On sait, notamment grâce à Montesquieu, que la démocratie dépende, plus
que tout autre régime, de l’éducation. L’école devrait être donc un lieu
capital de réflexion désintéressée sur la démocratie, la politique, et
surtout sur les philosophies qui les sous-tendent. Elle pourrait, au
moins, car on craint toujours la politisation à l’école, l’endroit où se
forge un véritable esprit critique, guidé par des principes élémentaires
de logique et éclairé par des valeurs de référence fondées sur une juste
anthropologie philosophique.
Malheureusement, comme nous l’avons déjà vu, la culture humaniste,
pilier de l’esprit critique, a été emportée par la crise de la culture.
L’école s’est vouée à l’utilitaire, à l’actuel, à la « culture
plurielle », antichambre de la superficialité, de l’éclectisme et, en fin
de compte, du relativisme. L’école s’est modelée sur l’esprit du monde
alors que, sur le seuil de la vie engagée, avec la distance qui était la
sienne, elle pouvait regarder le monde, les idées, les hommes, avec le
détachement nécessaire à une vraie réflexion.
Et si elle veut rejouer ce rôle de gardienne et dispensatrice d’une
certaine sagesse, la voici assaillie de tâches que les familles et la
société accumulent sur son dos. L’école doit, comme l’explique un
professeur d’école normale, « à la fois préparer à la
société telle qu’elle est et répondre à toutes les meilleurs intentions
du monde. On a l’impression que l’école et la société sont l’envers et
l’endroit de la même pièce, l’une étant considérée comme le revers de
l’autre selon le point de vue où on se place. L’école doit jouer au bon
contraire de la mauvaise réalité.
Ainsi, les médias font toujours pire en information, culture et
divertissement : course au sensationnel et surenchère à l’émotif,
produits culturels préfabriqués et homogénéisés, divertissements
débiles. Pas de problèmes, on demande à l’école de faire de l’éducation
à l’information, à la culture, aux médias.
Les fast-food se développent et, comme les chips et le coca, ils font
leur pub à la télé aux heures d’écoute des jeunes. L’obésité est en
passe de devenir la maladie la plus répandue. Mais, pas de problèmes, on
demande à l’école de faire un peu d’éducation à la santé. d’ailleurs,
Kellog’s est prêt à donner un coup de main.
Personne ne veut des écotaxes ; on pratique gaiement la politique du
tout-à-l’égout et à la décharge. On sacrifie tout à la voiture
individuelle et au transport routier. Saturation en CO2, trous dans
l’ozone, pollutions diverses, pas de problèmes, on demande à l’école de
faire un peu d’éducation à l’environnement. d’ailleurs,
TetraPak et
les producteurs de piles se disputent pour donner un coup de main.
Ainsi, après l’affaire Dutroux,
l’école doit apprendre aux enfants à dire non (!) ; après la montée du
Blok et les affaires Agusta, l’école doit éduquer à la démocratie ; après les émeutes de
Forest et de Cureghem, à l’interculturel…
etc.
Les enseignants doivent préparer tous les élèves à s’adapter à la
société telle qu’elle est et en même temps, la changer profondément en
fonction des idéaux les plus généreux et les plus contraires à ce qui
précède. L’école doit à la fois préparer à la société et la réparer:
mission impossible. »
Et ce n’est pas tout. L’école est aussi victime, dans les sociétés
démocratiques, de deux demandes contradictoires : faire réussir et
sélectionner. En effet, « l’école de la réussite s’est imposée dans les
discours et dans les textes. Au nom de revendications démocratiques
vieilles de 30 ans (égalité des chances puis égalité des résultats), au
nom du gaspillage des ressources (le coût budgétaire du redoublement et
son inefficacité pédagogique), au nom du développement socio-économique
(les besoins en main-d’œuvre très qualifiée), la réussite de tous s’est
donné une légitimité béton. Honte à celui qui la remettrait en cause. Au
pilori, l’enseignant qui ne mettrait pas tout en œuvre pour garantir la
réussite de tous et de chacun.
Oui mais, dans la conjoncture actuelle du marché de l’emploi, les
parents ne sont pas fous. Ils savent bien que pour être engagés, leurs
enfants devront détenir des connaissances et compétences en plus que les
autres. Ils savent bien que la course à la distinction, à la sélection
commence tôt ».
Mais, « comment réagir aux pressions quotidiennes pour faire l’un plutôt
que l’autre ? Comment développer à la fois la citoyenneté,
l’épanouissement et la compétitivité puisque le développement de chacune
de ces attitudes/valeurs ne peut se faire qu’au détriment des deux
autres ? Comment, pour l’épanouir, respecter la personnalité de chaque
enfant tout en la transformant radicalement pour poursuivre les autres
objectifs ? Comment épanouir et démocratiser en pratiquant la plus sévère
sélection exigée du haut des études vers le bas en fonction de la place
active à prendre dans la vie économique ? Comment concilier égalité et
sélection, autorité et complaisance, droits individuels et devoirs
communs… ? Mission impossible. »
Une conclusion semble s’imposer : « Les enseignants doivent faire réussir
tous leurs élèves et opérer une sélection, éduquer à la compétitivité, à
l’épanouissement personnel et à la citoyenneté, adapter à la société et
la changer profondément. Missions impossibles. Quoi qu’il arrive, à
l’école de la réussite, c’est l’échec pour les enseignants ».
Guy Coq, déjà cité, est plus nuancé. S’il reconnaît, comme J. Cornet
l’existence d’une « logique égalitaire » et d’une « logique élitaire »
au sein de l’école, loin de se contredire nécessairement, ces deux
tendances qui ont toujours été présentes dans l’histoire de l’école,
doivent exister conjointement : « choisir définitivement l’une contre
l’autre, (…) ce serait s’enfermer dans une illusion sur la réalité
sociale ». Même si, bien entendu,
l’équilibre est toujours difficile et forte la tendance à privilégier
une « culture » sur l’autre.
Ceci dit, il est incontestable que « l’individualisme démocratique
produit de redoutables effets sur l’institution scolaire : ( ..) la
crise de l’idée d’enfant, l’écroulement de l’autorité et de la
représentation du social, la disqualification du maître d’école sont
autant de phénomènes où l’individu produit par la démocratie se laisse
aller à dresser des obstacles à la possibilité même d’une éducation en
démocratie ». Un des obstacles majeurs a
déjà été mis en évidence par A. Finkielkraut. Il s’agit de l’émiettement
de la notion de culture sous l’effet, notamment, de l’individualisme
ambiant. On parle aujourd’hui de la « culture des jeunes », de la « culture
d’entreprise », « d’établissement », de « culture d’origine », de culture
médiatique », etc..Comme le note pertinemment l’auteur, « le nombre des
cultures (s’est accru) dans la mesure où le sens même de ce qui fait
la cohésion d’une culture (s’est effacé) ».
Or l’individu démocratique est aussi un citoyen, l’enfant démocratique
doit « naître » comme citoyen. Comment le faire accéder à la citoyenneté ?
Tel est le problème posé à l’école qui doit désormais chercher « un
compromis entre d’une part, les exigences de l’individu démocratique et,
d’autre part, une inévitable contrainte collective même dans une société
d’individus ».
Pour l’auteur, il n’est pas de société sans mémoire commune. « La
construction de cette mémoire commune, à travers l’éducation, contribue
puissamment à l’intégration des individus de la société démocratique
dans un espace social commun ; et, par les valeurs auxquelles cette
culture offre un accès direct, elle contribue à former des citoyens ».
Il s’agit bien d’une mémoire et donc « la culture commune véhiculée par
l’école ne saurait résulter d’une élaboration démocratique ». Elle crée
« un lien avec une humanité qui a eu lieu », elle est « une
réinterprétation du passé », « un détour par l’autre » qui « n’est pas
un conditionnement ou une perte de liberté, mais le plus sûr moyen
d’aller vers soi-même ». L’individu est « décentré » ; il « est conduit à
reconnaître une dépendance par rapport à d’autres, à un passé ; il vit
une filiation culturelle où s’exprime le consentement à quelque chose
qu’il s’est assimilé, dont il n’est pas l’auteur et qui fait antithèse
avec certains aspects de l’individu
démocratique ». En ce qui concerne la
démocratie, il ne faudrait pas oublier qu’elle « repose sur des
conditions culturelles, sur des valeurs qu’elle n’a pas produites, qui
la précèdent et la nourrissent ». Comme nous
l’avons déjà dit, dans une démocratie, tout ne peut être démocratique.
Malheureusement, l’individualisme présent dans la société démocratique
tend à s’enfermer dans un cercle où toute éducation devient impossible.
La culture, en effet, est aujourd’hui « sur la pente des démissions sur
l’essentiel. Outre le constant défi de l’individu
démocratique,
elle subit les effets d’une laïcité mal comprise, faisant silence sur
des enjeux essentiels en toute culture, créant le vide et l’absence, au
nom d’une pseudo-indépendance des individus. Il en est résulté une
culture scolaire tronquée dans trois dimensions essentielles : l’éthique,
le politique, le symbolique (notamment les questions portées
traditionnellement par les religions). Pour compenser les vides de la
culture scolaire, il serait désastreux d’ajouter des disciplines
nouvelles, il vaudrait mieux ouvrir les grandes disciplines
intellectuelles à ces dimensions négligées de la
culture.
Car ce sont ces dimensions éthiques, politiques, symboliques, en vue
desquelles, peut-être, chaque culture, chaque civilisation élabore tout
le reste ».
Il faut donc que l’école retourne aux sources pour résister « aux grands
abandons culturels qui nous guettent. L’école n’a pas à imiter les
grands médias modernes. Dans une actualité vouée à l’éphémère, elle a
pour fonction de construire une mémoire culturelle aux enfants qui lui
sont confiés. Sa fonction ne peut pas être principalement
professionnelle, même si, pour une part de l’institution, la formation
est avant tout professionnelle. Nous savons maintenant d’où pourrait
venir une nouvelle barbarie, ce serait l’oubli de ce que nous sommes.
L’homme moderne du XXIe siècle sera avant tout celui qui saura d’où il
vient. (…) L’école n’a pas à craindre de ne pas être à
l’avant-garde : sa fonction culturelle dans la société n’est pas
elle-même d’innover, mais plutôt de former des gens qui, assurés en leur
mémoire, seront capables d’innover ».