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b. La source de l’autorité

La question de la légitimité de l’autorité est importante, notamment pour un chrétien, dans la mesure où nombreux sont les textes qui de manière claire et péremptoire affirment le devoir d’obéissance à l’autorité. Le quatrième commandement qui ouvre la seconde table de la loi⁠[1] : « Honore ton père et ta mère…​ » s’étend « aux devoirs des élèves à l’égard du maître, des employés à l’égard des employeurs, des subordonnés à l’égard de leurs chefs, des citoyens à l’égard de leur patrie, de ceux qui l’administrent ou la gouvernent »[2]. Saint Paul confirme et justifie cette exigence : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par Lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes »[3].

Sans explication, de tels textes risquent de surprendre ou de choquer tant nous sommes sensibles aujourd’hui aux revendications de la liberté et aux abus ou négligences des autorités⁠[4]. S’il y eut des milieux, à certaines époques, Dieu sait par quel miracle, où l’officier, le magistrat, le maître, le prêtre, le ministre ou le chef d’entreprise était au dessus de tout soupçon, maint scandale contemporain a renversé cette opinion et insinué largement l’idée que toute autorité était en soi suspecte : « tous des profiteurs », entend-on communément.

Or, quand le Christ dit au gouverneur romain Ponce Pilate qui le juge: « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en-haut »[5], il s’appuie sur une tradition testamentaire traduite par la loi mosaïque, comme nous venons de le voir, ou par les Proverbes⁠[6] et corrige une tradition païenne largement répandue. On en trouve témoignage, par exemple, dans l’Iliade où Homère écrit que « le sceptre est à celui qu’il plût au ciel d’élire pour régner sur la foule et lui donner des lois »[7]. Ici, c’est le dépositaire de l’autorité qui a été choisi alors que le Christ parle de l’autorité dont une personne a été investie.

La source de toute autorité est Dieu dans la mesure où Dieu est la seule autorité puisqu’il a tout créé. L’étymologie⁠[8] elle-même établit ce lien. Le latin auctoritas (autorité) est dérivé de auctor (auteur). Le créateur n’a-t-il pas autorité sur son œuvre ? C’est le Créateur qui donne comme mission à l’homme de régner sur la terre, de la soumettre, de donner un nom aux animaux⁠[9]. Dieu délègue donc, pourrait-on dire, quelque chose de son pouvoir aux hommes. Ne sont-ils pas faits à l’image de Dieu et donc investis aussi d’une certaine autorité ?

C’est dans ce sens que l’on dit que l’autorité est naturelle, voulue par Dieu et déléguée aux hommes sous diverses formes, selon leurs fonctions et compétences.

Malgré la diversité des régimes à travers l’histoire, la doctrine de l’Église n’a pas changé en cette matière. faisant bien la distinction entre la source de l’autorité et la personne qui l’exerce.

Saint Jean Chrysostome, dans un commentaire l’épître aux Romains, écrit: « -Il n’y a point de pouvoir qui ne vienne de Dieu. -Que dites-vous ? Tout prince est donc constitué de Dieu ! -Je ne dis point cela puisque je ne parle d’aucun prince en particulier, mais de la chose elle-même, c’est-à-dire de la puissance…​ L’apôtre ne dit pas qu’il n’y a point de prince qui ne vienne de Dieu, mais il dit, en parlant de la chose elle-même, qu’il n’y a point de puissance qui ne dérive de Dieu »[10]. Cette distinction est capitale non seulement parce qu’elle établit une frontière utile entre l’indignité éventuelle de la personne et la dignité de la fonction mais aussi parce qu’elle inanité des querelles qui ont opposé à certains moments de l’histoire les partisans de la royauté, considérée comme seule « divine » et ceux de la démocratie. Léon XIII, par exemple, encore confronté à ces querelles, en France notamment, rappela opportunément l’antique principe : « Ceux qui président au gouvernement de la chose publique peuvent bien être élus par la volonté et le jugement de la multitude. Mais si ce choix désigne le gouvernant, il ne lui confère pas l’autorité de gouverner, il désigne la personne qui en sera investie »[11] ; « Le pouvoir public ne peut venir que de Dieu…​ Tout ce qu’il y a d’autorité parmi les hommes procède de Dieu » « Ces principes ne réprouvent en soi aucune des différentes formes de gouvernement . La souveraineté n’est en soi nécessairement liée à aucune forme politique…​ Bien plus, on ne réprouve pas en soi que le peuple ait sa part plus ou moins grande au gouvernement »[12].

Cette mise au point sera très utile quand nous aborderons le problème du régime politique.


1. Il est intéressant de noter que ce commandement est le seul de la deuxième table à être positif comme le sont les trois commandements ayant trait à Dieu.
2. CEC, 2199.
3. Rm, 13, 1-2.
4. Certaines formules modernes sont pour le moins ambigües. Ainsi en est-il de l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789: « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». Ainsi en est-il aussi et peut-être davantage encore dans ce passage de l’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948: « La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics…​ ». On pourrait penser ici, et la plupart des interprètes le pensent, que la Nation ou le peuple sont la source du pouvoir alors qu’il n’est que l’organe possible de sa désignation. A la limite, la Déclaration de 1789 ne reconnaîtrait l’autorité parentale, par exemple, que dans la mesure où elle émanerait de la Nation ! d’une manière générale, la volonté du peuple ne peut être le fondement de l’autorité puisque ces déclarations prétendent reconnaître des droits qui « découlent de la dignité inhérente à la personne humaine » dit le Pacte de 1966 (relatif aux droits civils et politiques), « inaliénables » dit le texte de 1948, « naturels » dit le texte de 1798. Proclamer des droits et faire de la volonté populaire la source de toute autorité et donc de tout droit paraît contradictoire. Si l’on reconnaît des droits à l’homme, ceux-ci ne sont pas attribués ou concédés par quelque assemblée que ce soit. C’est reconnaître implicitement que l’homme jouit par ses droits d’une autorité qu’il porte en lui et qui n’est pas le don d’une communauté ou d’un peuple. Si la volonté du peuple est le seul fondement de l’autorité, même de l’autorité publique, les droits alors ne sont qu’une concession arbitraire, révisable, aléatoire. Ils ne méritent plus les adjectifs inhérents, inaliénables ou naturels. Nous y reviendrons quand nous étudierons le régime démocratique.
5. Jn 19, 11. Cf. également Rm 13, 1: « Il n’ y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par Lui ».
6. « C’est par moi que règnent les rois, que les princes rendent la justice, par moi que gouvernent les magistrats et les princes, à tous les souverains légitimes » (Pr 8, 15-16).
7. II, v. 206-207.
8. Cf. BLOCH O. et WARTBURG W. von, Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF,1975.
9. Cf. Gn 1 et 2.
10. Sur l’épître aux Romains, Homélie XXIII a, cité par BASSE B., op. cit., p. 42.
11. Diuturnum illud, 29-6-1881.
12. Immortale Dei, 1-11-1895.