Nous avons déjà évoqué la « Politique tirée des propres paroles de
l’Écriture sainte » de Bossuet. Même si ce livre contient, le contraire
serait étonnant, d’excellentes réflexions, il n’en reste pas moins,
comme l’écrit P. de Laubier, qu’à travers cette lecture de la Bible,
Bossuet a tenté de réaliser « un compromis illusoire entre
l’impérialisme du roi de France et le catholicisme ». Certes, l’illustre orateur reconnaît que d’autres formes
légitimes de gouvernement peuvent fleurir dans d’autres pays, il
n’empêche qu’en ce qui concerne la France, il tente de justifier le
pouvoir en place (la monarchie absolue de droit divin) et de le
consolider en contestant le droit à l’insurrection reconnu par saint
Thomas et surtout en donnant au roi un pouvoir quasi totalitaire puisque
Bossuet, dans sa lecture sélective de l’Écriture, oublie le droit à la
liberté religieuse et l’indispensable distinction des pouvoirs temporel
et spirituel. Ainsi, face aux « fausses religions », même si Bossuet
reconnaît que « la douceur est préférable », il écrit tout de même que
le prince, « ministre de Dieu », « est le protecteur du repos public,
qui est appuyé sur la religion ». Le prince « doit soutenir son trône
dont elle est le fondement (…). Ceux qui ne veulent pas souffrir que
le prince use de rigueur en matière de religion, parce que la religion
doit être libre, sont dans une erreur impie. Autrement il faudrait
souffrir dans tous les sujets et dans tout l’État, l’idolâtrie, le
mahométisme, le judaïsme, toute fausse religion, le blasphème,
l’athéisme même, et les plus grands crimes seraient les plus
impunis ». Le prince est comparé à Dieu : « Dieu est infini, Dieu est tout.
Le prince, en tant que prince, n’est pas regardé comme un homme
particulier : c’est un personnage public, tout l’État est en lui, la
volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. Comme en Dieu
est réunie toute perfection et toute vertu, ainsi toute la puissance des
particuliers est réunie en la personne du prince. (…) La puissance
de Dieu se fait sentir en un instant de l’extrémité du monde à l’autre:
la puissance royale agit en même temps dans tout le royaume. Elle tient
tout le royaume en état comme Dieu y tient tout le monde. (…) Dieu
donne au prince de découvrir les trames les plus secrètes. Il a des yeux
et des mains partout. Nous avons vu que les oiseaux du ciel lui
rapportent ce qui se passe (Eccl X, 20). Il a même reçu de Dieu, par
l’usage des affaires, une certaine pénétration qui fait penser qu’il
devine. A-t-il pénétré l’intrigue, ses longs bras vont prendre ses
ennemis aux extrémités du monde ; ils vont les déterrer au fond des
abîmes. il n’y a point d’asile assuré contre une telle puissance. (…)
Elle est si grande cette majesté, qu’elle ne peut être dans le prince
comme dans sa source ; elle est empruntée de Dieu, qui la lui donne pour
le bien des peuples, à qui il est bon d’être contenu par une force
supérieure ».
Ce lyrisme excessif n’est pas simplement théorique dans la mesure où
nous en retrouvons l’écho dans son célèbre Sermon sur l’unité de
l’Église qui conforta, malgré sa modération, le
gallicanisme de l’Église de France et du Roi. Bossuet y célèbre la
fidélité de l’Église gallicane au Saint-Siège mais aussi la fidélité du
Saint Siège à cette même Église. Pour ce qui est du prince, Bossuet
propose le modèle de Constantin car c’est à partir de ce moment que
« l’Église a appris d’en haut à se servir des rois et des empereurs pour
faire mieux servir Dieu ». De dangereuses formules prêtent à la
confusion des pouvoirs. N’est-il pas rappelé « que servir Dieu c’est
servir l’État, que servir l’État c’est servir Dieu » ? Et l’orateur ne
craint pas d’évoquer avec enthousiasme, le roi régnant, Louis XIV qui, à
l’époque, se livrait à des annexions, combattait le jansénisme, allait
révoquer l’Edit de Nantes (1685) et intervenait dans les affaires d’Église (nominations,
bénéfices, etc.) : « Que ne doit espérer la France, lorsque fermée de
tous côtés par d’invincibles barrières, à couvert de la jalousie et
assurant la paix de l’Europe par celle dont son roi la fera jouir, elle
verra ce grand prince tourner plus que jamais tous ses soins au bonheur
des peuples et aux intérêts de l’Église dont il fait les siens ? Nous,
mes frères, nous qui vous parlons, nous avons ouï de la bouche de ce
prince incomparable, à la veille de ce départ glorieux qui tenait toute
l’Europe en suspens, qu’il allait travailler pour l’Église et pour
l’État, deux choses qu’on verrait toujours inséparables dans tous ses
desseins. France, tu vivras par ces maximes, et rien ne sera plus
inébranlable qu’un royaume si étroitement uni à l’Église que Dieu
soutient ! Combien devons-nous chérir un prince qui unit tous ses
intérêts à ceux de l’Église ? N’est-il pas notre consolation et notre
joie, lui qui réjouit tous les jours le ciel et la terre par tant de
conversions ? Pouvons-nous n’être pas touchés, pendant que par son
secours nous ramenons tous les jours un si grand nombre de nos enfants
dévoyés, et qui ressent plus de joie de leur changement que l’Église
romaine leur Mère commune, qui dilate son sein pour les recevoir ? la
main de Louis était réservée pour achever de guérir les plaies de
l’Église ».
On ne peut oublier que cette conception et les actes qu’elle couvre et
justifie expliquent l’opposition et même la colère de Rome. La
confrontation fut extrêmement tendue avec d’une part la menace militaire
française et d’autre part l’excommunication préparée par Innocent
XI.
En fait, voulant conforter la politique royale de le France de son
époque, Bossuet utilise l’Écriture comme d’autres, au XXe siècle,
tenteront aussi de l’utiliser pour justifier la révolution marxiste.
Une lecture attentive et sans préjugé de l’Ancien Testament révèle bien
sûr l’importance de la Royauté dans l’histoire d’Israël mais il ne faut
pas oublier que, pendant longtemps, Israël connut des assemblées et des
Juges, non des rois. Il ne faut pas oublier non plus qu’en face du Roi se dresse
toujours la figure du Prophète, libre et critique, qui préfigure le rôle
de l’Église autonome, face au pouvoir politique. Mais il est un texte particulièrement intéressant qui mérite
d’être médité dans le livre de Samuel:
« Samuel, vieillissant, établit ses fils juges en Israël. Son aîné
s’appelait Joël, le second Abia ; ils jugeaient à Bersabée. Mais ses fils
ne marchèrent point sur les traces de leur père : ils s’en détournèrent
pour s’enrichir, acceptaient des présents, et violaient le droit. Tous
les anciens d’Israël vinrent en groupe trouver Samuel, à Rama, et lui
dirent : « Tu deviens vieux, et tes fils ne marchent pas sur tes traces.
Institue sur nous un roi pour nous gouverner, comme cela se fait chez
toutes les autres nations. » Ces paroles : « Donne-nous un roi pour nous
gouverner » déplurent à Samuel, qui se mit en prières devant le Seigneur.
Le Seigneur lui dit : « Donne satisfaction au peuple dans tout ce qu’ils
te diront. Ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi qu’ils ne
veulent plus voir régner sur eux. Ils te font ce qu’ils n’ont cessé de
me faire jusqu’à présent, depuis le jour où je les ai fait sortir
d’Égypte : ils m’abandonnent pour servir des dieux étrangers. Ecoute-les,
maintenant ; mais donne-leur un solennel avertissement, leur faisant
connaître la charte du roi qui régnera sur eux. » Samuel rapporta ces
paroles du Seigneur au peuple qui réclamait un roi : « Voici, dit-il,
comment vous traitera votre roi : il prendra vos fils pour ses chars et
sa cavalerie, ou pour courir devant son char ; il s’en fera des chefs de
mille ou des chefs de cinquante ; il les emploiera à ses labours et à ses
moissons, à la fabrication de ses armes de guerre et de ses attelages.
Il prendra vos filles pour en faire ses parfumeuses, ses cuisinières et
ses boulangères. Il se réservera le meilleur de vos champs, de vos
vignes et de vos oliviers pour les donner à ses officiers. Il lèvera la
dîme de vos semailles et de vos vignes pour les donner à ses eunuques et
à ses domestiques. Il prendra vos serviteurs, vos servantes, vos
meilleurs bœufs et vos ânes pour les employer à ses travaux. Il
prélèvera le dixième de vos troupeaux, et vous-mêmes serez ses esclaves.
Et le jour où vous réclamerez contre le roi que vous aurez choisi, le
Seigneur ne vous écoutera pas. » Le peuple refusa d’écouter la voix de
Samuel. « Non, dirent-ils, il nous faut un roi ! Nous voulons être comme
toutes les nations. Notre roi nous jugera, il marchera à notre tête, et
sera notre chef à la guerre. » Samuel, qui avait écouté toutes les
paroles du peuple, en fit part au Seigneur. Et le Seigneur lui ayant
répondu : « Ecoute-les. Donne-leur un roi », Samuel dit aux Israélites:
« Allez-vous-en, chacun dans votre ville. » »
Ce texte nous fait penser immanquablement à un extrait des Lettres
persanes (1721) de Montesquieu. Un des
protagonistes raconte l’histoire des Troglodytes, dans
laquelle, sous la forme d’un conte moral et philosophique, l’auteur
expose quelques idées sur la démocratie et la monarchie, qu’il
développera plus tard. Alors que les anciens Troglodytes connaissent,
par leur méchanceté, c’est-à-dire leur ambition et leur égoïsme, les
méfaits de l’anarchie, les bons Troglodytes, eux, vivent en démocratie
parfaite car ces hommes « avaient de l’humanité, connaissaient la
justice ; ils aimaient la vertu ». Ce qui les distingue, c’est l’oubli
d’eux-mêmes et leur totale générosité : « ils travaillaient avec une
sollicitude commune pour l’intérêt commun ». Leur premier souci est le
bonheur de l’autre, sans restriction ni arrière-pensée. Or, un jour, ces
Troglodytes, frugaux, désintéressés et travailleurs, qui vivaient en
parfaite communion, portés par leur seule vertu vont réclamer un roi. Il
semble que ce soit le grossissement du peuple qui les pousse à cette
demande mais en réalité le « vieillard vénérable » qu’ils vont choisir
va révéler la véritable motivation : « Je vois bien ce que c’est,
dit-il, ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans l’état
où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux
malgré vous ; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans
le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur:
vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois moins
rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors, vous pourrez contenter
votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche
volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands
crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu ».
Dans le texte de Samuel, comme dans sa version laïque, on remarque que
la monarchie est considérée comme un pis aller, une concession à faire
lorsque les responsables du peuple se corrompent et que celui-ci en a
assez de suivre la loi plus exigeante de Dieu ou de la morale. Mais la
prédiction de Samuel se vérifia. « A cause de la malice de ces rois,
commente saint Thomas, (les Hébreux) abandonnèrent le culte du Dieu
unique et furent finalement emmenés en captivité ». De son côté, Montesquieu, dans
l’Esprit des lois montrera qu’il ne peut y avoir de démocratie sans
une forte morale personnelle.