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ii. Un régime _« fragile et difficile »_.

[1]

On ne compte plus les analyses mettant en évidence les « dysfonctionnements » de la démocratie. Nous allons en énumérer quelques-unes pour nous rendre compte de la gravité et de l’étendue des problèmes relevés par des démocrates rigoureux, toutes tendances confondues. Nous apprendrons ainsi à mieux connaître la démocratie dans sa réalité rêvée et vécue, avant d’examiner les différents remèdes proposés.


1. Cf. Petit alphabet de la démocratie, op. cit..

⁢a. L’illusoire souveraineté du peuple ?

Parmi les maux les plus souvent cités, se trouve la rupture entre la société civile et la société politique. Certes une distinction est inévitable dans la mesure où l’exercice d’une démocratie directe et permanente est impensable dans les grandes sociétés modernes. Notons d’ailleurs que l’antique démocratie grecque qui n’était pas représentative non seulement excluait de l’assemblée des citoyens les femmes, les esclaves et les étrangers, c’est-à-dire la très grande majorité de la population, favorisait les plus habiles à prendre la parole.

Dans nos sociétés modernes, la distinction entre gouvernés et gouvernants est devenue un fossé déplorable et dangereux.

Dans une analyse particulièrement fouillée⁠[1], Alain Touraine, comme d’autres observateurs, dénonce⁠[2] l’influence pernicieuse de forces qui rendent illusoire le pouvoir populaire. « …​ la réalité politique, écrit-il, est bien différente du modèle (…) proposé : les grandes organisations, partis et syndicats, pèsent d’un poids croissant sur la vie politique, ce qui enlève souvent toute réalité au peuple « supposé souverain » ; les intérêts particuliers ne disparaissent pas devant la volonté générale et les oligarchies se maintiennent. Enfin, le fonctionnement démocratique ne pénètre pas dans la plupart des domaines de la vie sociale et le secret, contraire à la démocratie, continue à jouer un rôle important ; derrière les formes de la démocratie se construit souvent un gouvernement de techniciens et des appareils. »

Georges Vedel⁠[3] confirme : « La démocratie, gouvernement du peuple par le peuple , est la manière de réaliser l’identification la plus poussée entre les gouvernants et les gouvernés. Cet idéal est, bien entendu, très élevé mais on peut en réaliser une approximation suffisante lorsqu’un certain nombre de conditions se trouvent réunies : le suffrage universel, des élections libres, le pluralisme des partis politiques, une organisation constitutionnelle fixe, la garantie des droits et libertés essentiels.

Or, nous avons aujourd’hui le sentiment - et c’est vrai dans d’autres pays que la France - que ces moyens nécessaires ne sont pas suffisants pour assurer le fonctionnement du système. Il y a au moins chez les gouvernés, l’impression de n’avoir, en réalité, que très peu de part aux décisions qui les concernent ». A partir du moment où les citoyens estiment que leur vote ne sert pas à grand-chose, ils sont tentés de s’abstenir, dans les pays où cela est possible, ou de rêver à une solution « populiste » : à un homme providentiel ou à un mouvement populaire qui remplaceraient avantageusement, pensent-ils, le traditionnel parti politique.

Dans une étude plus technique, Serge-Christophe Kolm⁠[4] s’est attaché à montrer comment il se fait que les élections qui, en principe, permettent au peuple de tout changer, ne changent pas grand chose finalement dans la mesure où une classe restreinte monopolise le pouvoir et les biens. Très sévèrement, il écrit que « l’élection est une cérémonie de légitimation, intronisation du député par l’électorat ou sacre du président par le peuple, sans que celui-ci ait grand choix. Le scrutin a bien des aspects de dérivatif psycho-social, de fête votive plutôt que de vote souverain ». Comme A. Touraine, il regrette que « le système empêche des citoyens d’être maîtres et responsables de leur sort » dans la mesure où « la délégation de pouvoir par l’élection n’est que le début d’une longue chaîne de délégations de pouvoirs successives », délégation de décision et délégation des moyens de la faire appliquer⁠[5]. De nombreux facteurs rendent problématique la maîtrise politique du peuple: le peu de choix réel laissé aux électeurs, la centralisation, la durée des mandats, les programmes vagues et généraux, l’information superficielle, la similitude des programmes, la sélection des candidats hors du contrôle des électeurs, les bluffs à l’expertise. Pour l’auteur, ces entraves à une authentique démocratie ne sont pas accidentelles, elles sont recherchées par les candidats politiques et par les groupes qui financent les propagandes électorales en échange du maintien de certains privilèges.

Nous pouvons ajouter à ce tableau pessimiste que les résultats d’une élection sont tributaires du système électoral choisi. Toute une série de techniques appliquées à un même moment dans un lieu donné auraient des conséquences différentes suivant le mode de scrutin (proportionnel, majoritaire) et la présence ou l’absence de mécanismes subtils comme la case de tête, la cooptation, l’apparentement, etc.

Une fois les voix décomptées, des majorités inattendues peuvent se former avec même des partis désavoués par l’électorat, l’essentiel étant de respecter l’arithmétique. Cette obsession du nombre, en démocratie, est la cause de ce qu’on appelle l’électoralisme : les promesses faites lors des campagnes électorales sont-elles d’abord soucieuses du bien commun ou de l’influence qu’elles pourront avoir sur les citoyens le temps d’une campagne ?

L’influence des « groupes » évoqués par Touraine et Kolm favorise la particratie et la politisation de toute la société. Cornélius Castoriadis n’hésite pas à écrire que « sur le plan du fonctionnement réel, le « pouvoir du peuple » sert de paravent au pouvoir de l’argent, de la techno-science, de la bureaucratie des partis et de l’État, des médias »[6].


1. qu’est-ce que la démocratie ? Fayard, 1994. L’auteur a écrit de nombreux ouvrages sur la société, la politique et l’économie. Il a été chargé, en 1989, par le directeur général de l’Unesco, de prendre la responsabilité intellectuelle d’un colloque international sur la démocratie qui s’est réuni à Prague en 1991. Les rapports d’introduction et de conclusion présentés par A. Touraine ont été le point de départ de ce livre.
2. Op. cit., p.19.
3. Doyen honoraire de la Faculté de droit de Paris, ancien membre du Conseil constitutionnel, in Faut-il désespérer de la démocratie ? Géopolitique, Hiver 1991-1992, n° 36, pp. 9-14.
4. Les élections sont-elles la démocratie ? Cerf, 1977. L’auteur fut professeur de science économique aux universités de Harvard et Stanford, Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris.
5. Op. cit., pp. 12-19. On trouve la même critique chez Jean-Jacques Rousseau : « Le peuple anglais pense être libre : il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde » (Du contrat social, Livre III, chap. XV).
6. La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe IV, Seuil, 1996, p. 203.

⁢b. Un problème moral ?

Dans la mesure où les auteurs suggèrent que la pratique démocratique courante repose sur une tromperie, on peut penser qu’au delà des structures, le facteur humain est ici tout à fait déterminant.

La démocratie sera plus ou moins saine ou plus ou moins malade suivant la qualité des personnes qui doivent la faire vivre et l’animer, à commencer par les représentants du peuple. Certes, il ne faut pas confondre morale et politique. Il y a une connaissance spécifique dont on ne peut faire l’économie. La vertu, voire la sainteté, ne peut remplacer la compétence spécifique. Certes, on peut penser aussi que tout régime politique, quel qu’il soit, « s’effondre sur lui-même quand il n’existe plus de force morale pour le porter »[1] mais il semble que le problème soit particulièrement important dans un régime démocratique. C’est, en tout cas, ce qu’ont mis en évidence des penseurs classiques

Xénophon, dans le Banquet[2] montre comment des hommes politiques flattent le peuple pour le conduire. La frontière entre démocratie et démagogie ne semble reposer que sur l’intégrité des acteurs.

Platon reprendra cette analyse et la développera dans la République[3]. « Quand un état démocratique, altéré de liberté, trouve à sa tête de mauvais échansons, il ne connaît plus de mesure et s’enivre de liberté pure ». Platon souligne ainsi la responsabilité des dirigeants dans la dégradation de la démocratie marquée par le refus d’obéir aux autorités légitimes et naturelles. Dans cette recherche de liberté totale encouragée par la flatterie ou le laisser-aller des responsables, les citoyens sont devenus « si ombrageux qu’à la moindre apparence de contrainte, ils se fâchent et se révoltent, et ils en viennent (…) à se moquer des lois écrites et non écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître ». La situation est particulièrement grave et débouche inévitablement sur le remplacement de la démocratie par une tyrannie car « de l’extrême liberté naît la servitude la plus complète et la plus atroce ».

De même, saint Thomas mettra en évidence la responsabilité du dirigeant dans l’effondrement ou la perversion d’un régime, y compris du régime démocratique⁠[4] « …​qu’un membre quelconque d’un gouvernement collectif se détourne de la recherche du bien commun, le danger de dissension menace la multitude des sujets, parce que, quand la dissension règne entre les chefs, c’est une conséquence logique qu’elle s’établisse dans la multitude. » Faisant allusion notamment à l’histoire romaine, saint Thomas note que « presque tous les gouvernements collectifs se sont terminés en tyrannie ». Il l’explique par le fait que « lorsque la dissension est née au sein d’un gouvernement de plusieurs, il arrive souvent qu’un seul s’élève au-dessus des autres et usurpe pour lui seul la domination de la multitude ».

Dans la gestion des affaires publiques, c’est l’intelligence qui doit diriger. l’intelligence étant ici entendue non comme capacité intellectuelle mais comme « cette droite estimation de quelques principes fondamentaux et connus de soi. »[5] « …​dans le gouvernement humain le désordre provient de ce que le chef ne commande pas en raison de la prééminence de son intelligence mais usurpe l’autorité par sa force corporelle, ou parce qu’une affection sensible porte les autres à lui confier la direction. »[6]

Or, comme l’écrit Denis Sureau⁠[7], pour saint Thomas, « par suite du dérèglement provoqué par le péché, la plupart des hommes ne se comportent pas conformément à la raison, car en eux domine la sensualité. Les mauvais sont plus nombreux que les bons, les égoïstes l’emportent sur ceux qui ont le souci du bien commun ».

Très classique aussi est l’analyse célèbre de Montesquieu. Déjà dans les Lettres persanes (1721), nous l’avons vu, l’auteur donne la « vertu » comme fondement à la démocratie : l’« humanité », la connaissance de la justice, l’oubli de soi et la totale générosité qui pousse à travailler pour les autres à chercher d’abord leur bonheur sans restriction ni arrière-pensée. Inspiré par Xénophon et Platon, Montesquieu développera cette intuition dans L’esprit des lois » : « Il ne faut pas beaucoup de probité, y écrit-il, pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintienne ou se soutienne. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout. Mais, dans un état populaire, il faut un ressort de plus, qui est la vertu. (…) Car il est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même et qu’il en portera le poids.

Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois, peut aisément réparer le mal : il n’a qu’à changer de Conseil ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu »[8].

Cette vertu, il la définit d’abord négativement comme l’absence d’ambition et d’« avarice » (entendue comme « désir de posséder »)⁠[9]. Plus loin, il précisera que la « vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence ». Pour établir cet amour, le gouvernement démocratique a besoin « de toute la puissance de l’éducation »[10]. En fait, la vertu démocratique se définit par un triple amour : celui des lois qui exige courage, désintéressement et sacrifice⁠[11] ; celui de l’égalité qui impose les lois à tous les citoyens sans exception⁠[12] ; enfin, celui de la frugalité⁠[13] nécessaire au maintien de l’égalité⁠[14]. Ainsi, la démocratie se corrompt « non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême[15] , et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour commander ». On assiste alors, à tous les niveaux de la société, à un refus général d’obéissance - chacun s’estimant capable d’exercer n’importe quel pouvoir - et, en même temps, à la démission de l’autorité légitime qui renonce à exercer ses responsabilités. «  Le peuple tombe dans ce malheur, précise Montesquieu, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’aperçoive pas leur avarice[16], ils flattent sans cesse la sienne »[17]. L’ambition, l’« avarice » et finalement la paresse auront tôt fait de dépouiller l’État et de le menacer : l’anarchie ou la tyrannie guettent⁠[18].

Reprenant l’analyse de Montesquieu, Rousseau, tout en faisant remarquer que la vertu est nécessaire à toute forme de gouvernement, note qu’il faut à la démocratie plus de vigilance et de courage pour se maintenir. « C’est surtout, écrit-il, dans cette constitution que le citoyen doit s’armer de force et de constance (…). S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes »[19].

Alexis de Tocqueville⁠[20] s’interrogeant sur ce qui permet à la démocratie américaine de se maintenir, souligne notamment l’importance des lois mais, plus encore, celle des mœurs : « ce sont, écrit-il, (…) particulièrement les mœurs qui rendent les Américains des États-Unis, seuls entre tous les Américains, capables de supporter l’empire de la démocratie ; et ce sont elles encore qui font que les diverses démocraties anglo-américaines sont plus ou moins réglées et prospères. » Il ajoute : « on attribue trop d’importance aux lois, trop peu aux mœurs. (…) Je suis convaincu que la situation la plus heureuse et les meilleures lois ne peuvent maintenir une constitution en dépit des mœurs, tandis que celles-ci tirent encore parti des positions les plus défavorables et des plus mauvaises lois. L’importance des mœurs est une vérité commune à laquelle l’étude et l’expérience ramènent sans cesse ». Si le but de l’auteur était de montrer « que les lois et surtout les mœurs pouvaient permettre à un peuple démocratique de rester libre », c’est qu’il a constaté qu’un régime d’égalité est menacé par l’individualisme anarchique ou la tyrannie de la majorité. Seule une influence morale sur la loi et, à travers elle, sur les mœurs de l’ensemble peut préserver la démocratie. « J’ai rencontré, explique-t-il, en Amérique des passions analogues à celles que nous voyons en Europe ; les unes tenaient à la nature même du cœur humain ; les autres, à l’état démocratique de la société.

C’est ainsi que j’ai retrouvé aux États-Unis l’inquiétude du cœur, qui est naturelle aux hommes quand, toutes les conditions étant à peu près égales, chacun voit les mêmes chances de s’élever. J’y ai rencontré le sentiment démocratique de l’envie exprimé de mille manières différentes. J’ai remarqué que le peuple y montrait souvent, dans la conduite des affaires, un grand mélange de présomption et d’ignorance, et j’en ai conclu qu’en Amérique comme parmi nous, les hommes étaient sujets aux mêmes imperfections et exposés aux mêmes misères.

Mais quand je vins à examiner attentivement l’état de la société, je découvris sans peine que les Américains avaient fait de grands et heureux efforts pour combattre ces faiblesses du cœur humain et corriger ces défauts naturels de la démocratie.

Leurs diverses lois municipales me parurent comme autant de barrières qui retenaient dans une sphère étroite l’ambition inquiète des citoyens, et tournaient au profit de la commune les mêmes passions démocratiques qui eussent pu renverser l’État. Il me sembla que les législateurs américains étaient parvenus à opposer, non sans succès, l’idée des droits aux sentiments de l’envie ; aux mouvements continuels du monde politique, l’immobilité de la morale religieuse ; l’expérience du peuple, à son ignorance théorique, et son habitude des affaires, à la fougue de ses désirs.

Les Américains ne s’en sont donc pas rapportés à la nature du pays pour combattre les dangers qui naissent de leur constitution et de leurs lois politiques. A des maux qu’ils partagent avec tous les peuples démocratiques, ils ont appliqué des remèdes dont eux seuls, jusqu’à présent, se sont avisés ; et quoi qu’ils fussent les premiers à en faire l’essai, ils ont réussi. »

Aujourd’hui, de tous côtés, on évoque le désintéressement, la méfiance, voire le dégoût des citoyens, qui se manifeste, dans de nombreux pays, par l’abstention ou le populisme, comme disait G. Vedel. Pour lui, la cause en est « une dérive des institutions et des mœurs politique. La classe politique s’est enfermée dans une sorte de système clos, où les phénomènes de jeu, c’est-à-dire essentiellement la stratégie de la conquête ou de la conservation du pouvoir, ont plus d’importance que la réalisation de certains objectifs souhaités par l’opinion publique »[21].

On peut aussi rappeler constamment la tentation démagogique des candidats ou des élus qui, en quête de suffrages ou de réélection, flattent les désirs immédiats du peuple⁠[22]. On peut encore incriminer l’appauvrissement des débats électoraux ou les scandales politico-financiers et bien d’autres anomalies, bref accuser les gouvernants. Sans minimiser ces faits extrêmement graves et déstabilisants⁠[23], il n’en reste pas moins vrai, comme l’écrit Claude Julien⁠[24], qu’« en démocratie, le principal responsable reste le citoyen, sans lequel rien n’est possible car il est le dépositaire de la seule souveraineté légitime. Le citoyen - avec ses partis politiques, syndicats, associations - s’est laissé endormir par la croissance économique (…). Le citoyen s’est laissé anesthésier par des systèmes d’information qui lui donnent l’impression d’être « au courant », mais lui refusent toute possibilité de comprendre les bouleversements du monde moderne. Il n’a pas fait l’effort nécessaire pour comprendre la marche du monde. Comment pourrait-il s’étonner de se sentir largué, marginalisé ? Il est grand temps de réinventer la citoyenneté (…). Et l’auteur de conclure de la seule conclusion possible : « pas de citoyenneté sans effort de formation ». C’est la question qu’il faut maintenant aborder.


1. HUDE Henri, Ethique et politique, Ed. Universitaires, 1992, p. 12.
2. (430-355), Chapitres III et IV.
3. VIII, 562b-564.
4. De Regno, op. cit., I, V.
5. IIa IIae, 49, 2.
6. Somme contre les gentils, III, 81.
7. In St Thomas, Petite somme politique, Anthologie de textes politiques traduits et présentés par Denis Sureau, Pierre Téqui, 1997, p. 170.
8. De l’esprit des lois, Livre III, Chapitre III, Garnier, 1961, Tome I, p. 24.
9. Id., pp. 24-26.
10. Livre IV, chapitre V, op. cit., pp. 38-39.
11. « On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence » (IV, 5, p. 39)
12. « L’amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie ; l’amour de la démocratie est celui de l’égalité » ((V, 3, p. 46).
13. Livre V, chapitres III-VII, op. cit., pp. 46-55.
14. « L’amour de la démocratie est encore l’amour de la frugalité. (…) Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages y doit goûter les mêmes plaisirs et former les mêmes espérances ; chose qu’on ne peut attendre que de la frugalité générale. (…) Les richesses donnent une puissance dont un citoyen ne peut pas user pour lui ; car il ne serait pas égal. Elles procurent des délices dont il ne doit pas jouir non plus parce qu’elles choqueraient l’égalité tout de même » (V, 3, pp. 46-47).
15. Le véritable esprit d’égalité « ne cherche pas à n’avoir point de maître, mais à n’avoir que ses égaux pour maîtres » (Livre VIII, chapitre III, op. cit., p. 121).
16. Entendue ici comme le désir de posséder.
17. VIII, 2, pp. 119-120.
18. Livre VIII, chapitre II, op. cit., pp. 119-121.
19. Contrat social, Livre III, chapitre V, pp. 113-114.
20. De la démocratie en Amérique, n° 13, Idées, NRF, 1968, pp. 180-186.
21. Op. cit., p. 10.
22. Vaclav Havel dénonce: « Le pragmatisme des politiciens qui veulent l’emporter aux élections futures, et qui reconnaissent donc pour autorité suprême la volonté et l’humeur d’une société de consommation capricieuse » (Il est permis d’espérer, Calmann-Lévy, 1997, p. 36). Pour Chantal Delsol, « la démocratie subit la corruption des gouvernants » et de fustiger « les alliances vénéneuses entre les pouvoirs en principe séparés » ou encore « la faiblesse devant les conflits extérieurs, les débâcles humanitaires » (Le souci contemporain, op. cit., pp. 110-111).
23. Pour mémoire, rappelons qu’en Italie, en 1992-1993, l’opération « mains propres », dans sa lutte contre les pratiques maffieuses et malversations de toutes sortes, a concerné 1936 chefs d’entreprise, 1073 administrateurs locaux, 247 parlementaires. 18 inculpés ont pris la fuite, 12 se sont suicidés. 49 sentences ont été émises et on a chiffré à 15.000 milliards de lires (un peu plus de 7 milliards d’euros) le montant des pots-de-vin versés sur 10 ans. (Enquête du Nouvel Observateur, citée par Christian Baboin-Jaubert in La morale en politique…​, Editions de l’Atelier, 1995, p. 18.
24. JULIEN Claude, Citoyens et pouvoir en Europe, Labor, 1993.

⁢c. Le règne de l’opinion ?

On se souvient peut-être de ces remarques acides et pessimistes de René Guénon : « la grande habileté des dirigeants, dans le monde moderne, est de faire croire au peuple qu’il se gouverne lui-même ; et le peuple se laisse persuader d’autant plus volontiers qu’il en est flatté et que d’ailleurs il est incapable de réfléchir assez pour voir ce qu’il y a là d’impossible. C’est pour créer cette illusion qu’on a inventé le « suffrage universel » (…) l’incompétence des politiciens les plus « en vue », semble n’avoir qu’une importance relative ; (…) cette incompétence même offre l’avantage d’entretenir l’illusion dont nous venons de parler : c’est seulement dans ces conditions, en effet, que les politiciens en question peuvent apparaître comme l’émanation de la majorité, étant ainsi à son image, car la majorité, sur n’importe quel sujet qu’elle soit appelée à donner son avis, est toujours constituée par les incompétents, dont le nombre est incomparablement plus grand que celui des hommes qui sont capables de se prononcer en parfaite connaissance de cause »[1]

Ce texte excessif a au moins le mérite de mettre en évidence l’importance capitales des qualités intellectuelles, en démocratie, et donc aussi sur la formation et l’information des citoyens.

En principe, en démocratie, chacun peut exprimer son opinion et la loi est présentée comme le fruit de la volonté populaire. Nous avons vu précédemment qu’il fallait, dans la réalité, relativiser cette conception fort théorique et hypothétique.

Quoi qu’il en soit, il est clair, aujourd’hui, en maints pays, que la démocratie peut se définir comme un « pouvoir de l’homme sur l’homme », pour reprendre l’expression de Roger Lallemand, parce qu’elle place l’origine des pouvoirs uniquement dans la volonté collective des citoyens⁠[2] exprimée par le suffrage universel.

L’idée est dans le texte fondateur de la Déclaration de droits de l’homme et du citoyen de 1789⁠[3] et on la retrouve dans les analyses incontournables du philosophe Claude Lefort : « La démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir(…) »[4]. Jean Weydert qui cite ce texte explique qu’il ne peut en être autrement puisque « la démocratie (…) part de l’idée que l’individu est premier et qu’il faut engendrer la société à partir de lui »[5]. Très précisément, la démocratie moderne surgit de la proclamation de l’égalité des citoyens et de leur liberté d’opinion et d’expression. Dès lors, la société démocratique, « se donnant à elle-même sa propre loi, est par là même incapable de se donner un point d’arrêt »[6].

Le nouveau prince s’appellera donc majorité. C’est un prince dangereux dans le contexte relativiste où nous vivons. Tocqueville l’avait bien remarqué et ne craignait pas de parler de la tyrannie de la majorité en termes très forts : « Ce que je reproche, écrivait-il, au gouvernement démocratique, tel qu’on l’a organisé aux États-Unis, ce n’est pas, comme beaucoup de gens le prétendent en Europe, sa faiblesse, mais au contraire sa force irrésistible. Et ce qui me répugne le plus en Amérique, ce n’est pas l’extrême liberté qui y règne, c’est le peu de garantie qu’on y trouve contre la tyrannie.

Lorsqu’un homme ou un parti souffre d’une injustice aux États-Unis, à qui voulez-vous qu’il s’adresse ? A l’opinion publique ? c’est elle qui forme la majorité ; au corps législatif ? il représente la majorité et lui obéit aveuglément ; au pouvoir exécutif ? il est nommé par la majorité et lui sert d’instrument passif ; à la force publique ? la force publique n’est autre chose que la majorité sous les armes ; au jury ? le jury, c’est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts : les juges eux-mêmes, dans certains États, sont élus par la majorité. Quelque inique ou déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut donc vous y soumettre »[7].

Certes, ce texte devrait être nuancé et adapté mais il met bien, par ses excès, en évidence un problème réel. Kolm parlait de la « séduction-viol du peuple »[8], Léo Moulin ne craint pas d’affirmer qu’il ne croit pas « que la majorité, forte de sa légitimité, ne fera pas de la souveraineté du nombre, une tyrannie nouvelle (…) sans oublier l’action des partis politiques au pouvoir qui n’inclinent guère, par nature, à tolérer les « courants », les « ressourcements » et, moins encore les dissidences »[9]. M. Schooyans explique, quant à lui, ce paradoxe : « la démocratie repose sur l’égalité de tous, sur la liberté de pensée, d’expression, d’association, etc. ; mais, lorsqu’elle est absolutisée, la règle de la majorité fait que les « valeurs » de la démocratie dérivent de la prépondérance de certaines voix. Par conséquent, les valeurs ainsi définies n’ont aucune chance d’être jamais acceptées comme universelles, alors qu’elles ont la prétention de s’imposer à tous au nom d’une fiction : la volonté générale, censée s’exprimer à la majorité des voix.

En conséquence, la règle de la majorité, dans son interprétation abrupte, est non seulement insuffisante mais dangereuse, si elle n’est pas surplombée par des références morales et assortie de ces correctifs essentiels que sont la vérité et la solidarité (ou sociabilité). La règle formelle de la majorité « légitime » a priori la tyrannie des plus nombreux et de leurs meneurs. Cette même règle implique une indifférence de principe face à la vérité et face au bien. (…) Le rôle accordé à la majorité explique la fonction essentielle laissée à l’opinion et aux sentiments, qu’il faut travailler et manipuler. De plus, comme la majorité est censée refléter l’opinion générale, il faut qu’elle appelle à l’existence un tribunal permanant chargé de désigner la dissidence et de la condamner.

En somme, l’indifférence méthodique vis-à-vis de la question de la vérité engendre fatalement l’aveuglement vis-à-vis du bien comme du mal ; elle est une des causes principales de la facilité avec laquelle les idéologies totalitaires ont été introjectées au XXe siècle »[10].

L’auteur dénonce aussi ce que certains appellent « la tyrannie du consensus » plus subtile mais tout aussi dangereuse⁠[11]. Dans un premier sens, le mot « consensus » ou, plus rarement « consentement » signifie le « jugement concordant des hommes, par lequel on affirme la vérité de certaines propositions ». Mais, ce n’est pas en ce premier sens que le mot « consensus » est employé aujourd’hui, dans les milieux politiques en général : « consensus » « signifie alors l’ »acquiescement donné à un projet » ; la « décision de ne pas s’y opposer » (Robert). Foulquié⁠[12] est encore plus précis : « Acte par lequel quelqu’un donne à une décision dont un autre a eu l’initiative l’adhésion personnelle nécessaire pour passer à l’exécution. »

Alors qu’au premier sens, l’accent est mis sur l’assentiment de l’esprit à une réalité qui est affirmée, dans le deuxième sens, l’accent est mis sur l’entente des personnes en vue d’un projet d’action. Pour faire bref : accord général des intelligences dans le premier cas ; accord des volontés individuelles dans le second. Dans l’usage qui en est fait aujourd’hui, le mot consensus est donc un terme très ambigu puisque l’on glisse facilement de la deuxième signification à la première. Le terme donne faussement à penser que l’on renvoie à des propositions à la vérité desquelles on marque son assentiment alors qu’il renvoie à l’adhésion à des décisions volontaires dont le rapport à la vérité n’est nullement pris en compte ». La pensée du philosophe américain John Rawls⁠[13] a donné, entre autres, une caution intellectuelle à cette technique. Pour lui, « il est vain de vouloir s’entendre sur quelques vérités fondamentales, sur quelques normes morales universelles. Les nécessités de la pratique sont cependant là: nous devons agir « justement ». Et pour agir justement nous devons engager une procédure au cours de laquelle nous, qui devons décider, ferons attention courtoisement aux positions de chacun, puis nous trancherons, nous déciderons. La décision sera juste, non parce qu’elle honore des droits de l’homme que l’on aurait reconnus et que l’on respecterait, mais parce qu’elle est l’expression d’un consensus, acquis éventuellement au terme d’un vote majoritaire ».

La seule valeur qui subsiste, indiscutable et intangible, est la démocratie elle-même.

Au risque de se contredire

La démocratie, lieu de l’incertitude et de l’absence de transcendance des normes, comme le montre Lefort⁠[14] , est vite confrontée à une angoissante contradiction qui avait déjà été soulignée lors de l’élection des dictateurs Mussolini et Hitler et qui fut ranimée lors de la victoire en Carinthie, en février 2000, du leader de l’extrême-droite autrichienne Jorg Haider. Cette élection souleva l’inquiétude et l’indignation du monde politique européen. Or, si la démocratie est strictement le régime de la souveraineté populaire et si le droit est entièrement positif, fruit de cette même volonté populaire, au nom de quoi peut-on condamner le choix d’une personnalité controversée ? Un journaliste fit remarquer que face à un tel événement il était « bien de rappeler les principes démocratiques et éthiques »[15] . Mais si l’exercice de la volonté populaire est mesuré par des valeurs qui échappent au suffrage des hommes, il faudrait les affirmer, les fonder et les faire respecter dans tous les cas. On songe aux droits de l’homme mais nous avons vu que la tendance actuelle est de les relativiser ou de les réinterpréter au nom précisément d’une meilleure adaptation aux réalités humaines⁠[16].

Cette contradiction théorique se double d’une contradiction pratique. On fait comme si la démocratie reposait sur des principes universels qui ne sont malheureusement pas nettement affirmés. Mais le droit explicite ou implicite auquel on se réfère doit être indivisible sous peine de perdre son sens. Si donc on condamne, par exemple, la présence de l’extrême-droite dans la vie politique autrichienne parce qu’elle menace la démocratie, toute présence ou inspiration anti-démocratique doit être dénoncée. Or l’Europe sourcilleuse devant le cas autrichien n’a pas manifesté, à la même époque, la même sévérité vis-à-vis de la Turquie dont le gouvernement était marqué par l’extrême-droite, ni vis-à-vis de la Chine, de Cuba ou de la Russie⁠[17] où les droits de l’homme étaient ou sont bafoués à grande échelle.

A la recherche d’une cohérence sociale

Revenons encore à Claude Lefort. « La démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de certitudes »[18], réaffirme-t-il. Dès lors, ce sont des opinions diverses qui s’affrontent. L’opinion majoritaire s’impose à l’opinion minoritaire ce qui risque de conduire à des frustrations intolérables qui peuvent s’exprimer par diverses sortes de protestations physiques : manifestations, grèves, émeutes, terrorisme. Ce schéma simpliste paraît bien dépassé aujourd’hui où l’opinion s’est considérablement morcelée ( à la limite, il y a autant d’opinions que d’individus !). Les grands modèles politiques se sont effrités sous les coups de l’individualisme et de la méfiance vis-à-vis des idéologies, des modèles politiques tout faits. De plus en plus, les majorités sont le fruit de coalitions diverses. S’instaure le règne du débat et du compromis.

On peut s’en réjouir car, comme l’écrit Jean Weydert⁠[19] : « Les conflits qui divisent les esprits ne sont-ils pas paradoxalement des ferments d’unité ? Dans le débat démocratique, des préoccupations communes ne peuvent-elles pas apparaître et des projets collectifs se former ? N’est-il pas important, pour le succès de la discussion, que des convictions solidement argumentées s’affrontent et pas seulement des impressions, des intuitions ou des émotions ? Les vrais dangers ne sont-ils pas l’indifférence, une sorte de tolérance molle, la passivité que peuvent entretenir le consumérisme, le conformisme ou certaines utilisations des médias ? »

Cette réflexion est pleine de sagesse mais elle suppose que les interlocuteurs soient des hommes de bonne volonté, cherchant honnêtement le mieux-être d’une population. Malheureusement, les vices dénoncés plus hauts (électoralisme, groupes d’influence, réflexes idéologiques ou sociologiques, etc.) piègent les délibérations. Les frustrations ne disparaissent pas, elles peuvent s’étendre jusque dans le sein des majorités⁠[20] et, pire encore, « …​quand la société apparaît non seulement divisée, mais morcelée, le risque se fait jour de voir se substituer à l’attachement à la démocratie la quête d’un pouvoir autoritaire qui peut sembler rassurant »[21].

Pour éviter ce pire qui n’est pas une menace rêvée mais qui s’est insinué dans l’apparition de mouvements d’extrême-droite, il faut que la démocratie trouve un lien ou un liant qui donne de la cohérence à l’ensemble de la société. En effet, la démocratie ainsi livrée à la mouvance et aux tiraillements des opinions risque de s’atomiser c’est-à-dire de sombrer dans l’anarchie ou, au contraire, de se retourner contre elle-même.

Alexis de Tocqueville⁠[22], dans son analyse célèbre De la démocratie en Amérique, a montré que la démocratie engendre l’individualisme⁠[23] qui s’accroît au furet à mesure que les conditions s’égalisent. Les communautés ont alors tendance à se dissoudre car « non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le refermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur »[24]. Préoccupé seulement de lui-même, l’individu « abandonne volontiers la grande société à elle-même »[25]. Un despotisme nouveau risque d’apparaître : « …​je vois, écrit Tocqueville, une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilité leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leurs industries, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur retirer entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »[26] On a reconnu dans cette vision ce qu’on a appelé l’État-providence dont le rêve a marqué bien des démocraties à l’époque contemporaine. A travers cette peinture, se révèle le danger de ce qu’on a appelé la « dictature du consensus »[27] dont le principe est expliqué ainsi par Tocqueville : « Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. »[28]

Les démocraties modernes flottent entre l’anarchie et cette dictature du consensus à la recherche d’un lien social nouveau.

En effet, elles ne peuvent s’appuyer, comme la démocratie américaine, à l’origine, sur des communautés rassemblées par un fort sentiment religieux, par la lutte à la fois contre les aventuriers et les velléités centralisatrices. Le problème des démocraties aujourd’hui est bien celui du lien social ou plus exactement de son fondement.

Certains répondront que les démocraties se réfèrent à des « valeurs communes », « consacrées par des textes, inscrites dans les codes, les lois, les traités »[29]. Mais quelles sont ces valeurs ? La liberté et en particulier la liberté de conscience et donc le pluralisme ; la souveraineté du peuple, la limitation et le contrôle du pouvoir, la réduction des inégalités, Nous voilà, en fait revenus à notre point de départ. La démocratie se fonde sur elle-même mais cette foi démocratique partagée, à l’évidence, ne suffit pas à la convivialité et à la solidarité. Les valeurs démocratiques consacrées ne sont qu’un lien juridique. Ce lien juridique, ce contrat, si l’on veut, présuppose, comme l’a montré Joël Roman⁠[30], un « fondement extra-juridique », une confiance, une volonté de vivre ensemble, bref, un lien d’un autre type, un lien de vie, plus intime, plus profond.

Excluons d’emblée du débat les idéologies. Même si elles ne sont pas tout à fait mortes puisqu’on parle de néo-marxisme, de néo-fascisme, elles sont plus que suspectes aux yeux des démocrates contemporains car elles sont la négation même de la démocratie au même titre d’ailleurs que les intégrismes religieux qui confondent temporel et spirituel ou les nationalismes qui renaissent ici et là inspirant des « purifications » ethniques, linguistiques ou religieuses.

La religion ?

Tocqueville⁠[31], encore lui, soulignait l’importance des religions pour le bonheur terrestre des hommes en général et spécialement pour les « hommes qui vivent dans les pays libres ». « Quand la religion, explique-t-il, est détruite chez un peuple, le doute s’empare des portions les plus hautes de l’intelligence et il paralyse à moitié toutes les autres. Chacun s’habitue à n’avoir que des notions confuses et changeantes sur les matières qui intéressent le plus ses semblables et lui-même ; on défend mal ses opinions ou on les abandonne, et, comme on désespère de pouvoir, à soi seul, résoudre les plus grands problèmes que la destinée humaine présente, on se réduit lâchement à n’y point songer.

Un tel état ne peut manquer d’énerver les âmes ; il détend les ressorts de la volonté et il prépare les citoyens à la servitude.

Non seulement il arrive alors que ceux-ci laissent prendre leur liberté, mais souvent ils la livrent.

Lorsqu’il n’existe plus d’autorité en matière de religion, non plus qu’en matière politique, les hommes s’effrayent bientôt à l’aspect de cette indépendance sans limites. Cette perpétuelle agitation de toutes choses les inquiète et les fatigue. Comme tout remue dans le monde des intelligences, ils veulent, du moins, que tout soit ferme et stable dans l’ordre matériel, et, ne pouvant plus reprendre leurs anciennes croyances, ils se donnent un maître ». L’auteur se demande alors « si cette grande utilité des religions n’est pas plus visible encore chez les peuples où les conditions sont égales, que chez tous les autres.

Il faut reconnaître que l’égalité, qui introduit de grands biens dans le monde, suggère cependant aux hommes (…) des instincts fort dangereux ; elle tend à les isoler les uns des autres, pour porter chacun d’eux à ne s’occuper que de lui seul.

Elle ouvre démesurément leur âme à l’amour des jouissances matérielles.

Le plus grand avantage des religions est d’inspirer des instincts tout contraires. Il n’y a point de religion qui ne place l’objet des désirs de l’homme au-delà et au-dessus des biens de la terre, et qui n’élève naturellement son âme vers des régions fort supérieures à celles des sens. Il n’y en a point non plus qui n’impose à chacun des devoirs quelconques envers l’espèce humaine, ou en commun avec elle, et qui ne le tire ainsi, de temps à autre, de la contemplation de lui-même ? Ceci se rencontre dans les religions les plus fausses et les plus dangereuses.

Les peuples religieux sont donc naturellement forts précisément à l’endroit où les peuples démocratiques sont faibles ; ce qui fait bien voir de quelle importance il est que les hommes gardent leur religion en devenant égaux ».

Il est vrai que, traditionnellement, la religion a constitué un lien social particulièrement fort. Les hommes étant rassemblés dans une même conception du monde, par de mêmes rites, une même manière de vivre, de penser même s’il s’agissait souvent de pur conformisme ou de convenance sociale. En attendant les effets d’une nouvelle évangélisation qui sera toujours incomplète et toujours à reprendre, il n’en est plus de même aujourd’hui. L’athéisme a progressé mais il ne peut lui-même fournir le lien souhaité dans la mesure où, tout comme le sentiment religieux, il est devenu, dans l’inflation individualiste, multiforme.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la démocratie moderne, dans de nombreux pays européens, s’est construite explicitement ou implicitement sur la mise à l’écart délibérée de tout fondement religieux. Ce problème a déjà été soulevé à propos des Constitutions et de la présentation qu’elle faisait des droits de l’homme.

La définition la plus simple du dictionnaire le dit bien : « la démocratie place l’origine des pouvoirs dans la volonté collective des citoyens »[32]. C’est un écho des articles 3 et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789: « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément » ; « La loi est l’expression de la volonté générale ». Tels sont les fondements de la démocratie que nous appellerons libérale qui inquiète un auteur comme B.-H. Lévy, au même titre que le système totalitaire: « C’est la première fois aujourd’hui, écrit-il, que (le monde) se passe d’un référent ; d’un accrochage au divin. C’est la première fois qu’il rompt avec ce théisme diffus sans quoi les sociétés n’ont jamais fonctionné. Crépuscule des dieux, prélude au crépuscule des hommes »[33].

La culture ?

La culture a subi le même mouvement. On a longtemps beaucoup insisté sur la culture comme moyen essentiel de développer l’esprit et la sensibilité de l’homme au contact d’objets intellectuels et artistiques qui affirmaient, d’une manière ou d’une autre, l’éminence de la vie avec la pensée. Cette culture profondément humaniste et critique pouvait se prétendre universelle dans la mesure où elle transcendait les conditions historiques et les accidents de l’individualité pour s’attacher à ce qui est le plus humain dans l’homme. Dans le même temps, l’ethnologie utilisait le mot culture pour désigner tout signe humain. Dans le premier sens, classique dirons-nous, on considère qu’un concerto brandebourgeois mérite plus place dans la formation humaine qu’une cafetière dans la mesure où il est plus chargé de significations importantes pour l’esprit et la sensibilité que la cafetière. Dans le second sens, ethnologique, une petite auto en matière plastique est autant « signe humain », autant culturelle que la Vénus de Milo.

On constate aujourd’hui que la culture au sens classique, critique puisqu’elle instaure une hiérarchie, universelle puisqu’humaniste bat en retraite devant une « culture » particularisée et, à la limite, éparpillée dans les choix changeants et incohérents des individus, une « culture » qui instaure l’équivalence de tous les produits culturels.

On parle de société multiculturelle c’est-à-dire d’une société où se mélangent, du fait de l’immigration, des cultures et des ethnies différentes. Cette société multiculturelle réclame une éducation interculturelle qui prenne en compte les différences et s’ouvre à la diversité des valeurs.

A Finkielkraut⁠[34] a montré la contradiction inhérente au rêve de société pluriculturelle : « Il faut choisir en effet : on ne peut célébrer simultanément la communication universelle et la différence dans ce qu’elle a d’intransmissible (…). il y a contradiction insurmontable à vouloir fonder l’hospitalité sur l’enracinement ». Pour échapper (pense-t-on) à la contradiction, on promeut une « pédagogie de la relativité » : « toutes les cultures sont également légitimes et tout est culturel ». Dans l’espoir que l’Européen, par exemple, qui spontanément aime mieux l’Europe, vainque ses préférences naturelles, le Conseil de l’Europe demande aux enseignants qu’ils « luttent contre l’ethnocentrisme et les stéréotypes négatifs ». Ce relativisme militant détruit l’esprit de l’Europe qui « ne ressent plus son unité spirituelle »[35]. Ce relativisme détruit la vraie culture qui suppose choix, hiérarchie, valeurs et dissout précisément la culture européenne ou occidentale dans ce qu’elle avait d’essentiel : l’universalisme. Comme l’écrit J.-M. Paupert, elle « semble atteinte de la peste, la peste de l’impuissance et de la désespérance, la peste du découragement et de la démission, la peste de la démesure et du déséquilibre ».⁠[36]

L’évocation insistante de la culture européenne⁠[37] risque de passer, aux yeux de beaucoup, pour une manifestation de chauvinisme alors que nous sommes obligés de reconnaître simplement un fait : « L’homme qui est allé dans la lune, l’homme qui s’apprête à gagner Mars, le système solaire, la galaxie, à voyager entre les astres, c’est l’héritier de la sagesse grecque, de la mystique juive et chrétienne, de l’ordre romain, Athènes, Rome, Jérusalem : on ne peut manquer de les retrouver. Athènes a fourni le logos, elle a brillé des lumières et des feux de la raison raisonnable, elle a engendré le germe de toutes les sciences philosophiques et positives ; toutes nos mathématiques, toutes nos biologies, presque toutes nos philosophies sont écloses de cet œuf aux formes parfaites. Jérusalem, c’est, en contrepoids de ce cerveau, l’âme judéo-chrétienne, c’est l’inspiration mystique, c’est le « sed contra » perpétuel, la contestation permanente, au nom de l’Esprit, de toutes les autorités et de toutes les lois trop rationnelles, c’est l’allègement de toutes les pesanteurs, c’est le souffle divin. Rome, enfin, fusionna le tout, fournit le corps, ordonna les muscles et les nerfs, équilibra les forces, donna l’assise paysanne et la correction juridique »[38]. Les 3 en synergie, « en leurs apports conflictuels et complétifs ».⁠[39]

Si la culture européenne a un tel statut, c’est qu’à travers ses arts, ses philosophies, ses progrès techniques, et fondamentalement grâce aux valeurs chrétiennes qui l’informent, elle fut profondément humaniste et par là universelle, comme l’a souligné à de nombreuses reprises Léo Moulin⁠[40]. De même Vaclav Havel⁠[41] déclarait naguère : « en revendiquant notre appartenance à ce que l’on appelle l’Occident, nous revendiquons avant tout et essentiellement notre identité avec une civilisation, une culture politique, des valeurs spirituelles concrètes et des principes universels ».

Malheureusement, cette culture est en crise depuis le XIXe siècle avec l’éveil et l’exaltation des nationalismes et des particularismes.

Alain Finkielkraut a écrit l’histoire de cette « défaite »⁠[42]. Pour lui, trois forces ont travaillé à l’élimination de l’idée d’une culture universelle:

Tout d’abord, la théorie de l’allemand Johan Herder (1744-1803) qui lança le mouvement littéraire Sturm und drang (tempête et élan), qui prônait le sentiment face au rationalisme et exalta le Volksgeist (l’esprit du peuple). Pour lui, il n’y a pas de valeur universelle mais seulement des valeurs régionales. Il oppose la culture nationale à l’idée de civilisation. Qui pourrait concerner tous les hommes. L’invasion napoléonienne va, bien sûr, favoriser l’essor de cette conception qui influencera, par exemple, Goethe, du moins dans sa jeunesse.

Face à cette théorie, le « traditionalisme » français, initié par Joseph de Maistre (1753-1821) ou de Louis de Bonald (1754-1840), qui opposera le « génie » français à l’esprit égalitariste de la révolution puis au « génie » allemand lorsque les conflits menaceront⁠[43]. Ce traditionalisme contredisait la pensée d’un Ernest Renan affirmant qu’« avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a une culture humaine ».

Enfin, ces conceptions seraient restées peut-être accidentelles sans l’action politique et culturelle de l’Unesco qui va les amplifier à l’échelle du monde en déclarant que « les êtres humains tirent toute leur substance de la communauté à laquelle ils appartiennent ; que l’identité personnelle des individus se confond avec leur identité collective ; que tout en eux - croyances, valeurs, intelligence ou sentiments - procède de ce complexe de climat, de genre de vie, de langue qu’on appelait jadis Volksgeist et que l’on nomme aujourd’hui culture ; que l’important c’est l’intégrité du groupe et non l’autonomie des personnes, que le but de l’éducation n’est pas de donner à chacun les moyens de faire le tri dans l’énorme masse de croyances, d’opinions, de routines et d’idées reçues qui composent son héritage, mais bien au contraire de l’immerger dans cet océan (…) »⁠[44].

Dès lors, deux idées majeures s’imposent. Dans l’espace tout d’abord, il n’existe plus que des cultures toutes équivalentes quelles qu’elles soient (l’européenne n’est pas plus intéressante que la bantoue) et, dans le temps, la culture n’étant pas transmissible, il n’y a pas de continuité. Il est vain de vouloir retrouver dans nos ancêtres une image ou une esquisse de nous-mêmes. Il n’y a pas de caractères humains immuables, pas de progrès, pas de hiérarchie possible de valeurs. Seules des raisons socio-politiques peuvent nous amener à privilégier la musique de Bach plutôt que le rap. Bien plus, la distinction entre l’œuvre, le document et le divertissement est effacée⁠[45].

Finkielkraut relève ensuite 5 conséquences de cette égalisation des cultures.

Tout d’abord, la communication devient difficile car « ne parler de culture qu’au pluriel, (…) c’est refuser aux hommes d’époque diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi »[46].

En même temps, « il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype, ni invention, ni beauté, ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix ou à nommer culture sa pulsion du moment »[47].

Dans cette perspective, le racisme et la censure sont justifiés non plus, bien sûr, en fonction de l’infériorité de l’autre mais précisément à cause de la proclamation du caractère absolu des différences. Tout ce qui peut transcender la diversité est exclu.

L’exaltation de l’identité culturelle, aussi curieux que cela puisse paraître, apporte des arguments au xénophobe et au xénophile. Le xénophobe dira, devant l’invasion du tiers-monde en Europe : « préservons notre culture non pas qu’elle soit nécessairement supérieure mais simplement du fait qu’elle est nôtre ». Le xénophile répondra : « nous n’avons pas le droit de nous préférer, créons une société pluriculturelle et si l’Européen préfère spontanément l’Europe, il faut vaincre cette préférence naturelle par une pédagogie de la relativité qui proclame la déchéance des valeurs universelles et l’abolition de toute hiérarchie de valeurs

Est-il enfin nécessaire de rappeler que la promotion du volksgeist a favorisé l’éveil des nationalismes et des sous-nationalismes et nourrit donc les conflits armés ou non qui déchirent bien des régions d’Europe.

qu’espérer alors dans cette crise de la culture⁠[48] que certains estiment dépassée dans la mesure où nous assisterions en réalité à une destruction de la culture⁠[49] ?

Le travail ?

Dans l’effondrement général des références traditionnelles, le travail est apparu « comme le grand organisateur de l’échange social »[50].

Il est incontestable que le monde du travail est très « structurant » sur le plan personnel comme sur le plan social. Mais indépendamment du fait qu’il ne peut à lui seul construire la personne, il est lui aussi en crise et en mutation aujourd’hui. Que devient la force 'structurante » lorsque la durée du travail diminue, lorsque le travail devient précaire, lorsque l’on est privé de travail et que les tâches qui subsistent ou se créent, s’individualisent, se mondialisent ou se « technicisent » de plus en plus ? Comment espérer que le travail puisse encore remplir pleinement sa fonction sociale lorsque sous les coups de l’économisme libéral, il génère tant d’inégalités ?

Nous y reviendrons dans la troisième partie mais on peut dès à présent méditer cette réflexion de Jacques Attali⁠[51] :  »Je crois que le marché et la démocratie, qui sont pourtant deux valeurs que nos sociétés défendent depuis au moins le XVe siècle, se contredisent largement. Or, dans un univers où nous assistons à la victoire évidente du marché sur la démocratie, il est impératif de redonner à la collectivité et à ses structures représentatives - si possibles mondiales - les outils pour rééquilibrer la balance. J’ai relevé trois contradictions entre ces deux valeurs. Primo, celle liée à la durée - le marché privilégie le court terme alors que la société exige des décisions à long terme ; secundo, celle qui concerne les frontières - le marché n’en a cure, la démocratie en a un besoin vital pour donner un sens à la notion de citoyenneté ; et tertio, celle relative à la recherche du bien-être collectif - le marché prétend y parvenir par la juxtaposition des égoïsmes individuels, la démocratie affirme au contraire la primauté de la collectivité sur les intérêts particuliers. Ne pas remédier à cela, c’est courir le risque d’une aliénation complète de la démocratie aux principes du marché ».

Par ailleurs, nous y reviendrons aussi, de grandes puissances économiques et financières se sont constituées dans la seconde moitié du XXe siècle et favorisées par le néo-libéralisme triomphant depuis la chute de l’empire communiste, elles sont tentées de contrôler d’une manière ou d’une autre la vie sociale et politique. On sait que la corruption n’est plus seulement un mal qui ronge le tiers-monde mais une réalité quotidienne dans les pays dits développés.

La vieille intuition de Montesquieu affirmant que la frugalité est nécessaire à la démocratie semble hélas parfaitement confirmée : « moins il y a de luxe dans une république, écrivait-il, plus elle est parfaite. Il n’y en avait point chez les premiers Romains ; il n’y en avait point chez les Lacédémoniens ; et dans les républiques où l’égalité n’est pas tout à fait perdue, l’esprit de commerce, de travail et de vertu fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien, et que par conséquent il y a peu de luxe. (…)

A mesure que le luxe s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier. A des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d’autres désirs ? Bientôt elle devient ennemie des lois qui gênent. »[52]

Rappelons-nous aussi que Tocqueville⁠[53] n’imaginait pas de démocratie sans limites à la rationalité économique ou à l’individualisme et que pour lui, une des faiblesses de ce régime était précisément son esprit mercantile⁠[54].


1. GUENON René, La crise du monde moderne, Gallimard, 1946, pp. 88-89.
2. C’est la définition du Robert.
3. Art. 6: « La loi est l’expression de la volonté générale ».
4. LEFORT Claude, Essais sur le politique, Seuil, 1986 p. 29. Cf. également : L’invention démocratique, Livre de poche, 1981.
5. Op. cit., p. 82.
6. ROMAN Joël, qu’est-ce qui fait lien ?, in Fragile démocratie, op. cit., pp. 97-98.
7. De la démocratie en Amérique, Gallimard, 1968, p. 147.
8. Op. cit., pp. 131-135.
9. Moi…​ et les autres, Petit traité de l’agressivité au quotidien, Labor, 1996, p. 75. L’auteur cite en note le Dictionnaire politique de 1842, s.v° Minorité et TALMON J.-L., Les origines de la démocratie totalitaire, Paris, 1966.
10. La face cachée de l’ONU, Le Sarment, 2000, pp. 43-44.
11. Id., pp. 38-41.
12. FOULQUIE Paul, Dictionnaire de la langue philosophique, PUF, 1962.
13. Théorie de la justice, Le Seuil, 1987, pp. 595-596. Rawls trouve, par exemple, « démente » la hiérarchie des valeurs morales qu’Ignace de Loyola établit ; cf. DELSOL Ch., Le souci contemporain, Ed. Complexe, 1996, pp. 115-120.
14. L’invention démocratique, op. cit..
15. LEPAIGE Hugues, RTBf (radio), 17-2-2000, 7h30.
16. Ainsi, le droit à la vie a-t-il été entamé par le droit à l’avortement et à l’euthanasie. On ne peut même plus affirmer que quoi qu’il en soit, chacun reste libre de se conformer à sa conscience. En effet, en France, depuis la loi du 30-5-2001, l’entrave à l’avortement (y compris par pressions morales) est désormais un délit inscrit dans le code pénal. La même loi supprime les sanctions prévues auparavant pour incitation à l’IVG. Par ailleurs, un chef de service hospitalier qui, pour des raisons de conscience, refuse de pratiquer des avortements devra s’assurer que son service puisse les pratiquer. Mesure qui, évidemment, réduit la liberté de conscience. (Cf. ZENIT.org, 30-5-2001)
17. Le ministre belge des Affaires étrangères fut le plus virulent vis-à-vis de l’Autriche, conseillant même d’éviter ce pays comme lieu de vacances et refusant de serrer la main d’un ministre autrichien qui n’appartenait pas au parti de Haider. Mais le même ministre, le 26-3-2000, envoyait un télégramme de félicitations à Vladimir Poutine pour son élection à la présidence russe. Il y affirmait qu’ »une nouvelle génération porte les espoirs et l’avenir de ce grand pays ». Comme le faisait remarquer un journaliste, « en fait de nouvelle génération, M. Poutine a déjà une longue carrière derrière lui ; un passé au service du KGB soviétique, de la Stasi est-allemande, du FSB russe et, plus récemment, de la mafia du Kremlin » (La Libre Belgique, 29-3-2000). Le ministre belge avait aussi oublié la guerre en Tchétchénie qui tint lieu de principal programme électoral à V. Poutine. Il ne craignit pas le ridicule en précisant, dans son télégramme, qu’il espérait qu’« une issue politique pourra être trouvée dans les meilleurs délais à la crise de Tchétchénie ». Il y avait, à ce moment, trois mois que Grozny, la capitale avait été détruite.
18. Essais sur le politique, Seuil, 1986, p. 29. Rappelons-nous Platon soulignant le danger d’une liberté totale qui se moque « des lois écrites et non écrites » !
19. Op. cit., p. 11.
20. Une belle illustration a été fournie par la coalition « arc-en-ciel » qui présida à la destinée de la Belgique autour de l’an 2000. Les socialistes durent se libéraliser, les libéraux se socialiser et les écologistes perdirent nombre de leurs illusions.
21. WEYDERT Jean, op. cit., p. 9.
22. 1805-1859.
23. Tocqueville distingue l’individualisme de l’égoïsme : « L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout.
   L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis…​ » (op. cit., II,II,II, p. 125).
24. De la démocratie en Amérique, II, partie II, chapitre II, Garnier-Flammarion, 1981, p. 130.
25. Id., p. 128.
26. Id., II, partie IV, chapitre VI, pp. 385-386.
27. BERNARDI Bruno, in La démocratie, Corpus, GF Flammarion, 1999, p. 157.
28. De la démocratie en Amérique, op. cit., p. 396.
29. REMOND René, Forces et faiblesses de la démocratie en Europe, in Fragile démocratie, op. cit., p. 87.
30. qu’est-ce qui fait lien ?, in Fragile démocratie, op. cit., pp. 97-107.
31. De la démocratie en Amérique, op. cit., n° 17, pp. 220-230.
32. Robert.
33. La barbarie à visage humain, op. cit., p. 160.
34. La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, pp. 109-122..
35. KUNDERA Milan, in La Libre Belgique, 28-4-1983.
36. PAUPERT J.-M., Les mères patries, Jérusalem, Athènes et Rome, Grasset, 1982, p. 17.
37. A propos de la philosophie, Edmund Husserl, philosophe autrichien (1859-1938) , parlait de la « mission rectrice de l’Europe ». Pour le meilleur et à travers le pire, pourrait-on ajouter. Pensons à cette réflexion d’Emmanuel Lévinas (philosophe juif d’origine lituanienne) (1905-1995) : « L’Européen, je ne sais si c’est très populaire de dire cela, pour moi l’homme européen est central, malgré tout ce qui nous est arrivé en ce siècle(…). L’Europe a beaucoup de choses à se reprocher, son histoire a été une histoire de sang et de guerre aussi, mais c’était le lieu où ce sang et cette guerre ont été regrettés et constituent une mauvaise conscience, une mauvaise conscience de l’Europe qui est le retour de l’Europe, non vers la Grèce, mais vers la Bible ». (POIRIE François, LEVINAS Emmanuel, Essai et entretiens, Babel, 1987, p. 136).
   On peut aussi évoquer l’influence considérable que la philosophie européenne a exercé ou exerce encore aux États-Unis ou au Japon où des pensées originales n’ont pu se former qu’à partir des modèles européens (Cf. LAUGIER Sandra, Recommencer la philosophie, La philosophie américaine aujourd’hui, PUF, 1999 ; STEVENS Bernard, Topologie du néant, Une approche de l’école de Kyôto, Peeters, 2000). Tout confirme l’affirmation de Jean Brun (in L’Europe philosophe, Stock, 1988, p. 16) : « d’Europe sont parties des idées qui abordèrent peu à peu tous les continents ». On peut parler de sagesses aux quatre coins du monde, la philosophie est essentiellement européenne.
38. PAUPERT, op. cit., id.
39. Id., p. 314.
40. Cf. notamment : L’occident n’est pas un accident, in Géopolitique, Hiver 87-88, n° 20 pp. 57-62
41. L’angoisse de la liberté, Ed. De l’Aube, 1994, p.153
42. FINKIELKRAUT Alain, La défaite de la pensée, Gallimard, 1987.
43. Ainsi en fut-il vers 1870 avec Maurice Barrès (1862-1923) et vers 1914 avec Charles Maurras (1868-1952).
44. FINKIELKRAUT A., op. cit., pp. 100101.
45. Cette vision a influencé très nettement l’enseignement de la littérature, par exemple. Dans la préface d’un manuel utilisé dans l’enseignement secondaire belge (HAMBURSIN M., Textes en archipels, De Boeck-Duculot, 1990, p. IX), on peut lire cette citation qui soutient la perspective fondamentale du livre : « Il n’y a plus « une » grande culture, faite d’un ensemble fini d’œuvres qu’il serait impératif de connaître, et qui dépendrait du jugement des intellectuels de quelques grandes métropoles, mais une pluralité de cultures, ayant chacune leurs références propres et qui cohabitent ou rivalisent au sein d’un même milieu socio-culturel » (QUILLOT Roland, Un nouvel âge de la culture ?, in Le Débat, mars-avril 1989, Questions à la littérature, p. 38).
46. Id., p. 153.
47. Cf. aussi cette réflexion de C. Castoriadis à propos de la création culturelle depuis 1950 :  »…​impossible de sous-estimer la montée de l’éclectisme, du collage, du syncrétisme invertébré, et surtout, la perte de l’objet et la perte du sens, allant de pair avec l’abandon de la recherche de la forme, la forme qui est toujours infiniment plus que forme puisque, comme le disait Victor Hugo, elle est le fond qui monte à la surface » (op. cit., p. 204).
48. Cf. ARENDT Hannah, La crise de la culture, Idées Gallimard, 1972.
49. C’est la thèse de Michel Henry, in La barbarie, Grasset, 1987. La position de cet auteur est tout à fait radicale. Ce n’est pas le refus d’une culture universaliste qu’il déplore mais la possibilité même d’une culture définie comme « l’auto-transformation de la vie, le mouvement par lequel elle ne cesse de se modifier soi-même, afin de parvenir à des formes de réalisation et d’accomplissement plus hautes, afin de s’accroître ».(p. 14). L’objectivité technique et ses moyens médiatiques condamnent la culture à une clandestinité qui la rend inopérante dans la société.
50. ROMAN Joël, op. cit., p. 101.
51. Entretien in La libre Belgique, 11-3-1999. J. Attali, conseiller d’État français, fut un proche du président français François Mitterand et président de la Banque européenne de développement.
52. L’esprit des lois, Livre VII, chap. II, op. cit., pp. 104-105.
53. Cf. SIEDENTOP Larry, Revenir à Tocqueville, in Géopolitique, Hiver 1991-1992, n°36, pp. 24-25.
54. Les autres faiblesses sont, pour lui, la tendance au nivellement intellectuel et la médiocrité des ambitions de la démocratie.