Si la commune est « un pouvoir autonome sous tutelle et
subordonné » (Crisp) qui, malgré tout conserve encore plus ou moins
d’autonomie, l’école qui devrait aussi être un pouvoir autonome sous
tutelle voit parfois son autonomie rétrécir comme peau de chagrin sous
une subordination de plus en plus envahissante.
L’enjeu est de taille, comme nous allons le voir.
Il est difficile, en effet, de nier l’importance personnelle et sociale
de l’éducation. Nous l’avons déjà dit, l’homme n’est pas un être
« programmé » mais « programmable ». Il grandit dans et par la culture ; elle
est, selon l’expression de Jean-Paul II, « ce par quoi l’homme en tant
qu’homme devient davantage homme » et « la tâche première et essentielle de la culture en
général, et aussi de toute culture, est l’éducation ».
Cette éducation qui n’est pas réductible à
l’instruction
implique toute la personne, physique, morale, intellectuelle, sexuelle,
religieuse et est le fait de toute la vie. Tous les hommes doivent être
éduqués et ont donc droit à l’éducation.
Les premiers et principaux éducateurs sont les parents. C’est l’acte de
procréation qui fonde le devoir et le droit des parents : « Les parents,
parce qu’ils ont donné la vie à leurs enfants, ont la très grave
obligation de les élever et, à ce titre, doivent être reconnus comme
leurs premiers et principaux éducateurs. Le rôle éducatif des parents
est d’une telle importance que, en cas de défaillance de leur part, il
peut être difficilement suppléé ». Si les parents sont tenus à l’éducation de leurs enfants,
ils en ont par conséquence le droit, « droit inaliénable parce
qu’inséparablement uni au strict devoir corrélatif, droit antérieur à
n’importe quel droit de la société civile et de l’État, donc inviolable
par quelque puissance terrestre que ce soit ».
Il est très important de garder présents à l’esprit ces principes
fondamentaux pour apprécier justement les rôles respectifs que l’école
et l’État vont jouer dans l’œuvre éducative
L’école est un lieu d’éducation important pour le développement
intellectuel, culturel, moral, professionnel, social de l’enfant. Elle
prolonge et complète l’action éducative des parents qui est toujours
limitée : « dans la structure de la société moderne, la fonction éducative
dépasse bien souvent, semble-t-il, les possibilités et la préparation de
la famille, surtout en raison de l’énorme masse de connaissances qui
constitue aujourd’hui le patrimoine culturel.
A cela s’ajoute la difficulté pour les parents d’exercer, de manière
globale, leur mission éducative, en raison de l’éloignement de leur lieu
de travail, de la difficulté à suivre le rapide progrès des
connaissances, de la distance entre les générations, de l’autonomie
toujours plus précoce des enfants par rapport à leurs parents, de
l’énorme influence des instruments de communication sociale sur
l’intelligence et l’imagination des enfants dès l’âge le plus tendre. Il
est donc indispensable que, dans le domaine éducatif, il y ait une
collaboration complémentaire et subsidiaire de la société, une
collaboration qui se réalise principalement dans l’école et par le moyen
de l’école ».
Toutefois, les parents, en vertu ce qui vient d’être dit, ont le droit
de choisir, selon leur conscience, l’école qui les
relaiera et dont ils suivront et soutiendront le
travail, surtout sur le plan moral, à travers des associations
de parents. En effet, comme l’écrivait Pie
XI, les éducateurs n’ont pas sur l’enseignement « un droit absolu, mais
un droit de participation ».
Il découle naturellement de ce qui précède qu’il n’y a rien d’anormal à
ce que l’Église revendique « pour les familles catholiques le droit qui
appartient à toutes les familles d’éduquer leurs enfants en des écoles
qui correspondent à leur propre vision du monde, et en particulier le
droits strict des parents croyants à ne pas voir leurs enfants soumis,
dans les écoles, à des programmes inspirés par
l’athéisme ».
Jean-Paul II explique pourquoi « les parents doivent pouvoir choisir le
type d’école qui répond le mieux au modèle d’éducation qu’ils désirent
pour leurs enfants » : « Le principe de la liberté d’enseignement,
déclare-t-il, trouve son fondement dans la nature et la dignité de la
personne humaine. En effet, celle-ci est une réalité antérieure à toute
organisation sociale - même si elle est destinée à s’insérer dans la
société - et a droit à l’autodétermination, de son propre développement
et aux moyens nécessaires dans ce but, sans que cette capacité
d’autodétermination soit limitée par des impositions arbitraires venues
de l‘extérieur.
L’éducation pour qu’elle soit un authentique progrès d’acquisition et
de maturation, doit porter le sceau de cette liberté qui est « dans
l’homme le signe privilégié de l’image divine » (Gaudium et spes, 17), et
est essentiel à la personne. Sans liberté, la personne resterait privée
d’autonomie dans sa formation propre et dans le choix des motivations et
des valeurs qui doivent inspirer sa conduite en harmonie avec ses
convictions les plus profondes, en particulier avec celles qui
concernent la signification totale de l’existence ».
Ceci étant dit, quel est le rôle des pouvoirs publics selon le principe
de subsidiarité ?
Ils doivent, nous l’avons vu, protéger, encourager, suppléer, coordonner
et contrôler. Ils doivent protéger et défendre les libertés des
citoyens, parents et éducateurs, et, pour cela, dans le cas présent,
« veiller à la justice distributive en répartissant l’aide des fonds
publics de telle sorte que les parents puissent jouir d’une authentique
liberté dans le choix de l’école... ».
Ils doivent promouvoir l’éducation, « veiller à ce que tous les citoyens
parviennent à participer véritablement à la culture et soient préparés
comme il se doit à l’exercice des devoirs et des droits du citoyen.
L’État doit donc garantir le droit des enfants à une éducation scolaire
adéquate… ».
Il s’agit d’aider les parents et les éducateurs, et donc, « en cas de
défaillance des parents ou à défaut d’initiatives d’autres groupements,
c’est à la société civile, compte tenu cependant des désirs des parents,
d’assurer l’éducation » et, « dans la mesure où le bien commun le
demande, elle fonde ses écoles et institutions éducatives
propres ».
C’est aussi la tâche de l’autorité publique de « veiller à la capacité
des maîtres, au niveau des études, ainsi qu’à la santé des élèves, et
d’une façon générale développer l’ensemble du système scolaire sans
perdre de vue le principe de subsidiarité… ».
Dès lors, on voit immédiatement quels sont les dangers à éviter. Si les
parents se déchargent des tâches éducatives qui sont prioritairement les
leurs, ils surchargent l’école et risquent de paralyser son action ou de
la déstabiliser. d’autre part, s’il est invraisemblable qu’un État se
désintéresse de l’œuvre éducative, la tentation est largement répandue
de restreindre d’une manière ou d’une autre les libertés surtout si
celles-ci ne sont pas exercées. S’il est nécessaire, au nom du bien
commun, de coordonner l’œuvre éducative des différentes écoles du même
niveau en réclamant, par exemple, un minimum de programme commun et un
bon enchaînement des différents niveaux, dans de nombreux pays, on a vu
l’État imposer des réformes qui ne respectent pas la liberté des
éducateurs. L’État s’immisce dans le détail des programmes, des
méthodes, des structures, des techniques d’évaluation, etc.. La liberté
de choix devient ainsi un leurre dans la mesure où les pouvoirs publics
imposent ces mesures dans toutes les écoles quels que soient leurs
pouvoirs organisateurs. Le rêve du monopole qui caractérisa
les régimes totalitaires reste vivace dans
les sociétés démocratiques. Or tout monopole est « opposé aux droits
innés de la personne humaine, au progrès et à la diffusion de la culture
elle-même, à la concorde entre les citoyens, enfin au pluralisme qui est
aujourd’hui la règle dans un grand nombre de
sociétés ».
Toute une idéologie cherche à justifier la mainmise des pouvoirs publics
en raison d’une certaine incompétence générale des parents et du droit
de l’enfant qui prime sur le droit des parents. Un rapport officiel de
l’OCDE remarquait que « les progrès de l’enseignement sont gênés par
l’ingérence fréquente de personnes dénuées de toute qualification. Parce
que donner le jour et élever un enfant appartient d’abord à la biologie,
parce que chacun a aujourd’hui fréquenté l’école, chacun a un avis sur
la façon d’éduquer et d’instruire ». Le même document dénonce aussi ces
maîtres qui « ne possèdent ni une culture, ni un niveau intellectuel
suffisants pour comprendre, par exemple, les théories psychologiques
nécessaires au bon exercice de leur fonction ». On l’a compris, l’éducation, dans cet esprit, est d’abord
l’affaire de spécialistes en psycho-pédagogie. Les parents, par nature,
n’en sont certainement pas : « même lorsque la femme se consacre
entièrement à son foyer et à ses enfants, il est psychologiquement
détestable pour l’enfant, comme pour la mère, que ces deux êtres soient
liés l’un à l’autre d’une façon trop étroite et trop exclusive. d’abord
parce que les premières années sont d’une importance extraordinaire pour
le développement ultérieur de l’enfant et qu’elles ne peuvent être
réduites aux possibilités d’un milieu familial toujours limité et
dépourvu de perspective. Dans les conditions sociales actuelles et même
dans des conditions sociales idéales, les familles sont incapables de
fournir à l’enfant le milieu psychologique et moral nécessaire à sa
formation. Le cadre familial, même dans les meilleures conditions, est
un cadre trop étroit, aux horizons et aux moyens limités. (…) Il
faut ajouter que la compétence psychologique des familles est
superficielle et souvent erronée et que leur action risque d’être
faussée par des éléments sentimentaux et subjectifs certes nécessaires,
mais qui ne peuvent remplacer la compétence ». Or, « seuls les pouvoirs publics possèdent les moyens, les
possibilités indispensables à la construction des écoles, à l’entretien
et à l’organisation des services médicaux et psychologiques, à la
satisfaction féconde des loisirs. Seuls ils possèdent une information
suffisamment large et objective pour comprendre les besoins de la Nation
et réaliser cette organisation harmonieuse et souple sans laquelle
l’éducation de la communauté ne sera qu’improvisation et
trompe-l’œil ». Il ne s’agit donc plus,
pour les pouvoirs publics, d’aider ou de suppléer mais d’être l’acteur
principal et finalement unique dans l’œuvre d’éducation. En revient-on
pour autant aux pratiques totalitaires ? Certainement pas dans l’esprit
des auteurs car leur volonté est de prendre comme critère fondamental la
liberté de l’enfant qui prime la traditionnelle « liberté du père de
famille ». « La vraie liberté éducationnelle exclut toute entreprise,
toute velléité même, quelle qu’elle soit et d’où qu’elle émane,
(serait-ce même d’un groupe majoritaire), d’aller à l’encontre de la
liberté individuelle. (…) Toute liberté d’enseignement, toute
prétention d’une autorité particulière quelconque (Église, parti
politique, simple particulier) qui va à l’encontre de ce droit
fondamental de l’enfant en tant que personne humaine, est à rejeter
comme une aberration anti-démocratique. (…) La liberté du père de
famille ne peut donc jouer que dans les limites du respect de la liberté
de l’enfant et de son droit le plus absolu : l’accès à toutes les valeurs
morales et spirituelles qui constituent notre héritage et qui préparent
notre avenir. Accordons au père de famille la liberté de choisir pour
ses enfants l’école qu’il préfère, les maîtres en qui il a confiance.
Mais ce choix doit se faire entre des écoles et des maîtres qui, par
l’esprit qui les anime et leurs intentions réelles, assurent à l’enfant
sa liberté et son droit et lui permettent de l’exercer dans le sens de
son plus grand intérêt moral et intellectuel. Or seuls les pouvoirs
publics, parce qu’ils représentent la variété des opinions et des
tendances, des idéaux et des intérêts, sont qualifiés pour réaliser ces
conditions et en assurer le maintien ». Il n’ya
donc plus qu’un seul réseau d’enseignement. Au lieu d’un pluralisme
scolaire qui, dit-on, partage la société en castes rivales qui
paralysent l’esprit critique, on en arrive ainsi à une » école
pluraliste » qui permet seule l’ouverture démocratique, le progrès
pédagogique et de substantielles économies.
Ce projet qui continue à guider certaines politiques vise à mettre un
hiatus entre l’école et la famille sous prétexte
d’incompétence et d’enfermement. Ces dangers
existent, bien sûr, mais au lieu d’aider, de suppléer, de contrôler, les
pouvoirs publics veulent s’attribuer ici la mainmise sur l’éducation.
Dans la perspective décrite ci-dessus, ils instaurent au mieux, si l’on
peut dire, un relativisme philosophique et moral purement idéel car
comment pratiquement permettre objectivement aux enfants de se situer
par rapport à un ensemble de valeurs et de systèmes qui devraient être
tous présentés avec les mêmes rigueur et honnêteté ? On imagine qu’à
travers un cours d‘histoire des religions et des philosophies, des
maîtres asexués étaleront de manière sereine et équilibrée, sans
parti-pris, « toutes les valeurs morales et spirituelles » dont ils
auront, au préalable, pénétré l’esprit avec intelligence et respect ! En
réalité, le but est d’en finir avec l’école confessionnelle et le
pouvoir se donne, avec l’apparence du respect de toutes les opinions, la
possibilité d’influencer dans un sens précis les esprits en formation.
Comme l’a très bien vu Jean-Paul II, « la convivence pacifique et
respectueuse de tous les groupes humains, au sein d’une société
pluraliste, ne signifie pas que l’on doive adopter à l’école un
neutralisme philosophique et religieux, parce que cela équivaudrait à
imposer arbitrairement aux élèves une vision du monde agnostique ou
évasive, et à les empêcher de donner un sens unitaire et harmonieux à
leurs connaissances ». Il y a là un totalitarisme subtil et, en plus, un danger
réel de sclérose pédagogique dans l’uniformité d’un enseignement qui
devient le jouet des théoriciens et de leurs porte-parole politiques.
Reste la question de savoir quel est le droit premier : celui de l’enfant
ou celui de la famille ?
Saint Thomas nous donne une réponse simple et claire : « le fils,
écrit-il, est par nature quelque chose du père… ; il s’ensuit que, de
droit naturel, le fils, avant l’usage de la raison, est sous la garde de
son père. Ce serait donc aller contre la justice naturelle si l’enfant,
avant l’usage de la raison, était soustrait aux soins de ses parents ou
si l’on disposait de lui en quelque façon contre leur
volonté ». Pie XI
ajoute cette remarque : « puisque les parents ont l’obligation de donner
leurs soins à l’enfant jusqu’à ce que celui-ci soit en mesure de se
suffire, il faut admettre qu’ils conservent aussi longtemps le même
droit inviolable sur son éducation » car, comme le dit encore saint Thomas : « la nature ne
vise pas seulement à la génération de l’enfant, mais aussi à son
développement et à son progrès pour l’amener à l’état parfait de l’homme
en tant qu’homme, c’est-à-dire à l’état de vertu ».
Ce « pouvoir » des parents sur l’enfant n’est évidemment ni arbitraire, ni
absolu dans la mesure où, tout d’abord, il est limité dans le temps
(« jusqu’à ce qu’il soit en mesure de se suffire » disait Pie XI ;
« jusqu’à sa majorité ou son émancipation » disent les codes civils). De
plus, dans la mesure où il découle de la volonté du Créateur ou de la
« nature », il est soumis à leurs exigences telles qu’elles sont formulées par
l’Église d’une part et par l’État d’autre part. Rappelons encore que la
famille n’est pas une société parfaite puisqu’elle ne possède pas en
elle-même tous les moyens nécessaires à son perfectionnement et qu’elle
a besoin de la société.
Jacques Maritain récuse ces « défenseurs de l’éducation
religieuse qui se fondent sur le principe du droit de propriété de la
famille sur l’enfant. A leurs yeux, puisque l’enfant appartient à la
famille, celle-ci aurait le droit de disposer comme de sa propriété de
la conscience de l’enfant et de lui imposer à ce titre les croyances
auxquelles le groupe familial est attaché ». Cette conception, explique
le philosophe, « déforme et trahit la vérité qu’elle prétend établir.
L’enfant « appartient » à la famille en ce sens qu’il en est membre, non
en ce sens qu’il serait pour elle un objet de propriété. En ce qui
regarde la destinée de son âme, l’enfant n’appartient qu’à Dieu. La
famille n’a pas sur la conscience de l’enfant un droit en vertu duquel
elle pourrait lui imposer les croyances qu’elle tient pour liées à son
patrimoine et à sa cohésion de groupe social. Elle a le devoir de
l’engendrer à Dieu et à la vérité selon qu’elle les connaît, et c’est à
ce titre qu’elle a, de par la loi naturelle, le droit de l’élever dans
ses propres croyances religieuses ».
On se souvient aussi du conseil de Paul : « Pères, n’agacez point vos
enfants de peur qu’ils ne se découragent ».
L’autorité est « un don redoutable. Si vous le possédez, disait Pie
XII, n’en abusez pas dans vos rapports avec vos enfants : vous
risqueriez d’emprisonner leurs âmes dans la crainte, d’en faire des
esclaves et non des fils aimants ».
Et le maître doit être, pour l’enfant, comme un « ami » et « un grand
frère » qui doit « créer un bon rapport avec
l’adolescent ; avant tout avec le respect, fait de délicatesse et de
charité, qu’il mérite comme créature faite à l’image de Dieu. Ce respect
résulte de la reconnaissance de sa valeur personnelle, et, spécialement,
de sa fin surnaturelle, qui, à l’école également comme dans toute
activité humaine, doit être prise en considération, si l’on ne veut pas
s’écarter de l’ordre établi par Dieu.
Tout l’ensemble des activités scolaires contribuent à établir ce
rapport équilibré ; elles ne signifient pas une imposition de
connaissances par l’extérieur et d’en-haut, mais une recherche
affectueuse, faite avec passion et patience par les deux parties, des
vérités et des beautés de la vie et de la culture, de la science et des
lettres, de l’histoire et des mœurs des peuples ; en suscitant l’activité
et la collaboration de l’adolescent ; en le traitant avec bienveillance,
compréhension, justice et miséricorde, pour le développement harmonieux
des valeurs affectives, à côté des valeurs
intellectuelles ». Jean XXIII insistera sur
l’éducation par l’exemple, à la suite de Pie XII qui rappelait aussi la
nécessité, au delà des connaissances, du savoir-faire pédagogique, de la
connaissance de l’élève, de l’art de lui parler, de le traiter
individuellement, d’une sagesse, en fait, plus que d’une science.
L’éducation religieuse engagée, que beaucoup redoutent et veulent
exclure du système scolaire n’est pas en contradiction, comme on le
croit trop souvent, avec le principe de la liberté de conscience.
L’Église a toujours reconnu que « la conscience est comme le noyau le
plus intime et secret de l’homme. C’est là qu’il se réfugie avec ses
facultés spirituelles dans une solitude absolue : seul avec soi-même, ou
mieux, seul avec Dieu - dont la voix se fait entendre à la conscience -
et avec soi-même. C’est là qu’il se détermine pour le bien ou pour le
mal ; c’est là qu’il choisit entre le chemin de la victoire ou de la
défaite. Même s’il le voulait, l’homme ne réussirait jamais à s’en
débarrasser ; avec elle, soit qu’elle l’approuve, soit qu’elle le
condamne, il parcourra tout le chemin de la vie, et avec elle encore,
témoin véridique et incorruptible, il se présentera au jugement de Dieu.
La conscience est donc, pour prendre une image antique mais tout à fait
juste, un sanctuaire, sur le seuil duquel tous doivent s’arrêter ; tous,
même le père et la mère, lorsqu’il s’agit d’un enfant. Seul le prêtre y
entre comme médecin des âmes et comme ministre du sacrement de
pénitence ; mais la conscience ne cesse pas pour autant d’être un
sanctuaire jalousement gardé, dont Dieu lui-même veut que le secret soit
préservé sous le sceau du plus sacré des silences ».
Ceci établi, peut-on envisager une éducation de la conscience ?
Je dirais que non seulement la conscience peut être éduquée mais qu’elle
doit l’être. Et il n’y a là aucune contradiction avec le caractère
éminemment libre de la conscience. Certes, il ne manque pas de gens
aujourd’hui qui prétendent remettre « tout critère éthique à la
conscience individuelle, fermée jalousement sur elle-même et rendue
arbitre absolu de ses déterminations ». Cette
conception est tout à fait illusoire. La conscience morale, nous l’avons
vu, est propre à chaque sujet et nul n’a le droit de la
contraindre mais, dans tous les cas, cette conscience est « éclairée », d’une
manière ou d’une autre. Une conscience à l’état brut, sauvage,
spontanée, n’existe pas. Dans un texte célèbre, J.-J. Rousseau définit la conscience comme un « instinct
divin », une « immortelle et céleste voix (…) ; juge infaillible du
bien et du mal… ». A sa suite, tout un courant de pensée proclamera
l’autonomie radicale de la conscience. Cette position radicalement
subjectiviste est indéfendable. Il faudrait admettre que tout et le
contraire de tout peut être un bien moral : au nom de quoi
protesterait-on contre le crime et comment vivre en société si chacun
décide du bien ? Ou bien, , comme Rousseau, on prétendra que la
conscience choisit toujours ce que nous appelons le bien moral
conformément à la tradition. Le bien serait ainsi programmé. La
démonstration de Rousseau ne résiste pas à l’expérience. Selon cet
auteur, nous serions spontanément heureux du bonheur d’autrui et du bien
que nous faisons ; nous serions accablés par la vue des malheurs et des
crimes ! Nous savons malheureusement qu’il n’en est pas ainsi. Nous nous
réjouissons parfois du malheur d’autrui et jalousons sa réussite. En
fait, la conscience est toujours, qu’on le veuille ou non, une
conscience formée, dans un sens ou l’autre, grossièrement ou avec
raffinement. Personne n’est vierge d’une influence éducatrice de son
milieu puisque chaque être humain grandit en société, que ce soit la
famille qui l’influence, ou une église, une institution, un groupe, peu
importe. Même le laisser-faire et le
laisser-aller, s’il était radicalement possible, serait encore un choix.
La vraie conscience morale n’est pas pure créativité pas plus qu’elle ne
peut être pure passivité, obéissance à une loi extérieure. Dans les deux
cas, il est difficile de parler de liberté. Si c’est évident dans la
perspective d’une morale imposée du dehors, ce n’est pas moins vrai dans
l’hypothèse libertaire car le subjectivisme n’est que la voix insidieuse
des modes, du conformisme, des conditionnements ou des pulsions
instinctives. La vraie liberté demande de poser le problème du choix
inéluctable en termes de vérité et d’adhésion personnelle. Seule la
vérité intériorisée libère : « Agir en conscience, écrit Livio Molina,
signifie précisément dépasser les sollicitations subjectives et
intéressées, les pressions du milieu, pour affirmer la propre liberté de
cette conscience, justement en se liant à la vérité, connue
intimement ». Et l’auteur se résume
parfaitement en soulignant qu’ »entre passivité et créativité, il y a
place pour la participation subjective à travers la maturation de
dispositions qui rendent possible l’accueil de la vérité
morale ».
Encore faut-il croire qu’une vérité soit possible. Si l’on croit que
Jésus est la Voie, la Vérité et la Vie, « il suit
de là que former la conscience chrétienne d’un enfant ou d’un jeune
homme consiste avant tout à éclairer leur esprit sur la volonté du
Christ, sa loi, le chemin qu’il indique, et en outre à agir sur leur âme
autant que cela peut se faire du dehors, afin de les amener à accomplir
toujours librement la volonté divine ». Et il est bien entendu que
cette éducation chrétienne de la conscience, « est bien loin de négliger
la personnalité et de juguler l’initiative. Car toute saine éducation
vise à rendre l’éducateur peu à peu inutile, et l’éduqué indépendant
entre les justes limites ».
Mais, dans un milieu qui ne croit pas au Christ, comment justifier
encore l’éducation chrétienne ? A la méthode « descendante » de Pie XII, on
peut substituer ou juxtaposer la méthode « ascendante » suggérée par
Jean-Paul II qui n’hésite
pas à maintenir que « l’éducation de la conscience religieuse est un
droit de la personne humaine ». Partant des aspirations les plus
profondes et s’appuyant sur la nécessité d’une formation culturelle
intégrale, le Saint-Père justifie ce droit en faisant remarquer que « le
jeune exige d’être acheminé vers toutes les dimensions de la culture et
veut aussi trouver à l’école la possibilité de prendre connaissance des
problèmes fondamentaux de l’existence. Parmi ceux-ci, le problème de la
réponse qu’il doit donner à Dieu occupe la première place. Il est
impossible d’arriver à d’authentiques choix de vie quand on prétend
ignorer la religion qui a tant à dire, ou bien quand on veut la
restreindre à un enseignement vague et neutre, et par conséquent
inutile, parce qu’il est dépourvu de relation à des modèles concrets et
cohérents avec la tradition et la culture d’un peuple ».
A travers les argumentations complémentaires des deux souverains
pontifes, on peut comprendre pourquoi le Concile Vatican II n’a pas
rompu avec la tradition et a rappelé le devoir qu’a l’Église de
« veiller assidûment à l’éducation morale et religieuse de tous ses
enfants » et « d’être présente, avec une affection et une aide toute
particulière, aux très nombreux enfants qui ne sont pas élevés dans des
écoles catholiques ». C’est pourquoi, à cette occasion, elle a félicité
« les autorités et les sociétés civiles qui, compte tenu du caractère
pluraliste de la société moderne, soucieuses du droit à la liberté
religieuse, aident les familles à assurer à leurs enfants, dans toutes
les écoles, une éducation conforme à leurs principes moraux et
religieux ».
Quand nous étudierons les rapports parfois difficiles entre la
démocratie et l’éducation, nous aurons la possibilité de méditer une
autre argumentation élaborée par Jacques Maritain au lendemain de la
seconde guerre mondiale pour l’enseignement public français mais qui est
parfaitement transposable dans le contexte de tout enseignement organisé
par l’État.