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v. Et les papes ?

Si bien des papes se sont inquiétés des prises de position des théologiens de la seconde scolastique en ce qui concerne leur pouvoir temporel et les velléités d’autonomie des princes, il faut attendre le XIXe siècle pour trouver un développement désintéressé et d’une certaine ampleur sur le pouvoir civil et en particulier sur la forme que peut prendre ce pouvoir. C’est bien sûr l’avènement de la démocratie moderne qui provoquera cette réflexion.

Nous avons déjà, à propos de la question des droits de l’homme, évoqué la position de Pie VI confronté à la révolution française. Nous avons cité ce passage du Quod aliquantum (1791) où le Saint Père déclare que son intention « n’est pas d’attaquer les nouvelles lois civiles » ni « de provoquer le rétablissement du régime ancien de la France : le supposer serait renouveler une calomnie ». Le 5 juillet 1796, dans la bulle Pastoralis sollicitudo, Pie VI reconnaît la République française et demande aux catholiques de lui obéir. Certains penseront peut-être que cette prise de position est opportuniste, il n’empêche qu’elle semble parfaitement conforme à la grande tradition théologique que nous avons sommairement évoquée. Le régime importe peu pour autant qu’il ne soit ni tyrannique ni indifférent aux droits de Dieu.

⁢a. La clairvoyance prophétique de Pie VII

Le cardinal Chiaramonti, futur Pie VII, déclara, en 1797, dans une homélie : « La forme du gouvernement démocratique adopté parmi nous (…), ne répugne pas à l’Évangile, elle exige au contraire toutes les vertus sublimes qui ne s’apprennent qu’à l’école de Jésus-Christ »[1].

Cette affirmation peut surprendre, dans un premier temps, puisqu’elle semble insinuer qu’il ne peut y avoir de démocratie que chrétienne (en quel sens ?). Est-ce une bénédiction a posteriori d’un avènement inéluctable ? Quoi qu’il en soit, nous allons constater qu’elle va être, d’une certaine manière, confirmée par les analyses des souverains pontifes qui se sont penchés sur la démocratie et ses problèmes, une fois qu’ils se seront débarrassés du souci de leur pouvoir temporel.


1. Cité in Vacant..

⁢b. Un temps d’arrêt avec Grégoire XVI et Pie IX

Les vieilles théories connaîtront une dernière proclamation sous la plume de Grégoire XVI tout d’abord, qui, pourrait-on dire, résume de manière simpliste la position de ses prédécesseurs. En effet, il condamne les libertés de conscience, d’opinion et de presse puis engage les évêques « à rappeler aux peuples la doctrine de l’apôtre sur l’origine du pouvoir, et l’exemple des premiers chrétiens acceptant sans se révolter les ordres des empereurs quand ils ne touchaient qu’au temporel ». Ensuite il s’en prend à la séparation de l’Église et de l’État en défendant « l’union des deux pouvoirs qui s’est toujours montrée utile à la société civile comme à l’ecclésiastique »[1]. C’est sans doute la peur des révolutions et du laïcisme montant qui inspira à Grégoire XVI de telles formules qui paraissent très en recul par rapport à tout ce que la théologie a lentement établi au cours des siècles.

d’une certaine manière, Pie IX a, du moins dans l’encyclique Quanta cura suivie du Syllabus (Catalogue d’erreurs qui ont été condamnées dans différentes déclarations de Pie IX)⁠[2], mis le doigt sur ce que l’Église ne peut jamais admettre, quel que soit le régime en cause : la rupture entre l’opinion et la vérité, entre la volonté du peuple et le droit divin et humain, entre l’Église et l’État. Mais il condamne la proposition selon laquelle « L’abrogation du pouvoir civil dont jouit le Siège apostolique contribuerait au plus haut point à la liberté et au bonheur de l’Église »[3]. Il est évident que, dans le contexte historique, le Pape prétendait par l_ défendre l’intégrité de ses États pontificaux qui étaient la proie de nombreuses convoitises.

d’autre part, on sait aujourd’hui que, dans les années 1870, Pie IX ne craindra pas de se compromettre en considérant le comte de Chambord comme l’héritier légitime de la monarchie et comme le vrai représentant de la France⁠[4].

Il ne faut pas évidemment juger l’attitude de Pie IX sans tenir compte des circonstances dramatiques de son pontificat⁠[5]. Les épreuves que ses prédécesseurs et lui-même ont subies, les menaces que la civilisation « moderne » fait peser sur la foi expliquent les choix de ce souverain pontife canonisé le 3 septembre 2000⁠[6] en même temps que Jean XXIII qui avait beaucoup de vénération pour lui.


1. Mirari vos, 15 août 1832.
2. 8 décembre 1864.
3. Proposition 76.
4. MARTIN Mgr Jacques, Rétablir la monarchie ? Pie IX et le Comte de Chambord, OR, 14 juin 1988, pp. 10-11. L’auteur évoque aussi les réactions de Monseigneur de Ségur qui avait publié un opuscule enthousiaste intitulé « Vive le Roi ! ». Au grand étonnement du prélat, Pie IX le félicita (31-7-1871) :  »J’avoue, écrit Monseigneur de Ségur, que je ne m’attendais pas à voir le Saint-Père répondre à mon hommage. Rome est si prudente, les circonstances actuelles sont si difficiles, le sujet était si vif et si compromettant que, tout en étant assuré des sentiments de notre bon Saint-Père, je ne pensais pas qu’il osât les manifester officiellement ».
5. Cf. CHRISTOPHE Paul et MINNERATH Roland, Le Syllabus de Pie IX, Cerf, 2000.
6. A cette occasion, Jean-Paul II apporta une précision fort utile d’une manière générale : « La sainteté se vit dans l’histoire et aucun saint n’est soustrait aux limites et aux conditionnements qui sont le propre de notre humanité. Quand elle béatifie l’un de ses enfants, l’Église ne célèbre pas des choix historiques particuliers qu’il a accomplis, mais plutôt elle le propose à l’imitation et à la vénération à cause de ses vertus, à la louange de la grâce divine qui resplendit en celles-ci » (Homélie lors de la béatification de Pie IX, de Jean XXIII, de Mgr Tommaso Reggio, du P. Chaminade et de Dom Marmion, 3-9-2000, in D.C., 1-10-2000, p. 801).

⁢c. Enfin, Léon XIII vint…

Léon XIII va reprendre les grandes idées développées par la théologie catholique et clarifier la situation pour le temps présent et pour l’avenir.

A plusieurs reprises, il confirme que le pouvoir est de droit divin mais qu’aucun régime ne l’est : « …​s’il s’agit de désigner ceux qui doivent gouverner l’État, cette désignation pourra, dans certains cas, être laissée au choix et aux préférences du grand nombre, sans que la doctrine catholique y fasse le moindre obstacle. Ce choix, en effet, détermine la personne du souverain, il ne confère pas les droits de la souveraineté ; ce n’est pas l’autorité que l’on constitue, on décide par qui elle devra être exercée. Il n’est pas question davantage des différents régimes politiques : rien n’empêche l’Église d’approuver le gouvernement d’un seul, rien ne l’empêche d’approuver le gouvernement de plusieurs, pourvu que ce gouvernement soit juste et cherche le bien commun. Aussi, réserve faite des droits acquis, il n’est point interdit aux peuples de se donner la forme politique qui s’adapte le mieux ou à leur génie propre, ou à leurs traditions et à leurs coutumes »[1].

« …​la souveraineté n’est en soi nécessairement liée à aucune forme politique ; elle peut fort bien revêtir celle-ci ou celle-là, pourvu que cette forme assure efficacement l’utilité et le bien commun »[2].

« …​ préférer pour l’État une constitution tempérée par l’élément démocratique n’est pas en soi contre le devoir, à condition toutefois qu’on respecte la doctrine catholique sur l’origine et l’exercice du pouvoir public. Des diverses formes de gouvernement, pourvu qu’elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens, l’Église n’en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s’accorde avec elle pour l’exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte particulièrement les droits de l’Église »[3].

La leçon est claire une fois pour toutes : ce n’est pas la question du régime qui, en politique, est la question cruciale⁠[4] mais le souci du bien commun, le respect de la loi naturelle, des droits fondamentaux de la personne et des droits de l’Église.


1. Diuturnum illud, 29 juin 1881.
2. Immortale Dei, 1er novembre 1885.
3. Libertas praestantissimum, 20 juin 1888.
4. Ce rappel était, semble-t-il, indispensable surtout pour un grand nombre de catholiques français obsédés par la disparition de la monarchie au profit de la république. Trop préoccupés de la forme de l’État qu’ils ont tendance à dogmatiser, qu’ils soient démocrates ou monarchistes d’ailleurs, les catholiques français perdront bien des opportunités comme l’a montré Hans Maier (L’Église et la démocratie, Une histoire de l’Europe politique, Criterion, 1992, p. 252) : « Ce n’est pas la « Démocratie chrétienne » française qui a montré le chemin aux futurs partis démocrates-chrétiens d’Europe, mais le catholicisme politique de Belgique, Hollande et Allemagne ».

⁢d. Et aujourd’hui ?

C’est l’enseignement que nous retrouvons dans Gaudium et spes ainsi que dans le Catéchisme de l’Église catholique : « Si l’autorité renvoie à un ordre fixé par Dieu, « la détermination des régimes politiques, comme la détermination de leurs dirigeants doivent être laissées à la libre volonté des citoyens »[1].

« La diversité des régimes politiques est moralement admissible, pourvu qu’ils concourent au bien légitime de la communauté qui les adopte. Les régimes dont la nature est contraire à la loi naturelle, à l’ordre public et aux droits fondamentaux des personnes, ne peuvent réaliser le bien commun des nations auxquelles ils se sont imposés »[2].


1. GS 74, par. 3.
2. CEC 1901.