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iii. Autonomie relative

Pour éduquer à la liberté, les corps intermédiaires doivent être relativement mais effectivement autonomes.

Trois conditions garantissent cette autonomie.

Première condition : les corps intermédiaires ne seront pas imposés par l’État, mais créés spontanément par les intéressés. Les papes ont réfléchi à cette question à propos des associations professionnelles ou corporations dont la création et le dynamisme devaient juguler les méfaits du libéralisme et du socialisme en redonnant une cohérence pacifiante à toute la société. Dans Rerum novarum[1], Léon XIII salue ceux qui « s’occupent de fonder des corporations assorties aux divers métiers et d’y faire entrer les ouvriers ». tout en s’en réjouissant, le saint Père souhaitait « que la prudence préside toujours à leur organisation ». Il précisait : « Que l’État protège ces sociétés fondées selon le droit ; que, toutefois, il ne s’immisce point dans leur gouvernement intérieur et ne touche point aux ressorts intimes qui leur donne la vie ; car le mouvement vital procède essentiellement d’un principe intérieur et s’éteint très facilement sous l’action d’une cause externe ». Il poursuivait : « Si donc, comme il est certain, les citoyens sont libres de s’associer, ils doivent l’être également de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu’ils poursuivent. Nous ne croyons pas qu’on puisse donner des règles certaines et précises pour déterminer le détail de ces statuts et règlements. Tout dépend du génie de chaque nation, des essais tentés et de l’expérience acquise, du genre de travail, de l’extension du commerce, et d’autres circonstances de choses et de temps qu’il faut peser avec maturité ». Pie XI confirmera cette sagesse⁠[2] en rappelant que « les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu qu’il soit tenu compte des exigences de la justice et du bien commun ». Et de développer : « Mais, comme les habitants d’une cité ont coutume de créer aux fins les plus diverses des associations auxquelles il est loisible à chacun de donner ou de refuser son nom, ainsi les personnes qui exercent la même profession gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession. Comme ces libres associations ont été clairement et exactement décrites par Notre illustre Prédécesseur, il suffira d’insister sur un point : l’homme est libre, non seulement de créer de pareilles sociétés d’ordre et de droit privé, mais encore de leur « donner les statuts et règlements qui paraissent les plus appropriés au but poursuivi ». La même faculté doit être reconnue pour les associations dont l’objet déborde le cadre propre des diverses professions ».

La constitution des corps intermédiaires apparaît donc très clairement comme une application du droit d’association inhérent à l’homme, social par nature.

La deuxième condition découle tout naturellement de la première : les pouvoirs publics doivent les aider, mais non les détruire ou les absorber. Léon XIII⁠[3] avait bien expliqué les rapports entre ce qu’il appelait les « petites sociétés » et la « grande » c’est-à-dire l’État : « Entre ces petites sociétés et la grande, il y a de profondes différences qui résultent de leur fin prochaine. La fin de la société civile embrasse universellement tous les citoyens, car elle réside dans le bien commun, c’est-à-dire dans un bien auquel tous et chacun ont le droit de participer dans une mesure proportionnelle. C’est pourquoi on l’appelle publique, parce qu’elle réunit les hommes pour former une nation (S. Thomas, Contra impugnantes Dei cultum et religionem, c. II). Au contraire, les sociétés qui se constituent dans son sein sont tenues pour privées et le sont en effet, car leur raison d’être immédiate est l’utilité particulière et exclusive de leurs membres.

La société privée est celle qui se forme dans un but privé, comme lorsque deux ou trois s’associent pour exercer ensemble le négoce. Or, de ce que les sociétés privées n’ont d’existence qu’au sein de la société civile, il ne suit pas, à ne parler qu’en général et à ne considérer que leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir ? C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme ».

En bref, Jean-Paul II dira : « une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun »[4].

Non seulement, comme nous le verrons plus loin, l’État a un rôle de coordination mais il peut et doit aussi exercer un certain contrôle. Continuons à lire Léon XIII : « Assurément, il y a des conjonctures qui autorisent les lois à s’opposer à la fondation d’une société de ce genre. Si une société, en vertu même de ses statuts organiques, poursuivait une fin en opposition flagrante avec la probité, avec la justice, avec la sécurité de l’État, les pouvoirs publics auraient le droit d’en empêcher la formation at, si elle était formée, de la dissoudre. Mais encore faut-il qu’en tout cas ils n’agissent qu’avec une très grande circonspection, pour éviter d’empiéter sur les droits des citoyens et de statuer sous couleur d’utilité publique quelque chose qui serait désavoué par la raison. Car une loi ne mérite obéissance qu’autant qu’elle est conforme à la droite raison (S. Thomas, Summa Thelogica Ia-IIae, q. XIII, a. 3) ».

De leur côté, il est évident que les citoyens doivent éviter de conférer à ces pouvoirs publics une trop grande puissance. En effet, s’ils s’adressent à l’État d’une manière intempestive pour réclamer des secours et des avantages excessifs, ils risquent d’amoindrir la responsabilité des personnes, des familles et des groupes sociaux et de perdre purement et simplement des espaces de liberté.

Enfin, il va de soi que les corps intermédiaires, nés de l’initiative des personnes intéressées, ne peuvent s’imposer aux individus.C’est ce qui s’est malheureusement passé, entre les deux guerres, dans ce qu’on a appelé « la déviance corporatiste »[5] qui a dénaturé le principe de subsidiarité en suscitant des corporations d’État et non des corporations d’association⁠[6] telles qu’elles étaient recommandées par l’Église⁠[7].

En 1935, un Jésuite belge entreprend une étude comparative des expériences corporatistes à l’œuvre dans de nombreux pays européens à l’époque. Face aux exemples italien, portugais, allemand, autrichien et bulgare, il se demande si le corporatisme peut se concevoir en dehors de la dictature. Sa réponse est nette : « Un vrai et sincère régime corporatif est, à nos yeux, absolument incompatible avec la dictature (…). Cette dictature est, par essence, centralisatrice. Ayant réuni tous les pouvoirs entre ses mains, il lui répugne d’en soustraire, au profit d’organismes autonomes, la moindre parcelle. C’est une loi historique que tout gouvernement autoritaire incline à prendre ombrage des groupements puissants, capables de gérer en pleine indépendance, au besoin de défendre contre ses empiètements, les intérêts de leurs membres »[8]. Précisément, à propos du régime portugais⁠[9], Chantal Delsol a montré comment les corporations conçues, au départ, comme un moyen de lutter contre l’hypertrophie de l’État, de protéger la liberté individuelle et l’économie privée, de marier l’économique et le social, de garantir la solidarité⁠[10], deviennent des organisations obligatoires, de droit public, contrôlées par l’État, insérées dans sa structure politique, qui étouffent finalement la liberté qu’elles prétendaient protéger⁠[11]. « Le corporatisme, écrit-elle, a contribué par ses erreurs à reléguer le principe de subsidiarité dans les oubliettes de la mauvaise réputation. Il consiste à vouloir institutionnaliser et rendre obligatoire les groupes intermédiaires, autrement dit à l’époque, la corporation. Ni Léon XIII ni Pie XI ne sont les artisans du corporatisme. Celui-ci émane d’un courant au départ chrétien, issu de René de la Tour du Pin[12], et qui passera par Maurras[13], Massis[14] et Ploncard d’Assac[15], pour influencer notamment deux hommes d’État : Salazar et Mussolini[16]. Par ce biais inattendu, l’idée subsidiaire va engendrer des dictatures.

Le corporatisme croit édifier une organisation politique qui concrétise parfaitement l’idée de subsidiarité : comme si cette idée anti-systématique trouvait ici, paradoxalement, son idéologie. (…) Le corporatisme dérive d’une nostalgie (ou d’une réinvention ?) de la société du Moyen Age. Ici les corps sont obligatoires, institutionnels et surtout censés représenter naturellement la société. On leur attribue un statut, un rôle précis dans la gestion du bien commun, et ceci quelles que soient les capacités des individus et des groupes inférieurs. Contrairement au libéralisme, le corporatisme part du principe de l’incapacité des individus, et les place sous la tutelle des groupes, de crainte de la tutelle de l’État. Il va donc, en définitive, à l’encontre du principe dont il se réclame, puisqu’il gèle les rôles sans préjuger du développement des situations ou de la capacité virtuelle des individus. De plus, il développe rapidement une faute majeure : les corps, qui sont des « États dans l’État », vont bientôt mêler le bien commun qui leur est à charge avec leurs intérêts particuliers. La corporation aboutit au corporatisme au sens péjoratif moderne. Elle pétrifie les droits et s’oppose au développement économique. Pour l’empêcher d’abuser de son pouvoir, l’État devra intervenir : par exemple, pour protéger le consommateur lésé. Pour avoir voulu restaurer une société passée - forme de pensée utopique -, cet antiétatisme aboutit à l’étatisme »[17].

Déjà, en 1931, à propos de l’organisation fasciste, Pie XI, après avoir reconnu les avantages de l’organisation syndicale et coopérative, note qu’« il ne manque pas de personnes qui redoutent que l’État ne se substitue à l’initiative privée, au lieu de se limiter à une aide ou à une assistance nécessaire et suffisante. On craint que la nouvelle organisation syndicale et corporative ne revête un caractère exagérément bureaucratique et politique, et que, nonobstant les avantages généraux déjà mentionnés, elle ne risque d’être mise au service de fins politiques particulières, plutôt que de contribuer à l’avènement d’un meilleur équilibre social »[18]. Ailleurs, il dénoncera la « statolâtrie païenne » de l’idéologie fasciste⁠[19].


1. RN, 490 in Marmy.
2. QA, 576 in Marmy.
3. RN, 486-487 in Marmy.
4. Centesimus annus (CA), n° 48. Dans QA, Pie XI écrivait : « L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber » (572 in Marmy).
5. Cf. DELSOL Chantal, Le principe de subsidiarité, Que sais-je ?, PUF, 1993, pp. 29-32.
6. Cette distinction a été étudiée, à l’époque, par MULLER Albert s.j., in La politique corporative, Essais d’organisations corporatives, Rex, 1935. A ceux qui font remarquer que le corporatisme n’est réalisé, à l’époque, que dans des régimes dictatoriaux comme l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche, l’auteur fait remarquer très justement qu’« un vrai et sincère régime corporatif est (…) absolument incompatible avec la dictature au sens moderne du mot » (pp. 212-213). Toutefois, par manque de recul peut-être, parce qu’il ne pouvait, en 1935, percevoir l’évolution du système, le Père Muller trouve l’expérience portugaise intéressante.
7. Nous reviendrons plus loin sur ce problème des « corporations » ou syndicats mixtes que l’Église n’a jamais présenté comme l’unique forme d’association possible.
8. MULLER Albert, op. cit., pp. 212-213.
9. Etabli par Antonio de Oliveira Salazar (1889-1970), président du Conseil de 1932 à 1968.
10. Ces différentes « vertus » sont énumérées par Salazar, dans un discours du 23 juillet 1942, repris in Dictionnaire politique de Salazar, SNI, 1964, pp. 54-55.
11. Op. cit., pp. 29-32.
12. René de La Tour du Pin, 1831-1924. Il fut un des pionniers du catholicisme social en France.
13. Charles Maurras, 1868-1952. Ecrivain et homme politique nationaliste.
14. Henri Massis, 1886-1970. Disciple de Charles Maurras, élu à l’Académie française en 1960.
15. Jacques Ploncard d’Assac, 1910-2005. Ecrivain, disciple de Charles Maurras.
16. Benito Mussolini, 1883-1945.
17. DELSOL Chantal, La subsidiarité dans les idées politiques, in ONORIO J.-B., La subsidiarité, De la théorie à la pratique, op. cit., p. 50.
18. QA, 581 dans Marmy.
19. Non abbiamo bisogno, 226 in Marmy. A propos des attaques du pouvoir fasciste contre l’Action catholique et des mesures d’embrigadement de la jeunesse italienne, Pie XI rappelle qu’ »une conception qui fait appartenir à l’État les jeunes générations, entièrement et sans exception, depuis le premier âge jusqu’à l’âge adulte, n’est pas conciliable pour un catholique avec la doctrine catholique ; elle n’est pas même conciliable avec le droit naturel de la famille. Ce n’est pas, pour un catholique, chose conciliable avec la doctrine catholique que de prétendre que l’Église, le Pape, doivent se limiter aux pratiques extérieures de la religion (la messe et les sacrements) et que le reste appartient totalement à l’État » (id. 235). Le même Pie XI rappellera aussi aux Allemands sous le régime nazi que si l’État fonde une organisation obligatoire de la jeunesse, ce doit être « sans préjudice des droits des associations religieuses » et dans le respect des consciences alors que le régime met « la conscience des parents chrétiens dans une insoluble alternative, puisqu’ils ne peuvent donner à l’État ce qu’il exige qu’en dérobant à Dieu ce qui est à Dieu » (Mit brennender Sorge, 273 in Marmy).