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e. L’inculturation

Une forme particulière de relativisation est spécialement à la mode à la fin du XXe siècle suite à la reconnaissance de la diversité des cultures et à l’effacement du concept de culture universelle ou de culture humaniste.

La Déclaration de 1948 est le produit d’une culture précise, occidentale, marquée par des concepts gréco-latins et chrétiens et d’une époque traumatisée par une guerre mondiale. Que peut-elle signifier ou valoir pour l’homme d’une autre culture et d’une autre histoire ?.

Il est vrai que l’idée même des droits de l’homme, qu’on le veuille ou non, est née dans une culture qui a été profondément marquée par le christianisme et même si certaines formulations et même certains de ces droits sont tout à fait contraires au message chrétien⁠[1]. Les Déclarations de droits pourront paraître étranges à certains peuples comme les peuples asiatiques plus habitués à la proclamation des devoirs et des responsabilités⁠[2].

d’autres vont chercher à interpréter la problématique des droits à travers leur propre culture ou à en réécrire la déclaration en tenant compte de l’extrême diversité des modes de vie et de pensée.

Ainsi existe-t-il une Déclaration universelle des droits de l’homme en Islam proclamée par le Conseil islamique pour l’Europe, le 19 septembre 1981. Le fait même de rédiger une déclaration islamique révèle la volonté de marquer une différence avec la Déclaration de 1948, tout en évoquant par la forme et certaines affirmations les textes occidentaux. On a fait remarquer aussi que les traductions s’éloignaient parfois très sensiblement du texte arabe « comme si les versions en langues occidentales visaient à rassurer les non-musulmans et à leur exposer l’éthique islamique en des termes acceptables pour un esprit pénétré des principes modernes des droits de l’homme (bref, en termes laïques). La version arabe semble plutôt destinée à satisfaire des esprits habitués à une vision classiques de la Loi de l’Islam »[3].

Quoi qu’il en soit, cette déclaration est réellement et profondément islamique. Dès le préambule, il est affirmé que les « Droits de l’homme » ont été définis « par Loi divine » voici quatorze siècles.⁠[4] Cette Loi divine, la Sari’a⁠[5], mesure en fait tous les droits énumérés par la suite.

Quelques exemples. A propos du droit à la vie (Art. 1), « Tous les êtres humains constituent une même famille dont les membres sont unis par leur soumission à Dieu et leur appartenance à la postérité d’Adam. Tous les hommes, sans distinction de race, de couleur, de langue, de religion, de sexe, d’appartenance politique, de situation sociale ou de tout autre considération, sont égaux en dignité, en devoir et en responsabilité. La vraie foi, qui permet à l’homme de s’accomplir, est la garantie de la consolidation de cette dignité. (…) La vie de l’homme est sacrée (…) Et personne n’est autorisé à y porter atteinte (…). Ce caractère sacré ne saurait lui être retiré que par l’autorité de la Loi islamique et conformément aux dispositions qu’elle stipule à ce sujet ».

A propos de la femme (art. 6) : «  a) La femme est l’égale de l’homme au plan de la dignité humaine. Elle a autant de droits que de devoirs. Elle jouit de sa personnalité civile et de l’autonomie financière, ainsi que du droit de conserver son prénom et son patronyme.
b) La charge d’entretenir la famille et la responsabilité de veiller sur elle incombent au mari. »

A propos de la liberté de pensée, de croyance et de parole (Art.12): « Chaque personne a le droit de penser et de croire, et donc d’exprimer ce qu’elle pense et croit, sans que quiconque ne vienne s’y mêler ou le lui interdire, aussi longtemps qu’elle s’en tient dans les limites générales que la Loi islamique a stipulées en la matière ».

A propos du droit de fonder une famille (Art. 19) : « Chacun des époux a, vis-à-vis de l’autre, des droits et des devoirs équivalents, que la Loi islamique a particulièrement définis : « Les femmes ont des droits équivalents à leurs obligations, et conformément à l’usage. Les hommes ont cependant une prééminence sur elles » (2, 228). Il appartient au père d’assurer l’éducation de ses enfants, physiquement, moralement et religieusement, conformément à la croyance et à la Loi religieuse qui sont les siennes. Il a seul la responsabilité de choisir l’orientation qu’il entend donner à leur vie (…) ».

Pour qu’il n’y ait aucune ambigüité quant au rôle de la charria : Art. 19 d : « Il ne peut y avoir ni délit, ni peine, en l’absence de dispositions prévues par la charria. » Art. 24: « Tous les droits et libertés énoncés dans la présente déclaration sont soumis à la charria. » Art. 25: «  La Charria est l’unique référence pour l’explication ou l’interprétation de l’un quelconque des articles contenus dans la présente Déclaration. »

Notons qu’à côté de cette Déclaration, existe aussi une Charte arabe des droits de l’homme (2004) qui présente quelques sensibles différences. Voici quelques extraits:

« Préambule (extrait)

Rejetant toutes les formes de racisme et le sionisme qui constituent une violation des droits de l’homme et une menace pour la paix et la sécurité internationales, consciente du lien étroit existant entre les droits de l’homme et la paix et la sécurité internationales, réaffirmant les principes de la Charte des Nations Unies, de la Déclaration universelle des droits de l’homme et les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et tenant compte de la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam, les États parties au Pacte conviennent :

Article premier

La présente Charte vise, dans le cadre de l’identité nationale des États arabes et du sentiment d’appartenance à une civilisation commune, à réaliser les objectifs suivants : de ce qui suit :

Article 2

c) Toutes les formes de racisme, le sionisme, l’occupation et la domination étrangères constituent une entrave à la dignité de l’homme et un obstacle majeur à l’exercice des droits fondamentaux des peuples ; il est impératif de condamner leur pratique sous toutes ses formes et de veiller à leur élimination ;

Article 3

c) L’homme et la femme sont égaux sur le plan de la dignité humaine, des droits et des devoirs dans le cadre de la discrimination positive instituée au profit de la femme par la charia islamique et les autres lois divines et par les législations et les instruments internationaux. En conséquence, chaque État partie à la présente Charte s’engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir la parité des chances et l’égalité effective entre l’homme et la femme dans l’exercice de tous les droits énoncés dans la présente Charte.

Article 6

La peine de mort ne peut être prononcée que pour les crimes les plus graves conformément aux lois en vigueur au moment où le crime est commis et en vertu d’un jugement définitif rendu par un tribunal compétent. Toute personne condamnée à la peine de mort a le droit de solliciter la grâce ou l’allégement de sa peine.

Article 7

a) La peine de mort ne peut être prononcée contre des personnes âgées de moins de 18 ans sauf disposition contraire de la législation en vigueur au moment de l’infraction ;

b) La peine de mort ne peut être exécutée sur la personne d’une femme enceinte tant qu’elle n’a pas accouché ou d’une mère qui allaite que deux années après l’accouchement, dans tous les cas l’intérêt du nourrisson prime.

Article 30

b) La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ou de pratiquer individuellement ou collectivement les rites de sa religion ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires dans une société tolérante, respectueuse des libertés et des droits de l’homme pour la protection de la sûreté publique, de l’ordre public, de la santé publique ou de la moralité publique ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui ;

Article 43

Aucune disposition de la présente Charte ne sera interprétée de façon à porter atteinte aux droits et aux libertés protégés par les lois internes des États parties ou énoncés dans les instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits de l’homme que les États parties ont adoptés ou ratifiés, y compris les droits de la femme, de l’enfant et des personnes appartenant à des minorités. »[6]

Le danger est que chaque communauté ait sa déclaration

A l’opposé de ces déclarations très inculturées, certains veulent, au contraire, ouvrir la Déclaration de 1948 à toutes les cultures. Ils tentent de concilier une certaine universalité avec l’infinie diversité humaine. « Il n’est de vérité que relative, écrit Joseph Yacoub[⁠[7], fût-elle celle des droits de l’homme. S’il est vrai que les droits de l’homme ont pour fondement des valeurs essentielles, intrinsèquement inhérentes à tous les hommes et à toutes les cultures, il n’en demeure pas moins qu’elles se déclinent différemment et relèvent de civilisations qui ont des conceptions du monde, d’un dieu, de la société ou de l’homme fort différentes ». Dès lors, l’auteur propose une réécriture de la Déclaration. Ainsi, l’article premier deviendrait : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits dans la diversité des civilisations, le pluralisme des cultures et la relativité des valeurs. L’universalisme s’acquiert. c’est une conquête et il est la synthèse et le dépassement d’une pluralité de singularités culturelles et de valeurs.

Ils ont des droits individuels, des droits collectifs et des droits communautaires, qui sont indivisibles, interdépendants et intimement liés. Aucun de ces droits n’occupe une position prééminente par rapport aux autres. Les droits civils et politiques ne sauraient être dissociés des droits économiques, sociaux et culturels. La personne est à la fois individu et communauté. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Sont en italiques les additions de Yacoub. Elles révèlent en fait une double relativisation : d’une part, dans la volonté, comme nous avons dit, de permettre à toute culture de se retrouver dans cette nouvelle version mais d’autre part aussi dans le refus de hiérarchiser les droits⁠[8].

Vu l’abondance et la gravité des critiques émises, on pourrait se demander si la référence aux droits de l’homme n’est pas à abandonner. Peu osent défendre ouvertement cette position extrême, aux antipodes de la sensibilité contemporaine très attachée à ces droits, comme nous l’avons vu.

Mais, comment marier concrètement le désir d’une certaine universalité, le respect de la pluralité des cultures et de ce que Yacoub appelle « la relativité/universalité des valeurs »[9] ? Tous les droits sont-ils vraiment sur le même plan d’importance et de dignité ?


1. On peut lire, par exemple, QUANTIN J.-L., Aux origines religieuses de la devise républicaine, in Communio, XIV, 3-4, mai-août 1989, pp. 23-33.
2. Cf. JOBLIN J., op. cit., pp. 11-12.
3. MERAD Ali, Le concept des droits de l’homme en Islam : réflexions sur la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme, Etudes islamiques, n°9, 1985, pp. 243-260, cité in BORRMANS Maurice, Droits de l’homme et dialogue islamo-chrétien, in Droits de Dieu et droits de l’homme, op. cit. pp. 114-115.
4. « Réaffirmant le rôle civilisateur et historique de la Ummah [communauté] islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté ; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi ; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste ; Soucieux de contribuer aux efforts déployés par l’humanité pour faire valoir les droits de l’homme dans le but de la protéger contre l’exploitation et la persécution, et d’affirmer sa liberté et son droit à une vie digne, conforme à la Charria ; Conscients que l’humanité, qui a réalisé d’immenses progrès sur le plan matériel, éprouve et éprouvera le besoin pressant d’une profonde conviction religieuse pour soutenir sa civilisation, et d’une barrière pour protéger ses droits ; Convaincus que, dans l’Islam, les droits fondamentaux et les libertés publiques font partie intégrante de la Foi islamique, et que nul n’a, par principe, le droit de les entraver, totalement ou partiellement, de les violer ou les ignorer, car ces droits sont des commandements divins exécutoires, que Dieu a dicté dans ses Livres révélés et qui constituent l’objet du message dont il a investi le dernier de ses prophètes en vue de parachever les messages célestes, de telle sorte que l’observance de ces commandements soit un signe de dévotion ; leur négation, ou violation constitue un acte condamnable au regard de la religion ; et que tout homme en soit responsable individuellement, et la communauté collectivement ; Se fondant sur ce qui précède, déclarent ce qui suit : .. ».
5. La Sari’a « rassemble les ordonnances tirées du Coran et de la Sunna (les « paroles » et les « gestes » que l’on attribue à Muhammad) et les dispositions élaborées à partir de ces deux sources par les diverses méthodes agréées par la « théorie du droit » dans les diverses Ecoles juridiques de l’Islam » (BORRMANS M., op. cit., p. 122, n°1).
6. Il existe aussi une Charte des musulmans d’Europe d’inspiration sunnite qui reconnaît les droits de l’homme, l’égalité homme-femme, la laïcité de l’État et les règles démocratiques, qui prône le dialogue et la coopération, l’engagement politique, l’intégration dans le respect de leur identité musulmane, qui condamne le terrorisme. Les musulmans qui adhèrent à cette charte veulent sauvegarder « leur appartenance à la nation de l’Islam (la Oummah) » et « consolider cette relation afin qu’elle devienne un pont solide entre l’Europe et le Monde musulman » (art. 16). Ils affirment leur droit « de construire leurs mosquées et leurs propres institutions cultuelles, éducatives et sociales […​] de pratiquer leur culte et de se conformer aux prescriptions de leur religion dans leur vie quotidienne en ce qui concerne leur façon de s’alimenter ou de s’habiller entre autre. » (Art. 18). Le document rappelle l’importance de la Charia aussi bien pour « le culte que les actes de la vie courante. » (Art. 3)
7. YACOUB Joseph (né en 1944), Réécrire la Déclaration universelle des droits de l’homme, Provocation, Desclée de Brouwer, 1998, pp. 10-11. Politologue et historien d’origine assyrienne, professeur émérite de l’Université catholique de Lyon. L’auteur se plaît à souligner les faiblesses de la Déclaration de 1948 : la contradiction entre devoir d’ingérence et souveraineté nationale, une mauvaise évaluation des situations, l’absence de suites, le droit de réserve, de dérogation, d’amendement, d’annulation, de révision et de dénonciation, la faiblesse des comités, la lenteur des ratifications, l’absence de rapports des États ou la lenteur de leur transmission, le non respect des droits, l’effacement des devoirs, etc..
8. Cette position est aux antipodes de la conception chrétienne comme de la tradition philosophique occidentale. Elle est très caractéristique des préoccupations légitimes du tiers-monde, et de la hantise écologique mais elle aboutit à la dilution de ce qui fonde vraiment la dignité humaine. Voici comment Yacoub justifie son refus de hiérarchie: « d’autres thèmes et problèmes sont apparus (…) Et se sont imposés, comme le droit des peuples, les minorités, les peuples autochtones, la décolonisation, le traitement différencié, l’autonomie, le droit à la terre, des questions d’ordre bioéthique, l’importance des devoirs, la biodiversité culturelle, la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, la diversité biologique, l’altération du climat mondial, le lien entre développement et démocratie, le développement durable, le respect et la protection de l’environnement, l’interdépendance et l’indissociabilité du développement et d’un environnement sain et équilibré, al conservation globale des écosystèmes, la pollution et la qualité de l’air, la protection de la couche d’ozone stratosphérique, l’érosion des sols et la désertification croissante, l’environnement terrestre, la pénurie et la mauvaise qualité de l’eau, la déforestation, le surarmement nucléaire, la protection des mers, la préservation de l’espèce humaine, les dimensions planétaires de l’activité humaine, la sauvegarde du patrimoine architectural et archéologique, les responsabilités des générations présentes envers les générations futures, la pauvreté et l’exclusion, le racisme, le progrès scientifique et la responsabilité éthique, les inquiétudes sur le patrimoine génétique humain.
   Aujourd’hui, on est convaincu que l’exercice des droits fondamentaux, la démocratie, le développement et l’environnement sont inconditionnellement et indissociablement liés.
   Aussi peut-on parler de malaise dans le discours classique des droits de l’homme.
   Les problèmes sont aujourd’hui par nature internationaux. A l’état d’indépendance et de cohabitation, une approche commune et globale s’impose d’ores et déjà, celle de l’interdépendance ». Conclusion très logique de l’auteur : « Les nouveaux droits de l’homme font implicitement le procès d’une philosophie et d’une théologie de l’homme et d’un mode de civilisation » (Op. cit., pp. 72-74).
9. Op. cit., p. 51.