Nous nous pencherons ici, avec beaucoup de sympathie, sur la pensée d’Hilary Rodham[1], épouse de l’ancien président des USA, Bill Clinton.
Dans une conférence faite au Conseil économique de Davos, en 1998, elle souligne le danger qu’il y aurait à ne prendre en considération que l’économie et l’État et de négliger, dans la réflexion politique, la société civile qui « est la substance même de la vie. Elle englobe des réalités aussi diverses que la famille, la foi religieuse ou la spiritualité qui nous guident. Elle prend la forme de toutes ces associations de volontaires dont beaucoup d’entre nous sont membres. Elle est l’art et la culture qui nous permettent de nous élever spirituellement. (…) Quelle que soit la puissance des économies et des États, rien ne peut tenir sans le dynamisme et la vitalité de la société civile »[2]. Et l’oratrice d’interpeller alors, au nom de tous les pays, les responsables économiques et politiques qui l’écoutent sur la nécessité de renforcer le « troisième pied du tabouret » : « Vous devez aussi penser aux mesures qui permettraient de consolider, de renforcer la société civile (…). Comment pouvons-nous aider les familles à rester solides à une époque où les valeurs familiales , où les idées que l’on voudrait transmettre à nos enfants subissent la forte concurrence d’une culture de la consommation, de diverses formes de propagande, et de médias qui ne valorisent que les satisfactions immédiates ? De quelle façon pouvons-nous défendre la liberté de culte et montrer sans ambigüité que nous respecterons la foi et les cheminements spirituels des gens différents de nous ? Comment pouvons-nous travailler ensemble à créer un monde dans lequel les dissidences tribales, raciales, ethniques ou autres puissent être contenues et maîtrisées ? Comment s’investir ensemble dans le cadre d’entreprises communes, au delà des divisions qui nous opposent trop souvent ? Comment fonder des organisations non gouvernementales dans des sociétés qui n’ont jamais connu d’activités bénévoles ou charitables ? Comment créer des associations qui trouvent une place entre les marchés et l’État, et qui donnent l’occasion aux gens d’exercer leurs compétences, de devenir de vrais citoyens ? ». Elle termine en demandant que « nous pensions aux milliards d’hommes et de femmes et d’enfants qui n’ont pas voix au chapitre, qui souvent n’ont même pas le droit de vote, et que nous comprenions que toute réussite à long terme, qu’elle soit économique ou politique, dépend en fin de compte de notre capacité à leur laisser prendre le pouvoir auquel ils ont droit et la place qui leur revient, partout dans le monde, c’est-à-dire aux endroits où ils construisent leur propre avenir ».[3]
Dans sa présentation et son commentaire de la réflexion d’Hilary Rodham, Benjamin R. Barber, professeur en sciences politiques et conseiller du président Clinton, souligne combien la préoccupation d’H. Rodham répond à ce problème majeur de la démocratie contemporaine, maintes fois déploré : le divorce entre la société civile et la société politique. En effet, « en Amérique et dans la plupart des autres démocraties, les hommes politiques, qui n’étaient jadis que des citoyens ordinaires détenant temporairement une fonction élective, ont été métamorphosés par le pouvoir en « professionnels » qui ont perdu le contact avec la base. Les citoyens ? Impuissants, ils en sont réduits à n’être que des opposants à ceux qu’ils élisent et des usagers mécontents de services publics qu’ils consomment et voudraient ne pas payer. (…) La société civile a été éclipsée par le duel entre le gouvernement et les marchés et sa capacité médiatrice a été éliminée, laissant la champ libre à des antagonismes simplistes : État-individu ; économie dirigée-économie de marché. Cette bipolarisation a conduit ceux qui veulent agir dans la sphère civique à se retrouver, contre leur gré, dans le secteur privé où ils apparaissent, tout à fait à tort, comme les défenseurs d’ »intérêts particuliers », comme étrangers aux préoccupations collectives et aux règles publiques. Nous voilà contraints, dans tout ce que nous faisons, à être soit des électeurs soit des consommateurs ! Si nous souhaitons être des citoyens, si nous voulons participer à la chose publique au lieu de nous contenter d’élire ceux qui nous gouvernent, il n’y a pas de place pour nous ! (…) La société civile s’est évanouie et les citoyens n’ont ni lieux pour abriter leurs institutions civiques ni droit à la parole, même dans les États-nations officiellement voués à la démocratie. Se laisser servir (voire persécuter) par un État bureaucratique, jouant l’important, où le mot « citoyen » n’évoque plus rien, ou se mettre au service de l’individualisme radical du secteur privé, où le mot « citoyen » ne veut rien dire ; voter contre les canailles publiques pour les déloger de leurs fonctions ou voter pour porter ses intérêts privés au pouvoir après avoir payé les canailles prêtes à les servir : voilà ce qui reste de la fonction bien réduite de citoyen dans ce qui passe pour les démocraties les mieux établies »[4].
Comme le montre Barber, le remède donné par H. Rodham rappelle l’analyse de Tocqueville qui estimait fondamentale en démocratie l’indépendance des pouvoirs locaux et des associations.
« La commune, écrivait Tocqueville, semble émerger directement de la main de Dieu. (…) Si la commune existe depuis qu’il y a des hommes, la liberté communale est chose rare et fragile. (…) Parmi toutes les libertés, celle des communes, qui s’établit si difficilement, est aussi la plus exposée aux invasions du pouvoir. Livrées à elles-mêmes, les institutions communales ne sauraient guère lutter contre un gouvernement entreprenant et fort (…). C’est (…) dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales, une nation peut toujours se doter d’un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté »[5].
Rappelons-nous ce que nous avons dit précédemment de la commune. Rappelons-nous aussi ce qu’écrivait A. Soljénitsyne à propos de la démocratie des petits espaces : la vie démocratique « doit peu à peu, patiemment et solidement se construire « par en bas », et ne pas être simplement proclamée d’en haut à son de trompe et précipitamment, d’un seul coup, dans toute son ampleur et son étendue.
Tous les défauts mentionnés ne s’appliquent quasiment pas à la démocratie des petits espaces : petite ville, bourg, bourgade cosaque, canton (groupe de villages) et jusqu’aux limites d’un district (d’un « rayon »). C’est uniquement sur un territoire de cette ampleur que les gens pourront déterminer sans se tromper leurs élus, bien connus d’eux tant pour leurs aptitudes pratiques que pour leurs qualités d’âme. Ici point ne tiendront les fausses réputations, ici, rien n’y feront l’éloquence trompeuse ou les recommandations des partis. Voilà bien dans quelle ampleur de territoire peut commencer à grandir, à se fortifier et à prendre conscience d’elle-même la nouvelle démocratie de Russie. Et voilà ce que nous possédons de plus vital et de plus sûr, voilà en effet qui défendra avec succès dans nos contrées un air et de l’eau non empoisonnés, nos maisons, nos appartements, nos hôpitaux, crèches, écoles, notre approvisionnement local, et qui favorisera vigoureusement la croissance d’une initiative locale libre de toute contrainte.
San autogestion locale correctement organisée, point de vie solide et de qualité, et d’ailleurs la notion même de « liberté civique » perd son sens. La démocratie des petits espaces a ceci de fort qu’elle est « immédiate ». La démocratie est véritablement efficace là où peuvent fonctionner des « assemblées du peuple » et non des assemblées représentatives »[6].
En ce qui concerne les associations[7] sur lesquelles H. Rodham s’attarde essentiellement, son analyse rappelle aussi celle de Tocqueville[8] que Barber cite longuement[9]. Retenons ici ces quelques passages-clés : « Chez les peuples démocratiques (…) tous les citoyens sont indépendants et faibles ; ils ne peuvent presque rien par eux-mêmes, et aucun d’entre eux ne saurait obliger ses semblables à lui prêter leur concours. Ils tombent donc tous dans l’impuissance s’ils n’apprennent à s’aider librement.
Si les hommes qui vivent dans les pays démocratiques n’avaient ni le droit ni le goût de s’unir dans des buts politiques, leur indépendance courrait de grands hasards, mais ils pourraient conserver longtemps leurs richesses et leurs lumières ; tandis que s’ils n’acquéraient point l’usage de s’associer dans la vie ordinaire, la civilisation elle-même serait en péril. Un peuple chez lequel les particuliers perdraient le pouvoir de faire isolément de grandes choses sans acquérir la faculté de les produire en commun retournerait bientôt vers la barbarie.
(…) La morale et l’intelligence d’un peuple démocratique ne courraient pas de moindres dangers que son négoce et son industrie, si le gouvernement venait y prendre partout la place des associations.(…)
Dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science mère ; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là.
Parmi les lois qui régissent les sociétés humaines, il y en a une qui semble plus précise et plus claire que toutes les autres. Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que parmi eux l’art de s’associer se développe dans le même rapport que l’égalité des conditions s’accroît ».
Et Barber de commenter : « Les citoyens vont à l’école de la société civile pour apprendre l’art de la liberté. Dans les familles, les écoles, les églises, les associations de bénévoles et autres initiatives de proximité, nous n’apprenons pas seulement ce qu’est la liberté, mais aussi comment être libres. Nous apprenons à être des citoyens, au sens local, de proximité, qui est le plus important ; et c’est cela qui nous permettra, par ailleurs, d’être des électeurs effectifs et des producteurs et consommateurs efficaces et avisés. (…) L’État et le marché sont incapables, par eux-mêmes, d’asseoir une société libre »[10].
La vie association est donc éminemment précieuse, d’autant plus que voilà déjà pas mal de temps que les communautés villageoises ont perdu leur rôle dans le tissu social. Et que les villes, juxtaposant toujours plus d’individus nomades, ont accentué l’atomisation sociale.
Restait la famille. Mais d’une part, elle s’est rétrécie aux dimensions des parents et des enfants et, d’autre part, elle est, comme nous l’avons vu, elle-même en crise et n’assume plus, en maints endroits, le rôle essentiel d’intégration qu’elle jouait[11].