[1]
Une véritable politique familiale est nécessaire mais on confond trop souvent sinon toujours cette politique avec une politique sociale ou démographique. Lecaillon a montré qu’une politique démographique s’intéresse à la natalité, à la mortalité, aux déplacements de population (à l’intérieur comme à l’extérieur d’un pays) ; la politique sociale toujours passagère s’intéresse aux groupes défavorisés ; mais une politique familiale, elle, est durable puisque, par nature, « un projet familial a besoin de durée »[2], s’intéresse à tous les membres de la famille et à toutes les familles : elle recouvre « l’ensemble des décisions visant à soutenir la constitution et l’épanouissement d’unions stables et durables d’un homme et d’une femme ayant la volonté d’avoir et d’élever des enfants, puis à aider leur éducation »[3].
Dans une vraie politique familiale, la famille ne peut donc « être mise sur le même plan que de simples associations ou unions, et celles-ci ne peuvent bénéficier des droits particuliers liés exclusivement à la protection de l’engagement conjugal et de la famille, fondée sur le mariage, comme communauté de vie et d’amour stable, fruit du don total et fidèle des conjoints, ouverte à la vie. Du point de vue des responsables de la société civile, il importe qu’ils sachent créer les conditions nécessaires à la nature spécifique du mariage, à sa stabilité et à l’accueil du don de la vie. En effet, tout en respectant la légitime liberté des personnes, rendre équivalentes au mariage en les légalisant d’autres formes de relations entre des personnes est une décision grave qui ne peut que porter préjudice à l’institution familiale. Il serait à long terme dommageable que des lois, fondées non plus sur les principes de la loi naturelle mais sur la volonté arbitraire des personnes (cf. CEC, n) 1904), donnent le même statut juridique semblable à différentes formes de vie commune, entraînant de nombreuses confusions. Les réformes concernant la structure familiale consistent donc avant tout en un renforcement du lien conjugal et en un soutien toujours plus fort aux structures familiales, en gardant en mémoire que les enfants, qui seront demain les protagonistes de la vie sociale, sont les héritiers des valeurs reçues et du soin mis à leur formation spirituelle, morale et humaine »[4].
Et précisément, en ce qui concerne l’éducation des enfants, il s’agit essentiellement d’aider les parents à mieux assurer leur responsabilité, de les soutenir ou de les remplacer uniquement s’ils sont défaillants. « Les enfants, écrit Jean-Paul II, sont une des richesses principales d’une nation et il convient d’aider les parents à remplir leur mission éducative, dans le respect des principes de responsabilité et de subsidiarité, affermissant ainsi la valeur insigne de ce service. C’est un devoir et une légitime solidarité de la part de toute communauté nationale »[5].
Quelques suggestions
On peut ici lancer quelques idées : créer un climat favorable à la famille dans le respect des personnes et de la liberté de choix ; protéger la femme enceinte et l’enfant avant et après la naissance ; veiller à ce que l’environnement culturel soit respectueux de la famille et du mariage ; avoir le souci même du parent qui reste au foyer ; prévoir des mesures adaptées dans le domaine de l’urbanisme, du logement et de la sécurité ; favoriser l’adaptation de vie professionnelle et des tâches familiales dans les horaires, par le travail à temps partiel, la coordination des vacances, le congé parental avec garantie d’emploi, par l’établissement de crèches sur les lieux de travail ; revaloriser les allocations familiales et d’éducation ainsi que l’aide au logement ; adapter la fiscalité en tenant compte du nombre d’enfants, en abolissant toute discrimination envers les couples mariés, en dépénalisant l’héritage en ligne directe, etc.[6]
L’objection est connue : combien cela coûte -t-il ? Prenons l’habitude de remplacer cette question par une autre : « combien cela rapporte-t-il ? »[7].
La responsabilité des individus
Ces mesures et bien d’autres peut-être sont importantes mais, en même temps que l’action politique, l’action culturelle ou l’évangélisation sont indispensables. « C’est peut-être plus un état d’esprit qu’il convient de contribuer à instaurer car il n’est ni souhaitable ni efficace de forcer les évolutions »[8].
Cette action culturelle, cette évangélisation, sont à la portée de chacun de nous. Dans cet effort, nous constaterons que l’antique texte de la Genèse ne nous propose pas un modèle dépassé mais plutôt un modèle indépassable. Que de drames évités si on le prenait vraiment au sérieux dans toutes ses dimensions, dans toutes ses exigences mais aussi avec la certitude que les promesses seront tenues !
Mais nos contemporains ne sont peut-être pas encore prêts à redécouvrir cette sagesse. Sans doute est-il nécessaire de leur proposer dans un premier temps de méditer simplement les faits sans a priori idéologique. A ce point de vue, une approche comme celle de Jean-Claude Guillebaud dans La tyrannie du plaisir[9] est intéressante.
Entre « permissivité claironnante » et « moralisme nostalgique », ce livre met en question l’évolution de la morale sexuelle à la fin du XXe siècle. Tout en dénonçant les « raideurs morales » de Jean-Paul II, l’auteur passe au crible d’une documentation sérieuse le prêt-à-penser de ses contemporains en matière sexuelle. La lecture de cette analyse est particulièrement bienfaisante même si l’auteur ne prend finalement pas position. Son intention est essentiellement critique vis-à-vis de ce qui se dit et se fait aujourd’hui ; son but n’est pas de construire une nouvelle morale sexuelle. Il n’empêche que les deux derniers chapitres sont particulièrement précieux pour le sujet qui nous préoccupe ici. Car, « au bout du compte, écrit-il, c’est bien de famille qu’il faut parler »[10]. S’appuyant sur nombre de travaux de psychanalystes et de psychologues, Jean-Claude Guillebaud montre qu’il n’y a, en fait, aucune égalité possible, contrairement à ce que prétend idéologiquement Elio Di Rupo, entre les différentes formes de « familles », dans la mesure où les unions précaires, les familles monoparentales, recomposées manquent de la stabilité et de la cohérence nécessaires à la filiation. « Les anthropologues savent que la filiation humaine - ce « flot cascadant des générations » - doit s’inscrire dans un système de liens d’alliance aussi complexe que précis, liens que le mariage avait pour vocation de créer. Il ne s’agit pas là d’on ne sait quelle tradition qu’il serait impossible de récuser mais tout simplement du processus d’humanisation. La famille et la parenté, de ce point de vue, ne sont pas des jeux de construction dont on pourrait varier à l’infini la recomposition »[11].
La conclusion de Guillebaud est que la famille « redevient tout à la fois nécessaire et impossible »[12].
Nécessaire, on le comprend volontiers à la fin de son étude puisqu’il apparaît, ne fût-ce qu’indirectement, que seule l’union stable d’un homme et une femme est susceptible de marier conjugalité et filiation. Nécessaire aussi comme « lieu par excellence de la gratuité » [13] face à l’idéologie libérale du marché. Nécessaire encore car elle peut rendre à l’individu moderne, solitaire et enfermé dans le temps présent, un passé et un avenir. La gestion du temps « est la vocation même des institutions en général et de la famille en particulier. C’est d’abord en elle qu’idéalement se résout l’opposition entre ce qu’on pourrait appeler le temps court de l’individu et le temps long de la collectivité « immortelle » »[14].
Mais pourquoi l’auteur dit-il la famille impossible ? Le réalisme ou le bon sens imposent l’idée qu’étant donné l’ampleur de la libération sexuelle et de la libération des femmes, on ne peut amener « une société à réendosser de son plein gré un système de contraintes qui lui paraît désormais inacceptable puisque toute la symbolique qui lui donnait sens a disparu »[15]. « La morale sexuelle, prise dans son acception collective, ne se décrète pas, sauf à devenir purement répressive ou policière. Elle s’inscrit toujours à l’intérieur d’un processus symbolique, construit ou ruiné peu à peu ; elle se fonde sur un corpus de représentations majoritairement partagées et qui, elles, procèdent toujours du temps long et des logiques lentes »[16]. La première nécessité, pour rendre la famille possible est donc, à l’instar de ce qu’a fait Guillebaud, de dénoncer le « conformisme libertaire »[17] qui s’impose à nous et qui a suspendu, semble-t-il, tout esprit critique et donc toute vraie liberté. La brèche étant ouverte, commence le vaste et long travail culturel de reconstruction qui ne pourra se passer d’une redéfinition de l’amour et de la sexualité. L’amour n’est pas simplement un sentiment, contrairement à ce que le romantisme a fait croire. Rien n’est plus fluctuant et fragile qu’un sentiment. Ni mariage ni famille ne peuvent se construire sur ce sable. Est nécessaire l’amour au plein sens du terme c’est-à-dire la « connivence de l’intelligence, du cœur, de la volonté et de l’agir »[18]. Aimer c’est vouloir aimer. Dans cet esprit, on ne se marie pas d’abord parce qu’on s’aime mais parce qu’on veut s’aimer. Quant à la sexualité, alors qu’elle court de plus en plus le risque, de nos jours, d’être « désocialisée, désaffiliée, déshumanisée », il faudra bien se rendre compte, contre l’immense préjugé de la pensée « moderne », qu’« elle est culture avant d’être fonction »[19]. Elle ne se réduit pas à une technique assistée ou non mais elle implique toute la personne dans son intégralité corporelle, psychique, intellectuelle et morale, avec son histoire passée, présente et future, avec ses forces et ses faiblesses relationnelles.
A ce moment et à ce moment seulement, l’amour et la sexualité ayant été redéfinis, avec le soutien et la protection prioritaires des pouvoirs publics, la famille se refera et, dans son prolongement, la société tout entière pourra retrouver la santé perdue.