ce principe.

On cite tout d’abord Aristote⁠[32] auquel saint Thomas empruntera tant puis le théologien calviniste Johannes Althusius⁠[33]. Syndic de la ville d’Edem, confronté à l’éclatement anarchique du saint Empire, il réfléchit à la notion de suppléance dans sa Politica methodice digesta (1603) et cherche à justifier l’émergence d’une souveraineté par l’insuffisance sociale.

L’illustre philosophe Hegel⁠[34], face au même problème, tente, dans La constitution de l’Allemagne, de sauvegarder les autonomies locales face à un État à venir qui est nécessaire pour combler les vides laissés par la société.

Le 10 mai 1793, à propos de la Constitution, Robespierre⁠[35], bien qu’il ne soit pas un modèle de démocrate, déclarera : « Fuyez la manie ancienne de vouloir trop gouverner ; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit pas à autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient point essentiellement à l’administration de la République ; rendez à la liberté individuelle tout ce qui n’appartient pas naturellement à l’autorité publique et vous aurez laissé d’autant moins de prise à l’ambition et à l’arbitraire[36] ».

Pour Abraham Lincoln⁠[37], « le but légitime du gouvernement est de faire pour la société ce dont elle a besoin mais qu’elle ne peut pas du tout accomplir ou ne peut pas accomplir aussi bien à travers ses capacités individuelles. Dans tout ce que les gens peuvent accomplir aussi bien pour eux-mêmes et individuellement, le gouvernement n’a pas à s’ingérer »[38].

Ce ne sont là que quelques manifestations d’un principe qui se redécouvre spontanément peut-être lorsque l’on se méfie du pouvoir.

L’actualité du principe

A la fin du XXe siècle, ce principe semble revenir en force à la mode. Ainsi, le roi Albert II de Belgique rappellera que ce principe « veut que chaque pouvoir exerce les responsabilités qui peuvent le plus efficacement être exercées à son niveau »[39]. En mars 1997, la France contesta l’heure d’été répandue largement en Europe, au nom du principe de subsidiarité.

C’est précisément dans les efforts pour construire l’Europe que l’organisation subsidiaire fut le plus souvent et le plus officiellement évoquée.

Le socialiste français J. Delors qui fut président de la Commission européenne définit ainsi le principe de subsidiarité : « Le principe de subsidiarité part, selon nous, d’une idée simple : un État ou une Fédération d’États dispose, dans l’intérêt commun, des seules compétences que les personnes, les familles, les entreprises et les collectivités locales ou régionales ne peuvent assumer isolément. Ce principe de bon sens doit garantir que les décisions sont prises le plus près possible des citoyens, par la limitation des actions menées aux échelons les plus élevés du corps politique »[40].

Dans le fameux Traité de Maastricht on lira⁠[41]: « La Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent traité. Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans le mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire. L’action de la Communauté n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent traité. »

Dangers et difficultés

Si le principe de subsidiarité est simple, sa mise en application est délicate car elle peut, comme le montre la construction européenne et si l’on n’y prend pas garde, engendrer quelques maux et parfois aboutir à restreindre les libertés que la subsidiarité doit préserver normalement.

Ainsi, certains pourraient-ils chercher, sous prétexte de subsidiarité, à réduire exagérément le rôle de l’État ou du pouvoir supérieur, dans le cas de l’Europe, jusqu’à le rendre insignifiant. La décentralisation peut aussi être cause d’une inflation des structures bureaucratiques et, d’un alourdissement de la fiscalité. L’exemple de la Belgique est particulièrement représentatif. En effet, dans ce pays, pour mieux rapprocher, en principe, le pouvoir très centralisé à l’origine, des réalités humaines et de leur diversité, on a tissé un treillis compliqué de communautés et de régions qui se sont superposées aux provinces sans les remplacer alors que la vivification de ces dernières aurait peut-être épargné de complexes et coûteuses constructions administratives.

Pour en revenir plus précisément à l’Europe, il apparaît clairement que le texte cité ci-dessus et extrait du Traité de Maastricht, à l’instar d’autres textes, est susceptible d’interprétation contradictoires. La référence à la subsidiarité s’y révèle ambigüe. On a même écrit que cette ambigüité était voulue pour satisfaire des sensibilités différentes. Les Allemands, par exemple, plus volontiers centralisateurs et les Français plus attachés à l’autonomie de leur nation⁠[42]. « Contrairement à la Commission, écrit Ch.-F. Nothomb, le Bundesrat est d’avis que le principe de subsidiarité doit toujours être considéré comme une limitation des compétences et ne peut donc servir de base à un élargissement des compétences »[43].

Toute la question est là en effet, l’évocation insistante de la subsidiarité, clé de voûte, a-t-on dit du système communautaire, relève-t-elle d’une volonté décentralisatrice ou au contraire centralisatrice sous prétexte d’une meilleure efficacité ?

Dans ce contexte européen, l’équivoque serait levée si l’on définissait clairement les compétences exclusives du pouvoir communautaire et les compétences qu’il partage avec les différents membres. Pour ces compétences partagées, il faudrait honnêtement distinguer qui est le plus à même de résoudre certains problèmes. Il n’est pas dit que le plus grand soit nécessairement le plus efficace.

Comme l’a bien montré Ch. Delsol, le choix se pose entre un modèle technocratique qui exige de la docilité et un modèle confédéral, plus éthique que politique dans la mesure où il s’appuierait « sur une culture commune[44] qui, parce qu’elle intègre la valeur d’autonomie, accepte d’avance les qualifications plurielles du « bien » social et en conséquence, les inégalités géographiques corollaires de l’expression du divers »[45]

L’enjeu est de taille au niveau européen mais il ne faudrait pas oublier non plus que le principe de subsidiarité peut, au niveau des états, nous faire échapper aux inconvénients des logiques socialistes et libérales, comme nous le verrons par la suite.

Retour à l’éthique

Il est capital de se rendre compte, en effet, que le bon fonctionnement de la subsidiarité relève d’abord de l’éthique.

Revenons encore à l’analyse de Ch. Delsol⁠[46] qui nous rappelle que le principe de subsidiarité repose sur une philosophie de l’homme typiquement aristotélicienne et thomiste qui peut se résume en trois points fondamentaux:

-la dignité de la personne représente la dernière finalité de l’action politique ;

-la personne individuelle se grandit davantage par son acte propre que par ce qu’elle reçoit ;

-la personne individuelle ne peut atteindre seule son plein épanouissement. Il lui faut vivre dans la cité : son bonheur propre passe aussi par un bonheur commun. C’est dire qu’il existe un bien commun, qui n’est pas une simple addition d’intérêts particuliers.

Sur cette base, s’articulent les deux axes du principe:

-si la personne se grandit par son acte, on doit lui laisser le plus d’autonomie et le plus de responsabilité possible pour accomplir elle-même ses propres œuvres et contribuer à celles de la société. L’autorité qui assiste sans nécessité, infantilise et diminue celui qu’elle prétend aider ;

-mais la personne ne peut réclamer une indépendance totale. Elle a besoin de la société, qui lui doit secours si nécessaire.

Ch. Delsol en conclut qu’ »il convient de conférer à l’autorité, face aux acteurs libres, à la fois un devoir de non-ingérence et un devoir d’ingérence. Le critère du passage d’un devoir à l’autre est celui de l’insuffisance des acteurs : leur incapacité d’acquérir le bien-être de toute nature, matériel, intellectuel, spirituel, dont ils estiment avoir besoin et auquel ils estiment pouvoir prétendre en ce temps et en ce lieu ». Il est aussi bien entendu que « la description du devoir de non-ingérence et d’ingérence de l’autorité concerne toutes les autorités, à commencer par la plus simple, jusqu’à celle de l’État ».

Qui ne voit dès lors que le bon fonctionnement de la subsidiarité réclame de tous les acteurs et par-dessus tout le sens de la liberté en même temps que le souci du bien commun. Il peut paraître étonnant de souligner dans ces exigences le sens de la liberté. Mais son goût ne va pas de soi. Encore faut-il que les diverses autorités soient non seulement capables mais aussi désireuses d’exercer leur autonomie. Combien est-il plus facile souvent de s’en remettre aux autres, aux instances supérieures. L’exercice de l’autonomie demande compétence, honnêteté, sens de l’initiative et de la responsabilité, humilité aussi car il faut être patient souvent et accepter le risque d’erreurs, de maladresses et de conflits. Tout cela est moins fréquent et durable qu’on ne le croit. L’exercice de la subsidiarité, dans ses dimensions verticale et horizontale, implique une certaine confiance en soi, en l’homme, en l’avenir et exige que l’on respecte ces vertus chez les autres dans la juste mesure du bien commun car tout pouvoir a tendance à s’étendre et à empiéter sur le territoire du voisin. Ce n’est pas nécessairement une attitude confortable.

Elle peut paraître amère mais elle est très réaliste la réflexion que G.B. Shaw met dans la bouche de son Don Juan : « La liberté n’est pas suffisamment universelle. Les hommes mourront pour la perfection humaine et ils seront heureux de sacrifier leur liberté pour elle »[47].

L’éducation à la vraie liberté est donc primordiale dans ce type de société où l’on tente de marier l’autonomie et l’exigence sociale. Comme l’écrivait Pie XI : « tout ce que nous avons enseigné sur la restauration et l’achèvement de l’ordre social ne s’obtiendra jamais sans une réforme des mœurs »[48].


1. TAPARELLI d’AZEGLIO Luigi (1793-1862) in Essai théorique de droit naturel basé sur les faits, 1840-1843. Ce jésuite critique du libéralisme à la mode peut être considéré comme un précurseur des « catholiques sociaux » (cf. KOTHEN R., La pensée et l’action sociale des catholiques, 1798-1944, Warny, 1945, pp.254-256).
2. BENOIT XVI, Encyclique Caritas in veritate (CV), 2009, n° 58.
3. A notre connaissance, en 1992, seul le supplément du Grand Larousse universel en quinze volumes donne le mot qui ne serait employé qu’en droit administratif et qui se définirait comme « principe de délégation verticale des pouvoirs dans les fédérations ». Définition très restrictive, comme nous le verrons mais qui est très certainement influencée par l’usage qui a été fait du mot dans les efforts de construction européenne à la fin du XXe siècle.
4. Cf. Littré de 1878 cité par CHENAUX J.-Ph. in La subsidiarité et ses avatars, Etudes et enquêtes, Centre patronal, Lausanne, n° 16, janvier 1993, p. 5.
5. Quadragesimo anno, 15-5-1931 (QA).
6. Pour en savoir plus, on peut lire DELSOL Chantal, Le principe de subsidiarité, PUF, Que sais-Je ?, 1993.
7. Certains auteurs parlent de « subsidiarité descendante » (négative) et « ascendante » (positive). La question de l’ingérence et de la non-ingérence est, depuis la deuxième guerre mondiale, au cœur des relations internationales comme nous le verrons plus tard.
8. UTZ A., Ethique sociale, Tome I, Les principes de la doctrine sociale, Editions universitaires, Fribourg, 1968, pp. 191-192.
9. ONORIO Joël-Benoît d’, La subsidiarité, analyse d’un concept, in La subsidiarité, De la théorie à la pratique, Téqui, 1995, p. 27.
10. Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946. Pie XII reviendra sur l’application du principe de subsidiarité à l’Église dans son Discours aux participants au IIe congrès mondial pour l’apostolat des laïcs (5 octobre 1957) : « Que l’autorité ecclésiastique applique ici aussi le principe général de l’aide subsidiaire et complémentaire ; que l’on confie au laïc les tâches qu’il peut accomplir, aussi bien ou même mieux que le prêtre et que, dans les limites de sa fonction ou celles que trace le bien commun de l’Église, il puisse agir librement et exercer sa responsabilité ». « Cette notion est sans conteste, dira un analyste averti, un présupposé important de l’ecclésiologie conciliaire » (Joseph Komonschak, collaborateur de l’Université catholique de Washington, in Documents Episcopat, Paris, n°1, janvier 1988). Ajoutons encore que ce principe a été invoqué pour promouvoir le rôle des Église locales au détriment de l’autorité de Pierre. On peut lire sur ce sujet. CHENAUX J.-Ph, op. cit., pp. 27-31 et la très claire mise au point du cardinal CASTILLO LARA, La subsidiarité dans l’Église, in ONORIO Joël-Benoît d’, La subsidiarité, De la théorie à la pratique, op. cit., pp. 155-178.
11. Lettre à M. Charles Flory, président des Semaines sociales de France (18 juillet 1947).
12. MM 54, 116 et 154.
13. PT 137-138.
14. GS 86, 5.
15. Gravissimum educationis momentum, n° 3, 2 et n° 6, 2.
16. LE 18, 2.
17. CA 48.
18. CEC 1883.
19. CEC 1894.
20. CA 48.
21. CEC 1885.
22. CEC 2209.
23. Cf. CA 48.
24. Les catholiques dans le Reich allemand, esquisse d’un programme politique en treize points, janvier 1873, cité in CHENAUX J.-Ph., op. cit., p. 15. Monseigneur von Ketteler (1811-1877) fut évêque de Mayence.
25. RN, 443 in MARMY Emile, La communauté humaine selon l’esprit chrétien, Documents, Editions St-Paul, 1949. (Marmy)
26. RN, 469 in Marmy.
27. Notamment dans le Contra Gentiles, III, chap. 73 et le De Regno, I, chap. XV. Cf. A. Utz, op. cit., pp. 141-150 et DELSOL Chantal, Le principe de subsidiarité, op. cit., pp. 11-13..
28. CEC, 1884.
29. Juger, ici, c’est gouverner.
30. Ex, 18, 14-23. Voir également Nb, 11, 16-17 où Dieu lui-même conseille à Moïse de ne plus gouverner seul et Dt, 1, 9-18 où Moïse rappelle le partage du pouvoir.
31. Cf. CHENAUX J.-Ph., op. cit., pp. 8-15 et DELSOL Chantal, Le principe de subsidiarité, PUF, 1993, chapitre I, p. 9 et svtes.
32. Politique, I, 2, 1252b 10 et svts.
33. 1557?-1638.
34. 1770-1831.
35. 1758-1794. Maximilien de Robespierre est une des figures les plus célèbres et des plus redoutables de la révolution française.
36. Cité par LEMOYNE de FORGES, J.-M. La subsidiarité dans le fonctionnement de l’État, in ONORIO J.-B. d’, La subsidiarité, De la théorie à la pratique, op. cit., pp.65-66.
37. 1809-1865. Il fut président des États-Unis.
38. Cité par DELSOL Ch., L’État subsidiaire, PUF, 1992, p. 224.
39. Discours de Nouvel An devant les Corps constitués, 1-2-1994.
40. In Tribune pour l’Europe, novembre 1992.
41. Cet article 3 B a été introduit dans le titre II concernant les modifications du Traité CEE. Il a été justement critiqué dans la mesure où son flou permet une offensive centralisatrice et où la subsidiarité « horizontale » qui règle les relations entre les pouvoirs publics, les communautés intermédiaires et les individus est complètement oubliée
42. ONORIO J.-B d’, La subsidiarité, analyse d’un concept, in La subsidiarité, De la théorie à la pratique, op. cit., p 39.
43. Rapport à la Xe Conférence des organes spécialisés dans les Affaires communautaires des Parlements de la Communauté européenne, Athènes, 9 et 10 mai 1994.
44. Il faudrait, en tout cas, bien définir ce qu’est le bien commun européen en ne le limitant pas comme on a tendance à le faire aujourd’hui au seul bien-être matériel.
45. DELSOL Ch., La subsidiarité dans les idées politiques, in ONORIO J.-B. d’, La subsidiarité, De la théorie à la pratique, op. cit., pp. 55-57.
46. Id. pp. 44-45.
47. In L’homme et le surhomme, 1903.
48. QA 105.

⁢Chapitre 2 : La famille d’abord !

La famille est l’échelon le plus « inférieur », comme disait Pie XI, de la pyramide sociale mais il est l’élément le plus important, l’élément fondateur de la société, première société, antérieure à toutes les autres et à l’État.

Cette antériorité,  »absolue et radicale » se justifie simplement par le fait que « la procréation est le principe « génétique » de la société, et que l’éducation des enfants est le lieu primordial de transmission et de culture du tissu social, noyau essentiel de sa configuration structurelle »[1]. C’est pour cette raison, soit dit en passant, que la contraception « est un problème de société avant d’être une question de méthode de régulation des naissances »[2].

La procréation vraiment humaine, selon une différenciation sexuelle qui s’impose comme un fait, est l’expression de deux libertés qui ne se contentent pas de se rencontrer mais qui se donnent et qui, par la parole, « cette médiation spécifiquement humaine », redoublent « l’extase des corps » et reconnaissent « la portée intersubjective et donc généreuse tant de l’alliance entre l’homme et la femme que de l’engendrement des enfants »[3] et de leur éducation.

Cet engendrement crée l’état de filiation qui est un état « indisponible » dans la mesure où il ne s’invente pas mais se reçoit du don mutuel de l’homme et de la femme, de leur amour, dit-on, c’est-à-dire de leur volonté consciente d’inscrire le don dans la durée. Autrement dit, cet engendrement est le fruit de ce qu’on appelle le pacte conjugal ou, plus simplement, mariage. Celui-ci « n’est donc pas une création des pouvoirs publics, mais une institution naturelle et originelle qui leur est antérieure »[4] que le pouvoir doit reconnaître et protéger. Le juriste confirme: « l’engendrement des humains par un lien, humain lui aussi, se donne à lire non pas comme une option quelconque du sujet mais comme une norme qui institue le droit »[5].

C’est en fonction de cette antériorité que « les parents sont les premiers éducateurs de leurs enfants (…) Ils partagent leur mission éducative avec d’autres personnes et d’autres institutions, comme l’Église et l’État ; toutefois, cela doit toujours se faire suivant une juste application du principe de subsidiarité (…) Toutes les autres personnes qui prennent part au processus éducatif ne peuvent agir qu’au nom des parents, avec leur consentement et même, dans une certaine mesure, parce qu’elles en ont été chargées par eux »[6].

C’est pour cette raison aussi que la famille doit être reconnue, protégée et soutenue par la société qu’elle fonde. Même en dehors du christianisme, « déjà dans l’antiquité, comme le montrait Aristote, elle était reconnue comme l’institution sociale première et fondamentale, antérieure et supérieure à l’État (cf. Ethique à Nicomaque, VII, 12, 18), contribuant efficacement à la bonté de la société elle-même »[7].

Est-ce un hasard, une influence chrétienne universelle ou, plus simplement, plus vraisemblablement, un réalisme politique qui a poussé nombre de constitutions à travers le monde, à l’instar de la Déclaration universelle des droits de l’homme, à mentionner l’importance sociale essentielle de la famille⁠[8].

A condition de bien peser le sens du mot « humanité », on ne peut que souscrire, me semble-t-il, à cette affirmation forte de Jean Duchesne: « Que l’union de l’homme et de la femme donne des fruits et que les parents prennent soin longtemps de leurs enfants, c’est la condition de survie de l’humanité, ni plus ni moins »[9].


1. Conseil pontifical pour la Famille, Famille, mariage et « unions de fait », 21-11-2000, n°9 in D.C. n°2242, 18-2-2001, pp.160-178.
2. Cf. DEJOND Th., Contraception : problème de société, Nouvelle revue théologique, Janvier-février 1987.
3. DIJON X., Droit naturel, Tome I, Les questions du droit, PUF, 1998, pp. 177-178.
4. Conseil pontifical pour la famille, op. cit., n° 9.
5. DIJON X., op. cit., p. 196. L’auteur précise : « le corps précède le droit (…) pour opposer l’objectivité du sujet à toute entreprise arbitraire de disqualification. Il le précède une nouvelle fois en donnant d’emblée une forme au lien fondamental qui non seulement relie les humains entre eux mais qui, encore, les suscite à l’existence » (id.).
6. JEAN-PAUL II, Lettre aux familles, 1994, n°16.
7. Discours aux participants à la IIe Rencontre d’hommes politiques et de législateurs d’Europe, 23 octobre 1998, O.R., n°44, 3 novembre 1998, p. 4.
8. L’article 17 de la Déclaration universelle de 1948 déclare : « La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l’État ». Parmi les constitutions, à travers le monde, le Conseil pontifical pour la famille (op. cit., p. 167) relève, en Allemagne : « Le mariage et la famille ont droit à une protection spéciale dans l’organisation de l’État » (art. 6) ; en Espagne : « Les pouvoirs publics assurent la protection sociale, économique et juridique de la famille » (art. 39) ; en Irlande : « L’État reconnaît la famille comme le groupe naturel primordial et fondamental de la société et comme une institution morale dotée de droits inaliénables et imprescriptibles antérieurs à tout droit positif. En conséquence, l’État s’engage à protéger la constitution et l’autorité de la famille, fondement nécessaire de l’ordre social et élément indispensable au bien-être de la nation et de l’État » (art. 41) ; en Italie : « La République reconnaît les droits de la famille, en tant que société naturelle fondée sur le mariage » (art. 29) ; en Pologne : « Le mariage, c’est-à-dire l’union d’un homme et d’une femme, ainsi que la famille, la paternité et la maternité, doivent bénéficier d’une protection et de soins dans la République de Pologne » (art. 18) ; au Portugal : « La famille comme élément fondamental de la société, a droit à la protection de la société et de l’État et à la mise en place de toutes les conditions qui permettent la réalisation personnelle de ses membres » (art. 67) ; en Argentine : « La loi établira (…) la protection intégrale de la famille » (art. 14) ; au Brésil : « La famille, base de la société, fait l’objet d’une protection spéciale de la part de l’État » (art. 226) ; au Chili : « La famille est le noyau fondamental de la société…​ Il est du devoir de l’État…​ d’assurer la protection de la population et de la famille…​ » (art. 1) ; en République populaire de Chine : « L’État protège le mariage, la famille, la maternité et l’enfance » (art. 49) ; en Colombie : « L’État reconnaît, sans aucune discrimination, la primauté des droits inaliénables de la personne et protège la famille comme institution de base de la société » (art. 5) ; en Corée du Sud : « Le mariage et la vie familiale se fondent sur la dignité individuelle et sur l’égalité entre les sexes ; l’État mettra en œuvre tous les moyens dont il dispose pour parvenir à cette fin » (art. 36) ; aux Philippines: « L’État reconnaît la famille philippine comme le fondement de la Nation. En conséquence, la solidarité sera intensément favorisée, en vue de sa promotion active et de son développement total. Le mariage est une institution sociale inviolable, il est le fondement de la famille et doit être protégé par l’État » (art. 15) ; au Mexique : « La loi protégera l’organisation et le développement de la famille » (art 4) ; au Pérou: « La communauté et l’État …​ protègent aussi la famille et promeuvent le mariage, les reconnaissant comme des institutions naturelles et fondamentales de la société » (art. 4) ; au Rwanda : « La famille, en tant que fondement naturel du peuple rwandais, sera protégée par l’État » (art. 24).
9. DUCHESNE Jean, La vraie fin, in La famille, Communio, XI,6, novembre-décembre 1986, p. 10. Tous les articles de ce numéro sont intéressants pour qui veut méditer sur les richesses et les limites de la famille.

⁢i. Les problèmes

On parle depuis longtemps d’une crise de la famille mais nous pouvons constater que même si la famille paraît malade à beaucoup d’observateurs, elle reste appréciée et est considérée comme nécessaire.

Dans les années septante, de forts courants d’idées l’ont mise en question. Il était de bon ton alors de dénoncer sa structure autoritaire ou ses hypocrisies. Certains rêvaient de la remplacer par des communautés plus larges, plus mouvantes, sans contraintes.

Vingt ans plus tard, la famille reste, dans les sondages, un bien précieux dont on rêve, que l’on veut défendre ou promouvoir. L’état de crise permanente des institutions politiques, les difficultés dans le monde du travail, l’insécurité générale ont fait de la famille, la valeur-refuge par excellence ce qui n’est peut-être pas sans conséquences perverses dans la mesure où la fonction essentielle de la famille n’est pas de rester un lieu de protection, un cocon où l’on se préserve de l’instabilité du monde et de l’incertitude du temps mais un point de départ, un « premier rivage »[1].

Dans le même temps, dans toute l’Europe occidentale et, sans doute, dans bien d’autres endroits du monde, on constate une baisse des mariages, une augmentation parallèle de l’âge auquel on se marie et des divorces⁠[2]. Les unions libres ou officielles sont fragiles et la fécondité chute à tellement que le remplacement des générations est compromis⁠[3].

Divers auteurs ont souligné, dans les mœurs, une évolution significative mais préoccupante au cours de la seconde moitié du XXe siècle. On a connu, après l’effondrement du modèle traditionnel de la famille nombreuse et la diffusion des moyens mécaniques ou chimiques de contraception, une époque qui a mis l’accent sur la qualité de l’enfant plus que sur la quantité. On a appelé cette période celle de l’enfant-roi, entouré, choyé, pourvu de tout le confort matériel et culturel possible. Progressivement, l’optique s’est encore rétrécie et c’est le couple qui s’est privilégié. A tel point, semble-t-il, que l’ arrivée d’un enfant peut être un élément détonateur⁠[4]. Il semble qu’aujourd’hui, l’évolution ait atteint son degré minimal dans la mesure où c’est désormais l’individu qui se privilégie. Le nombre de célibataires, avec ou sans enfants, est, en effet, en augmentation⁠[5]. Il ne s’agit pas nécessairement de solitaires convaincus ou victimes. Ainsi a-t-on vu apparaître, à la fin du 20e siècle, ce que l’on a appelé les CNC, c’est-à-dire les « Couples Non Cohabitants ». Chacun vit chez soi et les rencontres sont le fruit de rendez-vous⁠[6].


1. BOONEN-MOREAU Suzanne, La famille, dernier refuge ou premier rivage ? Savoir et Agir, 1978, p. 10.
2. Selon BARTIAUX Françoise, professeur de démographie à l’UCL, « le déclin du mariage est lié à l’émergence de valeurs plus centrées sur la qualité de la relation, sur le côté affectif des choses et non plus sur l’aspect formel de cette institution,. On peut également y ajouter un facteur tel que le travail des femmes qui les rend plus indépendantes de leur mari et leur permet de rompre sans rencontrer de problèmes économiques insurmontables. L’impact de la pilule ne peut être négligé même si une étude récente vient de montrer que le nombre d’aventures extraconjugales, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne s’est pas accru depuis le début de la révolution sexuelle ». (in La dernière heure, 17-9-1998, p. 12)
3. Cf. Déclaration du Conseil pontifical pour la famille, sur la chute de la fécondité dans le monde, OR, 15 mars 1998 ; DC, 21 juin 1998, n°2184, pp. 571-574.
4. Cf. BREUER Ruth (asbl Centre de consultations conjugales et familiales) : « Passer de 2 à 3, c’est très, très dur et certainement la première amorce de fissure dans l’entente » (in La Dernière heure, 17-9-1998, p. 12).
5. LECAILLON J.-D., La famille, source de prospérité, Régnier, 1995, p. 38.
6. Le phénomène a même fait l’objet d’un film documentaire : Toit sans toi de Marc Mopty. Le film a été présenté dans l’émission Lignes de vie sur France 2, le 20 septembre 1998.

⁢ii. Les causes de la régression familiale

Elles sont, bien sûr, culturelles. Après l’influence limitée des idéologies communautaires auxquelles je faisais allusion précédemment, nous assistons, à un assaut individualiste qui est incontestablement plus corrosif et dangereux pour l’avenir de la société.

Cet individualisme est nourri par la peur de l’avenir, la recherche du confort matériel et, disons-le, se manifeste par une certaine indifférence pour l’avenir des générations futures. Le souci du moi et de l’instant présent l’emportent sur l’intérêt pour l’autre et la durée. Nous sommes, écrit X. Dijon, dans une « logique du désir », « la modernité ayant, par l’éthique individuelle et l’investigation scientifique, brisé les chaînes qui entravent le désir du sujet »[1]. Ce n’est pas la vie familiale en tant que telle qui est contestée ou « qui ne serait plus reconnue pour sa valeur. Mais a perdu de sa valeur la croyance qu’il y aurait une obligation morale ou sociale à se soumettre aux contraintes d’une vie familiale qui ne correspondrait plus au choix libre du désir »[2].

Ajoutons encore que, dans le matérialisme ambiant, les tâches non rémunérées et donc les tâches familiales sont dévalorisées socialement, culturellement et économiquement.

Il ne faut pas, en effet, sous-estimer l’aspect économique du problème même si l’institution familiale se fonde sur bien d’autres valeurs essentielles, psychologiques, morales et spirituelles. Au terme d’études rigoureuses, il a été montré qu’à mesure que le nombre d’enfants croît, la situation économique de la famille devient de plus en plus difficile. « La situation d’une famille est finalement d’autant plus difficile économiquement que sa taille est grande » écrit, par exemple, J.-D. Lecaillon⁠[3]. Il ajoute : « si les avantages sociaux, légaux, fiscaux, étatiques, matériels vont à ceux qui refusent de s’engager dans les liens familiaux, il ne faut pas s’étonner d’un déclin relatif de la famille. »[4] Il apparaît que, si presque tous les enfants sont désirés aujourd’hui, leur nombre reste inférieur à ce que les couples souhaiteraient. Les nécessités économiques sont telles que même si la femme ne désire pas « faire carrière », elle est rapidement contrainte, par l’arrivée de l’enfant, à chercher du travail. Et, comme le dit avec humeur S. Boonen ⁠[5], « le travail de la femme a au moins eu un mérite incontestable : c’est d’avoir fait la démonstration magistrale de l’ahurissante carence paternelle au sein de la famille. Il a fallu que la femme se mette à quitter la maison pour que l’on s’aperçoive que, elle partie, il n’y restait plus personne ! »


1. DIJON Xavier, op. cit., pp.168-169 et pp. 172-173. Les individus aujourd’hui cherchent à adapter la réalité à leur volonté pure. Seul ou en couple, stérile ou non, on veut pouvoir « enfanter » et l’enfant n’est admis que s’il correspond au désir. On veut aussi pouvoir changer de sexe en fonction de sa seule subjectivité.
2. RENCHON J.-L., Réflexions sur l’évolution du droit de la famille et de l’activité du juriste de la famille, Revue interdisciplinaire d’études juridiques, n° 22, 1989, p. 68, cité in DIJON X., op. cit., p. 191.
3. Op. cit., p. 29.
4. Id. p. 33.
5. Op. cit., p. 12.

⁢iii. La nécessité personnelle et sociale de la famille

A l’expérience, et malgré les problèmes auxquels elle est confrontée, la famille apparaît néanmoins nécessaire. Son absence ou ses carences entraînent des drames bien visibles et malheureusement monnaie courante aujourd’hui.

Déjà en 1978, un juge de la jeunesse la défendait en disant : « mieux que des discours et des analyses, il suffit de pousser la porte de tous les endroits où se cachent ou plutôt où l’on cache les enfants en difficulté : délinquants, handicapés psychologiques, inadaptés, caractériels, instables. Toujours il y a une carence de la famille, soit son absence ou son incompétence, ou son refus, poussant les enfants et les jeunes dans les refuges de l’illusion avec ses faux remèdes : la délinquance, l’agressivité, la violence, la drogue, l’alcool. »[1] Jean-Paul II ne dit pas autre chose mais de manière positive : « La famille favorise la socialisation des jeunes et contribue à endiguer les phénomènes de violence, par la transmission des valeurs, ainsi que par l’expérience de la fraternité et de la solidarité qu’elle permet de réaliser chaque jour »[2]

  1. L’expérience de la situation dramatique du « quart-monde » dans nos sociétés « développées » a fait écrire que « la famille est le dernier bastion de résistance à la misère, l’expression du refus de s’y résigner, dernier et premier espace d’humanité, de dignité humaine où tout homme fait l’expérience qu’il compte pour quelqu’un, si bafoué soit-il par ailleurs…​ C’est peut-être pour cela que les très pauvres luttent pour vivre en famille, et qu’ils appellent tellement à la reconnaissance de tous pour y aboutir. »[3] Une interprétation un peu hâtive de la carence familiale, matérielle, affective, et de l’intérêt de l’enfant a inspiré longtemps une politique de placement en institution publique ou de transfert dans une famille adoptive. A la fin du XXe siècle, la formulation d’un véritable « droit à la famille » a inversé ce mouvement qui confirmait « le mal au lieu de le guérir »[4]. Joseph Wrésinski, fondateur du mouvement ATD Quart-Monde, dans un rapport officiel sur la pauvreté⁠[5] faisait remarquer que « la cellule familiale est à protéger en tant que structure de base fondamentale pour le développement de la personnalité et de la socialisation, ainsi que comme lieu par excellence de la sécurité d’existence ». Il en concluait qu’« il convient de prendre des dispositions pour éviter dans la mesure du possible son éclatement en milieu de grande pauvreté. Aussi, les parents devraient pouvoir trouver auprès des instances chargées de la protection de l’enfance et de la famille le dialogue et le soutien nécessaires pour pouvoir assumer leurs responsabilités ». Les Conventions internationales vont dans ce sens ; que ce soit la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (1989) ou la Convention européenne des droits de l’homme, il est bien indiqué qu’il vaut mieux aider la famille plutôt que la disloquer⁠[6] et lorsque des mesures d’éloignement s’imposent vraiment pour le bien des enfants, elles sont prises dans le respect de la filiation avec éventuellement l’espoir d’une restauration⁠[7].

En soi, la famille est la meilleure école sociale dans la mesure où elle se construit sur l’amour indispensable, dans le respect des droits et devoirs de la personne. Elle est un lieu particulièrement propice à la conversion personnelle au contact immédiat des besoins réels de ses membres. Cette conversion qui est d’abord ouverture à l’autre, est nécessaire dans toute vie sociale mais d’abord et avant tout dans sa cellule originelle. Elle implique les parents c’est-à-dire ceux qui exercent l’autorité. Ce qui n’est jamais aisé car « le métier de parents est le plus difficile et le plus improvisé. Ce n’est pas parce qu’on a un enfant que l’on est tout à coup pourvu en même temps de générosité, d’abnégation, d’intelligence et de courage. Le métier de parents, comme tout apprentissage de responsabilité, exige une maturation lente[8] ». Cette conversion implique, aussi, bien sûr, les enfants qui y font l’apprentissage des équilibres fragiles à trouver entre le personnel et le social, entre les aspirations légitimes à l’autonomie sans quoi la vie sociale se sclérose et les exigences du collectif sans lequel la personne ne peut croître.

Même un économiste peut écrire : « C’est la famille en tant que telle, cellule de base de la société, premier lieu d’apprentissage des relations sociales, qui est le creuset de toute vie humaine » parce qu’elle est un « lieu d’enracinement, de mémoire, de solidarité, de responsabilité »[9]. Lieu de stabilité, liberté, solidarité, responsabilité, amour, tendresse , écrit S. Boonen⁠[10].

C’est évidemment le refus de l’autre, le « non serviam », qui en détruit l’esprit. Mais c’est aussi l’État moderne, dans son indifférence ou dans son hostilité, qui l’empêche de vivre, de prospérer, de s’épanouir.


1. BOONEN-MOREAU S., op. cit., p. 10.
2. Discours aux participants à la IIe Rencontre d’hommes politiques et de législateurs d’Europe, op. cit..
3. GORCE Francine de la, Famille, terre de liberté, Science et Service Quart Monde, 1986, p. 192.
4. DIJON X., op. cit., p. 214.
5. Rapport du Conseil économique et social (français) : Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Journal Officiel et rapports du Conseil économique et social, 28-2-1987, p. 102, cité in DIJON X., op. cit., pp. 214-215..
6. « …​la famille, unité fondamentale de la société et milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres, et en particulier des enfants, doit recevoir la protection et l’assistance dont elle a besoin pour pouvoir jouer pleinement son rôle dans la communauté. (…) l’enfant, pour l’épanouissement harmonieux de sa personnalité, doit grandir dans le milieu familial, dans un climat de bonheur, d’amour et de compréhension » (Préambule). Lorsque l’éloignement est absolument indispensable, il est certes prévu une « protection de remplacement » qui « peut notamment avoir la forme du placement dans une famille, de la « Kafalah » de droit islamique, de l’adoption ou, en cas de nécessité, du placement dans un établissement pour enfants approprié. Dans le chois entre ces solutions, il est dûment tenu compte de la nécessité d’une certaine continuité dans l’éducation de l’enfant, ainsi que de son origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique » (Article 20). On peut rappeler aussi le 6e principe de la Déclaration des droits de l’enfant (20-11-1969) : « L’enfant, pour l’épanouissement harmonieux de sa personnalité, a besoin d’amour et de compréhension. Il doit, autant que possible, grandir sous la sauvegarde et sous la responsabilité de ses parents et, en tout état de cause, dans une atmosphère d’affection et de sécurité morale et matérielle ; l’enfant en bas âge ne doit pas, sauf circonstances exceptionnelles, être séparé de sa mère ».
7. DIJON X., op. cit., p. 217, note que pour la Cour européenne des droits de l’homme, l’ingérence publique dans le sanctuaire familial est limitée par la Convention européenne qui, dans son article 8 « prévoit (…) que l’ingérence d’une autorité publique dans l’exercice du droit à la vie privée et familiale doit, entre autres conditions, s’avérer nécessaire dans une société démocratique. Une telle nécessité s’évalue par rapport à un principe :
   « Pour un parent et son enfant, être ensemble constitue un élément fondamental de la vie familiale et la prise en charge d’un enfant par les autorités publiques ne met pas fin aux relations familiales naturelles » (cf. arrêt Eriksson, par. 58, arrêt Andersson, par. 72).
   Plus précisément,
   « La cour rappelle que, dans de telles affaires, le droit d’un parent et d’un enfant au respect de leur vie familiale, garanti par l’article 8, implique un droit à des mesures destinées à les réunir » (arrêt Andersson, par. 91, cf. arrêt Olson I, par. 81 et arrêt Eriksson, par. 71).
   En jugeant, sur la base de ces principes, que telle ou telle restriction à l’échange (par exemple téléphonique ou épistolaire) entre un enfant placé en institution et sa famille excède « dans une société démocratique » les exigences du but légitime poursuivi, la cour de Strasbourg rappelle la philosophie fondamentale du placement : il ne s’agit pas de briser le lien qui relie l’enfant à ses auteurs, mais d’aménager ce lien de façon provisoire dans le but, prévisible à plus ou moins long terme, de le restaurer autant que possible ».
8. BOONEN-MOREAU S., op. cit., p. 5.
9. LECAILLON, op. cit., pp. 114-116.
10. Op. cit., p. 4.

⁢iv. Mais de quelle famille parlons-nous ?

« …​La famille, écrit Jean-Paul II, en tant que cellule de base et structure essentielle de la société, doit être privilégiée dans les décisions politiques et économiques »[1]. Elio Di Rupo, qui fut ministre et président du parti socialiste en Belgique, affirme la même chose, à première vue, en disant la « volonté de la gauche de replacer la famille et la vie familiale au centre des préoccupations sociales et économiques. »[2]

Mais, le mot « famille » a-t-il le même sens dans ces deux citations si proches et la société tire-t-elle toutes les conséquences logiques de ces déclarations ?

Sous le mot « famille » se cachent des réalités fort diverses. A la limite, la famille pourrait se définir comme un groupe constitué au moins d’un adulte et d’un enfant (ne parle-t-on pas de « famille monoparentale » ?). Dans le langage courant contemporain, le mode de constitution du groupe importe peu. La famille naît d’un mariage, d’une cohabitation, d’une rencontre fortuite, d’une insémination, d’une fécondation in vitro, elle survit à une rupture, s’élargit à la faveur d’une nouvelle association officielle ou non et elle voudrait se construire aussi bien sur l’hétérosexualité que sur l’homosexualité.⁠[3]

Pour consacrer cette réalité et avec l’intention parfois louable de rencontrer des problèmes sociaux réels suscités par les nouvelles formes familiales, dans la plupart des pays d’Europe, sont apparus des lois ou des projets de lois visant à légaliser la cohabitation entre personnes faisant une déclaration de vie commune ou à reconnaître publiquement des unions de fait (Pacte d’union civile en Italie, Pacte civil de solidarité en France, Contrat de vie commune ou Cohabitation légale en Belgique). Ces mesures qui veulent offrir un cadre juridique à des personnes qui ne veulent ou ne peuvent se marier, tendent à réduire le mariage à une forme de cohabitation parmi d’autres et ouvrent la porte à la reconnaissance légale des couples homosexuels.

Il faut donc commencer par préciser si nous parlons de la « famille » au sens flou (famille « multimodale » ou « à géométrie variable »[4] ), ou si nous nous en tenons au sens classique du droit moderne : « ensemble des personnes liées entre elles par le mariage »[5].

Je précise donc, avec Lecaillon, qu’une famille, pour remplir au mieux les fonctions évoquées plus haut, doit être « constituée de l’union stable et durable d’un homme et d’une femme ayant le projet d’avoir et d’éduquer des enfants »[6] en ajoutant toutefois un élément capital : cette union pour être stable et durable doit reposer sur un engagement public.


1. Discours au nouvel ambassadeur de Belgique, 6 juillet 1998, in DC, n°2187, 2-16 août 1998, p. 704.
2. Reconnaître l’égalité et la légitimité de toutes les formes d’union, in Dossier « Nouveaux couples, Elle l’aime…​ Lui non plus, Réflexions, Revue de l’Institut Emile Vandervelde, n° 28, octobre 1998, p. 25. Je me référerai souvent, par la suite, à d’autres articles publiés dans ce que j’appellerai, en bref, ce Dossier.
3. Ces dernières années une nouvelle idéologie a envahi le landernau intellectuel et scolaire que le pape François a clairement dénoncée : « une idéologie, généralement appelée gender, qui « nie la différence et la réciprocité naturelle entre un homme et une femme. Elle laisse envisager une société sans différence de sexe et sape la base anthropologique de la famille. Cette idéologie induit des projets éducatifs et des orientations législatives qui encouragent une identité personnelle et une intimité affective radicalement coupées de la diversité biologique entre masculin et féminin. L’identité humaine est laissée à une option individualiste, qui peut même évoluer dans le temps. » Il est inquiétant que certaines idéologies de ce type, qui prétendent répondre à des apsirations parfois compréhensibles, veulent s’imposer comme une pensée unique qui détermine même l’éducation des enfants. Il ne faut pas ignorer que « le sexe biologique (sex) et le rôle socioculturel du sexe (gender), peuvent être distingués, mais non séparés ». d’autre part, « la révolution biotechnologique dans le domaine de la procréation humaine a introduit la possibilité de manipuler l’acte d’engendrer, en le rendant indépendant de la relation sexuelle entre un homme et une femme. De la sorte, la vie humaine et la parentalité sont devenues des réalités qu’il est possible de faire ou de défaire, principalement sujettes aux désirs des individus ou des couples, qui ne sont pas nécessairement hétérosexuels ou mariés. » Une chose est de comprendre la fragilité humaine ou la complexité de la vie, autre chose est d’accepter des idéologies qui prétendent diviser les deux aspects inséparables de la réalité. Ne tombons pas dans le péché de prétendre nous substituer au Créateur. Nous sommes des créatures, nous ne sommes pas tout-puissants. La création nous précède et doit être reçue comme un don. En même temps, nous sommes appelés à sauvegarder notre humanité, et cela signifie avant tout l’accepter et la respecter comme elle a été créée. » (Exhortation apostolique Amoris laetitia, 2016, n° 56). On peut lire aussi PEETERS Marguerite, Le gender, Une norme universelle ?, Mame, 2013 ou encore, si l’on veut une prise de position qui ne vienne pas de la sphère chrétienne : HUSTON Nancy, Reflets dans un oeil d’homme, Actes Sud, 2012.
4. Cf. TRAUBE Patrick, psychologue, collaborateur scientifique de l’U.Lg, Familles, aujourd’hui : le patchwork, in Dossier, op. cit., pp. 4-7.
5. Robert.
6. Op. cit., p. 113.

⁢a. Une approche rationnelle

Par ailleurs, en réfléchissant à la vie politique et sociale, nous pouvons, dans ce cadre, considérer le problème de la famille et du mariage du simple point de vue de la rationalité⁠[1]. Il n’y a là rien de scandaleux ou de réducteur pour un chrétien car, comme l’écrivait le cardinal Tettamanzi, « le sacrement n’est pas une réalité successive et extrinsèque à la donnée naturelle, (…) il est cette donnée naturelle, qui est assumée comme signe et moyen de salut »[2].

Le droit canon le dit clairement aussi, à sa manière : « L’alliance matrimoniale, par laquelle un homme et une femme constituent entre eux une communauté de toute la vie, ordonnée par son caractère naturel au bien des conjoints ainsi qu’à la génération et à l’éducation des enfants, a été élevée entre les baptisés par le Christ Seigneur à la dignité de sacrement »[3]. Comme on l’a fait remarquer, la définition du mariage incluse dans ce canon reprend des termes empruntés au droit romain notamment l’expression « communauté de toute la vie ». De même, le mot « alliance » est synonyme de « contrat » qui sera employé plus loin par le Code⁠[4].

Parlant du problème des unions de fait, le Conseil pontifical pour la Famille déclare que ce problème « peut et doit (…) être affronté à partir de la raison droite[5]. Ce n’est pas tant une question de foi chrétienne que de rationalité. La tendance à opposer sur ce point « pensée catholique » confessionnelle et « pensée laïque » est une erreur »[6].

Nous examinerons donc le problème en dehors de toute confessionnalité et cette démarche est importante politiquement dans nos sociétés pluralistes.

C’est celle du cardinal Tettamanzi mais aussi des évêques de France⁠[7] et, partiellement, des évêques belges⁠[8]. Nous nous servirons de leurs déclarations auxquelles nous confronterons le fameux Dossier cité plus haut.


1. « On ne peut jamais subordonner la dignité de la personne et de la famille aux seuls éléments politiques ou économiques, ou encore à de simples opinions d’éventuels groupes de pression, même s’ils sont importants. L’exercice du pouvoir repose sur la recherche de la vérité objective et sur la dimension de service de l’homme et de la société, reconnaissant à tout sujet humain, même le plus pauvre et le plus petit, la dignité transcendante et imprescriptible de la personne. Tel est le fondement sur lequel doivent d’élaborer les décisions politiques et juridiques indispensables à l’avenir de la civilisation » (JEAN-PAUL II, Discours aux participants à la IIe Rencontre d’hommes politiques et législateurs d’Europe, op. cit.).
2. TETTAMANZI, cardinal Dionigi, Famille et unions de fait, in OR, n° 37, 15-9-1998, pp. 6-7. On retrouve presque mot pour mot cette idée dans le document du Conseil pontifical pour la Famille, op. cit., n° 13: « la lumière de la foi enseigne que le sacrement matrimonial n’est pas postérieur et extrinsèque, comme un simple ajout « sacramental » extérieur à l’amour des conjoints, mais qu’il est au contraire la réalité naturelle de l’amour conjugal assumé par le Christ comme signe et moyen du salut dans l’ordre de la nouvelle Alliance ».
3. Canon 1055, par. 1. in Code de droit canonique, Centurion-Cerf-Tardy, 1984.
4. Cf. PARALIEU Roger, Guide pratique du code de droit canonique, Tardy,,1985, p. 316.
5. « …​indépendamment des courants de pensée, il existe un ensemble de notions où l’on peut reconnaître une sorte de patrimoine spirituel de l’humanité. C’est comme si nous nous trouvions devant une philosophie implicite qui fait que chacun se sent possesseur de ces principes, fût-ce de façon générale et non réfléchie. Ces notions, précisément parce qu’elles sont partagées dans une certaine mesure par tous, devraient constituer les références pour les diverses écoles philosophiques. Quand la raison réussit à saisir et à formuler les principes premiers et universels de l’être et à faire correctement découler d’eux des conclusions cohérentes, d’ordre logique et moral, on peut alors parler d’une raison droite ou, comme l’appelaient les Anciens, de l’orthos logos, resta ratio » (JEAN-PAUL II, Fides et ratio, n°4).
6. Op. cit., n° 13.
7. Déclaration du Conseil permanent de la Conférence épiscopale sur le Pacte civil de solidarité (PACS) : Une loi inutile et dangereuse, in OR, n° 39, 29-9-1998, p.8 et in DC, n° 2189, 4 octobre 1998, pp. 845-846.
8. Déclaration des évêques de Belgique, Choisir le mariage, LICAP, 1998.

⁢b. Pourquoi défendre la famille fondée sur le mariage d’un homme et d’une femme ?

Il importe de redécouvrir ce qui, naturellement, rend la famille fondée sur le mariage irremplaçable sur le plan personnel et social étant donné l’extrême confusion des pensées en la matière et l’incidence funeste de cette confusion sur l’état de la société.

Tout d’abord, il n’est pas possible rationnellement de suivre l’homme politique qui affirmait la nécessité de « reconnaître l’égalité et la légitimité de toutes les formes d’union »[1]. Cette égalité et cette légitimité découleraient du seul lien affectif entendu, semble-t-il, comme désir, pulsion, émotion, sentiment plus ou moins durable, plus ou moins fragile. Encore faut-il considérer à quoi ce mouvement subjectif aboutit ! Si l’affection qui lie un homme à un homme peut théoriquement être égale à celle qui unit un homme et une femme, les unions ne sont pas égales d’emblée puisque la procréation est possible à l’une et non à l’autre. Et même, l’union qui se veut conditionnelle ou passagère peut-elle être considérée comme l’égale d’une union qui veut s’inscrire dans la durée indépendamment de tout aléa ? Les unions sont si peu égales que les partisans de l’ouverture du concept « famille » opposent la famille traditionnelle « cimentée par une « morale du devoir » et fondée sur une valeur-princeps : la fidélité » à ce que l’un d’eux appelle « le périple conjugal (qui) n’est plus soumis qu’aux seules volontés individuelles »[2].

Adam et Eve : modèle dépassé ?

Allons plus loin. Toute union est-elle légitime, c’est-à-dire juste ou, mieux encore, conforme au droit naturel[3] ? A ce point de vue, seule l’union d’un homme et d’une femme, en fonction de la simple complémentarité des sexes, est légitime. Si la tendance homosexuelle existe et peut se révéler, en dehors de tout accident, dans l’histoire d’un individu qui ne peut, en aucune façon, en être tenu pour responsable et a fortiori pour méprisable⁠[4], il est impossible de ne pas considérer que l’acte homosexuel ne peut que caricaturer l’acte hétérosexuel.

Certains ont beau déclarer que la prééminence de l’hétérosexualité ne repose que sur le mythe protecteur de la complémentarité[5], l’absence de complémentarité idéale dans l’hétérosexualité n’empêche pas les hétérosexuels d’être, en principe, plus complémentaires que les homosexuels.

La société ne peut se construire que sur la différence entre l’homme et la femme⁠[6]. Comme l’écrivent les évêques français, la recherche du semblable conduit à des exclusions. Ajoutons qu’elle est mortifère⁠[7] puisque, une fois encore, il faut bien reconnaître que seul le couple hétérosexuel est vraiment capable de paternité et de maternité, au sens plein des termes.

Si l’on se place maintenant du point de vue de l’enfant, même si une famille traditionnelle peut être un lieu traumatisant ou frustrant, ce n’est pas du fait de la présence durable d’un homme et d’une femme mais de déficiences personnelles, culturelles ou sociales. On ne peut tirer argument de ces mauvais exemples pour proposer l’alternative homosexuelle dans la mesure où on y trouverait des « familles » sans violence. La psychologie insiste largement sur l’importance du père et de la mère dans le développement de l’enfant même en cas de divorce. Toute famille incomplète, disloquée, recomposée d’une manière ou d’une autre est une famille à risques⁠[8], a fortiori une « famille » construite sur l’homosexualité.

d’autres subvertissent le sens métaphysique du mot « nature » et ne craignent pas, dès lors, d’écrire que « le multipartenariat sexuel est la pente naturelle de l’espèce humaine, la monogamie, et même les polygamies institutionnalisées sont des conventions sociales « contre nature » qu’on essaie de faire respecter au prix de conditionnements, d’interdits et de dispositifs répressifs parfois féroces »[9]. Il s’agirait donc de se laisser aller aux injonctions de la « nature » entendue comme tendance instinctive. Ce multipartenariat comme la dissociation systématique entre la sexualité et la procréation sont-ils des comportements vraiment typiques de l’espèce humaine ? Comme l’écrit avec rudesse mais pertinence J. Duchesne, « ce qui différencie le genre humain n’est pas la faculté de dissocier la sexualité de la procréation. Les chiens en font autant. Mais c’est de prouver que l’amour dépasse largement l’érotique et le corporel sans les nier »[10]. S’il était humain de se laisser aller à « sa pente naturelle », il faudrait accepter la volonté de puissance et l’égoïsme qui sont aussi les pentes naturelles de l’espèce humaine !

On peut s’étonner de devoir rappeler de telles évidences mais, pour y être contraints, nous nous rendons compte que nous sommes immergés dans une culture qui, sous l’effort de lobbies médiatiques⁠[11], se distille et se propage sans références à une conception correcte de l’homme et de la société⁠[12].

Le mariage ?

[13]

Mais pourquoi défendre encore le mariage vu le nombre de divorces ? Pourquoi ne pas laisser l’alliance entre l’homme et la femme dans la sphère privée où elle est née ? Pourquoi la rendre publique, l’institutionnaliser ? Pourquoi vouloir, par l’institution matrimoniale rendre, comme dit Xavier Dijon, le corps et l’état des personnes indisponibles ?⁠[14].Pourquoi déplorer la cohabitation vu son succès ?

Certes, la conjugalité et la famille naissent et se déploient dans l’autonomie et la gratuité. Chacun conviendra que leur fondement doit être l’amour et que celui-ci, sous peine de perdre tout son sens, implique la liberté. Nul ne peut être contraint à aimer, nul ne peut être contraint à se marier. La chose est entendue. Toutefois, il faut bien considérer que l’amour au sens plein du terme implique tout l’être, et ne peut être réduit à une envie. Le mot sentiment lui-même peut-être trompeur car on le réduit aisément à la passion, surtout dans la mouvance romantique. On ne commande pas cette passion, on ne la maîtrise pas, elle vient, elle s’en va, malgré nous. L’amour véritable , sans nier la part de désir et de convoitise qu’il comporte, s’attache à rechercher le bien de l’autre. Aimer c’est aimer quelqu’un, désirer prioritairement le bonheur de l’autre. Cela demande du temps, le temps de l’autre, le temps de sa vie entière. L’amour devient conjugal à partir du moment où, essentiellement, par un acte de volonté, je m’engage, en connaissance de cause⁠[15], à le vivre « comme une chose due en justice »[16]. Comme le dit Jean-Paul II, « une fois que l’engagement est donné et accepté par l’intermédiaire du consentement, l’amour devient conjugal et ne perd jamais ce caractère. Ce qui est ici en jeu, c’est la fidélité de l’amour, qui s’enracine dans l’obligation librement assumée ». Il ne faut pas confondre le mariage avec le rite qui l’accompagne, le mariage « consiste essentiellement, nécessairement et uniquement dans le consentement mutuel qu’expriment ceux qui vont se marier (…). Ce consentement n’est autre que la prise d’un engagement, consciente et responsable, au moyen d’un acte juridique par lequel, dans la donation réciproque, les époux se promettent un amour total et définitif. Ils sont libres de célébrer leur mariage, après s’être mutuellement choisis d’une manière également libre ; mais au moment où ils posent cet acte, ils instaurent un statut personnel où l’amour devient quelque chose qui est dû, et qui a également des conséquences de caractère juridique »[17]

Le mariage s’enracine donc dans la liberté et il est bon que cet espace de liberté soit reconnu et, en quelque sorte, délimité car les personnes ne passent pas toute leur vie dans cette sphère privée. Elles s’engagent dans la vie économique, sociale, politique où elles doivent être identifiées comme sujets de droits.

L’institution est aussi une aide pour les époux qui, dans leur fragilité, peuvent s’appuyer sur elle pour faire durer leur engagement, c’est-à-dire le don mutuel qu’ils désirent définitif.

Enfin, il faut bien se rappeler que ni les parents, ni les enfants qu’ils mettront au monde ne sont maîtres du lien qui les unit. L’indisponibilité de la filiation née dans le don mutuel des époux est liée à l’indisponibilité voulue par le mariage.

En fait, la culture individualiste dans laquelle nous sommes immergés a perdu de vue la relation étroite qui existe entre mariage, famille et société. L’homme est un être social, qu’il le veuille ou non. L’oublier porte préjudice à la dignité de la personne et est dommageable pour l’ordre social.

Le cardinal Tettamanzi, se penchant sur le problème des unions de fait souligne qu’« on doit préciser que la stabilité proprement matrimoniale et familiale n’est pas exclusivement confiée à l’intention et à la bonne volonté des individus concernés, mais qu’elle revêt un caractère institutionnel, à la suite de la publicisation, c’est-à-dire de la reconnaissance juridique de la part de l’État du choix de vie conjugale. Une telle stabilité existe dans l’intérêt de tous, mais bénéficie en particulier aux plus faibles, c’est-à-dire aux enfants »[18].

Seul le mariage, engagement public, durable et officialisé, peut garantir la stabilité de la famille.

Cette stabilité est bénéfique génétiquement pour la procréation des enfants et donc pour le renouvellement des générations sans lequel la société périclite.

Elle est indispensable culturellement à l’éducation des enfants : la famille est le « lieu primordial de transmission et de sauvegarde des valeurs »[19], des expériences. Elle évite la désocialisation qui touche tant de jeunes aujourd’hui, laissés sans repères solides.

Elle est bienfaisante psychologiquement pour tous ses membres car cimentée par la fidélité elle constitue de l’aveu même de ceux qui la discréditent « un antidote efficace à la peur de la solitude et à la réalité de la finitude »[20]. Les enfants y trouvent la sécurité affective et y enracinent non seulement leur identité génétique et biologique mais aussi leur identité biographique et historique⁠[21]. Les grands-parents y sont aussi sécurisées et revalorisés par leurs services ne serait-ce qu’à travers le dialogue intergénérationnel

Pour toutes ces raisons, elle nourrit la cohésion de la société entière d’autant mieux qu’elle éduque ses membres, citoyens et futurs citoyens, travailleurs et futurs travailleurs, au jeu complexe mais vital des droits et des devoirs réciproques. Il est vrai, comme le dit un psychologue⁠[22] que la famille « traditionnelle » vit par une « morale du devoir » mais cette morale du devoir n’est-elle pas indispensable à l’expression des droits et donc à l’émergence de vraies libertés ? Sans les devoirs qui y correspondent, les droits sont inopérants, vides de sens.

La famille comme la « cellule originelle de la vie sociale »[23] ? C’est en elle, comme nous l’avons déjà vu, que naissent les citoyens et qu’ils font l’apprentissage de la vie sociale. C’est en elle que peut le mieux se développer le vrai sens de l’autorité, de la liberté et de la fraternité. C’est en elle que s’expérimentent le mieux les bienfaits de la sécurité, de la participation, de la solidarité. C’est dans cette société que s’ajustent les revendications de la personne et du groupe, que chacun peut apprendre à s’ouvrir à l’autre et éventuellement à Dieu.

d’une certaine manière, on peut dire qu’une société vaut ce que valent ses familles puisque c’est en leur sein que se forment les citoyens⁠[24]. Tant qu’on n’admettra pas que nos sociétés sont en crise parce que les familles se disloquent au gré de mariages ou de cohabitations temporaires, rien ne sera restauré en profondeur. Si l’institution familiale se dégrade, toute la société en pâtit : « loin de contribuer à accroître la liberté individuelle, le démembrement de la famille rend les individus plus vulnérables et sans défense face au pouvoir de l’État, qui de son côté a besoin d’une juridiction de plus en plus complexe qui l’appauvrit »[25].

La société doit donc veiller à placer les familles dans les meilleures conditions possibles de développement.

Il faut méditer le poids des mots. Lorsque l’on dit, comme dans la Déclaration universelle des droits de l’homme que « la famille est l’élément naturel et fondamental de la société »[26] cela signifie bien que la famille est non seulement conforme à la nature (au sens métaphysique) de l’homme et qu’elle est la base déterminante et constitutive de la société⁠[27]. C’est pourquoi, toujours selon le même article de la Déclaration des droits de l’homme, la famille « a droit à la protection de la société et de l’État ». Dans l’intérêt général et d’abord des plus faibles, c’est-à-dire des enfants, il est indispensable que la stabilité familiale soit défendue et promue par le pouvoir politique.

Dans une culture obsédée par l’efficacité, l’État a intérêt à être le pouvoir subsidiaire de la famille car si elle venait à disparaître, il devrait « se substituer à elle dans les fonctions qui lui sont propres par nature »[28]. L’État a intérêt économiquement à protéger et promouvoir la famille ne serait-ce que parce que « les caisses de retraite et leurs créanciers s’enrichissent grâce à l’activité parentale »[29]./ de plus, « lorsque la famille se brise, l’État doit multiplier ses interventions pour résoudre directement des problèmes qui devraient rester dans la sphère privée et u trouver une solution, avec les coûts élevés qui en résultent tant sur le plan psychologique qu’économique »[30].

N’oublions pas non plus que les entreprises dépendent des marchés, des personnes et donc des familles qui consomment ce qui est produit. Non seulement, l’enfant « futur producteur de biens et de « services » économiques »[31] est une « valeur » créée par les parents mais on peut considérer la famille comme une « première école de travail »[32]. En effet, c’est en son sein qu’on fait le premier apprentissage de sa capacité d’initiative, de la responsabilité et de la convivialité si importante dans l’entreprise moderne.

Si la vie de la famille est marquée par la situation de l’entreprise où les parents travaillent, inversement, l’entreprise profitera de la bonne santé psychologique des travailleurs vivant dans des familles stables et paisibles.

Si le but de la vie économique est la prospérité, celle-ci est relative et toujours à rechercher mais elle « est impossible contre la famille. Le développement économique passe par la formation de capital humain ; celui-ci se constitue d’abord au sein de cette communauté de personnes qu’est la famille. La vie économique doit être organisée autour de la personne et en particulier elle ne peut ignorer l’existence de la réalité familiale. Enfin une économie prospère implique une vision dynamique, d’où l’importance de raisonner sur plusieurs générations »[33]

Selon A. Sauvy⁠[34] « on ne connaît pas d’exemple de pays ayant assuré son développement économique dans la stagnation démographique »[35]. La pression démographique incite à la création de nouvelles richesses et est favorable à l’épargne et aux placements à long terme alors qu’une faible fécondité entraîne, par le vieillissement de la population active, moins de flexibilité, de mobilité, rend les innovations plus difficiles et accroît l’influence des personnes âgées dans les prises de décision⁠[36].

On peut donc affirmer que « l’existence de la famille apparaît essentielle au développement économique, ne serait-ce que par la quantité de richesses qu’elle produit »[37]. Richesses humaines surtout, richesses décisives dans toute la vie sociale mais aussi dans le monde du travail. C’est par la famille que se transmettent l’éducation, la culture, la mémoire, le sens de l’effort, la solidarité volontaire, le respect des autres, de la discipline, de l’autonomie responsable⁠[38].

Et la cohabitation légale ?

Au vu de ce que nous avons dit du mariage et de la famille, il est impossible, sur un plan toujours rationnel, d’accepter les lois ou projets de lois qui veulent, sous un titre ou l’autre, légaliser la cohabitation.

Que celle-ci suscite des problèmes sociaux et économiques, c’est certain : statut des enfants, problèmes de protection et d’héritage, etc.⁠[39]. S’il est nécessaire de prévoir des mesures pour éviter des marginalisations, il est aberrant de vouloir accorder une reconnaissance officielle à de telles unions⁠[40]. Pour des raisons essentielles développées dans les documents ecclésiaux déjà cités.

Une contradiction fondamentale.

Les unions libres sont le fruit d’un choix individuel, privé. En fonction de leur liberté, des individus décident de s’unir en renonçant à l’affirmation publique de leur engagement. Dans cet esprit, il est illogique de chercher une reconnaissance publique⁠[41], de vouloir instituer une association née de tendances purement subjectives. Les unions de fait prennent des formes diverses et singulières selon le caprice humain. Si celui-ci, doit, dans une certaine mesure, être respecté, il n’a pas à réclamer de statut objectif même si, comme nous venons de le dire, il est légitime et nécessaire que des mesures soient prévues pour rencontrer les difficultés qu’engendrent, dans la pratique, ces unions⁠[42].

Une injustice

Si on accorde aux unions de fait un statut juridique similaire ou équivalent à celui accordé à la famille fondée sur le mariage, on lui porte préjudice.

En effet, on ne peut, en justice, traiter également des réalités différentes. Une union de fait ne se constitue pas sur un engagement de fidélité, de mise au monde et d’éducation d’enfants, elle n’assure pas à la société le service rendu par une famille fondée sur le mariage.

Un grave désordre social

La reconnaissance légale des « formes alternatives de vie commune » déstabilise l’organisation sociale pour deux raisons.

Tout d’abord, parce qu’elle dissocie les droits et les devoirs. Les statuts légaux octroient des droits mais ceux-ci ne sont pas, comme dans le mariage, ordonnés à autant d’obligations⁠[43]. Alain-Charles Van Gysel (chargé de cours à l’ULB) et Solange Brat (assistante à l’ULB), avocats au Barreau de Bruxelles et membres de l’Unité de droit familial de l’ULB notent que, chez les non-mariés, la « première différence sensible se marque dans l’absence des quatre obligations qui naissent du mariage » : fidélité, cohabitation, secours et assistance. « Les concubins, le plus souvent, ne veulent pas se marier précisément parce qu’ils ne veulent pas se soumettre à toutes les obligations qui naîtraient de leur mariage, et auxquelles ils devraient souscrire « en bloc » »[44]. C’est pourquoi l’Unité de droit familial de l’ULB, avec une certaine logique et non sans justesse, à mon avis, conclut : « La solution n’est sans doute pas une assimilation législative de l’union libre au mariage, ni surtout à un sous-mariage à effets limités dont peu de concubins voudraient probablement (sauf les homosexuels, mais parce que le mariage leur est pour l’instant fermé), mais à une conception radicalement différente de ce type d’union, qui préserverait, à côté d’une protection minimale (du cadre de vie et de la possibilité d’un recours à un juge pour obtenir des mesures urgentes et provisoires), une large possibilité d’organisation du mode de vie du couple par les concubins eux-mêmes »[45]. Solange Brat se demande si le statut juridique de cohabitation légale va faire des heureux parmi les personnes visées. « Peut-être, écrit-elle⁠[46], parmi les milieux homosexuels dans le sens où il s’agit là, en quelque sorte, d’une première reconnaissance de leur statut. Par contre, il me semble que les concubins hétérosexuels n’y verront guère une amélioration de leur condition ». Et elle ajoute, en note : « Il se peut même qu’ils y voient un recul dès lors que le projet consacre la solidarité pour les dettes de ménage, disposition qui ne présente guère d’avantages pour eux ».

La reconnaissance publique d’unions de fait crée un cadre juridique asymétrique : la société se donne des obligations vis-à-vis de personnes unies de fait qui ne s’engagent à rien vis-vis d’elle.

d’autre part, la reconnaissance légale d’un choix purement subjectif aux formes donc diverses conforte l’individualisme et consacre la précarité et l’irresponsabilité qui dissolvent déjà, depuis trop de temps, la famille et la société. Patrick Traube remarque lui-même que l’« éthique de la liberté » qui a remplacé l’« éthique du devoir » et bouleversé la famille traditionnelle en privilégiant l’authenticité des sentiments « flirte du même coup avec l’égoïsme, le refus de l’engagement et l’insoutenable légèreté des « amours papillonnantes » »[47].

Enfin, il est malvenu, en matière de conjugalité et de famille, de se référer au respect démocratique des droits individuels « alors que d’une part la famille, composée certes d’individus, insiste cependant d’emblée sur le lien qui unit tous ses membres, que d’autre part le droit, en sa nature, part de la relation, du lien ». Il est important de savoir, comme l’écrit encore X. Dijon, « si le droit résulte d’un certain nombre de décisions que les sujets prennent à partir de leur stricte individualité ou s’il exprime d’abord les liens qui relient déjà les sujets entre eux, en l’occurrence de l’enfant aux parents et donc de l’homme à la femme »[48]. Autrement dit encore, il s’agit de choisir « soit de transposer dans l’intimité familiale les droits de l’homme conçus comme autant de possibilités pour un sujet de se libérer des liens de parole et de corps qu’il assume pourtant nécessairement dès sa naissance, soit d’accepter la réalité comme ce qui institue son propre discours sur la famille, à savoir la fécondité par la rencontre, en corps et en parole, de l’altérité »[49]. Nous traiterons ce problème plus loin dans le cadre plus général de la loi et de son origine. La question est de savoir si tout le droit peut être positif, fruit de la seule volonté des hommes, ou si ce droit positif accepte de se mesurer à un droit dit naturel découlant de la nature même de l’homme et échappant donc à sa volonté.

La responsabilité des institutions

Si théoriquement, les vertus de l’institution familiale sont largement reconnues, il faut donc préciser aujourd’hui ce que l’on entend par « famille » et reconnaître qu’elle n’est pas appuyée par une politique appropriée. Elle est au mieux livrée à l’indifférence des pouvoirs publics. Mais elle est aussi, en maints endroits l’objet d’une certaine hostilité de la part de certains lobbies et parfois même des autorités politiques. Il est clair qu’actuellement la vie familiale est rendue de plus en plus difficile ce qui n’est pas sans conséquence sur la désaffection vis-à-vis du mariage et de la famille. « La lacune la plus grave des semblants de politique familiale pratiqués dans les pays européens est, écrit Lecaillon, de ne pas préciser de quelle famille il s’agit et pourquoi celle-ci doit être promue ». Or, note l’auteur avec pertinence, « la neutralité n’existe pas : l’État est toujours conduit à privilégier un modèle, à choisir une vision anthropologique »[50]. Une politique familiale est indispensable et, selon ce que nous avons déjà dit plus haut, une politique vraiment humaine doit d’abord avoir le souci de la famille⁠[51]. « d’une certaine manière, confirme Jean-Paul II, une société et son avenir dépendent de la politique familiale qui est mise en œuvre »[52].


1. DI RUPO Elio, op. cit. , in Dossier, pp. 24-25.
2. TRAUBE Patrick, op. cit., in Dossier, p. 5
3. Cf. Robert, I, 2°. C’est-à-dire le « droit qui émane de la nature humaine elle-même ». ( DIJON X., Droit naturel, Tome I, Les questions du droit, PUF, 1998, p. 607). Le mot « nature » est pris au sens philosophique d’« essence ».
4. Cf. Congrégation pour la Doctrine de la foi, La pastorale à l’égard des personnes homosexuelles, 1-10-1986, DC 21-12-1986, n° 1930, pp. 1160-1164 ; HUME cardinal Basil, L’enseignement de l’Église catholique concernant les homosexuels, DC 7-5-1995, n° 2115, pp. 444-447 ; Message pastoral des évêques des États-Unis aux parents d’enfants homosexuels, DC 16-11-1997, n° 2170, pp. 985-991 ; Congrégation pour la Doctrine de la foi, L’action pastorale auprès des homosexuels ne doit pas être ambigüe, DC 5 et 9-9-1999, n° 2210, pp. 806-808 ; Anthropologie chrétienne et homosexualité, Cahier de l’Osservatore romano, 2000, n° 38.
5. DELOR François (psychanalyste et chercheur au Centre d’études sociologiques des Facultés universitaires Saint Louis), Homosexualité et modernité : entre mépris et reconnaissance, in Dossier, op. cit., pp. 42-45.
6. A propos des projets de loi sur la non-discrimination sur la base de l’orientation sexuelle, on peut lire les Observations de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, 23-7-1992, DC 6 et 20-9-1992, n° 2056, pp. 783-785 ; JEAN-PAUL II, Allocution, 20-2-1994, DC 3-4-1994, n° 2091, pp. 307-308.
7. Certains psychanalystes vont plus loin. Ainsi, Marguerite Charazac-Brunel écrit que « la banalisation de l’homosexualité revient à la banalisation d’une position de désespoir, de peurs englouties dans un refus. Les passions de l’homosexuel sont très souvent suicidaires. La confusion, qu’elle soit dans les rôles ou dans l’identité, n’est pas la complétude, elle s’y oppose même » (Le déni de la différence des sexes et ses effets pervers dans le couple in Homme et femme, L’insaisissable différence, sous la direction de Xavier Lacroix, Cerf, 1999, p. 67).
8. DUBOIS Marie Claire dans son Introduction au Dossier, op. cit., p. 3, cite les travaux de la sociologue Irène Théry et ceux de Françoise Dolto.
9. LEGRAND Luc (porte-parole de « Gays et lesbiennes socialistes »), La réalité du couple homosexuel, in Dossier, op. cit., p. 47.
10. Op. cit., p. 10.
11. Il faudrait faire l’histoire des « modèles » offerts d’abord par le théâtre puis par le cinéma. A propos de l’homosexualité, le film documentaire de Rob Epstein, The celluloid closet (1995) a montré notamment comment des artistes américains sont parvenus même à témoigner, d’abord subtilement puis de plus en plus ouvertement, en faveur des comportements homosexuels.
12. Heureusement, les faits sont résistants : « 2/3 des enfants qui naissent aujourd’hui vivront dans une famille « classique », c’est-à-dire de façon continue avec leurs deux parents ». (BAWIN-LEGROS Bernadette (professeur, service de sociologie de la famille, ULg) et GAUTHIER Anne (chercheur), Le sociologue face aux nouvelles formes familiales, in Dossier, op. cit., p. 10.)
13. Nous parlons ici de sa forme « minimale », c’est-à-dire civile. Les évêques de Belgique reconnaissent d’ailleurs que le mariage civil « n’est pas qu’une formalité. Il s’agit d’une promesse sérieuse, publique et protégée par la loi. Egalement pour les chrétiens » (op. cit., p. 6).
14. En effet, le corps de la personne mariée n’est promis qu’au seul conjoint et les époux décident de ne pas mettre fin par eux-mêmes à l’engagement qui leur impose fidélité, cohabitation, secours et assistance (Op. cit., pp. 178-180).
15. C’est pourquoi l’Église insiste sur la maturité affective nécessaire pour prendre un tel engagement (Cf. Congrégation pour l’Education catholique, Orientations éducatives sur l’amour humain, 1984, D.C. 1-1-1984, n° 1985, pp.16-29.
16. Conseil pontifical pour la Famille, op. cit., n° 21.
17. Discours au tribunal de la Rote Romaine, 21-1-1999, DC 7-3-199, n° 2199, pp. 203-206.
18. Op. cit., pp. 6-7.
19. Id..
20. TRAUBE Patrick, op. cit., p. 5.
21. Cf. Lettre aux familles, op. cit., 9-11.
22. Id., p. 4.
23. CEC, n° 2207. Nous ne nous attacherons ici qu’au rôle social de la famille. Pour plus de détails ainsi que pour toutes les questions essentielles qui touchent à la morale familiale et conjugale nous renvoyons à l’exhortation apostolique Familiaris consortio (1981) et à la Lettre aux familles (Gratissimam sane),1994, qui reprennent la doctrine la plus traditionnelle de l’Église dans le contexte du monde contemporain.
24. « C’est dans la famille en effet que peuvent être posées les bases de bien des vertus sociales ; c’est dans la famille qu’on apprend de façon pratique le comportement affectif positif dont la société a un si grand besoin. La famille est une école d’affirmation de soi, de maîtrise des conflits, d’empathie, de solidarité et de service.
   Quand une société est privée de ces vertus et comportements, tous les secteurs de la vie publique en pâtissent : enseignement et culture, services de santé et attitude vis-à-vis des handicapés, économie, politique et justice » (Evêques de Belgique, op. cit., p. 11)
25. Conseil pontifical pour la Famille, op. cit., n° 28.
26. Article 16, par. 3.
27. Encore faut-il en tirer toutes les conséquences non seulement sociales mais aussi politiques et économiques comme nous tenterons de le faire par la suite prenant à contre-pied toute la pratique des états contemporains obsédés par le dynamisme économique considéré comme moteur social.
28. Conseil pontifical pour la Famille, op. cit., n° 28.
29. LECAILLON, op. cit., p. 47.
30. Conseil pontifical pour la Famille, op. cit., n° 28.
31. Id., p. 46.
32. Id., p. 44.
33. Id., pp. 116-117.
34. Id., p. 65. Lecaillon se réfère également à DUMONT G.-F. et alii, La France ridée, Hachette, 1986.
35. Pour ce qui est du problème des pays en voie de développement, on se référera notamment à SCHOOYANS Michel, L’avortement : enjeux politiques, Le Préambule, 1990 ; Bioéthique et population : le choix de la vie, Fayard, 1994 ; La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995, L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1997, Le crash démographique, Fayard, 1999 ; Pour comprendre les évolutions démographiques, APRD, 2011. Nous y reviendrons plus tard.
36. LECAILLON, op. cit., p. 70.
37. Id., p. 42.
38. Id., p. 43.
39. « Dans une certaine mesure, l’autorité peut rencontrer les besoins de ceux qui organisent leur existence hors de l’institution du mariage. Elle peut veiller à ce qu’ils bénéficient d’une sécurité juridique et sociale en cas de maladie ou de décès de l’un des partenaires ou d’un enfant » (Evêques de Belgique, op. cit., p. 24).
40. Comme le dit très bien X. Dijon: « Permettre (…) à un enfant adultérin d’établir sa filiation complète pour éviter sa discrimination par rapport aux autres enfants ne signifie pas encore l’approbation de l’adultère, pas plus que l’adoption d’un enfant abandonné ne consacre un droit à l’abandon. Corriger une situation par le droit n’équivaut pas à la légitimer en droit » (op. cit., p. 186).
41. J’entends par là une reconnaissance officielle de l’autorité publique et non, bien sûr, la « reconnaissance » privée des parents, amis et connaissances.
42. On peut dire que cette absence de mesures ou de règles date du Code Napoléon bâti, en cet endroit » sur le fameux principe : « les concubins se passent de la loi, la loi se désintéresse d’eux ». (cité in Dossier, p. 20). « Il faut garder à l’esprit la distinction entre intérêt public et intérêt privé. Dans le premier cas, la société et les pouvoirs publics ont le devoir de le protéger et de le promouvoir. Dans le deuxième cas, l’État doit se limiter à garantir la liberté. L’intérêt public ressort du droit public. Au contraire, tout ce qui a trait aux intérêts privés doit être laissé au domaine privé. Le mariage et la famille revêtent un intérêt public, par le fait qu’ils représentent la cellule de base de la société et de l’État. Comme tels, ils doivent être reconnus et protégés. Deux ou plusieurs personnes peuvent décider de vivre ensemble, avec ou sans relation sexuelle, mais cette vie en commun ou cohabitation ne revêt pas un intérêt public » (Conseil pontifical pour la famille, op. cit., n° 11).
43. « …​le mariage a un statut juridique spécifique, reconnaissant des droits et des devoirs de la part des conjoints, l’un vis-à-vis de l’autre et à l’égard des enfants (…) » (JEAN-PAUL II, Discours au Congrès des responsables politiques et législateurs d’Europe, op. cit.).
44. Le statut civil actuel des couples non-mariés, in Dossier, op. cit., pp. 20-21.
45. Id., p 23.
46. BRAT Solange, Le nouveau régime de la cohabitation légale : modèle revu et corrigé, in Divorce, 8, 1998, p. 125.
47. Dossier, pp. 6-7.
48. DIJON X., op. cit., pp. 195-196. C’est l’auteur qui souligne.
49. Id., p. 197.
50. Op. cit., pp. 112-113.
51. L’autorité doit « veiller à ce que ceux qui se marient ne soient désavantagés d’aucune manière, ni socialement ni fiscalement (…). Et celui qui, pour des raisons pratiques, choisit la vie commune hors mariage, doit être incité par tous les moyens à pouvoir opter pour le mariage au sein d’une société favorable au mariage et à la famille » (Evêques de Belgique, op. cit., p. 24).
52. JEAN-PAUL II, Discours au Congrès des responsables politiques et législateurs d’Europe, op. cit..

⁢c. Esquisse d’une politique familiale

[1]

Une véritable politique familiale est nécessaire mais on confond trop souvent sinon toujours cette politique avec une politique sociale ou démographique. Lecaillon a montré qu’une politique démographique s’intéresse à la natalité, à la mortalité, aux déplacements de population (à l’intérieur comme à l’extérieur d’un pays) ; la politique sociale toujours passagère s’intéresse aux groupes défavorisés ; mais une politique familiale, elle, est durable puisque, par nature, « un projet familial a besoin de durée »[2], s’intéresse à tous les membres de la famille et à toutes les familles : elle recouvre « l’ensemble des décisions visant à soutenir la constitution et l’épanouissement d’unions stables et durables d’un homme et d’une femme ayant la volonté d’avoir et d’élever des enfants, puis à aider leur éducation »[3].

Dans une vraie politique familiale, la famille ne peut donc « être mise sur le même plan que de simples associations ou unions, et celles-ci ne peuvent bénéficier des droits particuliers liés exclusivement à la protection de l’engagement conjugal et de la famille, fondée sur le mariage, comme communauté de vie et d’amour stable, fruit du don total et fidèle des conjoints, ouverte à la vie. Du point de vue des responsables de la société civile, il importe qu’ils sachent créer les conditions nécessaires à la nature spécifique du mariage, à sa stabilité et à l’accueil du don de la vie. En effet, tout en respectant la légitime liberté des personnes, rendre équivalentes au mariage en les légalisant d’autres formes de relations entre des personnes est une décision grave qui ne peut que porter préjudice à l’institution familiale. Il serait à long terme dommageable que des lois, fondées non plus sur les principes de la loi naturelle mais sur la volonté arbitraire des personnes (cf. CEC, n) 1904), donnent le même statut juridique semblable à différentes formes de vie commune, entraînant de nombreuses confusions. Les réformes concernant la structure familiale consistent donc avant tout en un renforcement du lien conjugal et en un soutien toujours plus fort aux structures familiales, en gardant en mémoire que les enfants, qui seront demain les protagonistes de la vie sociale, sont les héritiers des valeurs reçues et du soin mis à leur formation spirituelle, morale et humaine »[4].

Et précisément, en ce qui concerne l’éducation des enfants, il s’agit essentiellement d’aider les parents à mieux assurer leur responsabilité, de les soutenir ou de les remplacer uniquement s’ils sont défaillants. « Les enfants, écrit Jean-Paul II, sont une des richesses principales d’une nation et il convient d’aider les parents à remplir leur mission éducative, dans le respect des principes de responsabilité et de subsidiarité, affermissant ainsi la valeur insigne de ce service. C’est un devoir et une légitime solidarité de la part de toute communauté nationale »[5].

Quelques suggestions

On peut ici lancer quelques idées : créer un climat favorable à la famille dans le respect des personnes et de la liberté de choix ; protéger la femme enceinte et l’enfant avant et après la naissance ; veiller à ce que l’environnement culturel soit respectueux de la famille et du mariage ; avoir le souci même du parent qui reste au foyer ; prévoir des mesures adaptées dans le domaine de l’urbanisme, du logement et de la sécurité ; favoriser l’adaptation de vie professionnelle et des tâches familiales dans les horaires, par le travail à temps partiel, la coordination des vacances, le congé parental avec garantie d’emploi, par l’établissement de crèches sur les lieux de travail ; revaloriser les allocations familiales et d’éducation ainsi que l’aide au logement ; adapter la fiscalité en tenant compte du nombre d’enfants, en abolissant toute discrimination envers les couples mariés, en dépénalisant l’héritage en ligne directe, etc.⁠[6]

L’objection est connue : combien cela coûte -t-il ? Prenons l’habitude de remplacer cette question par une autre : « combien cela rapporte-t-il ? »⁠[7].

La responsabilité des individus

Ces mesures et bien d’autres peut-être sont importantes mais, en même temps que l’action politique, l’action culturelle ou l’évangélisation sont indispensables. « C’est peut-être plus un état d’esprit qu’il convient de contribuer à instaurer car il n’est ni souhaitable ni efficace de forcer les évolutions »[8].

Cette action culturelle, cette évangélisation, sont à la portée de chacun de nous. Dans cet effort, nous constaterons que l’antique texte de la Genèse ne nous propose pas un modèle dépassé mais plutôt un modèle indépassable. Que de drames évités si on le prenait vraiment au sérieux dans toutes ses dimensions, dans toutes ses exigences mais aussi avec la certitude que les promesses seront tenues !

Mais nos contemporains ne sont peut-être pas encore prêts à redécouvrir cette sagesse. Sans doute est-il nécessaire de leur proposer dans un premier temps de méditer simplement les faits sans a priori idéologique. A ce point de vue, une approche comme celle de Jean-Claude Guillebaud dans La tyrannie du plaisir[9] est intéressante.

Entre « permissivité claironnante » et « moralisme nostalgique », ce livre met en question l’évolution de la morale sexuelle à la fin du XXe siècle. Tout en dénonçant les « raideurs morales » de Jean-Paul II, l’auteur passe au crible d’une documentation sérieuse le prêt-à-penser de ses contemporains en matière sexuelle. La lecture de cette analyse est particulièrement bienfaisante même si l’auteur ne prend finalement pas position. Son intention est essentiellement critique vis-à-vis de ce qui se dit et se fait aujourd’hui ; son but n’est pas de construire une nouvelle morale sexuelle. Il n’empêche que les deux derniers chapitres sont particulièrement précieux pour le sujet qui nous préoccupe ici. Car, « au bout du compte, écrit-il, c’est bien de famille qu’il faut parler »[10]. S’appuyant sur nombre de travaux de psychanalystes et de psychologues, Jean-Claude Guillebaud montre qu’il n’y a, en fait, aucune égalité possible, contrairement à ce que prétend idéologiquement Elio Di Rupo, entre les différentes formes de « familles », dans la mesure où les unions précaires, les familles monoparentales, recomposées manquent de la stabilité et de la cohérence nécessaires à la filiation. « Les anthropologues savent que la filiation humaine - ce « flot cascadant des générations » - doit s’inscrire dans un système de liens d’alliance aussi complexe que précis, liens que le mariage avait pour vocation de créer. Il ne s’agit pas là d’on ne sait quelle tradition qu’il serait impossible de récuser mais tout simplement du processus d’humanisation. La famille et la parenté, de ce point de vue, ne sont pas des jeux de construction dont on pourrait varier à l’infini la recomposition »[11].

La conclusion de Guillebaud est que la famille « redevient tout à la fois nécessaire et impossible »[12].

Nécessaire, on le comprend volontiers à la fin de son étude puisqu’il apparaît, ne fût-ce qu’indirectement, que seule l’union stable d’un homme et une femme est susceptible de marier conjugalité et filiation. Nécessaire aussi comme « lieu par excellence de la gratuité »[13] face à l’idéologie libérale du marché. Nécessaire encore car elle peut rendre à l’individu moderne, solitaire et enfermé dans le temps présent, un passé et un avenir. La gestion du temps « est la vocation même des institutions en général et de la famille en particulier. C’est d’abord en elle qu’idéalement se résout l’opposition entre ce qu’on pourrait appeler le temps court de l’individu et le temps long de la collectivité « immortelle » »[14].

Mais pourquoi l’auteur dit-il la famille impossible ? Le réalisme ou le bon sens imposent l’idée qu’étant donné l’ampleur de la libération sexuelle et de la libération des femmes, on ne peut amener « une société à réendosser de son plein gré un système de contraintes qui lui paraît désormais inacceptable puisque toute la symbolique qui lui donnait sens a disparu »[15]. « La morale sexuelle, prise dans son acception collective, ne se décrète pas, sauf à devenir purement répressive ou policière. Elle s’inscrit toujours à l’intérieur d’un processus symbolique, construit ou ruiné peu à peu ; elle se fonde sur un corpus de représentations majoritairement partagées et qui, elles, procèdent toujours du temps long et des logiques lentes »[16]. La première nécessité, pour rendre la famille possible est donc, à l’instar de ce qu’a fait Guillebaud, de dénoncer le « conformisme libertaire »[17] qui s’impose à nous et qui a suspendu, semble-t-il, tout esprit critique et donc toute vraie liberté. La brèche étant ouverte, commence le vaste et long travail culturel de reconstruction qui ne pourra se passer d’une redéfinition de l’amour et de la sexualité. L’amour n’est pas simplement un sentiment, contrairement à ce que le romantisme a fait croire. Rien n’est plus fluctuant et fragile qu’un sentiment. Ni mariage ni famille ne peuvent se construire sur ce sable. Est nécessaire l’amour au plein sens du terme c’est-à-dire la « connivence de l’intelligence, du cœur, de la volonté et de l’agir »[18]. Aimer c’est vouloir aimer. Dans cet esprit, on ne se marie pas d’abord parce qu’on s’aime mais parce qu’on veut s’aimer. Quant à la sexualité, alors qu’elle court de plus en plus le risque, de nos jours, d’être « désocialisée, désaffiliée, déshumanisée », il faudra bien se rendre compte, contre l’immense préjugé de la pensée « moderne », qu’« elle est culture avant d’être fonction »[19]. Elle ne se réduit pas à une technique assistée ou non mais elle implique toute la personne dans son intégralité corporelle, psychique, intellectuelle et morale, avec son histoire passée, présente et future, avec ses forces et ses faiblesses relationnelles.

A ce moment et à ce moment seulement, l’amour et la sexualité ayant été redéfinis, avec le soutien et la protection prioritaires des pouvoirs publics, la famille se refera et, dans son prolongement, la société tout entière pourra retrouver la santé perdue.


1. On lira avec profit, à ce propos : Institut Thomas More, L’enfant oublié, Propositions pour la famille de demain, Cerf, 2016.
2. LECAILLON J.-D., op. cit., p. 97.
3. Id., p. 91.
4. JEAN-PAUL II, Discours au Congrès des responsables politiques et législateurs d’Europe, op. cit..
5. Id..
6. Le Conseil pontifical pour la Famille (op. cit., n° 29) réclame une législation qui protège l’essentiel de l’institution familiale, « sans limiter sa liberté de décision, notamment en ce qui concerne le travail féminin, lorsqu’il est incompatible avec le statut d’épouse et de mère (Familiaris consortio, 23-24), la « culture du succès » qui empêchent ceux qui sont dans la vie active de rendre leurs obligations professionnelles compatibles avec leur vie de famille (Id. 25), la décision d’accueillir les enfants, que les conjoints doivent prendre selon leur conscience (Id. 28-35 ; Charte des Droits de la famille, art. 3), la défense du caractère permanent auquel les couples mariés aspirent légitimement (Familiaris consortio, 20 ; Charte des Droits de la famille, art. 6), la liberté religieuse et la dignité et égalité de droits (Charte des Droits de la famille, art. 2,b et c ; art. 7), les principes et les choix relatifs à l’éducation souhaitée pour les enfants (Familiaris consortio, 36-41 ; Carte des Droits de la famille, art. 5 ; Gratissimam sane, 16), le traitement fiscal et les autres dispositions de nature patrimoniale (successions, logement, etc.), le traitement de l’autonomie légitime de la famille, et enfin le respect et le soutien de ses initiatives dans le domaine politique, spécialement celles qui ont trait au milieu familial (Familiaris consortio, 42-48 ; Charte des Droits de la famille, art. 8-12) ».
7. LECAILLON, op. cit., p.115.
8. Id., p. 111.
9. GUILLEBAUD Jean-Claude, La tyrannie du plaisir, Seuil, 1998.
10. Op. cit., p. 348.
11. Id., p. 369.
12. Id., p. 368.
13. Id., p.351.
14. Id., p. 387.
15. Id., p. 367.
16. Id., p. 374.
17. Id., p. 377. Il s’agit bien d’un conformisme très prégnant car, comme le montre l’auteur, il est simpliste d’opposer l’éthique du devoir, la tyrannie de la morale traditionnelle à l’éthique de la liberté qui triomphe aujourd’hui. De nouvelles contraintes ont simplement remplacé les anciennes. Jadis, il fallait imposer des restrictions à ses désirs sexuels ; et aujourd’hui, ne faut-il pas s’imposer des souffrances pour rester jeune, svelte, performant ? Jadis, il fallait, coûte que coûte, rester fidèle à l’autre. Mais aujourd’hui ne faut-il pas rester fidèle à soi-même, à ses semblables, à ses propres penchants ? L’homme « moderne », « libéré », se condamne finalement à la solitude. « Nomade, incertaine, boulimique et anxieuse, la sexualité contemporaine est d’abord solitaire. Et cela jusqu’au vertige…​ Tout se passe comme si elle avait congédié l’autre dans son humanité pour jouir enfin d’une pleine mais angoissante autonomie. La fortune du mot « partenaire » dans les relations amoureuses est révélatrice. Elle a fait de l’autre un simple vis-à-vis, un outil masturbatoire, un instrument plus ou moins performant et donc susceptible d’évaluations incessantes, de comparaisons, de bancs d’essai, etc. Le bavardage dominant au sujet du plaisir est comparable à un interminable audit comparatif, calqué sur la chronique boursière ou le palmarès olympique. Enfermés dans cette solitude voluptueuse (…), ayant instrumentalisé l’autre, nous considérons avec impatience, voire exaspération, le dernier des interdits qui fait encore obstacle à notre plaisir : le non-désir du partenaire…​ » (p. 381).
18. Déclaration des évêques de Belgique, op. cit., p. 4.
19. GUILLEBAUD J.-C., op. cit., p. 383.

⁢Chapitre 3 : L’organisation subsidiaire

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, « la famille et la société ont des rôles complémentaires dans la défense et la promotion des biens communs à tous les hommes et _ tout homme. Mais la société, et plus précisément l’État, doivent reconnaître que la famille est une « société jouissant d’un droit propre et primordial » (Dignitatis humanae, 5) et ils ont donc la grave obligation, en ce qui concerne leurs relations avec la famille, de s’en tenir au principe de subsidiarité.

En vertu de ce principe, l’État ne peut pas et ne doit pas enlever aux familles les tâches qu’elles peuvent fort bien accomplir seules ou en s’associant librement à d’autres familles ; mais il doit au contraire favoriser et susciter le plus possible les initiatives responsables des familles. Les autorités publiques, convaincues du fait que le bien de la famille est pour la communauté civile une valeur indispensable à laquelle on ne saurait renoncer, doivent s’employer le plus possible à procurer aux familles toute l’aide - économique, sociale, éducative, politique, culturelle - dont elles ont besoin pour remplir de façon vraiment humaine l’ensemble de leurs obligations »[1].


1. Familiaris consortio (FC), n° 45.

⁢i. Les corps intermédiaires

La famille ne peut à elle seule assurer à ses membres tous les services nécessaires. Elle aura besoin d’une école pour poursuivre l’instruction de enfants, d’un hôpital, d’une entreprise pour réaliser certains travaux ou pour trouver un moyen de subsistance, d’un service public ou privé de distribution d’eau, de gaz, d’électricité, de moyens de protection, de la force des familles regroupées au sein de structures politiques plus ou moins vastes, etc. On a pris l’habitude, dans l’enseignement social de l’Église, d’appeler toutes ces associations à finalités économiques, sociales, culturelles et politiques : les corps intermédiaires. Ces corps intermédiaires qui se situent entre la famille et l’État, sont subsidiaires par rapport à la famille. Leur raison d’être est d’aider les familles là où les pouvoirs propres de celles-ci font défaut.

Ils sont nombreux et variés : la commune, la province, la région, l’école, la maison de culture, l’entreprise, le syndicat, le club de sport, l’association d’anciens combattants, etc.. Leur existence se justifie non seulement par le service qu’ils assurent mais aussi par la nature sociale de l’homme. « Du fait, écrivait Jean XXIII, que l’être humain est ordonné à la vie en société découle le droit de réunion et d’association, celui de donner aux groupements les structures qui paraissent mieux servir leurs buts, le droit d’y assumer librement certaines responsabilités en vue d’atteindre ces mêmes buts.

L’encyclique Mater et Magistra dit à bon droit que la création de bon nombre d’associations ou corps intermédiaire, capables de poursuivre des objectifs que les individus ne peuvent atteindre qu’en s’associant, apparaît comme un moyen absolument indispensable pour l’exercice de la liberté et de la responsabilité de la personne humaine »[1].

Plus ces groupes sont proches des personnes, mieux ils sont susceptibles de connaître leurs besoins et d’y répondre. En principe, les responsables d’une commune sont mieux placés que les dirigeants de l’État ou les fonctionnaires d’une organisation internationale pour traiter un certain nombre de problèmes locaux auxquels les familles-membres peuvent être confrontées.

Si la priorité de la famille impose qu’on n’enlève pas « aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens », la subsidiarité des corps intermédiaire et le souci de leur efficacité auprès des familles imposent l’idée qu’il « serait injuste et dangereux de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes »[2]

On ne peut tirer prétexte des dérives égoïstes de l’« esprit de clocher » pour systématiquement vouloir transférer les pouvoirs à des entités plus vastes en affirmant que plus une institution est vaste, plus elle est juste et efficace. L’affirmation « l’État n’a qu’à » est dangereuse.


1. Pacem in terris (PT), 1963, n° 25-26.
2. PIE XI, Quadragesimo anno (QA), 1931, n° 86-88.

⁢ii. Nécessité et fonctionnement

Les corps intermédiaires sont nécessaires pour la mise en pratique de la liberté et de la solidarité.

En effet, si l’initiative individuelle ou associative vient à faire défaut, la tyrannie politique s’installe et des secteurs perdent leur vitalité. Le pouvoir public ne doit pas se substituer à ces initiatives, leur faire obstacle, ni empêcher leurs activités légitimes et efficaces. Il doit plutôt les favoriser. Elles sont le prolongement et la manifestation de la liberté humaine et donc un moyen irremplaçable d’épanouissement personnel et de « personnalisation » par la mise en œuvre des « talents » de chacun. d’autant plus, comme nous le verrons plus loin à travers quelques exemples, que chaque corps intermédiaire, comme la famille d’ailleurs, doit mettre lui-même en application, en son sein, le principe de subsidiarité. Il serait aberrant qu’un principe réclamé comme essentiel à l’organisation sociale globale ne soit pas mis en œuvre à l’intérieur de chaque société particulière. Les corps intermédiaires, comme la famille, sont donc un lieu d’apprentissage personnel de la liberté et de la responsabilité en fonction des compétences de chacun. Le dynamisme et le foisonnement des corps intermédiaires conçus eux-mêmes sur le schéma de la subsidiarité sont le meilleur remède à la marginalisation que l’on déplore tant aujourd’hui. Ce sont des communautés vivantes où tout l’homme peut s’épanouir et pas seulement des rassemblements d’intérêts, liés à la seule rentabilité. Ce sont enfin des lieux au sein desquels l’individu peut, en principe⁠[1], mieux se protéger des forces massifiantes, oppressives et anonymes qu’elles soient organisées ou culturelles. Pensons aux lobbies financiers, aux puissances économiques, aux idéologies, aux mouvements politiques de masse et même à l’État lorsqu’il veut jouer au léviathan.⁠[2]

De plus, comme l’homme est un être social et qu’il doit développer son sens de la solidarité vis-à-vis de l’ensemble de la société, de l’État et de la communauté internationale, il a précisément l’occasion, au sein des groupes et institutions intermédiaires, de nourrir et pratiquer la solidarité, de se « socialiser ».

Les corps intermédiaires ne peuvent être « personnalisants » et « socialisants » que s’ils se présentent comme des communautés vivantes qui offrent à ceux qui s’y engagent, une authentique possibilité de développer leurs responsabilités à travers les services qu’ils peuvent rendre.

Toutefois, pour être capables de développer le sens de l’initiative et de la solidarité de leurs membres, les corps intermédiaires doivent être eux-mêmes conçus sur le double principe d’une certaine autonomie et de la solidarité.


1. Nous disons « en principe » car un des drames les plus graves de la vie économique d’aujourd’hui est certainement la globalisation des capitaux, des marchés et des entreprises qui paraît irréversible et où seul le plus fort survit. Nous y reviendrons.
2. Léviathan est un monstre à plusieurs têtes évoqué dans les Psaumes, le livre d’Isaïe ou encore dans le livre de Job. C’est aussi le titre d’un livre de Thomas Hobbes, paru en 1651, où le monstre désigne l’État.

⁢iii. Autonomie relative

Pour éduquer à la liberté, les corps intermédiaires doivent être relativement mais effectivement autonomes.

Trois conditions garantissent cette autonomie.

Première condition : les corps intermédiaires ne seront pas imposés par l’État, mais créés spontanément par les intéressés. Les papes ont réfléchi à cette question à propos des associations professionnelles ou corporations dont la création et le dynamisme devaient juguler les méfaits du libéralisme et du socialisme en redonnant une cohérence pacifiante à toute la société. Dans Rerum novarum[1], Léon XIII salue ceux qui « s’occupent de fonder des corporations assorties aux divers métiers et d’y faire entrer les ouvriers ». tout en s’en réjouissant, le saint Père souhaitait « que la prudence préside toujours à leur organisation ». Il précisait : « Que l’État protège ces sociétés fondées selon le droit ; que, toutefois, il ne s’immisce point dans leur gouvernement intérieur et ne touche point aux ressorts intimes qui leur donne la vie ; car le mouvement vital procède essentiellement d’un principe intérieur et s’éteint très facilement sous l’action d’une cause externe ». Il poursuivait : « Si donc, comme il est certain, les citoyens sont libres de s’associer, ils doivent l’être également de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu’ils poursuivent. Nous ne croyons pas qu’on puisse donner des règles certaines et précises pour déterminer le détail de ces statuts et règlements. Tout dépend du génie de chaque nation, des essais tentés et de l’expérience acquise, du genre de travail, de l’extension du commerce, et d’autres circonstances de choses et de temps qu’il faut peser avec maturité ». Pie XI confirmera cette sagesse⁠[2] en rappelant que « les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu qu’il soit tenu compte des exigences de la justice et du bien commun ». Et de développer : « Mais, comme les habitants d’une cité ont coutume de créer aux fins les plus diverses des associations auxquelles il est loisible à chacun de donner ou de refuser son nom, ainsi les personnes qui exercent la même profession gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession. Comme ces libres associations ont été clairement et exactement décrites par Notre illustre Prédécesseur, il suffira d’insister sur un point : l’homme est libre, non seulement de créer de pareilles sociétés d’ordre et de droit privé, mais encore de leur « donner les statuts et règlements qui paraissent les plus appropriés au but poursuivi ». La même faculté doit être reconnue pour les associations dont l’objet déborde le cadre propre des diverses professions ».

La constitution des corps intermédiaires apparaît donc très clairement comme une application du droit d’association inhérent à l’homme, social par nature.

La deuxième condition découle tout naturellement de la première : les pouvoirs publics doivent les aider, mais non les détruire ou les absorber. Léon XIII⁠[3] avait bien expliqué les rapports entre ce qu’il appelait les « petites sociétés » et la « grande » c’est-à-dire l’État : « Entre ces petites sociétés et la grande, il y a de profondes différences qui résultent de leur fin prochaine. La fin de la société civile embrasse universellement tous les citoyens, car elle réside dans le bien commun, c’est-à-dire dans un bien auquel tous et chacun ont le droit de participer dans une mesure proportionnelle. C’est pourquoi on l’appelle publique, parce qu’elle réunit les hommes pour former une nation (S. Thomas, Contra impugnantes Dei cultum et religionem, c. II). Au contraire, les sociétés qui se constituent dans son sein sont tenues pour privées et le sont en effet, car leur raison d’être immédiate est l’utilité particulière et exclusive de leurs membres.

La société privée est celle qui se forme dans un but privé, comme lorsque deux ou trois s’associent pour exercer ensemble le négoce. Or, de ce que les sociétés privées n’ont d’existence qu’au sein de la société civile, il ne suit pas, à ne parler qu’en général et à ne considérer que leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir ? C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme ».

En bref, Jean-Paul II dira : « une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun »[4].

Non seulement, comme nous le verrons plus loin, l’État a un rôle de coordination mais il peut et doit aussi exercer un certain contrôle. Continuons à lire Léon XIII : « Assurément, il y a des conjonctures qui autorisent les lois à s’opposer à la fondation d’une société de ce genre. Si une société, en vertu même de ses statuts organiques, poursuivait une fin en opposition flagrante avec la probité, avec la justice, avec la sécurité de l’État, les pouvoirs publics auraient le droit d’en empêcher la formation at, si elle était formée, de la dissoudre. Mais encore faut-il qu’en tout cas ils n’agissent qu’avec une très grande circonspection, pour éviter d’empiéter sur les droits des citoyens et de statuer sous couleur d’utilité publique quelque chose qui serait désavoué par la raison. Car une loi ne mérite obéissance qu’autant qu’elle est conforme à la droite raison (S. Thomas, Summa Thelogica Ia-IIae, q. XIII, a. 3) ».

De leur côté, il est évident que les citoyens doivent éviter de conférer à ces pouvoirs publics une trop grande puissance. En effet, s’ils s’adressent à l’État d’une manière intempestive pour réclamer des secours et des avantages excessifs, ils risquent d’amoindrir la responsabilité des personnes, des familles et des groupes sociaux et de perdre purement et simplement des espaces de liberté.

Enfin, il va de soi que les corps intermédiaires, nés de l’initiative des personnes intéressées, ne peuvent s’imposer aux individus.C’est ce qui s’est malheureusement passé, entre les deux guerres, dans ce qu’on a appelé « la déviance corporatiste »[5] qui a dénaturé le principe de subsidiarité en suscitant des corporations d’État et non des corporations d’association⁠[6] telles qu’elles étaient recommandées par l’Église⁠[7].

En 1935, un Jésuite belge entreprend une étude comparative des expériences corporatistes à l’œuvre dans de nombreux pays européens à l’époque. Face aux exemples italien, portugais, allemand, autrichien et bulgare, il se demande si le corporatisme peut se concevoir en dehors de la dictature. Sa réponse est nette : « Un vrai et sincère régime corporatif est, à nos yeux, absolument incompatible avec la dictature (…). Cette dictature est, par essence, centralisatrice. Ayant réuni tous les pouvoirs entre ses mains, il lui répugne d’en soustraire, au profit d’organismes autonomes, la moindre parcelle. C’est une loi historique que tout gouvernement autoritaire incline à prendre ombrage des groupements puissants, capables de gérer en pleine indépendance, au besoin de défendre contre ses empiètements, les intérêts de leurs membres »[8]. Précisément, à propos du régime portugais⁠[9], Chantal Delsol a montré comment les corporations conçues, au départ, comme un moyen de lutter contre l’hypertrophie de l’État, de protéger la liberté individuelle et l’économie privée, de marier l’économique et le social, de garantir la solidarité⁠[10], deviennent des organisations obligatoires, de droit public, contrôlées par l’État, insérées dans sa structure politique, qui étouffent finalement la liberté qu’elles prétendaient protéger⁠[11]. « Le corporatisme, écrit-elle, a contribué par ses erreurs à reléguer le principe de subsidiarité dans les oubliettes de la mauvaise réputation. Il consiste à vouloir institutionnaliser et rendre obligatoire les groupes intermédiaires, autrement dit à l’époque, la corporation. Ni Léon XIII ni Pie XI ne sont les artisans du corporatisme. Celui-ci émane d’un courant au départ chrétien, issu de René de la Tour du Pin[12], et qui passera par Maurras[13], Massis[14] et Ploncard d’Assac[15], pour influencer notamment deux hommes d’État : Salazar et Mussolini[16]. Par ce biais inattendu, l’idée subsidiaire va engendrer des dictatures.

Le corporatisme croit édifier une organisation politique qui concrétise parfaitement l’idée de subsidiarité : comme si cette idée anti-systématique trouvait ici, paradoxalement, son idéologie. (…) Le corporatisme dérive d’une nostalgie (ou d’une réinvention ?) de la société du Moyen Age. Ici les corps sont obligatoires, institutionnels et surtout censés représenter naturellement la société. On leur attribue un statut, un rôle précis dans la gestion du bien commun, et ceci quelles que soient les capacités des individus et des groupes inférieurs. Contrairement au libéralisme, le corporatisme part du principe de l’incapacité des individus, et les place sous la tutelle des groupes, de crainte de la tutelle de l’État. Il va donc, en définitive, à l’encontre du principe dont il se réclame, puisqu’il gèle les rôles sans préjuger du développement des situations ou de la capacité virtuelle des individus. De plus, il développe rapidement une faute majeure : les corps, qui sont des « États dans l’État », vont bientôt mêler le bien commun qui leur est à charge avec leurs intérêts particuliers. La corporation aboutit au corporatisme au sens péjoratif moderne. Elle pétrifie les droits et s’oppose au développement économique. Pour l’empêcher d’abuser de son pouvoir, l’État devra intervenir : par exemple, pour protéger le consommateur lésé. Pour avoir voulu restaurer une société passée - forme de pensée utopique -, cet antiétatisme aboutit à l’étatisme »[17].

Déjà, en 1931, à propos de l’organisation fasciste, Pie XI, après avoir reconnu les avantages de l’organisation syndicale et coopérative, note qu’« il ne manque pas de personnes qui redoutent que l’État ne se substitue à l’initiative privée, au lieu de se limiter à une aide ou à une assistance nécessaire et suffisante. On craint que la nouvelle organisation syndicale et corporative ne revête un caractère exagérément bureaucratique et politique, et que, nonobstant les avantages généraux déjà mentionnés, elle ne risque d’être mise au service de fins politiques particulières, plutôt que de contribuer à l’avènement d’un meilleur équilibre social »[18]. Ailleurs, il dénoncera la « statolâtrie païenne » de l’idéologie fasciste⁠[19].


1. RN, 490 in Marmy.
2. QA, 576 in Marmy.
3. RN, 486-487 in Marmy.
4. Centesimus annus (CA), n° 48. Dans QA, Pie XI écrivait : « L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber » (572 in Marmy).
5. Cf. DELSOL Chantal, Le principe de subsidiarité, Que sais-je ?, PUF, 1993, pp. 29-32.
6. Cette distinction a été étudiée, à l’époque, par MULLER Albert s.j., in La politique corporative, Essais d’organisations corporatives, Rex, 1935. A ceux qui font remarquer que le corporatisme n’est réalisé, à l’époque, que dans des régimes dictatoriaux comme l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche, l’auteur fait remarquer très justement qu’« un vrai et sincère régime corporatif est (…) absolument incompatible avec la dictature au sens moderne du mot » (pp. 212-213). Toutefois, par manque de recul peut-être, parce qu’il ne pouvait, en 1935, percevoir l’évolution du système, le Père Muller trouve l’expérience portugaise intéressante.
7. Nous reviendrons plus loin sur ce problème des « corporations » ou syndicats mixtes que l’Église n’a jamais présenté comme l’unique forme d’association possible.
8. MULLER Albert, op. cit., pp. 212-213.
9. Etabli par Antonio de Oliveira Salazar (1889-1970), président du Conseil de 1932 à 1968.
10. Ces différentes « vertus » sont énumérées par Salazar, dans un discours du 23 juillet 1942, repris in Dictionnaire politique de Salazar, SNI, 1964, pp. 54-55.
11. Op. cit., pp. 29-32.
12. René de La Tour du Pin, 1831-1924. Il fut un des pionniers du catholicisme social en France.
13. Charles Maurras, 1868-1952. Ecrivain et homme politique nationaliste.
14. Henri Massis, 1886-1970. Disciple de Charles Maurras, élu à l’Académie française en 1960.
15. Jacques Ploncard d’Assac, 1910-2005. Ecrivain, disciple de Charles Maurras.
16. Benito Mussolini, 1883-1945.
17. DELSOL Chantal, La subsidiarité dans les idées politiques, in ONORIO J.-B., La subsidiarité, De la théorie à la pratique, op. cit., p. 50.
18. QA, 581 dans Marmy.
19. Non abbiamo bisogno, 226 in Marmy. A propos des attaques du pouvoir fasciste contre l’Action catholique et des mesures d’embrigadement de la jeunesse italienne, Pie XI rappelle qu’ »une conception qui fait appartenir à l’État les jeunes générations, entièrement et sans exception, depuis le premier âge jusqu’à l’âge adulte, n’est pas conciliable pour un catholique avec la doctrine catholique ; elle n’est pas même conciliable avec le droit naturel de la famille. Ce n’est pas, pour un catholique, chose conciliable avec la doctrine catholique que de prétendre que l’Église, le Pape, doivent se limiter aux pratiques extérieures de la religion (la messe et les sacrements) et que le reste appartient totalement à l’État » (id. 235). Le même Pie XI rappellera aussi aux Allemands sous le régime nazi que si l’État fonde une organisation obligatoire de la jeunesse, ce doit être « sans préjudice des droits des associations religieuses » et dans le respect des consciences alors que le régime met « la conscience des parents chrétiens dans une insoluble alternative, puisqu’ils ne peuvent donner à l’État ce qu’il exige qu’en dérobant à Dieu ce qui est à Dieu » (Mit brennender Sorge, 273 in Marmy).

⁢iv. Solidarité

Nous avons beaucoup insisté précédemment sur la nécessité de lier droits et devoirs. Ce qui est vrai sur le plan personnel, l’est aussi sur le plan social. Le droit d’un groupe, quel qu’il soit est associé à des devoirs. L’harmonie d’un groupe, écrivait Jean XXIII, réclame « la reconnaissance et l’accomplissement des droits et des devoirs. Mais en outre, chacun est appelé à concourir généreusement à l’avènement d’un ordre collectif qui satisfasse toujours plus largement aux droits et aux obligations »[1]. Une conception individualiste du droit risque d’entraîner les corps intermédiaires dans la défense d’intérêts privés au détriment de l’ensemble social.

Réaffirmant, après les dérives étatiques, l’importance des corps intermédiaires, Pie XII mettra l’accent sur le danger d’une dérive d’« organisations qui, pour la défense des intérêts de leurs membres, ne recourraient plus aux règles du droit et du bien commun, mais s’appuieraient sur la force du nombre organisé et sur la faiblesse d’autrui »[2]. Quelques années plus tard, il décrira avec sévérité ces « groupes d’intérêts, puissants et actifs » : « qu’il s’agisse de syndicats patronaux ou ouvriers, de trusts économiques, de groupements professionnels ou sociaux - dont certains même sont au service direct de l’État, - ces organisations ont acquis une puissance qui leur permet de peser sur le gouvernement et la vie de la nation. Aux prises avec ces forces collectives, souvent anonymes, et qui parfois, à un titre ou à un autre, débordent les frontières du pays, comme aussi bien les limites de leur compétence, l’État démocratique issu des normes libérales du XIXe siècle parvient difficilement à maîtriser des tâches chaque jour plus vastes et plus complexes »[3]. Pie XII soulignait un phénomène qui a pris aujourd’hui une ampleur toute particulière et qui menace incontestablement la justice sociale et les démocraties elles-mêmes. Songeons aux lobbies économiques et aux puissances financières qui semblent échapper à toute règle.

C’est pourquoi plusieurs auteurs⁠[4] ont souligné la nécessité de toujours tenir compte, dans l’application du principe de subsidiarité, de l’exigence de la liberté et de l’exigence de la solidarité. Indissociables dans tous les cas, elles peuvent, suivant les circonstances, être l’objet d’une insistance particulière. Face aux pouvoirs totalitaires ou centralisateurs, on mettra l’accent sur l’autonomie des corps intermédiaires, comme le fit Pie XI, en 1931. Face à l’individualisme libéral ou néo-libéral, il faut rappeler l’importance de la solidarité qui mesure et oriente la liberté. Ainsi Léon XIII insistera sur le rôle des pouvoirs publics qui doivent assurer, aux plus pauvres et aux plus fragiles, « une défense et une protection réclamées par la justice »[5]. Et Jean-Paul II rappellera qu’en matière de conditions de travail, par exemple, l’État interviendra « directement (…) en imposant, pour la défense des plus faibles, certaines limites à l’autonomie des parties qui décident des conditions du travail, et en assurant dans chaque cas un minimum vital au travailleur sans emploi »[6].

Dans la réalité changeante des époques et des lieux, il y a un équilibre à trouver. C’est la tâche délicate des responsables appelés à exercer, au delà de leurs compétences politiques, sociales, économiques, une vertu essentielle dans toute action politique : la prudence. Nous en reparlerons dans la dernière partie consacrée à l’action.

Disons tout de même que la pratique de la solidarité réclame « la maturité morale de chaque citoyen », son « désintéressement dans le service », son « respect des devoirs de justice et de charité »[7]. Il doit en être de même, évidemment, pour les responsables des corps intermédiaires car si ceux-ci « ne savent pas élargir leurs horizons aux perspectives de la nation, s’ils ne savent pas sacrifier leur prestige et, éventuellement, leur avantage immédiat à la loyale reconnaissance de ce qui est juste, ils entretiennent dans le pays un état de tension nuisible, ils paralysent l’exercice du Pouvoir politique et compromettent finalement la liberté de ceux mêmes qu’ils prétendent servir »[8].

Il est capital que le souci du bien commun soit général. A ce moment, tout en poursuivant leurs objectifs spécifiques, les corps intermédiaires pourront entretenir des rapports de loyale collaboration et coordonner leurs efforts lorsque ce sera nécessaire. L’État, gardien privilégié du bien commun, a donc un rôle capital à jouer dans la construction subsidiaire.


1. PT, 518.
2. Radiomessage, Noël 1950.
3. Lettre à M. Charles Flory, Président des semaines sociales de France, 14 juillet 1954.
4. Notamment DELSOL Chantal, op. cit., pp. 27-28 et CASTERA Bernard de, Ouvrez les frontières, Introduction à la doctrine sociale de l’Église, Mame, 1991, pp. 90-91.
5. RN 471 in Marmy.
6. CA 15.
7. PIE XII, Lettre à M. Charles Flory, op. cit..
8. Id. C’est effectivement une des raisons de l’emprise grandissante de l’État dans le système corporatiste portugais.

⁢v. Le rôle de l’État

Vis-à-vis des corps intermédiaires qui « groupent des personnes privées pour des buts variés (d’ordre économique, social, culturel ou même politique) »[1], l’État doit avoir une attitude ferme et nuancée.

Il doit préserver la liberté tout en veillant au respect des objectifs communautaires auxquels les initiatives privées doivent collaborer. Le rapport entre l’État et les corps intermédiaires doit être un rapport de coopération. Il s’agit, bien sûr de coordonner les initiatives pour qu’elles servent le bien commun mais aussi de susciter par des impulsions appropriées les institutions qui feraient défaut, de suppléer momentanément aux faiblesses de groupes sociaux trop faibles ou en voie de constitution et enfin de contrôler si l’activité de ces groupes sert ou dessert le bien commun.

L’abstention de l’État conduit au désordre ou à la tyrannie de certains de ces corps. De son côté, l’intervention intempestive affaiblit le dynamisme social et conduit à l’hypertrophie de l’appareil public. Alors la bureaucratie l’emporte sur le service et les dépensent s’accroissent démesurément.

Nous aurons l’occasion de développer ces principes notamment quand nous étudierons l’attitude de l’État face aux problèmes économiques mais nous pouvons ici déjà illustrer la théorie en réfléchissant d’abord au rôle de la commune et ensuite et surtout à ce corps intermédiaire capital dans toute société : l’école.


1. COSTE René, Les communautés politiques, Desclée, 1967, p. 123.

⁢vi. L’exemple de la commune

Pourquoi prendre l’exemple de la commune ? Si les pouvoirs de cette institution ont toujours été très variables à travers l’histoire, il n’empêche qu’elle « reste, après la famille, le lieu des échanges humains les plus fréquents et les plus indispensables. Elle établit d’ordinaire entre ses habitants une façon analogue de parler, de penser et de sentir ; elle leur propose les mêmes problèmes à résoudre et sollicite directement leur esprit d’entraide et de collaboration.

Bien que les populations actuelles utilisent largement les moyens de transport, devenus nombreux et commodes, et s’écartent plus aisément de leur domicile, elles n’en restent pas moins attachées à ce milieu, où s’entretiennent des contacts plus familiers et plus constants. C’est là que l’idée de patrie trouve, pour le grand nombre, sa racine la plus profonde, car on y expérimente plus vivement les bienfaits d’une bonne organisation de la société, ses conditions indispensables, et parfois les erreurs dommageables et les fautes à éviter. Aussi la commune a-t-elle rempli et remplit-elle encore dans l’éducation civique des citoyens une fonction de premier plan »[1]. Comme nous allons le voir, ce texte, même s’il est déjà un peu ancien, met en évidence des éléments toujours vérifiables, que ce soit l’attachement des populations à leur commune, ou le fait qu’elle est le premier lieu politique subsidiaire de la famille au niveau du service rendu comme au niveau de l’apprentissage de la citoyenneté.


1. PIE XII, Discours aux membres du XIIe Congrès international des villes et des pouvoirs locaux, 30-9-1955.

⁢a. Le sentiment communal

Au point de vue de l’attachement des populations, par exemple, un journaliste⁠[1] faisait remarquer qu’en Belgique, à la fin du XXe siècle, les citoyens restaient très attachés aux pouvoirs de proximité : « Interrogés sur le groupe géographique auquel ils se sentent appartenir avant tout, 43% des Wallons, 48% des Flamands et 36% des Bruxellois privilégient leur ville ou leur localité. L’identité nationale vient ensuite (26% des Wallons et autant des Bruxellois, 18% des Flamands), suivie par les identités mondiale (10% des Wallons et autant des Flamands, 13% des Bruxellois), régionale (10% des Wallons, 18% des Flamands, 4% des Bruxellois) et européenne (8% des Wallons, 4% des Flamands, 18% des Bruxellois)[2] ». Et il ajoutait en se référant aux « Indicateurs régionaux flamands (Vrind), édités par l’administration ad hoc, que le gouvernement et le Parlement flamands ne figurent qu’aux neuvième et dixième rangs dans le palmarès de la confiance accordée par les néerlandophones aux institutions, alors que l’enseignement et la commune en sortent vainqueurs[3] ».


1. NICOLAS Paul, Des pouvoirs locaux à reconquérir, in Cohérence, n°121, juillet-août-septembre 2000, p.3.
2. VERJANS Pierre, Le politique, Une diversité de clivages, in Belges heureux et satisfaits. Les valeurs des Belges dans les années 90 ; co-auteurs : VOYE Liliane, BAWIN-LEGROS Bernadette, KERKOFS Jan et DOBBELAERE Karel, Bruxelles, De Boeck Université - Fondation roi Baudouin (coll. « Ouvertures sociologiques »), 1992, pp. 239-285 (267-270).
3. La Libre Belgique, 11 février 1998.

⁢b. L’action subsidiaire

L’attachement à la commune s’explique par les liens de proximité tissés entre les citoyens mais aussi du fait que la commune rend aux familles des services essentiels et immédiats : distribution de l’eau, du gaz et de l’électricité, enseignement, santé, voirie, environnement, loisirs, sécurité, aide sociale…​ Ce qu’on appelle l’ »intérêt communal » recouvre des matières très vastes et beaucoup plus nombreuses que dans le passé.

⁢c. L’apprentissage de la participation

La commune joue enfin, par l’attraction particulière qu’elle exerce, un rôle primordial dans l’éducation civique, comme disait Pie XII. On doit même reconnaître qu’elle est le premier lieu de participation des citoyens à la vie publique, la « cellule de base de la démocratie »[1](Crisp). N’a-t-elle pas été, d’ailleurs, historiquement, le lieu « de l’affranchissement progressif du système féodal devenu caduc », lieu où ont été vécues « l’affirmation pratique et la protection de la liberté et de la dignité des individus »[2] ?

La commune est le lieu de naissance de nombreuses associations souvent spontanées et indépendantes des partis politiques, du moins au départ, qui s’attachent à des problèmes strictement communaux, liés à l’environnement, au patrimoine architectural, aux traditions locales, à la vie d’un quartier, à une animation culturelle, sportive, éducative, à une radio ou une télévision locales, etc. Ces associations peuvent être subsidiées par la commune qui peut aussi mettre des locaux à leur disposition ou les inviter comme interlocuteurs dans la préparation de certains dossiers. De plus, on a constaté (Crisp) que « les personnes qui participent le plus à la vie politique communale sont aussi celles qui participent le plus à la vie associative dans des domaines différents. Il y a un aspect cumulatif de la participation ». On peut ajouter aussi qu’ »un mandat communal constitue dans bien des cas la première étape d’une carrière politique ».

Il y a plus encore. Même si la gestion d’une commune obéit à des règles et s’attache aujourd’hui à des problèmes parfois complexes⁠[3] mais « on peut observer (…) une demande de participation plus grande des citoyens à la vie politique et notamment au niveau communal.

Cette tendance correspond tout à la fois à une demande des citoyens, qui souhaitent être associés à certaines décisions politiques, et à une demande des autorités, qui souhaitent, en vue d’un meilleur choix, élargir aux personnes concernées le cadre des décisions qu’elles doivent prendre dans certains domaines. C’est pourquoi on dit souvent aujourd’hui que la démocratie participative devrait compléter le cadre existant de la démocratie représentative » (Crisp). On constate aussi qu’en Belgique, par exemple, où le vote est obligatoire, le taux d’absentéisme et de votes blancs ou nuls, est moins élevé lors des élections communales que lors des autres élections.

Ce sont des signes qui n’ont pas échappé aux responsables qui, d’une manière générale ou, pour certaines modalités, en maints endroits, ont eu souci de rendre possible et vivante la participation de tous à la gestion commune en organisant l’information⁠[4], des enquêtes publiques, des séances de concertation avec des représentants des habitants, des consultations populaires⁠[5] même à la demande des habitants, des conseils (ou commissions) consultatifs qui donnent des avis ou formulent des propositions au conseil communal sur des matières précises (jeunesse, famille, personnes âgées, culture, sport, enseignement, aménagement du territoire, immigrés, etc.). Il arrive aussi souvent que « des équipements et des services locaux soient gérés de manière pluraliste, en dépassant le clivage entre majorité et opposition. Des organisations représentatives des milieux intéressés et des organismes spécialisés sont ainsi associés directement à la gestion de maisons de jeunes, de centres culturels ou sportifs, etc., qui dépendent de la commune, leur intervention dans la gestion se faisant notamment par leur présence au conseil d’administration de ces institutions. Dans ces différents cas, la gestion est assurée par l’institution mais sous le contrôle du pouvoir communal » (Crisp).


1. Désormais, toutes les citations marquées (Crisp) et les informations concernant l’exemple belge, renvoient à La commune, dossier du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp), Bruxelles, disponible sur son site http://www.crisp.be.
2. PIE XII, Discours aux représentants des communes d’Italie, 23-10-1950. Dans son Discours au Conseil des communes d’Europe (3-12-1957), il déclarera : « Le caractère fortement centralisateur des nations modernes ayant pour conséquence de réduire à l’excès les libertés des communautés locales et des individus, vous rappelez le primat des valeurs personnelles sur les valeurs économiques et sociales ; le bien commun en vue duquel le pouvoir civil est établi, culmine dans la vie autonome des personnes ».
3. Il faut bien s’en rendre compte : « Quelles que soient les formes adoptées, l’expérience a montré que la participation, que ce soit sous sa forme consultative ou sous la forme d’un mandat au conseil communal, est très exigeante. Pour faire convenablement son travail, pour bien comprendre les dossiers et se faire une idée de la politique de la commune, les personnes sont souvent amenées à investir beaucoup de temps et d’énergie. C’est pourtant l’une des conditions essentielles au fonctionnement des institutions démocratiques » (Crisp). S’adressant à des maires et administrateurs provinciaux italiens (22-7-1956), Pie XII leur disait : « Sans la capacité technique, aucune honnête volonté ne suffirait pour diriger convenablement une administration quelle qu’elle soit ». Le bon administrateur « doit avoir toutes les connaissances nécessaires sur les divers aspects de la vie et de l’activité locales (…) ».
4. Disponibilité de l’ordre du jour du conseil communal, publicité des séances du conseil et interpellations du public, publication des délibérations, règlements, ordonnance, d’un bulletin communal, etc..
5. En Belgique, l’article 41 de la Constitution (dernier alinéa) stipule : « Les matières d’intérêt communal ou provincial peuvent faire l’objet d’une consultation populaire dans la commune ou la province concernée. La loi règle les modalités et l’organisation de la consultation populaire ». Notons que les résultats d’une consultation ne sont pas contraignants comme peuvent l’être ceux d’un referendum.

⁢d. Les aléas d’un corps intermédiaire

Avec beaucoup de réalisme, Pie XII, dans le texte déjà cité⁠[1], attire aussi l’attention sur un problème de plus en plus aigu aujourd’hui. Les communes, écrit-il, « sont insérées dans un État plus ou moins centralisé ; elles ont perdu une large part de leur initiative et de leur indépendance pour faire droit aux exigences de relations sociales qui s’étendent sur de larges fractions de continents et débordent même au-delà ».

Un rapide coup d’œil sur l’origine et l’histoire des communes, en Belgique particulièrement, fait apparaître une tension perpétuelle entre autonomie et centralisation.

L’origine des communes remonte au Moyen-Age et est liée à l’apparition de villes sous le régime seigneurial. Elles « se font concéder par les seigneurs des libertés dans beaucoup de domaines (…) Certaines libertés sont acquises par la force, d’autres sont achetées ou négociées…​ Mais aucune ville n’a été totalement libre.

Ainsi seigneurs et communautés établissent leurs droits respectifs et s’engagent mutuellement par un serment commun. Ce régime de communauté est fort répandu. Ces droits et obligations sont consignés dans des chartes de franchises et de cette communauté naîtra beaucoup plus tard le mot commune, qu’on emploiera aussi dans un sens territorial, très éloigné du sens originel » (Crisp).

Au cours de l’histoire, souvent, après les XIIIe et XIVe siècles, les princes mèneront une politique centralisatrice. L’étendue des libertés diminuera mais les pouvoirs locaux conserveront toujours une part de liberté et garderont leurs particularismes.

Sous le régime français (1795-1815), la Convention (assemblée législative) imposera son décret du 14 -12 1789 distinguant les fonctions propres au pouvoir municipal et les fonctions relevant de l’administration générale de l’État. On assista à « une grande centralisation au profit de l’État. Finalement les communes sont devenues de simples subdivisions administratives du pouvoir central, pratiquement sans aucune autonomie. Les dirigeants des communes ont cessé d’être des élus et sont devenus des fonctionnaires nommés par l’autorité supérieure » (Crisp)

Sous le régime hollandais (1815-1830), après un retour à une certaine liberté, on imposa une organisation plus centralisée.

Ce rapide survol nous montre bien ce qui est en question : « Autonomie communale ou centralisation administrative : tel est le dilemme qui se pose à tous ceux qui vont devoir organiser les institutions communales » (Crisp). Disons que tout corps intermédiaire parce qu’intermédiaire précisément jouit d’une certaine autonomie et subit nécessairement des pressions centralisatrices dont certaines sont inévitables et nécessaires. Le problème est de trouver le bon équilibre, de laisser, suivant le principe de subsidiarité, la commune s’occuper des services qu’elle est seule à pouvoir rendre ou qu’elle rend mieux qu’une autre instance mais en n’oubliant pas qu’elle-même a besoin de forces et de soutiens et qu’elle s’inscrit dans un ensemble d’institutions qui doivent respecter le bien commun et manifester un minimum de cohérence.

Si, comme l’écrit aussi Pie XII⁠[2], les « magistrats communaux (…) ne peuvent être de simples exécutants des décisions prises par l’État », et si, ajoute-t-il, « une autonomie assez large constitue un stimulant efficace des énergies, profitable à l’État lui-même, à condition que les autorités locales s’acquittent avec compétence de leur office et se gardent de tout particularisme étroit », l’autonomie radicale est bien sûr impensable, pour une question de bon sens : « On ne peut pas parler, au sens propre, de souveraineté au niveau de la commune car les habitants d’une commune n’ont de pouvoir que parce que la Constitution et les lois en ont disposé ainsi » (Crisp). Ainsi, la commune n’a pas de souveraineté sur son territoire. Ajoutons que la commune, comme la province ou la région, sert aussi d’organe de transmission de décisions prises à l’échelon supérieur et qu’elle reste soumise aux exigences du bien commun. « L’intérêt communal ne peut être contraire à l’intérêt général ; de même les décisions prises par les autorités communales doivent s’intégrer dans un cadre plus vaste et, pour cette raison, elles sont soumises à un contrôle supérieur (la tutelle) qui peut, suivant les cas, les approuver ou les annuler, ou même parfois les changer pour les rendre conformes à l’intérêt général » (Crisp). De là naissent la tentation récurrente, de la part des instances supérieures, de limiter les pouvoirs de la commune ou la mise en difficulté involontaire de ce premier échelon institutionnel suite à des exigences démesurées.

Le dossier Crisp décrit bien cette situation en Belgique : « Petit à petit, le champ d’action des communes s’est étendu de façon considérable, à la fois à l’initiative des élus locaux et sous l’impulsion des pouvoirs supérieurs, qui leur ont confié de multiples tâches d’intérêt général. (…) A de nombreuses reprises, des accords gouvernementaux ont prévu la valorisation du niveau communal. L’intention a été plusieurs fois affirmée d’opérer une plus grande décentralisation et une plus grande déconcentration des pouvoirs de l’État au profit des communes (…).

La pratique a cependant contredit les intentions : c’est vers une centralisation toujours plus grande que l’on s’est, dans les faits, orienté. L’État, suivi récemment par les Régions et les Communautés, s’est très souvent substitué aux communes en réglementant de nombreux domaines. En témoignent les mesures prises en matière d’aménagement du territoire, de protection de l’environnement, de travaux publics, de sécurité routière, de services d’incendie, de politique hospitalière, de réforme de la police locale dans le cadre de la réforme globale des polices, etc.. »

La commune est donc sous contrôle⁠[3] et se voit imposer des obligations par les pouvoirs supérieurs puisqu’elle est un relais des instances qui la dépassent.

Il ne faut pas trop rapidement s’en inquiéter. Comme le fait remarquer Pie XII⁠[4], « qu’il existe (…) une légitime sujétion des communes à l’égard de la nation, personne ne le contestera ; c’est la contrepartie d’une assistance désormais nécessaire pour que la commune puisse rester, dans l’État moderne, à la hauteur de ses tâches multiples et garantir à ses ressortissants tous les services auxquels ils ont droit ».

Tel est bien le problème crucial aujourd’hui. Les demandes de services ont augmenté, les tâches se sont accumulées mais pour faire face, il est de plus en plus nécessaire de disposer des moyens appropriés.


1. Discours du 30-9-1955.
2. Discours du 30-9-1955.
3. La tutelle, en Belgique, est assurée par les provinces et surtout les régions. Elle « consiste en un ensemble de moyens dont disposent les autorités supérieures :
   -pour obliger la commune à observer la loi (contrôle de légalité) et à respecter l’intérêt général (contrôle d’opportunité) ;
   -pour vaincre, dans les cas où cela s’avère nécessaire, l’inertie des pouvoirs locaux.
   Il faut cependant souligner que la tutelle, à son tour, ne peut s’exercer que dans les limites définies par la loi, le décret ou l’ordonnance : le pouvoir de tutelle ne peut restreindre illégalement l’autonomie communale. En pratique, les cas de suspension ou d’annulation de décisions communales par l’autorité de tutelle sont rares (…) » (à l’exception des contentieux linguistiques) (Crisp).
4. Discours du 30-9-1955.

⁢e. Où trouver l’argent ?

Dans la mesure où l’impôt ne peut être accru indéfiniment et est tributaire de la dimension des communes, il faut bien trouver des formules qui ne porteront pas trop préjudice à l’autonomie. « Les finances, écrit encore Pie XII, tiennent une place prépondérante parmi les facteurs qui conditionnent cette autonomie »[1].

En Belgique, par exemple, on a créé des intercommunales, des associations de communes pour résoudre des problèmes comme la distribution de l’eau et des énergies ou encore pour assurer un développement économique. On a envisagé aussi des fédérations de communes et des agglomérations de communes pour résoudre des questions d’aménagement du territoire, de santé et de sécurité publiques, de transports en commun, etc.. En 1977, une solution plus radicale fut choisie : le regroupement territorial de petites entités : la fusion de communes. On est passé ainsi de 2.492 communes à 589.

Cette fusion n’a pas résolu tous les problèmes et elle a suscité deux inconvénients. d’une part, « en de nombreux endroits, l’opération a éloigné le pouvoir communal des habitants » (Crisp). d’autre part, « ces fusions ont vu l’entrée des partis politiques là où ils n’étaient pas présents auparavant[2] et ont donc eu un impact de « politisation » des scrutins locaux » (Crisp).

Le premier inconvénient a été si mal ressenti que la loi a prévu, en 1999, la création de conseils de districts⁠[3] dans les communes de plus de 100.000 habitants pour « permettre une certaine décentralisation des pouvoirs au sein même des communes fusionnées » (Crisp), plus exactement, la décentralisation de certaines matières gérées par la commune.

Tous ces tribulations nous montrent clairement qu’un corps intermédiaire comme la commune se doit de rester proche des personnes bien concrètes qui forment sa population pour la qualité du service et permettre la participation⁠[4]. Elle doit donc jouir d’une certaine autonomie ne serait-ce que parce que les besoins varient d’une population à l’autre : « l’intérêt communal (…) peut sur certains points être différent selon les communes » (Crisp). Mais il est clair aussi qu’en bien des matières, la commune non seulement n’est pas seule compétente mais qu’elle a besoin du secours d’autres instances.


1. Id..
2. Dans de nombreuses petites entités, il y avait des listes d’ »intérêts communaux » ou listes « du bourgmestre » qui n’étaient pas nécessairement assimilables aux partis nationaux.
3. Les districts créés à l’initiative du conseil communal sont gérés par un conseil élu au suffrage direct. Ce conseil est l’équivalent du conseil communal ; son bureau rappelle le collège des bourgmestre et échevins, son président et son secrétaire sont les équivalents du bourgmestre et du secrétaire communal.est comme une commune
4. PIE XII soulignait, à cet égard, un autre rôle important que la commune doit jouer plus encore aujourd’hui qu’en son temps : « La voix des autonomies locales, leurs aspirations et leurs préoccupations, constituent un élément à la fois stimulant et pondérateur dans l’élaboration de l’unité fédérale européenne qui se cherche ». Stimulant dans la propagation de l’idéal européen ; pondérateur face aux velléités trop centralisatrices.(Discours au Conseil des communes d’Europe, 3-12-1957).

⁢vii. L’exemple de l’école

Si la commune est « un pouvoir autonome sous tutelle et subordonné » (Crisp) qui, malgré tout conserve encore plus ou moins d’autonomie, l’école qui devrait aussi être un pouvoir autonome sous tutelle voit parfois son autonomie rétrécir comme peau de chagrin sous une subordination de plus en plus envahissante.

L’enjeu est de taille, comme nous allons le voir.

Il est difficile, en effet, de nier l’importance personnelle et sociale de l’éducation. Nous l’avons déjà dit, l’homme n’est pas un être « programmé » mais « programmable ». Il grandit dans et par la culture ; elle est, selon l’expression de Jean-Paul II, « ce par quoi l’homme en tant qu’homme devient davantage homme »[1] et « la tâche première et essentielle de la culture en général, et aussi de toute culture, est l’éducation »[2].

Cette éducation qui n’est pas réductible à l’instruction⁠[3] implique toute la personne, physique, morale, intellectuelle, sexuelle, religieuse et est le fait de toute la vie. Tous les hommes doivent être éduqués et ont donc droit à l’éducation⁠[4].

Les premiers et principaux éducateurs sont les parents. C’est l’acte de procréation qui fonde le devoir et le droit des parents : « Les parents, parce qu’ils ont donné la vie à leurs enfants, ont la très grave obligation de les élever et, à ce titre, doivent être reconnus comme leurs premiers et principaux éducateurs. Le rôle éducatif des parents est d’une telle importance que, en cas de défaillance de leur part, il peut être difficilement suppléé »[5]. Si les parents sont tenus à l’éducation de leurs enfants, ils en ont par conséquence le droit, « droit inaliénable parce qu’inséparablement uni au strict devoir corrélatif, droit antérieur à n’importe quel droit de la société civile et de l’État, donc inviolable par quelque puissance terrestre que ce soit »[6].

Il est très important de garder présents à l’esprit ces principes fondamentaux pour apprécier justement les rôles respectifs que l’école et l’État vont jouer dans l’œuvre éducative

L’école est un lieu d’éducation important pour le développement intellectuel, culturel, moral, professionnel, social de l’enfant. Elle prolonge et complète l’action éducative des parents qui est toujours limitée⁠[7] : « dans la structure de la société moderne, la fonction éducative dépasse bien souvent, semble-t-il, les possibilités et la préparation de la famille, surtout en raison de l’énorme masse de connaissances qui constitue aujourd’hui le patrimoine culturel.

A cela s’ajoute la difficulté pour les parents d’exercer, de manière globale, leur mission éducative, en raison de l’éloignement de leur lieu de travail, de la difficulté à suivre le rapide progrès des connaissances, de la distance entre les générations, de l’autonomie toujours plus précoce des enfants par rapport à leurs parents, de l’énorme influence des instruments de communication sociale sur l’intelligence et l’imagination des enfants dès l’âge le plus tendre. Il est donc indispensable que, dans le domaine éducatif, il y ait une collaboration complémentaire et subsidiaire de la société, une collaboration qui se réalise principalement dans l’école et par le moyen de l’école »[8].

Toutefois, les parents, en vertu ce qui vient d’être dit, ont le droit de choisir, selon leur conscience, l’école qui les relaiera⁠[9] et dont ils suivront et soutiendront le travail, surtout sur le plan moral⁠[10], à travers des associations de parents⁠[11]. En effet, comme l’écrivait Pie XI, les éducateurs n’ont pas sur l’enseignement « un droit absolu, mais un droit de participation »[12].

Il découle naturellement de ce qui précède qu’il n’y a rien d’anormal à ce que l’Église revendique « pour les familles catholiques le droit qui appartient à toutes les familles d’éduquer leurs enfants en des écoles qui correspondent à leur propre vision du monde, et en particulier le droits strict des parents croyants à ne pas voir leurs enfants soumis, dans les écoles, à des programmes inspirés par l’athéisme »[13]. Jean-Paul II explique pourquoi « les parents doivent pouvoir choisir le type d’école qui répond le mieux au modèle d’éducation qu’ils désirent pour leurs enfants » : « Le principe de la liberté d’enseignement, déclare-t-il, trouve son fondement dans la nature et la dignité de la personne humaine. En effet, celle-ci est une réalité antérieure à toute organisation sociale - même si elle est destinée à s’insérer dans la société - et a droit à l’autodétermination, de son propre développement et aux moyens nécessaires dans ce but, sans que cette capacité d’autodétermination soit limitée par des impositions arbitraires venues de l‘extérieur.

L’éducation pour qu’elle soit un authentique progrès d’acquisition et de maturation, doit porter le sceau de cette liberté qui est « dans l’homme le signe privilégié de l’image divine » (Gaudium et spes, 17), et est essentiel à la personne. Sans liberté, la personne resterait privée d’autonomie dans sa formation propre et dans le choix des motivations et des valeurs qui doivent inspirer sa conduite en harmonie avec ses convictions les plus profondes, en particulier avec celles qui concernent la signification totale de l’existence »[14].

Ceci étant dit, quel est le rôle des pouvoirs publics selon le principe de subsidiarité ?

Ils doivent, nous l’avons vu, protéger, encourager, suppléer, coordonner et contrôler. Ils doivent protéger et défendre les libertés des citoyens, parents et éducateurs, et, pour cela, dans le cas présent, « veiller à la justice distributive en répartissant l’aide des fonds publics de telle sorte que les parents puissent jouir d’une authentique liberté dans le choix de l’école... ».

Ils doivent promouvoir l’éducation, « veiller à ce que tous les citoyens parviennent à participer véritablement à la culture et soient préparés comme il se doit à l’exercice des devoirs et des droits du citoyen. L’État doit donc garantir le droit des enfants à une éducation scolaire adéquate…​ »[15].

Il s’agit d’aider les parents et les éducateurs, et donc, « en cas de défaillance des parents ou à défaut d’initiatives d’autres groupements, c’est à la société civile, compte tenu cependant des désirs des parents, d’assurer l’éducation » et, « dans la mesure où le bien commun le demande, elle fonde ses écoles et institutions éducatives propres »[16].

C’est aussi la tâche de l’autorité publique de « veiller à la capacité des maîtres, au niveau des études, ainsi qu’à la santé des élèves, et d’une façon générale développer l’ensemble du système scolaire sans perdre de vue le principe de subsidiarité…​ »[17].

Dès lors, on voit immédiatement quels sont les dangers à éviter. Si les parents se déchargent des tâches éducatives qui sont prioritairement les leurs, ils surchargent l’école et risquent de paralyser son action ou de la déstabiliser. d’autre part, s’il est invraisemblable qu’un État se désintéresse de l’œuvre éducative, la tentation est largement répandue de restreindre d’une manière ou d’une autre les libertés surtout si celles-ci ne sont pas exercées. S’il est nécessaire, au nom du bien commun, de coordonner l’œuvre éducative des différentes écoles du même niveau en réclamant, par exemple, un minimum de programme commun et un bon enchaînement des différents niveaux, dans de nombreux pays, on a vu l’État imposer des réformes qui ne respectent pas la liberté des éducateurs. L’État s’immisce dans le détail des programmes, des méthodes, des structures, des techniques d’évaluation, etc.. La liberté de choix devient ainsi un leurre dans la mesure où les pouvoirs publics imposent ces mesures dans toutes les écoles quels que soient leurs pouvoirs organisateurs⁠[18]. Le rêve du monopole qui caractérisa les régimes totalitaires⁠[19] reste vivace dans les sociétés démocratiques. Or tout monopole est « opposé aux droits innés de la personne humaine, au progrès et à la diffusion de la culture elle-même, à la concorde entre les citoyens, enfin au pluralisme qui est aujourd’hui la règle dans un grand nombre de sociétés »[20].

Toute une idéologie cherche à justifier la mainmise des pouvoirs publics en raison d’une certaine incompétence générale des parents et du droit de l’enfant qui prime sur le droit des parents. Un rapport officiel de l’OCDE remarquait que « les progrès de l’enseignement sont gênés par l’ingérence fréquente de personnes dénuées de toute qualification. Parce que donner le jour et élever un enfant appartient d’abord à la biologie, parce que chacun a aujourd’hui fréquenté l’école, chacun a un avis sur la façon d’éduquer et d’instruire ». Le même document dénonce aussi ces maîtres qui « ne possèdent ni une culture, ni un niveau intellectuel suffisants pour comprendre, par exemple, les théories psychologiques nécessaires au bon exercice de leur fonction »[21]. On l’a compris, l’éducation, dans cet esprit, est d’abord l’affaire de spécialistes en psycho-pédagogie. Les parents, par nature, n’en sont certainement pas : « même lorsque la femme se consacre entièrement à son foyer et à ses enfants, il est psychologiquement détestable pour l’enfant, comme pour la mère, que ces deux êtres soient liés l’un à l’autre d’une façon trop étroite et trop exclusive. d’abord parce que les premières années sont d’une importance extraordinaire pour le développement ultérieur de l’enfant et qu’elles ne peuvent être réduites aux possibilités d’un milieu familial toujours limité et dépourvu de perspective. Dans les conditions sociales actuelles et même dans des conditions sociales idéales, les familles sont incapables de fournir à l’enfant le milieu psychologique et moral nécessaire à sa formation. Le cadre familial, même dans les meilleures conditions, est un cadre trop étroit, aux horizons et aux moyens limités. (…) Il faut ajouter que la compétence psychologique des familles est superficielle et souvent erronée et que leur action risque d’être faussée par des éléments sentimentaux et subjectifs certes nécessaires, mais qui ne peuvent remplacer la compétence »[22]. Or, « seuls les pouvoirs publics possèdent les moyens, les possibilités indispensables à la construction des écoles, à l’entretien et à l’organisation des services médicaux et psychologiques, à la satisfaction féconde des loisirs. Seuls ils possèdent une information suffisamment large et objective pour comprendre les besoins de la Nation et réaliser cette organisation harmonieuse et souple sans laquelle l’éducation de la communauté ne sera qu’improvisation et trompe-l’œil »[23]. Il ne s’agit donc plus, pour les pouvoirs publics, d’aider ou de suppléer mais d’être l’acteur principal et finalement unique dans l’œuvre d’éducation. En revient-on pour autant aux pratiques totalitaires ? Certainement pas dans l’esprit des auteurs car leur volonté est de prendre comme critère fondamental la liberté de l’enfant qui prime la traditionnelle « liberté du père de famille ». « La vraie liberté éducationnelle exclut toute entreprise, toute velléité même, quelle qu’elle soit et d’où qu’elle émane, (serait-ce même d’un groupe majoritaire), d’aller à l’encontre de la liberté individuelle. (…) Toute liberté d’enseignement, toute prétention d’une autorité particulière quelconque (Église, parti politique, simple particulier) qui va à l’encontre de ce droit fondamental de l’enfant en tant que personne humaine, est à rejeter comme une aberration anti-démocratique. (…) La liberté du père de famille ne peut donc jouer que dans les limites du respect de la liberté de l’enfant et de son droit le plus absolu : l’accès à toutes les valeurs morales et spirituelles qui constituent notre héritage et qui préparent notre avenir. Accordons au père de famille la liberté de choisir pour ses enfants l’école qu’il préfère, les maîtres en qui il a confiance. Mais ce choix doit se faire entre des écoles et des maîtres qui, par l’esprit qui les anime et leurs intentions réelles, assurent à l’enfant sa liberté et son droit et lui permettent de l’exercer dans le sens de son plus grand intérêt moral et intellectuel. Or seuls les pouvoirs publics, parce qu’ils représentent la variété des opinions et des tendances, des idéaux et des intérêts, sont qualifiés pour réaliser ces conditions et en assurer le maintien »[24]. Il n’ya donc plus qu’un seul réseau d’enseignement. Au lieu d’un pluralisme scolaire qui, dit-on, partage la société en castes rivales qui paralysent l’esprit critique, on en arrive ainsi à une » école pluraliste » qui permet seule l’ouverture démocratique, le progrès pédagogique et de substantielles économies.

Ce projet qui continue à guider certaines politiques vise à mettre un hiatus entre l’école et la famille sous prétexte d’incompétence⁠[25] et d’enfermement. Ces dangers existent, bien sûr, mais au lieu d’aider, de suppléer, de contrôler, les pouvoirs publics veulent s’attribuer ici la mainmise sur l’éducation. Dans la perspective décrite ci-dessus, ils instaurent au mieux, si l’on peut dire, un relativisme philosophique et moral purement idéel car comment pratiquement permettre objectivement aux enfants de se situer par rapport à un ensemble de valeurs et de systèmes qui devraient être tous présentés avec les mêmes rigueur et honnêteté ? On imagine qu’à travers un cours d‘histoire des religions et des philosophies, des maîtres asexués étaleront de manière sereine et équilibrée, sans parti-pris, « toutes les valeurs morales et spirituelles » dont ils auront, au préalable, pénétré l’esprit avec intelligence et respect ! En réalité, le but est d’en finir avec l’école confessionnelle et le pouvoir se donne, avec l’apparence du respect de toutes les opinions, la possibilité d’influencer dans un sens précis les esprits en formation. Comme l’a très bien vu Jean-Paul II, « la convivence pacifique et respectueuse de tous les groupes humains, au sein d’une société pluraliste, ne signifie pas que l’on doive adopter à l’école un neutralisme philosophique et religieux, parce que cela équivaudrait à imposer arbitrairement aux élèves une vision du monde agnostique ou évasive, et à les empêcher de donner un sens unitaire et harmonieux à leurs connaissances »[26]. Il y a là un totalitarisme subtil et, en plus, un danger réel de sclérose pédagogique dans l’uniformité d’un enseignement qui devient le jouet des théoriciens et de leurs porte-parole politiques.

Reste la question de savoir quel est le droit premier : celui de l’enfant ou celui de la famille ?

Saint Thomas nous donne une réponse simple et claire : « le fils, écrit-il, est par nature quelque chose du père…​ ; il s’ensuit que, de droit naturel, le fils, avant l’usage de la raison, est sous la garde de son père. Ce serait donc aller contre la justice naturelle si l’enfant, avant l’usage de la raison, était soustrait aux soins de ses parents ou si l’on disposait de lui en quelque façon contre leur volonté »[27]. Pie XI ajoute cette remarque : « puisque les parents ont l’obligation de donner leurs soins à l’enfant jusqu’à ce que celui-ci soit en mesure de se suffire, il faut admettre qu’ils conservent aussi longtemps le même droit inviolable sur son éducation »[28] car, comme le dit encore saint Thomas : « la nature ne vise pas seulement à la génération de l’enfant, mais aussi à son développement et à son progrès pour l’amener à l’état parfait de l’homme en tant qu’homme, c’est-à-dire à l’état de vertu »[29].

Ce « pouvoir » des parents sur l’enfant n’est évidemment ni arbitraire, ni absolu dans la mesure où, tout d’abord, il est limité dans le temps (« jusqu’à ce qu’il soit en mesure de se suffire » disait Pie XI ; « jusqu’à sa majorité ou son émancipation » disent les codes civils). De plus, dans la mesure où il découle de la volonté du Créateur ou de la « nature », il est soumis à leurs exigences⁠[30] telles qu’elles sont formulées par l’Église d’une part et par l’État d’autre part. Rappelons encore que la famille n’est pas une société parfaite puisqu’elle ne possède pas en elle-même tous les moyens nécessaires à son perfectionnement et qu’elle a besoin de la société.

Jacques Maritain⁠[31] récuse ces « défenseurs de l’éducation religieuse qui se fondent sur le principe du droit de propriété de la famille sur l’enfant. A leurs yeux, puisque l’enfant appartient à la famille, celle-ci aurait le droit de disposer comme de sa propriété de la conscience de l’enfant et de lui imposer à ce titre les croyances auxquelles le groupe familial est attaché ». Cette conception, explique le philosophe, « déforme et trahit la vérité qu’elle prétend établir. L’enfant « appartient » à la famille en ce sens qu’il en est membre, non en ce sens qu’il serait pour elle un objet de propriété. En ce qui regarde la destinée de son âme, l’enfant n’appartient qu’à Dieu. La famille n’a pas sur la conscience de l’enfant un droit en vertu duquel elle pourrait lui imposer les croyances qu’elle tient pour liées à son patrimoine et à sa cohésion de groupe social. Elle a le devoir de l’engendrer à Dieu et à la vérité selon qu’elle les connaît, et c’est à ce titre qu’elle a, de par la loi naturelle, le droit de l’élever dans ses propres croyances religieuses ».

On se souvient aussi du conseil de Paul : « Pères, n’agacez point vos enfants de peur qu’ils ne se découragent[32]  ». L’autorité est « un don redoutable. Si vous le possédez, disait Pie XII, n’en abusez pas dans vos rapports avec vos enfants : vous risqueriez d’emprisonner leurs âmes dans la crainte, d’en faire des esclaves et non des fils aimants »[33].

Et le maître doit être, pour l’enfant, comme un « ami » et « un grand frère »[34] qui doit « créer un bon rapport avec l’adolescent ; avant tout avec le respect, fait de délicatesse et de charité, qu’il mérite comme créature faite à l’image de Dieu. Ce respect résulte de la reconnaissance de sa valeur personnelle, et, spécialement, de sa fin surnaturelle, qui, à l’école également comme dans toute activité humaine, doit être prise en considération, si l’on ne veut pas s’écarter de l’ordre établi par Dieu.

Tout l’ensemble des activités scolaires contribuent à établir ce rapport équilibré ; elles ne signifient pas une imposition de connaissances par l’extérieur et d’en-haut, mais une recherche affectueuse, faite avec passion et patience par les deux parties, des vérités et des beautés de la vie et de la culture, de la science et des lettres, de l’histoire et des mœurs des peuples ; en suscitant l’activité et la collaboration de l’adolescent ; en le traitant avec bienveillance, compréhension, justice et miséricorde, pour le développement harmonieux des valeurs affectives, à côté des valeurs intellectuelles »[35]. Jean XXIII insistera sur l’éducation par l’exemple, à la suite de Pie XII⁠[36] qui rappelait aussi la nécessité, au delà des connaissances, du savoir-faire pédagogique, de la connaissance de l’élève, de l’art de lui parler, de le traiter individuellement, d’une sagesse, en fait, plus que d’une science.

L’éducation religieuse engagée, que beaucoup redoutent et veulent exclure du système scolaire n’est pas en contradiction, comme on le croit trop souvent, avec le principe de la liberté de conscience. L’Église a toujours reconnu que « la conscience est comme le noyau le plus intime et secret de l’homme. C’est là qu’il se réfugie avec ses facultés spirituelles dans une solitude absolue : seul avec soi-même, ou mieux, seul avec Dieu - dont la voix se fait entendre à la conscience - et avec soi-même. C’est là qu’il se détermine pour le bien ou pour le mal ; c’est là qu’il choisit entre le chemin de la victoire ou de la défaite. Même s’il le voulait, l’homme ne réussirait jamais à s’en débarrasser ; avec elle, soit qu’elle l’approuve, soit qu’elle le condamne, il parcourra tout le chemin de la vie, et avec elle encore, témoin véridique et incorruptible, il se présentera au jugement de Dieu. La conscience est donc, pour prendre une image antique mais tout à fait juste, un sanctuaire, sur le seuil duquel tous doivent s’arrêter ; tous, même le père et la mère, lorsqu’il s’agit d’un enfant. Seul le prêtre y entre[37] comme médecin des âmes et comme ministre du sacrement de pénitence ; mais la conscience ne cesse pas pour autant d’être un sanctuaire jalousement gardé, dont Dieu lui-même veut que le secret soit préservé sous le sceau du plus sacré des silences »[38].

Ceci établi, peut-on envisager une éducation de la conscience ?

Je dirais que non seulement la conscience peut être éduquée mais qu’elle doit l’être. Et il n’y a là aucune contradiction avec le caractère éminemment libre de la conscience. Certes, il ne manque pas de gens aujourd’hui qui prétendent remettre « tout critère éthique à la conscience individuelle, fermée jalousement sur elle-même et rendue arbitre absolu de ses déterminations »[39]. Cette conception est tout à fait illusoire. La conscience morale, nous l’avons vu, est propre à chaque sujet et nul n’a le droit de la contraindre⁠[40] mais, dans tous les cas, cette conscience est « éclairée », d’une manière ou d’une autre. Une conscience à l’état brut, sauvage, spontanée, n’existe pas. Dans un texte célèbre⁠[41], J.-J. Rousseau définit la conscience comme un « instinct divin », une « immortelle et céleste voix (…) ; juge infaillible du bien et du mal…​ ». A sa suite, tout un courant de pensée proclamera l’autonomie radicale de la conscience⁠[42]. Cette position radicalement subjectiviste est indéfendable. Il faudrait admettre que tout et le contraire de tout peut être un bien moral : au nom de quoi protesterait-on contre le crime et comment vivre en société si chacun décide du bien ? Ou bien, , comme Rousseau, on prétendra que la conscience choisit toujours ce que nous appelons le bien moral conformément à la tradition. Le bien serait ainsi programmé. La démonstration de Rousseau ne résiste pas à l’expérience. Selon cet auteur, nous serions spontanément heureux du bonheur d’autrui et du bien que nous faisons ; nous serions accablés par la vue des malheurs et des crimes ! Nous savons malheureusement qu’il n’en est pas ainsi. Nous nous réjouissons parfois du malheur d’autrui et jalousons sa réussite. En fait, la conscience est toujours, qu’on le veuille ou non, une conscience formée, dans un sens ou l’autre, grossièrement ou avec raffinement. Personne n’est vierge d’une influence éducatrice de son milieu puisque chaque être humain grandit en société, que ce soit la famille qui l’influence, ou une église, une institution, un groupe, peu importe⁠[43]. Même le laisser-faire et le laisser-aller, s’il était radicalement possible, serait encore un choix. La vraie conscience morale n’est pas pure créativité pas plus qu’elle ne peut être pure passivité, obéissance à une loi extérieure. Dans les deux cas, il est difficile de parler de liberté. Si c’est évident dans la perspective d’une morale imposée du dehors, ce n’est pas moins vrai dans l’hypothèse libertaire car le subjectivisme n’est que la voix insidieuse des modes, du conformisme, des conditionnements ou des pulsions instinctives. La vraie liberté demande de poser le problème du choix inéluctable en termes de vérité et d’adhésion personnelle. Seule la vérité intériorisée libère : « Agir en conscience, écrit Livio Molina, signifie précisément dépasser les sollicitations subjectives et intéressées, les pressions du milieu, pour affirmer la propre liberté de cette conscience, justement en se liant à la vérité, connue intimement »[44]. Et l’auteur se résume parfaitement en soulignant qu’ »entre passivité et créativité, il y a place pour la participation subjective à travers la maturation de dispositions qui rendent possible l’accueil de la vérité morale »[45].

Encore faut-il croire qu’une vérité soit possible. Si l’on croit que Jésus est la Voie, la Vérité et la Vie⁠[46], « il suit de là que former la conscience chrétienne d’un enfant ou d’un jeune homme consiste avant tout à éclairer leur esprit sur la volonté du Christ, sa loi, le chemin qu’il indique, et en outre à agir sur leur âme autant que cela peut se faire du dehors, afin de les amener à accomplir toujours librement la volonté divine »[47]. Et il est bien entendu que cette éducation chrétienne de la conscience, « est bien loin de négliger la personnalité et de juguler l’initiative. Car toute saine éducation vise à rendre l’éducateur peu à peu inutile, et l’éduqué indépendant entre les justes limites »[48].

Mais, dans un milieu qui ne croit pas au Christ, comment justifier encore l’éducation chrétienne ? A la méthode « descendante » de Pie XII, on peut substituer ou juxtaposer la méthode « ascendante » suggérée par Jean-Paul II⁠[49] qui n’hésite pas à maintenir que « l’éducation de la conscience religieuse est un droit de la personne humaine ». Partant des aspirations les plus profondes et s’appuyant sur la nécessité d’une formation culturelle intégrale, le Saint-Père justifie ce droit en faisant remarquer que « le jeune exige d’être acheminé vers toutes les dimensions de la culture et veut aussi trouver à l’école la possibilité de prendre connaissance des problèmes fondamentaux de l’existence. Parmi ceux-ci, le problème de la réponse qu’il doit donner à Dieu occupe la première place. Il est impossible d’arriver à d’authentiques choix de vie quand on prétend ignorer la religion qui a tant à dire, ou bien quand on veut la restreindre à un enseignement vague et neutre, et par conséquent inutile, parce qu’il est dépourvu de relation à des modèles concrets et cohérents avec la tradition et la culture d’un peuple ».

A travers les argumentations complémentaires des deux souverains pontifes, on peut comprendre pourquoi le Concile Vatican II n’a pas rompu avec la tradition et a rappelé le devoir qu’a l’Église de « veiller assidûment à l’éducation morale et religieuse de tous ses enfants » et « d’être présente, avec une affection et une aide toute particulière, aux très nombreux enfants qui ne sont pas élevés dans des écoles catholiques ». C’est pourquoi, à cette occasion, elle a félicité « les autorités et les sociétés civiles qui, compte tenu du caractère pluraliste de la société moderne, soucieuses du droit à la liberté religieuse, aident les familles à assurer à leurs enfants, dans toutes les écoles, une éducation conforme à leurs principes moraux et religieux »[50].

Quand nous étudierons les rapports parfois difficiles entre la démocratie et l’éducation, nous aurons la possibilité de méditer une autre argumentation élaborée par Jacques Maritain au lendemain de la seconde guerre mondiale pour l’enseignement public français mais qui est parfaitement transposable dans le contexte de tout enseignement organisé par l’État.


1. Discours à l’UNESCO, 2-6-1980, n° 7.
2. Id., n° 11.
3. « …dans l’ensemble du processus de l’éducation, de l’éducation scolaire en particulier, un déplacement unilatéral vers l’instruction n’est-il pas intervenu ? Si l’on considère les proportions prises par ce phénomène, ainsi que l’accroissement systématique de l’instruction qui se réfère uniquement à ce que possède l’homme, n’est-ce pas l’homme lui-même qui se trouve de plus en plus obscurci ? Cela entraîne alors une véritable aliénation de l’éducation : au lieu d’œuvrer en faveur de ce que l’homme doit « être », elle travaille uniquement en faveur de ce dont l’homme peut se prévaloir dans le domaine de l’ »avoir », de la « possession ». L’étape ultérieure de cette aliénation est d’habituer l’homme, en le privant de sa propre subjectivité, à être objet de manipulations multiples... » (Id.).
4. « Toute personne a droit à l’éducation (…) L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948, art. 26).
5. Déclaration sur l’éducation chrétienne (Gravissimum educationis momentum), Concile Vatican II, 1965, n°3.
6. PIE XI, encyclique Divini illius Magistri, 31-12-1929, 369 in Marmy.
7. « ...l’école est de sa nature une institution auxiliaire et complémentaire de la famille et de l’Église » (Id., 391).
8. JEAN-PAUL II, A des juristes catholiques italiens, 7-12-1981. L’importance de la famille et ensuite de l’école a été rappelée aussi face aux secousses socio-culturelles contemporaines: « Dans une société caractérisée par un véritable déferlement de mutations et d’interrogations, de relations et de tensions, de libertés et d’expériences, comment les enfants et les jeunes pourraient-ils, seuls, pourvoir à l’acquisition des connaissances nécessaires à la vie, développer harmonieusement leur personnalité, donner à leur existence un sens profond et plénier qu’ils ont de la peine à découvrir du fait de leur propre instabilité, encore augmentée par l’instabilité de la société contemporaine ? Il faut proclamer, aussi bien pour les peuples jeunes que pour les nations de culture plus ancienne, le rôle éducatif et inaliénable de la famille qui aura toujours besoin d’être complété par celui de l’école, dans un climat de compréhension et de collaboration, encore susceptible de grands progrès » ( JEAN-PAUL II, Discours au congrès de l’UNAPEL, juin 1979).
9. « Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants » (Déclaration universelle des Droits de l’homme, art. 26). « Les droit et devoir, premiers et inaliénables, d’éduquer leurs enfants reviennent aux parents. Ils doivent donc jouir d’une liberté véritable dans le choix de l’école » (Id., n° 6).
10. Par exemple, « l’Église rappelle ainsi la loi de subsidiarité, que l’école est tenue d’observer lorsqu’elle coopère à l’éducation sexuelle, en se plaçant dans l’esprit qui anime les parents » (JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Familiaris consortio, 22-11-1981, n° 37).
11. « ...tous ceux qui dans la société sont à la tête des écoles ne doivent jamais oublier que les parents ont été institués par Dieu lui-même premiers et principaux éducateurs de leurs enfants, et que c’est là un droit absolument inaliénable.
   Mais, corrélativement à leur droit, les parents ont la grave obligation de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour entretenir des relations cordiales et constructives avec les enseignants et les responsables des écoles » (Id., n° 40).
12. Encyclique Divini illius magistri, op. cit. 382.
13. Discours à l’UNESCO, op. cit., n° 18.
14. A des juristes catholiques italiens, op. cit..
15. Déclaration sur l’éducation chrétienne, op. cit., n° 6.
16. Id., n°3. « Car l’État, plus que tout autre, est pourvu de ressources, mises à sa disposition pour subvenir aux besoins de tous, et il est juste qu’il en use à l’avantage de ceux-là mêmes dont elles proviennent » (PIE XI, Discours aux élèves du Collège di Mondragone, 14 mai 1929, cité in Divini illius magistri, op. cit., n° 376).
17. Id., n° 6.
18. A propos des restrictions à la liberté d’enseignement en Belgique, on peut lire PETITJEAN A., En Belgique : la liberté d’enseignement, Action des parents, sd. qui couvre la période de 1830-1970 et L’État contre la liberté, Secrétariat autonome de recherches pédagogiques et scolaires, sd. qui analyse la rénovation de l’enseignement entre 1971 et 1978.
19. Pie XI a dénoncé cette volonté des régimes communiste (Divini redemptoris, 19-3-1937, 133 in Marmy), nazi (Mit brennender Sorge, 14-3-1937, 273-274 in Marmy) et fasciste (Non abbiamo bisogno, 29-6-1931, 219 in Marmy).
20. Id..
21. L’enseignant face à l’innovation, vol. I, Rapport général, OCDE, Paris, 1974, pp. 396-398.
22. CLAUSSE A., Une doctrine socialiste de l’éducation, Amicale fédérale du personnel enseignant socialiste de l’arrondissement de Liège, 1955, pp. 164-165. L’auteur a défendu les mêmes idées dans Philosophie et méthodologie d’un enseignement rénové, Georges Thone, Liège, 1972, notamment pp. 134-135.
23. Id., pp. 177-178.
24. Id., p. 179.
25. Pie XII lui aussi et de manière plus crue, a évoqué ces mères « inaptes à comprendre même l’objet de l’éducation, ignorantes de la plus élémentaire pédagogie, non formées ou déformées qu’elles sont elles-mêmes, préoccupées uniquement soit de leur tranquillité ou de leurs plaisirs égoïstes, soit de leurs intérêts matériels sur lesquels elles concentrent leurs pensées ». Et aussi les autres qui, « malgré leur bonne volonté et leur dévouement, se trouvent aujourd’hui plus que jamais, par suite des dures et inexorables conditions de la vie, dans l’impossibilité de remplir pleinement leur devoir ». Mais c’est pour rappeler que les maîtres à qui les enfants de ces femmes sont confiés, sont les « délégués et représentants des parents pour accomplir une telle mission en leur nom » (Aux maîtres catholiques italiens, 4-11-1945).
26. A des juristes catholiques italiens, op. cit..
27. Somme théologique, II-II, qu. 10 a. 12.
28. Divini illius Magistri, op. cit., 369.
29. Somme théologique, III, supplém., qu. 41 a. 1.
30. Divini illius Magistri, op. cit., 371 et 375
31. Pour une philosophie de l’éducation, Fayard, 1969, pp. 190-191.
32. Col., 3, 21.
33. PIE XII, Aux jeunes époux, 24-9-1941.
34. JEAN-PAUL II, Discours aux instituteurs catholiques chrétiens, 7-12-1979
35. JEAN XXIII, Discours à l’Union catholique de l’enseignement secondaire, 19-3-1960.
36. Discours aux maîtres catholiques italiens, 4-11-1955.
37. J’ajouterais : non pas par effraction mais seulement s’il y est invité. Notons, sans vouloir nier les bienfaits de certains traitements psychologiques ou psychanalytiques, que leurs méthodes sont parfois des moyens détournés de pénétrer dans le secret des consciences.
38. PIE XII, Radio-message pour la Journée de la famille, 23-3-1952.
39. Id..
40. En la matière, l’enseignement le plus constant de l’Église remonte à Paul lui-même qui, parlant de la conscience renouvelée par la foi, déclare que « tout ce qui n’est pas en conscience est péché » (Rm 14, 23 b). Dans cette conception, « la conscience morale apparaît comme l’instance ultime du jugement et de la décision moraux » ( BRUGUES J.-L, Dictionnaire de morale catholique, C.L.D., 1991).
41. Profession de foi du vicaire savoyard, in Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1959.
42. Le théologien moraliste allemand Bruno Schüller, reprend presque textuellement la définition de Rousseau : « la conscience, écrit-il, ne peut se tromper sur le bien et sur le mal. Ce qu’elle ordonne est toujours et infailliblement un bien moral » (Cité in MELINA Livio, La morale entre crise et renouveau, Culture et vérité, 1995, p. 110).
43. Jacques Maritain considère comme « erronée » et plus précisément « entièrement chimérique » la position de ceux « qui se fondent sur le principe du droit de l’enfant à une complète indétermination à l’égard de ce qu’il ne peut encore juger par lui-même, considérée comme la préservation de sa future liberté. A leurs yeux, l’enfant étant destiné à devenir un homme qui disposera librement de lui-même, devrait rester exempt de toute formation religieuse jusqu’au moment où, parvenu à l’âge adulte, il pourra librement faire son choix en matière de religion ». Voici les arguments qu’il avance : « d’une part, le principe (invoqué) est en réalité la négation de toute éducation, car à l’égard de tout ce qui lui est enseigné l’enfant doit commencer par croire avant de juger par lui-même. Et si sa future liberté était lésée parce qu’on lui communique des certitudes religieuses, elle serait également lésée parce qu’on lui communique des certitudes morales qui, les unes et les autres, seront soumises plus tard à son jugement d’adulte. Faut-il au nom de sa liberté s’abstenir de lui apprendre les préceptes moraux reconnus par le groupe social dont il est membre et lui laisser découvrir à lui tout seul les règles de la conduite humaine ? d’autre part, c’est précisément à condition d’être instruite que sa future liberté sera préservée. L’indétermination, l’ignorance et le vide ne préservent pas, ils tuent la liberté. C’est une condition de la liberté humaine de ne pouvoir s’exercer que si elle est équipée par la connaissance et formée par l’intelligence. Et c’est seulement si l’enfant a cru à une religion qu’il la connaîtra. Si plus tard il se prononce contre elle, ce sera librement, et en connaissance de cause. Si plus tard il persévère en elle, ce sera librement, et en connaissance de cause. Il n’est rien de plus libre que l’acte de foi. Et si la vertu de foi, qui n’est pas une habitude humaine, mais un don de la grâce, s’est déjà enracinée dans l’âme pendant les années d’enfance, la liberté de l’adhésion qu’elle comporte n’en sera pas diminuée mais fortifiée au moment des prises de conscience et des grands débats du passage à l’âge adulte. Ajoutons ici une remarque par parenthèse : si dans les diverses régions du globe l’individu professe généralement les croyances religieuses traditionnelles de la population dont il fait partie, ce n’est pas que le déterminisme de l’habitude ait en cela le pas sur la liberté, c’est plutôt que la liberté humaine s’exerce de fait sur les matériaux mis à sa portée par le milieu : aussi bien les faits de conversion religieuse et les grands phénomènes d’évangélisation, comme inversement le scepticisme pratique de ceux qui ne professent leur religion que par habitude ou conformisme social, témoignent-ils de l’essentielle liberté impliquée par la croyance quand elle est réelle et engage véritablement la personne ». (Pour une philosophie de l’éducation, Fayard, 1969, pp. 190-191).
44. Op. cit., p. 117.
45. Id., p. 118.
46. Jn 14, 16.
47. PIE XII, Radio-message pour la Journée de la famille, 23-3-1952.
48. PIE XII, Discours aux jeunesses catholiques féminines, 18-4-1952.
49. Homélie à Porto Alegre, 5-7-1980.
50. Déclaration sur l’éducation chrétienne, op. cit.. Pour réfléchir à la place et à la spécificité de l’école catholique aujourd’hui, on peut lire L’école catholique de la Congrégation pour l’éducation catholique du 19-3-1977.

⁢Chapitre 4 : Le régime politique

⁢i. Un régime idéal ?

Le bon sens pourrait suffire à suggérer qu’il n’y a pas de société idéale. Ainsi, le président tchèque Vaclav Havel, sans illusions sur les effets de la chute du communisme, a pu déclarer : « Le paradis n’a pas triomphé sur la terre et ne triomphera probablement jamais. Une telle image ne pouvait naître que dans les cerveaux prétentieux de ceux qui sont persuadés d’avoir tout compris, de n’avoir au-dessus d’eux aucune institution mystérieuse, et qui croient pouvoir donner des ordres à l’Histoire. Le paradis n’a pas triomphé et nous devrons affronter encore beaucoup de difficultés. Ce qui a triomphé, c’est l’espoir réel du retour commun de nos États et nations libres, indépendants et démocratiques en Europe »[1]. Il a expliqué, par ailleurs, les raisons de sa prudence. Elles peuvent être élargies à n’importe quelle situation politique à travers l’histoire car elles s’appuient sur l’expérience la plus réaliste de la faiblesse humaine : « Le paradis sur terre, écrit-il, où chacun aimerait son prochain, où tous seraient dévoués, honnêtes et aimables, où la pays serait florissant, où tout serait beau et fonctionnerait harmonieusement à la satisfaction de Dieu, n’existera jamais.

Le monde a fait ses pires expériences avec les utopistes qui promettaient pareille chose. Le mal existera toujours, personne n’arrivera à extirper la souffrance humaine, l’arène politique attirera toujours des aventuriers irresponsables, des ambitieux et de charlatans, et l’homme ne cessera pas, par enchantement, de détruire la planète. En ce sens, je n’ai aucune illusion.

Ni moi ni personne d’autre ne pourra une fois pour toutes gagner cette guerre. Tout au plus pourrons-nous, ici ou là, gagner une bataille et cela n’est même pas certain. Et pourtant, j’ai l’impression que mener sans cesse ce combat a un sens. Il a été mené depuis des siècles et espérons qu’il en sera toujours ainsi, tout simplement parce que c’est nécessaire et juste. Ou bien, si vous préférez, parce que Dieu le veut »[2].

d’une part donc, il n’y a pas de régime parfait et l’histoire montre que le meilleur régime finit toujours par se corrompre. d’autre part, n’oublions pas que l’action politique est bien l’affaire du laïcat. Il n’est donc pas étonnant que l’Église déclare que « la détermination des régimes politiques, comme la détermination de leurs dirigeants, doivent être laissées à la libre volonté des citoyens »[3]. L’Église, de manière prévisible, y met toutefois une condition : que « l’autorité renvoie à un ordre fixé par Dieu »[4]. Il en va de même en ce qui concerne les « modalités concrètes par lesquelles une communauté politique se donne sa structure et organise le bon équilibre des pouvoirs publics ». Elles « peuvent être diverses, selon le génie propre de chaque peuple et la marche de l’histoire. Mais elles doivent toujours servir à la formation d’un homme cultivé, pacifique, bienveillant à l’égard de tous, pour l’avantage de toute la famille humaine »[5].


1. Allocution devant la Diète et le Sénat polonais, Varsovie, 25 janvier 1990, in L’angoisse de la liberté, éd. De l’Aube, 1994, p. 71.
2. Méditation, in Géopolitique, n° 36, Hiver 1991-1992, pp. 5-6.
3. GS 74, par 3.
4. CEC 1901.
5. GS, 74, par. 6.

⁢ii. L’Église ne serait-elle pas monarchiste ?

Beaucoup le pensent en fonction de la structure même de l’Église et pour des raisons historiques. qu’en est-il vraiment ?

L’Église a certes une structure hiérarchique comme l’a rappelé le concile Vatican II. Jésus-Christ « a mis saint Pierre à la tête des autres apôtres, instituant, dans sa personne, un principe et un fondement perpétuels et visibles d’unité de foi et de communion. Cette doctrine du primat du Pontife romain et de son infaillible magistère, quant à son institution, à sa perpétuité, à sa force et à sa conception, le saint Concile à nouveau le propose à tous les fidèles comme objet certain de foi »[1].

Il ne faut pas oublier que selon les théologiens, le mot « hiérarchie » « doit être pris au sens non pas simplement d’ordre immuable, mais de communication généreuse.

En particulier, on voit par là comment la hiérarchie des ministères, dans l’Église, n’est qu’une hiérarchie de services (…).

Si l’on garde présente à l’esprit cette conception, il apparaîtra que la hiérarchie, au sens traditionnel du mot, n’est pas simplement formée des chefs, c’est-à-dire des Evêques, dans l’Église, ni même des différents ministères étagés selon leurs ordres respectifs. Elle s’étend à tout le corps des fidèles, et elle n’y est point simplement un ordre statique de dignités et de fonctions, mais bien la communication de vie qui se fait des uns aux autres et la communauté dans cette vie à laquelle cette communication aboutit »[2].

Il faut savoir aussi que lorsque l’on parle de « monarchie pontificale », on évoque bien sûr ce « principe fondamental dans la constitution de l’Église catholique, d’après lequel l’autorité suprême y appartient au Souverain pontife ». Mais, comme le fait remarquer aussitôt le Père Bouyer⁠[3], « ce principe n’est nullement exclusif d’une autorité collégiale de l’épiscopat dans son ensemble (bien entendu en communion avec le Pape) »[4].

Enfin, et de toute façon, l’Église et la société civile sont des sociétés de natures fort différentes. Pour le chrétien, l’Église est, à la fois visible et spirituelle, habitée par l’Esprit, fondée par Jésus-Christ lui-même, Corps mystique et Epouse du Christ. On ne peut donc pas sans réflexion, transposer, tel quel, son modèle de constitution sur les sociétés civiles. L’inverse serait tout aussi faux.

Il est intéressant de constater que les auteurs chrétiens qui ont manifesté quelque prédilection pour la monarchie ont rarement, semble-t-il appuyé leur argumentation sur le modèle ecclésial. C’est notamment le cas pour les deux penseurs les plus souvent cités en la matière : Thomas d’Aquin et Bossuet.

Pour nous persuader que la monarchie est, en principe, le meilleur gouvernement, Thomas d’Aquin⁠[5] inspiré par Aristote, ne développe que des arguments rationnels et se réfère à l’expérience. Bossuet, lui, s’appuiera sur l’Écriture sainte et tout particulièrement sur l’Ancien Testament⁠[6].

C’est donc fort à la légère que l’on déduit de la structure particulière de l’Église une hypothétique préférence pour la monarchie.


1. Constitution dogmatique Lumen gentium (LG), 18. Tout le chapitre III consacré à la constitution hiérarchique de l’Église, a comme but d’expliquer précisément cette doctrine qui peut paraître désuète voire choquante à bien des contemporains qui oublient l’origine de cette société particulière qu’est l’Église.
2. BOUYER Louis, Dictionnaire théologique, Desclée, 1990.
3. Op. cit..
4. Code de Droit canon, 749, par. 2.
5. De Regno ad regem Cypri, Livre I, chapitre II. Thomas y développe 4 arguments : l’un est plus efficace que le multiple pour conserver l’unité de la paix qui est la fin de tout gouvernement ; si, pour bien gouverner, plusieurs doivent être unis, un seul gouvernera « mieux que plusieurs qui s’approchent seulement de ce qui est un » ; le gouvernement d’un seul est conforme à la nature puisque le cœur commande à tous les membres, la raison aux parties de l’âme, une seule abeille aux abeilles et Dieu à toutes choses ; enfin, l’expérience montre, et l’histoire d’Israël en témoigne notamment, que les meilleurs régimes ont été monarchiques.
6. Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, Droz, 1967.

⁢iii. Les pièges de l’histoire

C’est l’histoire qui nous explique l’amalgame opéré. Tout d’abord, il faut tenir compte de ce qu’on peut appeler la coutume monarchique. L’évocation des rois « très chrétiens » ou du « Saint Empire » n’a rien de très original ni de très probant puisque le système monarchique fut largement répandu bien avant le christianisme et en dehors du christianisme. C’est la forme de gouvernement la plus courante dans les temps anciens⁠[1]. Si les théologiens chrétiens méditent sur la monarchie c’est, le plus souvent, parce qu’elle est la structure politique de l’époque. Notons qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, la pensée politique contestataire oppose aux modèles monarchiques existants d’autres modèles monarchiques plus « doux » ( monarchie tempérée, monarchie parlementaire). C’est le cas chez Locke, Montesquieu ou Voltaire. Mais sont proposés aussi parfois des systèmes plus autoritaires (despotisme éclairé ou monarchie totalitaire) chez Hobbes, Diderot et même, à une époque, chez Voltaire. Et si Rousseau célèbre la démocratie⁠[2], il avoue dans le même temps qu’elle est irréalisable dans les grands états⁠[3].

Il faut ensuite se rappeler la tentation théocratique dont nous avons déjà parlé et qui a perverti les rapports entre les églises et les états durant des siècles. Bien des papes, nous l’avons vu, ont estimé, avec l’aide de théologiens, que leur pouvoir s’étendait sur toutes les sociétés humaines et ont conforté par là même le modèle monarchique temporel.

Selon Jacques Leclerc⁠[4], c’est pour lutter contre la tentation temporelle des papes que les princes vont chercher à défendre l’idée qu’ils tiennent leur pouvoir directement de Dieu. Leur monarchie étant de droit divin, personne ne peut la contrôler à commencer par le pape⁠[5]. Progressivement, ce principe servira aussi à réclamer l’obéissance aveugle des sujets⁠[6].

d’un autre côté, il faut aussi se rendre compte que le système monarchique recouvre a de nombreux visages et que la réalité a apporté bien des corrections à la théorie. Ainsi, à l’époque féodale, aux Xe, XIe et XIIe siècles, en Europe occidentale, le principe monarchique s’est bien accommodé de « contrats » entre suzerains et vassaux, entre gouvernants et gouvernés. Cette féodalité que l’on peut appeler « juridique » « peut être définie comme un ensemble d’institutions créant et régissant des obligations d’obéissance et de service - principalement militaire - de la part d’un homme libre, dit « vassal », envers un homme libre dit « seigneur », et des obligations de protection et d’entretien de la part du « seigneur » à l’égard du « vassal » ; l’obligation d’entretien ayant le plus souvent pour effet la concession par le seigneur au vassal, d’un bien dit « fief » »[7]. Cette relation contractuelle a parfois affaibli l’État mais elle n’a « pas été nécessairement un facteur de déchéance » pour lui : « la royauté anglaise et la royauté française ont réussi à en faire usage, les circonstances politiques ont, au contraire, provoqué en Allemagne un développement anormal des droits des vassaux contre la royauté »[8].

De même, au moment où les villes se développent, on verra les « bourgeois » négocier d’autres « contrats » avec les gouvernants, ce sont les fameuses chartes, par exemple, dont nous avons déjà parlé.

Enfin, pour revenir à la monarchie de droit divin, il faut noter que tout dépend aussi des vertus chrétiennes du prince car, comme l’écrit B.-H. Lévy, si « de « droit divin », la monarchie l’était, (…) C’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin qui lui octroyait le droit de régner. Louis XIV n’a jamais dit « l’État c’est moi », trop conscient que l’État c’était Dieu, dont lui-même « tenait la place », pur reflet de « sa connaissance aussi bien que de son autorité ». Il ne pouvait imaginer être auteur et garant des lois, lui qui déclarait par exemple que « la parfaite félicité d’un royaume est qu’un prince soit obéi de ses sujets et que le prince obéisse à la loi ». Admirable figure de la Médiation qui n’eut (…) qu’à être reprise et retournée par les tenants de l’État démocratique »[9]

Jean-Paul II, en évoquant les empereurs saliens⁠[10], remarque lui aussi que les « seigneurs d’alors savaient qu’ils devaient à Dieu leurs pouvoirs discrétionnaires sur leurs sujets et non pas à eux-mêmes : ils savaient que c’était Dieu en définitive qui les leur avait confiés, qu’ils devraient rendre compte devant Lui de leur règne et de leur vie ». Dans le même mouvement il va montrer que bien des régimes modernes - il vise sans aucun doute les systèmes totalitaires - rejettent cette limitation : « Les potentats absolutistes des temps nouveaux, par contre, revendiquèrent une autorité totalement étrangère à Dieu parce qu’elle provenait de leur unique soif de pouvoir ».


1. Rappelons-nous également les critiques de Platon et de Cicéron vis-à-vis des modèles démocratiques de l’Antiquité. Ces régimes meurent d’un excès de liberté.
2. Encore faut-il bien se rendre compte que le système démocratique imaginé par Rousseau est en réalité un système parfaitement totalitaire.
3. Il écrit : « La monarchie ne convient qu’aux nations opulentes, l’aristocratie aux États médiocres en richesse ainsi qu’en grandeur ; la démocratie aux États petits et pauvres » (Du Contrat social, 1, III, chap. VIII, 10/18, 1963, p. 125).
4. LECLERC Jacques, Leçons de droit naturel, II, L’État ou la politique, Wesmael-Charlier, 1948, pp.140-145 et 166-172.
5. Pierre Crassus dans sa Defensio Henrici Regis, prend la défense de l’empereur d’Allemagne Henri IV (1050-1106) contre le pape Grégoire VII, en écrivant : « Le roi Henri a succédé au trône par l’intervention de Dieu. La preuve, le prophète Daniel nous la fournit: « Le royaume appartient au Seigneur et il le donne à qui Il l’entend » (Dan, IV, 14). Remarquez donc, je vous prie que le prophète affirme que le royaume appartient non pas à votre pape, mais à Dieu duquel Henri le détient sans doute possible ». (Cité par LECLERC J., op. cit., p. 168).
6. Louis XIV (1638-1715) écrit dans ses Mémoires : « Celui qui a donné des rois aux hommes a voulu qu’on les respectât comme ses lieutenants, se réservant à lui seul le droit d’examiner leur conduite. Sa volonté est que quiconque est né sujet obéisse sans discernement ». De Louis XV (1710-1774), dans le préambule d’un édit de décembre 1770 : « Nous ne tenons notre couronne que de Dieu : le droit de faire des lois (…) nous appartient à nous seul sans dépendance et sans partage ». De Guillaume II, empereur d’Allemagne (1859-1941), dans un discours prononcé à Coblence en 1897: « Guillaume Ier a montré et fait rayonner bien haut un trésor que nous devons conserver saintement : c’est la royauté par la grâce de Dieu, la royauté avec ses lourds devoirs, ses peines et ses travaux sans répit et aussi avec ses responsabilités redoutables devant le Créateur seul, responsabilité dont aucun ministre, aucune chambre des députés, aucun peuple ne peut relever le prince ». (Cités in LECLERC J., op. cit., p. 144)
7. GANSHOF F.L., qu’est-ce que la féodalité ? Office de publicité, 1947, p.12.
8. Id., p. 190.
9. La barbarie à visage humain, Grasset, 1977, p. 165.
10. Homélie sur la place de Speyer (Allemagne), 4-5-1987, OR, 2-6-1987, p. 13.

⁢iv. Dieu ne serait-il pas démocrate ?

En lisant les documents les plus récents du magistère, beaucoup penseront que l’Église célèbre aujourd’hui la démocratie comme elle a célébré jadis la monarchie, forcée par les événements ou entraînée par opportunisme.

Des hommes peuvent être calculateurs mais, comme disait Albert Camus, « l’honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits »[1]. Aussi pouvons-nous tenir pour certaine l’affirmation reprise plus haut : « La détermination des régimes politiques, comme la détermination de leurs dirigeants, doivent être laissées à la libre volonté des citoyens »[2]. Etant sauf, bien entendu, « l’ordre fixé par Dieu ».

Cette liberté découle de la distinction des pouvoirs et de l’autonomie relative du temporel.

Mais comment le choix s’effectuera-t-il ? Tous les régimes auraient-ils la même valeur ? Cela paraît évidemment impensable.


1. Cité par JUGNET Louis in Problèmes et grands courants de la philosophie, Cahiers de l’Ordre français, 1974, p. 170.
2. GS 74, par. 2.

⁢a. Dans l’Ancien Testament

Nous avons déjà évoqué la « Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte » de Bossuet. Même si ce livre contient, le contraire serait étonnant, d’excellentes réflexions, il n’en reste pas moins, comme l’écrit P. de Laubier, qu’à travers cette lecture de la Bible, Bossuet a tenté de réaliser « un compromis illusoire entre l’impérialisme du roi de France et le catholicisme »[1]. Certes, l’illustre orateur reconnaît que d’autres formes légitimes de gouvernement peuvent fleurir dans d’autres pays, il n’empêche qu’en ce qui concerne la France, il tente de justifier le pouvoir en place (la monarchie absolue de droit divin) et de le consolider en contestant le droit à l’insurrection reconnu par saint Thomas et surtout en donnant au roi un pouvoir quasi totalitaire puisque Bossuet, dans sa lecture sélective de l’Écriture, oublie le droit à la liberté religieuse et l’indispensable distinction des pouvoirs temporel et spirituel. Ainsi, face aux « fausses religions », même si Bossuet reconnaît que « la douceur est préférable », il écrit tout de même que le prince, « ministre de Dieu », « est le protecteur du repos public, qui est appuyé sur la religion ». Le prince « doit soutenir son trône dont elle est le fondement (…). Ceux qui ne veulent pas souffrir que le prince use de rigueur en matière de religion, parce que la religion doit être libre, sont dans une erreur impie. Autrement il faudrait souffrir dans tous les sujets et dans tout l’État, l’idolâtrie, le mahométisme, le judaïsme, toute fausse religion, le blasphème, l’athéisme même, et les plus grands crimes seraient les plus impunis »[2]. Le prince est comparé à Dieu : « Dieu est infini, Dieu est tout. Le prince, en tant que prince, n’est pas regardé comme un homme particulier : c’est un personnage public, tout l’État est en lui, la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. Comme en Dieu est réunie toute perfection et toute vertu, ainsi toute la puissance des particuliers est réunie en la personne du prince. (…) La puissance de Dieu se fait sentir en un instant de l’extrémité du monde à l’autre: la puissance royale agit en même temps dans tout le royaume. Elle tient tout le royaume en état comme Dieu y tient tout le monde. (…) Dieu donne au prince de découvrir les trames les plus secrètes. Il a des yeux et des mains partout. Nous avons vu que les oiseaux du ciel lui rapportent ce qui se passe (Eccl X, 20). Il a même reçu de Dieu, par l’usage des affaires, une certaine pénétration qui fait penser qu’il devine. A-t-il pénétré l’intrigue, ses longs bras vont prendre ses ennemis aux extrémités du monde ; ils vont les déterrer au fond des abîmes. il n’y a point d’asile assuré contre une telle puissance. (…) Elle est si grande cette majesté, qu’elle ne peut être dans le prince comme dans sa source ; elle est empruntée de Dieu, qui la lui donne pour le bien des peuples, à qui il est bon d’être contenu par une force supérieure »[3].

Ce lyrisme excessif n’est pas simplement théorique dans la mesure où nous en retrouvons l’écho dans son célèbre Sermon sur l’unité de l’Église[4] qui conforta, malgré sa modération, le gallicanisme de l’Église de France et du Roi. Bossuet y célèbre la fidélité de l’Église gallicane au Saint-Siège mais aussi la fidélité du Saint Siège à cette même Église. Pour ce qui est du prince, Bossuet propose le modèle de Constantin car c’est à partir de ce moment que « l’Église a appris d’en haut à se servir des rois et des empereurs pour faire mieux servir Dieu ». De dangereuses formules prêtent à la confusion des pouvoirs. N’est-il pas rappelé « que servir Dieu c’est servir l’État, que servir l’État c’est servir Dieu » ? Et l’orateur ne craint pas d’évoquer avec enthousiasme, le roi régnant, Louis XIV qui, à l’époque, se livrait à des annexions, combattait le jansénisme, allait révoquer l’Edit de Nantes (1685)⁠[5] et intervenait dans les affaires d’Église (nominations, bénéfices, etc.) : « Que ne doit espérer la France, lorsque fermée de tous côtés par d’invincibles barrières, à couvert de la jalousie et assurant la paix de l’Europe par celle dont son roi la fera jouir, elle verra ce grand prince tourner plus que jamais tous ses soins au bonheur des peuples et aux intérêts de l’Église dont il fait les siens ? Nous, mes frères, nous qui vous parlons, nous avons ouï de la bouche de ce prince incomparable, à la veille de ce départ glorieux qui tenait toute l’Europe en suspens, qu’il allait travailler pour l’Église et pour l’État, deux choses qu’on verrait toujours inséparables dans tous ses desseins. France, tu vivras par ces maximes, et rien ne sera plus inébranlable qu’un royaume si étroitement uni à l’Église que Dieu soutient ! Combien devons-nous chérir un prince qui unit tous ses intérêts à ceux de l’Église ? N’est-il pas notre consolation et notre joie, lui qui réjouit tous les jours le ciel et la terre par tant de conversions ? Pouvons-nous n’être pas touchés, pendant que par son secours nous ramenons tous les jours un si grand nombre de nos enfants dévoyés, et qui ressent plus de joie de leur changement que l’Église romaine leur Mère commune, qui dilate son sein pour les recevoir ? la main de Louis était réservée pour achever de guérir les plaies de l’Église ».

On ne peut oublier que cette conception et les actes qu’elle couvre et justifie expliquent l’opposition et même la colère de Rome. La confrontation fut extrêmement tendue avec d’une part la menace militaire française et d’autre part l’excommunication préparée par Innocent XI⁠[6].

En fait, voulant conforter la politique royale de le France de son époque, Bossuet utilise l’Écriture comme d’autres, au XXe siècle, tenteront aussi de l’utiliser pour justifier la révolution marxiste.

Une lecture attentive et sans préjugé de l’Ancien Testament révèle bien sûr l’importance de la Royauté dans l’histoire d’Israël mais il ne faut pas oublier que, pendant longtemps, Israël connut des assemblées et des Juges, non des rois⁠[7]. Il ne faut pas oublier non plus qu’en face du Roi se dresse toujours la figure du Prophète, libre et critique, qui préfigure le rôle de l’Église autonome, face au pouvoir politique⁠[8]. Mais il est un texte particulièrement intéressant qui mérite d’être médité dans le livre de Samuel:

« Samuel, vieillissant, établit ses fils juges en Israël. Son aîné s’appelait Joël, le second Abia ; ils jugeaient à Bersabée. Mais ses fils ne marchèrent point sur les traces de leur père : ils s’en détournèrent pour s’enrichir, acceptaient des présents, et violaient le droit. Tous les anciens d’Israël vinrent en groupe trouver Samuel, à Rama, et lui dirent : « Tu deviens vieux, et tes fils ne marchent pas sur tes traces. Institue sur nous un roi pour nous gouverner, comme cela se fait chez toutes les autres nations. » Ces paroles : « Donne-nous un roi pour nous gouverner » déplurent à Samuel, qui se mit en prières devant le Seigneur. Le Seigneur lui dit : « Donne satisfaction au peuple dans tout ce qu’ils te diront. Ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi qu’ils ne veulent plus voir régner sur eux. Ils te font ce qu’ils n’ont cessé de me faire jusqu’à présent, depuis le jour où je les ai fait sortir d’Égypte : ils m’abandonnent pour servir des dieux étrangers. Ecoute-les, maintenant ; mais donne-leur un solennel avertissement, leur faisant connaître la charte du roi qui régnera sur eux. » Samuel rapporta ces paroles du Seigneur au peuple qui réclamait un roi : « Voici, dit-il, comment vous traitera votre roi : il prendra vos fils pour ses chars et sa cavalerie, ou pour courir devant son char ; il s’en fera des chefs de mille ou des chefs de cinquante ; il les emploiera à ses labours et à ses moissons, à la fabrication de ses armes de guerre et de ses attelages. Il prendra vos filles pour en faire ses parfumeuses, ses cuisinières et ses boulangères. Il se réservera le meilleur de vos champs, de vos vignes et de vos oliviers pour les donner à ses officiers. Il lèvera la dîme de vos semailles et de vos vignes pour les donner à ses eunuques et à ses domestiques. Il prendra vos serviteurs, vos servantes, vos meilleurs bœufs et vos ânes pour les employer à ses travaux. Il prélèvera le dixième de vos troupeaux, et vous-mêmes serez ses esclaves. Et le jour où vous réclamerez contre le roi que vous aurez choisi, le Seigneur ne vous écoutera pas. » Le peuple refusa d’écouter la voix de Samuel. « Non, dirent-ils, il nous faut un roi ! Nous voulons être comme toutes les nations. Notre roi nous jugera, il marchera à notre tête, et sera notre chef à la guerre. » Samuel, qui avait écouté toutes les paroles du peuple, en fit part au Seigneur. Et le Seigneur lui ayant répondu : « Ecoute-les. Donne-leur un roi », Samuel dit aux Israélites: « Allez-vous-en, chacun dans votre ville. » »[9]

Ce texte nous fait penser immanquablement à un extrait des Lettres persanes (1721) de Montesquieu⁠[10]. Un des protagonistes⁠[11] raconte l’histoire des Troglodytes, dans laquelle, sous la forme d’un conte moral et philosophique, l’auteur expose quelques idées sur la démocratie et la monarchie, qu’il développera plus tard. Alors que les anciens Troglodytes connaissent, par leur méchanceté, c’est-à-dire leur ambition et leur égoïsme, les méfaits de l’anarchie, les bons Troglodytes, eux, vivent en démocratie parfaite car ces hommes « avaient de l’humanité, connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu ». Ce qui les distingue, c’est l’oubli d’eux-mêmes et leur totale générosité : « ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l’intérêt commun ». Leur premier souci est le bonheur de l’autre, sans restriction ni arrière-pensée. Or, un jour, ces Troglodytes, frugaux, désintéressés et travailleurs, qui vivaient en parfaite communion, portés par leur seule vertu vont réclamer un roi. Il semble que ce soit le grossissement du peuple qui les pousse à cette demande mais en réalité le « vieillard vénérable » qu’ils vont choisir va révéler la véritable motivation : « Je vois bien ce que c’est, dit-il, ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur: vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors, vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu ».

Dans le texte de Samuel, comme dans sa version laïque, on remarque que la monarchie est considérée comme un pis aller, une concession à faire lorsque les responsables du peuple se corrompent et que celui-ci en a assez de suivre la loi plus exigeante de Dieu ou de la morale. Mais la prédiction de Samuel se vérifia. « A cause de la malice de ces rois, commente saint Thomas, (les Hébreux) abandonnèrent le culte du Dieu unique et furent finalement emmenés en captivité »[12]. De son côté, Montesquieu, dans l’Esprit des lois montrera qu’il ne peut y avoir de démocratie sans une forte morale personnelle⁠[13].


1. LAUBIER P. de, Pour une civilisation de l’amour, Fayard, 1990, p. 152. l’auteur continue en écrivant : « Il en résulta un renforcement des tendances gallicanes qui, s’ajoutant à l’influence janséniste, contribua à stériliser la vie intellectuelle et à paralyser la vie spirituelle de l’Église de France. Le XVIIIe siècle si fécond en doctrines politiques et sociales, décisif du point de vue économique avec les débuts de l’industrialisation, et théâtre des deux révolutions politiques américaine et française, trouva une Église muette bientôt menacée d’extermination en France même ». Louis Jugnet (Doctrines philosophiques et systèmes politiques, Ed. « Cahiers du présent », 1977, pp. 35-37) tout en reconnaissant que Bossuet développe une théologie de l’histoire « qui n’est pas toujours à nos yeux assez prudente et réservée », s’efforce de défendre la catholicité de la pensée politique de Bossuet. Son argumentation semble s’appuyer sur l’interprétation favorable de certains auteurs plutôt que sur le texte même de l’évêque de Meaux.
2. Op. cit., Livre VII, Art. III, Proposition X, p. 229.
3. Id., Livre V, Article IV, proposition 1, pp. 177-179.
4. Sermon prêché à l’ouverture de l’assemblée générale du clergé de France, le 9 novembre 1681, in Sermons, Garnier, s.d., Tome IV, pp. 421-476.
5. Avant la révocation, le ministre Louvois prit des mesures violentes contre les protestants. Ce furent les fameuses « dragonnades ». A partir de 1681 précisément, « des soldats, qui appartenaient souvent aux régiments de dragons, furent logés chez les protestants avec licence de se comporter comme en pays conquis, de saccager les maisons, de se livrer à toutes sortes de sévices et de vexations, jusqu’au moment où leurs hôtes se décidaient à abjurer. L’intendant Marillac obtint ainsi, en quelques semaines, 37.000 conversions dans le Poitou. Foucault, intendant du Béarn, pouvait annoncer au roi que, sur 22.000 protestants du Béarn, il n’en restait pas mille à persister dans leur foi. Ces nouvelles encourageantes contribuèrent à décider Louis XIV à la révocation de l’Edit de Nantes » (Mourre).
6. Pape de 1676 à 1689. Ses successeurs Alexandre VIII (1689-1691) et Innocent XII (1691-1700) restèrent intransigeants. Le schisme fut évité car Louis XIV fit marche arrière. Contrairement à ce qu’imaginait Bossuet, on peut dire que « dans son ensemble, la politique religieuse de Louis XIV a échoué ; il n’a pas rétabli l’unité de la foi. Il n’a pas écarté le jansénisme, il n’a pas étouffé ni organisé le gallicanisme. Tout au contraire, le spectacle des disputes, des rigueurs et des persécutions a troublé profondément les âmes et préparé la transformation des idées » ( GAXOTTE P., La France de Louis XIV, Hachette, 1968, p. 218).
7. Cf. Gn 23 ; Jos 22, 11-14 et 33 ; Jg 19.
8. On se souviendra notamment de la mission d’Elie auprès du roi Achab (1 R 21).
9. 1 S 8, 1-22. Le roi que Dieu désignera sera Saül.
10. 1689-1755.
11. Lettres XII-XIV, Livre club du libraire, 1958, pp. 23-30.
12. De Regno ad regem Cypri, I, IV.
13. Cf. Livre V, chap.V et Livre VIII, chap. II.

⁢b. Saint Thomas

L’illustre docteur de l’Église a été l’objet de lectures très opposées. Certains y ont trouvé des arguments pour défendre la monarchie alors que d’autres s’appuyaient sur la pensée du théologien pour promouvoir la démocratie.

qu’en est-il exactement ?

Dans le De Regno ad regem Cypri, saint Thomas définit, à la suite d’Aristote, trois formes de gouvernement suivant le nombre de personnes qui dirigent Un seul en monarchie, plusieurs en aristocratie, une multitude en république. Ces gouvernements sont justes dans la mesure où le pouvoir des dirigeants est ordonné au bien de la multitude. Si les dirigeants ne se préoccupent que de leur propre bien, le gouvernement devient injuste : la monarchie devient tyrannie, l’aristocratie oligarchie et la république démocratie. Comme nous l’avons vu précédemment, pour saint Thomas, la royauté est le meilleur régime car il est bon « qu’un gouvernement juste soit exercé par un seul, pour être plus fort ». Mais, ajoute immédiatement l’auteur, « si ce gouvernement tombe dans l’injustice, il est meilleur qu’il appartienne à beaucoup, pour qu’il soit plus faible et que les gouvernants s’entravent les uns les autres. Donc parmi les gouvernements injustes, le plus tolérable est la démocratie, le pire la tyrannie »[1]. Pour saint Thomas, c’est précisément par crainte de la tyrannie que les Romains ont renoncé à la royauté. On passe vite évidemment du souci du bien commun au souci de son propre bien. La frontière entre royauté et tyrannie est aussi mince que la frontière entre le bien et le mal, entre la générosité et l’égoïsme. Tout dépendant en fait de la vertu des hommes, les régimes sont instables et sombrent facilement dans l’injustice. Les rois de Rome devenus tyrans, le peuple réclama la république qui fut très prospère ce qui prouve, reconnaît saint Thomas, « qu’une cité administrée par des magistrats annuels est parfois plus puissante qu’un roi, possédât-il trois ou quatre cités »[2]. Malheureusement, le succès de la république romaine fut compromis par des dissensions continuelles et le peuple se vit arracher sa liberté par le pouvoir des empereurs dont certains furent de véritables tyrans.

Dans la Somme théologique, le Docteur angélique réaffirme que « la royauté est la meilleure forme de gouvernement si elle n’est pas corrompue. Mais, précise-t-il, à cause du pouvoir considérable attribué au roi, la royauté dégénère facilement en tyrannie, si celui à qui est attribué un tel pouvoir n’est pas d’une vertu parfaite. (…) Or peu d’hommes sont d’une vertu parfaite »[3]. C’est sans doute la raison pour laquelle saint Thomas préconisera ce qu’il appelle un regimen commixtum, un régime « bien dosé » inspiré par le mode de gouvernement établi par Moïse : « Pour que l’organisation des pouvoirs soit bonne, dans une cité ou dans un peuple quelconques, il faut prendre garde à deux choses. La première, que tous les citoyens aient une certaine part d’autorité. C’est le moyen de maintenir la paix dans le peuple, car tout le monde aime un arrangement de ce genre et tient à le conserver, comme dit Aristote au livre II de sa Politique (lect. 14). la deuxième se rapporte aux diverses espèces de régimes, ou de répartition des autorités. Car il y en a plusieurs espèces, exposées par Aristote dans sa Politique (livre III, lect. 6), et dont voici les deux principales: la royauté, où un seul exerce le pouvoir en raison de sa vertu ; et l’aristocratie, c’est-à-dire le commandement des hommes d’élite, où un petit nombre exerce le pouvoir en raison de sa vertu. En conséquence, voici la répartition la meilleure des pouvoirs dans une cité ou un royaume quelconques : d’abord un chef unique, choisi pour sa vertu, qui soit à la tête de tous, puis, au-dessous de lui, quelques chefs choisis pour leur vertu. Pour être celle de quelques-uns, leur autorité n’en est pas moins celle de tout le monde, parce qu’ils peuvent être choisis dans tout le peuple, ou même, qu’en fait, ils y sont choisis. Voilà donc la politie [la forme de gouvernement] la meilleure de toutes. Elle est bien dosée : de royauté, en tant qu’un seul y commande ; d’aristocratie, en tant que plusieurs y exercent le pouvoir en raison de leur vertu ; de démocratie, enfin, c’est-à-dire de pouvoir du peuple, en tant que les chefs peuvent y être choisis dans les rangs du peuple, et que c’est au peuple qu’appartient l’élection des chefs.

Tel fut le régime institué par la loi divine. Car Moïse et ses successeurs gouvernaient le peuple comme des chefs uniques commandant à tous, ce qui est une espèce de royauté. Mais on choisissait septante-deux Anciens en raison de leur vertu, comme il est dit dans le Deutéronome : « J’ai pris dans vos tribus des hommes sages et nobles, et les ai constitués chefs » (1, 15), ce qui était aristocratique. Et il était démocratique en ce que les Anciens étaient choisis dans l’ensemble du peuple ; car il est dit dans l’Exode : « Choisis parmi tout le peuple des hommes sages…​ » (18, 21) ; et même en ce que le peuple les élisait: « Déléguez d’entre vous des hommes sages…​ » (Dt 1, 13) »[4].

Etienne Gilson qui commente ce texte-clé, précise que « le meilleur des régimes politiques est celui qui soumet le corps social au gouvernement d’un seul, mais non pas que le régime le meilleur soit le gouvernement de l’État par un seul. Le prince, roi, ou de quelque titre qu’on le désigne, ne peut assurer le bien commun du peuple qu’en s’appuyant sur lui. Il doit donc faire appel à la collaboration de toutes les forces sociales utiles au bien commun, pour les diriger et les unir. (…) Ce régime ne ressemble guère aux monarchies absolues et fondées sur le droit du sang (…). Le peuple auquel pense saint Thomas avait Dieu pour roi, et ses seuls chefs de droit divin furent les Juges. Si les Juifs ont demandé des rois, c’était pour que Dieu cessât de régner sur eux »[5].

De plus, il faut pas oublier que le monarque auquel pense saint Thomas ne règne pas selon son bon plaisir ce qui est précisément le propre du tyran. Nous avons vu l’importance accordée par notre auteur au choix de celui qui sera élevé à la fonction, à sa vertu. Instruit par la loi divine, ce prince doit avoir le souci de la « vie bonne » de son peuple, attentif au bien commun, régnant avec justice et prudence. De plus, « le gouvernement du royaume doit être organisé de telle sorte qu’une fois le roi établi, l’occasion d’une tyrannie soit supprimée. En même temps, son pouvoir doit être tempéré de manière à ne pouvoir dégénérer facilement en tyrannie »[6].

Enfin, saint Thomas va poser le problème de la résistance au prince injuste c’est-à-dire au tyran. Si le tyran est un usurpateur, la solution est simple : « Dans le cas où quelqu’un s’empare du pouvoir par la force, contre le gré des citoyens, et en leur faisant violence, s’il n’y a pas possibilité de recourir à une autorité supérieure qui fasse justice de l’usurpateur, l’homme qui, pour libérer sa patrie, tue le tyran, est digne de louange et de récompense »[7]. Le problème est plus délicat lorsqu’il s’agit d’un prince légitime qui se conduit en tyran. Si la tyrannie n’est pas excessive, il est sans doute plus sage de la tolérer un temps car le renversement du tyran peut entraîner une aggravation de la situation : soit l’anarchie, soit une tyrannie plus dure. Si la tyrannie est intolérable, saint Thomas estime l’initiative privée peu conforme à la doctrine des Apôtres⁠[8]. Dès lors, si le prince contesté ne doit pas son pouvoir à un supérieur qui pourrait le corriger ou le destituer, « il vaut mieux agir par l’autorité publique », recommande saint Thomas. Et l’explication est intéressante car elle nous montre bien que dans l’esprit du docteur de l’Église, le monarque n’est pas un personnage divinisé ou sacralisé, intouchable parce qu’il détiendrait son pouvoir directement de Dieu. « Tout d’abord, dans le cas où la multitude a le droit de se pourvoir d’un roi, elle peut sans injustice destituer le roi qu’elle a institué ou réfréner son pouvoir s’il abuse tyranniquement du pouvoir royal. Et il ne faut pas penser qu’une telle multitude agisse avec infidélité en destituant le tyran, même si elle s’était auparavant soumise à lui pour toujours, parce que lui-même, en ne se comportant pas fidèlement dans le gouvernement de la multitude, comme l’exige le devoir d’un roi, a mérité que ses sujets ne conservassent pas leurs engagements envers lui »[9]. Commentant ce texte, Journet rappelle opportunément « qu’à la différence du souverain pontife, qui n’est pas vicaire de l’Église, mais qui est vicaire du Christ, le roi (et tout gouvernement) est vicaire de la multitude, « vices gerens multitudinis ». Le pouvoir constituant reste l’apanage de la multitude, le roi ne possède qu’un pouvoir de régence »[10]. Enfin, saint Thomas indique bien la différence qu’il y a entre l’opposition au tyran et la sédition qui est fermement condamnée comme un péché mortel. La sédition est une opposition au droit et au bien commun. « Le régime tyrannique n’est pas juste, étant ordonné, non pas au bien commun, mais au bien particulier de celui qui gouverne. En conséquence, le renversement de ce régime n’est pas une sédition : à moins qu’on ne le renverse de telle manière que la multitude des sujets ait plus à pâtir du désordre qui suivra que du régime tyrannique lui-même. C’est le tyran qui est séditieux, en entretenant des désordres et des séditions dans le peuple afin de pouvoir dominer plus sûrement »[11].

On voit à travers ces textes combien il est difficile de considérer d’accréditer la thèse de Bossuet ou de quelques autres théoriciens de la monarchie absolue de droit divin.

Les théologiens de la seconde scolastique, à la suite de saint Thomas, auront la même position.


1. Op. cit., I, III.
2. Id., I, IV. Saint Thomas explique ce succès comme suit : « il arrive la plupart du temps que les hommes qui vivent sous un roi travaillent assez mollement au bien commun parce qu’ils estiment que la peine qu’ils dépensent pour le bien commun ne rapporte rien à eux-mêmes, mais à un autre, sous le pouvoir de qui ils voient que sont les biens communs. Au contraire, quand ils voient que le bien commun n’est pas sous le pouvoir d’un seul, ils ne s’en occupent pas comme de ce qui est le bien d’autrui, mais chacun s’y applique comme à son bien propre.(…) Et les petites charges exigées par le roi sont plus lourdes à porter que de grands fardeaux imposés par la communauté des citoyens, ce qui fut observé au cours du développement de la république romaine ».
3. Somme théologique Ia IIae 105 1. Saint Thomas rappelle quelques principes énoncés par le Seigneur en vue d’instaurer la royauté:
   « 1. En premier lieu, le mode pour choisir le roi, avec deux règles : que dans ce choix on compterait sur le jugement de Dieu, et qu’on ne ferait pas roi un étranger, vu que de tels rois n’ont cure du peuple qui leur est soumis.
   2. Les rois étant établis, il fut déterminé comment ils devraient se comporter à l’égard de leurs biens propres : ils ne multiplieraient pas le nombre de leurs chars, chevaux et épouses, et n’amasseraient pas d’immenses richesses - car c’est par la convoitise de telles choses que les princes versent dans la tyrannie et s’écartent de la justice.
   3. Il fut ensuite précisé comment ils devraient se comporter à l’égard de Dieu : ils devraient toujours lire et méditer la loi de Dieu, toujours remplis de la crainte de Dieu et obéissants.
   4. Il fut précisé enfin comment ils devraient se comporter à l’égard de leurs sujets : ils ne les mépriseraient pas avec superbe, ni ne les opprimeraient, et ne s’écarteraient pas de la justice ».
4. Somme théologique, Ia IIae, 105, 1, ad Resp.
5. GILSON E., Le thomisme, Vrin, 1986, pp. 402-403. L’allusion au texte de Samuel cité plus haut est claire.
6. De Regno, I, VI.
7. Scriptum super Libros Sententiarum (Sent), II, 44, 2. Cité et traduit par JOURNET Ch., Exigences chrétiennes en politique, Egloff, 1946, p. 409.
8. Cf. 1 P 2, 18-19: il faut « être respectueusement soumis non seulement aux maîtres bons et modérés, mais aussi à ceux qui sont difficiles. Car c’est une grâce de supporter pour rendre témoignage à Dieu des peines que l’on souffre injustement ».
9. De Regno, I, VI. On peut préciser que, pour saint Thomas, « ce qui fait le peuple, ce sont les sages, non la foule amorphe, mais une multitude unifiée par son consentement au droit et par sa communauté d’intérêt » (IIa IIae, qu 42, 2). Nous retrouverons cette idée dans PIE XII, Radio-message au monde, 24-12-1944.
10. Op. cit., p. 412.
11. IIa IIae, qu. 42, 2. On peut actualiser ce texte en citant un extrait de la Lettre adressée à l’épiscopat mexicain, par Pie XI, le 28 mars 1937: « Vous avez rappelé à vos fils plus d’une fois que l’Église préconise la paix et l’ordre, même au prix de lourds sacrifices, et quelle condamne toute insurrection ou violence injuste contre les pouvoirs constitués. d’autre part, vous avez affirmé que, si le cas se produit où ces pouvoirs constitués s’insurgent contre la justice et la vérité au point de détruire jusqu’aux fondements mêmes de l’autorité, on ne voit pas comment on pourrait condamner alors le fait que les citoyens s’unissent pour défendre la nation et se défendre eux-mêmes, par de moyens licites et appropriés, contre ceux qui se prévalent du pouvoir public pour entraîner le pays à la ruine.
   S’il est vrai que la solution pratique dépend des circonstances concrètes, nous avons toutefois le devoir de vous rappeler quelques principes généraux qu’il faut toujours garder présents à la mémoire ; les voici :
   1° les revendications doivent avoir un caractère de moyen ou de fin relative, non de fin dernière et absolue ;
   2° les moyens auxquels on recourra ne doivent compter que des actions licites et non des actions intrinsèquement mauvaises ;
   3° les moyens devant être proportionnés à la fin, il faut en user seulement dans la mesure où ils servent à l’obtenir ou à la rendre possible en tout ou en partie, et de telle manière qu’ils ne causent pas à la communauté des dommages supérieurs à ceux qu’on veut réparer ;
   4° l’usage de ces moyens et l’exercice des droits civiques et politiques dans toute leur extension, englobant aussi les problèmes d’ordre purement matériel et technique, ne comptent d’aucune manière parmi les tâches du clergé et de l’action catholique comme tels…​
   5° le clergé et l’action catholique étant, en vertu de leur mission de paix et d’amour, destinés à unir tous les hommes in vinculo pacis doivent contribuer à la prospérité de la nation principalement en favorisant l’union des citoyens et des classes sociales…​ » (Cité in JOURNET, op. cit., pp. 414-415).

⁢c. La seconde scolastique.

Aux XVIe et XVIIe siècles, les théologiens vont pousser plus avant les réflexions de saint Thomas et leur pensée toujours nourrie de l’Écriture sainte et de l’expérience historique va à la fois préciser le pouvoir du pape en le limitant sur le plan temporel et éclaircir le problème de l’origine du pouvoir civil.

Il va sans dire que leurs enseignements ne plurent pas nécessairement aux souverains pontifes et irritèrent les monarques absolus notamment en France et en Angleterre.

Francisco de Vitoria (1483 ? 1492?-1546)

On n’a pas suffisamment mis en évidence l’apport décisif de ce dominicain espagnol à la science politique. Pourtant sa doctrine « constitue un véritable progrès dans l’histoire de la pensée humaine: des profondeurs du thomisme il a fait épanouir en pleine lumière des vérités fondamentales qui y étaient enfouies et gisaient comme couvertes de décombres »[1]. Ce jugement n’est certes pas excessif car l’on peut considérer Vitoria comme le génial fondateur du droit politique moderne qu’il a établi sur des bases théologiques.

C’est notamment à l’occasion de sa fameuse Leçon sur les Indiens[2] que Vitoria s’interroge sur l’origine du pouvoir. Sa réponse nourrie du premier chapitre de la Genèse est lourde de conséquences : « Le pouvoir se fonde sur l’image de Dieu. Mais c’est par sa nature que l’homme est l’image de Dieu, c’est-à-dire par ses puissances rationnelles » (Ire partie). La conséquence immédiate, en ce qui concerne les Indiens, est qu’ils « ont, sans aucun doute, un véritable pouvoir, tant public que privé, et que les chrétiens ne peuvent pas non plus à ce titre les dépouiller de leurs biens comme si, princes ou citoyens, ils n’en étaient pas véritablement propriétaires »[3]. Pour Vitoria, les Indiens ont donc les mêmes droits que les Espagnols. Et tout État indien aussi rudimentaire fût-il, est juridiquement l’égal de l’immense empire espagnol. Rappelons, par ailleurs, qu’au yeux de notre théologien, l’empereur n’est pas le maître du monde. Quand bien même il serait le maître du monde, l’empereur ne pourrait pas pour autant occuper les provinces des barbares, instituer de nouveaux maîtres, déposer les anciens et imposer de nouveaux tributs. Enfin, s’agissant du pouvoir temporel, le pape n’est pas le maître du monde En fait, l’autorité est donnée à tous les hommes par Dieu à travers la loi naturelle. Mais tous les hommes ont une nature sociable et ce n’est qu’à travers la société que la loi naturelle peut se réaliser. C’est donc à l’ensemble de l’humanité, à « la république humaine » que l’autorité est donnée et non pas immédiatement aux princes. La « république humaine » crée éventuellement les organes nécessaires au gouvernement. L’autorité n’est pas concédée aux gouvernants par le peuple, elle leur appartient en propre puisqu’elle est l’autorité de la « république humaine » concentrée dans les organes de gestion.

Francisco Suarez (1548-1617)

Ce jésuite espagnol, inspiré lui aussi par saint Thomas et formé à Salamanque par un disciple de Vitoria (Juan Mancio) va, comme son illustre prédécesseur, mettre à mal le principe de la monarchie de droit divin. En effet, écrit-il⁠[4], « en premier lieu, le pouvoir civil suprême, en tant que tel, est immédiatement donné par Dieu aux hommes qui constituent la cité ou communauté politique parfaite ; c’est pourquoi, en vertu de cette donation, ce n’est pas à une personne ou à un groupe déterminé qu’est conféré le pouvoir, mais à l’ensemble du peuple ou à la communauté en tant que corps social ». On dit que « le pouvoir vient de Dieu simplement en ce sens que Dieu est l’auteur de la nature, et la nécessité du pouvoir suit de la nature de l’homme ».

En second lieu, le peuple va confier l’exercice du pouvoir qu’il détient à un groupe ou à une famille. A l’origine de tous les pouvoirs civils, il y a comme une démocratie hypothétique qui peut s’exprimer dans divers régimes. Même si Suarez considère que, parmi les trois formes traditionnelles de gouvernement répertoriées par Aristote, la monarchie reste le meilleur régime, « les autres modes de gouvernement ne sont pas mauvais néanmoins, ils peuvent même être bons et utiles. C’est pourquoi, de par la loi purement naturelle, les hommes ne sont pas obligés de mettre le pouvoir aux mains d’un seul ou de plusieurs ou de la collectivité dans son entier ». Ajoutons encore que la monarchie doit être le fruit d’un pacte : « Le pouvoir royal et l’obéissance qui lui est due a pour fondement le pacte de la société et par conséquent ne provient pas d’une institution directe de Dieu, car un pacte humain est conclu par une volonté venant de l’homme ». « Le pouvoir, lorsqu’il appartient légitimement à un homme, vient directement ou indirectement du peuple, et (…) il ne peut être légitime autrement ».

Le pouvoir de gouverner qu’auront les chefs politiques vient de la loi naturelle puisqu’il est nécessaire à cette société et par conséquent il vient de Dieu auteur de la nature. Mais l’autorité est déterminée par les hommes. Les hommes qui exercent l’autorité sont à la fois ministres de Dieu et de la collectivité. Aussi, la constitution ne pourra être modifiée que par consentement mutuel ou dans des circonstances graves comme en cas de tyrannie ou d’anarchie⁠[5].

François-Robert Bellarmin (1542-1621)

A la même époque, un jésuite italien qui sera canonisé en 1930 puis déclaré docteur de l’Église en 1931, défend des idées semblables. Dans ses Controverses[6], il rappelle que le pouvoir civil est de droit naturel, qu’il vient de Dieu immédiatement et qu’il est donné à la multitude. Celle-ci ne peut exercer le pouvoir par elle-même et le transmet à une ou plusieurs personnes. Les formes particulières de gouvernement (monarchie, aristocratie, démocratie) ne sont donc pas de droit naturel mais relèvent du droit des gens.


1. Vacant, op. cit..
2. HERNANDEZ MARTIN Ramon, Francisco de Vitoria et la « leçon sur les Indiens », Cerf, 1997.
3. Id., op. cit., p. 76.
4. Cf. Defensio fidei catholicae, III, 5 (cité in LAUBIER P. de, Pour une civilisation de l’amour, op. cit., pp. 141-142) ; De legibus et legislatore Deo, 1, III, c. I-IV et LECLERC J., op. cit., pp. 157-158.
5. Le Defensio fidei catholicae est une réponse au roi d’Angleterre Jacques Ier (1567-1625) qui s’était fait le théoricien de la monarchie de droit divin dans deux ouvrages : The True Law of Free Monarchies et Basilikon Doron.
6. Disputationes de controversiis christianae fidei adversus temporis hereticos, I, III, De laicis, c. VI.

⁢d. Que conclure ?

Il est intéressant de constater que ces théologiens qui orientent de manière décisive la réflexion chrétienne en politique se sont référés au premier chapitre de la Genèse qui nous a paru si riche d’implications et qui occupe une place centrale dans l’enseignement social du pape Jean-Paul II. Saint Augustin avait jeté très clairement les bases de cette philosophie politique en faisant remarquer que le règne de l’homme, à l’origine, ne porte que « sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel ». Dieu « n’a pas voulu que l’être raisonnable commandât à d’autres êtres que ceux qui sont sans raison. Il n’a pas voulu que l’homme commandât à l’homme, mais à la bête ». Dès lors, le pouvoir nécessaire à la constitution d’une société ne peut, bien entendu, compris qu’en termes de service : « Ceux qui commandent sont les serviteurs de ceux à qui ils paraissent commander »[1].

d’autre part, les recherches des théologiens de la seconde scolastique nous montrent le lien qui existe entre une bonne compréhension du principe de la distinctions des pouvoirs temporel et spirituel, le droit des gens et l’organisation politique. La confusion des pouvoirs ou du moins une mauvaise compréhension de leur distinction a paralysé ou du moins freiné l’instauration de systèmes respectueux des droits des personnes. De même, aujourd’hui, nous allons y revenir, une mauvaise compréhension du concept démocratique a produit les mêmes effets néfastes.

En tout cas, l’observateur contemporain qui peut se pencher sur la longue histoire de la monarchie et sur deux siècles d’expériences démocratiques, sait que les étiquettes sont parfois trompeuses, que le roi des Belges a nettement moins de pouvoir que le président des États-Unis ou que le président de la République française, que les démocraties populaires n’ont rien eu de démocratique ni de populaire…​ Il a appris aussi que le meilleur des gouvernements, de quelque espèce qu’il soit, n’a jamais qu’un temps et finit toujours par se corrompre. Il s’est rendu compte enfin que la qualité d’un gouvernement dépend surtout de la qualité des personnes qui l’exercent mais aussi de la qualité des gouvernés.


1. De Civitate Dei, XIX, 14 et 15.

⁢v. Et les papes ?

Si bien des papes se sont inquiétés des prises de position des théologiens de la seconde scolastique en ce qui concerne leur pouvoir temporel et les velléités d’autonomie des princes, il faut attendre le XIXe siècle pour trouver un développement désintéressé et d’une certaine ampleur sur le pouvoir civil et en particulier sur la forme que peut prendre ce pouvoir. C’est bien sûr l’avènement de la démocratie moderne qui provoquera cette réflexion.

Nous avons déjà, à propos de la question des droits de l’homme, évoqué la position de Pie VI confronté à la révolution française. Nous avons cité ce passage du Quod aliquantum (1791) où le Saint Père déclare que son intention « n’est pas d’attaquer les nouvelles lois civiles » ni « de provoquer le rétablissement du régime ancien de la France : le supposer serait renouveler une calomnie ». Le 5 juillet 1796, dans la bulle Pastoralis sollicitudo, Pie VI reconnaît la République française et demande aux catholiques de lui obéir. Certains penseront peut-être que cette prise de position est opportuniste, il n’empêche qu’elle semble parfaitement conforme à la grande tradition théologique que nous avons sommairement évoquée. Le régime importe peu pour autant qu’il ne soit ni tyrannique ni indifférent aux droits de Dieu.

⁢a. La clairvoyance prophétique de Pie VII

Le cardinal Chiaramonti, futur Pie VII, déclara, en 1797, dans une homélie : « La forme du gouvernement démocratique adopté parmi nous (…), ne répugne pas à l’Évangile, elle exige au contraire toutes les vertus sublimes qui ne s’apprennent qu’à l’école de Jésus-Christ »[1].

Cette affirmation peut surprendre, dans un premier temps, puisqu’elle semble insinuer qu’il ne peut y avoir de démocratie que chrétienne (en quel sens ?). Est-ce une bénédiction a posteriori d’un avènement inéluctable ? Quoi qu’il en soit, nous allons constater qu’elle va être, d’une certaine manière, confirmée par les analyses des souverains pontifes qui se sont penchés sur la démocratie et ses problèmes, une fois qu’ils se seront débarrassés du souci de leur pouvoir temporel.


1. Cité in Vacant..

⁢b. Un temps d’arrêt avec Grégoire XVI et Pie IX

Les vieilles théories connaîtront une dernière proclamation sous la plume de Grégoire XVI tout d’abord, qui, pourrait-on dire, résume de manière simpliste la position de ses prédécesseurs. En effet, il condamne les libertés de conscience, d’opinion et de presse puis engage les évêques « à rappeler aux peuples la doctrine de l’apôtre sur l’origine du pouvoir, et l’exemple des premiers chrétiens acceptant sans se révolter les ordres des empereurs quand ils ne touchaient qu’au temporel ». Ensuite il s’en prend à la séparation de l’Église et de l’État en défendant « l’union des deux pouvoirs qui s’est toujours montrée utile à la société civile comme à l’ecclésiastique »[1]. C’est sans doute la peur des révolutions et du laïcisme montant qui inspira à Grégoire XVI de telles formules qui paraissent très en recul par rapport à tout ce que la théologie a lentement établi au cours des siècles.

d’une certaine manière, Pie IX a, du moins dans l’encyclique Quanta cura suivie du Syllabus (Catalogue d’erreurs qui ont été condamnées dans différentes déclarations de Pie IX)⁠[2], mis le doigt sur ce que l’Église ne peut jamais admettre, quel que soit le régime en cause : la rupture entre l’opinion et la vérité, entre la volonté du peuple et le droit divin et humain, entre l’Église et l’État. Mais il condamne la proposition selon laquelle « L’abrogation du pouvoir civil dont jouit le Siège apostolique contribuerait au plus haut point à la liberté et au bonheur de l’Église »[3]. Il est évident que, dans le contexte historique, le Pape prétendait par l_ défendre l’intégrité de ses États pontificaux qui étaient la proie de nombreuses convoitises.

d’autre part, on sait aujourd’hui que, dans les années 1870, Pie IX ne craindra pas de se compromettre en considérant le comte de Chambord comme l’héritier légitime de la monarchie et comme le vrai représentant de la France⁠[4].

Il ne faut pas évidemment juger l’attitude de Pie IX sans tenir compte des circonstances dramatiques de son pontificat⁠[5]. Les épreuves que ses prédécesseurs et lui-même ont subies, les menaces que la civilisation « moderne » fait peser sur la foi expliquent les choix de ce souverain pontife canonisé le 3 septembre 2000⁠[6] en même temps que Jean XXIII qui avait beaucoup de vénération pour lui.


1. Mirari vos, 15 août 1832.
2. 8 décembre 1864.
3. Proposition 76.
4. MARTIN Mgr Jacques, Rétablir la monarchie ? Pie IX et le Comte de Chambord, OR, 14 juin 1988, pp. 10-11. L’auteur évoque aussi les réactions de Monseigneur de Ségur qui avait publié un opuscule enthousiaste intitulé « Vive le Roi ! ». Au grand étonnement du prélat, Pie IX le félicita (31-7-1871) :  »J’avoue, écrit Monseigneur de Ségur, que je ne m’attendais pas à voir le Saint-Père répondre à mon hommage. Rome est si prudente, les circonstances actuelles sont si difficiles, le sujet était si vif et si compromettant que, tout en étant assuré des sentiments de notre bon Saint-Père, je ne pensais pas qu’il osât les manifester officiellement ».
5. Cf. CHRISTOPHE Paul et MINNERATH Roland, Le Syllabus de Pie IX, Cerf, 2000.
6. A cette occasion, Jean-Paul II apporta une précision fort utile d’une manière générale : « La sainteté se vit dans l’histoire et aucun saint n’est soustrait aux limites et aux conditionnements qui sont le propre de notre humanité. Quand elle béatifie l’un de ses enfants, l’Église ne célèbre pas des choix historiques particuliers qu’il a accomplis, mais plutôt elle le propose à l’imitation et à la vénération à cause de ses vertus, à la louange de la grâce divine qui resplendit en celles-ci » (Homélie lors de la béatification de Pie IX, de Jean XXIII, de Mgr Tommaso Reggio, du P. Chaminade et de Dom Marmion, 3-9-2000, in D.C., 1-10-2000, p. 801).

⁢c. Enfin, Léon XIII vint…

Léon XIII va reprendre les grandes idées développées par la théologie catholique et clarifier la situation pour le temps présent et pour l’avenir.

A plusieurs reprises, il confirme que le pouvoir est de droit divin mais qu’aucun régime ne l’est : « …​s’il s’agit de désigner ceux qui doivent gouverner l’État, cette désignation pourra, dans certains cas, être laissée au choix et aux préférences du grand nombre, sans que la doctrine catholique y fasse le moindre obstacle. Ce choix, en effet, détermine la personne du souverain, il ne confère pas les droits de la souveraineté ; ce n’est pas l’autorité que l’on constitue, on décide par qui elle devra être exercée. Il n’est pas question davantage des différents régimes politiques : rien n’empêche l’Église d’approuver le gouvernement d’un seul, rien ne l’empêche d’approuver le gouvernement de plusieurs, pourvu que ce gouvernement soit juste et cherche le bien commun. Aussi, réserve faite des droits acquis, il n’est point interdit aux peuples de se donner la forme politique qui s’adapte le mieux ou à leur génie propre, ou à leurs traditions et à leurs coutumes »[1].

« …​la souveraineté n’est en soi nécessairement liée à aucune forme politique ; elle peut fort bien revêtir celle-ci ou celle-là, pourvu que cette forme assure efficacement l’utilité et le bien commun »[2].

« …​ préférer pour l’État une constitution tempérée par l’élément démocratique n’est pas en soi contre le devoir, à condition toutefois qu’on respecte la doctrine catholique sur l’origine et l’exercice du pouvoir public. Des diverses formes de gouvernement, pourvu qu’elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens, l’Église n’en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s’accorde avec elle pour l’exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte particulièrement les droits de l’Église »[3].

La leçon est claire une fois pour toutes : ce n’est pas la question du régime qui, en politique, est la question cruciale⁠[4] mais le souci du bien commun, le respect de la loi naturelle, des droits fondamentaux de la personne et des droits de l’Église.


1. Diuturnum illud, 29 juin 1881.
2. Immortale Dei, 1er novembre 1885.
3. Libertas praestantissimum, 20 juin 1888.
4. Ce rappel était, semble-t-il, indispensable surtout pour un grand nombre de catholiques français obsédés par la disparition de la monarchie au profit de la république. Trop préoccupés de la forme de l’État qu’ils ont tendance à dogmatiser, qu’ils soient démocrates ou monarchistes d’ailleurs, les catholiques français perdront bien des opportunités comme l’a montré Hans Maier (L’Église et la démocratie, Une histoire de l’Europe politique, Criterion, 1992, p. 252) : « Ce n’est pas la « Démocratie chrétienne » française qui a montré le chemin aux futurs partis démocrates-chrétiens d’Europe, mais le catholicisme politique de Belgique, Hollande et Allemagne ».

⁢d. Et aujourd’hui ?

C’est l’enseignement que nous retrouvons dans Gaudium et spes ainsi que dans le Catéchisme de l’Église catholique : « Si l’autorité renvoie à un ordre fixé par Dieu, « la détermination des régimes politiques, comme la détermination de leurs dirigeants doivent être laissées à la libre volonté des citoyens »[1].

« La diversité des régimes politiques est moralement admissible, pourvu qu’ils concourent au bien légitime de la communauté qui les adopte. Les régimes dont la nature est contraire à la loi naturelle, à l’ordre public et aux droits fondamentaux des personnes, ne peuvent réaliser le bien commun des nations auxquelles ils se sont imposés »[2].


1. GS 74, par. 3.
2. CEC 1901.

⁢Chapitre 5 : La démocratie et ses problèmes

⁢i. Un régime à définition variable ?

Il n’est pas inutile, à cet endroit, d’essayer de savoir comment nos contemporains perçoivent la démocratie.

On se souvient peut-être de ce dialogue entre Roger Lallemand et le cardinal Danneels, où le sénateur socialiste définit la démocratie comme « le pouvoir de l’homme sur l’homme »[1]. Cette définition sommaire est purement idéologique et même inquiétante car ce pouvoir semble sans limite. On veut penser qu’elle a été dictée par une trop grande ferveur laïciste face au primat de l’Église catholique de Belgique.

Plus intéressante, la définition donnée un jour par l’écrivain Pierre Mertens⁠[2] : « la démocratie, c’est ce qui distribue le pouvoir tout en le limitant ». Cette affirmation met en avant le caractère participatif que doit avoir la démocratie et la nécessité, contrairement à la réflexion emportée de Roger Lallemand, de donner des limites au pouvoir. reste, bien sûr, à connaître ces limites et leur fondement.

C’est aussi la participation que les juristes évoqueront volontiers comme le fondement même de la démocratie. Et ils en préciseront deux aspects : un aspect passif qui s’exprime par le respect des droits de l’homme et un aspect actif qui lui se traduit par le vote, l’éligibilité et l’accès à la fonction publique.

On en arrive alors à une définition plus savante et plus complète où la démocratie est présentée comme « un pouvoir par le peuple et pour le peuple[3], respectueux des droits fondamentaux du citoyen grâce à l’indépendance du pouvoir judiciaire, sourcilleux à l’égard des abus de pouvoir notamment grâce à l’existence d’un organe suprême de contrôle (conseil constitutionnel ou Cour suprême[4]), ouvert au débat politique du fait de l’opposition des partis, et bénéficiant de la légitimité progressivement étendue du suffrage universel »[5]. Autrement dit encore, c’est un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple où le pouvoir est contrôlé grâce au régime représentatif et à la séparation des pouvoirs dans un état de droit où la loi est le fruit du débat et de la discussion⁠[6].

d’autres auteurs font, à juste titre, semble-t-il, remarquer que « la démocratie n’est pas seulement une forme politique - le gouvernement du peuple par le peuple -, mais aussi une forme de société - une société dont les membres sont égaux en droit, solidaires les uns des autres, et qui respecte leur dignité et leur liberté - et une pratique, un type de comportement qui appelle un apprentissage »[7].

Autrement dit, la démocratie ne se résume pas à un ensemble de principes institutionnels : suffrage universel, conditions d’éligibilité, possibilité réelle de choix entre divers candidats représentants et entre divers programmes. Ces règles et procédures sont nécessaires mais non suffisantes : Hitler ne fut-il pas élu démocratiquement, de m_me, plus près de nous, que Jorg Haider, en Autriche, considéré comme un avatar néo-fasciste ?

La démocratie apparaît donc comme un régime qui demande plus que le respect de quelques mécanismes.

C’est ce qui transparaît aussi dans l’enquête réalisée, en 1996, par les élèves de 4e secondaire de l’Athénée Fernand Blum⁠[8]. Ils ont regroupé dans une publication⁠[9] leurs définitions et celles qui leur ont été envoyées par toute une série de personnalités qu’ils avaient sollicitées. Il est intéressant de constater que les jeunes et leurs interlocuteurs ont mis en évidence des valeurs plutôt que des mécanismes. Pour eux, la démocratie se caractérise par la contestation, la participation, le bien-être de tous, le bonheur, la liberté, l’égalité, la liberté d’expression, la fraternité, la lutte contre l’indifférence, l’hospitalité, la paix, la justice, la solidarité, la tolérance, la transparence. Ce sont clairement des biens universels à connotation morale⁠[10]. En ce qui concerne les moyens de mettre en œuvre toutes ces valeurs, seuls sont cités le referendum et les élections.

A la lumière de ce sondage, on peut donc affirmer que « la démocratie est aujourd’hui une philosophie, une manière de vivre, une religion et, presque accessoirement, une forme de gouvernement. Une signification aussi riche lui vient tant de ce qu’elle est effectivement que de l’idée que s’en font les hommes lorsqu’ils placent en elle leur espérance d’une vie meilleure »[11].

d’une part, la démocratie est incontestablement, dans les débats politiques, une référence forte et permanente et, en même temps, elle est l’objet de bien des critiques et déceptions. Elle est le régime dont rêvent tous les hommes, surtout les opprimés dans leur infinie variété mais elle ne semble réalisée en aucun endroit du monde.


1. Cf. 1re partie.
2. In La libre Belgique, 10-1-1993. Romancier et essayiste né en 1939.
3. L’expression est d’Abraham Lincoln (1809-1865) : « Le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ».
4. Ou Conseil d’État, en Belgique.
5. SPECTOR Céline, in Le pouvoir, (textes choisis et présentés par), GF Flammarion, 1997, p. 32.
6. Cf. VALADIER Paul, Quelle démocratie dans l’Église ? in WEYDERT Jean (sous la direction de), Fragile démocratie, Bayard, 1998, pp. 152-155.
7. WEYDERT Jean, in Fragile démocratie, Bayard Editions, 1998, p. 4.
8. A Bruxelles
9. Petit alphabet de la démocratie, Memor, 1996.
10. Inversement, les obstacles à la démocratie sont identifiés à la pauvreté et au racisme (ainsi qu’aux partis qui le véhiculent) mais aussi à la prison, à la peine de mort, et à la religion ressentie comme facteur d’intolérance.
11. BURDEAU Georges, La démocratie, Seuil, 1966.

⁢ii. Un régime « fragile et difficile ».

[1]

On ne compte plus les analyses mettant en évidence les « dysfonctionnements » de la démocratie. Nous allons en énumérer quelques-unes pour nous rendre compte de la gravité et de l’étendue des problèmes relevés par des démocrates rigoureux, toutes tendances confondues. Nous apprendrons ainsi à mieux connaître la démocratie dans sa réalité rêvée et vécue, avant d’examiner les différents remèdes proposés.


1. Cf. Petit alphabet de la démocratie, op. cit..

⁢a. L’illusoire souveraineté du peuple ?

Parmi les maux les plus souvent cités, se trouve la rupture entre la société civile et la société politique. Certes une distinction est inévitable dans la mesure où l’exercice d’une démocratie directe et permanente est impensable dans les grandes sociétés modernes. Notons d’ailleurs que l’antique démocratie grecque qui n’était pas représentative non seulement excluait de l’assemblée des citoyens les femmes, les esclaves et les étrangers, c’est-à-dire la très grande majorité de la population, favorisait les plus habiles à prendre la parole.

Dans nos sociétés modernes, la distinction entre gouvernés et gouvernants est devenue un fossé déplorable et dangereux.

Dans une analyse particulièrement fouillée⁠[1], Alain Touraine, comme d’autres observateurs, dénonce⁠[2] l’influence pernicieuse de forces qui rendent illusoire le pouvoir populaire. « …​ la réalité politique, écrit-il, est bien différente du modèle (…) proposé : les grandes organisations, partis et syndicats, pèsent d’un poids croissant sur la vie politique, ce qui enlève souvent toute réalité au peuple « supposé souverain » ; les intérêts particuliers ne disparaissent pas devant la volonté générale et les oligarchies se maintiennent. Enfin, le fonctionnement démocratique ne pénètre pas dans la plupart des domaines de la vie sociale et le secret, contraire à la démocratie, continue à jouer un rôle important ; derrière les formes de la démocratie se construit souvent un gouvernement de techniciens et des appareils. »

Georges Vedel⁠[3] confirme : « La démocratie, gouvernement du peuple par le peuple , est la manière de réaliser l’identification la plus poussée entre les gouvernants et les gouvernés. Cet idéal est, bien entendu, très élevé mais on peut en réaliser une approximation suffisante lorsqu’un certain nombre de conditions se trouvent réunies : le suffrage universel, des élections libres, le pluralisme des partis politiques, une organisation constitutionnelle fixe, la garantie des droits et libertés essentiels.

Or, nous avons aujourd’hui le sentiment - et c’est vrai dans d’autres pays que la France - que ces moyens nécessaires ne sont pas suffisants pour assurer le fonctionnement du système. Il y a au moins chez les gouvernés, l’impression de n’avoir, en réalité, que très peu de part aux décisions qui les concernent ». A partir du moment où les citoyens estiment que leur vote ne sert pas à grand-chose, ils sont tentés de s’abstenir, dans les pays où cela est possible, ou de rêver à une solution « populiste » : à un homme providentiel ou à un mouvement populaire qui remplaceraient avantageusement, pensent-ils, le traditionnel parti politique.

Dans une étude plus technique, Serge-Christophe Kolm⁠[4] s’est attaché à montrer comment il se fait que les élections qui, en principe, permettent au peuple de tout changer, ne changent pas grand chose finalement dans la mesure où une classe restreinte monopolise le pouvoir et les biens. Très sévèrement, il écrit que « l’élection est une cérémonie de légitimation, intronisation du député par l’électorat ou sacre du président par le peuple, sans que celui-ci ait grand choix. Le scrutin a bien des aspects de dérivatif psycho-social, de fête votive plutôt que de vote souverain ». Comme A. Touraine, il regrette que « le système empêche des citoyens d’être maîtres et responsables de leur sort » dans la mesure où « la délégation de pouvoir par l’élection n’est que le début d’une longue chaîne de délégations de pouvoirs successives », délégation de décision et délégation des moyens de la faire appliquer⁠[5]. De nombreux facteurs rendent problématique la maîtrise politique du peuple: le peu de choix réel laissé aux électeurs, la centralisation, la durée des mandats, les programmes vagues et généraux, l’information superficielle, la similitude des programmes, la sélection des candidats hors du contrôle des électeurs, les bluffs à l’expertise. Pour l’auteur, ces entraves à une authentique démocratie ne sont pas accidentelles, elles sont recherchées par les candidats politiques et par les groupes qui financent les propagandes électorales en échange du maintien de certains privilèges.

Nous pouvons ajouter à ce tableau pessimiste que les résultats d’une élection sont tributaires du système électoral choisi. Toute une série de techniques appliquées à un même moment dans un lieu donné auraient des conséquences différentes suivant le mode de scrutin (proportionnel, majoritaire) et la présence ou l’absence de mécanismes subtils comme la case de tête, la cooptation, l’apparentement, etc.

Une fois les voix décomptées, des majorités inattendues peuvent se former avec même des partis désavoués par l’électorat, l’essentiel étant de respecter l’arithmétique. Cette obsession du nombre, en démocratie, est la cause de ce qu’on appelle l’électoralisme : les promesses faites lors des campagnes électorales sont-elles d’abord soucieuses du bien commun ou de l’influence qu’elles pourront avoir sur les citoyens le temps d’une campagne ?

L’influence des « groupes » évoqués par Touraine et Kolm favorise la particratie et la politisation de toute la société. Cornélius Castoriadis n’hésite pas à écrire que « sur le plan du fonctionnement réel, le « pouvoir du peuple » sert de paravent au pouvoir de l’argent, de la techno-science, de la bureaucratie des partis et de l’État, des médias »[6].


1. qu’est-ce que la démocratie ? Fayard, 1994. L’auteur a écrit de nombreux ouvrages sur la société, la politique et l’économie. Il a été chargé, en 1989, par le directeur général de l’Unesco, de prendre la responsabilité intellectuelle d’un colloque international sur la démocratie qui s’est réuni à Prague en 1991. Les rapports d’introduction et de conclusion présentés par A. Touraine ont été le point de départ de ce livre.
2. Op. cit., p.19.
3. Doyen honoraire de la Faculté de droit de Paris, ancien membre du Conseil constitutionnel, in Faut-il désespérer de la démocratie ? Géopolitique, Hiver 1991-1992, n° 36, pp. 9-14.
4. Les élections sont-elles la démocratie ? Cerf, 1977. L’auteur fut professeur de science économique aux universités de Harvard et Stanford, Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris.
5. Op. cit., pp. 12-19. On trouve la même critique chez Jean-Jacques Rousseau : « Le peuple anglais pense être libre : il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde » (Du contrat social, Livre III, chap. XV).
6. La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe IV, Seuil, 1996, p. 203.

⁢b. Un problème moral ?

Dans la mesure où les auteurs suggèrent que la pratique démocratique courante repose sur une tromperie, on peut penser qu’au delà des structures, le facteur humain est ici tout à fait déterminant.

La démocratie sera plus ou moins saine ou plus ou moins malade suivant la qualité des personnes qui doivent la faire vivre et l’animer, à commencer par les représentants du peuple. Certes, il ne faut pas confondre morale et politique. Il y a une connaissance spécifique dont on ne peut faire l’économie. La vertu, voire la sainteté, ne peut remplacer la compétence spécifique. Certes, on peut penser aussi que tout régime politique, quel qu’il soit, « s’effondre sur lui-même quand il n’existe plus de force morale pour le porter »[1] mais il semble que le problème soit particulièrement important dans un régime démocratique. C’est, en tout cas, ce qu’ont mis en évidence des penseurs classiques

Xénophon, dans le Banquet[2] montre comment des hommes politiques flattent le peuple pour le conduire. La frontière entre démocratie et démagogie ne semble reposer que sur l’intégrité des acteurs.

Platon reprendra cette analyse et la développera dans la République[3]. « Quand un état démocratique, altéré de liberté, trouve à sa tête de mauvais échansons, il ne connaît plus de mesure et s’enivre de liberté pure ». Platon souligne ainsi la responsabilité des dirigeants dans la dégradation de la démocratie marquée par le refus d’obéir aux autorités légitimes et naturelles. Dans cette recherche de liberté totale encouragée par la flatterie ou le laisser-aller des responsables, les citoyens sont devenus « si ombrageux qu’à la moindre apparence de contrainte, ils se fâchent et se révoltent, et ils en viennent (…) à se moquer des lois écrites et non écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître ». La situation est particulièrement grave et débouche inévitablement sur le remplacement de la démocratie par une tyrannie car « de l’extrême liberté naît la servitude la plus complète et la plus atroce ».

De même, saint Thomas mettra en évidence la responsabilité du dirigeant dans l’effondrement ou la perversion d’un régime, y compris du régime démocratique⁠[4] « …​qu’un membre quelconque d’un gouvernement collectif se détourne de la recherche du bien commun, le danger de dissension menace la multitude des sujets, parce que, quand la dissension règne entre les chefs, c’est une conséquence logique qu’elle s’établisse dans la multitude. » Faisant allusion notamment à l’histoire romaine, saint Thomas note que « presque tous les gouvernements collectifs se sont terminés en tyrannie ». Il l’explique par le fait que « lorsque la dissension est née au sein d’un gouvernement de plusieurs, il arrive souvent qu’un seul s’élève au-dessus des autres et usurpe pour lui seul la domination de la multitude ».

Dans la gestion des affaires publiques, c’est l’intelligence qui doit diriger. l’intelligence étant ici entendue non comme capacité intellectuelle mais comme « cette droite estimation de quelques principes fondamentaux et connus de soi. »[5] « …​dans le gouvernement humain le désordre provient de ce que le chef ne commande pas en raison de la prééminence de son intelligence mais usurpe l’autorité par sa force corporelle, ou parce qu’une affection sensible porte les autres à lui confier la direction. »[6]

Or, comme l’écrit Denis Sureau⁠[7], pour saint Thomas, « par suite du dérèglement provoqué par le péché, la plupart des hommes ne se comportent pas conformément à la raison, car en eux domine la sensualité. Les mauvais sont plus nombreux que les bons, les égoïstes l’emportent sur ceux qui ont le souci du bien commun ».

Très classique aussi est l’analyse célèbre de Montesquieu. Déjà dans les Lettres persanes (1721), nous l’avons vu, l’auteur donne la « vertu » comme fondement à la démocratie : l’« humanité », la connaissance de la justice, l’oubli de soi et la totale générosité qui pousse à travailler pour les autres à chercher d’abord leur bonheur sans restriction ni arrière-pensée. Inspiré par Xénophon et Platon, Montesquieu développera cette intuition dans L’esprit des lois » : « Il ne faut pas beaucoup de probité, y écrit-il, pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintienne ou se soutienne. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout. Mais, dans un état populaire, il faut un ressort de plus, qui est la vertu. (…) Car il est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même et qu’il en portera le poids.

Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois, peut aisément réparer le mal : il n’a qu’à changer de Conseil ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu »[8].

Cette vertu, il la définit d’abord négativement comme l’absence d’ambition et d’« avarice » (entendue comme « désir de posséder »)⁠[9]. Plus loin, il précisera que la « vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence ». Pour établir cet amour, le gouvernement démocratique a besoin « de toute la puissance de l’éducation »[10]. En fait, la vertu démocratique se définit par un triple amour : celui des lois qui exige courage, désintéressement et sacrifice⁠[11] ; celui de l’égalité qui impose les lois à tous les citoyens sans exception⁠[12] ; enfin, celui de la frugalité⁠[13] nécessaire au maintien de l’égalité⁠[14]. Ainsi, la démocratie se corrompt « non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême[15] , et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour commander ». On assiste alors, à tous les niveaux de la société, à un refus général d’obéissance - chacun s’estimant capable d’exercer n’importe quel pouvoir - et, en même temps, à la démission de l’autorité légitime qui renonce à exercer ses responsabilités. «  Le peuple tombe dans ce malheur, précise Montesquieu, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’aperçoive pas leur avarice[16], ils flattent sans cesse la sienne »[17]. L’ambition, l’« avarice » et finalement la paresse auront tôt fait de dépouiller l’État et de le menacer : l’anarchie ou la tyrannie guettent⁠[18].

Reprenant l’analyse de Montesquieu, Rousseau, tout en faisant remarquer que la vertu est nécessaire à toute forme de gouvernement, note qu’il faut à la démocratie plus de vigilance et de courage pour se maintenir. « C’est surtout, écrit-il, dans cette constitution que le citoyen doit s’armer de force et de constance (…). S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes »[19].

Alexis de Tocqueville⁠[20] s’interrogeant sur ce qui permet à la démocratie américaine de se maintenir, souligne notamment l’importance des lois mais, plus encore, celle des mœurs : « ce sont, écrit-il, (…) particulièrement les mœurs qui rendent les Américains des États-Unis, seuls entre tous les Américains, capables de supporter l’empire de la démocratie ; et ce sont elles encore qui font que les diverses démocraties anglo-américaines sont plus ou moins réglées et prospères. » Il ajoute : « on attribue trop d’importance aux lois, trop peu aux mœurs. (…) Je suis convaincu que la situation la plus heureuse et les meilleures lois ne peuvent maintenir une constitution en dépit des mœurs, tandis que celles-ci tirent encore parti des positions les plus défavorables et des plus mauvaises lois. L’importance des mœurs est une vérité commune à laquelle l’étude et l’expérience ramènent sans cesse ». Si le but de l’auteur était de montrer « que les lois et surtout les mœurs pouvaient permettre à un peuple démocratique de rester libre », c’est qu’il a constaté qu’un régime d’égalité est menacé par l’individualisme anarchique ou la tyrannie de la majorité. Seule une influence morale sur la loi et, à travers elle, sur les mœurs de l’ensemble peut préserver la démocratie. « J’ai rencontré, explique-t-il, en Amérique des passions analogues à celles que nous voyons en Europe ; les unes tenaient à la nature même du cœur humain ; les autres, à l’état démocratique de la société.

C’est ainsi que j’ai retrouvé aux États-Unis l’inquiétude du cœur, qui est naturelle aux hommes quand, toutes les conditions étant à peu près égales, chacun voit les mêmes chances de s’élever. J’y ai rencontré le sentiment démocratique de l’envie exprimé de mille manières différentes. J’ai remarqué que le peuple y montrait souvent, dans la conduite des affaires, un grand mélange de présomption et d’ignorance, et j’en ai conclu qu’en Amérique comme parmi nous, les hommes étaient sujets aux mêmes imperfections et exposés aux mêmes misères.

Mais quand je vins à examiner attentivement l’état de la société, je découvris sans peine que les Américains avaient fait de grands et heureux efforts pour combattre ces faiblesses du cœur humain et corriger ces défauts naturels de la démocratie.

Leurs diverses lois municipales me parurent comme autant de barrières qui retenaient dans une sphère étroite l’ambition inquiète des citoyens, et tournaient au profit de la commune les mêmes passions démocratiques qui eussent pu renverser l’État. Il me sembla que les législateurs américains étaient parvenus à opposer, non sans succès, l’idée des droits aux sentiments de l’envie ; aux mouvements continuels du monde politique, l’immobilité de la morale religieuse ; l’expérience du peuple, à son ignorance théorique, et son habitude des affaires, à la fougue de ses désirs.

Les Américains ne s’en sont donc pas rapportés à la nature du pays pour combattre les dangers qui naissent de leur constitution et de leurs lois politiques. A des maux qu’ils partagent avec tous les peuples démocratiques, ils ont appliqué des remèdes dont eux seuls, jusqu’à présent, se sont avisés ; et quoi qu’ils fussent les premiers à en faire l’essai, ils ont réussi. »

Aujourd’hui, de tous côtés, on évoque le désintéressement, la méfiance, voire le dégoût des citoyens, qui se manifeste, dans de nombreux pays, par l’abstention ou le populisme, comme disait G. Vedel. Pour lui, la cause en est « une dérive des institutions et des mœurs politique. La classe politique s’est enfermée dans une sorte de système clos, où les phénomènes de jeu, c’est-à-dire essentiellement la stratégie de la conquête ou de la conservation du pouvoir, ont plus d’importance que la réalisation de certains objectifs souhaités par l’opinion publique »[21].

On peut aussi rappeler constamment la tentation démagogique des candidats ou des élus qui, en quête de suffrages ou de réélection, flattent les désirs immédiats du peuple⁠[22]. On peut encore incriminer l’appauvrissement des débats électoraux ou les scandales politico-financiers et bien d’autres anomalies, bref accuser les gouvernants. Sans minimiser ces faits extrêmement graves et déstabilisants⁠[23], il n’en reste pas moins vrai, comme l’écrit Claude Julien⁠[24], qu’« en démocratie, le principal responsable reste le citoyen, sans lequel rien n’est possible car il est le dépositaire de la seule souveraineté légitime. Le citoyen - avec ses partis politiques, syndicats, associations - s’est laissé endormir par la croissance économique (…). Le citoyen s’est laissé anesthésier par des systèmes d’information qui lui donnent l’impression d’être « au courant », mais lui refusent toute possibilité de comprendre les bouleversements du monde moderne. Il n’a pas fait l’effort nécessaire pour comprendre la marche du monde. Comment pourrait-il s’étonner de se sentir largué, marginalisé ? Il est grand temps de réinventer la citoyenneté (…). Et l’auteur de conclure de la seule conclusion possible : « pas de citoyenneté sans effort de formation ». C’est la question qu’il faut maintenant aborder.


1. HUDE Henri, Ethique et politique, Ed. Universitaires, 1992, p. 12.
2. (430-355), Chapitres III et IV.
3. VIII, 562b-564.
4. De Regno, op. cit., I, V.
5. IIa IIae, 49, 2.
6. Somme contre les gentils, III, 81.
7. In St Thomas, Petite somme politique, Anthologie de textes politiques traduits et présentés par Denis Sureau, Pierre Téqui, 1997, p. 170.
8. De l’esprit des lois, Livre III, Chapitre III, Garnier, 1961, Tome I, p. 24.
9. Id., pp. 24-26.
10. Livre IV, chapitre V, op. cit., pp. 38-39.
11. « On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence » (IV, 5, p. 39)
12. « L’amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie ; l’amour de la démocratie est celui de l’égalité » ((V, 3, p. 46).
13. Livre V, chapitres III-VII, op. cit., pp. 46-55.
14. « L’amour de la démocratie est encore l’amour de la frugalité. (…) Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages y doit goûter les mêmes plaisirs et former les mêmes espérances ; chose qu’on ne peut attendre que de la frugalité générale. (…) Les richesses donnent une puissance dont un citoyen ne peut pas user pour lui ; car il ne serait pas égal. Elles procurent des délices dont il ne doit pas jouir non plus parce qu’elles choqueraient l’égalité tout de même » (V, 3, pp. 46-47).
15. Le véritable esprit d’égalité « ne cherche pas à n’avoir point de maître, mais à n’avoir que ses égaux pour maîtres » (Livre VIII, chapitre III, op. cit., p. 121).
16. Entendue ici comme le désir de posséder.
17. VIII, 2, pp. 119-120.
18. Livre VIII, chapitre II, op. cit., pp. 119-121.
19. Contrat social, Livre III, chapitre V, pp. 113-114.
20. De la démocratie en Amérique, n° 13, Idées, NRF, 1968, pp. 180-186.
21. Op. cit., p. 10.
22. Vaclav Havel dénonce: « Le pragmatisme des politiciens qui veulent l’emporter aux élections futures, et qui reconnaissent donc pour autorité suprême la volonté et l’humeur d’une société de consommation capricieuse » (Il est permis d’espérer, Calmann-Lévy, 1997, p. 36). Pour Chantal Delsol, « la démocratie subit la corruption des gouvernants » et de fustiger « les alliances vénéneuses entre les pouvoirs en principe séparés » ou encore « la faiblesse devant les conflits extérieurs, les débâcles humanitaires » (Le souci contemporain, op. cit., pp. 110-111).
23. Pour mémoire, rappelons qu’en Italie, en 1992-1993, l’opération « mains propres », dans sa lutte contre les pratiques maffieuses et malversations de toutes sortes, a concerné 1936 chefs d’entreprise, 1073 administrateurs locaux, 247 parlementaires. 18 inculpés ont pris la fuite, 12 se sont suicidés. 49 sentences ont été émises et on a chiffré à 15.000 milliards de lires (un peu plus de 7 milliards d’euros) le montant des pots-de-vin versés sur 10 ans. (Enquête du Nouvel Observateur, citée par Christian Baboin-Jaubert in La morale en politique…​, Editions de l’Atelier, 1995, p. 18.
24. JULIEN Claude, Citoyens et pouvoir en Europe, Labor, 1993.

⁢c. Le règne de l’opinion ?

On se souvient peut-être de ces remarques acides et pessimistes de René Guénon : « la grande habileté des dirigeants, dans le monde moderne, est de faire croire au peuple qu’il se gouverne lui-même ; et le peuple se laisse persuader d’autant plus volontiers qu’il en est flatté et que d’ailleurs il est incapable de réfléchir assez pour voir ce qu’il y a là d’impossible. C’est pour créer cette illusion qu’on a inventé le « suffrage universel » (…) l’incompétence des politiciens les plus « en vue », semble n’avoir qu’une importance relative ; (…) cette incompétence même offre l’avantage d’entretenir l’illusion dont nous venons de parler : c’est seulement dans ces conditions, en effet, que les politiciens en question peuvent apparaître comme l’émanation de la majorité, étant ainsi à son image, car la majorité, sur n’importe quel sujet qu’elle soit appelée à donner son avis, est toujours constituée par les incompétents, dont le nombre est incomparablement plus grand que celui des hommes qui sont capables de se prononcer en parfaite connaissance de cause »[1]

Ce texte excessif a au moins le mérite de mettre en évidence l’importance capitales des qualités intellectuelles, en démocratie, et donc aussi sur la formation et l’information des citoyens.

En principe, en démocratie, chacun peut exprimer son opinion et la loi est présentée comme le fruit de la volonté populaire. Nous avons vu précédemment qu’il fallait, dans la réalité, relativiser cette conception fort théorique et hypothétique.

Quoi qu’il en soit, il est clair, aujourd’hui, en maints pays, que la démocratie peut se définir comme un « pouvoir de l’homme sur l’homme », pour reprendre l’expression de Roger Lallemand, parce qu’elle place l’origine des pouvoirs uniquement dans la volonté collective des citoyens⁠[2] exprimée par le suffrage universel.

L’idée est dans le texte fondateur de la Déclaration de droits de l’homme et du citoyen de 1789⁠[3] et on la retrouve dans les analyses incontournables du philosophe Claude Lefort : « La démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir(…) »[4]. Jean Weydert qui cite ce texte explique qu’il ne peut en être autrement puisque « la démocratie (…) part de l’idée que l’individu est premier et qu’il faut engendrer la société à partir de lui »[5]. Très précisément, la démocratie moderne surgit de la proclamation de l’égalité des citoyens et de leur liberté d’opinion et d’expression. Dès lors, la société démocratique, « se donnant à elle-même sa propre loi, est par là même incapable de se donner un point d’arrêt »[6].

Le nouveau prince s’appellera donc majorité. C’est un prince dangereux dans le contexte relativiste où nous vivons. Tocqueville l’avait bien remarqué et ne craignait pas de parler de la tyrannie de la majorité en termes très forts : « Ce que je reproche, écrivait-il, au gouvernement démocratique, tel qu’on l’a organisé aux États-Unis, ce n’est pas, comme beaucoup de gens le prétendent en Europe, sa faiblesse, mais au contraire sa force irrésistible. Et ce qui me répugne le plus en Amérique, ce n’est pas l’extrême liberté qui y règne, c’est le peu de garantie qu’on y trouve contre la tyrannie.

Lorsqu’un homme ou un parti souffre d’une injustice aux États-Unis, à qui voulez-vous qu’il s’adresse ? A l’opinion publique ? c’est elle qui forme la majorité ; au corps législatif ? il représente la majorité et lui obéit aveuglément ; au pouvoir exécutif ? il est nommé par la majorité et lui sert d’instrument passif ; à la force publique ? la force publique n’est autre chose que la majorité sous les armes ; au jury ? le jury, c’est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts : les juges eux-mêmes, dans certains États, sont élus par la majorité. Quelque inique ou déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut donc vous y soumettre »[7].

Certes, ce texte devrait être nuancé et adapté mais il met bien, par ses excès, en évidence un problème réel. Kolm parlait de la « séduction-viol du peuple »[8], Léo Moulin ne craint pas d’affirmer qu’il ne croit pas « que la majorité, forte de sa légitimité, ne fera pas de la souveraineté du nombre, une tyrannie nouvelle (…) sans oublier l’action des partis politiques au pouvoir qui n’inclinent guère, par nature, à tolérer les « courants », les « ressourcements » et, moins encore les dissidences »[9]. M. Schooyans explique, quant à lui, ce paradoxe : « la démocratie repose sur l’égalité de tous, sur la liberté de pensée, d’expression, d’association, etc. ; mais, lorsqu’elle est absolutisée, la règle de la majorité fait que les « valeurs » de la démocratie dérivent de la prépondérance de certaines voix. Par conséquent, les valeurs ainsi définies n’ont aucune chance d’être jamais acceptées comme universelles, alors qu’elles ont la prétention de s’imposer à tous au nom d’une fiction : la volonté générale, censée s’exprimer à la majorité des voix.

En conséquence, la règle de la majorité, dans son interprétation abrupte, est non seulement insuffisante mais dangereuse, si elle n’est pas surplombée par des références morales et assortie de ces correctifs essentiels que sont la vérité et la solidarité (ou sociabilité). La règle formelle de la majorité « légitime » a priori la tyrannie des plus nombreux et de leurs meneurs. Cette même règle implique une indifférence de principe face à la vérité et face au bien. (…) Le rôle accordé à la majorité explique la fonction essentielle laissée à l’opinion et aux sentiments, qu’il faut travailler et manipuler. De plus, comme la majorité est censée refléter l’opinion générale, il faut qu’elle appelle à l’existence un tribunal permanant chargé de désigner la dissidence et de la condamner.

En somme, l’indifférence méthodique vis-à-vis de la question de la vérité engendre fatalement l’aveuglement vis-à-vis du bien comme du mal ; elle est une des causes principales de la facilité avec laquelle les idéologies totalitaires ont été introjectées au XXe siècle »[10].

L’auteur dénonce aussi ce que certains appellent « la tyrannie du consensus » plus subtile mais tout aussi dangereuse⁠[11]. Dans un premier sens, le mot « consensus » ou, plus rarement « consentement » signifie le « jugement concordant des hommes, par lequel on affirme la vérité de certaines propositions ». Mais, ce n’est pas en ce premier sens que le mot « consensus » est employé aujourd’hui, dans les milieux politiques en général : « consensus » « signifie alors l’ »acquiescement donné à un projet » ; la « décision de ne pas s’y opposer » (Robert). Foulquié⁠[12] est encore plus précis : « Acte par lequel quelqu’un donne à une décision dont un autre a eu l’initiative l’adhésion personnelle nécessaire pour passer à l’exécution. »

Alors qu’au premier sens, l’accent est mis sur l’assentiment de l’esprit à une réalité qui est affirmée, dans le deuxième sens, l’accent est mis sur l’entente des personnes en vue d’un projet d’action. Pour faire bref : accord général des intelligences dans le premier cas ; accord des volontés individuelles dans le second. Dans l’usage qui en est fait aujourd’hui, le mot consensus est donc un terme très ambigu puisque l’on glisse facilement de la deuxième signification à la première. Le terme donne faussement à penser que l’on renvoie à des propositions à la vérité desquelles on marque son assentiment alors qu’il renvoie à l’adhésion à des décisions volontaires dont le rapport à la vérité n’est nullement pris en compte ». La pensée du philosophe américain John Rawls⁠[13] a donné, entre autres, une caution intellectuelle à cette technique. Pour lui, « il est vain de vouloir s’entendre sur quelques vérités fondamentales, sur quelques normes morales universelles. Les nécessités de la pratique sont cependant là: nous devons agir « justement ». Et pour agir justement nous devons engager une procédure au cours de laquelle nous, qui devons décider, ferons attention courtoisement aux positions de chacun, puis nous trancherons, nous déciderons. La décision sera juste, non parce qu’elle honore des droits de l’homme que l’on aurait reconnus et que l’on respecterait, mais parce qu’elle est l’expression d’un consensus, acquis éventuellement au terme d’un vote majoritaire ».

La seule valeur qui subsiste, indiscutable et intangible, est la démocratie elle-même.

Au risque de se contredire

La démocratie, lieu de l’incertitude et de l’absence de transcendance des normes, comme le montre Lefort⁠[14] , est vite confrontée à une angoissante contradiction qui avait déjà été soulignée lors de l’élection des dictateurs Mussolini et Hitler et qui fut ranimée lors de la victoire en Carinthie, en février 2000, du leader de l’extrême-droite autrichienne Jorg Haider. Cette élection souleva l’inquiétude et l’indignation du monde politique européen. Or, si la démocratie est strictement le régime de la souveraineté populaire et si le droit est entièrement positif, fruit de cette même volonté populaire, au nom de quoi peut-on condamner le choix d’une personnalité controversée ? Un journaliste fit remarquer que face à un tel événement il était « bien de rappeler les principes démocratiques et éthiques »[15] . Mais si l’exercice de la volonté populaire est mesuré par des valeurs qui échappent au suffrage des hommes, il faudrait les affirmer, les fonder et les faire respecter dans tous les cas. On songe aux droits de l’homme mais nous avons vu que la tendance actuelle est de les relativiser ou de les réinterpréter au nom précisément d’une meilleure adaptation aux réalités humaines⁠[16].

Cette contradiction théorique se double d’une contradiction pratique. On fait comme si la démocratie reposait sur des principes universels qui ne sont malheureusement pas nettement affirmés. Mais le droit explicite ou implicite auquel on se réfère doit être indivisible sous peine de perdre son sens. Si donc on condamne, par exemple, la présence de l’extrême-droite dans la vie politique autrichienne parce qu’elle menace la démocratie, toute présence ou inspiration anti-démocratique doit être dénoncée. Or l’Europe sourcilleuse devant le cas autrichien n’a pas manifesté, à la même époque, la même sévérité vis-à-vis de la Turquie dont le gouvernement était marqué par l’extrême-droite, ni vis-à-vis de la Chine, de Cuba ou de la Russie⁠[17] où les droits de l’homme étaient ou sont bafoués à grande échelle.

A la recherche d’une cohérence sociale

Revenons encore à Claude Lefort. « La démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de certitudes »[18], réaffirme-t-il. Dès lors, ce sont des opinions diverses qui s’affrontent. L’opinion majoritaire s’impose à l’opinion minoritaire ce qui risque de conduire à des frustrations intolérables qui peuvent s’exprimer par diverses sortes de protestations physiques : manifestations, grèves, émeutes, terrorisme. Ce schéma simpliste paraît bien dépassé aujourd’hui où l’opinion s’est considérablement morcelée ( à la limite, il y a autant d’opinions que d’individus !). Les grands modèles politiques se sont effrités sous les coups de l’individualisme et de la méfiance vis-à-vis des idéologies, des modèles politiques tout faits. De plus en plus, les majorités sont le fruit de coalitions diverses. S’instaure le règne du débat et du compromis.

On peut s’en réjouir car, comme l’écrit Jean Weydert⁠[19] : « Les conflits qui divisent les esprits ne sont-ils pas paradoxalement des ferments d’unité ? Dans le débat démocratique, des préoccupations communes ne peuvent-elles pas apparaître et des projets collectifs se former ? N’est-il pas important, pour le succès de la discussion, que des convictions solidement argumentées s’affrontent et pas seulement des impressions, des intuitions ou des émotions ? Les vrais dangers ne sont-ils pas l’indifférence, une sorte de tolérance molle, la passivité que peuvent entretenir le consumérisme, le conformisme ou certaines utilisations des médias ? »

Cette réflexion est pleine de sagesse mais elle suppose que les interlocuteurs soient des hommes de bonne volonté, cherchant honnêtement le mieux-être d’une population. Malheureusement, les vices dénoncés plus hauts (électoralisme, groupes d’influence, réflexes idéologiques ou sociologiques, etc.) piègent les délibérations. Les frustrations ne disparaissent pas, elles peuvent s’étendre jusque dans le sein des majorités⁠[20] et, pire encore, « …​quand la société apparaît non seulement divisée, mais morcelée, le risque se fait jour de voir se substituer à l’attachement à la démocratie la quête d’un pouvoir autoritaire qui peut sembler rassurant »[21].

Pour éviter ce pire qui n’est pas une menace rêvée mais qui s’est insinué dans l’apparition de mouvements d’extrême-droite, il faut que la démocratie trouve un lien ou un liant qui donne de la cohérence à l’ensemble de la société. En effet, la démocratie ainsi livrée à la mouvance et aux tiraillements des opinions risque de s’atomiser c’est-à-dire de sombrer dans l’anarchie ou, au contraire, de se retourner contre elle-même.

Alexis de Tocqueville⁠[22], dans son analyse célèbre De la démocratie en Amérique, a montré que la démocratie engendre l’individualisme⁠[23] qui s’accroît au furet à mesure que les conditions s’égalisent. Les communautés ont alors tendance à se dissoudre car « non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le refermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur »[24]. Préoccupé seulement de lui-même, l’individu « abandonne volontiers la grande société à elle-même »[25]. Un despotisme nouveau risque d’apparaître : « …​je vois, écrit Tocqueville, une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilité leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leurs industries, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur retirer entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »[26] On a reconnu dans cette vision ce qu’on a appelé l’État-providence dont le rêve a marqué bien des démocraties à l’époque contemporaine. A travers cette peinture, se révèle le danger de ce qu’on a appelé la « dictature du consensus »[27] dont le principe est expliqué ainsi par Tocqueville : « Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. »[28]

Les démocraties modernes flottent entre l’anarchie et cette dictature du consensus à la recherche d’un lien social nouveau.

En effet, elles ne peuvent s’appuyer, comme la démocratie américaine, à l’origine, sur des communautés rassemblées par un fort sentiment religieux, par la lutte à la fois contre les aventuriers et les velléités centralisatrices. Le problème des démocraties aujourd’hui est bien celui du lien social ou plus exactement de son fondement.

Certains répondront que les démocraties se réfèrent à des « valeurs communes », « consacrées par des textes, inscrites dans les codes, les lois, les traités »[29]. Mais quelles sont ces valeurs ? La liberté et en particulier la liberté de conscience et donc le pluralisme ; la souveraineté du peuple, la limitation et le contrôle du pouvoir, la réduction des inégalités, Nous voilà, en fait revenus à notre point de départ. La démocratie se fonde sur elle-même mais cette foi démocratique partagée, à l’évidence, ne suffit pas à la convivialité et à la solidarité. Les valeurs démocratiques consacrées ne sont qu’un lien juridique. Ce lien juridique, ce contrat, si l’on veut, présuppose, comme l’a montré Joël Roman⁠[30], un « fondement extra-juridique », une confiance, une volonté de vivre ensemble, bref, un lien d’un autre type, un lien de vie, plus intime, plus profond.

Excluons d’emblée du débat les idéologies. Même si elles ne sont pas tout à fait mortes puisqu’on parle de néo-marxisme, de néo-fascisme, elles sont plus que suspectes aux yeux des démocrates contemporains car elles sont la négation même de la démocratie au même titre d’ailleurs que les intégrismes religieux qui confondent temporel et spirituel ou les nationalismes qui renaissent ici et là inspirant des « purifications » ethniques, linguistiques ou religieuses.

La religion ?

Tocqueville⁠[31], encore lui, soulignait l’importance des religions pour le bonheur terrestre des hommes en général et spécialement pour les « hommes qui vivent dans les pays libres ». « Quand la religion, explique-t-il, est détruite chez un peuple, le doute s’empare des portions les plus hautes de l’intelligence et il paralyse à moitié toutes les autres. Chacun s’habitue à n’avoir que des notions confuses et changeantes sur les matières qui intéressent le plus ses semblables et lui-même ; on défend mal ses opinions ou on les abandonne, et, comme on désespère de pouvoir, à soi seul, résoudre les plus grands problèmes que la destinée humaine présente, on se réduit lâchement à n’y point songer.

Un tel état ne peut manquer d’énerver les âmes ; il détend les ressorts de la volonté et il prépare les citoyens à la servitude.

Non seulement il arrive alors que ceux-ci laissent prendre leur liberté, mais souvent ils la livrent.

Lorsqu’il n’existe plus d’autorité en matière de religion, non plus qu’en matière politique, les hommes s’effrayent bientôt à l’aspect de cette indépendance sans limites. Cette perpétuelle agitation de toutes choses les inquiète et les fatigue. Comme tout remue dans le monde des intelligences, ils veulent, du moins, que tout soit ferme et stable dans l’ordre matériel, et, ne pouvant plus reprendre leurs anciennes croyances, ils se donnent un maître ». L’auteur se demande alors « si cette grande utilité des religions n’est pas plus visible encore chez les peuples où les conditions sont égales, que chez tous les autres.

Il faut reconnaître que l’égalité, qui introduit de grands biens dans le monde, suggère cependant aux hommes (…) des instincts fort dangereux ; elle tend à les isoler les uns des autres, pour porter chacun d’eux à ne s’occuper que de lui seul.

Elle ouvre démesurément leur âme à l’amour des jouissances matérielles.

Le plus grand avantage des religions est d’inspirer des instincts tout contraires. Il n’y a point de religion qui ne place l’objet des désirs de l’homme au-delà et au-dessus des biens de la terre, et qui n’élève naturellement son âme vers des régions fort supérieures à celles des sens. Il n’y en a point non plus qui n’impose à chacun des devoirs quelconques envers l’espèce humaine, ou en commun avec elle, et qui ne le tire ainsi, de temps à autre, de la contemplation de lui-même ? Ceci se rencontre dans les religions les plus fausses et les plus dangereuses.

Les peuples religieux sont donc naturellement forts précisément à l’endroit où les peuples démocratiques sont faibles ; ce qui fait bien voir de quelle importance il est que les hommes gardent leur religion en devenant égaux ».

Il est vrai que, traditionnellement, la religion a constitué un lien social particulièrement fort. Les hommes étant rassemblés dans une même conception du monde, par de mêmes rites, une même manière de vivre, de penser même s’il s’agissait souvent de pur conformisme ou de convenance sociale. En attendant les effets d’une nouvelle évangélisation qui sera toujours incomplète et toujours à reprendre, il n’en est plus de même aujourd’hui. L’athéisme a progressé mais il ne peut lui-même fournir le lien souhaité dans la mesure où, tout comme le sentiment religieux, il est devenu, dans l’inflation individualiste, multiforme.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la démocratie moderne, dans de nombreux pays européens, s’est construite explicitement ou implicitement sur la mise à l’écart délibérée de tout fondement religieux. Ce problème a déjà été soulevé à propos des Constitutions et de la présentation qu’elle faisait des droits de l’homme.

La définition la plus simple du dictionnaire le dit bien : « la démocratie place l’origine des pouvoirs dans la volonté collective des citoyens »[32]. C’est un écho des articles 3 et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789: « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément » ; « La loi est l’expression de la volonté générale ». Tels sont les fondements de la démocratie que nous appellerons libérale qui inquiète un auteur comme B.-H. Lévy, au même titre que le système totalitaire: « C’est la première fois aujourd’hui, écrit-il, que (le monde) se passe d’un référent ; d’un accrochage au divin. C’est la première fois qu’il rompt avec ce théisme diffus sans quoi les sociétés n’ont jamais fonctionné. Crépuscule des dieux, prélude au crépuscule des hommes »[33].

La culture ?

La culture a subi le même mouvement. On a longtemps beaucoup insisté sur la culture comme moyen essentiel de développer l’esprit et la sensibilité de l’homme au contact d’objets intellectuels et artistiques qui affirmaient, d’une manière ou d’une autre, l’éminence de la vie avec la pensée. Cette culture profondément humaniste et critique pouvait se prétendre universelle dans la mesure où elle transcendait les conditions historiques et les accidents de l’individualité pour s’attacher à ce qui est le plus humain dans l’homme. Dans le même temps, l’ethnologie utilisait le mot culture pour désigner tout signe humain. Dans le premier sens, classique dirons-nous, on considère qu’un concerto brandebourgeois mérite plus place dans la formation humaine qu’une cafetière dans la mesure où il est plus chargé de significations importantes pour l’esprit et la sensibilité que la cafetière. Dans le second sens, ethnologique, une petite auto en matière plastique est autant « signe humain », autant culturelle que la Vénus de Milo.

On constate aujourd’hui que la culture au sens classique, critique puisqu’elle instaure une hiérarchie, universelle puisqu’humaniste bat en retraite devant une « culture » particularisée et, à la limite, éparpillée dans les choix changeants et incohérents des individus, une « culture » qui instaure l’équivalence de tous les produits culturels.

On parle de société multiculturelle c’est-à-dire d’une société où se mélangent, du fait de l’immigration, des cultures et des ethnies différentes. Cette société multiculturelle réclame une éducation interculturelle qui prenne en compte les différences et s’ouvre à la diversité des valeurs.

A Finkielkraut⁠[34] a montré la contradiction inhérente au rêve de société pluriculturelle : « Il faut choisir en effet : on ne peut célébrer simultanément la communication universelle et la différence dans ce qu’elle a d’intransmissible (…). il y a contradiction insurmontable à vouloir fonder l’hospitalité sur l’enracinement ». Pour échapper (pense-t-on) à la contradiction, on promeut une « pédagogie de la relativité » : « toutes les cultures sont également légitimes et tout est culturel ». Dans l’espoir que l’Européen, par exemple, qui spontanément aime mieux l’Europe, vainque ses préférences naturelles, le Conseil de l’Europe demande aux enseignants qu’ils « luttent contre l’ethnocentrisme et les stéréotypes négatifs ». Ce relativisme militant détruit l’esprit de l’Europe qui « ne ressent plus son unité spirituelle »[35]. Ce relativisme détruit la vraie culture qui suppose choix, hiérarchie, valeurs et dissout précisément la culture européenne ou occidentale dans ce qu’elle avait d’essentiel : l’universalisme. Comme l’écrit J.-M. Paupert, elle « semble atteinte de la peste, la peste de l’impuissance et de la désespérance, la peste du découragement et de la démission, la peste de la démesure et du déséquilibre ».⁠[36]

L’évocation insistante de la culture européenne⁠[37] risque de passer, aux yeux de beaucoup, pour une manifestation de chauvinisme alors que nous sommes obligés de reconnaître simplement un fait : « L’homme qui est allé dans la lune, l’homme qui s’apprête à gagner Mars, le système solaire, la galaxie, à voyager entre les astres, c’est l’héritier de la sagesse grecque, de la mystique juive et chrétienne, de l’ordre romain, Athènes, Rome, Jérusalem : on ne peut manquer de les retrouver. Athènes a fourni le logos, elle a brillé des lumières et des feux de la raison raisonnable, elle a engendré le germe de toutes les sciences philosophiques et positives ; toutes nos mathématiques, toutes nos biologies, presque toutes nos philosophies sont écloses de cet œuf aux formes parfaites. Jérusalem, c’est, en contrepoids de ce cerveau, l’âme judéo-chrétienne, c’est l’inspiration mystique, c’est le « sed contra » perpétuel, la contestation permanente, au nom de l’Esprit, de toutes les autorités et de toutes les lois trop rationnelles, c’est l’allègement de toutes les pesanteurs, c’est le souffle divin. Rome, enfin, fusionna le tout, fournit le corps, ordonna les muscles et les nerfs, équilibra les forces, donna l’assise paysanne et la correction juridique »[38]. Les 3 en synergie, « en leurs apports conflictuels et complétifs ».⁠[39]

Si la culture européenne a un tel statut, c’est qu’à travers ses arts, ses philosophies, ses progrès techniques, et fondamentalement grâce aux valeurs chrétiennes qui l’informent, elle fut profondément humaniste et par là universelle, comme l’a souligné à de nombreuses reprises Léo Moulin⁠[40]. De même Vaclav Havel⁠[41] déclarait naguère : « en revendiquant notre appartenance à ce que l’on appelle l’Occident, nous revendiquons avant tout et essentiellement notre identité avec une civilisation, une culture politique, des valeurs spirituelles concrètes et des principes universels ».

Malheureusement, cette culture est en crise depuis le XIXe siècle avec l’éveil et l’exaltation des nationalismes et des particularismes.

Alain Finkielkraut a écrit l’histoire de cette « défaite »⁠[42]. Pour lui, trois forces ont travaillé à l’élimination de l’idée d’une culture universelle:

Tout d’abord, la théorie de l’allemand Johan Herder (1744-1803) qui lança le mouvement littéraire Sturm und drang (tempête et élan), qui prônait le sentiment face au rationalisme et exalta le Volksgeist (l’esprit du peuple). Pour lui, il n’y a pas de valeur universelle mais seulement des valeurs régionales. Il oppose la culture nationale à l’idée de civilisation. Qui pourrait concerner tous les hommes. L’invasion napoléonienne va, bien sûr, favoriser l’essor de cette conception qui influencera, par exemple, Goethe, du moins dans sa jeunesse.

Face à cette théorie, le « traditionalisme » français, initié par Joseph de Maistre (1753-1821) ou de Louis de Bonald (1754-1840), qui opposera le « génie » français à l’esprit égalitariste de la révolution puis au « génie » allemand lorsque les conflits menaceront⁠[43]. Ce traditionalisme contredisait la pensée d’un Ernest Renan affirmant qu’« avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a une culture humaine ».

Enfin, ces conceptions seraient restées peut-être accidentelles sans l’action politique et culturelle de l’Unesco qui va les amplifier à l’échelle du monde en déclarant que « les êtres humains tirent toute leur substance de la communauté à laquelle ils appartiennent ; que l’identité personnelle des individus se confond avec leur identité collective ; que tout en eux - croyances, valeurs, intelligence ou sentiments - procède de ce complexe de climat, de genre de vie, de langue qu’on appelait jadis Volksgeist et que l’on nomme aujourd’hui culture ; que l’important c’est l’intégrité du groupe et non l’autonomie des personnes, que le but de l’éducation n’est pas de donner à chacun les moyens de faire le tri dans l’énorme masse de croyances, d’opinions, de routines et d’idées reçues qui composent son héritage, mais bien au contraire de l’immerger dans cet océan (…) »⁠[44].

Dès lors, deux idées majeures s’imposent. Dans l’espace tout d’abord, il n’existe plus que des cultures toutes équivalentes quelles qu’elles soient (l’européenne n’est pas plus intéressante que la bantoue) et, dans le temps, la culture n’étant pas transmissible, il n’y a pas de continuité. Il est vain de vouloir retrouver dans nos ancêtres une image ou une esquisse de nous-mêmes. Il n’y a pas de caractères humains immuables, pas de progrès, pas de hiérarchie possible de valeurs. Seules des raisons socio-politiques peuvent nous amener à privilégier la musique de Bach plutôt que le rap. Bien plus, la distinction entre l’œuvre, le document et le divertissement est effacée⁠[45].

Finkielkraut relève ensuite 5 conséquences de cette égalisation des cultures.

Tout d’abord, la communication devient difficile car « ne parler de culture qu’au pluriel, (…) c’est refuser aux hommes d’époque diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi »[46].

En même temps, « il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype, ni invention, ni beauté, ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix ou à nommer culture sa pulsion du moment »[47].

Dans cette perspective, le racisme et la censure sont justifiés non plus, bien sûr, en fonction de l’infériorité de l’autre mais précisément à cause de la proclamation du caractère absolu des différences. Tout ce qui peut transcender la diversité est exclu.

L’exaltation de l’identité culturelle, aussi curieux que cela puisse paraître, apporte des arguments au xénophobe et au xénophile. Le xénophobe dira, devant l’invasion du tiers-monde en Europe : « préservons notre culture non pas qu’elle soit nécessairement supérieure mais simplement du fait qu’elle est nôtre ». Le xénophile répondra : « nous n’avons pas le droit de nous préférer, créons une société pluriculturelle et si l’Européen préfère spontanément l’Europe, il faut vaincre cette préférence naturelle par une pédagogie de la relativité qui proclame la déchéance des valeurs universelles et l’abolition de toute hiérarchie de valeurs

Est-il enfin nécessaire de rappeler que la promotion du volksgeist a favorisé l’éveil des nationalismes et des sous-nationalismes et nourrit donc les conflits armés ou non qui déchirent bien des régions d’Europe.

qu’espérer alors dans cette crise de la culture⁠[48] que certains estiment dépassée dans la mesure où nous assisterions en réalité à une destruction de la culture⁠[49] ?

Le travail ?

Dans l’effondrement général des références traditionnelles, le travail est apparu « comme le grand organisateur de l’échange social »[50].

Il est incontestable que le monde du travail est très « structurant » sur le plan personnel comme sur le plan social. Mais indépendamment du fait qu’il ne peut à lui seul construire la personne, il est lui aussi en crise et en mutation aujourd’hui. Que devient la force 'structurante » lorsque la durée du travail diminue, lorsque le travail devient précaire, lorsque l’on est privé de travail et que les tâches qui subsistent ou se créent, s’individualisent, se mondialisent ou se « technicisent » de plus en plus ? Comment espérer que le travail puisse encore remplir pleinement sa fonction sociale lorsque sous les coups de l’économisme libéral, il génère tant d’inégalités ?

Nous y reviendrons dans la troisième partie mais on peut dès à présent méditer cette réflexion de Jacques Attali⁠[51] :  »Je crois que le marché et la démocratie, qui sont pourtant deux valeurs que nos sociétés défendent depuis au moins le XVe siècle, se contredisent largement. Or, dans un univers où nous assistons à la victoire évidente du marché sur la démocratie, il est impératif de redonner à la collectivité et à ses structures représentatives - si possibles mondiales - les outils pour rééquilibrer la balance. J’ai relevé trois contradictions entre ces deux valeurs. Primo, celle liée à la durée - le marché privilégie le court terme alors que la société exige des décisions à long terme ; secundo, celle qui concerne les frontières - le marché n’en a cure, la démocratie en a un besoin vital pour donner un sens à la notion de citoyenneté ; et tertio, celle relative à la recherche du bien-être collectif - le marché prétend y parvenir par la juxtaposition des égoïsmes individuels, la démocratie affirme au contraire la primauté de la collectivité sur les intérêts particuliers. Ne pas remédier à cela, c’est courir le risque d’une aliénation complète de la démocratie aux principes du marché ».

Par ailleurs, nous y reviendrons aussi, de grandes puissances économiques et financières se sont constituées dans la seconde moitié du XXe siècle et favorisées par le néo-libéralisme triomphant depuis la chute de l’empire communiste, elles sont tentées de contrôler d’une manière ou d’une autre la vie sociale et politique. On sait que la corruption n’est plus seulement un mal qui ronge le tiers-monde mais une réalité quotidienne dans les pays dits développés.

La vieille intuition de Montesquieu affirmant que la frugalité est nécessaire à la démocratie semble hélas parfaitement confirmée : « moins il y a de luxe dans une république, écrivait-il, plus elle est parfaite. Il n’y en avait point chez les premiers Romains ; il n’y en avait point chez les Lacédémoniens ; et dans les républiques où l’égalité n’est pas tout à fait perdue, l’esprit de commerce, de travail et de vertu fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien, et que par conséquent il y a peu de luxe. (…)

A mesure que le luxe s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier. A des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d’autres désirs ? Bientôt elle devient ennemie des lois qui gênent. »[52]

Rappelons-nous aussi que Tocqueville⁠[53] n’imaginait pas de démocratie sans limites à la rationalité économique ou à l’individualisme et que pour lui, une des faiblesses de ce régime était précisément son esprit mercantile⁠[54].


1. GUENON René, La crise du monde moderne, Gallimard, 1946, pp. 88-89.
2. C’est la définition du Robert.
3. Art. 6: « La loi est l’expression de la volonté générale ».
4. LEFORT Claude, Essais sur le politique, Seuil, 1986 p. 29. Cf. également : L’invention démocratique, Livre de poche, 1981.
5. Op. cit., p. 82.
6. ROMAN Joël, qu’est-ce qui fait lien ?, in Fragile démocratie, op. cit., pp. 97-98.
7. De la démocratie en Amérique, Gallimard, 1968, p. 147.
8. Op. cit., pp. 131-135.
9. Moi…​ et les autres, Petit traité de l’agressivité au quotidien, Labor, 1996, p. 75. L’auteur cite en note le Dictionnaire politique de 1842, s.v° Minorité et TALMON J.-L., Les origines de la démocratie totalitaire, Paris, 1966.
10. La face cachée de l’ONU, Le Sarment, 2000, pp. 43-44.
11. Id., pp. 38-41.
12. FOULQUIE Paul, Dictionnaire de la langue philosophique, PUF, 1962.
13. Théorie de la justice, Le Seuil, 1987, pp. 595-596. Rawls trouve, par exemple, « démente » la hiérarchie des valeurs morales qu’Ignace de Loyola établit ; cf. DELSOL Ch., Le souci contemporain, Ed. Complexe, 1996, pp. 115-120.
14. L’invention démocratique, op. cit..
15. LEPAIGE Hugues, RTBf (radio), 17-2-2000, 7h30.
16. Ainsi, le droit à la vie a-t-il été entamé par le droit à l’avortement et à l’euthanasie. On ne peut même plus affirmer que quoi qu’il en soit, chacun reste libre de se conformer à sa conscience. En effet, en France, depuis la loi du 30-5-2001, l’entrave à l’avortement (y compris par pressions morales) est désormais un délit inscrit dans le code pénal. La même loi supprime les sanctions prévues auparavant pour incitation à l’IVG. Par ailleurs, un chef de service hospitalier qui, pour des raisons de conscience, refuse de pratiquer des avortements devra s’assurer que son service puisse les pratiquer. Mesure qui, évidemment, réduit la liberté de conscience. (Cf. ZENIT.org, 30-5-2001)
17. Le ministre belge des Affaires étrangères fut le plus virulent vis-à-vis de l’Autriche, conseillant même d’éviter ce pays comme lieu de vacances et refusant de serrer la main d’un ministre autrichien qui n’appartenait pas au parti de Haider. Mais le même ministre, le 26-3-2000, envoyait un télégramme de félicitations à Vladimir Poutine pour son élection à la présidence russe. Il y affirmait qu’ »une nouvelle génération porte les espoirs et l’avenir de ce grand pays ». Comme le faisait remarquer un journaliste, « en fait de nouvelle génération, M. Poutine a déjà une longue carrière derrière lui ; un passé au service du KGB soviétique, de la Stasi est-allemande, du FSB russe et, plus récemment, de la mafia du Kremlin » (La Libre Belgique, 29-3-2000). Le ministre belge avait aussi oublié la guerre en Tchétchénie qui tint lieu de principal programme électoral à V. Poutine. Il ne craignit pas le ridicule en précisant, dans son télégramme, qu’il espérait qu’« une issue politique pourra être trouvée dans les meilleurs délais à la crise de Tchétchénie ». Il y avait, à ce moment, trois mois que Grozny, la capitale avait été détruite.
18. Essais sur le politique, Seuil, 1986, p. 29. Rappelons-nous Platon soulignant le danger d’une liberté totale qui se moque « des lois écrites et non écrites » !
19. Op. cit., p. 11.
20. Une belle illustration a été fournie par la coalition « arc-en-ciel » qui présida à la destinée de la Belgique autour de l’an 2000. Les socialistes durent se libéraliser, les libéraux se socialiser et les écologistes perdirent nombre de leurs illusions.
21. WEYDERT Jean, op. cit., p. 9.
22. 1805-1859.
23. Tocqueville distingue l’individualisme de l’égoïsme : « L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout.
   L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis…​ » (op. cit., II,II,II, p. 125).
24. De la démocratie en Amérique, II, partie II, chapitre II, Garnier-Flammarion, 1981, p. 130.
25. Id., p. 128.
26. Id., II, partie IV, chapitre VI, pp. 385-386.
27. BERNARDI Bruno, in La démocratie, Corpus, GF Flammarion, 1999, p. 157.
28. De la démocratie en Amérique, op. cit., p. 396.
29. REMOND René, Forces et faiblesses de la démocratie en Europe, in Fragile démocratie, op. cit., p. 87.
30. qu’est-ce qui fait lien ?, in Fragile démocratie, op. cit., pp. 97-107.
31. De la démocratie en Amérique, op. cit., n° 17, pp. 220-230.
32. Robert.
33. La barbarie à visage humain, op. cit., p. 160.
34. La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, pp. 109-122..
35. KUNDERA Milan, in La Libre Belgique, 28-4-1983.
36. PAUPERT J.-M., Les mères patries, Jérusalem, Athènes et Rome, Grasset, 1982, p. 17.
37. A propos de la philosophie, Edmund Husserl, philosophe autrichien (1859-1938) , parlait de la « mission rectrice de l’Europe ». Pour le meilleur et à travers le pire, pourrait-on ajouter. Pensons à cette réflexion d’Emmanuel Lévinas (philosophe juif d’origine lituanienne) (1905-1995) : « L’Européen, je ne sais si c’est très populaire de dire cela, pour moi l’homme européen est central, malgré tout ce qui nous est arrivé en ce siècle(…). L’Europe a beaucoup de choses à se reprocher, son histoire a été une histoire de sang et de guerre aussi, mais c’était le lieu où ce sang et cette guerre ont été regrettés et constituent une mauvaise conscience, une mauvaise conscience de l’Europe qui est le retour de l’Europe, non vers la Grèce, mais vers la Bible ». (POIRIE François, LEVINAS Emmanuel, Essai et entretiens, Babel, 1987, p. 136).
   On peut aussi évoquer l’influence considérable que la philosophie européenne a exercé ou exerce encore aux États-Unis ou au Japon où des pensées originales n’ont pu se former qu’à partir des modèles européens (Cf. LAUGIER Sandra, Recommencer la philosophie, La philosophie américaine aujourd’hui, PUF, 1999 ; STEVENS Bernard, Topologie du néant, Une approche de l’école de Kyôto, Peeters, 2000). Tout confirme l’affirmation de Jean Brun (in L’Europe philosophe, Stock, 1988, p. 16) : « d’Europe sont parties des idées qui abordèrent peu à peu tous les continents ». On peut parler de sagesses aux quatre coins du monde, la philosophie est essentiellement européenne.
38. PAUPERT, op. cit., id.
39. Id., p. 314.
40. Cf. notamment : L’occident n’est pas un accident, in Géopolitique, Hiver 87-88, n° 20 pp. 57-62
41. L’angoisse de la liberté, Ed. De l’Aube, 1994, p.153
42. FINKIELKRAUT Alain, La défaite de la pensée, Gallimard, 1987.
43. Ainsi en fut-il vers 1870 avec Maurice Barrès (1862-1923) et vers 1914 avec Charles Maurras (1868-1952).
44. FINKIELKRAUT A., op. cit., pp. 100101.
45. Cette vision a influencé très nettement l’enseignement de la littérature, par exemple. Dans la préface d’un manuel utilisé dans l’enseignement secondaire belge (HAMBURSIN M., Textes en archipels, De Boeck-Duculot, 1990, p. IX), on peut lire cette citation qui soutient la perspective fondamentale du livre : « Il n’y a plus « une » grande culture, faite d’un ensemble fini d’œuvres qu’il serait impératif de connaître, et qui dépendrait du jugement des intellectuels de quelques grandes métropoles, mais une pluralité de cultures, ayant chacune leurs références propres et qui cohabitent ou rivalisent au sein d’un même milieu socio-culturel » (QUILLOT Roland, Un nouvel âge de la culture ?, in Le Débat, mars-avril 1989, Questions à la littérature, p. 38).
46. Id., p. 153.
47. Cf. aussi cette réflexion de C. Castoriadis à propos de la création culturelle depuis 1950 :  »…​impossible de sous-estimer la montée de l’éclectisme, du collage, du syncrétisme invertébré, et surtout, la perte de l’objet et la perte du sens, allant de pair avec l’abandon de la recherche de la forme, la forme qui est toujours infiniment plus que forme puisque, comme le disait Victor Hugo, elle est le fond qui monte à la surface » (op. cit., p. 204).
48. Cf. ARENDT Hannah, La crise de la culture, Idées Gallimard, 1972.
49. C’est la thèse de Michel Henry, in La barbarie, Grasset, 1987. La position de cet auteur est tout à fait radicale. Ce n’est pas le refus d’une culture universaliste qu’il déplore mais la possibilité même d’une culture définie comme « l’auto-transformation de la vie, le mouvement par lequel elle ne cesse de se modifier soi-même, afin de parvenir à des formes de réalisation et d’accomplissement plus hautes, afin de s’accroître ».(p. 14). L’objectivité technique et ses moyens médiatiques condamnent la culture à une clandestinité qui la rend inopérante dans la société.
50. ROMAN Joël, op. cit., p. 101.
51. Entretien in La libre Belgique, 11-3-1999. J. Attali, conseiller d’État français, fut un proche du président français François Mitterand et président de la Banque européenne de développement.
52. L’esprit des lois, Livre VII, chap. II, op. cit., pp. 104-105.
53. Cf. SIEDENTOP Larry, Revenir à Tocqueville, in Géopolitique, Hiver 1991-1992, n°36, pp. 24-25.
54. Les autres faiblesses sont, pour lui, la tendance au nivellement intellectuel et la médiocrité des ambitions de la démocratie.

⁢iii. Quelles solutions ?

Il est difficile après cette longue énumération de problèmes soulevés par la démocratie de s’en remettre à l’optimisme pragmatique de Georges Vedel. Il déplore aujourd’hui une rupture entre la finalité et les moyens du système démocratique, entre l’intention de « réaliser l’identification la plus poussée entre les gouvernants et les gouvernés » et les conditions pour y parvenir : « le suffrage universel, des élections libres, le pluralisme des partis politiques, une organisation constitutionnelle fixe, la garantie des droits et des libertés essentiels »[1]. Mais il reste, selon l’auteur, deux raisons d’espérer. Tout d’abord, la peur de la dictature maintient et fortifie le goût démocratique : « le repoussoir existe, et pour de longues années : c’est ce qui vient de sombrer dans les pays de l’Est. Rien n’est plus propre à fortifier les peuples dans l’idée churchilienne que la démocratie est le pire de tous les régimes à l’exception de tous les autres ». Ensuite, l’auteur croit à la vertu salvatrice de la discussion :  »la démocratie dit-il, offre la possibilité de discussions libres d’où est susceptible de sortir, sinon la solution idéale, du moins le moyen d’ajuster nos régimes politiques au moindre coût »[2].

Indépendamment du fait que l’auteur sous-estime la nostalgie de pouvoirs forts, quelle que soit l’idéologie qui puisse les inspirer, et qu’il surestime le pouvoir et la possibilité de discussions libres, il me semble commettre une erreur dans son diagnostic, par ailleurs fort pertinent. La finalité de la démocratie est-elle l’identification entre le gouverné et le gouvernant et peut-on ranger parmi les moyens « la garantie des droits et des libertés essentiels » alors que l’objet même de tout régime politique est précisément le respect et la promotion des droits et libertés essentiels ?

Par ailleurs, une double question reste en suspens : quelles sont les causes de cette dérive des institutions et des mœurs politiques et de la maladie caractérisée par la rupture entre la fin et les moyens ?

Examinons donc d’autres propositions plus constructives ou plus inquiétantes.


1. Op. cit., pp. 9-10.
2. Id., p. 14.

⁢a. Restreindre la démocratie ?

Face à tous ces problèmes, la tentation peut être forte de vouloir supprimer la démocratie ou, du moins, de la restreindre.

En 1976, un maître-assistant de l’université de Paris VIII⁠[1], révélait au monde francophone l’existence d’un document étonnant intitulé The Crisis of Democracy. Il s’agit d’un rapport devant la Commission trilatérale⁠[2]. « La Commission trilatérale fut fondée en 1973 par des « citoyens privés » dans le but de promouvoir une meilleure coopération entre l’Europe de l’Ouest, le Japon et l’Amérique du Nord. Ces « citoyens privés » représentent les colosses financiers et industriels des régions intéressées, des hauts fonctionnaires et quelques syndicalistes »[3].

Le rapport présenté en 1975 devant cette commission souligne un antagonisme croissant entre la démocratie et la possibilité de gouverner. La Trilatérale énumère une série de problèmes : le mécontentement et la défiance des populations vis-à-vis des institutions démocratiques, le manque d’objectifs clairs au milieu d’intérêts contradictoires, l’impuissance des gouvernements face aux revendications croissantes⁠[4] et aux grèves, les réflexes nationalistes et protectionnistes. Le rapport conclut que « la convergence des circonstances favorables à la démocratie touche à sa fin »[5] . Il s’agit donc pour la trilatérale de renforcer l’autorité centrale. Pour cela, elle propose 7 mesures : la planification efficace du développement économique et social⁠[6] ; le renforcement des institutions de direction politique⁠[7] ; le renouvellement des partis politiques⁠[8] ; la restauration de l’équilibre entre les gouvernements et les médias⁠[9] ; le réexamen du coût et des fonctions de l’enseignement supérieur⁠[10] ; une innovation plus active dans le domaine du travail et surtout au point de vue de son organisation⁠[11] ; la création de nouvelles institutions pour la promotion en commun de la démocratie⁠[12].

En bref, pour Goldring, les nouveaux « maîtres » « ont la hantise de toutes les formes réelles de participation des masses à la vie politique parce que les masses se dégagent de plus en plus de leur influence. (…) Il leur reste une seule voie, tenter d’empêcher par tous les moyens qui leur restent l’expression de la volonté populaire »[13].

Plus près de nous, M. Schooyans a, dans de nombreux ouvrages⁠[14], évoqué les grandes manœuvres d’organisations internationales et de clubs qui, à l’instar de la Trilatérale, travaillent, d’une manière ou d’une autre, à la limitation des pouvoirs démocratiques. Il ne s’agit pas seulement pour ces organismes de contrôler la croissance des populations à travers le monde ce qui constitue déjà une mise au pas essentielle mais aussi d’établir des législations qui entravent et orientent les choix politiques, économiques et sociaux des États. Nous avons vu précédemment les menaces qui planaient sur les droits de l’homme dont le respect est fondateur dans une démocratie authentique. Mais il y a plus, comme nous l’étudierons plus en profondeur plus tard, car « ce qui est grave dans la situation actuelle, c’est d’abord que l’ONU débilité les nations de multiples façons. Le consensus est obtenu dans les assemblées internationales avec le concours d’ONG « sûres », faisant du travail de lobbying. Dans ce registre, la palme revient à la Fédération internationale pour la planification familiale (IPPF). Ensuite, ce consensus est invoqué pour faire pression sur les nations afin que celles-ci, « pour être cohérentes avec elles-mêmes », signent pactes ou conventions portant sur les matières et des programmes d’action ayant fait l’objet d’un consensus. Une fois ratifiés, ces instruments juridiques auront force de loi dans les nations participantes. Par ce biais, il est aisé de faire tomber progressivement en désuétude: d’abord, dans son esprit et dans sa lettre, la Déclaration de 1948 ; ensuite, les législations nationales. En plus et surtout, il est aisé de faire passer comme « nouveaux droits de l’homme » ce qui n’est que le produit d’un consensus, lequel donne lieu à des conventions, etc…​. »[15]. Nous allons ainsi vers « une concentration de pouvoir sans précédent dans l’histoire. (…) Sous couvert de « responsabilité partagée », de développement durable, d’ »incorporation au système légal international », l’ONU est en train de mettre sur pied un contrôle super-centralisé des quatre facteurs (politique, économique, militaire et psycho-social⁠[16]), non pour faire face à quelque défi qui lui viendrait d’une coalition de nations, mais tout simplement pour régenter le monde et pour s’imposer à lui comme centre incontesté gouvernant tous les facteurs de pouvoir »[17]. Se profile ainsi l’ombre d’un super-État construit sur « une inversion perverse du principe de subsidiarité. Ce n’est pas le super-État qui joue un rôle subsidiaire vis-à-vis des États particuliers ; ce sont ceux-ci qui jouent ce rôle vis-à-vis du premier »[18]. Nous avons vu précédemment que cette question se posait déjà en Europe à propos du Traité de Maastricht et du Traité d’Amsterdam.

Toutes ces manœuvres, de la Trilatérale à l’ONU, en passant par toutes les conférences et clubs rassemblant des hommes aux pouvoirs politiques, économiques, financiers et militaires considérables, relayées par certaines franc-maçonneries, sont radicalement contraires à la vocation participative de la démocratie, à la diffusion du pouvoir selon la définition de Pierre Mertens.


1. GOLDRING Maurice, La démocratie ; un mal qui répand la terreur, in France Nouvelle, 26-4-1976. L’auteur a développé son analyse dans un livre que nous suivrons ici : Démocratie croissance zéro, éditions sociales, 1978.
2. Rapport rédigé par Michel Crozier, Samuel P. Huntington et Joji Watanuki et publié par New York University Press, 1975.
3. GOLDRING M., op. cit., pp. 18-19.
4. « Le gouvernement, qui doit se soumettre à des élections régulières, se trouve dans l’incapacité de résister à ces demandes » ( The Crisis of Democracy, op. cit., p. 164).
5. Op. cit., p.164.
6. La croissance économique est indispensable dans la lutte contre l’inflation, le chômage et la pauvreté.
7. Il faut notamment que les parlementaires trop accaparés par des débats idéologiques soient plus techniciens et moins politiques.
8. A propos du financement des partis, le rapport note que « les lois visant à interdire le financement des partis par les grandes sociétés sont inutiles. (…) elles sont régulièrement tournées ». Toutefois, « même si ces lois doivent être tournées dans la pratique, elles contribueront à donner le sentiment qu’il y a une concurrence réelle entre les partis sur une base d’égalité » (op. cit., p. 180).
9. « Des réglementations devraient protéger la société et le gouvernement contre le pouvoir excessif des médias » étant donné qu’on abuse de la liberté de critiquer (cf. GOLDRING, op. cit., pp. 136-137).
10. Il faudrait relier plus étroitement l’éducation aux buts économiques et politiques de la société.
11. Pour « soulager les tensions nouvelles qui affectent la société post-industrielle » et « éviter les tactiques de « chantage » irresponsables, et les nouvelles pressions inflationnistes » (GOLDRING, op. cit., p. 142).
12. « La Commission souhaite le soutien de fondations, des sociétés privées, des syndicats, des partis politiques, d’associations, et aussi d’agences gouvernementales, pour la création d’un institut pour l’étude d’un meilleur fonctionnement des sociétés démocratiques. Le but d’un tel institut serait de stimuler les études comparatives des problèmes communs au fonctionnement de la démocratie dans la région de la Trilatérale » (GOLDRING, op. cit., p. 143).
13. Op. cit., p. 148.
14. Pour ne citer que les plus récents : La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995 ; L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1997 ; La face cachée de l’ONU, Le Sarment, 2000.
15. SCHOOYANS M. La face cachée de l’ONU, op. cit., pp. 54-55.
16. Le facteur psycho-social « comporte les médias, le savoir, les techniques, l’idéologie, le droit, la religion ».
17. SCHOOYANS, op. cit., pp. 110-111.
18. Id., p. 152.

⁢b. Elargir la démocratie ?

Pour certains, la solution serait d’élargir la démocratie. d’une part, par l’extension progressive des droits de participation. Ainsi, le droit de vote serait accordé dès 16 ans, on serait éligible à 18 ans et les étrangers jouiraient du droit de suffrage. d’autre part, la démocratie serait étendue à tous les domaines de la vie sociale : l’armée, l’école, les entreprises, les Églises, etc..

Sans entrer dans ces débats, on peut se demander pourquoi les difficultés évoquées plus haut disparaîtraient du fait de cet élargissement. On peut penser, au contraire, que ces problèmes se retrouveront partout et, avec parfois beaucoup plus d’acuité encore, vu la nature des activités concernées et leurs modes de fonctionnement. Il faut ici se méfier plus qu’ailleurs des mots employés car le thème de la participation peut cacher des réalités et des objectifs fort différents. Nous le verrons à propos de l’entreprise.

Prenons ici l’exemple de l’école. En effet, l’enseignement francophone de Belgique a vu, à la fin du siècle dernier, l’installation obligatoire, dans chaque école de l’enseignement de la Communauté et de l’enseignement subventionné, d’un conseil de participation qui, pour tous les élèves, « se veut un lieu de démocratie, où tous partagent un projet commun : leur école. Pour tous les élèves, il constitue un terrain d’apprentissage privilégié de la citoyenneté responsable »[1].

Trois remarques s’imposent.

Tout d’abord, les élèves ainsi flattés dans cette présentation à leur usage, ne sont qu’un élément minoritaire dans l’ensemble du conseil. Ils sont élus au nombre de trois à six mais ils sont entourés d’un nombre égal (au maximum) de représentants dans chacune des trois autres catégories présentes : délégués du pouvoir organisateur, représentants du personnel enseignant, auxiliaire d’éducation, psychologique, social, paramédical, et représentants des parents. S’ajoute encore un représentant du personnel ouvrier et administratif.

Ensuite, les réunions ont lieu au moins deux fois par an. Le conseil est convoqué sur demande de la moitié de ses membres au moins, adressée au Président (le chef d’établissement , la plupart du temps).

Enfin, Enfin, le pouvoir du conseil est bien délimité. Il s’agit d’abord et avant tout de débattre du projet d’établissement qui «  définit l’ensemble des choix pédagogiques et des actions concrètes particulières que l’équipe éducative de l’établissement entend mettre en œuvre en collaboration avec l’ensemble des acteurs et partenaires visés à l’article 69, par.2 pour réaliser les projets éducatif et pédagogique du Pouvoir organisateur »[2].

Le pouvoir des élèves est donc très relatif⁠[3] : ils représentent un quart des voix et de toute façon, le conseil s’il peut amender et compléter le projet d’établissement selon certaines procédures, doit le proposer à l’approbation du Ministre ou du Pouvoir organisateur et, comme on l’a compris, il ne porte pas sur les projets éducatif et pédagogique mais sur les moyens de mise en œuvre dans la mesure étroite laissée par l’ensemble des exigences et possibilités d’organisation.

De trois à six élèves auront l’occasion peut-être de donner un avis. La masse qu’il représente fera simplement l’apprentissage du vote. Est-ce là vraiment une éducation à la citoyenneté responsable ?

d’une manière générale et radicale, Chantal Delsol estime qu’en essayant d’appliquer  »le pluralisme des options, la souveraineté individuelle, la décision majoritaire au sein de groupes divers (…), nous pervertissons à notre insu l’organisation que nous désirons protéger et embellir. Appliquer la démocratie, au même titre que dans la société civile, dans un parti, dans une association, dans une Église, dans une armée, dans une famille, reviendrait à gommer les finalités reconnues pour introduire partout l’anarchie des volontés individuelles. Car on ne peut identifier les groupes sociaux, qui se donnent des finalités précises au moment de leur constitution et admettent comme membres ceux qui acceptent ces finalités, et la société civile, dont le seul objectif consiste, en tout cas dans notre culture, à permettre à chacun de réaliser au mieux ses propres finalités. Les groupes sociaux , formés autour de finalités précises auxquelles les membres adhèrent en y entrant, peuvent appliquer lerrpincipe de subsidiarité, qui ne saurait en aucun cas être identifié avec la démocratie. En voulant généraliser le processus démocratique à l’ensemble de la société, on sacralise ce processus même, ce qui est absurdité. La réussite de cette organisation provient de ce qu’elle utilise des mécanismes adaptés à la société civile comme entité caractéristique. Mais ces mécanismes ne valent pas en soi : si nous voulions par exemple « démocratiser » la science, nous en viendrions à la nier en la transformant en opinion…​ »⁠[4].

Guy Coq⁠[5] explique qu’ »il y a une limite interne nécessaire au processus démocratique dans la société démocratique elle-même. Ainsi, la famille peut être éducative à la démocratie sans se reconstruire elle-même complètement selon les critères convenant à la démocratie dans l’ordre politique. En somme, il importe d’opérer une distinction dans les instances sociales, en évitant de las identifier toutes à l’une d’entre elles. Dans « Un homme de trop », Claude Lefort montre qu’un des traits de la société totalitaire est la dédifférenciation des diverses sphères de l’activité sociale : confusion entre instance du politique, de la recherche, de l’esthétique, de la pédagogie, de l’économie, etc.. Pour que dure la société démocratique, pour qu’elle ne conduise pas à un étouffement des libertés, tout ne saurait être démocratique dans la société démocratique. Car la démocratie est avant tout un mode de gestion de la sphère du pouvoir politique, elle règne dans l’instance du politique, mais elle ne saurait être étendue à l’ensemble des sphères du social, et notamment au système éducatif sans risquer de ruiner les conditions de la liberté. Il y a quelque chose de non démocratique dans l’éducation dont une démocratie a besoin pour subsister ».


1. Mon école comme je la veux ! , publication du Cabinet du Ministre de l’Education suite au décret « Missions de l’Ecole », juillet 1997, Place Surlet de Chokier, 15-17, 1000 Bruxelles.
2. Missions de l’école, op. cit., art. 68.
3. Celui des professeurs l’est davantage encore, comme on l’a remarqué.
4. Le souci contemporain, op. cit., p. 114.
5. La démocratie rend-elle l’éducation impossible ?, Parole et silence, 1999, pp. 32-33.

⁢c. Consolider la démocratie ?

Il s’agit ici de toute une série de propositions techniques. On parle de séparer davantage les pouvoirs, de dépolitiser la justice et l’administration, de mieux contrôler le financement des partis, d’établir davantage de règlements et de lois. Plus audacieux, S.-Ch. Kolm réclame davantage de décentralisation, des référendums spécifiques, le raccourcissement des mandats, la révocabilité permanente des élus, etc..

Retenons la nécessité de décentralisation sur laquelle nous reviendrons mais on peut se demander si les autres corrections imaginées par Kolm ajouteraient à la stabilité du régime !

Certes, pour revenir aux suggestions plus courantes et plus classiques, il est bon de veiller à la dépolitisation, à une meilleure autonomie de la justice, à empêcher toutes les formes de corruption et de concussion, la particratie, etc., de lutter contre les mafias qui gangrènent les démocraties⁠[1], mais ces améliorations nécessaires ne touchent pas aux principaux maux répertoriés : le manque de participation, la dissolution du pouvoir et de la société ou la menace de la tyrannie majoritaire. Par ailleurs, les lois et règlements suffisent-ils à moraliser la vie publique ?

Les dysfonctionnements de la police ont amené à la création d’une police des polices. Puis on découvre que le chef de la police des polices est lui-même suspect de quelques malversations. On crée une commission parlementaire pour régler le problème en alourdissant l’arsenal juridique. Ainsi en est-il partout. Le corps des lois connaît une inflation sans précédent.⁠[2] Plus le droit est complexe plus il est menacé de paralysie comme les anciens l’avaient déjà remarqué: « summa ius, summa injuria ».

L’idée la plus positive à cet endroit reste de veiller au maximum de décentralisation et de participation. Tocqueville avait déjà montré que l’absence de centralisation administrative aux États-Unis était un des éléments qui tempérait ce qu’il appelait « la tyrannie de la majorité »[3]. Disons que sur un plan général, la décentralisation du pouvoir ou, si l’on veut, l’application du principe de subsidiarité, est indispensable à la participation active des citoyens. Larry Siedentop⁠[4] s’appuyant lui aussi sur l’analyse de Tocqueville rappelle qu’un gouvernement pour le peuple ne peut remplacer un gouvernement par le peuple. Or, aujourd’hui comme au XIXe siècle, en Amérique, la démocratie risque de cultiver le mercantilisme, le nivellement intellectuel et la médiocrité des ambitions sous les coups de la rationalité économique et de l’individualisme. Actuellement et trop souvent, la vie de chacun se résume à l’activité professionnelle et à l’entourage immédiat tandis que la vie politique se confine dans la satisfaction des besoins et des préférences et que l’on note une tendance à estimer que la croissance économique est plus importante que les problèmes de redistribution et l’affirmation des droits. Toutes ces dérives ne peuvent être évitées que par le développement le plus poussé possible de la participation. Pour Tocqueville comme pour Siedentop, «  ce n’est pas en étendant les » libertés négatives » (domaines d’activité protégés par la loi de toute interférence étatique) que l’on peut le mieux garantir le fonctionnement d’institutions. Ce n’est pas non plus par la croissance économique qu’on y parvient. L’ultime garantie des institutions réside dans le citoyen lui-même, dans sa valeur propre, sa détermination à être son maître, à participer aux décisions d’ordre public avec la volonté de protéger, par esprit de justice, au-delà de ses intérêts individuels ceux d’autrui ». On ne peut donc, en démocratie, négliger, comme nous le verrons bientôt, les mœurs et les comportements sociaux. Il faut donc, bien sûr, pour que vive la participation, non seulement une décentralisation du pouvoir mais, en même temps, une stricte doctrine du devoir civique, car seul l’esprit civique permet d’arbitrer entre la poursuite de l’intérêt individuel et la finalité de la justice pour tous. Sans cette éthique, le besoin d’appartenance à une communauté s’assouvira dans des formes de solidarité subversives.

Reste à savoir comment inspirer cet « esprit civique ». Ce sera l’objet de notre réflexion sur l’éducation à la démocratie.


1. Cf. LACOSTE Pierre, Les mafias contre la démocratie, Jean-Claude Lattès, 1992.
2. Un journaliste faisait remarque qu’ »entre 1985 et 1995, on a pu recenser en Belgique quelque 18.512 textes légaux nouveaux, soit une moyenne de cinq nouveautés par jour. Et il semble que la vitesse de production aille en augmentant. Du 16 septembre 1994 au 15 septembre 1995, le score était de 3.030 ». Dans son commentaire, l’auteur note : « Le citoyen ne peut plus s’y retrouver et gageons que les avocats prendront de plus en plus de temps à débroussailler leurs dossiers. (…) La vie en commun devient de plus en plus complexe. Ne peut-on voir dans cette inflation le signe d’une société de plus en plus anonyme ? (…) Attention que la société ne devienne tellement complexe qu’elle en soit inhumaine » ( CHADE, Trop de lois…​, in Dimanche, 31-8-1997).
3. Op. cit., pp. 159 et svtes.
4. Revenir à Tocqueville, in Géopolitique, hiver 1991-1992, n°36, pp. 23-27. L. Siedentop est professeur à Oxford.

⁢d. Animer la démocratie ?

Nous nous pencherons ici, avec beaucoup de sympathie, sur la pensée d’Hilary Rodham⁠[1], épouse de l’ancien président des USA, Bill Clinton.

Dans une conférence faite au Conseil économique de Davos, en 1998, elle souligne le danger qu’il y aurait à ne prendre en considération que l’économie et l’État et de négliger, dans la réflexion politique, la société civile qui « est la substance même de la vie. Elle englobe des réalités aussi diverses que la famille, la foi religieuse ou la spiritualité qui nous guident. Elle prend la forme de toutes ces associations de volontaires dont beaucoup d’entre nous sont membres. Elle est l’art et la culture qui nous permettent de nous élever spirituellement. (…) Quelle que soit la puissance des économies et des États, rien ne peut tenir sans le dynamisme et la vitalité de la société civile »[2]. Et l’oratrice d’interpeller alors, au nom de tous les pays, les responsables économiques et politiques qui l’écoutent sur la nécessité de renforcer le « troisième pied du tabouret » : « Vous devez aussi penser aux mesures qui permettraient de consolider, de renforcer la société civile (…). Comment pouvons-nous aider les familles à rester solides à une époque où les valeurs familiales , où les idées que l’on voudrait transmettre à nos enfants subissent la forte concurrence d’une culture de la consommation, de diverses formes de propagande, et de médias qui ne valorisent que les satisfactions immédiates ? De quelle façon pouvons-nous défendre la liberté de culte et montrer sans ambigüité que nous respecterons la foi et les cheminements spirituels des gens différents de nous ? Comment pouvons-nous travailler ensemble à créer un monde dans lequel les dissidences tribales, raciales, ethniques ou autres puissent être contenues et maîtrisées ? Comment s’investir ensemble dans le cadre d’entreprises communes, au delà des divisions qui nous opposent trop souvent ? Comment fonder des organisations non gouvernementales dans des sociétés qui n’ont jamais connu d’activités bénévoles ou charitables ? Comment créer des associations qui trouvent une place entre les marchés et l’État, et qui donnent l’occasion aux gens d’exercer leurs compétences, de devenir de vrais citoyens ? ». Elle termine en demandant que « nous pensions aux milliards d’hommes et de femmes et d’enfants qui n’ont pas voix au chapitre, qui souvent n’ont même pas le droit de vote, et que nous comprenions que toute réussite à long terme, qu’elle soit économique ou politique, dépend en fin de compte de notre capacité à leur laisser prendre le pouvoir auquel ils ont droit et la place qui leur revient, partout dans le monde, c’est-à-dire aux endroits où ils construisent leur propre avenir ».⁠[3]

Dans sa présentation et son commentaire de la réflexion d’Hilary Rodham, Benjamin R. Barber, professeur en sciences politiques et conseiller du président Clinton, souligne combien la préoccupation d’H. Rodham répond à ce problème majeur de la démocratie contemporaine, maintes fois déploré : le divorce entre la société civile et la société politique. En effet, « en Amérique et dans la plupart des autres démocraties, les hommes politiques, qui n’étaient jadis que des citoyens ordinaires détenant temporairement une fonction élective, ont été métamorphosés par le pouvoir en « professionnels » qui ont perdu le contact avec la base. Les citoyens ? Impuissants, ils en sont réduits à n’être que des opposants à ceux qu’ils élisent et des usagers mécontents de services publics qu’ils consomment et voudraient ne pas payer. (…) La société civile a été éclipsée par le duel entre le gouvernement et les marchés et sa capacité médiatrice a été éliminée, laissant la champ libre à des antagonismes simplistes : État-individu ; économie dirigée-économie de marché. Cette bipolarisation a conduit ceux qui veulent agir dans la sphère civique à se retrouver, contre leur gré, dans le secteur privé où ils apparaissent, tout à fait à tort, comme les défenseurs d’ »intérêts particuliers », comme étrangers aux préoccupations collectives et aux règles publiques. Nous voilà contraints, dans tout ce que nous faisons, à être soit des électeurs soit des consommateurs ! Si nous souhaitons être des citoyens, si nous voulons participer à la chose publique au lieu de nous contenter d’élire ceux qui nous gouvernent, il n’y a pas de place pour nous ! (…) La société civile s’est évanouie et les citoyens n’ont ni lieux pour abriter leurs institutions civiques ni droit à la parole, même dans les États-nations officiellement voués à la démocratie. Se laisser servir (voire persécuter) par un État bureaucratique, jouant l’important, où le mot « citoyen » n’évoque plus rien, ou se mettre au service de l’individualisme radical du secteur privé, où le mot « citoyen » ne veut rien dire ; voter contre les canailles publiques pour les déloger de leurs fonctions ou voter pour porter ses intérêts privés au pouvoir après avoir payé les canailles prêtes à les servir : voilà ce qui reste de la fonction bien réduite de citoyen dans ce qui passe pour les démocraties les mieux établies »[4].

Comme le montre Barber, le remède donné par H. Rodham rappelle l’analyse de Tocqueville qui estimait fondamentale en démocratie l’indépendance des pouvoirs locaux et des associations.

« La commune, écrivait Tocqueville, semble émerger directement de la main de Dieu. (…) Si la commune existe depuis qu’il y a des hommes, la liberté communale est chose rare et fragile. (…) Parmi toutes les libertés, celle des communes, qui s’établit si difficilement, est aussi la plus exposée aux invasions du pouvoir. Livrées à elles-mêmes, les institutions communales ne sauraient guère lutter contre un gouvernement entreprenant et fort (…). C’est (…) dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales, une nation peut toujours se doter d’un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté »[5].

Rappelons-nous ce que nous avons dit précédemment de la commune. Rappelons-nous aussi ce qu’écrivait A. Soljénitsyne à propos de la démocratie des petits espaces : la vie démocratique « doit peu à peu, patiemment et solidement se construire « par en bas », et ne pas être simplement proclamée d’en haut à son de trompe et précipitamment, d’un seul coup, dans toute son ampleur et son étendue.

Tous les défauts mentionnés ne s’appliquent quasiment pas à la démocratie des petits espaces : petite ville, bourg, bourgade cosaque, canton (groupe de villages) et jusqu’aux limites d’un district (d’un « rayon »). C’est uniquement sur un territoire de cette ampleur que les gens pourront déterminer sans se tromper leurs élus, bien connus d’eux tant pour leurs aptitudes pratiques que pour leurs qualités d’âme. Ici point ne tiendront les fausses réputations, ici, rien n’y feront l’éloquence trompeuse ou les recommandations des partis. Voilà bien dans quelle ampleur de territoire peut commencer à grandir, à se fortifier et à prendre conscience d’elle-même la nouvelle démocratie de Russie. Et voilà ce que nous possédons de plus vital et de plus sûr, voilà en effet qui défendra avec succès dans nos contrées un air et de l’eau non empoisonnés, nos maisons, nos appartements, nos hôpitaux, crèches, écoles, notre approvisionnement local, et qui favorisera vigoureusement la croissance d’une initiative locale libre de toute contrainte.

San autogestion locale correctement organisée, point de vie solide et de qualité, et d’ailleurs la notion même de « liberté civique » perd son sens. La démocratie des petits espaces a ceci de fort qu’elle est « immédiate ». La démocratie est véritablement efficace là où peuvent fonctionner des « assemblées du peuple » et non des assemblées représentatives »[6].

En ce qui concerne les associations⁠[7] sur lesquelles H. Rodham s’attarde essentiellement, son analyse rappelle aussi celle de Tocqueville⁠[8] que Barber cite longuement⁠[9]. Retenons ici ces quelques passages-clés : « Chez les peuples démocratiques (…) tous les citoyens sont indépendants et faibles ; ils ne peuvent presque rien par eux-mêmes, et aucun d’entre eux ne saurait obliger ses semblables à lui prêter leur concours. Ils tombent donc tous dans l’impuissance s’ils n’apprennent à s’aider librement.

Si les hommes qui vivent dans les pays démocratiques n’avaient ni le droit ni le goût de s’unir dans des buts politiques, leur indépendance courrait de grands hasards, mais ils pourraient conserver longtemps leurs richesses et leurs lumières ; tandis que s’ils n’acquéraient point l’usage de s’associer dans la vie ordinaire, la civilisation elle-même serait en péril. Un peuple chez lequel les particuliers perdraient le pouvoir de faire isolément de grandes choses sans acquérir la faculté de les produire en commun retournerait bientôt vers la barbarie.

(…) La morale et l’intelligence d’un peuple démocratique ne courraient pas de moindres dangers que son négoce et son industrie, si le gouvernement venait y prendre partout la place des associations.(…)

Dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science mère ; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là.

Parmi les lois qui régissent les sociétés humaines, il y en a une qui semble plus précise et plus claire que toutes les autres. Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que parmi eux l’art de s’associer se développe dans le même rapport que l’égalité des conditions s’accroît ».

Et Barber de commenter : « Les citoyens vont à l’école de la société civile pour apprendre l’art de la liberté. Dans les familles, les écoles, les églises, les associations de bénévoles et autres initiatives de proximité, nous n’apprenons pas seulement ce qu’est la liberté, mais aussi comment être libres. Nous apprenons à être des citoyens, au sens local, de proximité, qui est le plus important ; et c’est cela qui nous permettra, par ailleurs, d’être des électeurs effectifs et des producteurs et consommateurs efficaces et avisés. (…) L’État et le marché sont incapables, par eux-mêmes, d’asseoir une société libre »[10].

La vie association est donc éminemment précieuse, d’autant plus que voilà déjà pas mal de temps que les communautés villageoises ont perdu leur rôle dans le tissu social. Et que les villes, juxtaposant toujours plus d’individus nomades, ont accentué l’atomisation sociale.

Restait la famille. Mais d’une part, elle s’est rétrécie aux dimensions des parents et des enfants et, d’autre part, elle est, comme nous l’avons vu, elle-même en crise et n’assume plus, en maints endroits, le rôle essentiel d’intégration qu’elle jouait⁠[11].


1. RODHAM CLINTON Hilary, Civiliser la démocratie, Desclée de Brouwer, 1998.
2. Op. cit., p. 14.
3. Id., pp. 30-35.
4. In. RODHAM H, op. cit., pp. 74-81 (extrait de BARBER B.R., Djihad versus McWord, Desclée de Brouwer, 1996.
5. TOCQUEVILLE A. de, De la démocratie en Amérique, op. cit., pp. 58-60 (cité partiellement par Barber, in RODHAM, Civiliser la démocratie, op. cit., p. 7). L’analyse de Tocqueville rejoint ce que nous avons dit précédemment de la commune.
6. SOLJENITSYNE A., Comment réaménager notre Russie ? Réflexions dans la mesure de mes forces, Fayard, 1990, pp. 89-90.
7. Soljénitsyne n’en parle pas. Tout au plus affirme-t-il, sans développer, la nécessité d’ »élargir patiemment et opiniâtrement les droits de la vie locale » (op. cit., p. 54).
8. Op. cit., pp. 253-258.
9. In RODHAM H., op. cit., pp. 63-70.
10. Id., p. 15. L’auteur fait remarquer qu’en Russie et dans d’autres pays de l’Est, la démocratie peine à s’installer malgré les privatisations, la commercialisation et l’importation des institutions occidentales. Par contre, l’évolution est bien plus positive en Hongrie et en Tchéquie dans la mesure où ces pays ont travaillé à la renaissance de la société civile en promouvant toutes sortes d’institutions bénévoles et caritatives indépendantes de l’État.
11. Sur l’éclatement des communautés naturelles et des temporalités qui y sont liées, on peut lire CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Editions sociales, 1981, pp. 102-106.

⁢e. Refonder la démocratie ?

A chaque lendemain de crise on rêve ou on promet de refonder la démocratie. Ainsi, au lendemain de la guerre, en 1946, Jacques Maritain. Maritain « était convaincu que les idées, incarnées dans de grandes idéologies, influent fortement sur le cours de l’histoire. Une conception erronée de l’individu avait conduit au malheur les démocraties bourgeoises. Une conception erronée du bien commun avait conduit les États communistes au totalitarisme. L’objectif de Maritain était donc de clarifier ces deux notions fondamentales indispensables, la personne et le bien commun. Alors seulement, l’Europe pourrait donner forme à ses institutions et à ses pratiques, sur des bases plus solides »[1].

Aujourd’hui, vu les difficultés dans lesquelles bien des États se débattent, plusieurs auteurs tentent de revoir en profondeur le problème politique.

Chantal Delsol⁠[2] remarque que la démocratie moderne qui « repose fondamentalement sur la liberté personnelle, sur le respect de toutes les opinions et de tous les comportements, (…) craint par définition les certitudes proférées ». Dès lors, lorsqu’il s’agit de protéger ou de renforcer la démocratie, on évite de réfléchir sur les justifications, on s’intéresse à « l’efficacité des procédures » et on se désintéresse des « fondements ». On ne réfléchit plus sur les finalités, sur les fondements, on se préoccupe seulement du bon fonctionnement des institutions.

Or, pour éviter nombre d’inconvénients énumérés jusqu’ici, il faudrait précisément revenir sur les principes fondateurs. C’est, en tout cas, l’opinion de ce praticien de la politique qu’est Vaclav Havel. Déjà, en 1989, lorsque le Forum civique décida de le proposer comme président, le célèbre écrivain dissident fit inscrire sur les affiches qui portaient sa photo : « l’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge »[3]. C’était placer d’emblée le point de départ et l’idéal de la démocratie à construire à un niveau inhabituel. Ce n’était pas simple figure de rhétorique. Non seulement Havel avait expérimenté que la force du marxisme tenait à la lutte des classes et au mensonge mais il savait aussi la faiblesse de la démocratie : « Le pragmatisme, écrira-t-il un peu plus tard, des politiciens qui veulent l’emporter aux élections futures, et qui reconnaissent donc pour autorité suprême la volonté et l’humeur d’une société de consommation capricieuse, empêche ces politiciens de prendre en compte la dimension morale, métaphysique et tragique de leur propre programme »[4].

Il est clair que la réflexion politique de V. Havel tient compte d’un paramètre que la plupart des démocrates modernes ont délibérément chassé de leur horizon : la morale. Cette morale n’est pas une morale utilitariste, changeante, elle prétend se référer à des invariants : « en revendiquant notre appartenance à l’Occident, dit-il, nous revendiquons avant tout et essentiellement notre identité avec une civilisation, une culture politique, des valeurs spirituelles concrètes et des principes universels »[5] . Cette appartenance culturelle l’a amené à penser « une politique au service d’autrui, fondée sur la morale, la conscience et la vérité »[6], tout en ayant conscience qu’ »opter pour la voie de la politique morale n’est guère facile »[7] notamment du fait qu’on peut se trouver confronté à une loi adoptée par une majorité démocratique, que notre conscience trouve moralement condamnable !

Bien conscient que la démocratie moderne souffre d’une profonde crise d’autorité⁠[8], Havel n’en reste pas moins confiant car, dit-il, la démocratie invite « à la responsabilité, et à lui insuffler ou à lui rendre ce sens ou ce contenu spirituel qu’elle avait à l’époque ou elle est apparue. C’est une tâche surhumaine, mais non impossible parce que la démocratie est un système ouvert »[9]. Nous l’avons vu, le problème de l’autorité est fondamental en démocratie. Comment, en effet, sans coercition, sans tyrannie même subtile, réunir, ou mieux, unir des hommes aux opinions diverses ? Un minimum commun est nécessaire pour la cohérence démocratique comme pour des relations internationales et interculturelles paisibles. Le président tchèque sait que « la question fondamentale reste de savoir où chercher les sources de ce minimum commun qui pourrait offrir un cadre aux différentes cultures pour qu’elles parviennent à coexister et se tolérer au sein d’une civilisation unique. Il ne suffit pas, poursuit-il, de reprendre ici machinalement l’ensemble d’impératifs, de principes, voire de règles élaborées au cours des temps par le monde euro-américain, et de décréter qu’ils engagent l’humanité entière. Si l’on veut que chaque personne fasse siens ces principes, s’identifie réellement à eux et les prenne pour règles de vie, alors ces principes doivent être en résonance avec quelque chose que cette personne possède déjà en elle et qui lui appartient. Car les différentes cultures ou sphères de civilisation ne peuvent partager que ce qu’elles perçoivent réellement comme un fonds commun, et non ce que les unes proposeraient, voire imposeraient aux autres. Pour fonctionner, les règles de la coexistence des hommes sur la terre doivent naître de l’expérience la plus profondément partagée, non simplement de l’expérience de quelques-uns. Leur formulation doit les mettre à l’unisson de ce que l’homme a compris, vécu et supporté en tant qu’être humain, non en tant que membre de tel ou tel groupe.

Toute personne dépourvue de préjugés comprendra aisément dans quel domaine il faut chercher. En comparant les plus anciens canons moraux et impératifs de conduite, les plus anciennes règles de vie commune, on verra qu’ils présentent d’énormes ressemblances. Il est souvent même étonnant de voir que dans des lieux et des temps aussi divers, et le plus souvent d’une manière tout à fait indépendante, aient pu apparaître des normes morales foncièrement analogues. Et ce n’est pas le seul point intéressant. Une deuxième constatation explique peut-être, dans une certaine mesure, la précédente : cet ordre éthique dont se sont dotées les différentes cultures et civilisations, et qu’elles ont ensuite diversement développé, a toujours une origine transcendantale ou métaphysique. Il ne se trouve sans doute aucune culture qui ne soit fondée sur la conviction qu’il existe un certain ordre du monde, un ordre transcendant, mystérieux, et qui nous est inaccessible, une volonté supérieure qui est à l’origine de tout, une mémoire supérieure où tout est inscrit, une autorité supérieure devant laquelle nous sommes tous plus ou moins responsables »[10].

Dans cette conférence intitulée « La démocratie et la transcendance », Havel redécouvre une problématique qui nous est familière mais qui prend à contre-pied une démocratie qui ne veut être que le pouvoir de l’homme sur l’homme.


1. NOVAK M., Démocratie et bien commun, Cerf, 1991, p. 17. Après la chute du communisme et devant les crises des démocraties occidentales, l’auteur propose le modèle libéral américain comme réponse à cette question : comment concilier les exigences de la personne et celles du bien commun ?
2. Le souci contemporain, op. cit., pp. 114-115.
3. C’est le titre aussi d’un livre publié aux éditions de l’Aube en 1990.
4. Il est permis d’espérer, Calmann-Lévy, 1997, p. 36.
5. L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1994, p. 153.
6. Id., pp. 179-180.
7. Id., p. 185.
8. Selon l’auteur, elle « n’est rien d’autre qu’une des innombrables conséquences d’une crise générale de la spiritualité dont souffre le monde contemporain. L’homme actuel a perdu le respect d’une autorité supérieure, disons supraterrestre. Partant, il ne peut que perdre le respect de toute autorité terrestre, de son prochain et en fin de compte de lui-même » (Il est permis d’espérer, op. cit., p.120).
9. Il est permis d’espérer, op. cit., p. 122.
10. Id., pp. 116-117.

⁢f. Eduquer à la démocratie ?

Havel, comme bien d’autres auteurs cités plus haut, montre l’importance du facteur culturel en démocratie.

Au minimum, chez les auteurs les plus libéraux, la tension permanente réclamée par le cheminement incessant vers l’idéal réclame un apprentissage continu, « une culture »[1], un « état d’esprit »[2]. Il faut en effet que le peuple respecte, au moins, les règles de fonctionnement ainsi que les droits de chacun.

d’autres auteurs vont plus loin. C’est le cas, par exemple, d’Alan Bloom qui, dans un ouvrage publié dans les années 80⁠[3] considérait que la décadence de l’enseignement des humanités aux USA comportait un danger politique : « Il va de soi qu’aux USA, il faut commencer par étudier la Déclaration d’indépendance, la Constitution et les articles écrits par Hamilton, Madison et Jay[4] avant son adoption. Ces documents renvoient à de grands philosophes comme Montesquieu et Locke dont les pères fondateurs de l’Amérique se sont inspirés. ce n’est qu’un exemple, parmi d’autres, de la façon dont l’enseignement des humanités doit être conduit, si nous voulons comprendre ce que nous sommes, qui nous sommes.

Chacun parle des droits mais presque personne ne sait en quoi ils consistent, et encore moins comment les défendre ». L’auteur suggère « que les gens sérieux consacrent une bonne partie de leur éducation à lire quelques-uns des grands livres qui répondent à nos interrogations.

Naguère, -et c’est très révélateur- un grand général comme George Marshall avait pour livre de chevet Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide qui alimentait sa réflexion sur la nature de la paix et de la guerre. Ces cas sont devenus de plus en plus rares, et que tant de généraux du Pentagone aient un diplôme universitaire masque simplement le fait que ce sont des techniciens qui ne réfléchissent jamais sur ces questions absolument essentielles »[5].

Le livre où Bloom développait ces idées eut un grand succès dans le public mais les intellectuels le reçurent avec « hostilité et colère féroces ». Ils considéraient précisément que ces grands auteurs fondateurs étaient responsables de nos problèmes. La diversité notamment est devenue sacrée à tel point que tout ce qui cherche à unir, tout ce qui tend à souligner l’universalité est suspect et combattu. La démocratie contemporaine est profondément méfiante, comme l’a très bien vu Chantal Delsol, vis-à-vis de toute réflexion sur les valeurs. Non qu’elle les récuse en tant que telles. Au contraire, nous l’avons vu dans le témoignage des jeunes, elle en exalte toute une série et non des moindres mais elle semble fuir tout approfondissement, toute mise en question de ces valeurs comme si elle était incapable de leur donner un contenu précis, comme si elle avait peur de leur trouver une signification précise. Il est facile de le comprendre. Si le mot liberté est défini, si le concept est précisé, ils ne pourront plus s’accommoder de n’importe quelle utilisation. Les définitions sont sélectives et elles risquent de restreindre le débat.

Plus exigeante et au delà des principes politiques, Chantal Delsol parle de « l’urgence d’une anthropologie » car « notre déception ne provient pas d’une action mal menée, ni d’une chute de l’élan prometteur : mais d’une appréciation erronée de la réalité humaine »[6]. Il s’agirait en somme de redéfinir le bonheur : « Toute action politique devra prendre en compte la nécessaire réflexion sur le bonheur et sur ses conditions. Sur la comparaison entre le bien-être instinctif et temporaire, et le bonheur intégrant le temps et l’espace. Sur les limites au-delà desquelles la quête du bonheur engendre des malheurs certains »[7].

Havel va beaucoup plus loin encore en invitant à une redécouverte de la transcendance. L’effort « culturel » qu’il demande, la rénovation morale et spirituelle qu’il incarne rejoint, dans une large mesure, la pensée de l’Église même si le président tchèque se défend d’avoir la foi.

Face à ces appels à une refondation morale, philosophique, voire théologique, qui restaure, d’une manière ou d’une autre, la démarche classique de la réflexion politique se dresse une autre culture radicalement démocratique, pourrait-on dire, où « la démocratie ne se définit ni par la participation ni par le consensus mais par le respect des libertés dans la diversité »[8] . Nous revenons là à un slogan bien connu : la démocratie va mal dans la mesure où il n’y a pas assez de démocratie, c’est-à-dire pas assez de respect de la diversité. Pour qu’on ne se méprenne pas, Alain Touraine rappelle que la démocratie « est apparue quand l’ordre politique s’est séparé de l’ordre du monde, quand une collectivité a voulu créer un ordre social qui ne soit plus défini par son accord avec une Loi supérieure, mais comme un ensemble de lois créées par elle-même comme expressions et garanties de la liberté de chacun. Mais l’ordre politique a été envahi par l’activité économique, la puissance militaire, l’esprit bureaucratique, et il a été de plus en plus souvent détruit par le retour de la Loi, par l’idée que c’était la société elle-même qui était l’Esprit, la Raison, l’Histoire et, pourquoi pas ? Dieu lui-même. La liberté des Modernes est la reformulation de la liberté des Anciens : elle garde d’elle l’idée première de la souveraineté populaire, mais elle fait éclater les idées de peuple, de nation, des société, d’où peuvent naître de nouvelles formes de pouvoir absolu pour découvrir que seule la reconnaissance du sujet humain individuel peut fonder la liberté collective, la démocratie. Ce principe est à la fois de portée universelle mais d’application historique limitée et n’impose aucune norme sociale permanente »[9]. Ceci étant établi, et étant donné que « l’espace politique est envahi soit par l’État et les contraintes économiques, soit par une vie privée réduite à la consommation marchande », quels sont le rôle et la nature de la vraie culture démocratique ?

« La culture démocratique, répond l’auteur, ne peut exister sans une reconstruction de l’espace public et sans un retour au débat politique. Nous venons d’assister à l’écroulement de toute une génération d’États volontaristes dont tous n’étaient pas totalitaires, en particulier en Amérique latine et en Inde. Sur les ruines du communisme, du nationalisme, du populisme, on voit triompher soit le chaos, soit une confiance extrême dans l’économie de marché comme seul instrument de reconstruction d’une société démocratique. Les hommes n’ont plus confiance en leur capacité de faire l’Histoire et ils se replient sur leurs désirs, leur identité ou des rêves de société utopique. Or il n’y a pas de démocratie sans volonté du plus grand nombre d’exercer le pouvoir, au moins indirectement, de se faire entendre et d’être partie prenante des décisions qui affectent leur vie. C’est pourquoi on ne peut pas séparer la culture démocratique de la conscience politique qui est, plus qu’une conscience de citoyenneté, une exigence de responsabilité, même si celle-ci ne prend plus les formes qu’elle avait dans les sociétés politiques de faible dimension et peu complexes. Et ce qui nourrit la conscience démocratique est, aujourd’hui encore plus qu’hier, la reconnaissance de la diversité des intérêts, des opinions et des conduites, et par conséquent la volonté de créer le plus de diversité possible dans une société qui doit aussi atteindre un niveau de plus en plus élevé d’intégration interne et de compétitivité internationale. Si j’ai placé au centre de cette réflexion l’idée de culture démocratique, au-delà d’une définition purement institutionnelle ou morale de la liberté politique, ce n’est pas pour accroître la distance entre la culture et les institutions, la vie privée et la vie publique, mais au contraire pour les rapprocher, pour montrer leur interdépendance. Si la démocratie suppose la reconnaissance de l’autre comme sujet, la culture démocratique est celle qui reconnaît les institutions politiques comme lieu principal de cette reconnaissance de l’autre »[10]. L’auteur prêche donc pour « un multiculturalisme bien tempéré »[11] où l’on arrive à combiner la loi de la majorité avec le respect des minorités, à réussir l’insertion des immigrés, à obtenir un accès normal des femmes à la décision politique, à empêcher la rupture entre le Nord et le Sud. Bref, la démocratie, pour Touraine, n’est pas que l’affirmation d’une liberté négative, une capacité de résister à des pouvoirs autoritaires, elle promeut une culture qui « est le moyen politique de recomposer le monde et la personnalité de chacun, en encourageant la rencontre et l’intégration de cultures différentes pour permettre à chacun d’entre nous de vivre la plus large part possible de l’expérience humaine »[12].

On ne peut que souscrire à l’idée que la culture démocratique se caractérise par le respect du sujet et la reconnaissance de l’autre. Mais la société peut-elle s’organiser sans valeurs communes et sans frustrations ? Par ailleurs, pourquoi respecterais-je l’autre et dans quelle mesure ? Au nom de quoi ?

Quoi qu’il en soit, quelle que soit notre option, classique ou non, nous nous rendons compte qu’un « esprit » est important. Nous avons vu condamner, en somme, l’orgueil, l’égoïsme, la volonté de puissance et exalter l’attention aux autres, la solidarité, etc.. Mais comment y travailler alors que l’idéologie du marché et de la consommation nous incite à une inversion de ces valeurs ? Une réforme économique ne doit-elle pas parallèlement être entreprise ? Nous le verrons plus loin.


1. VALADIER P., op. cit., p. 155.
2. AHRWEILER Hélène, Démocratie et république, in Géopolitique, n° 60, Hiver 1997, p. 6: « Etre démocrate s’apparente à une vertu et se manifeste par une ouverture d’esprit, l’acceptation de l’autre, lke respect d’un idéal. Autrement dit, la démocratie est un état d’esprit…​ ».
3. L’âme désarmée, Julliard, 1982. A. Bloom est professeur à l’Université de Chicago.
4. Alexander Hamilton (1757-1804) juriste, James Madison (1751-1836) quatrième président des États-Unis, et John Jay (1745-1829) juriste, ont publié en 1787 The Federalist Papers qui est un recueil d’articles qui avaient pour objectif de promouvoir une nouvelle Constitution des États-Unis.
5. BLOOM Allan, États-Unis: la dérive des esprits, in Géopolitique, n° 36, Hiver 91-92.
6. Op. cit., pp. 186-187.
7. Id., p. 260.
8. TOURAINE Alain, qu’est-ce que la démocratie ?, Fayard, 1994, p. 25.
9. Id., p. 169.
10. Id., p. 215.
11. Id., p. 276.
12. Id., p. 277.

⁢g. Danger : media !

A plusieurs reprises, on a insisté sur la formation morale, intellectuelle, civique des citoyens et sur leur information. En effet, si la démocratie est théoriquement le régime où chaque citoyen peut donner son avis, il est à souhaiter que ce soit en connaissance de cause et qu’il ait pu forger son opinion dans les meilleures conditions, qu’il connaisse bien les dossiers en question.

On a souligné aussi l’importance du débat où les opinions se rencontrent, débat qui doit permettre à d’autres citoyens, la plus grande masse, de découvrir les différentes options possibles et de faire ainsi un choix éclairé. Et il est vain de parler de participation si tous les acteurs potentiels n’ont pas accès aux informations nécessaires.

La question qui se pose est de savoir si, dans les démocraties modernes, les conditions sont réunies pour assurer des prises de conscience et de décision libres et honnêtes.

Bien des esprits, à toutes les époques, ont été fasciné par l’image d’une démocratie grecque pure parce qu’originelle, authentique parce que directe. Mais nous avons aujourd’hui une vision plus exacte de ce que fut la réalité athénienne⁠[1] où, certes, le débat était fondamental mais posait déjà problème.

Très rapidement, dès la fin du VIe siècle, on s’est rendu compte que, la prise de parole étant capitale dans ce système, ce sont les plus habiles qui eurent le plus d’influence. L’apparition des sophistes est liée à cette dérive : ils apprennent l’art de convaincre à ceux qui veulent acquérir du pouvoir dans les assemblées, un art de convaincre qui souvent n’est qu’artificieux et captieux. Si bien qu’un esprit éclairé comme Thucydide devra mettre vigoureusement en garde ses concitoyens : « Quand on vous soumet des projets, il vous suffit d’écouter de belles paroles pour les croire réalisables, mais, quand il s’agit du passé, au lieu de juger ce qui a été fait d’après le témoignage direct de vos yeux, vous préférez vous fier à ce que vous entendez et aux brillants réquisitoires qu’on peut prononcer devant vous. Vous n’avez pas vos pareils pour vous laisser séduire par une argumentation originale et pour refuser de vous incliner devant celles dont la valeur a été déjà éprouvée. Vous vous laissez subjuguer par tous les paradoxes et vous dédaignez les façons de voir habituelles. Tant que vous êtes, vous souhaitez par-dessus tout posséder vous-mêmes le don de la parole et si ce don vous fait défaut, c’est une épreuve alors qui s’engage entre vous et ceux qui savent faire ce genre de discours : il s’agit pour vous de les suivre sans que votre compréhension paraisse dépassée, de faire par avance un succès à tel aperçu ingénieux qu’on attend, d’avoir l’esprit en éveil pour anticiper sur la suite du raisonnement et l’esprit en sommeil pour ce qui est d’en prévoir les conséquences pratiques. Vous êtes en quête d’un monde qui n’a, pourrait-on dire, aucun rapport avec celui dans lequel nous vivons et il vous manque la dose suffisante de bon sens pour apprécier sainement la réalité qui nous entoure. En un mot, vous êtes les jouets du plaisir que vous cause la parole et vous ressemblez plus à un public venu entendre des sophistes qu’à une assemblée délibérant sur les affaires de la cité ».⁠[2].

Le problème soulevé par le célèbre historien grec se révèle bien plus aigu encore à l’époque contemporaine étant donné l’importance prise par les moyens de communication sociale.

De nombreux auteurs ont énuméré les dangers que les médias font courir à la démocratie et plus particulièrement au débat démocratique

Pour Georges Vedel, déjà cité⁠[3], « il est évident que les nouveaux rapports qui se sont instaurés entre les médias - c’est-à-dire surtout l’audiovisuel - et la politique ont contribué à fausser le jeu démocratique ». Tout d’abord, « la communication instantanée qui s’établit par la télévision conduit le public à confondre l’image de l’événement et l’événement lui-même et, par conséquent, à réagir à cette image beaucoup plus qu’à l’événement. ce qui rend difficile la distanciation vis-à-vis de l’information ». Ensuite, « la télévision conduit l’homme politique à montrer de lui la face la plus construite, la moins spontanée, la plus…​ démagogique car les médias obligent à schématiser la pensée (…) ». Le temps manque aux hommes politiques « pour nuancer, expliquer, leur position, et leur position se résume finalement à un découpage de petites phrases. Et dès lors même que l’on retransmet l’intégralité d’un débat parlementaire, les députés auront tendance à parler et à gesticuler pour la télévision. C’est un des cas bien connu des physiciens de l’atome où l’observateur dérègle le phénomène observé ». Enfin, les médias ont tendance à dialectiser le débat : « non seulement le débat radiophonique ou télévisé transforme toute discussion en duel, mais encore, si un présentateur rend lui-même compte d’un débat, il n’en retiendra que l’opposition brutale entre deux points de vue ».

Jean-Claude Guillebaud⁠[4]lui aussi déplore la mise en scène permanente de l’information et des débats. Sous l’influence du show-biz, des feuilletons mélodramatiques et des pugilats sportifs, on cherche à divertir au lieu d’informer : « les citoyens en quête de vérité » deviennent des « consommateurs en mal de distraction ». Dans cet esprit, comme Vedel le remarquait, on privilégie la « dispute ». On sollicite plus le sentiment que la réflexion en suscitant des émotions, on fait triompher les apparences⁠[5], on se laisse aller aux rumeurs. Ce sont désormais les clichés et les raccourcis qui font autorité sur base, le plus souvent, de dépêches d’agences. Comment le spectateur-citoyen peut-il réfléchir dans ces conditions ? La réflexion demande une mise à distance, du temps et un état d’esprit paisible ! Loin de travailler à la mobilisation du citoyen, les medias, accroissent l’irresponsabilité car, selon l’auteur, la télévision, en particulier, est « hypermétrope », elle ne parle bien que de ce qui est lointain, d’événements sur lesquels Monsieur-tout-le-monde n’a pas de prise.

Si nous examinons « en amont » le fonctionnement des médias, nous découvrons un influence malsaine de l’État et de l’idéologie du marché. d’une part, les subsides, la gestion publique, voire les pressions, les « lobbies », relativisent l’indépendance de la presse. d’autre part, dans le mercantilisme ambiant, on aura tendance à omettre l’information invendable et à promouvoir ce qui est vendable. Enfin, si l’on se place à l’échelle du monde, on constatera que l’information est un quasi-monopole de l’Occident.

Dans ces conditions, on peut, avec l’auteur, se demander si, assailli par les manipulations⁠[6], les propagandes et les désinformation, les destinataires ont vraiment les moyens de résister intellectuellement et d’exercer l’esprit critique minimal !

Même sévérité chez l’ancien rédacteur en chef du quotidien De Morgen: « Les rédacteurs en chef na disposent pas d’un réel pouvoir. Ils sont avant tout les exécutants qui doivent aider à réaliser un projet marketing ou de business. Les medias participent à l’érosion intérieure de la politique. Ils offrent au public non pas ce qui est important, mais ce qui est passionnant. Le débat politique et social est devenu une bulle de savon aux couleurs scintillantes, aussi vide que belle. Indirectement, les médias contribuent ainsi à la progression de l’extrême-droite. En effet, l’extrême-droite est une tendance qui se nourrit de slogans et de pratiques spectaculaires. En choisissant la composante spectaculaire de la politique comme premier critère, les rédactions minent leur propre crédibilité et leur propre raison d’être »[7].

Un peu plus nuancé à propos de l’influence néfaste de l’État et d’éventuelles manipulations, Jean Duchesne⁠[8], n’en rejoint pas moins l’essentiel de l’analyse de Guillebaud. Il reconnaît lui aussi que « le produit doit être médiatisable » et que si dans un régime totalitaire on a appliqué la formule « la fin justifie les moyens », dans les démocraties, les médias ont tendance à considérer que « les moyens justifient la fin » qui est de répondre à une attente.

L’homme politique va chercher à « occuper le terrain », à se produire⁠[9], à faire parler de lui. Mais le langage médiatique est un problème pour le débat démocratique car l’information devient une affaire de spécialistes en communication. Les hommes politiques s’entourent de ces « communicateurs » qui travaillent message en le soumettant aux exigences techniques. Et cette « traduction » ignorera ce qui n’est pas assimilable dans le langage choisi.

« La nécessité de l’imprévu permanent » a tout de même, pour Jean Duchesne, un effet positif qui est d’être incompatible avec un État qui aurait une tendance monopoliste. Toutefois, il déplore que les normes morales ne soient plus très claires pour le destinataire même si l’ »immoralisme » des médias est plus ou moins sous surveillance⁠[10]

Indépendamment du fait que les media « tendent à ne plus être des moyens mais une fin en soi », le plus grave, une fois encore, c’est que le citoyen, n’est guère plus qu’un « récepteur-consommateur » qui assiste mais qui ne participe pas.

Se basant sur une étude de John Condry, le philosophe Karl Popper⁠[11] attire notre attention sur un phénomène particulier : l’incompatibilité entre la démocratie et la représentation de la violence. L’État de droit, écrit-il, « consiste avant tout à éliminer la violence. Je dirai même que cela pourrait en être une bonne définition. (…) Mais lorsque nous acceptons que l’on réduise à néant l’aversion générale qu’inspire la violence, nous sabotons l’État de droit et l’accord général en vertu duquel elle doit être évitée. Et du même coup, nous sabotons notre civilisation »

La télévision a acquis un « pouvoir colossal », « un pouvoir trop étendu au sein de la démocratie ». Celle-ci ne pourra « survivre si l’on ne met pas fin à cette toute puissance ». « Il ne devrait exister dans une démocratie aucun pouvoir politique incontrôlé ». « L’esprit démocratique » est d’« offrir, à tous, les possibilités les meilleures et les meilleures chances » or, « on ne peut enseigner une éthique aux enfants qu’en leur offrant un environnement sain et intéressant et en leur présentant des exemples édifiants ». Il faut donc, dans l’intérêt même de la démocratie, soumettre la télévision à un contrôle et réduire ainsi le pouvoir illimité qu’elle exerce en modelant notre espace culturel et moral.

Ce que dénonce Milan Kundera⁠[12], c’est l’uniformité, ce que d’autres appellent la « pensée unique ». Pour le célèbre romancier, les médias, « agents de l’unification de l’histoire planétaire, amplifient et canalisent le processus de réduction⁠[13] ; ils distribuent dans le monde entier les mêmes simplifications et clichés susceptibles d’être acceptés par le plus grand nombre, par tous, par l’humanité entière. Et il importe peu que dans leurs différents organes les différents intérêts politiques se manifestent. Derrière cette différence de surface règne un esprit commun. Il suffit de feuilleter les hebdomadaires américains ou européens, ceux de la gauche comme ceux de la droite, du Time au Spiegel : ils possèdent tous la même vision de la vie qui se reflète dans le même ordre selon lequel leur sommaire est composé, dans les mêmes rubriques, les mêmes formes journalistiques, dans le même vocabulaire et le même style, dans les mêmes goûts artistiques et dans la même hiérarchie de ce qu’ils trouvent important et de ce qu’ils trouvent insignifiant. Cet esprit commun des mass media dissimulé derrière leur diversité politique, c’est l’esprit de notre temps ». Le danger étant en plus, de confondre l’uniformité des opinions avec l’universalité de la vérité.


1. La démocratie athénienne ne peut être comparée à nos modernes démocraties dans la mesure où seuls les citoyens adultes mâles participent aux décisions de la cité. Les femmes, les esclaves et les métèques en sont exclus, c’est-à-dire, la majorité de la population. De plus, cette démocratie directe fut possible vu le petit nombre concerné. Enfin, certaines charges n’étant pas rémunérées, elles ne pouvaient être briguées que par des gens de condition aisée.
2. Cf. THUCYDIDE, La guerre du Péloponèse, III, 38.
3. VEDEL G., Faut-il désespérer de la démocratie, in Géopolitique n°36, p. 12.
4. Les médias contre la démocratie, in Esprit, mars-avril 1993.
5. Puissance de l’apparence déjà dénoncée par Pascal dans ce passage célèbre : « Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime et qu’il juge des choses dans leur nature, sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon, où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l’ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître ; que la nature lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur » (Pensées, Gilbert Jeune, 1949, p. 95).
6. A travers la diffusion de l’information, bien sûr. Dans son livre La grande manip, François de Closets (Seuil, 1990) s’intéressait à la manière dont les acteurs politiques manipulaient les citoyens, indépendamment des moyens d’action choisis pour duper le citoyen.
7. VERDUYN Ludwig, Le top 200 du pouvoir belge, Luc Pire, 2001.
8. Médias, démocratie, Église : partie à trois, in Communio, n° 115, septembre-octobre 1994.
9. Aujourd’hui, les citoyens aussi veulent se mettre en scène. Ils sont prêts à tout pour cela, semble-t-il. On pense à l’émission Loft Story (M6) où, pendant 70 jours, onze femmes et hommes sont filmés en permanence y compris dans les endroits les plus indiscrets. On pense aussi à l’émission Strip-tease (RTBf) « l’émission télé qui enferme les gens dans une réserve naturelle afin qu’on puisse se moquer d’eux » (Interview des cinéastes Dardenne, Le Soir illustré, 9-10-1996). Est-ce là la démocratisation : tous en représentation, au mépris de la rigueur, de la pudeur et du ridicule ?
10. Pensons, suivant les pays, aux Conseils supérieurs de l’audio-visuel, Codes de déontologie, Conseils d’éducation aux medias, Décrets, etc., qui prétendent baliser la communication. Toutefois, il faut bien reconnaître que la défense de la moralité publique reste soumise à l’interprétation de textes vagues. A propos de la violence à la télévision, on peut lire La violence à la télévision, Communauté française de Belgique, octobre 1997, pp. 76-79).
11. CONDRY John, Voleuse de temps, servante infidèle et Karl Popper, Une loi pour la télévision, in POPPER Karl, La télévision : un danger pour la démocratie, 10/18, 1994. Cf. aussi: POPPER K., La leçon de ce siècle, 10/18, 1993.
12. In L’art du roman, Gallimard, 1986, pp. 33-34.
13. Cette « réduction » consiste dans le fait que le monde de la vie, multiple, incertaine, diverse, « s’obscurcit fatalement » et que « l’être tombe dans l’oubli ».

⁢h. En conclusion…

On peut se demander ce que vaut l’opinion née des simplifications, des mises en scène, des informations travaillées, contrôlées, sélectionnées, livrées aux instincts flattés ! Peut-être qu’une source d’informations comme celle offerte par le réseau Internet pourra offrir, en dehors des circuits officiels ou commerciaux, des sites⁠[1] d’information crédibles où les citoyens pourront obtenir des renseignements intéressants et sûrs mais encore faut-il que les populations disposent des moyens matériels et intellectuels pour utiliser ces sources et qu’elles aient la volonté de s’y nourrir.

Les mieux disposés restent tributaires du sérieux et de la rigueur de ceux qui dispensent la connaissance. Ainsi, J.-Fr. Revel a montré, naguère, dans un livre⁠[2], en grande partie, fort bien inspiré⁠[3], que jamais nous n’avons eu à notre disposition tant d’informations et de connaissances faciles d’accès. Alors qu’en principe, nous avons les instruments pour nous orienter et pour juger des politiques appliquées ou proposées, nous restons, la plupart du temps, impuissants devant toutes les dérives. Non seulement, et nous y reviendrons, il n’est pas sûr que nous ayons envie de nous servir de l’arsenal à portée de notre main, mais comme d’autres, Revel déplore les techniques de désinformation et le poids des idéologies sur les messages communiqués ou tus.


1. Je pense à deux sites, entre autres, celui du Vatican (Zenit) et celui de M. Schooyans (Le Feu). Il y en a quantité d’autres évidemment.
2. La connaissance inutile, Grasset, 1988.
3. Sauf en ce qui concerne l’Église catholique ! On peut lire à ce propos ma Réponse à J.-Fr. Revel, in Cohérence, n° 70, Janvier-février 1989, pp. 2-8.

⁢i. Et l’école ?

On sait, notamment grâce à Montesquieu⁠[1], que la démocratie dépende, plus que tout autre régime, de l’éducation. L’école devrait être donc un lieu capital de réflexion désintéressée sur la démocratie, la politique, et surtout sur les philosophies qui les sous-tendent. Elle pourrait, au moins, car on craint toujours la politisation à l’école, l’endroit où se forge un véritable esprit critique, guidé par des principes élémentaires de logique et éclairé par des valeurs de référence fondées sur une juste anthropologie philosophique.

Malheureusement, comme nous l’avons déjà vu, la culture humaniste, pilier de l’esprit critique, a été emportée par la crise de la culture. L’école s’est vouée à l’utilitaire, à l’actuel, à la « culture plurielle », antichambre de la superficialité, de l’éclectisme et, en fin de compte, du relativisme. L’école s’est modelée sur l’esprit du monde alors que, sur le seuil de la vie engagée, avec la distance qui était la sienne, elle pouvait regarder le monde, les idées, les hommes, avec le détachement nécessaire à une vraie réflexion.

Et si elle veut rejouer ce rôle de gardienne et dispensatrice d’une certaine sagesse, la voici assaillie de tâches que les familles et la société accumulent sur son dos. L’école doit, comme l’explique un professeur d’école normale⁠[2], « à la fois préparer à la société telle qu’elle est et répondre à toutes les meilleurs intentions du monde. On a l’impression que l’école et la société sont l’envers et l’endroit de la même pièce, l’une étant considérée comme le revers de l’autre selon le point de vue où on se place. L’école doit jouer au bon contraire de la mauvaise réalité.

Ainsi, les médias font toujours pire en information, culture et divertissement : course au sensationnel et surenchère à l’émotif, produits culturels préfabriqués et homogénéisés, divertissements débiles. Pas de problèmes, on demande à l’école de faire de l’éducation à l’information, à la culture, aux médias.

Les fast-food se développent et, comme les chips et le coca, ils font leur pub à la télé aux heures d’écoute des jeunes. L’obésité est en passe de devenir la maladie la plus répandue. Mais, pas de problèmes, on demande à l’école de faire un peu d’éducation à la santé. d’ailleurs, Kellog’s est prêt à donner un coup de main.

Personne ne veut des écotaxes ; on pratique gaiement la politique du tout-à-l’égout et à la décharge. On sacrifie tout à la voiture individuelle et au transport routier. Saturation en CO2, trous dans l’ozone, pollutions diverses, pas de problèmes, on demande à l’école de faire un peu d’éducation à l’environnement. d’ailleurs, TetraPak[3] et les producteurs de piles se disputent pour donner un coup de main.

Ainsi, après l’affaire Dutroux[4], l’école doit apprendre aux enfants à dire non (!) ; après la montée du Blok[5] et les affaires Agusta[6], l’école doit éduquer à la démocratie ; après les émeutes de Forest et de Cureghem[7], à l’interculturel…​ etc.

Les enseignants doivent préparer tous les élèves à s’adapter à la société telle qu’elle est et en même temps, la changer profondément en fonction des idéaux les plus généreux et les plus contraires à ce qui précède. L’école doit à la fois préparer à la société et la réparer: mission impossible. »

Et ce n’est pas tout. L’école est aussi victime, dans les sociétés démocratiques, de deux demandes contradictoires : faire réussir et sélectionner. En effet, « l’école de la réussite s’est imposée dans les discours et dans les textes. Au nom de revendications démocratiques vieilles de 30 ans (égalité des chances puis égalité des résultats), au nom du gaspillage des ressources (le coût budgétaire du redoublement et son inefficacité pédagogique), au nom du développement socio-économique (les besoins en main-d’œuvre très qualifiée), la réussite de tous s’est donné une légitimité béton. Honte à celui qui la remettrait en cause. Au pilori, l’enseignant qui ne mettrait pas tout en œuvre pour garantir la réussite de tous et de chacun.

Oui mais, dans la conjoncture actuelle du marché de l’emploi, les parents ne sont pas fous. Ils savent bien que pour être engagés, leurs enfants devront détenir des connaissances et compétences en plus que les autres. Ils savent bien que la course à la distinction, à la sélection commence tôt ».

Mais, « comment réagir aux pressions quotidiennes pour faire l’un plutôt que l’autre ? Comment développer à la fois la citoyenneté, l’épanouissement et la compétitivité puisque le développement de chacune de ces attitudes/valeurs ne peut se faire qu’au détriment des deux autres ? Comment, pour l’épanouir, respecter la personnalité de chaque enfant tout en la transformant radicalement pour poursuivre les autres objectifs ? Comment épanouir et démocratiser en pratiquant la plus sévère sélection exigée du haut des études vers le bas en fonction de la place active à prendre dans la vie économique ? Comment concilier égalité et sélection, autorité et complaisance, droits individuels et devoirs communs…​ ? Mission impossible. »

Une conclusion semble s’imposer : « Les enseignants doivent faire réussir tous leurs élèves et opérer une sélection, éduquer à la compétitivité, à l’épanouissement personnel et à la citoyenneté, adapter à la société et la changer profondément. Missions impossibles. Quoi qu’il arrive, à l’école de la réussite, c’est l’échec pour les enseignants ».

Guy Coq, déjà cité, est plus nuancé. S’il reconnaît, comme J. Cornet l’existence d’une « logique égalitaire » et d’une « logique élitaire » au sein de l’école, loin de se contredire nécessairement, ces deux tendances qui ont toujours été présentes dans l’histoire de l’école, doivent exister conjointement : « choisir définitivement l’une contre l’autre, (…) ce serait s’enfermer dans une illusion sur la réalité sociale »[8]. Même si, bien entendu, l’équilibre est toujours difficile et forte la tendance à privilégier une « culture » sur l’autre.

Ceci dit, il est incontestable que « l’individualisme démocratique produit de redoutables effets sur l’institution scolaire : ( ..) la crise de l’idée d’enfant, l’écroulement de l’autorité et de la représentation du social, la disqualification du maître d’école sont autant de phénomènes où l’individu produit par la démocratie se laisse aller à dresser des obstacles à la possibilité même d’une éducation en démocratie »[9]. Un des obstacles majeurs a déjà été mis en évidence par A. Finkielkraut. Il s’agit de l’émiettement de la notion de culture sous l’effet, notamment, de l’individualisme ambiant. On parle aujourd’hui de la « culture des jeunes », de la « culture d’entreprise », « d’établissement », de « culture d’origine », de culture médiatique », etc..Comme le note pertinemment l’auteur, « le nombre des cultures (s’est accru) dans la mesure où le sens même de ce qui fait la cohésion d’une culture (s’est effacé) »⁠[10].

Or l’individu démocratique est aussi un citoyen, l’enfant démocratique doit « naître » comme citoyen. Comment le faire accéder à la citoyenneté ? Tel est le problème posé à l’école qui doit désormais chercher « un compromis entre d’une part, les exigences de l’individu démocratique et, d’autre part, une inévitable contrainte collective même dans une société d’individus »[11].

Pour l’auteur, il n’est pas de société sans mémoire commune. « La construction de cette mémoire commune, à travers l’éducation, contribue puissamment à l’intégration des individus de la société démocratique dans un espace social commun ; et, par les valeurs auxquelles cette culture offre un accès direct, elle contribue à former des citoyens ». Il s’agit bien d’une mémoire et donc « la culture commune véhiculée par l’école ne saurait résulter d’une élaboration démocratique ». Elle crée « un lien avec une humanité qui a eu lieu », elle est « une réinterprétation du passé », « un détour par l’autre » qui « n’est pas un conditionnement ou une perte de liberté, mais le plus sûr moyen d’aller vers soi-même ». L’individu est « décentré » ; il « est conduit à reconnaître une dépendance par rapport à d’autres, à un passé ; il vit une filiation culturelle où s’exprime le consentement à quelque chose qu’il s’est assimilé, dont il n’est pas l’auteur et qui fait antithèse avec certains aspects de l’individu démocratique »[12]. En ce qui concerne la démocratie, il ne faudrait pas oublier qu’elle « repose sur des conditions culturelles, sur des valeurs qu’elle n’a pas produites, qui la précèdent et la nourrissent »[13]. Comme nous l’avons déjà dit, dans une démocratie, tout ne peut être démocratique.

Malheureusement, l’individualisme présent dans la société démocratique tend à s’enfermer dans un cercle où toute éducation devient impossible. La culture, en effet, est aujourd’hui « sur la pente des démissions sur l’essentiel. Outre le constant défi de l’individu démocratique[14], elle subit les effets d’une laïcité mal comprise, faisant silence sur des enjeux essentiels en toute culture, créant le vide et l’absence, au nom d’une pseudo-indépendance des individus. Il en est résulté une culture scolaire tronquée dans trois dimensions essentielles : l’éthique, le politique, le symbolique (notamment les questions portées traditionnellement par les religions). Pour compenser les vides de la culture scolaire, il serait désastreux d’ajouter des disciplines nouvelles, il vaudrait mieux ouvrir les grandes disciplines intellectuelles à ces dimensions négligées de la culture[15]. Car ce sont ces dimensions éthiques, politiques, symboliques, en vue desquelles, peut-être, chaque culture, chaque civilisation élabore tout le reste »[16].

Il faut donc que l’école retourne aux sources pour résister « aux grands abandons culturels qui nous guettent. L’école n’a pas à imiter les grands médias modernes. Dans une actualité vouée à l’éphémère, elle a pour fonction de construire une mémoire culturelle aux enfants qui lui sont confiés. Sa fonction ne peut pas être principalement professionnelle, même si, pour une part de l’institution, la formation est avant tout professionnelle. Nous savons maintenant d’où pourrait venir une nouvelle barbarie, ce serait l’oubli de ce que nous sommes. L’homme moderne du XXIe siècle sera avant tout celui qui saura d’où il vient. (…) L’école n’a pas à craindre de ne pas être à l’avant-garde : sa fonction culturelle dans la société n’est pas elle-même d’innover, mais plutôt de former des gens qui, assurés en leur mémoire, seront capables d’innover »[17].


1. De l’esprit des lois, Première partie, Livre IV, Chapitre V.
2. CORNET Jacques, Enseigner : mission impossible, in Le Ligueur, 23-12-1998.
3. Marque d’emballage de produits alimentaires.
4. En 2004, Marc Dutroux fut condamné à la prison à perpétuité pour assassinats, viols sur mineurs, séquestrations, association de malfaiteurs et trafic de drogue.
5. Le Vlaams Blok est un parti nationaliste flamand devenu Vlaams belang.
6. Affaire de corruption liée à l’achat d’hélicoptères de combat par l’armée belge en 1988.
7. Forest est une des communes de Bruxelles et Cureghem un quartier de Bruxelles.
8. Op. cit., p. 20.
9. Id., pp. 23-27.
10. Id., p. 28.
11. Id., p. 34.
12. Id., p. 29. On se rappellera aussi que, pour Guy Coq, l’école, dans une société démocratique, n’a pas à en intégrer les pratiques. Cette idée comme la précédente ont été défendues aussi par Hannah Arendt: « Dans le monde moderne, écrivait-elle dans les années soixante du siècle dernier_, le problème de l’éducation tient au fait que, par sa nature même, l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition. Mais cela signifie qu’il n’appartient pas seulement aux professeurs et aux éducateurs, mais à chacun de nous, dans la mesure où nous vivons ensemble dans un seul monde avec nos enfants et avec les jeunes, d’adopter envers eux une attitude radicalement différente de celle que nous adoptons les uns envers les autres. Nous devons fermement séparer le domaine de l’éducation des autres domaines, et surtout celui de la vie politique et publique. Et c’est au seul domaine de l’éducation que nous devons appliquer une notion d’autorité et une attitude envers le passé qui lui conviennent, mais qui n’ont pas une valeur générale dans le monde des adultes._
   En pratique, il en résulte qu’(…)il faudrait bien comprendre que le rôle de l’école est d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde, et non pas leur inculquer l’art de vivre. Etant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux qu’eux, le fait d’apprendre est inévitablement tourné vers le passé, sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent. » (La crise de la culture, Gallimard, 1972, p. 250).
13. Id., p. 32.
14. L’auteur énumère toutes une série d’attitudes de l’individu démocratique : « le refus de l’antériorité du monde humain, le refus d’avoir été précédé », «  le refus de l’ancien parce qu’il est ancien, le soupçon devant toute durée, l’illégitimité affirmée de toute transmission ou tradition, l’éloge de l’instantanéité dissolvante ».
15. Aucune culture ne peut faire l’impasse sur la question du « sens ». L’auteur pense, en particulier, à l’importance de la culture religieuse au sein même d’une école laïque et publique, à travers des matières comme l’histoire, la philosophie et la littérature qui témoignent de l’influence capitale du christianisme en Occident.
16. Op. cit., p. 30.
17. Id., pp. 35-36.

⁢j. Et la famille ?

Nous l’avons déjà dit, institution non démocratique, la famille est la première école sociale, le premier lieu de l’apprentissage démocratique. Encore faut-il que la famille existe et qu’elle n’ait pas corrompu sa vraie nature en se faisant elle-même démocratie.

La famille, comme la culture, comme l’école, est en crise. En attendant une restauration globale, en quoi, en qui, pouvons-nous espérer ?

⁢k. La monarchie au secours de la démocratie ?

Il est intéressant de ses rappeler que dix États démocratiques de l’Europe occidentale sont des monarchies. On a vu, par ailleurs, dans plusieurs pays de l’ancienne zone communiste de l’Est, renaître des mouvements et partis royalistes. L’exemple le plus étonnant a été fourni par la république Bulgarie où le 17 juin 2001, où le parti du roi Siméon II chassé de son trône en 1946, a remporté 43% des suffrages et alors que le rétablissement de la monarchie n’est pas à son programme

Parallèlement, on constate un engouement permanent dans le public, y compris des pays républicains, pour les faits et gestes des familles royales⁠[1] à tel point qu’on a pu parler d’une « magie de la royauté ».

Dans les monarchies occidentales, les rôles du monarque sont variés. En Scandinavie, son rôle est emblématique, dans les petits États comme Monaco ou le Lichtenstein, le prince règne, gouverne administre. Entre les deux, on trouve la Belgique et l’Espagne⁠[2] où le roi exerce une « haute magistrature d’influence »[3].

Le modèle belge de monarchie semble particulièrement exemplaire à cet égard. Le roi règne mais ne gouverne pas. Malgré cette relative impuissance, malgré que le modèle belge de monarchie parlementaire ne se distingue pas tellement des autres par le contenu constitutionnel des pouvoirs du Souverain, il se fait remarquer « par cette réalité, non écrite et pourtant tangible, qu’est l’étendue de son rayonnement informel »[4]. Le roi apparaît comme le « gardien ultime de la moralité publique »[5], ou mieux peut-être, parce l’attachement d’un peuple peut exister même si la moralité d’un prince n’est pas aussi exemplaire qu’en la personne de Baudouin Ier, comme un « père » ou, pour reprendre l’expression du cardinal Danneels, comme un « berger »[6] pour son peuple qui aime l’avoir à ses côtés dans les moments dramatiques ou heureux. d’autres parleront de « boussole », de « juge impartial au-dessus des partis ».

Pour expliquer ce phénomène d’attachement au Roi, dans une démocratie, on peut évoquer l’écrivain George Orwell qui parlait « d’une solidarité spontanée entre le peuple et le souverain contre le pouvoir », contre « la morosité politique »[7] dans la mesure où le Roi « offre un visage humain bien nécessaire, indispensable même, à ces monstres froids que sont devenus les États dans le monde contemporain »[8]. Exemplaire et significatif, à ce point de vue, le témoignage écrit d’une jeune fille manillaise contrainte, comme d’autres, à la prostitution. Lors des funérailles du Roi Baudouin, ce message fut lu : « Le Roi est venu nous voir à Anvers. Il m’a écoutée…​ Il fut choqué…​ Il nous a comprises. C’était un vrai Roi. Je l’ai appelé mon ami…​ Maintenant que mon ami n’est plus, qui va nous aider ? ».

Freud a expliqué, il y a longtemps déjà, que la carence du père ou des chefs politiques est une cause de déséquilibre chez les individus et chez les peuples. A tel point, semble-t-il, qu’au coeur des républiques, l’image du « monarque » reste fascinante, rassurante ou prometteuse. Ainsi, la mort du président Mitterand, a provoqué, en France, un réflexe quasi filial.

Dans l’effondrement de la confiance dans les petites « autorités », en dernier recours, on voit, dans un pays comme la Belgique, les blessés et les méprisés de toutes sortes, se tourner comme tout naturellement vers le Roi, comme on se tournerait vers un père. Le sans pouvoir devient l’ultime espoir contre l’intrigue, l’indifférence, la lâcheté et la compromission, désintéressé et toujours présent puisque la monarchie s’incarne dans une famille plus peut-être que dans une personne.

Toutefois, comme le soulignait Freud également, « si la foule a besoin d’un chef, encore faut-il que celui-ci (…) soit lui-même fasciné par une profonde croyance »[9].

Dans le cas des deux monarques belges cités, il est clair que ces « sans pouvoir » sont les lieutenants (tenant lieu) d’un Autre qui les inspire. C’est une grâce qui n’est pas donnée à tous et c’est une responsabilité difficile dans une société démocratique laïcisée, comme nous le verrons plus tard⁠[10].


1. Paul Vaute (Voie royale, Essai sur le modèle belge de la monarchie, Mols, 1998, p. 17) évoque le succès de l’émission « Place royale » (RTL-TVi) regardée par un tiers des téléspectateurs, les 300.000 exemplaires hebdomadaires du magazine Point de vue et la hausse de diffusion, en Belgique, de 15 à 17% de Paris Match lorsque cette revue met la famille royale en couverture.
2. On se souvient notamment que le Roi Juan Carlos se dépensa personnellement pour défendre l’ordre légal démocratique face à une menace de coup d’état militaire.
3. Bernard Waleffe cité in VAUTE Paul, op. cit., p. 14. Cet ouvrage est particulièrement intéressant pour qui veut étudier sérieusement l’originalité de la monarchie belge. Nous l’utilisons constamment pour sa richesse documentaire et la profondeur de la réflexion. Il contient notamment toute une série de citations des rois Baudouin et Albert II qui montrent que les souverains sont parfaitement conscients du rôle qu’ils jouent dans la société : Baudouin, en France, déclare (24-5-1961) : « Il nous faut être, plus résolument que quiconque, les promoteurs des principes sacrés et universels sans lesquels aucune communauté humaine ne peut vivre. (…) Nul dialogue n’est valable entre les hommes si ceux-ci ne communient pas à quelques vérités souveraines et reconnues par tous. (…) Or, aujourd’hui comme hier, les hommes ont besoin pour vivre, de savoir pourquoi. Notre monde contemporain qui se ressent encore d’une guerre fratricide s’interroge avec acuité sur le sens même de la vie personnelle et collective. Ceux qui ont opté pour les sables mouvants du relativisme ne peuvent offrir une réponse valable à ces questions vitales. On ne construit pas une cité humaine sur de pareils fondements, sur de pareils marécages » ; les chefs d’État doivent être « les gardiens des grandes valeurs permanentes » (Parlement européen, 8-4-1987) ; Albert II dénonce « l’égoïsme individuel et collectif » et cite longuement Tocqueville qui dénonce la menace despotique de l’individualisme (Prestation de serment, 9-8-1993) ; il parle (28-1-1997) des « valeurs morales universelles » et cite son frère : « Il est indispensable que dans nos sociétés soient réapprises les valeurs de base de notre civilisation : notamment le respect de la famille, la dignité de chacun, la solidarité, la justice, et la tolérance » ; il déplore « la perte des valeurs au sein de notre société devenue matérialiste et individualiste » (Noël 1997) ; il évoque « la nécessité d’une nouvelle éthique politique » (27-1-1998) (in VAUTE P., pp. 23-27). Il faudrait aussi citer le discours d’Albert II devant les Corps constitués, le 1-2-1994. Il s’agit d’une réflexion politique très complète où, notamment, le Souverain souligne l’importance du principe de subsidiarité et les bienfaits de la décentralisation.
4. VAUTE Paul, op.cit., p. 141.
5. André Molitor, cité par P. Vaute (p. 141) et surtout par Herman Liebaers qui fut grand maréchal de la Cour entre 1974 et 1981, libre-penseur affirmé et qui rend hommage à Baudouin Ier, « Roi d’une moralité exemplaire » (Baudouin en filigrane, Labor, 1998, pp. 305, 311).
6. Homélie du 7-8 -1993.
7. H. Liebaers, op. cit., p. 312, cité in VAUTE P., p. 147.
8. VAUTE P., p. 19. Cette réalité n’a pas échappé à certains observateurs étrangers comme Renée C. Fox, sociologue américaine qui écrit : « …​ le Roi et la Reine ressemblent à un couple de mon âge et je pourrais sans doute avoir le plaisir de les connaître si seulement ils n’étaient pas roi et reine…​
   La banalité de cette découverte me réjouit profondément. Après tant d’années de quête et d’enquête en Belgique, cette vérité si humaine et si ordinaire est l’une des révélations les plus significatives de ma carrière » (Le château des Belges, Un peuple se retrouve, Duculot, 1997, p. 229).
9. Essais de psychanalyse, Payot, 1967, p. 96.
10. Il nous faudra réfléchir au problème de la conscience face à une loi injuste avec l’exemple du roi Baudouin refusant de signer la loi sur la dépénalisation de l’avortement. Il faudra aussi réfléchir aux problèmes suscités par un chef d’État qui manifeste clairement sa foi dans une société construit sur la séparation entre l’État et l’Église (cf. LECLERC Marc, L’exemple royal, in Communio, XV, 3-4, mai-août 1990, pp. 195-203, Le roi Baudouin, un saint pour notre temps ?, in Communio, XIX, 3, mai-juin 1994, pp. 107-113 ; CALLENS M.-H., Homme, citoyen et roi, Mémoire de droit public, UCL, 1991-1992).

⁢Chapitre 6 : La proposition catholique

Il est clair que la démocratie est un régime fragile et difficile. Un observateur explique que « la démocratie (…) est un numéro d’équilibre entre l’oligarchie, c’est-à-dire la souveraineté dictatoriale d’une classe, et l’anarchie qui entraîne une impossibilité totale de gouverner. (…) La démocratie est (…) un état de grâce, lequel, pour durer, requiert qu’elle soit exercée de façon correcte et équilibrée »[1].

Nos contemporains ne cessent de s’interroger sur les modalités de cette correction et de cet équilibre ou pensent que l’instabilité et l’incertitude sont des états consubstantiels à la démocratie et que chercher à en sortir est la manifestation la plus claire de l’antidémocratisme.

L’Église quant à elle a, depuis des siècles, réfléchi sur ce régime à la fois précieux et décrié et a tenté d’indiquer les chemins d’une démocratie vraiment respectueuse de la dignité humaine.

Nous connaissons les principes fondateurs auxquels l’Église tient par-dessus toutes les formes de régimes possibles et, face aux aléas et problèmes longuement signalés, nous savons ce qu’elle dit à propos des fondements de l’autorité, de l’organisation subsidiaire, de l’indispensable référence aux droits objectifs de la personne humaine, du pilier familial. Il est clair que ce rappel souligne d’emblée l’écart existant entre l’exigence chrétienne et la pratique démocratique contemporaine. Pourtant la démocratie pourrait produire ses plus heureux effets si les principes énumérés étaient respectés.

Pour mémoire et pour que l’enjeu soit clair, nous allons ici, pour conclure cette partie, reprendre, dans ses grandes lignes, l’enseignement de l’Église sur la démocratie.

Nous allons surtout relire des textes du Magistère mais, au lieu de n’utiliser que les documents les plus récents, nous juxtaposerons des textes qui s’étalent sur plus d’un siècle et demi pour montrer la constance de l’Église dans le rappel des fondements.

Certes, et j’espère que le lecteur y sera très attentif, au fil du temps, le style a fort changé. Le vocabulaire ancien et la mise en évidence prioritaire, jadis, des dangers hérisseront peut-être certaines sensibilités. Au delà de cette coloration historique, on constatera que les exigences n’ont pas varié.


1. LEYSEN André, Ce système électoral ne sert pas la Belgique, in La Libre Belgique, 23-6-1999.

⁢i. La démocratie, une forme de gouvernement parmi d’autres.

L’Église ne privilégie aucun régime. L’important, pour elle, est le respect d’un certain nombre de principes fondamentaux au delà desquels les citoyens, au nom de la distinction des pouvoirs, peuvent choisir les structures qui leur paraissent les mieux adaptées à leur situation, à leur histoire, à leur tempérament. Cette attitude confirme ce qui a déjà été dit : l’Église ne se reconnaît aucune compétence technique.

Très logiquement, après avoir rappelé cette position à l’occasion des querelles entre monarchistes et démocrates, au XIXe siècle, en France principalement, l’Église la maintiendra face à la démocratie triomphante.

Elle abordera, au XIXe siècle le problème de la sacralisation de la démocratie, de sa « théologisation »[1]. La question est toujours d’actualité car, sans aller jusque là, dans notre monde laïcisé, beaucoup aujourd’hui considèrent néanmoins que « la démocratie est le seul régime légitime »[2].

Exactement comme sous l’Ancien régime où des princes et quelques-uns de leurs conseillers défendaient l’idée que seule la monarchie de droit divin était conforme à l’idéal chrétien, beaucoup auront tendance, à l’époque contemporaine, à considérer que la démocratie est indépassable. Cette querelle prit naissance, au XIXe siècle, en France où la crispation des monarchistes poussa certains démocrates à se réclamer aussi de l’estampille divine.

C’est pourquoi, le pape Léon XIII, après avoir bien rappelé, la position de l’Église en la matière⁠[3], devra ramener à un sens de la relativité les partisans de la Démocratie:

« Divers gouvernements politiques se sont succédé en France dans le cours de ce siècle, et chacun avec sa forme distinctive : empires, monarchies, républiques. En se renfermant dans les abstractions, on arriverait à définir quelle est la meilleure de ces formes, considérées en elles-mêmes ; on peut affirmer également, en toute vérité, que chacune d’elle est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est-à-dire le bien commun, pour lequel l’autorité sociale est constituée ; il convient d’ajouter finalement, qu’à un point de vue relatif, telle ou telle forme de gouvernement peut être préférable, comme s’adaptant mieux au caractère et aux mœurs de telle ou telle nation. Dans cet ordre d’idées spéculatif, les catholiques, comme tout citoyen, ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à l’autre, précisément en vertu de ce qu’aucune de ces formes sociales ne s’oppose, par elle-même, aux données de la saine raison, ni aux maximes de la doctrine chrétienne. (…)

Que si l’on descend des abstractions sur le terrain des faits, il faut nous bien garder de renier les principes tout à l’heure établis ; ils demeurent inébranlables. Seulement, en s’incarnant dans les faits, ils y revêtent un caractère de contingence, déterminé par le milieu où se produit leur application. Autrement dit, si chaque forme politique est bonne par elle-même, et peut être appliquée au gouvernement des peuples, en fait, cependant, on ne rencontre pas chez tous les peuples le pouvoir politique sous une même forme ; chacun possède la sienne propre. Cette forme naît de l’ensemble des circonstances historiques ou nationales, mais toujours humaines, qui font surgir dans une nation ses lois traditionnelles et même fondamentales ; et, par celles-ci, se trouve déterminée telle forme particulière de gouvernement, telle base de transmission des pouvoirs suprêmes »[4].

Etant saufs donc les principes maintes fois rappelés, plusieurs régimes sont théoriquement possibles. Ils sont doublement relatifs puisqu’ils doivent s’adapter au génie d’une nation particulière et qu’ils prendront, suivant les circonstances, des formes déterminées⁠[5].

Il donc tout à fait logique, dans cet esprit, que « quelle que soit la forme des pouvoirs civils dans une nation, on ne peut la considérer comme tellement définitive qu’elle doive demeurer immuable, fût-ce l’intention de ceux qui, à l’origine, l’ont déterminée »[6].

L’Église eut constamment à rappeler cette doctrine classique.

En 1901, Léon XIII la rappellera encore au moment où, ici et là, apparaissent des mouvements baptisés « Démocratie chrétienne ». Le pape publie une encyclique⁠[7] pour lever un certain nombre d’équivoques que l’association des deux mots risque de provoquer. Léon XII précise bien que « les préceptes de la nature et de l’Évangile étant, par leur autorité propre, au-dessus des vicissitudes humaines, il est nécessaire qu’ils ne dépendent d’aucune forme de gouvernement civil ; ils peuvent pourtant s’accommoder de n’importe laquelle de ces formes, pourvu qu’elle ne répugne ni à l’honnêteté ni à la justice ». Ces préceptes, les citoyens peuvent et doivent les observer « quelle que soit la constitution d’un État ». Dès lors, « les intentions et l’action des catholiques qui travaillent au bien des prolétaires ne peuvent, à coup sur, jamais tendre à préférer un régime civil à un autre ni à lui servir comme de moyen de s’introduire ».

En 1910, nous retrouverons la même inspiration sous la plume de Pie X dans sa Lettre sur le « Sillon »[8]. Le fondateur du Sillon, Marc Sangnier⁠[9] inspiré par l’encyclique Rerum novarum et tout l’enseignement de Léon XIII avait, dans un premier temps et dans des termes rappelant la prise de position du futur Pie VII, défini la démocratie comme « le système politique qui suppose pour être efficace la pleine responsabilité des citoyens et la pratique des vertus qui sont chrétiennes »[10]. Malheureusement, les animateurs du Sillon en viendront à considérer que seule la démocratie peut inaugurer « le règne de la parfaite justice ». Pie X, dans la liste des reproches qu’il adresse au Sillon, reprendra cette prétention. Citant à de nombreuses reprises son prédécesseur, il rappelle aux membres du Sillon que « la justice est compatible avec les trois formes de gouvernement qu’on sait » et que « la Démocratie ne jouit pas d’un privilège spécial ». Par contre, le catholicisme du Sillon « ne s’accommode que de la forme du gouvernement démocratique, qu’il estime être le plus favorable à l’Église, et se confondre pour ainsi dire avec elle ; il inféode donc sa religion à un parti politique. Nous n’avons pas à démontrer, continue Pie X, que l’avènement de la démocratie universelle n’importe pas à l’action de l’Église dans le monde ; Nous avons déjà rappelé que l’Église a toujours laissé aux nations le souci de se donner le gouvernement qu’elles estiment le plus avantageux pour leurs intérêts. Ce que Nous voulons affirmer encore une fois après Notre prédécesseur, c’est qu’il y a erreur et danger à inféoder, par principe, le catholicisme à une forme de gouvernement »[11].

En 1943, Jacques Maritain⁠[12], tout en affirmant clairement et fortement sa foi dans le régime démocratique, précisera que le mot « démocratie » « désigne d’abord et avant tout une philosophie générale de la vie humaine et de la vie politique, et un état d’esprit. Cette philosophie et cet état d’esprit n’excluent a priori aucun des « régimes » ou des « formes de gouvernement » que la tradition classique a reconnus pour légitimes, c’est-à-dire compatibles avec la dignité humaine. un régime monarchique peut ainsi être démocratique, s’il s’accorde à cet état d’esprit et aux principes de cette philosophie ». Il ajoutera qu’en fonction même de la distinction entre le domaine spirituel et le domaine temporel, « le christianisme et la foi chrétienne ne sauraient être inféodés, non plus qu’à aucune forme politique quelconque, à la démocratie comme forme de gouvernement ni à la démocratie comme philosophie de la vie humaine et politique ». On ne peut donc prétendre « que le christianisme serait lié à la démocratie, et que la foi chrétienne obligerait chaque fidèle à être démocrate »[13]

Dans son message de Noël 1944 qui est tout entier consacré aux normes d’une « vraie et saine démocratie », au moment où « la tendance vers la démocratie pénètre de plus en plus les peuples et obtient largement le suffrage et le consentement de ceux qui aspirent à collaborer plus efficacement au destin des individus et de la société », Pie XII ne changera pas de doctrine pour autant. Au contraire, avant de développer sa pensée, il reprendra la thèse maintenant bien connue et dont il emprunte l’expression à Léon XIII : « Il est à peine nécessaire de rappeler, écrit-il, que, suivant l’enseignement de l’Église, « il n’est pas défendu de préférer les gouvernements tempérés de régime populaire, pourvu que soit sauve la doctrine catholique concernant l’origine et l’usage du pouvoir public » et que « l’Église ne réprouve aucune forme de gouvernement, pourvu qu’elle soit apte à procurer le bien des citoyens »[14] ». Et, dans un langage très proche de celui de Maritain, il ajoutera encore que « la démocratie, entendue au sens large, admet plusieurs formes et peut ainsi se réaliser dans les monarchies comme dans les républiques »[15].

Il conviendra de préciser les conditions de cette « vraie et saine démocratie », et surtout l’« état d’esprit » qui la caractérise, selon le mot d’Hélène Ahrweiler⁠[16].

Nous avons déjà montré plus haut que Gaudium et spes et le Catéchisme de l’Église catholique n’ont pas du tout abandonné l’enseignement des pontifes précédents. Une fois encore, la responsabilité de l’Église est de rappeler quelques exigences fondamentales et permanentes, non de choisir la forme dans laquelle elle s’exprimeront. En même temps, le rôle de l’Église est de souligner la contingence de ces formes. Très opportunément, Jean-Paul II écrit : « N’étant pas une idéologie, la foi chrétienne ne cherche nullement à enfermer dans le cadre d’un modèle rigide la changeante réalité sociale et politique et elle admet que la vie de l’homme se réalise dans l’histoire de manières diverses et imparfaites »[17]. Il est peut-être d’ailleurs symptomatique, à cet égard, de constater que le mot « démocratie » « n’est pas employé dans les documents conciliaires, mais on y trouve l’affirmation de ses exigences »[18]

Ajoutons encore que la démocratie peut prendre des formes très diverses. Il suffit de comparer les États-Unis, la France et la Belgique, par exemple, pour se rendre compte des différences structurelles importantes qui peuvent exister dans trois états évidemment démocratiques. Là non plus l’Église n’a pas à intervenir : elle « respecte l’autonomie légitime de l’ordre démocratique et elle n’a pas qualité pour exprimer une préférence de l’une ou l’autre solution institutionnelle ou constitutionnelle »[19].

Le concile Vatican II l’avait réaffirmé : « Quant aux modalités concrètes par lesquelles une communauté politique se donne sa structure et organise le bon équilibre des pouvoirs publics, elles peuvent être diverses, selon le génie propre de chaque peuple et la marche de l’histoire. »[20]

La démocratie est donc une forme possible de gouvernement parmi d’autres comme saint Thomas déjà l’entendait. Alors qu’à l’époque, une préférence se marquait pour la monarchie, il est clair qu’aujourd’hui une préférence se marque pour la démocratie. Cela ne doit rien enlever à la relativité du régime et le rôle de l’Église est essentiellement de christianiser ou plus simplement humaniser les mœurs et les structures .

Notons aussi que même si l’on considère, comme beaucoup de nos contemporains, que la démocratie est irremplaçable, rien n’est plus dangereux que d’interdire toute critique à son égard alors qu’« elle se détériore sous nos yeux, faute de pouvoir être améliorée »[21]. Tout comme la réflexion incessante sur la monarchie a permis, ici et là, des amélioration et évité parfois certains abus, les partisans de la démocratie ne peuvent faire « l’économie d’une réflexion sur les fondements du « bien » démocratique. C’est le tabou de la réflexion qui nous empêche de réformer, et par là met en péril l’organisation elle-même. »[22].

Jean-Paul II lui aussi, à sa manière, a mis en garde contre le « tabou » démocratique : « …​la démocratie ne peut être élevée au rang d’un mythe, au point de devenir un substitut de la moralité ou d’être la panacée de l’immoralité. Fondamentalement, elle est un « système » et, comme tel, un instrument et non pas une fin. Son caractère « moral » n’est pas automatique, mais dépend de la conformité à la loi morale, à laquelle la démocratie doit être soumise comme tout comportement humain: il dépend donc de la moralité des fins poursuivies et des moyens utilisés. Si l’on observe aujourd’hui un consensus presque universel sur la valeur de la démocratie, il faut considérer cela comme un « signe des temps » positif ainsi que le Magistère de l’Église l’a plusieurs fois souligné. Mais la valeur de la démocratie se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu’elle incarne et promeut »[23].


1. C’est le mot employé par Hans Maier, op. cit., pp. 175-177 à propos de la conception de Lamenais « inadmissible pour l’Église » en tant que « thèse ». Lamennais estimait que « l’Église n’avait pas le droit de rester neutre, mais qu’elle devait se joindre au pouvoir démocratique montant et victorieux (…) ».
2. SPECTOR Céline, in Le pouvoir, Corpus, GF Flammarion, 1997, p. 32.
3. Déjà en 1888, il précisait: « …​préférer pour l’État une constitution tempérée par l’élément démocratique n’est pas en soi contre le devoir, à condition toutefois qu’on respecte la doctrine catholique sur l’origine et l’exercice du pouvoir public. Des diverses formes du gouvernement, pourvu qu’elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens, l’Église n’en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s’accorde avec elle pour l’exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte particulièrement les droits de l’Église » (Libertas praestantissimum).
4. Lettre encyclique Au milieu des sollicitudes, 16 février 1892.
5. « …​pour constituer la forme de gouvernement de la Cité, ou la modalité d’exercice de ses charges, on ne peut que donner un très grand poids à l’état présent et à la condition de chaque peuple : or, ils varient selon les lieux et les temps. » (JEAN XXIII, Pacem in terris, n° 68).
6. Id..
7. Graves de communi, 18 janvier 1901.
8. 25 août 1910.
9. 1873-1950. Il faut souligner, malgré les erreurs commises, l’extrême générosité du projet d’apostolat social de Marc Sangnier. Il se dévoua inlassablement à la formation et à la promotion des masses populaires en créant notamment des cercles d’études et des coopératives. Il fut aussi un modèle d’humilité puisqu’immédiatement après la condamnation de son mouvement, il se soumit ainsi que ses amis.
10. Cité in Mourre.
11. Le pape poursuit : « …​erreur et danger qui sont d’autant plus grands lorsqu’on synthétise la religion avec un genre de démocratie dont les doctrines sont erronées ». Nous verrons plus loin quelles sont ces « doctrines erronées ».
12. MARITAIN Jacques (1882-1973), in Christianisme et démocratie, Hartmann, 1945, pp. 31-35.
13. Ces citations montrent d’emblée qu’on ne peut assimiler la pensée de Maritain à celle développée par le Sillon. Il est saugrenu d’affirmer que le philosophe « travaille pour la révolution et contre l’Évangile » et que la condamnation du Sillon par Pie X frappe également Maritain. C’est la thèse de MEINVIELLE abbé in De Lamennais à Maritain, La cité catholique, 1956 ( notamment pp. 171-239). Certes, il y a des accents semblables, certes le discours de Maritain, comme celui de Marc Sangnier, est chargé de « pathos » et d’« affectivité » mais la ressemblance s’arrête là et l’enthousiasme maritainien s’explique, je crois, par la volonté de renforcer l’espérance au milieu du désastre de la guerre. Par ailleurs, à lire toutes les nuances du philosophe et les raccourcis de l’abbé, on ne peut s’empêcher de penser que le procès était perdu d’avance. On pourrait plutôt s’attarder à montrer les ressemblances réelles qu’il y a entre la pensée de Maritain, de Pie XII (Cf. PONTIER Jean-Marie, Pie XII et la démocratie, in Pie XII et la cité, Actes du Colloque de la Faculté de Droit d’Aix-en-Provence, Téqui, 1988, p. 288) et de Paul VI qui a toujours considéré ouvertement Maritain comme un de ses maîtres (Cf. DAUJAT J., Maritain, un maître pour notre temps, Téqui, 1978, p. 17).
14. Libertas, 20 juin 1888.
15. Pie XII explique : « la sollicitude diligente de l’Église ne va pas tant à sa structure et à son organisation extérieure - qui dépendent des aspirations propres de chaque peuple - qu’à l’homme lui-même qui, loin d’être l’objet et comme un élément passif de la vie sociale, en est au contraire, et doit en être et demeurer le sujet, le fondement et la fin » (id)
16. Cf. Démocratie et république, in Géopolitique, n° 60, hiver 1997, pp. 6-9. H. Ahrweiler, recteur d’Académie est présidente de l’Université d’Europe.
17. CA n°46.
18. Concile oecuménique Vatican II, Editions du Centurion, 1967, table analytique, article « démocratie », p. 788.
19. CA n°47. Le Saint Père continue en précisant que la contribution que l’Église « offre à cet ordre est justement cette vision de la dignité de la personne, qui se manifeste en toute sa plénitude dans le mystère du Verbe incarné ».
20. GS, 74, 6.
21. DELSOL Chantal, Le souci contemporain, p. 112.
22. Id., p. 117.
23. Evangelium Vitae, 70.

⁢ii. Oui à la démocratie, mais…

On se souvient de la réflexion du futur Pie VII disant : « la forme du gouvernement démocratique adopté parmi nous (…) ne répugne pas à l’Évangile, elle exige au contraire toutes les vertus sublimes qui ne s’apprennent qu’à l’école de Jésus-Christ »[1]. Elle exige, au contraire, ces vertus sublimes qui ne s’acquièrent qu’à l’école de Jésus-Christ. Si vous les pratiquez sérieusement, elles seront le gage de votre bonheur, de votre gloire et de la splendeur de notre République. La seule indépendance que donnait aux anciens la forme de gouvernement dont ils jouissaient les avait ornés d’une foule de vertus. Républicains et, de plus, chrétiens, quels modèles de sainteté ne doivent pas être les citoyens d’Imola ! »].

Cette phrase est précieuse car non seulement elle insinue qu’il y aurait plus qu’une compatibilité entre la démocratie et l’Évangile⁠[2], si nous prenons « ne répugne pas » pour une litote, mais elle souligne encore que, pour s’exercer correctement, la démocratie ne peut se passer de la conversion chrétienne. Dans ce cas, elle rejoint, d’une certaine manière, la pensée de Jean-Paul II affirmant qu’ »il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile »[3].

Sans rejoindre la radicalité de cette formule, le philosophe H. Bergson, dans une analyse très pénétrante a rappelé l’influence évangélique qu’a subi, à l’origine, la démocratie ainsi que la nécessité impérative de la vivre avec une exigence morale bien inspirée pour que l’idéal qu’elle transporte puisse s’incarner, on l’espère, toujours plus fidèlement: « De toutes les conceptions politiques, c’est (…) la plus éloignée de la nature. (…) Elle attribue à l’homme des droits inviolables. Ces droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité inaltérable au devoir. Elle prend donc pour matière un homme idéal, respectueux des autres comme de lui-même, s’insérant dans des obligations qu’il tient pour absolues, coïncidant si bien avec cet absolu qu’on ne peut plus dire si c’est le devoir qui confère le droit ou le droit qui impose le devoir. Le citoyen ainsi défini est à la fois « législateur et sujet », pour parler comme Kant. L’ensemble des citoyens, c’est-à-dire le peuple, est donc souverain. Telle est la démocratie théorique. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. On en découvrirait les origines sentimentales dans l’âme de Rousseau, les principes philosophiques dans l’œuvre de Kant, le fond religieux chez Kant et chez Rousseau ensemble : on sait ce que Kant doit à son piétisme, Rousseau à un protestantisme et à un catholicisme qui ont interféré ensemble. La Déclaration américaine d’indépendance (1776), , qui servit de modèle à la déclaration des droits de l’homme en 1791, a d’ailleurs des résonances puritaines : « Nous tenons pour évident…​ que tous les hommes ont été doués par leur Créateur de certains droits inaliénables…​, etc. » Les objections tirées du vague de la formule démocratique viennent de ce qu’on en a méconnu le caractère originellement religieux. Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles, des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables, peut-être inconcevables ? On ne peut que tracer des cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit. Ama, et fac quod vis. (…) Voilà donc la démocratie dans son essence. Il va sans dire qu’il y faut voir simplement un idéal, ou plutôt une direction où acheminer l’humanité ». En effet, c’est d’abord comme contestation de situations intolérables que la démocratie est apparue⁠[4] et « les formules démocratiques énoncées d’abord dans une pensée de protestation, se sont ressenties de leur origine. On les trouve commodes pour empêcher, pour rejeter, pour renverser ; il est moins facile d’en tirer l’indication positive de ce qu’il faut faire. Surtout elles ne sont applicables que si on les transpose, absolues et quasi évangéliques, en termes de moralité purement relative, ou plutôt d’intérêt général ; et la transposition risque toujours d’amener une incurvation dans le sens des intérêts particuliers ».⁠[5]

Même s’il y a quelque affinité entre l’idéal démocratique et l’esprit évangélique, les papes, dès le XIXe siècle, tout en acceptant le régime démocratique, insisteront sur quelques précautions à prendre. En effet, l’installation du nouveau régime s’est parfois accompagnée d’injustices et de violences ; de plus, au fil du temps, des « dysfonctionnements » sont apparus qui ont réclamé aussi des mises au point. Ainsi, Léon XIII dira à des pèlerins français⁠[6] : « Si la démocratie s’inspire aux enseignements de la raison éclairée par la foi ; si, se tenant en garde contre les fallacieuses et subversives théories, elle accepte, avec une religieuse résignation et comme un fait nécessaire, la diversité des classes et des conditions ; si, dans la recherche des solutions possibles aux multiples problèmes sociaux qui surgissent journellement, elle ne perd pas un instant de vue les règles de la charité surhumaine que Jésus-Christ déclara être la note caractéristique des siens ; si, en un mot, la démocratie veut être chrétienne, elle donnera à votre patrie un avenir de paix, de prospérité, de bonheur ». Nous verrons plus loin que ce texte contient déjà trois exigences que nous retrouverons dans tout l’enseignement de l’Église jusqu’à aujourd’hui : le respect de la loi naturelle et surnaturelle, le refus de l’égalitarisme et la mise en pratique de la solidarité.

Plus précisément, dans Graves de communi (1901), Léon XIII oppose la démocratie chrétienne à la « démocratie sociale ». Celle-ci « ne voit rien de supérieur aux choses de la terre », « recherche les biens corporels et extérieurs » et « place le bonheur de l’homme dans la poursuite et la jouissance de ces biens ». Elle voudrait « que, dans l’État, le pouvoir appartînt au peuple. Ainsi, les classes sociales disparaissant et les citoyens étant tous réduits au même niveau d’égalité, ce serait l’acheminement vers l’égalité des biens ; le droit de propriété serait aboli, et toutes les fortunes qui appartiennent aux particuliers, les instruments de production eux-mêmes, seraient regardés comme des biens communs ». On a reconnu dans cette description le système socialiste, la démocratie dite populaire qui étouffera les pays d’Europe centrale et de l’Est pendant une bonne partie du vingtième siècle.

En 1927, Jacques Maritain dénoncera⁠[7] le « démocratisme » qu’il définit comme « le mythe religieux de la Démocratie ». « La démocratie ainsi entendue se confond avec le dogme du Peuple Souverain (c’est-à-dire détenteur perpétuel et unique détenteur légitime de la souveraineté), qui uni au dogme de la Volonté générale et de la Loi expression du Nombre, constitue, à la limite, l’erreur du panthéisme politique (la multitude-Dieu) ».

Dans cette description, on reconnaît le langage de Rousseau dont Maritain a analysé les erreurs dans Les trois réformateurs[8]. Puisque les hommes sont nés libres et égaux, pour préserver leur liberté et l’égalité, ils doivent « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant ».(…) « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne (…) ». Il « met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale (…) »⁠[9]. Le peuple est donc souverain, seul souverain : le souverain « n’est qu’un être collectif » et la souveraineté n’est que « l’exercice de la volonté générale »[10]. Cette volonté générale est « inaliénable », « indivisible », elle est « toujours droite et tend toujours à l’utilité publique »[11]. Comme la société n’est que le fruit d’un contrat, c’est-à-dire de la volonté humaine, il n’y a pas de juste ou d’injuste en dehors de la loi. Le droit est tout entier le fruit de cette volonté. Encore faut-il un pouvoir exécutif au service de cette volonté. Un gouvernement est donc nécessaire mais il n’est que le « ministre » du souverain c’est-à-dire du peuple. Les « chefs », « simples officiers du souverain, (…) exercent en son nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, et qu’il peut limiter, modifier et reprendre quand il lui plaît »[12].

On mesure bien la différence entre la pensée de Rousseau et celle des scolastiques. Non seulement pour eux, la volonté humaine est balisée par la loi divine et naturelle mais le « prince » quel qu’il soit, même désigné par le peuple possède en propre son autorité qui doit être respectée hormis les cas extrêmes évoqués plus haut lorsque nous avons parlé du droit de résistance. Comme le fait justement remarquer Jacques Leclerc, si « la monarchie absolue de droit divin ne reconnaissait pas au peuple le moindre droit de résistance », la démocratie absolue de Rousseau « dénie au prince tout droit de résistance à la volonté populaire »[13].

La démocratie rousseauiste est totalitaire vu l’infaillibilité et la toute puissance de la volonté générale : « Afin (…) que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose qu’on le forcera à être libre »[14].

Dans un système totalitaire, la coercition, sous quelque forme que ce soit, camp de « rééducation » ou hôpital psychiatrique, est d’avance justifiée puisqu’il n’est pas normal qu’un homme refuse son bien, sa vraie liberté qui est d’adhérer à la vérité officielle. Et on peut voir se profiler derrière celui que Rousseau appelle le « législateur », le visage bien réel de tous ces « hommes providentiels » dont le XXe siècle garde le funeste souvenir. Le peuple a en effet besoin d’un « guide » explique Rousseau pour éclairer le peuple dans le jugement qui révélera la volonté générale⁠[15]. Ce « législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi. (…) c’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain ». Ne doit-il pas, en effet, « se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ». A lire ce texte, on pense à tous les « duce », « fürher », « petit père des peuples », « grand nautonnier », qui, de Mussolini à Mao Zedong se sont posés en guides éclairés. Bakounine dénoncera le « despotisme impitoyable » de Rousseau, ce « prophète de l’État doctrinaire »[16].

Mais, en même temps, il nous faut reconnaître aussi que la vision rousseauiste peut, par d’autres accentuations, conforter l’esprit individualiste moderne.

L’exaltation de la liberté entendue comme le privilège par excellence d’une créature qui est solitaire par nature⁠[17] amène logiquement à la contestation de tout pouvoir extérieur, considéré comme aliénant et inégalitaire. Dès lors, dans une société respectueuse de la liberté et de l’égalité, seule la loi que le peuple s’est lui-même prescrite et qui est appliquée à tous sans distinction, préserve de la dépendance et de l’inégalité. Il en va de même pour la liberté morale: « l’obéissance à la loi qu’on s’est soi-même prescrite est liberté ». Aucun droit naturel ne peut baliser la volonté humaine. Il est « hors-la-loi », non démocratique : « …​dans la mesure où la forme démocratique des régimes occidentaux constitue un acquis aussi décisif et fragile en notre histoire contemporaine, il importe, dit-on, d’en sauvegarder l’essence, c’est-à-dire de ne pas permettre que les décisions politiques soient prises par d’autres autorités que le peuple lui-même ou ses représentants au terme d’un débat au cours duquel chaque citoyen aura pu exprimer les raisons qui guident son choix. Or si les jusnaturalistes obligent le peuple à adopter un droit antérieur ou sous-jacent aux énoncés positifs, ils paraissent nécessairement s’arroger un privilège indu, puisqu’ils invoquent une mystérieuse nature pour imposer leur droit qui aurait réussi à se soustraire au débat démocratique »[18]. Puisqu’en dehors d’un cadre totalitaire, il est difficile de faire croire à une volonté générale réputée infaillible, la démocratie devient, comme nous allons le voir, le lieu perpétuel du débat. Dans ce débat nourri constamment par ce que Xavier Dijon appelle « la logique du désir », les « droits » risquent de s’identifier aux envies du sujet. En effet, « délestés de leur référence à la nature, les droits de l’homme apparaissent en effet comme une série de revendications individuelles aussi peu fondées parfois que l’arbitraire du pouvoir auquel elles s’opposent »[19].

Autrement dit encore, ce qui pose problème c’est l’exaltation de la liberté sans les balises de la vérité. « Parce que la démocratie moderne repose fondamentalement sur la liberté personnelle, sur le respect de toutes les opinions et de tous les comportements, elle craint par définition les certitudes proférées. Elle ne supporte que la certitude de la tolérance, vite identifiée à la certitude de l’incertitude »[20].

Pour ce qui est du Magistère, avec Pie XII, la réflexion de l’Église va mettre l’accent désormais sur le fait que les peuples aspirent à certaines valeurs démocratiques qui peuvent répondre à des attentes parfaitement dignes et conformes à l’anthropologie chrétienne. En 1944 ⁠[21], le Saint Père constate : « … les peuples se sont réveillés d’une longue torpeur. Ils ont pris en face de l’État, en face des gouvernants, une attitude nouvelle, interrogative, critique, défiante. Instruits par une amère expérience, ils s’opposent avec plus de véhémence aux monopoles d’un pouvoir dictatorial, incontrôlable et intangible, et ils réclament un système de gouvernement qui soit plus compatible avec la dignité et la liberté des citoyens » (…) Les victimes de la guerre sont persuadées que « si la possibilité de contrôler et de corriger l’activité des pouvoirs publics n’avait pas fait défaut, le monde n’aurait pas été entraîné dans le tourbillon désastreux de la guerre, et qu’afin d’éviter à l’avenir qu’une pareille catastrophe se répète, il faut créer dans le peuple lui-même des garanties efficaces. (…) Dans cet état d’esprit, faut-il s’étonner que la tendance démocratique envahisse les peuples et obtienne largement le suffrage et le consentement de ceux qui aspirent à collaborer plus efficacement aux destinées des individus et de la société ? ». Les peuples « sentent bouillonner dans leurs cœurs tourmentés le désir impatient et comme inné de prendre les rênes de leur propre destin avec plus d’autonomie que par le passé ; ils espèrent réussir ainsi plus facilement à se défendre contre les irruptions périodiques de l’esprit de violence qui, comme un torrent de lave incandescente, n’épargne rien de tout ce qui leur est cher et sacré ». La leçon est claire, une société qui se veut pour l’homme doit être par l’homme : « L’homme comme tel, bien loin d’être l’objet et un élément passif de la vie sociale, en est et doit en être et en rester le sujet, le fondement et la fin ».⁠[22]

Jean XXIII, dans le même esprit, écrira qu’« à la dignité de la personne humaine est attaché le droit de prendre une part active à la vie publique et de concourir personnellement au bien commun. (…) « Que les citoyens puissent prendre une part active à la vie publique, c’est là un droit inhérent à leur dignité de personnes, encore que les modalités de cette participation soient subordonnées au degré de maturité atteint par la communauté politique dont ils sont membres et dans laquelle ils agissent »[23].

Le concile Vatican II consacrera la démarche initiée par Pie XII en prenant acte de l’état du monde : « …​la conviction grandit que le genre humain (…) peut et doit (…) instituer un ordre politique, social et économique qui soit toujours plus au service de l’homme, et qui permette à chacun, à chaque groupe, d’affirmer sa dignité propre et de la développer ».⁠[24] Comme « la communauté des chrétiens se reconnaît réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire »[25], elle doit s’y investir pour donner corps et cohérence à ces désirs légitimes qui sont l’expression de l’éminente dignité de l’homme.

Paul VI précisera que la double aspiration à l’égalité et à la participation sont « deux formes de la dignité de l’homme et de sa liberté ».⁠[26](22) Et Jean-Paul II confirme: « L’Église apprécie le système démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun »[27].

Reste à examiner de plus près les exigences catholiques et de voir si elles peuvent apporter des pistes de solutions aux différents problèmes qui ont été soulevés dans le chapitre précédent.

Quels sont les principes d’une « vraie et saine démocratie » ?


1. Homélie de Noël 1797, dans son diocèse d’Imola.« Oui ! mes chers frères, soyez de bon chrétiens, et vous serez d’excellents démocrates. La forme du gouvernement démocratique adoptée chez nous n’est point en opposition avec les maximes que je viens de vous exposer. Elle ne répugne pas à l’https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89vangile[Évangile
2. Cf. ONDO Télesphore, Les fondements bibliques de la démocratie, Publibook, 2016.
3. CA., n° 5.Tocqueville n’hésite pas à écrire : « Mahomet a fait descendre du ciel, et a placé dans le Coran, non seulement des doctrines religieuses, mais des maximes politiques, des lois civiles et criminelles, des théories scientifiques. L’Évangile ne parle, au contraire, que des rapports généraux des hommes avec Dieu et entre eux. Hors de là, il n’enseigne rien et n’oblige rien à croire. Cela seul, entre mille autres raisons suffit pour montrer que la première de ces deux religions ne saurait dominer longtemps dans des temps de lumière et de démocratie, tandis que la seconde est destinée à régner dans ces siècles comme dans tous les autres » (op. cit., p. 224). Nous laissons, bien sûr, en suspens, la question de savoir si l’Islam peut s’accommoder de la démocratie.
4. Pour l’auteur, les démocraties antiques furent de fausses démocraties, « bâties sur l’esclavage, débarrassées par cette iniquité fondamentale des plus gros et des plus angoissants problèmes ».
5. Les deux sources de la morale et de la religion, in Oeuvres, PUF, 1963, pp. 1214-1216
6. A des pèlerins de la « France au travail », 8-10-1898.
7. MARITAIN Jacques, Primauté du spirituel, Plon, 1927, pp. 207-208.
8. Plon, 1925.
9. Du contrat social, I, VI, Union générale d’éditions, 10/18, 1963, pp. 61-62.
10. Id., II, I, p. 70.
11. Id., 2, I, II, III, pp. 69-73.
12. Id., 3, I, pp. 101-102.
13. Op. cit., II, p. 160.
14. 1, VII, op. cit., p. 64. Plus loin (4, II, pp. 152-153), Rousseau répondra à la question que le lecteur se pose à ce moment : « Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n’ont pas consenti ?
   Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu’on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de l’État est la volonté générale : c’est par elle qu’ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale, qui est la leur : chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus ; et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu ; c’est alors que je n’aurais pas été libre ».
15. 2, VI, pp. 83-84.
16. Cité in Le pouvoir, Textes choisis et présentés par Céline Spector, Corpus, GF Flammarion, 1997, p. 100.
17. Cf. Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, in Du contrat social, op. cit., p. 288: « …​errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaison, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage, sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments les lumières propres à cet état ; qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité ».
18. DIJON Xavier, op. cit., p. 28.
19. Op. cit., p. 88.
20. DELSOL Chantal, Le souci contemporain, op. cit., p. 114.
21. Radio message de Noël, 1944.
22. Pie XII reviendra sur cet enseignement dans la mesure où, après la guerre, les promesses ne seront pas tenues : « Nous adressant, dans notre message de Noël 1944, à un monde enthousiaste de la démocratie et désireux d’en être le champion et le propagateur, nous nous efforcions d’exposer les principaux postulats moraux d’un ordre démocratique qui soit juste et sain. Beaucoup craignent aujourd’hui que la confiance en cet ordre ne soit affaiblie par le contraste choquant entre la « démocratie en parole » et la « réalité concrète ». (Au sacré collège, 2-6-47).
23. PT 26, 73.
24. GS 9, 1.
25. GS, 1.
26. Lettre au cardinal Roy, Octogesima adveniens anniversaria, 1971, n° 22.
27. CA 46.

⁢iii. Oui à la liberté, mais…

La liberté est certes le signe de la transcendance de l’homme et de son éminente dignité. Par là, il est naturel que tout homme cherche à prendre en main sa destinée personnelle et collective et à participer, notamment, à la vie publique. Mais, comme nous l’avons déjà médité dans la première partie, cette liberté s’exerce, de manière responsable, en relation avec la vérité.

« Dans un peuple digne de ce nom, écrit Pie XII, le citoyen a conscience de sa propre personnalité, de ses devoirs et de ses droits ; la conscience de sa propre liberté se joint au respect de la liberté et de la dignité des autres ». Par contre, dans un État démocratique « laissé au caprice arbitraire de la masse », la liberté « en tant que devoir moral de la personne, se transforme en une prétention tyrannique de donner libre essor aux impulsions et aux appétits humains aux dépens d’autrui »[1].

Pour le Concile Vatican II, « il est pleinement conforme à la nature de l’homme que l’on trouve des structures politico-juridiques qui offrent sans cesse davantage à tous les citoyens, sans aucune discrimination, la possibilité effective de prendre librement et activement part tant à l’établissement des fondements juridiques de la communauté politique qu’à la gestion des affaires publiques, à la détermination du champ d’action et des buts des différents organes, et, à l’élection des gouvernants. Que tous les citoyens se souviennent donc à la fois du droit et du devoir qu’ils ont d’user de leur libre suffrage, en vue du bien commun. »[2]

Jean-Paul II confirme : « .. L’Église, en réaffirmant constamment la dignité transcendante de la personne, adopte comme règle d’action le respect de la liberté. Mais la liberté n’est pleinement mise en valeur que par l’accueil de la vérité : en un monde sans vérité, la liberté perd sa consistance et l’homme est soumis à la violence des passions et à des conditionnements apparents ou occultes. Le chrétien vit la liberté (cf. Jn 8, 31-32) et il se met au service de la liberté, il propose constamment, en fonction de la nature missionnaire de sa vocation, la vérité qu’il a découverte. Dans le dialogue avec les autres, attentif à tout élément de la vérité qu’il découvre dans l’expérience de la vie et de la culture des personnes et des nations, il ne renoncera pas à affirmer tout ce que sa foi et un sain exercice de la raison lui ont fait connaître. (…) On tend à affirmer aujourd’hui que l’agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l’attitude fondamentale accordées aux formes démocratiques de la vie politique. (…) A ce propos, il faut observer que, s’il n’existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l’action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire »[3].

« L’erreur (…) consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice. »[4]

« Quand on n’observe pas (ces principes), le fondement même de la convivialité politique fait défaut et toute la vie sociale s’en trouve progressivement compromise, menacée et vouée à sa désagrégation (cf. Ps 14, 3-4 ; Ap 18, 2-3 ; 9-24). Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - la première d’entre elles étant le marxisme-, un risque non moins grave apparaît aujourd’hui à cause de la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de l’absorption dans le cadre politique de l’aspiration religieuse qui réside dans le cœur de tout être humain: c’est le risque de l’alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile toute référence morale sûre et la prive, plus radicalement, de l’acceptation de la vérité. ( cf. CA 46). Dans tous les domaines de la vie personnelle, familiale, sociale et politique, la morale - qui est fondée sur la vérité et qui, dans la vérité, s’ouvre à la liberté authentique - rend donc un service original, irremplaçable et de très haute valeur, non seulement à la personne pour son progrès dans le bien, mais aussi à la société pour son véritable développement »[5]

Très précisément, « seul le respect de la vie peut fonder et garantir les biens les plus précieux et les plus nécessaires de la société, comme la démocratie et la paix. En effet, il ne peut y avoir de vraie démocratie si l’on ne reconnaît pas la dignité de toute personne et si l’on n’en respecte pas les droits. Il ne peut y avoir non plus une vraie paix si l’on ne défend pas et si l’on ne soutient pas la vie ».⁠[6]

« …​le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu’au bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les droits des autres. Alors l’homme n’est respecté que dans la mesure où il est possible de l’utiliser aux fins d’une prépondérance égoïste. Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État. La majorité d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l’opprimer, l’exploiter, ou pour tenter de l’anéantir ».⁠[7]

La démocratie authentique balise donc l’exercice de la liberté humaine et l’oriente vers le bien commun qui « pour la pensée contemporaine (…) réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine ; dès lors, le rôle des gouvernants consiste principalement à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle, leur défense et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l’accomplissement de ses devoirs ».⁠[8]

Le «  succès de l’idéal démocratique dans le monde, allant de pair avec une grande attention et une vive sollicitude pour les droits de l’homme, (…) il est nécessaire que les peuples qui sont en train de réformer leurs institutions donnent à la démocratie un fondement authentique et solide grâce à la reconnaissance explicite de ces droits ».

Malheureusement, « même dans les pays qui connaissent des formes de gouvernement démocratique, ces droits ne sont pas toujours respectés. Et l’on ne pense pas seulement au scandale de l’avortement, amis aussi aux divers aspects d’une crise des systèmes démocratiques qui semblent avoir parfois altéré la capacité de prendre des décisions en fonction du bien commun. Les requêtes qui viennent de la société ne sont pas toujours examinées selon les critères de la justice et de la moralité, mais plutôt d’après l’influence électorale ou le poids financier des groupes qui les soutiennent. De telles déviations des mœurs politiques finissent par provoquer la défiance et l’apathie, et par entraîner une baisse de la participation politique et de l’esprit civique de la population, qui se sent atteinte et déçue. Il en résulte une incapacité croissante à situer les intérêts privés dans le cadre d’une conception cohérente du bien commun. Celui-ci, en effet, n’est pas seulement la somme des intérêts particuliers, mais il suppose qu’on les évalue et qu’on les harmonise en fonction d’une hiérarchie des valeurs équilibrée et, en dernière analyse, d’une conception correcte de la dignité et des droits de la personne ».⁠[9]

Ce texte indique déjà clairement que la démocratie authentique ne se construit pas seulement dans les textes de lois mais surtout, peut-être, dans le cœur et la volonté des hommes.


1. Radio-message, Noël 1944.
2. GS 75, 1. Un peu plus loin, le texte précise : « ...si, en vue du bien commun, on restreint pour un temps l’exercice des droits, que l’on rétablisse au plus tôt la liberté quand les circonstances auront changé. Il est en tout cas inhumain que le gouvernement en vienne à des formes totalitaires ou à des formes dictatoriales qui lèsent gravement le droit des personnes ou des groupes sociaux » (id., 3)
3. CA, 46.
4. CA, 17.
5. Veritatis splendor, 10.
6. Evangelium vitae, 101.
7. CA, 44-45.
8. PT 60.
9. CA, 46-47.

⁢iv. Oui à l’égalité, mais…

« L’égalité des hommes consiste en cela que tous, ayant la même nature, tous sont appelés à la même très haute dignité de fils de Dieu, et en même temps que, une seule et même foi étant proposée à tous, chacun doit être jugé selon la même loi et obtenir les peines ou la récompense suivant son mérite ». Toutefois, « il y a une inégalité de droit et de pouvoir qui émane de l’auteur même de la nature »[1]. « Cette inégalité (…) tourne au profit de tous, de la société comme des individus : car la vie sociale requiert un organisme très varié et des fonctions fort diverses »[2].

L’Église va beaucoup insister sur cette distinction entre l’égalité et l’égalitarisme - ce que Montesquieu appelait « l’esprit d’égalité extrême » - car elle sait que la négation de toute différence accidentelle conduit facilement au nivellement totalitaire ou à la dérive libertaire. « Rendre (tous les hommes) égaux est impossible et serait la destruction de la société elle-même », dira encore Léon XIII⁠[3].

Certes, le langage, à cet endroit, heurte parfois, dans les textes les plus anciens, mais l’idée demeurera, comme nous allons le constater.

Pour Pie X, « il est conforme à l’ordre établi par Dieu qu’il y ait, dans la société humaine, des princes et des sujets, des patrons et des prolétaires, des riches et des pauvres, des savants et des ignorants, des nobles et des plébéiens qui, tous unis par un lien d’amour, doivent s’entraider à atteindre leur fin dernière dans le ciel et sur la terre leur bien-être matériel et moral »[4]. « Ainsi, pour le Sillon, toute inégalité de condition est une injustice ou, au moins, une moindre justice ! Principe souverainement contraire à la nature des choses, générateur de jalousie et d’injustice et subversif de tout ordre social »[5]. « La diversité des classes dans la société, écrira Benoît XV, vient de la nature même et on doit la chercher en dernière analyse dans la volonté de Dieu « parce qu’elle a créé les grands et les petits » (Sap., VI, 8) »[6].

Une fois encore, l’enseignement de Pie XII reprendra cette mise en garde de ses prédécesseurs : « Dans un peuple digne de ce nom, toutes les inégalités, qui dérivent non du libre caprice, mais de la nature même des choses, inégalités de culture, de richesses, de position sociale - sans préjudice, bien entendu, de la justice et de la charité mutuelle - ne sont nullement un obstacle à l’existence et à la prédominance d’un authentique esprit de communauté et de fraternité. Bien au contraire, loin de nuire aucunement à l’égalité civile, elles lui confèrent son sens légitime, à savoir que chacun a le droit, en face de l’État, de vivre honorablement sa propre vie personnelle, au poste et dans les conditions où l’ont placé les desseins et les dispositions de la Providence ».

Par contre, dans une démocratie abandonnée « au caprice arbitraire de la masse », l’égalité « dégénère en un nivellement mécanique, en une uniformité sans nuance aucune : sentiment de l’honneur vrai, activité personnelle, respect de la tradition, dignité, tout ce qui, en un mot, donne à la vie sa valeur, s’effondre peu à peu et disparaît. Ne restent à survivre, d’une part, que les victimes trompées par la fascination apparente de la démocratie que, dans leur ingénuité, elles confondent avec ce qui en est l’esprit, avec la liberté et l’égalité, et, d’autre part, que des profiteurs plus ou moins nombreux ayant su, grâce à la puissance de l’argent ou de l’organisation, s’assurer par-dessus les autres une condition privilégiée et le pouvoir lui-même ».⁠[7]

Le concile Vatican II ne changera rien à ces principes. Il rappellera l’ : « égalité fondamentale » de tous les hommes mais, il fera tout aussitôt remarquer que tous « ne sont pas égaux quant à leur capacité physique qui est varié, ni quant à leurs forces intellectuelles et morales qui sont diverses ». Il n’empêche, « toute forme de discrimination touchant les droits fondamentaux de la personne (…) doit être dépassée et éliminée, comme contraire au dessein de Dieu ». « …​En dépit de légitimes différences entre les hommes, l’égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie justes et plus humaines « .⁠[8]

Le Catéchisme de l’Église catholique ne dit pas autre chose : « En venant au monde, l’homme ne dispose pas de tout ce qui est nécessaire au développement de sa vie, corporelle et spirituelle. Il a besoin des autres. Des différences apparaissent liées à l’âge, aux capacités physiques, aux aptitudes intellectuelles ou morales, aux échanges dont chacun a pu bénéficier, à la distribution des richesses (GS, 29, 2). Les « talents » ne sont pas distribués également (Mt, 25, 14-30) ; Lc 19, 11-27). Ces différences appartiennent au plan de Dieu, qui veut que chacun reçoive d’autrui ce dont il a besoin et que ceux qui disposent de « talents » particuliers en communiquent les bienfaits à ceux qui en ont besoin. Les différences encouragent et souvent obligent les personnes à la magnanimité, à la bienveillance et au partage ; elles incitent les cultures à s’enrichir les unes les autres. Il existe aussi des inégalités iniques qui frappent des millions d’hommes et de femmes. Elles sont en contradiction ouverte avec l’Évangile »[9].

Outre les références à l’Évangile, le catéchisme s’appuie sur la « pédagogie » du Christ révélée à Catherine de Sienne⁠[10] : «  Telles sont les vertus. Il est entre elles des différences, et je ne les donne pas toutes également à chacun (…)

Il en est plusieurs que je distribue, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, de telle manière qu’elles apparaissent comme étant la vertu capitale en regard des autres. A l’un, c’est la charité ; à l’autre, la justice ; à celui-ci, l’humilité ; à celui-là, une foi vive ; à quelques-uns, la prudence, ou la tempérance, ou la patience ; à certains, la force. (…)

Quant aux biens temporels, pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribuées avec la plus grande inégalité, et je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. (…) J’ai voulu qu’ils eussent besoin les uns des autres et qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi. »

L’égalité essentielle et l’inégalité accidentelle sont donc les conditions de la charité politique et sociale envers les pauvres, les marginaux, une invitation à l’action positive, à la rencontre agissante et non à l’action révolutionnaire, à la lutte des classes.⁠[11]


1. LEON XIII, Quod apostolici, 28-12-1878.
2. RN.
3. Quod apostolici.
4. Motu proprio 18-12-1903.
5. Lettre sur le Sillon, 25-8-1910.
6. Soliti nos, 11-3-1920.
7. Radio-message, Noël 1944.
8. GS 29, 1-2-3.
9. CEC 1936-1938.
10. Dialogues, 1, 7.
11. Gaston Fessard ( Autorité et bien commun, op. cit., pp. 83-88) explique : on a souvent « aperçu dans la famille la communauté par excellence, celle dont sortaient toutes les autres et qui leur fournissait le modèle d’une structure parfaite ». Il y a dans la famille, un aspect politique, l’autorité, « ce mode d’interaction des êtres en tant que divisés et inégaux » et un aspect économique, la satisfaction des besoins essentiels, « ce mode d’interaction des êtres en tant qu’égaux et unis par une même nature ».
   Il y a aussi, dans la famille, un rapport entre la dialectique du maître et de l’esclave (telle qu’elle présentée par Hegel et surtout Marx) et la dialectique homme-femme car au début, il y a également lutte, dans cette relation, mais, dans la dialectique homme-femme, la subordination initiale est «  dépassée et sublimée en même temps que conservée » (aspect politique) et les travaux dans la famille se conjuguent « pour une œuvre de chair et d’esprit par quoi l’univers s’humanise et l’homme s’universalise » ( aspect économique). « Si bien, que la famille offre le type d’une communauté parfaite non seulement parce que les catégories du Bien commun s’incarnent dans les relations de l’homme, de la femme et de l’enfant, mais aussi et plus profondément parce qu’elle contient le principe même de l’interaction du politique et de l’économique que la dialectique du maître et de l’esclave montre désunis » Marx n’ a pas vu qu’« à chaque degré de l’organisme économique, la communion des êtres peut aussi bien que leur désunion jaillir des échanges et des interactions dont la nature est le siège et le moyen » Il ne pense qu’en terme de « lutte » « pour hâter la marche de l’humanité vers cette apocalypse » c’est-à-dire « l’apparition de cette communion et de l’Esprit ».
   Fessard conclut : « ...s’il est possible que le maître devienne père dans la puissance de sa domination, si loin qu’elle s’étende, que l’esclave devienne fils dans le service de son obéissance, si cher qu’elle lui coûte, que l’un et l’autre deviennent frères dans le concours de leur collaboration, quel qu’en soit l’objet et l’occasion, alors il ne faudra point désespérer non plus que s’instaure entre les hommes une communion universelle, où règne un amour qui la chaleur et la fécondité de celui qui dans la famille unit l’époux et l’épouse ».

⁢v. A la recherche de la cohésion sociale…

Les démocraties modernes proclament volontiers la souveraineté du peuple mais, pour la pensée chrétienne, seul Dieu est Souverain. Certes, les hommes, puisqu’ils sont créés libres, ont des pouvoirs sur le monde et les uns sur les autres mais précisément, ces pouvoirs sont reçus. Ils ne se les ont pas attribués.

Les démocraties modernes se trompent non seulement sur la fin de l’autorité en oubliant qu’elle est au service du bien commun mais aussi sur son origine.

⁢a. La source de l’autorité.

« Bon nombre de nos contemporains, marchant sur les traces de ceux qui, au siècle dernier, se sont décernés le titre de philosophes, prétendent que tout pouvoir vient du peuple ; que par suite, l’autorité n’appartient pas en propre à ceux qui l’exercent, mais à titre de mandat populaire, et sous réserve que la volonté du peuple peut toujours retirer à ses mandataires la puissance qu’elle leur a déléguée.

C’est en quoi les catholiques se séparent de ces nouveaux maîtres ; ils vont chercher en Dieu le droit de commander et le font dériver de là comme de sa source naturelle et de son nécessaire principe »

« Toutefois, continue Léon XIII, il importe de remarquer (…) que, s’il s’agit de désigner ceux qui doivent gouverner la chose publique, cette désignation pourra dans certains cas être laissée au choix et aux préférences du grand nombre, sans que la doctrine catholique y fasse le moindre obstacle. Ce choix, en effet, détermine la personne du souverain, il ne confère pas les droits de la souveraineté ; ce n’est pas l’autorité que l’on constitue, on décide par qui elle sera exercée. Il n’est pas question davantage des différents régimes politiques : rien n’empêche que l’Église approuve le gouvernement d’un seul ou celui de plusieurs, pourvu que ce soit juste et appliqué au bien commun. Aussi, réserve faite des droits acquis, il n’est point interdit aux peuples de se donner telle forme politique qui s’adaptera mieux ou à leur génie propre, ou à leurs conditions et à leurs coutumes ».

La source du pouvoir est donc en Dieu et Léon XIII va s’appuyer tout d’abord sur les Écritures et les Pères de l’Église⁠[1] avant de solliciter la raison : _« …​ce qui réunit les hommes, explique-t-il, pour les faire vivre en société, c’est la loi de la nature ; ou, plus exactement, la volonté de Dieu, auteur de la nature ; c’est ce que prouvent avec évidence et le don du langage, instrument principal des relations qui fondent la société, et tant de désirs qui naissent avec nous, et tant de besoins de premier ordre qui resteraient sans objet dans l’état d’isolement, mais qui trouvent leur satisfaction dès que les hommes se rapprochent et s’associent entre eux. d’autre part, cette société ne peut ni subsister ni même se concevoir, s’il ne s’y rencontre un modérateur pour tenir la balance entre les volontés individuelles, ramener à l’unité ces tendances diverses et les faire concourir aussi par leur harmonie à l’unité commune. d’où il suit que Dieu a certainement voulu dans la société civile une autorité qui gouvernât la multitude »

Il continue : « Mais voici une autre considération d’un grand poids ; ceux qui administrent la chose publique doivent pouvoir exiger l’obéissance dans des conditions telles que le refus de soumission soit pour les sujets un péché. Or, il n’est pas un homme qui ait en soi ou de soi ce qu’il faut pour enchaîner par un lien de conscience le libre vouloir de ses semblables. Dieu seul, en tant que créateur et législateur universel, possède une telle puissance ; ceux qui l’exercent ont besoin de la recevoir de lui et de l’exercer en son nom. « Il n’y a qu’un seul législateur et un seul juge qui puisse condamner et absoudre » (Jc, IV, 12) Ceci est vrai pour toutes les formes de pouvoir ».

L’autorité ne dériverait-elle pas d’un contrat, comme Jean-Jacques Rousseau et bien d’autres l’ont affirmé et l’affirmeront ? Le Saint Père répond : « Ceux qui font sortir la société civile d’un libre contrat doivent assigner à l’autorité la même origine ; ils disent alors que chaque particulier a cédé de son droit et que tous se sont volontairement placés sous la puissance de celui en qui se sont concentrés tous les droits individuels. Mais l’erreur considérable de ces philosophes consiste à ne pas voir ce qui est pourtant évident ; c’est que les hommes ne constituent pas une race sauvage et solitaire ; c’est qu’avant toute résolution de leur volonté, leur condition naturelle est de vivre en société. Ajoutez à cela que le pacte dont on se prévaut est une invention et une chimère ; et que, fût-il réel, il ne donnerait jamais à la souveraineté politique la mesure de force, de dignité, de stabilité que réclament et la sûreté de l’État et les intérêts des citoyens. Le pouvoir n’aura cet éclat et cette solidité qu’autant que Dieu apparaîtra comme la source auguste et sacrée d’où il émane. (…) Refuser de rapporter à Dieu comme à sa source le droit de commander aux hommes, c’est vouloir ôter à la puissance publique et tout son éclat et toute sa vigueur. En la faisant dépendre de la volonté du peuple, on commet d’abord une erreur de principe, et en outre on ne donne à l’autorité qu’un fondement fragile et sans consistance. De telles opinions sont comme un stimulant perpétuel aux passions populaires, qu’on verra croître chaque jour en audace et préparer la ruine publique en frayant la voie aux conspirations secrètes ou aux séditions ouvertes » .⁠[2]

Cet enseignement, nous nous en doutons, ne variera que dans son expression.

Ainsi, Pie XII montrera clairement ce qu’est réellement l’autorité nécessaire et constitutive d’une démocratie comme de tout autre régime: « L’État démocratique, qu’il soit monarchique ou républicain, doit, comme n’importe quelle autre forme de gouvernement, être investi du pouvoir de commander avec une autorité vraie et effective. L’ordre absolu des êtres et des fins, qui montre dans l’homme une personne autonome, c’est-à-dire un sujet de devoirs et de droits inviolables, d’où dérive et où tend sa vie sociale, comprend également l’État comme société nécessaire, revêtue de l’autorité sans laquelle il ne pourrait ni exister ni vivre. Si donc les hommes, en se prévalant de la liberté personnelle, niaient toute dépendance par rapport à une autorité supérieure munie du droit de coercition, ils saperaient par le fait même le fondement de leur propre dignité et liberté, c’est-à-dire cet ordre absolu des êtres et des fins.

Ainsi établis sur cette même base, la personne, l’État, le pouvoir public avec leurs droits respectifs se trouvent tellement liés et unis entre eux qu’ils se soutiennent ou s’écroulent tous ensemble. (…) Comme cet ordre absolu, aux yeux de la saine raison, et surtout de la foi chrétienne, ne peut avoir d’autre origine qu’en un Dieu personnel, notre Créateur, il suit de là que la dignité de l’homme est la dignité de l’image de Dieu, que la dignité de l’État est la dignité de la communauté morale voulue par Dieu, que la dignité de l’autorité publique est la dignité de sa participation à l’autorité de Dieu.

Aucune forme d’État ne saurait se dispenser d’avoir égard à cette intime et indissoluble connexion ; moins que toute autre, la démocratie. Par conséquent, si celui qui détient le pouvoir public ne la voit pas, ou s’il la néglige plus ou moins, il ébranle dans ses bases sa propre autorité. De même, s’il ne tient pas suffisamment compte de cette relation, s’il ne voit pas dans sa charge la mission de réaliser l’ordre voulu par Dieu, le danger surgira que l’égoïsme du pouvoir ou des intérêts l’emporte sur les exigences essentielles de la morale politique et sociale, que les vaines apparences d’une démocratie de pure forme ne servent souvent comme de masque à tout ce qu’il y a en réalité de moins démocratique ».

Tout n’est donc pas permis dans une démocratie et l’opinion ne peut tout régenter : « une saine démocratie fondée sur les principes immuables de la loi naturelle et des vérités révélées sera résolument contraire à cette corruption qui attribue à la législation de l’État un pouvoir sans frein ni limites, et qui, malgré de vaines apparences contraires, fait aussi du régime démocratique un pur et simple système d’absolutisme.

L’absolutisme d’État (…) consiste en effet dans le principe erroné que l’autorité de l’État est illimitée, et qu’en face d’elle-même quand elle donne libre cours à ses vues despotiques, en dépassant les frontières du bien et du mal - on n’admet aucun appel à une loi supérieure qui oblige moralement. (…)…​le droit positif humain n’est sans appel que s’il se conforme - ou du moins ne s’oppose pas - à l’ordre absolu établi par le Créateur et mis en une nouvelle lumière par la révélation de l’Évangile ».⁠[3]

« L’origine divine de l’autorité, écrira Jean XXIII, n’enlève aucunement aux hommes le pouvoir d’élire leurs gouvernants, de définir la forme de l’État ou d’imposer des règles et des bornes à l’exercice de l’autorité. Ainsi la doctrine que Nous venons d’exposer convient à toute espèce de régime vraiment démocratique »[4].

« De toute évidence, déclare le Concile Vatican II, la communauté politique et l’autorité publique trouvent (…) leur fondement dans la nature humaine et relèvent par là d’un ordre fixé par Dieu, encore que la détermination des régimes politiques, comme la désignation des dirigeants, seront laissées à la libre volonté des citoyens ». ⁠[5]

Notons aussi que c’est au nom de ce fondement qui échappe à la volonté humaine qu’on peut se dresser contre l’arbitraire : « Si l’autorité publique, continue le Concile, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement requis par le bien commun ; mais qu’il leur soit cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la loi évangélique »[6]

Quant à Jean-Paul II⁠[7], s’il sait parfaitement que « les démocraties authentiques ou simulées de notre époque puisent les pouvoirs de leurs gouvernements élus surtout dans la souveraineté déléguée par le peuple », il se réjouit que « toutefois, nombre d’entre elles lient en plus l’exercice de l’autorité de l’État ainsi que la définition de la vie publique - au moins dans la lettre - à des valeurs et droits fondamentaux qu’elles ont consigné dans leurs constitutions. Très souvent dans ce contexte est citée, en plus et expressément, la responsabilité devant Dieu et devant ses commandements fondamentaux[8]. »

Mais le Saint Père sait aussi que « de telles affirmations n’ont cependant de valeur que si elles ne restent pas lettre morte ! Soyez conscients, s’écrie-t-il, que ces principes (…), doivent être hautement respectés et appliqués par vos élus mais aussi par chacun, afin qu’ils vous aident à diriger et à définir le sens de votre existence en tant que communauté. »

La démocratie, nous allons le voir et comme déjà l’affirmait Montesquieu, est un régime qui demande tout particulièrement un grand esprit civique, une forte moralité et une profonde spiritualité pour les nourrir.


1. Léon XIII cite : « C’est par moi que règnent les rois, par moi que les souverains commandent, que les arbitres des peuples rendent la justice » (Pr VIII, 15-16) ; « Prêtez l’oreille, vous qui gouvernez les nations, parce que c’est par Dieu que vous a été donnée la puissance ; l’autorité vous vient du Très-Haut » (Sg. VI, 3, 4) ; « C’est Dieu qui a préposé un chef au gouvernement de chaque nation » (Eccl XVII, 14) ; « Tu n’aurais sur moi aucune puissance, si celle que tu possèdes ne t’avait été donnée d’en haut » (Jn XIX, 11) ; Paul déjà cité dans Rm 13, 1, 4_ ; « Apprenons ici de la bouche du maître ce qu’il enseigne ailleurs par son Apôtre : c’est qu’il n’y a de pouvoir que celui qui vient de Dieu » (St Augustin sur ce qui précède, in Tract CXVI, in Jn n.5 ; « N’accordons à personne le droit de donner la souveraineté et l’empire, sinon au seul vrai Dieu » ( St augustin, De civ. Dei, lib V cap 21) ; « qu’il y ait des autorités établies, que les uns commandent, les autres obéissent ; qu’ainsi tout dans la société ne soit pas livré au hasard, c’est là, je l’affirme, l’œuvre de la divine sagesse » (St Jean Chrysostome, epist. ad Rom , hom. XXIII, n.1) ; « Nous reconnaissons que la puissance a été donnée d’en haut aux empereurs et aux rois » (St Grégoire le Grand, epist. lib II epist. 61).
2. LEON XIII, Diuturnum illud.
3. Radio message, Noël 1944.
4. PT, 52.
5. GS, 74, 3.
6. GS, 74, 5.
7. Homélie à Speyer (Allemagne), 4-5-1987, OR, 2-6-1987, p. 13.
8. Les seigneurs de jadis, rappelle le Saint-Père, « savaient qu’ils devaient à Dieu leurs pouvoirs discrétionnaires sur leurs sujets et non pas à eux-mêmes ; ils savaient que c’était Dieu en définitive qui les leur avait confiés, qu’ils devraient rendre compte devant Lui de leur règne et de leur vie ».

⁢b. Nécessité de la formation

Pour que vive la cohésion souhaitée sans coercition autre que celle réclamée par la nécessité de justice et de sécurité, pour que les vérités fondatrices se marient le plus harmonieusement avec l’expression des opinions diverses sans laquelle il n’est pas de démocratie, il faut veiller à former les consciences et les esprits. Il est évident, que l’Église, dans sa tâche d’évangélisation, a un rôle fondamental, irremplaçable à jouer

Depuis son origine, l’Église connaît le danger de l’ »opinion populaire »⁠[1]. Elle sait que les masses sont facilement manipulables et versatiles ; elle sait aussi la faiblesse des princes devant les foules, leur souci de ne pas déplaire et la peur des responsabilités. Ainsi, le procurateur romain de la Judée, Ponce Pilate, devant qui Jésus comparaît et qui paraît sûr de l’innocence de ce prisonnier que les Juifs lui amenaient, va s’en remettre au jugement du peuple pour éviter les ennuis non seulement avec les Juifs qu’il avait déjà scandalisés en puisant dans le trésor du Temple mais aussi avec l’Empereur…​ « Jésus fut amené en présence du gouverneur et le gouverneur l’interrogea en ces termes : « Tu es le roi des Juifs ? » Jésus répliqua : « Tu le dis ». Puis tandis qu’il était accusé par les grands prêtres et les anciens, il ne répondit rien. Alors Pilate lui dit: « N’entends-tu pas tout ce qu’ils attestent contre toi ? » Et il ne lui répondit sur aucun point, si bien que le gouverneur était fort étonné.

A chaque Fête, le gouverneur avait coutume de relâcher à la foule un prisonnier, celui qu’elle voulait. On avait alors un prisonnier fameux, nommé Barabbas. Pilate dit donc aux gens qui se trouvaient rassemblés: « Lequel voulez-vous que je vous relâche, Barabbas ou Jésus que l’on appelle Christ ? ». Il savait bien que c’était par jalousie qu’on l’avait livré.

Or, tandis qu’il siégeait au tribunal, sa femme lui fit dire : « Ne te mêle point de l’affaire de ce juste ; car aujourd’hui j’ai été très affectée par un songe à cause de lui. »

Cependant, les grands prêtres et les anciens persuadèrent les foules de réclamer Barabbas et de perdre Jésus. Reprenant la parole, le gouverneur leur dit : « Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche ? » Ils répondirent : « Barabbas. » Pilate leur dit : « Que ferai-je donc de Jésus que l’on appelle Christ ? » Ils répondent tous : « qu’il soit crucifié ! » Il reprit : « Quel mal a-t-il donc fait ? » Mais ils n’en criaient que plus fort : « qu’il soit crucifié ! »

Voyant alors qu’il n’aboutissait à rien, mais qu’il s’ensuivait plutôt du tumulte, Pilate prit de l’eau et se lava les mains en présence de la foule, en disant : « Je ne suis pas responsable de ce sang ; à vous de voir ! » Et tout le peuple répondit : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! » Alors il leur relâcha Barabbas ; quant à Jésus, après l’avoir fait flageller, il le livra pour être crucifié ».⁠[2]

Il n’est pas inutile de relire le même événement raconté par Jean⁠[3]:

« Dès qu’ils le virent, les grands prêtres et les gardes crièrent: « Crucifie-le ! Crucifie-le ! » Pilate leur dit : « Prenez-le vous-mêmes, et crucifiez-le ; moi je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. » Les Juifs répliquèrent : « Nous avons une Loi et d’après cette Loi il doit mourir : il s’est fait Fils de Dieu. »

A ces mots, Pilate s’alarma encore davantage. Il rentra dans le prétoire et dit à Jésus : « d’où es-tu ? » Mais Jésus ne lui fit aucune réponse. Alors Pilate lui dit : « Tu ne veux pas me parler, à moi ? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher et pouvoir de te crucifier ? » - »Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, répondit Jésus, s’il ne t’avait été donné d’en-haut ; aussi celui qui m’a livré à toi porte un plus grand péché. »

Dès lors Pilate cherchait à le relâcher. Mais les Juifs crièrent : « Si tu le relâches, tu n’es pas ami de César : qui se fait roi s’oppose à César. » Pilate, à ces mots, fit amener Jésus dehors et s’assit à son tribunal, au lieu appelé le Dallage, en hébreu Gabbatha. C’était le jour de la Préparation de la Pâque, environ la sixième heure. Pilate dit aux Juifs : « Voici votre roi. » Eux disaient : « A mort ! A mort ! Crucifie-le ! » - »Crucifierai-je votre roi ? » leur dit Pilate. Les grands prêtres répondirent : « Nous n’avons d’autre roi que César ; » Alors il le leur livra pour être crucifié. ».

Une telle injustice vive dans la mémoire chrétienne peut expliquer la radicalité de ce propos de Pie IX qui félicitait des pèlerins français d’être « occupés de la tâche difficile qui consiste à faire disparaître, si c’est possible, ou, au moins, atténuer une plaie horrible qui afflige la société humaine et qu’on appelle le suffrage universel. Oui, c’est une plaie qui détruit l’ordre social et qui mériterait, à juste titre d’être appelée mensonge universel »[4]. Dans la mesure où ils prolongent l’opinion capricieuse, malléable et irrationnelle du peuple, les partis politiques sont aussi jugés avec sévérité : « Dans le domaine de la politique, les partis se sont presque fait une loi non point de chercher sincèrement le bien commun par une émulation mutuelle et dans la variété de leurs opinions, mais de servir leurs propres intérêts au détriment des autres. Que voyons-nous alors ? Les conjurations se multiplient ; embûches, brigandages contre les citoyens et les fonctionnaires publics eux-mêmes, terrorisme et menaces, révoltes ouvertes et autres excès du même genre, qui deviennent plus graves dans la mesure où, comme c’est le cas pour les modernes régimes représentatifs, le peuple prend une part plus large à la direction de l’État. La doctrine de l’Église ne réprouve pas ces institutions conformes au droit et à la raison, mais il est manifeste qu’elles se prêtent plus aisément que toutes autres au jeu déloyal des factions ».⁠[5]

Il faudrait donc à ces partis, plus de souci du bien commun et plus de moralité.

Il est évident que si l’Église tient pour immuables parce que divines un certain nombre de vérités, le règne universel de l’opinions ne peut que l’inquiéter. Va-t-on mettre la vérité aux voix ?

Pie XII va étudier spécialement cette question et éclairer singulièrement le débat. Il constate que : « partout (…), la vie des nations est désagrégée par le culte aveugle de la valeur numérique. Le citoyen est électeur. Mais, comme tel, il n’est qu’une des unités dont le total constitue une majorité ou une minorité qu’un déplacement de quelques voix, d’une seule même suffira à inverser. Au regard des partis, il ne compte que pour sa valeur électorale, pour l’appoint qu’apporte sa voix : de sa place et de son rôle dans la profession, il n’est plus question »[6]. Ceci dit, « exprimer son opinion personnelle sur les devoirs et les sacrifices qui lui sont imposés ; ne pas être contraint _ obéir sans avoir été entendu » sont deux droits dont la démocratie est l’expression. Et, une « démocratie saine et équilibrée » se reconnaît « à la solidité, à l’harmonie, aux bons résultats de ce contact entre les citoyens et le gouvernement de l’État ». Mais, pour « plus de démocratie et une meilleure démocratie », il faut « mettre le citoyen toujours plus en mesure d’avoir une opinion personnelle propre, et de l’exprimer, et de la faire valoir d’une manière correspondant au bien commun ». L’État, pour cela, « est, et doit être en réalité, l’unité organique et organisatrice d’un vrai peuple ».

Mais, qu’est-ce qu’un peuple ? « Peuple et multitude amorphe, ou, comme on a coutume de dire, « masse », sont deux concepts différents. Le peuple vit et se meut par sa vie propre ; la masse est en elle-même inerte, et elle ne peut être mue que de l’extérieur. Le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent, dont chacun - à sa place et de la manière qui lui sont propres - est une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses propres convictions. La masse, au contraire, attend l’impulsion du dehors, jouet facile entre les mains de quiconque en exploite les instincts et les impressions, prompte à suivre, tour à tour, aujourd’hui ce drapeau et demain cet autre. L’exubérance vitale d’un vrai peuple répand la vie, abondante et riche, dans l’État et dans tous ses organes, leur infusant, avec une vigueur sans cesse renouvelée, la conscience des responsabilités, le sens vrai du bien commun. La force élémentaire de la masse peut n’être aussi qu’un instrument au service d’un État qui sait habilement en faire usage. L’État lui-même, aux mains d’un ou de plusieurs ambitieux, groupés artificiellement par leurs tendances égoïstes, peut en s’appuyant sur la masse, devenir une pure machine, imposer arbitrairement sa volonté à la meilleure partie du peuple : l’intérêt commun en reste lésé gravement et pour longtemps, et la blessure ainsi faite est bien souvent difficilement guérissable » . Pie XII conclut que « la masse (…) est l’ennemie principale de la vraie démocratie et de son idéal de liberté et d’égalité ».

Dès lors, « seule la claire intelligence des fins assignées par Dieu à toute société humaine, jointe au sentiment profond des sublimes devoirs de l’œuvre sociale, peut mettre ceux à qui est confié le pouvoir en mesure d’accomplir leurs propres obligations dans l’ordre législatif, judiciaire ou exécutif, avec cette conscience de leur propre responsabilité, avec cette objectivité, avec cette impartialité, avec cette loyauté, avec cette générosité, avec cette incorruptibilité, sans lesquelles un gouvernement démocratique réussirait difficilement à obtenir le respect, la confiance et l’adhésion de la meilleure partie du peuple ».

Ceci est particulièrement important pour ceux qui exercent le pouvoir législatif : « la question de l’élévation morale, de l’aptitude pratique, de la capacité intellectuelle des députés au Parlement, est pour tout peuple de régime démocratique une question de vie ou de mort, de prospérité ou de décadence, d’assainissement ou de perpétuel malaise ». Le corps législatif doit « accueillir dans son sein une élite d’hommes spirituellement éminents et au caractère ferme, qui se considèrent comme les représentants du peuple tout entier et non pas comme les mandataires d’une foule, aux intérêts particuliers de laquelle sont souvent, hélas ! sacrifiés les vrais besoins et les vraies exigences du bien commun. Une élite d’hommes qui ne soit restreinte à aucune profession ni à aucune condition, mais qui soit l’image de la vie multiple de tout le peuple. Une élite d’hommes de conviction chrétienne solide, de jugement juste et sûr, de sens pratique et équitable, et qui, dans toutes les circonstances, restent conséquents avec eux-mêmes ; des hommes de doctrine claire et saine, aux desseins solides et droits ; avant tout, des hommes qui, par l’autorité émanant de leur conscience pure et rayonnant largement autour d’eux, soient capables d’être des guides et des chefs, spécialement dans les temps où les nécessités pressantes surexcitent l’impressionnabilité du peuple et le rendent plus facile à être dévoyé et à s’égarer ; des hommes qui, dans les périodes de transition, généralement travaillées et déchirées par les passions, par les divergences des opinions et par les oppositions de programmes, se sentent doublement tenus de faire circuler dans les veines enfiévrées du peuple et l’État l’antidote spirituel des vues claires, de la bonté empressée, de la justice également favorable à tous, et la tendance résolue à l’union et à la concorde nationale dans un esprit de sincère fraternité ». Sinon, « d’autres viennent occuper leur place pour faire de l’activité politique l’arène de leur ambition, une course au gain pour eux-mêmes, pour leur caste ou pour leur classe, et c’est ainsi que la chasse aux intérêts particuliers fait perdre de vue et met en péril le vrai bien commun »[7].

Le portrait du vrai démocrate peut paraître idéalisé, utopique, il n’empêche que l’Église va sans cesse insister sur les hautes vertus intellectuelles, morales des personnes engagées dans la gestion publique. Car l’imprégnation morale et religieuse est essentielle en démocratie. Il ne faut pas penser que « ses insuffisances seraient dues à de simples défauts des institutions, et ceux-ci, à leur tour, à une connaissance encore défectueuse des processus naturels du fonctionnement complexe de la machine sociale.

En fait, l’État lui aussi, et sa forme dépendant de la valeur morale des citoyens, et cela plus que jamais à une époque où l’État moderne, pleinement conscient de toutes les possibilités de la technique et de l’organisation, n’a que trop tendance à retirer à l’individu, pour les transférer à des institutions publiques, le souci et la responsabilité de sa propre vie. Une démocratie moderne ainsi constituée devra échouer dans la mesure où elle ne peut plus s’adresser à la responsabilité morale individuelle des citoyens. Mais même si elle voulait le faire, elle ne pourrait plus y réussir parce qu’elle ne trouverait plus chez eux d’écho, dans la mesure du moins où le sens de la véritable réalité de l’homme, la conscience de la dignité de la nature humaine et de ses limites, ont cessé d’être sentis dans le peuple. On cherche à remédier à cet état de chose en mettant sur le chantier de grandes réformes institutionnelles, démesurées parfois ou basées sur des fondements erronés ; mais la réforme des institutions n’est pas aussi urgente que celle des mœurs. Et celle-ci, à son tour, ne peut être accomplie que sur la base de la véritable réalité de l’homme, celle qu’on vient apprendre avec une religieuse humilité devant le berceau de Bethléem. Dans la vie des États eux-mêmes, la force et la faiblesse des hommes, le péché et la grâce, jouent un rôle capital. La politique du XXe siècle ne peut l’ignorer, ni admettre qu’on persiste dans l’erreur de vouloir séparer l’État de la religion au nom d’un laïcisme que les faits n’ont pas pu justifier ».⁠[8]

Tout le peuple, dans toutes ses activités, doit être élevé moralement, affirmera Jean XIII : « La vie en société doit être considérée avant tout comme une réalité d’ordre spirituel. Elle est, en effet, échange de connaissances dans la lumière de la vérité, exercice de droits et accomplissement des devoirs, émulation dans la recherche du bien moral, communion dans la noble jouissance du beau en toutes ses expressions légitimes, disposition permanente à communiquer à autrui le meilleur de soi-même et aspiration commune à un constant enrichissement spirituel. Telles sont les valeurs qui doivent animer et orienter l’activité culturelle, la vie économique, l’organisation sociale, les mouvements et les régimes politiques, la législation et toutes les autres expressions de la vie sociale dans sa continuelle évolution ».⁠[9]

Le Concile Vatican II va reprendre tout cet enseignement. La nécessité de la société et d’une autorité sera réaffirmée car les individus, les familles, les groupements divers ne peuvent réaliser seuls une vie pleinement humaine et ont besoin d’une communauté plus vaste où tous conjuguent leurs forces pour réaliser toujours plus parfaitement le bien commun:

« Mais les hommes qui se retrouvent dans la communauté politique sont nombreux et différents, et ils peuvent à bon droit incliner vers des opinions diverses. Aussi pour empêcher que, chacun opinant dans son sens, la communauté politique ne se disloque, une autorité s’impose qui soit capable d’orienter vers le bien commun les énergies de tous, non d’une manière mécanique ou despotique, mais en agissant avant tout comme une force morale qui prend appui sur la liberté et le sens de la responsabilité.

De toute évidence, la communauté politique et l’autorité publique trouvent donc leur fondement dans la nature humaine et relèvent par là d’un ordre fixé par Dieu, encore que la détermination des régimes politiques soient laissés à la libre volonté des citoyens.

Il s’ensuit également que l’exercice de l’autorité politique, soit à l’intérieur de la communauté comme telle, soit dans les organismes qui représentent l’État, doit toujours se déployer dans les limites de l’ordre moral, en vue du bien commun (mais conçu d’une manière dynamique), conformément à un ordre juridique légitimement établi ou à établir. Alors les citoyens sont en conscience tenus à l’obéissance. d’où assurément, la responsabilité, la dignité et l’importance du rôle de ceux qui gouvernent. »[10]

Ce n’est pas tout, dans une démocratie, il faut que « l’ordre moral et l’intérêt commun étant saufs, l’homme puisse librement chercher la vérité, faire connaître et divulguer ses opinions…​ »⁠[11]. Dans le cadre fixé, il ne faut pas s’en inquiéter : « En ce qui concerne l’organisation des choses terrestres, que (les chrétiens) reconnaissent comme légitimes des manières de voir par ailleurs opposées entre elles et qu’ils respectent les citoyens qui, en groupe aussi, défendent honnêtement leur opinion. Quant aux partis politiques, ils ont le devoir de promouvoir ce qui, à leur jugement, est exigé par le bien commun ; mais il ne leur est jamais permis de préférer à celui-ci leur intérêt propre ».⁠[12]

Mais, « pour que tous les citoyens soient en mesure de jouer leur rôle dans la vie de la communauté politique, on doit avoir un grand souci de l’éducation civique et politique ; elle est particulièrement nécessaire aujourd’hui, soit pour l’ensemble des peuples, soit, et surtout pour les jeunes »[13]. C’est une des raisons pour lesquelles l’Église insistera sur la possibilité, pour tous les hommes, d’accéder à la culture.⁠[14]

Il faut « …​susciter des hommes et des femmes qui ne soient pas seulement cultivés, mais qui aient aussi une forte personnalité, car notre temps en a le plus grand besoin ».⁠[15] Des hommes et des femmes vraiment libres capables de s’engager intelligemment et volontairement. Or, la liberté « se fortifie (…) lorsque l’homme accepte les inévitables contraintes de la vie sociale, assume les exigences multiples de la solidarité humaine et s’engage au service de la communauté des hommes. Aussi faut-il stimuler chez tous la volonté de prendre part aux entreprises communes. » Il est bien que « le plus grand nombre possible de citoyens participe aux affaires publiques. (…) Mais pour que tous les citoyens soient poussés à participer à la vie des différents groupes qui constituent le corps social, il faut qu’ils trouvent en ceux-ci des valeurs qui les attirent et qui les disposent à se mettre au service de leurs semblables. On peut légitimement penser que l’avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer ».⁠[16]

La conclusion s’impose, toujours la même : « Pour que tous les citoyens soient en mesure de jouer leur rôle dans la vie de la communauté politique, on doit avoir un grand souci de l’éducation civique et politique ; elle est particulièrement nécessaire aujourd’hui, soit pour l’ensemble des peuples, soit, et surtout, pour les jeunes. Ceux qui sont, ou peuvent devenir, capables d’exercer l’art très difficile, mais aussi très noble, de la politique, doivent s’y préparer ; qu’ils s’y livrent avec zèle, sans se soucier de leur intérêt personnel ni des avantages matériels. Ils lutteront avec intégrité et prudence contre l’injustice et l’oppression, contre l’absolutisme et l’intolérance, qu’elles soient le fait d’un homme ou d’un parti politique ; et ils se dévoueront au bien de tous avec sincérité et droiture, bien plus, avec l’amour et le courage requis par la vie politique ».⁠[17]

En 1972, Paul VI prononcera un très intéressant discours lors de l’Assemblée de l’Union Interparlementaire Mondiale⁠[18] où, une fois encore, l’Église présentera sa vision de la démocratie, toujours bien consciente de la difficulté majeure, maintes fois rencontrée : «  …​comment la diversité des points de vue, fruit de la grande variété des situations sociales et professionnelles, de la multiplicité des idéologies, et, non moins, de la multiplicité des savoirs partiels, voire parcellaires, ne rendrait-elle pas malaisée la réalisation d’un accord national suffisant pour le fonctionnement harmonieux des Parlements ? » . Entre autres conseils, Paul VI déclarera: « L’objet principal qui doit se dégager de l’affrontement des perspectives doit être, il faut le répéter, le bien commun national. Qui pourrait nier que, trop fréquemment, les oppositions idéologiques, les querelles partisanes, le souci de prestige des personnes, la défense prioritaire d’intérêts particuliers, les vues à court terme et les motivations personnelles n’aient pas faussé les délibérations, au détriment de l’autorité du Parlement et des parlementaires ? C’est pourquoi dans la crise actuelle, plus qu’en aucun autre moment, s’imposent un haut niveau de moralité collective et individuelle, la conscience d’une commune responsabilité à l’égard de l’avenir de la nation, la volonté d’aboutir à un « consensus » national. Le parlementaire doit apparaître comme l’artisan du bien de tous et non comme le porte-parole d’une clientèle. Résistant aux pressions de groupes d’intérêts privés, plus ou moins légitimes, dont l’ambition est parfois d’annexer le pouvoir à leur profit, sans cependant rompre le contact avec les forces vives de la nation, le parlementaire doit chercher à satisfaire la totalité des besoins du peuple, avec une attention particulière aux catégories défavorisées et silencieuses, fussent-elles de moindre poids électoral ».

Au risque de lasser, ajoutons encore quelques extraits de Jean-Paul II.

« Il est absolument vrai, écrit-il, que l’exercice d’une authentique démocratie et le respect par tous les responsables d’un sain pluralisme ne peuvent manquer de favoriser le développement et la diffusion de la culture.

N’oublions pas toutefois que la vérité, la beauté et le bien, comme également la liberté sont des valeurs absolues et que, comme telles, elles ne dépendent pas du fait qu’un plus ou moins grand nombre de personnes y adhèrent. Elles ne sont pas le résultat de la décision d’une majorité ; tout au contraire, les décisions individuelles et celles qu’assume la collectivité doivent s’inspirer de ces suprêmes et immuables valeurs pour que l’engagement culturel des personnes et des sociétés réponde aux exigences de la dignité humaine ».⁠[19]

« Une démocratie authentique n’est possible que dans un État de droit et sur la base d’une conception correcte de la personne humaine. Elle requiert la réalisation des conditions nécessaires pour la promotion des personnes, par l’éducation et la formation à un vrai idéal, et aussi l’épanouissement de la « personnalité » de la société, par la création de structures de participation et de coresponsabilité ».⁠[20]


1. Déjà dans l’Ancien Testament, on peut lire : « Tu ne suivras point le mauvais exemple de la foule ». Certains ont traduit ce texte par : « Tu ne suivras pas la majorité pour agir mal » (Ex 23, 2).
2. Mt 27, 11-26.
3. Jn 19, 6-14.
4. Discours aux pèlerins français, 5-5-1874.
5. PIE XI, Ubi arcano, 1922.
6. PIE XII, Discours au Congrès universel pour une Confédération mondiale, 6-4-1951.
7. Radio message, Noël 1944.
8. PIE XII, Message de Noël, 1956.
9. PT, 35.
10. GS 74, 1,2,3,4.
11. GS 59, 4.
12. GS 75, 5.
13. GS ,75, 6.
14. Cf. GS 60. On parle notamment beaucoup de l’égalité des chances dans l’éducation. Le problème est de trouver les meilleurs moyens de donner les meilleures chances à tous. Une intéressante proposition a été lancée voici quelques années : « Les efforts déployés pour « donner à chacun sa chance » n’auront de sens que sous forme d’aides attentives, discrètes, personnalisées. On n’en connaît guère qu’un exemple type, celui que réalise l’effort des parents vis-à-vis de leurs enfants ; parfois, mais plus rarement, des professeurs vis-à-vis de leurs élèves, des patrons ou cadres vis-à-vis de leurs collaborateurs.
   Au-delà de ces relations personnalisées, toute intervention devient niveleuse, contraignante, limitative des choix donc des chances. Il faudra donc favoriser au maximum :
   -le caractère personnel et la liberté des relations familiales (ce qui suppose que la famille puisse vivre dans des conditions qui ne soient pas dépersonnalisantes : conditions de logement, d’intimité, d’horaires de travail, de choix éducatifs, etc.).
   -le caractère personnel et la liberté des relations maître-élève (ce qui signifie liberté des écoles, de leurs programmes, de leurs pédagogies)
   -le caractère personnel et la liberté des relations hiérarchiques de travail (vis-à-vis de leur personnel, les cadres doivent être dotés de responsabilités, donc de pouvoirs réels, en matière de choix, de formation, de jugement, de promotion, de rémunération…​).
   Tout cela conduit à pousser les meilleurs, ceux qui ont à la fois le souci du prochain et quelque chose à lui apporter : il faut leur donner la mission d’élever les moins favorisés afin que chacun trouve la place qui lui convient, où il peut donner le meilleur de lui-même, où il est heureux. Nous sommes aux antipodes de l’égalitarisme social ».
   (Cf. De l’égalité des chances à la justice, in Permanences, n° 148 ; Justice et égalité des chances, in Permanences, n° 163 ; Actes du XIIe congrès de l’Office international,1977, p. 106).
15. GS 31, 1.
16. GS 31, 2-3.
17. GS 75, 6.
18. Le 23-9-1972.
19. Discours au monde de la culture, Buenos aires, 12-4-1987, OR 26-5-1987, p. 14.
20. CA 46.

⁢vi. En conclusion

Comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II est bien conscient que la démocratie est toujours menacée. Il y a la menace permanente des « lobbies » : « …​l’Église ne peut approuver la constitution de groupes restreints qui usurpent le pouvoir de l’État au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques »[1] . Mais il y a aussi et surtout une menace idéologique subtile : « Après la chute , dans beaucoup de pays, des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - et la première d’entre elle, le marxisme - se profile aujourd’hui un risque non moins grave pour la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et pour la réabsorption dans la politique de la même demande religieuse qui habite dans le cœur de chaque être humain: c’est le risque de l’alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui enlève à la convivence civile tout point de référence moral sûr et la prive, plus radicalement, de la reconnaissance de la vérité »[2]. Or, pour Jean-Paul II, l’affirmation de valeurs qui échappent à la volonté humaine est indispensable pour fonder l’égalité sans laquelle il est vain de parler de démocratie : « Seulement dans l’obéissance aux normes morales universelles, l’homme trouve la pleine confirmation de son unicité de personne et de possibilité de vraie grandeur morale (…) Ces normes constituent en effet le fondement indestructible et la ferme garantie d’une juste et pacifique convivence humaine, et donc d’une vraie démocratie, qui peut naître et croître seulement sur l’égalité de tous ses membres, rassemblés dans les droits et les devoirs. Face aux normes morales qui interdisent le mal intrinsèque, il n’y a de privilèges ni d’exceptions pour personne. Etre le patron du monde ou le dernier misérable sur la face de la terre ne fait aucune différence: devant les exigences morales, nous sommes tous absolument égaux ».

Depuis le XIXe siècle, la leçon est toujours la même. La démocratie ne vit que par un peuple et non une masse. Le peuple peut-être l’organe de désignation du gouvernement, il n’est pas l’origine de l’autorité et ne peut être l’auteur de toutes les lois. Reste que la démocratie « est certainement la forme de gouvernement la plus exigeante, car elle repose sur une maturité morale de tous les citoyens ».⁠[3]

Pour reprendre de manière plus adaptée à un auditoire pluraliste, l’ensemble des idées qui ont été présentées ici à travers les encycliques principalement, on méditera, avec profit, à travers de larges extraits, la démarche adoptée par le cardinal J. Ratzinger, lors de sa réception à l’Institut de France où il prenait la succession du grand physicien russe André Sakharov⁠[4].

« Sakharov (…) était plus qu’un savant considérable : il était un grand homme. Il a lutté pour la valeur propre de l’homme, pour sa dignité éthique et sa liberté, et assumé pour cela le prix de la souffrance, de la persécution, du renoncement à la possibilité de travaux scientifiques ultérieurs. La science peut servir à l’humanité, mais elle peut aussi devenir un instrument du mal et conférer ainsi à ce dernier toute son horreur. Ce n’est que lorsqu’elle est sous-tendue par la responsabilité éthique qu’elle est en état de réaliser sa véritable essence.

Je ne sais pas quand ni comment ce rapport de la science à l’éthique est apparu à Sakharov avec tout son sérieux. Une brève note concernant un épisode remontant à 1955 fournit ici une indication. En novembre 1955 avaient été entamés d’importants essais d’armes thermo-nucléaires, qui avaient entraîné des événements tragiques : la mort d’un jeune soldat et d’une fillette de douze ans. Lors du petit banquet qui suivit, Sakharov porta un toast o il disait son espoir que les armes russes n’explosent jamais sur des villes. Le responsable du test, un officier de haut rang, déclara dans sa réponse que la tâche des savants était d’améliorer les armes, que la façon dont elles étaient utilisées n’était pas leur affaire ; leur jugement, estimait-il, n’était pas compétent pour cela. Sakharov commente ce propos en disant que déjà alors il croyait ce qu’il croit encore aujourd’hui : savoir « qu’absolument aucun homme ne peut récuser sa part de responsabilité dans une affaire dont dépend l’existence de l’humanité ». L’officier avait au fond - peut-être sans s’en rendre compte - refusé de reconnaître à l’éthique une dimension propre pour laquelle tout homme est compétent. Dans son esprit, il n’y avait manifestement que des compétences particulières de nature scientifique, politique, militaire. En vérité, il n’y a pas de compétences particulières qui pourrait conférer le droit de tuer ou de laisser tuer des hommes. Nier la capacité humaine générale de juger ce qui concerne l’homme en tant qu’homme, c’est créer un nouveau système de classes et avilir par là tout le monde, parce qu’alors l’homme n’existe plus comme tel. La négation du principe éthique, la négation de cet organe de connaissance préalable à toute spécialité que nous nommons la conscience, est négation de l’homme. Sakharov a indiqué à de multiples reprises et toujours avec beaucoup d’insistance cette responsabilité de chaque individu vis-à-vis du tout ; et le sens de cette responsabilité lui a fait trouver sa mission._

A partir de 1968 il fut exclu des travaux touchant les secrets d’État ; il n’en devint que davantage encore le représentant des droits publics de la conscience. Sa pensée gravite désormais autour des droits de l’homme, de la rénovation morale du pays et de l’humanité, et plus largement des valeurs humaines générales et de l’exigence de la conscience. Lui qui aimait tellement son pays, il dut se faire l’accusateur d’un régime qui poussait les hommes à l’apathie, à la lassitude, à l’indifférence, qui les faisait tomber dans la misère extérieure et intérieure. On pourrait dire bien sûr qu’avec la chute du système communiste la mission de Sakharov a été remplie ; qu’elle fut un chapitre important de l’histoire mais qui appartient maintenant au passé. Je crois qu’une conception pareille serait une grande et dangereuse erreur. Il est clair tout d’abord que l’orientation générale de la pensée de Sakharov vers la dignité et les droits de l’homme, l’obéissance vis-à-vis de la conscience, même au prix de la souffrance, demeure un message qui ne perd pas de son actualité là même où n’existe plus le contexte politique dans lequel ce message avait acquis son actualité propre. Je crois de plus que les menaces pour l’homme qui, avec la domination des partis marxistes, étaient devenues des forces politiques concrètes de destruction de l’humanité, continuent à peser aujourd’hui sous d’autres formes. Robert Spaemann(⁠[5]) a dit récemment qu’après la chute de l’utopie commence à se répandre de nos jours un nihilisme banal dont les conséquences pourraient s’avérer aussi dangereuses. Il évoque par exemple le philosophe américain Richard Rorty(⁠[6]), qui a formulé la nouvelle utopie de la banalité. L’idéal de Rorty est une société libérale dans laquelle n’existeront plus les valeurs et les critères absolus ; le bien-être sera l’unique chose qu’il vaudra la peine de poursuivre. Dans sa critique circonspecte mais tout à fait décidée du monde occidental, Sakharov a prévu le danger qui se profile dans cette évacuation de l’humain, quand il parle de la « mode du libéralisme de gauche » ou dénonce la naïveté et le cynisme qui paralyse fréquemment l’Occident, alors qu’il s’agirait pour celui-ci d’assumer sa responsabilité morale.

Nous nous trouvons ici devant la question que Sakharov nous adresse aujourd’hui : comment le monde libre peut-il assumer sa responsabilité morale ? La liberté ne garde sa dignité que si elle reste reliée à son fondement et à sa mission éthiques. Une liberté, dont l’unique contenu consisterait dans la possibilité d’assouvir ses besoins, ne serait pas une liberté humaine ; elle resterait du domaine animal. Privée de son contenu, la liberté individuelle s’abolit elle-même, parce que la liberté de l’individu ne peut exister que dans un ordre des libertés. La liberté a besoin d’un contenu communautaire que nous pourrions définir comme la garantie des droits de l’homme. Pour l’exprimer autrement : le concept de liberté requiert d’après sa signification même d’être complété par deux autres concepts : le droit et le bien. Nous pouvons dire qu’appartient à la liberté la capacité qu’a la conscience de percevoir les valeurs de l’humanité qui sont fondamentales et concernent chacun. (…)

Sakharov savait gré au monde libre de son engagement en sa faveur et en faveurs d’autres persécutés, et toutefois il ne cessa, lors de nombreux faits politiques et devant de nombreuses destinées, de vivre dramatiquement la défaillance de l’Occident. Il ne pensait pas qu’il lui revînt d’en analyser les motifs plus profonds, mais il n’a pas moins vu clairement que la liberté est fréquemment entendue de façon égoïste et superficielle. On ne peut pas vouloir avoir la liberté pour soi seul ; la liberté est indivisible et doit toujours être vue comme une mission pour toute l’humanité. Cela signifie qu’on ne peut pas l’avoir sans sacrifices et renoncements. Elle exige qu’on veille à ce que la morale, en tant que lien public et communautaire, soit comprise de telle sorte qu’on reconnaisse en elle-même si elle est de soi sans force - une force qui est en définitive au service de l’homme. La liberté exige que les gouvernements et tous ceux qui portent une responsabilité se plient devant ce qui se présente de soi sans défense et ne peut exercer aucune coercition.

A ce niveau se situe la menace des démocraties modernes à laquelle il nous faut réfléchir dans l’esprit de Sakharov. Car il est difficile de voir comment la démocratie qui repose sur le principe de la majorité, peut, sans introduire un dogmatisme qui lui est étranger, maintenir en vigueur des valeurs morales qui ne sont pas reconnues par une majorité. Rorty estime à ce sujet qu’une raison guidée par la majorité inclut toujours quelques idées intuitives comme, par exemple, l’abolition de l’esclavage. P. Bayle(⁠[7]) s’exprimait au XVIIe siècle de façon encore bien plus optimiste. A la fin des guerres sanglantes dans lesquelles les grandes querelles de la foi avaient précipité l’Europe, la métaphysique, estimait-il n’intéressait pas la vie politique : la vérité pratique suffisait. Il n’existait, selon lui, qu’une unique morale, universelle et nécessaire, qui était une claire et vraie lumière que tous les hommes perçoivent dès qu’ils ouvrent un peu les yeux. Les idées de Bayle reflètent la situation spirituelle de son siècle : l’unité de la foi s’était désagrégée, on ne pouvait plus tenir comme un bien commun les vérités du domaine métaphysique. Mais les convictions morales fondamentales et essentielles avec lesquelles le christianisme avait formé les âmes, étaient toujours des certitudes sans discussion dont il semblait que la seule raison pouvait percevoir la pure évidence.

Les développements de ce siècle nous ont appris qu’il n’existe pas une évidence qui soit une base fixe et sure de toutes les libertés. La raison peut très bien perdre de vue les valeurs essentielles ; même l’intuition sur laquelle s’appuie Rorty ne tient pas sans limitation. Ainsi, l’idée qu’il invoque, selon laquelle l’esclavage doit être aboli, n’a pas existé pendant des siècles, et combien on peut facilement la renier de nouveau, l’histoire des États totalitaires de notre siècle le montre avec suffisamment de clarté. La liberté peut s’abolir elle-même, se dégoûter d’elle-même, une fois qu’elle est devenue vide. Cela aussi nous l’avons vécu dans notre siècle : une décision majoritaire peut servir à annuler la liberté ».

A la base de l’inquiétude qu’éprouvait Sakharov devant la naïveté et le cynisme de l’Occident, il y a ce problème d’une liberté vide et sans direction, Le positivisme strict qui s’exprime dans l’absolutisation du principe de la majorité se renverse inévitablement un jour ou l’autre en nihilisme. C’est à ce danger qu’il nous faut nous opposer là où il en va de la défense de la liberté et des droits de l’homme. Le politicien de Danzig Hermann Rauschning(⁠[8]) a, en 1938, diagnostiqué dans le national-socialisme une révolution nihiliste : « Il n’y avait et il n’y a aucun but que le national-socialisme ne serait prêt à tout moment à sacrifier ou à mettre en avant en raison du mouvement ». Le nationalisme n’était qu’un instrument dont le nihilisme se servait, mais était également prêt à se débarrasser à tout moment pour le remplacer par autre chose. Il me semble que même les événements que nous observons avec quelque inquiétude dans l’Allemagne d’aujourd’hui ne sa laissent pas suffisamment expliquer par l’étiquette d’hostilité à l’égard des étrangers. Au fondement il y a aussi, en fin de compte, un nihilisme provenant du vide des âmes : dans la dictature national-socialiste comme dans la dictature communiste il n’y avait aucune action qui aurait été regardée comme mauvaise en soi et toujours immorale. Ce qui servait les buts du mouvement ou du parti était bon, si inhumain que cela pût être. Ainsi pendant des décennies entières on assista à un écroulement du sens moral qui devait nécessairement se transformer en nihilisme complet le jour où aucun des buts précédents n’eut plus de valeur et où la liberté se réduisit à la possibilité de faire tout ce qui peut pour un instant rendre captivante et intéressante une vie devenue vide. Revenons à la question : comment peut-on redonner au droit et au bien dans nos sociétés leur force contre la naïveté et le cynisme, sans que pareille force du droit soit imposée ou même arbitrairement définie par la coercition extérieure. A cet égard l’analyse faite par A. de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique m’a toujours impressionné. Que cet édifice, de soi fragile, conserve néanmoins sa cohésion et rende possible un ordre des libertés dans la liberté vécue communautairement, le grand penseur politique en voyait une condition essentielle dans le fait qu’en Amérique était vivante une conviction morale fondamentale, conviction qui, nourrie du christianisme protestant, donna leurs bases aux institutions et aux mécanismes démocratiques.

De fait, des institutions ne peuvent se maintenir et être efficaces sans des convictions éthiques communes. Or celles-ci ne peuvent pas provenir d’une raison purement empirique. Les décisions de la majorité ne resteront elles-mêmes véritablement humaines et raisonnables que tant qu’elles présupposeront l’existence d’un sens humanitaire fondamental et respecteront celui-ci comme le véritable bien commun, la condition de tous les autres biens. De telles convictions exigent des attitudes humaines correspondantes, et ces attitudes ne peuvent se développer lorsque le fondement historique d’une culture et les jugements éthico-religieux qu’elle contient ne sont pas pris en considération. Pour une culture et une nation, se couper des grandes forces éthiques et religieuses de son histoire revient à se suicider. Cultiver les jugements moraux essentiels, les maintenir et les protéger sans les imposer de façon coercitive, me paraît être une condition de la subsistance de la liberté face à tous les nihilismes et à leurs conséquences totalitaires.

C’est en cela que je vois aussi la mission publique des Églises chrétiennes dans le monde d’aujourd’hui ? Il est conforme à la nature de l’Église qu’elle soit séparée(⁠[9]) de l’État et que sa foi ne puisse pas être imposée par l’État, mais repose sur des convictions librement acquises. Sur ce point, il y a un beau mot d’Origène(⁠[10]) qui, hélas, n’a pas toujours été suffisamment remarqué : « le Christ ne triomphe de personne sans que ce dernier ne le veuille lui-même. Il ne triomphe qu’en convainquant car Il est la Parole de Dieu ». Il n’appartient pas à l’Église d’être un État ou une partie de l’État mais d’être une communauté fondée sur des convictions. Mais il lui appartient aussi de se savoir responsable du tout et de ne pouvoir se limiter à elle-même. Il lui faut, avec la liberté qui lui est propre, s’adresser à la liberté de tous, de façon que les forces morales de l’histoire restent les forces du présent et que resurgisse toujours neuve cette évidence des valeurs sans laquelle la liberté n’est pas possible. »[11]


1. Id.
2. Veritatis splendor, 101.
3. FONTELLE M.-A., Construire la civilisation de l’amour, Synthèse de la doctrine sociale de l’Église, Téqui, 1997, p. 692.
4. 1921-1989.
5. Robert Spaemann, philosophe allemand né en 1927, professeur émérite de l’université de Munich.
6. Né en 1931, R. Rorty est philospohe et professeur, depuis 1998, de littérature comparée à l’université de Stanford (USA).
7. 1647-1706. Philosophe sceptique, auteur notamment de « Pensées sur la comète » (1680).
8. Auteur de Hitler m’a dit, 1939.
9. Comme nous l’avons vu dans la première partie, il conviendrait mieux de parler de « distinction » plutôt que de « séparation ».
10. Père de l’Église grecque, 185/186-253/255.
11. Homme nouveau, 6-12-1992.