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c. L’inflation et la sacralisation

Nous avons vu que dès le XVIIe siècle apparaît une mentalité qui ne fera que s’accentuer à l’époque contemporaine : l’homme part à la conquête de sa dignité en réclamant de plus en plus de droits. Il ne s’agit pas seulement de revendiquer les droits fondamentaux qui découlent de la nature même de l’homme et qui sont indispensables à sa vie et à sa croissance en tant qu’homme. Il s’agit ici d’ériger en droit tout désir suscité par une volonté égalitariste et par une volonté de toute-puissance sur sa propre destinée. Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’avoir, de faire, d’être ce que l’autre a, fait, est ? Pourquoi, si la science le permet, ne pourrais-je changer de sexe, avoir un enfant sans partenaire, choisir son sexe, la couleur de ses yeux ? Pourquoi n’aurais-je pas le droit de garder ou non l’enfant que je porte, de choisir ma mort, etc. ?

Il arrive souvent qu’un geste exceptionnel soit de nouveau réclamé comme un dû. Si vous avez été bon avec moi, pourquoi ne le seriez-vous pas encore ? Un droit, une fois acquis, devient intouchable, sacré. Même si les circonstances changent, il devra coûte que coûte être respecté.

Chantal Delsol propose une explication fort intéressante de ce phénomène⁠[1]. Dans la conception chrétienne, l’homme reçoit sa dignité. Elle découle de sa nature même d’être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Il s’agit d’une dignité ontologique. A lui de manifester cette dignité que rien ne peut lui enlever. Les droits découlent de cette dignité, y sont reliés, sont définis et mesurés par elle. On est passé aujourd’hui à une autre vision : la dignité de l’homme découle des droits que la société lui reconnaît. Mais cette dignité est toujours menacée puisque les droits sont liés au contingent. C’est pourquoi le contemporain qui ne perçoit plus la part de sacré qui est en lui a tendance à sacraliser les droits. De même que, pour le chrétien, le respect dû à l’homme, à tous les hommes reconnus égaux par essence, ne se limite pas, la quête des droits est aujourd’hui sans limite, à la recherche d’une égalité problématique.

L’oubli de notre origine et de notre salut a certes permis l’émergence de cet état d’esprit mais l’idéologie du progrès y a contribué aussi. Pour cette idéologie, « le bonheur humain ne saurait provenir que d’une accumulation, d’une superposition sans fin de libertés, de sécurités, d’enrichissements et de loisirs »[2].

Ajoutons encore au chapitre des causes la conjugaison de l’individualisme et du scepticisme ambiants qui poussent chacun à choisir sa vérité et à suivre sa seule conscience. L’on ne s’étonnera plus d’assister, dans cette mouvance, à une croissance exponentielle des droits.

Désormais, « Les droits ouvrent aujourd’hui tout prétexte aux revendications de la complaisance. Tout ce dont l’homme contemporain a besoin ou envie, tout ce qui lui paraît désirable ou souhaitable sans réflexion, devient l’objet d’un droit exigé. (…) Ce ne sont pas seulement les désirs ou même les caprices qui appellent des droits, mais les expressions de la sentimentalité instinctive, ou de l’indignation superficielle ». C’est « l’émotion égoïste ou généreuse » qui commande et réclame. La coutume aussi : « un droit finit par se justifier irrémédiablement pour avoir seulement une fois existé ». On assiste à « l’immortalisation des droits acquis ».⁠[3]

Ainsi, à partir des années 80, Il sera de plus en plus question d’inclure de nouveaux droits dans la Déclaration de 1948, comme le droit à l’avortement, à divers modèles de famille, à l’homosexualité⁠[4].

Dans la presse et dans l’édition, on assiste très souvent des revendications en tous sens. On se souvient peut-être du livre de Paul Lafargue, le gendre de Lénine qui défendait Le droit à la paresse. En 2003-2004, la campagne « Vivre ensemble »[5] avait choisi comme slogan : « La dignité j’y ai droit ! ». Citons encore en vrac : « Les voyagistes promettent d’assurer le droit au soleil »[6] ; « Allemagne : victoire pour le droit à uriner debout »[7] ; « Viagra féminin : les femmes aussi ont droit à l’orgasme ! »[8] ; « Accès à des personnes prostituées est un droit de l’homme ? Vraiment ? »[9] ; « Du droit de ne pas être né »[10] ; « Uriner est un droit fondamental »[11] ; « Une revendication : le « droit à l’oubli » »[12] ; le « Droit à l’indépendance »[13] ; « le droit au blasphème »[14] ; « le droit de porter des armes »[15] ; « la dépénalisation de l’inceste fraternel en débat »[16] ; « le droit au suicide assisté »[17] ; etc..

Guy Haarscher commente ainsi cette inflation : « On risque ce faisant tout d’abord d’affaiblir les droits de première génération en vidant le principe de l’égalité devant la loi de tout contenu, les exceptions se multipliant de façon inflationniste. En second lieu, on suscite inévitablement un processus d’arbitrage qui, à n’en pas douter, aura les effets les plus désastreux : comme on ne peut d’évidence satisfaire toutes ces demandes à la fois – exigences qui, rappelons-le, sont formulées en termes de droits de l’homme, […] -, il faut tout naturellement en refuser certaines, et de plus en plus au fur et à mesure que les revendications se font nombreuses. Dès lors on risque d’habituer le public au fait qu’après tout, les droits de l’homme ne constituent que des exigences catégorielles, et qu’il est donc tout à fait légitime de ne pas toujours les satisfaire. La conséquence en sera inéluctablement un affaiblissement de l’exigence initiale des droits de l’homme dans l’esprit des citoyens : on aura oublié que l’exigence première concernait la lutte contre l’arbitraire, que ce combat ne souffre pas d’exceptions, que la sûreté se trouve bafouée dans la plupart des pays du monde, et qu’en ce qui concerne cette dernière, nul accommodement n’est acceptable, aucun marchandage envisageable. [..] L’inflation des revendications exprimées dans le langage des libertés fondamentales les affaiblit à terme […]. »⁠[18]


1. Le souci contemporain, Editions Complexe, 1996, pp. 138 et svtes.
2. Id., pp.142-143. Jean-Paul II, dans SRS (27), parlant du développement, a dénoncé l’illusion entretenue par l’idéologie du progrès inspirée par la philosophie des lumières : « le développement n’est pas un processus linéaire, quasi automatique et par lui-)même illimité, comme si, à certaines conditions, le genre humain devait marcher rapidement vers une sorte de perfection indéfinie ».
3. DELSOL Chantal, op. cit., p. 142.
4. Cf. SCHOOYANS Michel, L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1997, pp. 101-102 et DOUMBE-BILLE Stéphane (sous la direction de), Nouveaux droits et internationalisation du droit, Bruylant, 2012.
5. Association catholique belge de lutte contre l’exclusion sociale. L’action est certainement louable mais le slogan malheureux puisqu’il laisse croire que la dignité n’est pas inhérente à la personne. Il eût été plus juste de souhaiter, par exemple, « Que l’on respecte ma dignité ! ».
6. lefigaro, 11-7-2012.
7. lexpress.fr, 23-1-2015.
8. JournalDesFemmes.com, 7-11-2012.
9. Article de Caroline Norma, traduit par Charlotte R.-D., 23-5-2014.
10. La libre Belgique, 29-11-2001.
11. Vers l’Avenir, 14-1-2003.
12. openclassrooms.com, 7-9-2017. Il s’agit de l’« oubli » numérique.
13. Frédéric Bérard et Stéphane Beaulac, Essai, XYZ, 2015
14. contrepoints.og, 1-12-2015. Jacques Gaillot, évêque d’Evreux déclarait le 12-3-1989 au Club de la presse, à propos des Versets sataniques de Salman Rushdie (1988) et du film La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese: « Il y a un droit au blasphème. Le sacré c’est l’Homme ». Caroline Fourest, auteur de l’« Eloge du blasphème » (Grasset, 2015) déclare: « Le droit au blasphème constitue notre bien le plus sacré », in Le Matin Dimanche, 3-5-2015.
15. Livre de Pierre Lemieux, Les belles Lettres, 1993.
16. Libération, 28-9-2014.
17. Le 21 janvier 2011, la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté ce droit dont l’État serait le garant.
18. HAARSCHER Guy, Philosophie des droits de l’homme, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1993, pp. 44- GRAMSCI A. (1891-1927), The Modern Prince and Other Writtings, New York, 1957. Fondateur du Parti communiste italien.