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Chapitre 4 : Le régime politique
- 1: i. Un régime idéal ?
- 2: ii. L’Église ne serait-elle pas monarchiste ?
- 3: iii. Les pièges de l’histoire
- 4: iv. Dieu ne serait-il pas démocrate ?
- 4.1: a. Dans l’Ancien Testament
- 4.2: b. Saint Thomas
- 4.3: c. La seconde scolastique.
- 4.4: d. Que conclure ?
- 5: v. Et les papes ?
i. Un régime idéal ?
Le bon sens pourrait suffire à suggérer qu’il n’y a pas de société idéale. Ainsi, le président tchèque Vaclav Havel, sans illusions sur les effets de la chute du communisme, a pu déclarer : « Le paradis n’a pas triomphé sur la terre et ne triomphera probablement jamais. Une telle image ne pouvait naître que dans les cerveaux prétentieux de ceux qui sont persuadés d’avoir tout compris, de n’avoir au-dessus d’eux aucune institution mystérieuse, et qui croient pouvoir donner des ordres à l’Histoire. Le paradis n’a pas triomphé et nous devrons affronter encore beaucoup de difficultés. Ce qui a triomphé, c’est l’espoir réel du retour commun de nos États et nations libres, indépendants et démocratiques en Europe »[1]. Il a expliqué, par ailleurs, les raisons de sa prudence. Elles peuvent être élargies à n’importe quelle situation politique à travers l’histoire car elles s’appuient sur l’expérience la plus réaliste de la faiblesse humaine : « Le paradis sur terre, écrit-il, où chacun aimerait son prochain, où tous seraient dévoués, honnêtes et aimables, où la pays serait florissant, où tout serait beau et fonctionnerait harmonieusement à la satisfaction de Dieu, n’existera jamais.
Le monde a fait ses pires expériences avec les utopistes qui promettaient pareille chose. Le mal existera toujours, personne n’arrivera à extirper la souffrance humaine, l’arène politique attirera toujours des aventuriers irresponsables, des ambitieux et de charlatans, et l’homme ne cessera pas, par enchantement, de détruire la planète. En ce sens, je n’ai aucune illusion.
Ni moi ni personne d’autre ne pourra une fois pour toutes gagner cette guerre. Tout au plus pourrons-nous, ici ou là, gagner une bataille et cela n’est même pas certain. Et pourtant, j’ai l’impression que mener sans cesse ce combat a un sens. Il a été mené depuis des siècles et espérons qu’il en sera toujours ainsi, tout simplement parce que c’est nécessaire et juste. Ou bien, si vous préférez, parce que Dieu le veut »[2].
d’une part donc, il n’y a pas de régime parfait et l’histoire montre que le meilleur régime finit toujours par se corrompre. d’autre part, n’oublions pas que l’action politique est bien l’affaire du laïcat. Il n’est donc pas étonnant que l’Église déclare que « la détermination des régimes politiques, comme la détermination de leurs dirigeants, doivent être laissées à la libre volonté des citoyens »[3]. L’Église, de manière prévisible, y met toutefois une condition : que « l’autorité renvoie à un ordre fixé par Dieu »[4]. Il en va de même en ce qui concerne les « modalités concrètes par lesquelles une communauté politique se donne sa structure et organise le bon équilibre des pouvoirs publics ». Elles « peuvent être diverses, selon le génie propre de chaque peuple et la marche de l’histoire. Mais elles doivent toujours servir à la formation d’un homme cultivé, pacifique, bienveillant à l’égard de tous, pour l’avantage de toute la famille humaine »[5].
ii. L’Église ne serait-elle pas monarchiste ?
Beaucoup le pensent en fonction de la structure même de l’Église et pour des raisons historiques. qu’en est-il vraiment ?
L’Église a certes une structure hiérarchique comme l’a rappelé le concile Vatican II. Jésus-Christ « a mis saint Pierre à la tête des autres apôtres, instituant, dans sa personne, un principe et un fondement perpétuels et visibles d’unité de foi et de communion. Cette doctrine du primat du Pontife romain et de son infaillible magistère, quant à son institution, à sa perpétuité, à sa force et à sa conception, le saint Concile à nouveau le propose à tous les fidèles comme objet certain de foi »[1].
Il ne faut pas oublier que selon les théologiens, le mot « hiérarchie » « doit être pris au sens non pas simplement d’ordre immuable, mais de communication généreuse.
En particulier, on voit par là comment la hiérarchie des ministères, dans l’Église, n’est qu’une hiérarchie de services (…).
Si l’on garde présente à l’esprit cette conception, il apparaîtra que la hiérarchie, au sens traditionnel du mot, n’est pas simplement formée des chefs, c’est-à-dire des Evêques, dans l’Église, ni même des différents ministères étagés selon leurs ordres respectifs. Elle s’étend à tout le corps des fidèles, et elle n’y est point simplement un ordre statique de dignités et de fonctions, mais bien la communication de vie qui se fait des uns aux autres et la communauté dans cette vie à laquelle cette communication aboutit »[2].
Il faut savoir aussi que lorsque l’on parle de « monarchie pontificale », on évoque bien sûr ce « principe fondamental dans la constitution de l’Église catholique, d’après lequel l’autorité suprême y appartient au Souverain pontife ». Mais, comme le fait remarquer aussitôt le Père Bouyer[3], « ce principe n’est nullement exclusif d’une autorité collégiale de l’épiscopat dans son ensemble (bien entendu en communion avec le Pape) »[4].
Enfin, et de toute façon, l’Église et la société civile sont des sociétés de natures fort différentes. Pour le chrétien, l’Église est, à la fois visible et spirituelle, habitée par l’Esprit, fondée par Jésus-Christ lui-même, Corps mystique et Epouse du Christ. On ne peut donc pas sans réflexion, transposer, tel quel, son modèle de constitution sur les sociétés civiles. L’inverse serait tout aussi faux.
Il est intéressant de constater que les auteurs chrétiens qui ont manifesté quelque prédilection pour la monarchie ont rarement, semble-t-il appuyé leur argumentation sur le modèle ecclésial. C’est notamment le cas pour les deux penseurs les plus souvent cités en la matière : Thomas d’Aquin et Bossuet.
Pour nous persuader que la monarchie est, en principe, le meilleur gouvernement, Thomas d’Aquin[5] inspiré par Aristote, ne développe que des arguments rationnels et se réfère à l’expérience. Bossuet, lui, s’appuiera sur l’Écriture sainte et tout particulièrement sur l’Ancien Testament[6].
C’est donc fort à la légère que l’on déduit de la structure particulière de l’Église une hypothétique préférence pour la monarchie.
iii. Les pièges de l’histoire
C’est l’histoire qui nous explique l’amalgame opéré. Tout d’abord, il faut tenir compte de ce qu’on peut appeler la coutume monarchique. L’évocation des rois « très chrétiens » ou du « Saint Empire » n’a rien de très original ni de très probant puisque le système monarchique fut largement répandu bien avant le christianisme et en dehors du christianisme. C’est la forme de gouvernement la plus courante dans les temps anciens[1]. Si les théologiens chrétiens méditent sur la monarchie c’est, le plus souvent, parce qu’elle est la structure politique de l’époque. Notons qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, la pensée politique contestataire oppose aux modèles monarchiques existants d’autres modèles monarchiques plus « doux » ( monarchie tempérée, monarchie parlementaire). C’est le cas chez Locke, Montesquieu ou Voltaire. Mais sont proposés aussi parfois des systèmes plus autoritaires (despotisme éclairé ou monarchie totalitaire) chez Hobbes, Diderot et même, à une époque, chez Voltaire. Et si Rousseau célèbre la démocratie[2], il avoue dans le même temps qu’elle est irréalisable dans les grands états[3].
Il faut ensuite se rappeler la tentation théocratique dont nous avons déjà parlé et qui a perverti les rapports entre les églises et les états durant des siècles. Bien des papes, nous l’avons vu, ont estimé, avec l’aide de théologiens, que leur pouvoir s’étendait sur toutes les sociétés humaines et ont conforté par là même le modèle monarchique temporel.
Selon Jacques Leclerc[4], c’est pour lutter contre la tentation temporelle des papes que les princes vont chercher à défendre l’idée qu’ils tiennent leur pouvoir directement de Dieu. Leur monarchie étant de droit divin, personne ne peut la contrôler à commencer par le pape[5]. Progressivement, ce principe servira aussi à réclamer l’obéissance aveugle des sujets[6].
d’un autre côté, il faut aussi se rendre compte que le système monarchique recouvre a de nombreux visages et que la réalité a apporté bien des corrections à la théorie. Ainsi, à l’époque féodale, aux Xe, XIe et XIIe siècles, en Europe occidentale, le principe monarchique s’est bien accommodé de « contrats » entre suzerains et vassaux, entre gouvernants et gouvernés. Cette féodalité que l’on peut appeler « juridique » « peut être définie comme un ensemble d’institutions créant et régissant des obligations d’obéissance et de service - principalement militaire - de la part d’un homme libre, dit « vassal », envers un homme libre dit « seigneur », et des obligations de protection et d’entretien de la part du « seigneur » à l’égard du « vassal » ; l’obligation d’entretien ayant le plus souvent pour effet la concession par le seigneur au vassal, d’un bien dit « fief » »[7]. Cette relation contractuelle a parfois affaibli l’État mais elle n’a « pas été nécessairement un facteur de déchéance » pour lui : « la royauté anglaise et la royauté française ont réussi à en faire usage, les circonstances politiques ont, au contraire, provoqué en Allemagne un développement anormal des droits des vassaux contre la royauté »[8].
De même, au moment où les villes se développent, on verra les « bourgeois » négocier d’autres « contrats » avec les gouvernants, ce sont les fameuses chartes, par exemple, dont nous avons déjà parlé.
Enfin, pour revenir à la monarchie de droit divin, il faut noter que tout dépend aussi des vertus chrétiennes du prince car, comme l’écrit B.-H. Lévy, si « de « droit divin », la monarchie l’était, (…) C’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin qui lui octroyait le droit de régner. Louis XIV n’a jamais dit « l’État c’est moi », trop conscient que l’État c’était Dieu, dont lui-même « tenait la place », pur reflet de « sa connaissance aussi bien que de son autorité ». Il ne pouvait imaginer être auteur et garant des lois, lui qui déclarait par exemple que « la parfaite félicité d’un royaume est qu’un prince soit obéi de ses sujets et que le prince obéisse à la loi ». Admirable figure de la Médiation qui n’eut (…) qu’à être reprise et retournée par les tenants de l’État démocratique »[9]
Jean-Paul II, en évoquant les empereurs saliens[10], remarque lui aussi que les « seigneurs d’alors savaient qu’ils devaient à Dieu leurs pouvoirs discrétionnaires sur leurs sujets et non pas à eux-mêmes : ils savaient que c’était Dieu en définitive qui les leur avait confiés, qu’ils devraient rendre compte devant Lui de leur règne et de leur vie ». Dans le même mouvement il va montrer que bien des régimes modernes - il vise sans aucun doute les systèmes totalitaires - rejettent cette limitation : « Les potentats absolutistes des temps nouveaux, par contre, revendiquèrent une autorité totalement étrangère à Dieu parce qu’elle provenait de leur unique soif de pouvoir ».
iv. Dieu ne serait-il pas démocrate ?
En lisant les documents les plus récents du magistère, beaucoup penseront que l’Église célèbre aujourd’hui la démocratie comme elle a célébré jadis la monarchie, forcée par les événements ou entraînée par opportunisme.
Des hommes peuvent être calculateurs mais, comme disait Albert Camus, « l’honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits »[1]. Aussi pouvons-nous tenir pour certaine l’affirmation reprise plus haut : « La détermination des régimes politiques, comme la détermination de leurs dirigeants, doivent être laissées à la libre volonté des citoyens »[2]. Etant sauf, bien entendu, « l’ordre fixé par Dieu ».
Cette liberté découle de la distinction des pouvoirs et de l’autonomie relative du temporel.
Mais comment le choix s’effectuera-t-il ? Tous les régimes auraient-ils la même valeur ? Cela paraît évidemment impensable.
a. Dans l’Ancien Testament
Nous avons déjà évoqué la « Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte » de Bossuet. Même si ce livre contient, le contraire serait étonnant, d’excellentes réflexions, il n’en reste pas moins, comme l’écrit P. de Laubier, qu’à travers cette lecture de la Bible, Bossuet a tenté de réaliser « un compromis illusoire entre l’impérialisme du roi de France et le catholicisme »[1]. Certes, l’illustre orateur reconnaît que d’autres formes légitimes de gouvernement peuvent fleurir dans d’autres pays, il n’empêche qu’en ce qui concerne la France, il tente de justifier le pouvoir en place (la monarchie absolue de droit divin) et de le consolider en contestant le droit à l’insurrection reconnu par saint Thomas et surtout en donnant au roi un pouvoir quasi totalitaire puisque Bossuet, dans sa lecture sélective de l’Écriture, oublie le droit à la liberté religieuse et l’indispensable distinction des pouvoirs temporel et spirituel. Ainsi, face aux « fausses religions », même si Bossuet reconnaît que « la douceur est préférable », il écrit tout de même que le prince, « ministre de Dieu », « est le protecteur du repos public, qui est appuyé sur la religion ». Le prince « doit soutenir son trône dont elle est le fondement (…). Ceux qui ne veulent pas souffrir que le prince use de rigueur en matière de religion, parce que la religion doit être libre, sont dans une erreur impie. Autrement il faudrait souffrir dans tous les sujets et dans tout l’État, l’idolâtrie, le mahométisme, le judaïsme, toute fausse religion, le blasphème, l’athéisme même, et les plus grands crimes seraient les plus impunis »[2]. Le prince est comparé à Dieu : « Dieu est infini, Dieu est tout. Le prince, en tant que prince, n’est pas regardé comme un homme particulier : c’est un personnage public, tout l’État est en lui, la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. Comme en Dieu est réunie toute perfection et toute vertu, ainsi toute la puissance des particuliers est réunie en la personne du prince. (…) La puissance de Dieu se fait sentir en un instant de l’extrémité du monde à l’autre: la puissance royale agit en même temps dans tout le royaume. Elle tient tout le royaume en état comme Dieu y tient tout le monde. (…) Dieu donne au prince de découvrir les trames les plus secrètes. Il a des yeux et des mains partout. Nous avons vu que les oiseaux du ciel lui rapportent ce qui se passe (Eccl X, 20). Il a même reçu de Dieu, par l’usage des affaires, une certaine pénétration qui fait penser qu’il devine. A-t-il pénétré l’intrigue, ses longs bras vont prendre ses ennemis aux extrémités du monde ; ils vont les déterrer au fond des abîmes. il n’y a point d’asile assuré contre une telle puissance. (…) Elle est si grande cette majesté, qu’elle ne peut être dans le prince comme dans sa source ; elle est empruntée de Dieu, qui la lui donne pour le bien des peuples, à qui il est bon d’être contenu par une force supérieure »[3].
Ce lyrisme excessif n’est pas simplement théorique dans la mesure où nous en retrouvons l’écho dans son célèbre Sermon sur l’unité de l’Église[4] qui conforta, malgré sa modération, le gallicanisme de l’Église de France et du Roi. Bossuet y célèbre la fidélité de l’Église gallicane au Saint-Siège mais aussi la fidélité du Saint Siège à cette même Église. Pour ce qui est du prince, Bossuet propose le modèle de Constantin car c’est à partir de ce moment que « l’Église a appris d’en haut à se servir des rois et des empereurs pour faire mieux servir Dieu ». De dangereuses formules prêtent à la confusion des pouvoirs. N’est-il pas rappelé « que servir Dieu c’est servir l’État, que servir l’État c’est servir Dieu » ? Et l’orateur ne craint pas d’évoquer avec enthousiasme, le roi régnant, Louis XIV qui, à l’époque, se livrait à des annexions, combattait le jansénisme, allait révoquer l’Edit de Nantes (1685)[5] et intervenait dans les affaires d’Église (nominations, bénéfices, etc.) : « Que ne doit espérer la France, lorsque fermée de tous côtés par d’invincibles barrières, à couvert de la jalousie et assurant la paix de l’Europe par celle dont son roi la fera jouir, elle verra ce grand prince tourner plus que jamais tous ses soins au bonheur des peuples et aux intérêts de l’Église dont il fait les siens ? Nous, mes frères, nous qui vous parlons, nous avons ouï de la bouche de ce prince incomparable, à la veille de ce départ glorieux qui tenait toute l’Europe en suspens, qu’il allait travailler pour l’Église et pour l’État, deux choses qu’on verrait toujours inséparables dans tous ses desseins. France, tu vivras par ces maximes, et rien ne sera plus inébranlable qu’un royaume si étroitement uni à l’Église que Dieu soutient ! Combien devons-nous chérir un prince qui unit tous ses intérêts à ceux de l’Église ? N’est-il pas notre consolation et notre joie, lui qui réjouit tous les jours le ciel et la terre par tant de conversions ? Pouvons-nous n’être pas touchés, pendant que par son secours nous ramenons tous les jours un si grand nombre de nos enfants dévoyés, et qui ressent plus de joie de leur changement que l’Église romaine leur Mère commune, qui dilate son sein pour les recevoir ? la main de Louis était réservée pour achever de guérir les plaies de l’Église ».
On ne peut oublier que cette conception et les actes qu’elle couvre et justifie expliquent l’opposition et même la colère de Rome. La confrontation fut extrêmement tendue avec d’une part la menace militaire française et d’autre part l’excommunication préparée par Innocent XI[6].
En fait, voulant conforter la politique royale de le France de son époque, Bossuet utilise l’Écriture comme d’autres, au XXe siècle, tenteront aussi de l’utiliser pour justifier la révolution marxiste.
Une lecture attentive et sans préjugé de l’Ancien Testament révèle bien sûr l’importance de la Royauté dans l’histoire d’Israël mais il ne faut pas oublier que, pendant longtemps, Israël connut des assemblées et des Juges, non des rois[7]. Il ne faut pas oublier non plus qu’en face du Roi se dresse toujours la figure du Prophète, libre et critique, qui préfigure le rôle de l’Église autonome, face au pouvoir politique[8]. Mais il est un texte particulièrement intéressant qui mérite d’être médité dans le livre de Samuel:
« Samuel, vieillissant, établit ses fils juges en Israël. Son aîné s’appelait Joël, le second Abia ; ils jugeaient à Bersabée. Mais ses fils ne marchèrent point sur les traces de leur père : ils s’en détournèrent pour s’enrichir, acceptaient des présents, et violaient le droit. Tous les anciens d’Israël vinrent en groupe trouver Samuel, à Rama, et lui dirent : « Tu deviens vieux, et tes fils ne marchent pas sur tes traces. Institue sur nous un roi pour nous gouverner, comme cela se fait chez toutes les autres nations. » Ces paroles : « Donne-nous un roi pour nous gouverner » déplurent à Samuel, qui se mit en prières devant le Seigneur. Le Seigneur lui dit : « Donne satisfaction au peuple dans tout ce qu’ils te diront. Ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi qu’ils ne veulent plus voir régner sur eux. Ils te font ce qu’ils n’ont cessé de me faire jusqu’à présent, depuis le jour où je les ai fait sortir d’Égypte : ils m’abandonnent pour servir des dieux étrangers. Ecoute-les, maintenant ; mais donne-leur un solennel avertissement, leur faisant connaître la charte du roi qui régnera sur eux. » Samuel rapporta ces paroles du Seigneur au peuple qui réclamait un roi : « Voici, dit-il, comment vous traitera votre roi : il prendra vos fils pour ses chars et sa cavalerie, ou pour courir devant son char ; il s’en fera des chefs de mille ou des chefs de cinquante ; il les emploiera à ses labours et à ses moissons, à la fabrication de ses armes de guerre et de ses attelages. Il prendra vos filles pour en faire ses parfumeuses, ses cuisinières et ses boulangères. Il se réservera le meilleur de vos champs, de vos vignes et de vos oliviers pour les donner à ses officiers. Il lèvera la dîme de vos semailles et de vos vignes pour les donner à ses eunuques et à ses domestiques. Il prendra vos serviteurs, vos servantes, vos meilleurs bœufs et vos ânes pour les employer à ses travaux. Il prélèvera le dixième de vos troupeaux, et vous-mêmes serez ses esclaves. Et le jour où vous réclamerez contre le roi que vous aurez choisi, le Seigneur ne vous écoutera pas. » Le peuple refusa d’écouter la voix de Samuel. « Non, dirent-ils, il nous faut un roi ! Nous voulons être comme toutes les nations. Notre roi nous jugera, il marchera à notre tête, et sera notre chef à la guerre. » Samuel, qui avait écouté toutes les paroles du peuple, en fit part au Seigneur. Et le Seigneur lui ayant répondu : « Ecoute-les. Donne-leur un roi », Samuel dit aux Israélites: « Allez-vous-en, chacun dans votre ville. » »[9]
Ce texte nous fait penser immanquablement à un extrait des Lettres persanes (1721) de Montesquieu[10]. Un des protagonistes[11] raconte l’histoire des Troglodytes, dans laquelle, sous la forme d’un conte moral et philosophique, l’auteur expose quelques idées sur la démocratie et la monarchie, qu’il développera plus tard. Alors que les anciens Troglodytes connaissent, par leur méchanceté, c’est-à-dire leur ambition et leur égoïsme, les méfaits de l’anarchie, les bons Troglodytes, eux, vivent en démocratie parfaite car ces hommes « avaient de l’humanité, connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu ». Ce qui les distingue, c’est l’oubli d’eux-mêmes et leur totale générosité : « ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l’intérêt commun ». Leur premier souci est le bonheur de l’autre, sans restriction ni arrière-pensée. Or, un jour, ces Troglodytes, frugaux, désintéressés et travailleurs, qui vivaient en parfaite communion, portés par leur seule vertu vont réclamer un roi. Il semble que ce soit le grossissement du peuple qui les pousse à cette demande mais en réalité le « vieillard vénérable » qu’ils vont choisir va révéler la véritable motivation : « Je vois bien ce que c’est, dit-il, ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur: vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors, vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu ».
Dans le texte de Samuel, comme dans sa version laïque, on remarque que la monarchie est considérée comme un pis aller, une concession à faire lorsque les responsables du peuple se corrompent et que celui-ci en a assez de suivre la loi plus exigeante de Dieu ou de la morale. Mais la prédiction de Samuel se vérifia. « A cause de la malice de ces rois, commente saint Thomas, (les Hébreux) abandonnèrent le culte du Dieu unique et furent finalement emmenés en captivité »[12]. De son côté, Montesquieu, dans l’Esprit des lois montrera qu’il ne peut y avoir de démocratie sans une forte morale personnelle[13].
b. Saint Thomas
L’illustre docteur de l’Église a été l’objet de lectures très opposées. Certains y ont trouvé des arguments pour défendre la monarchie alors que d’autres s’appuyaient sur la pensée du théologien pour promouvoir la démocratie.
qu’en est-il exactement ?
Dans le De Regno ad regem Cypri, saint Thomas définit, à la suite d’Aristote, trois formes de gouvernement suivant le nombre de personnes qui dirigent Un seul en monarchie, plusieurs en aristocratie, une multitude en république. Ces gouvernements sont justes dans la mesure où le pouvoir des dirigeants est ordonné au bien de la multitude. Si les dirigeants ne se préoccupent que de leur propre bien, le gouvernement devient injuste : la monarchie devient tyrannie, l’aristocratie oligarchie et la république démocratie. Comme nous l’avons vu précédemment, pour saint Thomas, la royauté est le meilleur régime car il est bon « qu’un gouvernement juste soit exercé par un seul, pour être plus fort ». Mais, ajoute immédiatement l’auteur, « si ce gouvernement tombe dans l’injustice, il est meilleur qu’il appartienne à beaucoup, pour qu’il soit plus faible et que les gouvernants s’entravent les uns les autres. Donc parmi les gouvernements injustes, le plus tolérable est la démocratie, le pire la tyrannie »[1]. Pour saint Thomas, c’est précisément par crainte de la tyrannie que les Romains ont renoncé à la royauté. On passe vite évidemment du souci du bien commun au souci de son propre bien. La frontière entre royauté et tyrannie est aussi mince que la frontière entre le bien et le mal, entre la générosité et l’égoïsme. Tout dépendant en fait de la vertu des hommes, les régimes sont instables et sombrent facilement dans l’injustice. Les rois de Rome devenus tyrans, le peuple réclama la république qui fut très prospère ce qui prouve, reconnaît saint Thomas, « qu’une cité administrée par des magistrats annuels est parfois plus puissante qu’un roi, possédât-il trois ou quatre cités »[2]. Malheureusement, le succès de la république romaine fut compromis par des dissensions continuelles et le peuple se vit arracher sa liberté par le pouvoir des empereurs dont certains furent de véritables tyrans.
Dans la Somme théologique, le Docteur angélique réaffirme que « la royauté est la meilleure forme de gouvernement si elle n’est pas corrompue. Mais, précise-t-il, à cause du pouvoir considérable attribué au roi, la royauté dégénère facilement en tyrannie, si celui à qui est attribué un tel pouvoir n’est pas d’une vertu parfaite. (…) Or peu d’hommes sont d’une vertu parfaite »[3]. C’est sans doute la raison pour laquelle saint Thomas préconisera ce qu’il appelle un regimen commixtum, un régime « bien dosé » inspiré par le mode de gouvernement établi par Moïse : « Pour que l’organisation des pouvoirs soit bonne, dans une cité ou dans un peuple quelconques, il faut prendre garde à deux choses. La première, que tous les citoyens aient une certaine part d’autorité. C’est le moyen de maintenir la paix dans le peuple, car tout le monde aime un arrangement de ce genre et tient à le conserver, comme dit Aristote au livre II de sa Politique (lect. 14). la deuxième se rapporte aux diverses espèces de régimes, ou de répartition des autorités. Car il y en a plusieurs espèces, exposées par Aristote dans sa Politique (livre III, lect. 6), et dont voici les deux principales: la royauté, où un seul exerce le pouvoir en raison de sa vertu ; et l’aristocratie, c’est-à-dire le commandement des hommes d’élite, où un petit nombre exerce le pouvoir en raison de sa vertu. En conséquence, voici la répartition la meilleure des pouvoirs dans une cité ou un royaume quelconques : d’abord un chef unique, choisi pour sa vertu, qui soit à la tête de tous, puis, au-dessous de lui, quelques chefs choisis pour leur vertu. Pour être celle de quelques-uns, leur autorité n’en est pas moins celle de tout le monde, parce qu’ils peuvent être choisis dans tout le peuple, ou même, qu’en fait, ils y sont choisis. Voilà donc la politie [la forme de gouvernement] la meilleure de toutes. Elle est bien dosée : de royauté, en tant qu’un seul y commande ; d’aristocratie, en tant que plusieurs y exercent le pouvoir en raison de leur vertu ; de démocratie, enfin, c’est-à-dire de pouvoir du peuple, en tant que les chefs peuvent y être choisis dans les rangs du peuple, et que c’est au peuple qu’appartient l’élection des chefs.
Tel fut le régime institué par la loi divine. Car Moïse et ses successeurs gouvernaient le peuple comme des chefs uniques commandant à tous, ce qui est une espèce de royauté. Mais on choisissait septante-deux Anciens en raison de leur vertu, comme il est dit dans le Deutéronome : « J’ai pris dans vos tribus des hommes sages et nobles, et les ai constitués chefs » (1, 15), ce qui était aristocratique. Et il était démocratique en ce que les Anciens étaient choisis dans l’ensemble du peuple ; car il est dit dans l’Exode : « Choisis parmi tout le peuple des hommes sages… » (18, 21) ; et même en ce que le peuple les élisait: « Déléguez d’entre vous des hommes sages… » (Dt 1, 13) »[4].
Etienne Gilson qui commente ce texte-clé, précise que « le meilleur des régimes politiques est celui qui soumet le corps social au gouvernement d’un seul, mais non pas que le régime le meilleur soit le gouvernement de l’État par un seul. Le prince, roi, ou de quelque titre qu’on le désigne, ne peut assurer le bien commun du peuple qu’en s’appuyant sur lui. Il doit donc faire appel à la collaboration de toutes les forces sociales utiles au bien commun, pour les diriger et les unir. (…) Ce régime ne ressemble guère aux monarchies absolues et fondées sur le droit du sang (…). Le peuple auquel pense saint Thomas avait Dieu pour roi, et ses seuls chefs de droit divin furent les Juges. Si les Juifs ont demandé des rois, c’était pour que Dieu cessât de régner sur eux »[5].
De plus, il faut pas oublier que le monarque auquel pense saint Thomas ne règne pas selon son bon plaisir ce qui est précisément le propre du tyran. Nous avons vu l’importance accordée par notre auteur au choix de celui qui sera élevé à la fonction, à sa vertu. Instruit par la loi divine, ce prince doit avoir le souci de la « vie bonne » de son peuple, attentif au bien commun, régnant avec justice et prudence. De plus, « le gouvernement du royaume doit être organisé de telle sorte qu’une fois le roi établi, l’occasion d’une tyrannie soit supprimée. En même temps, son pouvoir doit être tempéré de manière à ne pouvoir dégénérer facilement en tyrannie »[6].
Enfin, saint Thomas va poser le problème de la résistance au prince injuste c’est-à-dire au tyran. Si le tyran est un usurpateur, la solution est simple : « Dans le cas où quelqu’un s’empare du pouvoir par la force, contre le gré des citoyens, et en leur faisant violence, s’il n’y a pas possibilité de recourir à une autorité supérieure qui fasse justice de l’usurpateur, l’homme qui, pour libérer sa patrie, tue le tyran, est digne de louange et de récompense »[7]. Le problème est plus délicat lorsqu’il s’agit d’un prince légitime qui se conduit en tyran. Si la tyrannie n’est pas excessive, il est sans doute plus sage de la tolérer un temps car le renversement du tyran peut entraîner une aggravation de la situation : soit l’anarchie, soit une tyrannie plus dure. Si la tyrannie est intolérable, saint Thomas estime l’initiative privée peu conforme à la doctrine des Apôtres[8]. Dès lors, si le prince contesté ne doit pas son pouvoir à un supérieur qui pourrait le corriger ou le destituer, « il vaut mieux agir par l’autorité publique », recommande saint Thomas. Et l’explication est intéressante car elle nous montre bien que dans l’esprit du docteur de l’Église, le monarque n’est pas un personnage divinisé ou sacralisé, intouchable parce qu’il détiendrait son pouvoir directement de Dieu. « Tout d’abord, dans le cas où la multitude a le droit de se pourvoir d’un roi, elle peut sans injustice destituer le roi qu’elle a institué ou réfréner son pouvoir s’il abuse tyranniquement du pouvoir royal. Et il ne faut pas penser qu’une telle multitude agisse avec infidélité en destituant le tyran, même si elle s’était auparavant soumise à lui pour toujours, parce que lui-même, en ne se comportant pas fidèlement dans le gouvernement de la multitude, comme l’exige le devoir d’un roi, a mérité que ses sujets ne conservassent pas leurs engagements envers lui »[9]. Commentant ce texte, Journet rappelle opportunément « qu’à la différence du souverain pontife, qui n’est pas vicaire de l’Église, mais qui est vicaire du Christ, le roi (et tout gouvernement) est vicaire de la multitude, « vices gerens multitudinis ». Le pouvoir constituant reste l’apanage de la multitude, le roi ne possède qu’un pouvoir de régence »[10]. Enfin, saint Thomas indique bien la différence qu’il y a entre l’opposition au tyran et la sédition qui est fermement condamnée comme un péché mortel. La sédition est une opposition au droit et au bien commun. « Le régime tyrannique n’est pas juste, étant ordonné, non pas au bien commun, mais au bien particulier de celui qui gouverne. En conséquence, le renversement de ce régime n’est pas une sédition : à moins qu’on ne le renverse de telle manière que la multitude des sujets ait plus à pâtir du désordre qui suivra que du régime tyrannique lui-même. C’est le tyran qui est séditieux, en entretenant des désordres et des séditions dans le peuple afin de pouvoir dominer plus sûrement »[11].
On voit à travers ces textes combien il est difficile de considérer d’accréditer la thèse de Bossuet ou de quelques autres théoriciens de la monarchie absolue de droit divin.
Les théologiens de la seconde scolastique, à la suite de saint Thomas, auront la même position.
« 1. En premier lieu, le mode pour choisir le roi, avec deux règles : que dans ce choix on compterait sur le jugement de Dieu, et qu’on ne ferait pas roi un étranger, vu que de tels rois n’ont cure du peuple qui leur est soumis.
2. Les rois étant établis, il fut déterminé comment ils devraient se comporter à l’égard de leurs biens propres : ils ne multiplieraient pas le nombre de leurs chars, chevaux et épouses, et n’amasseraient pas d’immenses richesses - car c’est par la convoitise de telles choses que les princes versent dans la tyrannie et s’écartent de la justice.
3. Il fut ensuite précisé comment ils devraient se comporter à l’égard de Dieu : ils devraient toujours lire et méditer la loi de Dieu, toujours remplis de la crainte de Dieu et obéissants.
4. Il fut précisé enfin comment ils devraient se comporter à l’égard de leurs sujets : ils ne les mépriseraient pas avec superbe, ni ne les opprimeraient, et ne s’écarteraient pas de la justice ».
S’il est vrai que la solution pratique dépend des circonstances concrètes, nous avons toutefois le devoir de vous rappeler quelques principes généraux qu’il faut toujours garder présents à la mémoire ; les voici :
1° les revendications doivent avoir un caractère de moyen ou de fin relative, non de fin dernière et absolue ;
2° les moyens auxquels on recourra ne doivent compter que des actions licites et non des actions intrinsèquement mauvaises ;
3° les moyens devant être proportionnés à la fin, il faut en user seulement dans la mesure où ils servent à l’obtenir ou à la rendre possible en tout ou en partie, et de telle manière qu’ils ne causent pas à la communauté des dommages supérieurs à ceux qu’on veut réparer ;
4° l’usage de ces moyens et l’exercice des droits civiques et politiques dans toute leur extension, englobant aussi les problèmes d’ordre purement matériel et technique, ne comptent d’aucune manière parmi les tâches du clergé et de l’action catholique comme tels…
5° le clergé et l’action catholique étant, en vertu de leur mission de paix et d’amour, destinés à unir tous les hommes in vinculo pacis doivent contribuer à la prospérité de la nation principalement en favorisant l’union des citoyens et des classes sociales… » (Cité in JOURNET, op. cit., pp. 414-415).
c. La seconde scolastique.
Aux XVIe et XVIIe siècles, les théologiens vont pousser plus avant les réflexions de saint Thomas et leur pensée toujours nourrie de l’Écriture sainte et de l’expérience historique va à la fois préciser le pouvoir du pape en le limitant sur le plan temporel et éclaircir le problème de l’origine du pouvoir civil.
Il va sans dire que leurs enseignements ne plurent pas nécessairement aux souverains pontifes et irritèrent les monarques absolus notamment en France et en Angleterre.
Francisco de Vitoria (1483 ? 1492?-1546)
On n’a pas suffisamment mis en évidence l’apport décisif de ce dominicain espagnol à la science politique. Pourtant sa doctrine « constitue un véritable progrès dans l’histoire de la pensée humaine: des profondeurs du thomisme il a fait épanouir en pleine lumière des vérités fondamentales qui y étaient enfouies et gisaient comme couvertes de décombres »[1]. Ce jugement n’est certes pas excessif car l’on peut considérer Vitoria comme le génial fondateur du droit politique moderne qu’il a établi sur des bases théologiques.
C’est notamment à l’occasion de sa fameuse Leçon sur les Indiens[2] que Vitoria s’interroge sur l’origine du pouvoir. Sa réponse nourrie du premier chapitre de la Genèse est lourde de conséquences : « Le pouvoir se fonde sur l’image de Dieu. Mais c’est par sa nature que l’homme est l’image de Dieu, c’est-à-dire par ses puissances rationnelles » (Ire partie). La conséquence immédiate, en ce qui concerne les Indiens, est qu’ils « ont, sans aucun doute, un véritable pouvoir, tant public que privé, et que les chrétiens ne peuvent pas non plus à ce titre les dépouiller de leurs biens comme si, princes ou citoyens, ils n’en étaient pas véritablement propriétaires »[3]. Pour Vitoria, les Indiens ont donc les mêmes droits que les Espagnols. Et tout État indien aussi rudimentaire fût-il, est juridiquement l’égal de l’immense empire espagnol. Rappelons, par ailleurs, qu’au yeux de notre théologien, l’empereur n’est pas le maître du monde. Quand bien même il serait le maître du monde, l’empereur ne pourrait pas pour autant occuper les provinces des barbares, instituer de nouveaux maîtres, déposer les anciens et imposer de nouveaux tributs. Enfin, s’agissant du pouvoir temporel, le pape n’est pas le maître du monde En fait, l’autorité est donnée à tous les hommes par Dieu à travers la loi naturelle. Mais tous les hommes ont une nature sociable et ce n’est qu’à travers la société que la loi naturelle peut se réaliser. C’est donc à l’ensemble de l’humanité, à « la république humaine » que l’autorité est donnée et non pas immédiatement aux princes. La « république humaine » crée éventuellement les organes nécessaires au gouvernement. L’autorité n’est pas concédée aux gouvernants par le peuple, elle leur appartient en propre puisqu’elle est l’autorité de la « république humaine » concentrée dans les organes de gestion.
Francisco Suarez (1548-1617)
Ce jésuite espagnol, inspiré lui aussi par saint Thomas et formé à Salamanque par un disciple de Vitoria (Juan Mancio) va, comme son illustre prédécesseur, mettre à mal le principe de la monarchie de droit divin. En effet, écrit-il[4], « en premier lieu, le pouvoir civil suprême, en tant que tel, est immédiatement donné par Dieu aux hommes qui constituent la cité ou communauté politique parfaite ; c’est pourquoi, en vertu de cette donation, ce n’est pas à une personne ou à un groupe déterminé qu’est conféré le pouvoir, mais à l’ensemble du peuple ou à la communauté en tant que corps social ». On dit que « le pouvoir vient de Dieu simplement en ce sens que Dieu est l’auteur de la nature, et la nécessité du pouvoir suit de la nature de l’homme ».
En second lieu, le peuple va confier l’exercice du pouvoir qu’il détient à un groupe ou à une famille. A l’origine de tous les pouvoirs civils, il y a comme une démocratie hypothétique qui peut s’exprimer dans divers régimes. Même si Suarez considère que, parmi les trois formes traditionnelles de gouvernement répertoriées par Aristote, la monarchie reste le meilleur régime, « les autres modes de gouvernement ne sont pas mauvais néanmoins, ils peuvent même être bons et utiles. C’est pourquoi, de par la loi purement naturelle, les hommes ne sont pas obligés de mettre le pouvoir aux mains d’un seul ou de plusieurs ou de la collectivité dans son entier ». Ajoutons encore que la monarchie doit être le fruit d’un pacte : « Le pouvoir royal et l’obéissance qui lui est due a pour fondement le pacte de la société et par conséquent ne provient pas d’une institution directe de Dieu, car un pacte humain est conclu par une volonté venant de l’homme ». « Le pouvoir, lorsqu’il appartient légitimement à un homme, vient directement ou indirectement du peuple, et (…) il ne peut être légitime autrement ».
Le pouvoir de gouverner qu’auront les chefs politiques vient de la loi naturelle puisqu’il est nécessaire à cette société et par conséquent il vient de Dieu auteur de la nature. Mais l’autorité est déterminée par les hommes. Les hommes qui exercent l’autorité sont à la fois ministres de Dieu et de la collectivité. Aussi, la constitution ne pourra être modifiée que par consentement mutuel ou dans des circonstances graves comme en cas de tyrannie ou d’anarchie[5].
François-Robert Bellarmin (1542-1621)
A la même époque, un jésuite italien qui sera canonisé en 1930 puis déclaré docteur de l’Église en 1931, défend des idées semblables. Dans ses Controverses[6], il rappelle que le pouvoir civil est de droit naturel, qu’il vient de Dieu immédiatement et qu’il est donné à la multitude. Celle-ci ne peut exercer le pouvoir par elle-même et le transmet à une ou plusieurs personnes. Les formes particulières de gouvernement (monarchie, aristocratie, démocratie) ne sont donc pas de droit naturel mais relèvent du droit des gens.
d. Que conclure ?
Il est intéressant de constater que ces théologiens qui orientent de manière décisive la réflexion chrétienne en politique se sont référés au premier chapitre de la Genèse qui nous a paru si riche d’implications et qui occupe une place centrale dans l’enseignement social du pape Jean-Paul II. Saint Augustin avait jeté très clairement les bases de cette philosophie politique en faisant remarquer que le règne de l’homme, à l’origine, ne porte que « sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel ». Dieu « n’a pas voulu que l’être raisonnable commandât à d’autres êtres que ceux qui sont sans raison. Il n’a pas voulu que l’homme commandât à l’homme, mais à la bête ». Dès lors, le pouvoir nécessaire à la constitution d’une société ne peut, bien entendu, compris qu’en termes de service : « Ceux qui commandent sont les serviteurs de ceux à qui ils paraissent commander »[1].
d’autre part, les recherches des théologiens de la seconde scolastique nous montrent le lien qui existe entre une bonne compréhension du principe de la distinctions des pouvoirs temporel et spirituel, le droit des gens et l’organisation politique. La confusion des pouvoirs ou du moins une mauvaise compréhension de leur distinction a paralysé ou du moins freiné l’instauration de systèmes respectueux des droits des personnes. De même, aujourd’hui, nous allons y revenir, une mauvaise compréhension du concept démocratique a produit les mêmes effets néfastes.
En tout cas, l’observateur contemporain qui peut se pencher sur la longue histoire de la monarchie et sur deux siècles d’expériences démocratiques, sait que les étiquettes sont parfois trompeuses, que le roi des Belges a nettement moins de pouvoir que le président des États-Unis ou que le président de la République française, que les démocraties populaires n’ont rien eu de démocratique ni de populaire… Il a appris aussi que le meilleur des gouvernements, de quelque espèce qu’il soit, n’a jamais qu’un temps et finit toujours par se corrompre. Il s’est rendu compte enfin que la qualité d’un gouvernement dépend surtout de la qualité des personnes qui l’exercent mais aussi de la qualité des gouvernés.
v. Et les papes ?
Si bien des papes se sont inquiétés des prises de position des théologiens de la seconde scolastique en ce qui concerne leur pouvoir temporel et les velléités d’autonomie des princes, il faut attendre le XIXe siècle pour trouver un développement désintéressé et d’une certaine ampleur sur le pouvoir civil et en particulier sur la forme que peut prendre ce pouvoir. C’est bien sûr l’avènement de la démocratie moderne qui provoquera cette réflexion.
Nous avons déjà, à propos de la question des droits de l’homme, évoqué la position de Pie VI confronté à la révolution française. Nous avons cité ce passage du Quod aliquantum (1791) où le Saint Père déclare que son intention « n’est pas d’attaquer les nouvelles lois civiles » ni « de provoquer le rétablissement du régime ancien de la France : le supposer serait renouveler une calomnie ». Le 5 juillet 1796, dans la bulle Pastoralis sollicitudo, Pie VI reconnaît la République française et demande aux catholiques de lui obéir. Certains penseront peut-être que cette prise de position est opportuniste, il n’empêche qu’elle semble parfaitement conforme à la grande tradition théologique que nous avons sommairement évoquée. Le régime importe peu pour autant qu’il ne soit ni tyrannique ni indifférent aux droits de Dieu.
a. La clairvoyance prophétique de Pie VII
Le cardinal Chiaramonti, futur Pie VII, déclara, en 1797, dans une homélie : « La forme du gouvernement démocratique adopté parmi nous (…), ne répugne pas à l’Évangile, elle exige au contraire toutes les vertus sublimes qui ne s’apprennent qu’à l’école de Jésus-Christ »[1].
Cette affirmation peut surprendre, dans un premier temps, puisqu’elle semble insinuer qu’il ne peut y avoir de démocratie que chrétienne (en quel sens ?). Est-ce une bénédiction a posteriori d’un avènement inéluctable ? Quoi qu’il en soit, nous allons constater qu’elle va être, d’une certaine manière, confirmée par les analyses des souverains pontifes qui se sont penchés sur la démocratie et ses problèmes, une fois qu’ils se seront débarrassés du souci de leur pouvoir temporel.
b. Un temps d’arrêt avec Grégoire XVI et Pie IX
Les vieilles théories connaîtront une dernière proclamation sous la plume de Grégoire XVI tout d’abord, qui, pourrait-on dire, résume de manière simpliste la position de ses prédécesseurs. En effet, il condamne les libertés de conscience, d’opinion et de presse puis engage les évêques « à rappeler aux peuples la doctrine de l’apôtre sur l’origine du pouvoir, et l’exemple des premiers chrétiens acceptant sans se révolter les ordres des empereurs quand ils ne touchaient qu’au temporel ». Ensuite il s’en prend à la séparation de l’Église et de l’État en défendant « l’union des deux pouvoirs qui s’est toujours montrée utile à la société civile comme à l’ecclésiastique » [1]. C’est sans doute la peur des révolutions et du laïcisme montant qui inspira à Grégoire XVI de telles formules qui paraissent très en recul par rapport à tout ce que la théologie a lentement établi au cours des siècles.
d’une certaine manière, Pie IX a, du moins dans l’encyclique Quanta cura suivie du Syllabus (Catalogue d’erreurs qui ont été condamnées dans différentes déclarations de Pie IX)[2], mis le doigt sur ce que l’Église ne peut jamais admettre, quel que soit le régime en cause : la rupture entre l’opinion et la vérité, entre la volonté du peuple et le droit divin et humain, entre l’Église et l’État. Mais il condamne la proposition selon laquelle « L’abrogation du pouvoir civil dont jouit le Siège apostolique contribuerait au plus haut point à la liberté et au bonheur de l’Église »[3]. Il est évident que, dans le contexte historique, le Pape prétendait par l_ défendre l’intégrité de ses États pontificaux qui étaient la proie de nombreuses convoitises.
d’autre part, on sait aujourd’hui que, dans les années 1870, Pie IX ne craindra pas de se compromettre en considérant le comte de Chambord comme l’héritier légitime de la monarchie et comme le vrai représentant de la France[4].
Il ne faut pas évidemment juger l’attitude de Pie IX sans tenir compte des circonstances dramatiques de son pontificat[5]. Les épreuves que ses prédécesseurs et lui-même ont subies, les menaces que la civilisation « moderne » fait peser sur la foi expliquent les choix de ce souverain pontife canonisé le 3 septembre 2000[6] en même temps que Jean XXIII qui avait beaucoup de vénération pour lui.
c. Enfin, Léon XIII vint…
Léon XIII va reprendre les grandes idées développées par la théologie catholique et clarifier la situation pour le temps présent et pour l’avenir.
A plusieurs reprises, il confirme que le pouvoir est de droit divin mais qu’aucun régime ne l’est : « …s’il s’agit de désigner ceux qui doivent gouverner l’État, cette désignation pourra, dans certains cas, être laissée au choix et aux préférences du grand nombre, sans que la doctrine catholique y fasse le moindre obstacle. Ce choix, en effet, détermine la personne du souverain, il ne confère pas les droits de la souveraineté ; ce n’est pas l’autorité que l’on constitue, on décide par qui elle devra être exercée. Il n’est pas question davantage des différents régimes politiques : rien n’empêche l’Église d’approuver le gouvernement d’un seul, rien ne l’empêche d’approuver le gouvernement de plusieurs, pourvu que ce gouvernement soit juste et cherche le bien commun. Aussi, réserve faite des droits acquis, il n’est point interdit aux peuples de se donner la forme politique qui s’adapte le mieux ou à leur génie propre, ou à leurs traditions et à leurs coutumes »[1].
« …la souveraineté n’est en soi nécessairement liée à aucune forme politique ; elle peut fort bien revêtir celle-ci ou celle-là, pourvu que cette forme assure efficacement l’utilité et le bien commun »[2].
« … préférer pour l’État une constitution tempérée par l’élément démocratique n’est pas en soi contre le devoir, à condition toutefois qu’on respecte la doctrine catholique sur l’origine et l’exercice du pouvoir public. Des diverses formes de gouvernement, pourvu qu’elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens, l’Église n’en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s’accorde avec elle pour l’exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte particulièrement les droits de l’Église »[3].
La leçon est claire une fois pour toutes : ce n’est pas la question du régime qui, en politique, est la question cruciale[4] mais le souci du bien commun, le respect de la loi naturelle, des droits fondamentaux de la personne et des droits de l’Église.
d. Et aujourd’hui ?
C’est l’enseignement que nous retrouvons dans Gaudium et spes ainsi que dans le Catéchisme de l’Église catholique : « Si l’autorité renvoie à un ordre fixé par Dieu, « la détermination des régimes politiques, comme la détermination de leurs dirigeants doivent être laissées à la libre volonté des citoyens »[1].
« La diversité des régimes politiques est moralement admissible, pourvu qu’ils concourent au bien légitime de la communauté qui les adopte. Les régimes dont la nature est contraire à la loi naturelle, à l’ordre public et aux droits fondamentaux des personnes, ne peuvent réaliser le bien commun des nations auxquelles ils se sont imposés »[2].