Dans la mesure où les auteurs suggèrent que la pratique démocratique
courante repose sur une tromperie, on peut penser qu’au delà des
structures, le facteur humain est ici tout à fait déterminant.
La démocratie sera plus ou moins saine ou plus ou moins malade suivant
la qualité des personnes qui doivent la faire vivre et l’animer, à
commencer par les représentants du peuple. Certes, il ne faut pas
confondre morale et politique. Il y a une connaissance spécifique dont
on ne peut faire l’économie. La vertu, voire la sainteté, ne peut
remplacer la compétence spécifique. Certes, on peut penser aussi que
tout régime politique, quel qu’il soit, « s’effondre sur lui-même quand
il n’existe plus de force morale pour le porter » mais il semble
que le problème soit particulièrement important dans un régime
démocratique. C’est, en tout cas, ce qu’ont mis en évidence des penseurs
classiques
Xénophon, dans le Banquet
montre comment des hommes politiques flattent le peuple pour le
conduire. La frontière entre démocratie et démagogie ne semble reposer
que sur l’intégrité des acteurs.
Platon reprendra cette analyse et la développera dans la
République. « Quand un état démocratique,
altéré de liberté, trouve à sa tête de mauvais échansons, il ne connaît
plus de mesure et s’enivre de liberté pure ». Platon souligne ainsi la
responsabilité des dirigeants dans la dégradation de la démocratie
marquée par le refus d’obéir aux autorités légitimes et naturelles. Dans
cette recherche de liberté totale encouragée par la flatterie ou le
laisser-aller des responsables, les citoyens sont devenus « si ombrageux
qu’à la moindre apparence de contrainte, ils se fâchent et se révoltent,
et ils en viennent (…) à se moquer des lois écrites et non écrites,
afin de n’avoir absolument aucun maître ». La situation est
particulièrement grave et débouche inévitablement sur le remplacement de
la démocratie par une tyrannie car « de l’extrême liberté naît la
servitude la plus complète et la plus atroce ».
De même, saint Thomas mettra en évidence la responsabilité du dirigeant
dans l’effondrement ou la perversion d’un régime, y compris du régime
démocratique « …qu’un membre
quelconque d’un gouvernement collectif se détourne de la recherche du
bien commun, le danger de dissension menace la multitude des sujets,
parce que, quand la dissension règne entre les chefs, c’est une
conséquence logique qu’elle s’établisse dans la multitude. » Faisant
allusion notamment à l’histoire romaine, saint Thomas note que « presque
tous les gouvernements collectifs se sont terminés en tyrannie ». Il
l’explique par le fait que « lorsque la dissension est née au sein d’un
gouvernement de plusieurs, il arrive souvent qu’un seul s’élève
au-dessus des autres et usurpe pour lui seul la domination de la
multitude ».
Dans la gestion des affaires publiques, c’est l’intelligence qui doit
diriger. l’intelligence étant ici entendue non comme capacité
intellectuelle mais comme « cette droite estimation de quelques
principes fondamentaux et connus de soi. »
« …dans le gouvernement humain le désordre provient de ce que le chef
ne commande pas en raison de la prééminence de son intelligence mais
usurpe l’autorité par sa force corporelle, ou parce qu’une affection
sensible porte les autres à lui confier la direction. »
Or, comme l’écrit Denis Sureau, pour saint Thomas, « par
suite du dérèglement provoqué par le péché, la plupart des hommes ne se
comportent pas conformément à la raison, car en eux domine la
sensualité. Les mauvais sont plus nombreux que les bons, les égoïstes
l’emportent sur ceux qui ont le souci du bien commun ».
Très classique aussi est l’analyse célèbre de Montesquieu. Déjà dans les
Lettres persanes (1721), nous l’avons vu, l’auteur donne la « vertu »
comme fondement à la démocratie : l’« humanité », la connaissance de la
justice, l’oubli de soi et la totale générosité qui pousse à travailler
pour les autres à chercher d’abord leur bonheur sans restriction ni
arrière-pensée. Inspiré par Xénophon et Platon, Montesquieu développera
cette intuition dans L’esprit des lois » : « Il ne faut pas beaucoup de
probité, y écrit-il, pour qu’un gouvernement monarchique ou un
gouvernement despotique se maintienne ou se soutienne. La force des lois
dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou
contiennent tout. Mais, dans un état populaire, il faut un ressort de
plus, qui est la vertu. (…) Car il est clair que dans une
monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des
lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire,
où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même et
qu’il en portera le poids.
Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil ou par
négligence, cesse de faire exécuter les lois, peut aisément réparer le
mal : il n’a qu’à changer de Conseil ou se corriger de cette négligence
même. Mais lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé
d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la
république, l’État est déjà perdu ».
Cette vertu, il la définit d’abord négativement comme l’absence
d’ambition et d’« avarice » (entendue comme « désir de
posséder »). Plus loin, il précisera que la
« vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une
chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de
la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt
public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne
sont que cette préférence ». Pour établir cet amour, le gouvernement
démocratique a besoin « de toute la puissance de
l’éducation ». En
fait, la vertu démocratique se définit par un triple amour : celui des
lois qui exige courage, désintéressement et sacrifice ; celui de l’égalité qui impose les lois à
tous les citoyens sans exception ; enfin, celui de la
frugalité
nécessaire au maintien de l’égalité. Ainsi, la
démocratie se corrompt « non seulement lorsqu’on perd l’esprit
d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité
extrême , et que chacun veut
être égal à ceux qu’il choisit pour commander ». On assiste alors, à
tous les niveaux de la société, à un refus général d’obéissance - chacun
s’estimant capable d’exercer n’importe quel pouvoir - et, en même temps,
à la démission de l’autorité légitime qui renonce à exercer ses
responsabilités. « Le peuple tombe dans ce malheur, précise
Montesquieu, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur
propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur
ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’aperçoive
pas leur avarice,
ils flattent sans cesse la sienne ».
L’ambition, l’« avarice » et finalement la paresse auront tôt fait de
dépouiller l’État et de le menacer : l’anarchie ou la tyrannie
guettent.
Reprenant l’analyse de Montesquieu, Rousseau, tout en faisant remarquer
que la vertu est nécessaire à toute forme de gouvernement, note qu’il
faut à la démocratie plus de vigilance et de courage pour se maintenir.
« C’est surtout, écrit-il, dans cette constitution que le citoyen doit
s’armer de force et de constance (…). S’il y avait un peuple de
dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait
ne convient pas à des hommes ».
Alexis de Tocqueville s’interrogeant sur ce qui permet à la
démocratie américaine de se maintenir, souligne notamment l’importance
des lois mais, plus encore, celle des mœurs : « ce sont, écrit-il, (…)
particulièrement les mœurs qui rendent les Américains des États-Unis,
seuls entre tous les Américains, capables de supporter l’empire de la
démocratie ; et ce sont elles encore qui font que les diverses
démocraties anglo-américaines sont plus ou moins réglées et prospères. »
Il ajoute : « on attribue trop d’importance aux lois, trop peu aux
mœurs. (…) Je suis convaincu que la situation la plus heureuse et
les meilleures lois ne peuvent maintenir une constitution en dépit des
mœurs, tandis que celles-ci tirent encore parti des positions les plus
défavorables et des plus mauvaises lois. L’importance des mœurs est une
vérité commune à laquelle l’étude et l’expérience ramènent sans cesse ».
Si le but de l’auteur était de montrer « que les lois et surtout les
mœurs pouvaient permettre à un peuple démocratique de rester libre »,
c’est qu’il a constaté qu’un régime d’égalité est menacé par
l’individualisme anarchique ou la tyrannie de la majorité. Seule une
influence morale sur la loi et, à travers elle, sur les mœurs de
l’ensemble peut préserver la démocratie. « J’ai rencontré,
explique-t-il, en Amérique des passions analogues à celles que nous
voyons en Europe ; les unes tenaient à la nature même du cœur humain ; les
autres, à l’état démocratique de la société.
C’est ainsi que j’ai retrouvé aux États-Unis l’inquiétude du cœur, qui
est naturelle aux hommes quand, toutes les conditions étant à peu près
égales, chacun voit les mêmes chances de s’élever. J’y ai rencontré le
sentiment démocratique de l’envie exprimé de mille manières différentes.
J’ai remarqué que le peuple y montrait souvent, dans la conduite des
affaires, un grand mélange de présomption et d’ignorance, et j’en ai
conclu qu’en Amérique comme parmi nous, les hommes étaient sujets aux
mêmes imperfections et exposés aux mêmes misères.
Mais quand je vins à examiner attentivement l’état de la société, je
découvris sans peine que les Américains avaient fait de grands et
heureux efforts pour combattre ces faiblesses du cœur humain et corriger
ces défauts naturels de la démocratie.
Leurs diverses lois municipales me parurent comme autant de barrières
qui retenaient dans une sphère étroite l’ambition inquiète des citoyens,
et tournaient au profit de la commune les mêmes passions démocratiques
qui eussent pu renverser l’État. Il me sembla que les législateurs
américains étaient parvenus à opposer, non sans succès, l’idée des
droits aux sentiments de l’envie ; aux mouvements continuels du monde
politique, l’immobilité de la morale religieuse ; l’expérience du peuple,
à son ignorance théorique, et son habitude des affaires, à la fougue de
ses désirs.
Les Américains ne s’en sont donc pas rapportés à la nature du pays pour
combattre les dangers qui naissent de leur constitution et de leurs lois
politiques. A des maux qu’ils partagent avec tous les peuples
démocratiques, ils ont appliqué des remèdes dont eux seuls, jusqu’à
présent, se sont avisés ; et quoi qu’ils fussent les premiers à en faire
l’essai, ils ont réussi. »
Aujourd’hui, de tous côtés, on évoque le désintéressement, la méfiance,
voire le dégoût des citoyens, qui se manifeste, dans de nombreux pays,
par l’abstention ou le populisme, comme disait G. Vedel. Pour lui, la
cause en est « une dérive des institutions et des mœurs politique. La
classe politique s’est enfermée dans une sorte de système clos, où les
phénomènes de jeu, c’est-à-dire essentiellement la stratégie de la
conquête ou de la conservation du pouvoir, ont plus d’importance que la
réalisation de certains objectifs souhaités par l’opinion
publique ».
On peut aussi rappeler constamment la tentation démagogique des
candidats ou des élus qui, en quête de suffrages ou de réélection,
flattent les désirs immédiats du peuple. On
peut encore incriminer l’appauvrissement des débats électoraux ou les
scandales politico-financiers et bien d’autres anomalies, bref accuser
les gouvernants. Sans minimiser ces faits extrêmement graves et
déstabilisants, il
n’en reste pas moins vrai, comme l’écrit Claude Julien, qu’« en
démocratie, le principal responsable reste le citoyen, sans lequel rien
n’est possible car il est le dépositaire de la seule souveraineté
légitime. Le citoyen - avec ses partis politiques, syndicats,
associations - s’est laissé endormir par la croissance économique
(…). Le citoyen s’est laissé anesthésier par des systèmes
d’information qui lui donnent l’impression d’être « au courant », mais lui
refusent toute possibilité de comprendre les bouleversements du monde
moderne. Il n’a pas fait l’effort nécessaire pour comprendre la marche
du monde. Comment pourrait-il s’étonner de se sentir largué,
marginalisé ? Il est grand temps de réinventer la citoyenneté (…). Et
l’auteur de conclure de la seule conclusion possible : « pas de
citoyenneté sans effort de formation ». C’est la question qu’il faut
maintenant aborder.