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a. La source de l’autorité.

« Bon nombre de nos contemporains, marchant sur les traces de ceux qui, au siècle dernier, se sont décernés le titre de philosophes, prétendent que tout pouvoir vient du peuple ; que par suite, l’autorité n’appartient pas en propre à ceux qui l’exercent, mais à titre de mandat populaire, et sous réserve que la volonté du peuple peut toujours retirer à ses mandataires la puissance qu’elle leur a déléguée.

C’est en quoi les catholiques se séparent de ces nouveaux maîtres ; ils vont chercher en Dieu le droit de commander et le font dériver de là comme de sa source naturelle et de son nécessaire principe »

« Toutefois, continue Léon XIII, il importe de remarquer (…) que, s’il s’agit de désigner ceux qui doivent gouverner la chose publique, cette désignation pourra dans certains cas être laissée au choix et aux préférences du grand nombre, sans que la doctrine catholique y fasse le moindre obstacle. Ce choix, en effet, détermine la personne du souverain, il ne confère pas les droits de la souveraineté ; ce n’est pas l’autorité que l’on constitue, on décide par qui elle sera exercée. Il n’est pas question davantage des différents régimes politiques : rien n’empêche que l’Église approuve le gouvernement d’un seul ou celui de plusieurs, pourvu que ce soit juste et appliqué au bien commun. Aussi, réserve faite des droits acquis, il n’est point interdit aux peuples de se donner telle forme politique qui s’adaptera mieux ou à leur génie propre, ou à leurs conditions et à leurs coutumes ».

La source du pouvoir est donc en Dieu et Léon XIII va s’appuyer tout d’abord sur les Écritures et les Pères de l’Église⁠[1] avant de solliciter la raison : _« …​ce qui réunit les hommes, explique-t-il, pour les faire vivre en société, c’est la loi de la nature ; ou, plus exactement, la volonté de Dieu, auteur de la nature ; c’est ce que prouvent avec évidence et le don du langage, instrument principal des relations qui fondent la société, et tant de désirs qui naissent avec nous, et tant de besoins de premier ordre qui resteraient sans objet dans l’état d’isolement, mais qui trouvent leur satisfaction dès que les hommes se rapprochent et s’associent entre eux. d’autre part, cette société ne peut ni subsister ni même se concevoir, s’il ne s’y rencontre un modérateur pour tenir la balance entre les volontés individuelles, ramener à l’unité ces tendances diverses et les faire concourir aussi par leur harmonie à l’unité commune. d’où il suit que Dieu a certainement voulu dans la société civile une autorité qui gouvernât la multitude »

Il continue : « Mais voici une autre considération d’un grand poids ; ceux qui administrent la chose publique doivent pouvoir exiger l’obéissance dans des conditions telles que le refus de soumission soit pour les sujets un péché. Or, il n’est pas un homme qui ait en soi ou de soi ce qu’il faut pour enchaîner par un lien de conscience le libre vouloir de ses semblables. Dieu seul, en tant que créateur et législateur universel, possède une telle puissance ; ceux qui l’exercent ont besoin de la recevoir de lui et de l’exercer en son nom. « Il n’y a qu’un seul législateur et un seul juge qui puisse condamner et absoudre » (Jc, IV, 12) Ceci est vrai pour toutes les formes de pouvoir ».

L’autorité ne dériverait-elle pas d’un contrat, comme Jean-Jacques Rousseau et bien d’autres l’ont affirmé et l’affirmeront ? Le Saint Père répond : « Ceux qui font sortir la société civile d’un libre contrat doivent assigner à l’autorité la même origine ; ils disent alors que chaque particulier a cédé de son droit et que tous se sont volontairement placés sous la puissance de celui en qui se sont concentrés tous les droits individuels. Mais l’erreur considérable de ces philosophes consiste à ne pas voir ce qui est pourtant évident ; c’est que les hommes ne constituent pas une race sauvage et solitaire ; c’est qu’avant toute résolution de leur volonté, leur condition naturelle est de vivre en société. Ajoutez à cela que le pacte dont on se prévaut est une invention et une chimère ; et que, fût-il réel, il ne donnerait jamais à la souveraineté politique la mesure de force, de dignité, de stabilité que réclament et la sûreté de l’État et les intérêts des citoyens. Le pouvoir n’aura cet éclat et cette solidité qu’autant que Dieu apparaîtra comme la source auguste et sacrée d’où il émane. (…) Refuser de rapporter à Dieu comme à sa source le droit de commander aux hommes, c’est vouloir ôter à la puissance publique et tout son éclat et toute sa vigueur. En la faisant dépendre de la volonté du peuple, on commet d’abord une erreur de principe, et en outre on ne donne à l’autorité qu’un fondement fragile et sans consistance. De telles opinions sont comme un stimulant perpétuel aux passions populaires, qu’on verra croître chaque jour en audace et préparer la ruine publique en frayant la voie aux conspirations secrètes ou aux séditions ouvertes » .⁠[2]

Cet enseignement, nous nous en doutons, ne variera que dans son expression.

Ainsi, Pie XII montrera clairement ce qu’est réellement l’autorité nécessaire et constitutive d’une démocratie comme de tout autre régime: « L’État démocratique, qu’il soit monarchique ou républicain, doit, comme n’importe quelle autre forme de gouvernement, être investi du pouvoir de commander avec une autorité vraie et effective. L’ordre absolu des êtres et des fins, qui montre dans l’homme une personne autonome, c’est-à-dire un sujet de devoirs et de droits inviolables, d’où dérive et où tend sa vie sociale, comprend également l’État comme société nécessaire, revêtue de l’autorité sans laquelle il ne pourrait ni exister ni vivre. Si donc les hommes, en se prévalant de la liberté personnelle, niaient toute dépendance par rapport à une autorité supérieure munie du droit de coercition, ils saperaient par le fait même le fondement de leur propre dignité et liberté, c’est-à-dire cet ordre absolu des êtres et des fins.

Ainsi établis sur cette même base, la personne, l’État, le pouvoir public avec leurs droits respectifs se trouvent tellement liés et unis entre eux qu’ils se soutiennent ou s’écroulent tous ensemble. (…) Comme cet ordre absolu, aux yeux de la saine raison, et surtout de la foi chrétienne, ne peut avoir d’autre origine qu’en un Dieu personnel, notre Créateur, il suit de là que la dignité de l’homme est la dignité de l’image de Dieu, que la dignité de l’État est la dignité de la communauté morale voulue par Dieu, que la dignité de l’autorité publique est la dignité de sa participation à l’autorité de Dieu.

Aucune forme d’État ne saurait se dispenser d’avoir égard à cette intime et indissoluble connexion ; moins que toute autre, la démocratie. Par conséquent, si celui qui détient le pouvoir public ne la voit pas, ou s’il la néglige plus ou moins, il ébranle dans ses bases sa propre autorité. De même, s’il ne tient pas suffisamment compte de cette relation, s’il ne voit pas dans sa charge la mission de réaliser l’ordre voulu par Dieu, le danger surgira que l’égoïsme du pouvoir ou des intérêts l’emporte sur les exigences essentielles de la morale politique et sociale, que les vaines apparences d’une démocratie de pure forme ne servent souvent comme de masque à tout ce qu’il y a en réalité de moins démocratique ».

Tout n’est donc pas permis dans une démocratie et l’opinion ne peut tout régenter : « une saine démocratie fondée sur les principes immuables de la loi naturelle et des vérités révélées sera résolument contraire à cette corruption qui attribue à la législation de l’État un pouvoir sans frein ni limites, et qui, malgré de vaines apparences contraires, fait aussi du régime démocratique un pur et simple système d’absolutisme.

L’absolutisme d’État (…) consiste en effet dans le principe erroné que l’autorité de l’État est illimitée, et qu’en face d’elle-même quand elle donne libre cours à ses vues despotiques, en dépassant les frontières du bien et du mal - on n’admet aucun appel à une loi supérieure qui oblige moralement. (…)…​le droit positif humain n’est sans appel que s’il se conforme - ou du moins ne s’oppose pas - à l’ordre absolu établi par le Créateur et mis en une nouvelle lumière par la révélation de l’Évangile ».⁠[3]

« L’origine divine de l’autorité, écrira Jean XXIII, n’enlève aucunement aux hommes le pouvoir d’élire leurs gouvernants, de définir la forme de l’État ou d’imposer des règles et des bornes à l’exercice de l’autorité. Ainsi la doctrine que Nous venons d’exposer convient à toute espèce de régime vraiment démocratique »[4].

« De toute évidence, déclare le Concile Vatican II, la communauté politique et l’autorité publique trouvent (…) leur fondement dans la nature humaine et relèvent par là d’un ordre fixé par Dieu, encore que la détermination des régimes politiques, comme la désignation des dirigeants, seront laissées à la libre volonté des citoyens ». ⁠[5]

Notons aussi que c’est au nom de ce fondement qui échappe à la volonté humaine qu’on peut se dresser contre l’arbitraire : « Si l’autorité publique, continue le Concile, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement requis par le bien commun ; mais qu’il leur soit cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la loi évangélique »[6]

Quant à Jean-Paul II⁠[7], s’il sait parfaitement que « les démocraties authentiques ou simulées de notre époque puisent les pouvoirs de leurs gouvernements élus surtout dans la souveraineté déléguée par le peuple », il se réjouit que « toutefois, nombre d’entre elles lient en plus l’exercice de l’autorité de l’État ainsi que la définition de la vie publique - au moins dans la lettre - à des valeurs et droits fondamentaux qu’elles ont consigné dans leurs constitutions. Très souvent dans ce contexte est citée, en plus et expressément, la responsabilité devant Dieu et devant ses commandements fondamentaux[8]. »

Mais le Saint Père sait aussi que « de telles affirmations n’ont cependant de valeur que si elles ne restent pas lettre morte ! Soyez conscients, s’écrie-t-il, que ces principes (…), doivent être hautement respectés et appliqués par vos élus mais aussi par chacun, afin qu’ils vous aident à diriger et à définir le sens de votre existence en tant que communauté. »

La démocratie, nous allons le voir et comme déjà l’affirmait Montesquieu, est un régime qui demande tout particulièrement un grand esprit civique, une forte moralité et une profonde spiritualité pour les nourrir.


1. Léon XIII cite : « C’est par moi que règnent les rois, par moi que les souverains commandent, que les arbitres des peuples rendent la justice » (Pr VIII, 15-16) ; « Prêtez l’oreille, vous qui gouvernez les nations, parce que c’est par Dieu que vous a été donnée la puissance ; l’autorité vous vient du Très-Haut » (Sg. VI, 3, 4) ; « C’est Dieu qui a préposé un chef au gouvernement de chaque nation » (Eccl XVII, 14) ; « Tu n’aurais sur moi aucune puissance, si celle que tu possèdes ne t’avait été donnée d’en haut » (Jn XIX, 11) ; Paul déjà cité dans Rm 13, 1, 4_ ; « Apprenons ici de la bouche du maître ce qu’il enseigne ailleurs par son Apôtre : c’est qu’il n’y a de pouvoir que celui qui vient de Dieu » (St Augustin sur ce qui précède, in Tract CXVI, in Jn n.5 ; « N’accordons à personne le droit de donner la souveraineté et l’empire, sinon au seul vrai Dieu » ( St augustin, De civ. Dei, lib V cap 21) ; « qu’il y ait des autorités établies, que les uns commandent, les autres obéissent ; qu’ainsi tout dans la société ne soit pas livré au hasard, c’est là, je l’affirme, l’œuvre de la divine sagesse » (St Jean Chrysostome, epist. ad Rom , hom. XXIII, n.1) ; « Nous reconnaissons que la puissance a été donnée d’en haut aux empereurs et aux rois » (St Grégoire le Grand, epist. lib II epist. 61).
2. LEON XIII, Diuturnum illud.
3. Radio message, Noël 1944.
4. PT, 52.
5. GS, 74, 3.
6. GS, 74, 5.
7. Homélie à Speyer (Allemagne), 4-5-1987, OR, 2-6-1987, p. 13.
8. Les seigneurs de jadis, rappelle le Saint-Père, « savaient qu’ils devaient à Dieu leurs pouvoirs discrétionnaires sur leurs sujets et non pas à eux-mêmes ; ils savaient que c’était Dieu en définitive qui les leur avait confiés, qu’ils devraient rendre compte devant Lui de leur règne et de leur vie ».