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iv. Oui à l’égalité, mais...

« L’égalité des hommes consiste en cela que tous, ayant la même nature, tous sont appelés à la même très haute dignité de fils de Dieu, et en même temps que, une seule et même foi étant proposée à tous, chacun doit être jugé selon la même loi et obtenir les peines ou la récompense suivant son mérite ». Toutefois, « il y a une inégalité de droit et de pouvoir qui émane de l’auteur même de la nature »[1]. « Cette inégalité (…) tourne au profit de tous, de la société comme des individus : car la vie sociale requiert un organisme très varié et des fonctions fort diverses »[2].

L’Église va beaucoup insister sur cette distinction entre l’égalité et l’égalitarisme - ce que Montesquieu appelait « l’esprit d’égalité extrême » - car elle sait que la négation de toute différence accidentelle conduit facilement au nivellement totalitaire ou à la dérive libertaire. « Rendre (tous les hommes) égaux est impossible et serait la destruction de la société elle-même », dira encore Léon XIII⁠[3].

Certes, le langage, à cet endroit, heurte parfois, dans les textes les plus anciens, mais l’idée demeurera, comme nous allons le constater.

Pour Pie X, « il est conforme à l’ordre établi par Dieu qu’il y ait, dans la société humaine, des princes et des sujets, des patrons et des prolétaires, des riches et des pauvres, des savants et des ignorants, des nobles et des plébéiens qui, tous unis par un lien d’amour, doivent s’entraider à atteindre leur fin dernière dans le ciel et sur la terre leur bien-être matériel et moral »[4]. « Ainsi, pour le Sillon, toute inégalité de condition est une injustice ou, au moins, une moindre justice ! Principe souverainement contraire à la nature des choses, générateur de jalousie et d’injustice et subversif de tout ordre social »[5]. « La diversité des classes dans la société, écrira Benoît XV, vient de la nature même et on doit la chercher en dernière analyse dans la volonté de Dieu « parce qu’elle a créé les grands et les petits » (Sap., VI, 8) »[6].

Une fois encore, l’enseignement de Pie XII reprendra cette mise en garde de ses prédécesseurs : « Dans un peuple digne de ce nom, toutes les inégalités, qui dérivent non du libre caprice, mais de la nature même des choses, inégalités de culture, de richesses, de position sociale - sans préjudice, bien entendu, de la justice et de la charité mutuelle - ne sont nullement un obstacle à l’existence et à la prédominance d’un authentique esprit de communauté et de fraternité. Bien au contraire, loin de nuire aucunement à l’égalité civile, elles lui confèrent son sens légitime, à savoir que chacun a le droit, en face de l’État, de vivre honorablement sa propre vie personnelle, au poste et dans les conditions où l’ont placé les desseins et les dispositions de la Providence ».

Par contre, dans une démocratie abandonnée « au caprice arbitraire de la masse », l’égalité « dégénère en un nivellement mécanique, en une uniformité sans nuance aucune : sentiment de l’honneur vrai, activité personnelle, respect de la tradition, dignité, tout ce qui, en un mot, donne à la vie sa valeur, s’effondre peu à peu et disparaît. Ne restent à survivre, d’une part, que les victimes trompées par la fascination apparente de la démocratie que, dans leur ingénuité, elles confondent avec ce qui en est l’esprit, avec la liberté et l’égalité, et, d’autre part, que des profiteurs plus ou moins nombreux ayant su, grâce à la puissance de l’argent ou de l’organisation, s’assurer par-dessus les autres une condition privilégiée et le pouvoir lui-même ».⁠[7]

Le concile Vatican II ne changera rien à ces principes. Il rappellera l’ : « égalité fondamentale » de tous les hommes mais, il fera tout aussitôt remarquer que tous « ne sont pas égaux quant à leur capacité physique qui est varié, ni quant à leurs forces intellectuelles et morales qui sont diverses ». Il n’empêche, « toute forme de discrimination touchant les droits fondamentaux de la personne (…) doit être dépassée et éliminée, comme contraire au dessein de Dieu ». « …​En dépit de légitimes différences entre les hommes, l’égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie justes et plus humaines « .⁠[8]

Le Catéchisme de l’Église catholique ne dit pas autre chose : « En venant au monde, l’homme ne dispose pas de tout ce qui est nécessaire au développement de sa vie, corporelle et spirituelle. Il a besoin des autres. Des différences apparaissent liées à l’âge, aux capacités physiques, aux aptitudes intellectuelles ou morales, aux échanges dont chacun a pu bénéficier, à la distribution des richesses (GS, 29, 2). Les « talents » ne sont pas distribués également (Mt, 25, 14-30) ; Lc 19, 11-27). Ces différences appartiennent au plan de Dieu, qui veut que chacun reçoive d’autrui ce dont il a besoin et que ceux qui disposent de « talents » particuliers en communiquent les bienfaits à ceux qui en ont besoin. Les différences encouragent et souvent obligent les personnes à la magnanimité, à la bienveillance et au partage ; elles incitent les cultures à s’enrichir les unes les autres. Il existe aussi des inégalités iniques qui frappent des millions d’hommes et de femmes. Elles sont en contradiction ouverte avec l’Évangile »[9].

Outre les références à l’Évangile, le catéchisme s’appuie sur la « pédagogie » du Christ révélée à Catherine de Sienne⁠[10] : «  Telles sont les vertus. Il est entre elles des différences, et je ne les donne pas toutes également à chacun (…)

Il en est plusieurs que je distribue, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, de telle manière qu’elles apparaissent comme étant la vertu capitale en regard des autres. A l’un, c’est la charité ; à l’autre, la justice ; à celui-ci, l’humilité ; à celui-là, une foi vive ; à quelques-uns, la prudence, ou la tempérance, ou la patience ; à certains, la force. (…)

Quant aux biens temporels, pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribuées avec la plus grande inégalité, et je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. (…) J’ai voulu qu’ils eussent besoin les uns des autres et qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi. »

L’égalité essentielle et l’inégalité accidentelle sont donc les conditions de la charité politique et sociale envers les pauvres, les marginaux, une invitation à l’action positive, à la rencontre agissante et non à l’action révolutionnaire, à la lutte des classes.⁠[11]


1. LEON XIII, Quod apostolici, 28-12-1878.
2. RN.
3. Quod apostolici.
4. Motu proprio 18-12-1903.
5. Lettre sur le Sillon, 25-8-1910.
6. Soliti nos, 11-3-1920.
7. Radio-message, Noël 1944.
8. GS 29, 1-2-3.
9. CEC 1936-1938.
10. Dialogues, 1, 7.
11. Gaston Fessard ( Autorité et bien commun, op. cit., pp. 83-88) explique : on a souvent « aperçu dans la famille la communauté par excellence, celle dont sortaient toutes les autres et qui leur fournissait le modèle d’une structure parfaite ». Il y a dans la famille, un aspect politique, l’autorité, « ce mode d’interaction des êtres en tant que divisés et inégaux » et un aspect économique, la satisfaction des besoins essentiels, « ce mode d’interaction des êtres en tant qu’égaux et unis par une même nature ».
   Il y a aussi, dans la famille, un rapport entre la dialectique du maître et de l’esclave (telle qu’elle présentée par Hegel et surtout Marx) et la dialectique homme-femme car au début, il y a également lutte, dans cette relation, mais, dans la dialectique homme-femme, la subordination initiale est «  dépassée et sublimée en même temps que conservée » (aspect politique) et les travaux dans la famille se conjuguent « pour une œuvre de chair et d’esprit par quoi l’univers s’humanise et l’homme s’universalise » ( aspect économique). « Si bien, que la famille offre le type d’une communauté parfaite non seulement parce que les catégories du Bien commun s’incarnent dans les relations de l’homme, de la femme et de l’enfant, mais aussi et plus profondément parce qu’elle contient le principe même de l’interaction du politique et de l’économique que la dialectique du maître et de l’esclave montre désunis » Marx n’ a pas vu qu’« à chaque degré de l’organisme économique, la communion des êtres peut aussi bien que leur désunion jaillir des échanges et des interactions dont la nature est le siège et le moyen » Il ne pense qu’en terme de « lutte » « pour hâter la marche de l’humanité vers cette apocalypse » c’est-à-dire « l’apparition de cette communion et de l’Esprit ».
   Fessard conclut : « ...s’il est possible que le maître devienne père dans la puissance de sa domination, si loin qu’elle s’étende, que l’esclave devienne fils dans le service de son obéissance, si cher qu’elle lui coûte, que l’un et l’autre deviennent frères dans le concours de leur collaboration, quel qu’en soit l’objet et l’occasion, alors il ne faudra point désespérer non plus que s’instaure entre les hommes une communion universelle, où règne un amour qui la chaleur et la fécondité de celui qui dans la famille unit l’époux et l’épouse ».