Il est vain de chercher une formulation des droits de l’homme telle que nous l’entendons aujourd’hui à l’époque de l’empire romain. La société est considérée comme nécessaire au développement de l’homme dans la paix et l’ordre. Chacun y a une fonction à remplir. Des ajustements sont possibles mais l’harmonie doit être préservée. L’empire effondré, le chaos et la violence menaçant, l’Église va s’efforcer de restaurer un ordre religieux qui absorbera le politique. C’est la féodalité qui assignera une place à chacun et structurera la société en vue de l’accomplissement de sa destinée surnaturelle[1]. Ce qui est « droit » et juste, c’est de « s’ajuster » à la volonté de Dieu. Toutefois, l’esprit évangélique inspire des attitudes qui, imprégnées de l’idée de la dignité de l’homme suggèrent que l’on ne peut se conduire n’importe comment avec les hommes, que particulièrement le pauvre et la conscience humaine doivent être respectés.
La dignité ontologique
Les droits personnels.
Le souci de la vie : les devoirs envers le pauvre
Les textes bibliques étaient suffisamment explicites pour que la cause du pauvre soit ardemment défendue. Dans l’Ancien Testament, Dieu déclare déjà : « Il ne manquera jamais de pauvres dans le pays ; aussi je te donne cet ordre : ouvre ta main à ton frère indigent ou pauvre qui sera dans ton pays »[2]. Isaïe gourmande les gens de Sodome et de Gomorrhe et laisse éclater la colère du Seigneur contre leurs sacrifices abondants, leurs offrandes, leurs fêtes et leurs cultes : « Apprenez à faire le bien, recherchez le droit, protégez l’opprimé ; rendez justice à l’orphelin, défendez la veuve »[3]. Le Nouveau Testament, d’une certaine manière est encore plus radical, non en fonction du langage rude du Magnificat[4] mais surtout à cause de l’identification du Christ au plus petit. Rappelons-nous ce que Jésus dit en évoquant le jugement dernier : « Alors, à ceux qui sont à sa droite, le Roi dira : Venez, les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous est destiné depuis la création du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais sans asile et vous m’avez accueilli ; mal vêtu, et vous m’avez couvert ; malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus à moi. Les justes répondront : Seigneur, quand avons-nous pu te voir affamé et te donner à manger, assoiffé et te donner à boire ? Quand avons-nous pu te voir sans asile, et t’accueillir ; mal vêtu et te couvrir ? Quand avons-nous bien pu te voir malade ou en prison, et venir à toi ? Le Roi répondra : Oui, je vous le déclare, toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de mes petits frères que voici, c’est à moi-même que vous l’avez fait »[5]. Ce texte très fort illustre parfaitement la similitude des deux commandements, de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. Il justifie à lui seul l’engagement social du chrétien dans la mesure où la petitesse dont il est question ou la pauvreté, si l’on préfère, n’est pas la pauvreté bienheureuse des « béatitudes »[6] qui est confiance en Dieu, détachement, sobriété, disponibilité à partager, à pardonner, à compatir, à écouter la parole de Dieu, sens de la justice et faim du Royaume des cieux[7]. La pauvreté visée est due à une carence, une privation, c’est une pauvreté qui opprime, qui nous empêche de grandir dans notre humanité. Elle doit donc être combattue sous toutes ses formes, comme l’indique le texte. Le Christ, tout au long de sa vie prend fait et cause pour le pauvre, celui qui souffre d’infirmités physiques ou psychiques, le solitaire, l’exilé, l’opprimé. Toutes les misères matérielles, intellectuelles, spirituelles sont prises en compte. Et la pauvreté absolue qui contient et résume toutes les autres pauvretés est d’être privé de Dieu à cause du péché.
Non seulement le Christ se penche sur toute pauvreté mais il s’est fait pauvre. Lui, le tout-puissant, l’éternel et le « tout innocence » a porté sur la croix toutes nos souffrances, tout ce que nous redoutons. Il a vécu la solitude, l’abandon, la peur, la douleur, le désespoir, le mépris, l’incompréhension, la haine, l’indifférence, la soif, la nudité, l’injustice et la mort. Saint Paul parlera de la « libéralité de notre Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de vous enrichir par sa pauvreté »[8]. Le Christ est le pauvre et tout pauvre nous renvoie à lui. Voilà ce qui justifie ce qu’on a appelé, à l’époque moderne, l’« option préférentielle »[9] de l’Église pour les pauvres. Cette « préférence » atteste en même temps la suréminence de la dignité humaine indépendamment de l’état dans lequel l’homme se trouve. L’attention à l’autre et le respect qu’on lui manifeste est, en effet, très ambigu. Respectons-nous son titre, sa puissance, son autorité, son savoir, son habileté, sa force, sa richesse ou le respectons-nous du simple fait qu’il est un homme ? Croyons-nous à la dignité humaine dans le dépouillement total ? C’est pourquoi le respect de l’enfant et plus encore de l’enfant à naître (« le plus petit des miens ») vérifie la profondeur du respect dû à l’homme parce qu’il est homme, à l’image de Dieu et pour nulle autre raison. L’enfant à naître est dans l’ordre humain le plus pauvre des pauvres parce qu’il dépend totalement de l’autre. Il n’a aucune autonomie, aucun pouvoir, aucune capacité, il est totalement livré à la volonté de l’autre et aux événements. C’est pourquoi l’Église répète volontiers que le premier des droits de l’homme est le droit à la vie non seulement parce qu’il faut que l’homme vive pour accéder aux autres droits mais aussi parce que celui-ci mesure le sens même de l’humanité dans une société.[10]
Notons que l’option préférentielle pour les pauvres n’implique pas un amour exclusif. Il indique une priorité. C’est à celui qui a le plus besoin des autres (de la société) que les autres (la société) doivent porter secours. C’est le plus petit qui a le plus besoin de grandir et non le plus grand « Le pauvre, explique A. Durand, est, par définition, celui qui est davantage dans le besoin qu’un autre. Il est en situation d’inégalité par rapport aux autres. Il faut donc une inégalité de traitement en sa faveur - pour remédier à l’inégalité première dans laquelle il se trouve »[11]. Les riches ne sont donc pas rejetés. On peut même dire qu’ils sont nécessaires aux pauvres à condition, bien sûr, que la richesse soit, d’une manière ou d’une autre partagée, comme nous le verrons en étudiant le problème du droit à la propriété privée. Jésus a des amis parmi eux (Zachée, Nicodème…). L’invective contre les riches ne peut être interprétée, dans le langage moderne, comme une opposition à la bourgeoisie, une haine des nantis. Le riche visé c’est celui qui refuse de redevenir comme un petit enfant, c’est celui qui attend tout de lui-même et non des autres ou de Dieu. Jean-Paul II a bien éclairé la question en disant : « L’Église a toujours proclamé son amour préférentiel pour les pauvres. Le langage est peut-être neuf mais la réalité ne l’est pas. L’Église n’a pas adopté non plus une vue étroite de la pauvreté et du pauvre. Certainement, la pauvreté est souvent une question de privation matérielle. Mais c’est aussi un problème d’appauvrissement spirituel, de manque de libertés humaines et le résultat d’une violation des droits humains et de la dignité humaine. Il y a une forme de pauvreté très spéciale et très pitoyable : la pauvreté de l’égoïsme, la pauvreté de ceux qui possèdent et ne veulent pas partager, de ceux qui pourraient être riches en donnant mais choisissent d’être pauvres en gardant tout ce qu’ils ont. Ceux-là également ont besoin d’aide »[12].
Le texte de l’Évangile selon saint Matthieu, cité plus haut a inspiré des formules fortes qui ont incontestablement été à l’origine des innombrables œuvres caritatives chrétiennes et qui ont, le fait doit être souligné, une portée universelle par leur formulation.
Saint Grégoire de Naziance[13] s’écrie : « Prêtons assistance au Christ, secourons le Christ, nourrissons le Christ, habillons le Christ, accueillons le Christ, honorons le Christ ». Et, continuant à paraphraser l’évocation du jugement dernier, il affirme clairement que ceux qui seront « maudits », rejetés « au feu éternel » ne le seront pas « parce qu’ils ont dérobé le bien d’autrui, ni parce qu’ils ont pillé des temples, commis des adultères, perpétré d’autres crimes, mais parce qu’ils ont négligé le Christ en la personne des pauvres »[14]. Saint Césaire d’Arles[15] utilise le même langage puissant : « Dieu souffre en ce monde le froid et la faim dans tous les pauvres(…) Quand un pauvre a faim, le Christ est dans le besoin (…) Chaque fois qu’un pauvre approche de ta maison, c’est sans doute le Christ qui vient »[16]. B. de Las Casas[17] dont nous allons reparler et qui a joué un rôle capital dans la constitution d’un droit international dans sa défense des Indiens d’Amérique, écrit dans son Histoire des Indes : « Je laisse aux Indes Jésus-Christ, notre Dieu, flagellé, affligé et crucifié, non une fois, mais des millions de fois ».
Comme les objurgations ne suffisent pas, des mesures concrètes seront prises ici et là suivant les circonstances. Souvent, étant donné la confusion entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, ce sont des conciles locaux qui prennent les décisions qui s’imposent. Ainsi, le concile de Francfort, en 794, après une grave famine, « fixe un prix limite pour la vente du pain et des grains, qu’il est interdit à tout laïque ou ecclésiastique de dépasser « en temps d’abondance comme de cherté » »[18]. Ainsi en sera-t-il aussi vis-à-vis de ces autres pauvres institutionnalisés par les sociétés antiques que sont les esclaves, privés de la libre disposition de soi. Conformément à l’esprit évangélique[19], tous les hommes, quels qu’ils soient ont la même dignité d’enfants de Dieu. Comme l’écrit saint Paul : « Vous tous qui êtes baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : désormais, il n’y a plus entre vous de Grec ou de Juif, de citoyen libre ou d’esclave, de distinction homme et femme ; tous, vous ne faites qu’un dans le Christ »[20]. Comme nous l’avons vu précédemment, l’Église s’efforça d’humaniser les relations maître-esclave en défendant les droits fondamentaux de la personne: droit de fonder une famille ou de conserver la virginité, droit de pratiquer sa religion, droit d’accéder au sacerdoce, droit d’être traité avec humanité et justice.
Aux discours généraux correspondront des prises de position précises suivant les circonstances : des dizaines de conciles régionaux, du Ve au VIIIe siècles vont tâcher, d’une manière ou d’une autre, d’adoucir le sort des esclaves et de défendre leurs droits fondamentaux. Des actions concrètes suivront aussi : durant 7 siècles, du XIe à la fin du XVIIIe siècle, les ordres hospitaliers puis tous les ordres religieux vont s’employer à racheter aux musulmans, en particulier, des millions d’esclaves
Vu l’intérêt économique de l’esclavage, il faudra attendre le XIXe siècle pour que des mesures politiques soient prises
On voit que le rappel des devoirs envers les pauvres, liés à l’amour pour le Christ, impliquent le respect des droits des plus démunis. On connaît la célèbre parole du cardinal Cardijn : « Un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde »[21]. C’était dire que son prix, aux yeux de Dieu, est incommensurable. Et ce qui est vrai du jeune travailleur l’est de tout homme aussi petit, aussi désarmé, aussi misérable fût-il. L’esclave comme le petit enfant à naître valent plus que les royaumes du monde[22]. Ce n’est pas simplement une belle formule mais une réalité qu’ont vécue des personnalités exceptionnelles pétries de ce sens aigu du respect. On peut évoquer ici les figures illustres et exemplaires de la Princesse Isabelle, régente du Brésil et de Baudouin Ier, roi des Belges[23]. La première signa, le 13 mai 1888 la « loi d’Or » qui abolissait l’esclavage. Elle savait qu’elle risquait de perdre son trône, ce qui arriva. Les grands propriétaires, furieux de la décision princière, destituèrent l’Empereur et proclamèrent la République. Le 30 mars 1990, le roi Baudouin refusait de sanctionner une loi libéralisant l’avortement, bien conscient du risque qu’il prenait. Les ministres, constatant l’impossibilité de régner sanctionnèrent et promulguèrent eux-mêmes la loi. Le geste du Roi eut un retentissement considérable tant en Belgique qu’à l’étranger et ne fit qu’accroître l’admiration de la population pour ce roi qui fut plus qu’un roi, « le berger de son peuple »[24].
On peut lier aussi à ces devoirs envers les pauvres, les tentatives de l’Église pour protéger les non-belligérants, les non-armés durant les guerres
Aux Xe et XIe siècle, on peut évoquer les efforts de l’Église pour juguler les guerres en rappelant le respect dû aux non-combattants par l’établissement de la « Paix de Dieu »[25] qui plaçait sous la protection de l’Église le clergé, les paysans, les pauvres, les marchands. Ceux qui attentaient à leurs personnes et à leurs biens étaient menacés d’excommunication. La mesure n’eut pas les effets escomptés et l’Église établit alors la Trêve de Dieu[26] qui rappelait aux combattants leurs devoirs religieux en interdisant, sous peine d’excommunication, de se battre du samedi à trois heures après-midi au lundi à six heures, puis du mercredi soir au lundi matin. Par la suite, les combats furent interdits durant l’Avent jusqu’au premier dimanche après l’Epiphanie, durant le carême, depuis le dimanche de la Septuagésime[27] jusqu’au premier dimanche après Pâques, du dimanche des Rogations[28] à l’octave[29] de Pentecôte et durant toutes les fêtes importantes. Au total, environ 254 jours par an. L’échec relatif de ces mesures s’explique par l’absence, à l’époque et en maints endroits, d’une autorité publique efficace et par l’insuffisance du sens chrétien des belligérants. La leçon est toujours valable pour aujourd’hui, comme nous le verrons plus loin[30]. Quoi qu’il en soit, s’esquisse un droit de la guerre que nous évoquerons plus en détail au chapitre VII.
Le souci de l’âme : le respect de la conscience.
Comme envers les pauvres, l’Église va aussi, à certains moments, rappeler aux chrétiens leurs devoirs vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas leur foi. Ainsi s’esquisse indirectement l’idée d’un droit de la conscience, du droit à la liberté religieuse. Ce droit, bien que trahi, plus que les autres peut-être, tout au long de l’histoire, est très clairement établi par les interprètes les plus fidèles à l’Évangile car les textes sont innombrables qui montrent que Dieu s’adresse à notre liberté et nous laisse le choix de le suivre ou non[31].
Il faut toutefois reconnaître que c’est dans une situation d’oppression que les premiers chrétiens vont réclamer le droit de vivre, en privé et en public, leur foi. Il pouvaient s’appuyer sur l’Edit de Cyrus (538 av. J.C.) complété par Darius[32], roi de Perse, qui autorisa les Juifs à reconstruire leur temple détruit par Nabuchodonosor en 586, leur accorda des subsides à cette fin ainsi que tout ce qui était nécessaire pour les sacrifices[33]. Face au pouvoir impérial qui divinisait l’empereur et qui les persécutait dans leurs corps et dans leurs pensées, les chrétiens demandent la liberté de suivre leur religion. Par l’Edit de Milan en 313, les empereurs (non chrétiens) Constantin et Licinius « donnent aux chrétiens et à tout le monde le libre choix de suivre la religion qu’ils veulent »[34]. Les chrétiens furent satisfaits, ils ne demandaient rien de plus. Tertullien (125-220) écrivait : « Que l’un rende un culte à Dieu, l’autre à Jupiter ; que l’un tende vers le ciel ses mains suppliantes, l’autre vers l’autel de la Bonne Foi. (…) Car prenez garde que cela ne concoure pas à un crime d’irréligion, d’exclure la liberté de religion et d’interdire le choix de la divinité, de sorte qu’il ne me soit pas permis de rendre un culte à qui je veux, mais que je sois astreint à rendre un culte à qui je ne veux pas. Personne ne veut recevoir des hommages à contre-gré, même un homme ! » ( Apologeticum XXIV, 6)[35].
Un sain régime de liberté religieuse suppose évidemment que le pouvoir temporel se distingue du pouvoir spirituel. Or, la situation va très rapidement se compliquer à partir de 383 au moment où l’empereur Gratien sous l’influence de saint Ambroise va faire du christianisme la religion officielle de l’Empire. A sa suite et jusqu’à la révolution française, on ne peut plus guère parler de liberté religieuse mais de tolérance et d’intolérance car le prince a désormais tendance à utiliser la religion pour maintenir la cohésion sociale[36]. Toute déviance religieuse est une menace pour l’État. Il faut mesurer ici le poids des traditions car l’histoire juive, romaine ou germanique tend à imposer l’idée d’une religion officielle. Ainsi s’installe le césaro-papisme[37] ou la théocratie[38]. Les rois catholiques, protecteurs de l’Église, défenseurs de la foi, nommeront les évêques. Les princes protestants appliqueront la célèbre formule cujus regio, ejus religio[39] et même Hobbes[40] estimera qu’il faut se conformer à la religion du Roi. Il faut attendre le XIXe siècle pour que lentement réapparaisse le principe de la liberté religieuse qui trouvera sa meilleure expression dans la Déclaration Dignitatis humanae.
Il n’empêche que tout au long d’une l’histoire pleine d’intolérance, se rencontrent de belles exceptions : des chrétiens rappelleront, en paroles ou en actes, le droit à la liberté religieuse même s’ils sont trop peu nombreux.
Ainsi, saint Grégoire le Grand, pape (590-604) écrit à l’évêque de Naples Paschase : « Ceux qui désirent, avec une intention sincère, amener à la foi droite les gens étrangers à la religion chrétienne, doivent s’y efforcer par des moyens doux et non durs, de peur que les attaques ne rejettent au loin ceux dont la raison, ramenée à la sérénité pouvait émouvoir l’esprit. Car tous ceux qui veulent agir autrement et, sous ce prétexte apparent, les couper de la pratique habituelle de leur culte, ceux-là s’avèrent soucieux de faire leurs propres affaires plus que celles de Dieu.
Or, les Juifs qui habitent Naples se sont plaints à nous en attestant que certains s’efforcent sans raison de les écarter de certaines solennités de leurs fêtes, de telle sorte qu’il ne leur soit pas permis de célébrer les solennités de leurs fêtes comme cala leur avait été permis, à eux-mêmes jusqu’à maintenant et à leurs parents depuis des temps très reculés. Que si les choses s’avèrent être telles, elles paraissent bien ne servir absolument à rien. Car quelle utilité y a-t-il lorsque, même si on les en empêche en dépit d’un long usage, le fait ne profite en rien à leur foi et à leur conversion ? Ou bien pourquoi établirions-nous pour les Juifs des règles précisant comment ils doivent célébrer leurs cérémonies, si nous ne pouvons pas les gagner par là ? Il faut donc faire en sorte que, entraînés plutôt par la raison et la douceur, ils veuillent nous suivre, non nous fuir, afin qu’en leur montrant que ce que nous disons vient de leurs propres livres, ils puissent se tourner, avec l’aide de Dieu, vers le sein de la Mère Église.
C’est pourquoi il faut que ta Fraternité les presse certes par ses monitions, autant qu’elle le pourra avec l’aide de Dieu, de se convertir, et qu’elle ne permette pas de les inquiéter de nouveau au sujet de leurs solennités, mais que tous aient la libre autorisation d’observer et de célébrer toutes leurs festivités et leurs féries, comme ils s’y sont adonnés jusqu’à maintenant » (Lettre XII, 12)[41]. Il ne s’agit pas de tolérer un moindre mal mais bien d’affirmer un droit des personnes. d’autant plus que la croyance visée n’est pas « fausse » mais qu’elle n’est pas encore parvenue à son plein accomplissement.
Au VIIIe siècle, Alcuin[42] qui fut le plus proche conseiller officieux de Charlemagne « insiste sur le besoin d’user de douceur à l’égard des infidèles de l’Allemagne et de ne forcer personne à recevoir le baptême »[43]. A propos du baptême imposé de force aux Saxons par Charlemagne, il écrit : « La foi est un acte de volonté et non un acte de contrainte ; on attire l’homme à la foi, on ne peut l’y forcer…. Vous pousserez ce peuple au baptême ; mais vous ne lui ferez pas faire un pas vers la religion…. Ce n’est pas ainsi qu’ont procédé Jésus-)Christ et ses apôtres. »[44]
Le 15 septembre 1199, le pape Innocent III promulgue la Constitution Licet perfidia[45] Judaeorum. Dans ce document consacré aux Juifs, « Innocent III, écrit P. Grelot, interdit aux fidèles de les opprimer ou de les empêcher de pratiquer leur culte. (…) Aucun chrétien n’a le droit de les obliger par violence à venir au baptême malgré eux, sans qu’ils le veuillent. S’il en est qui demandent spontanément à devenir chrétiens par motif de foi, il faut vérifier qu’il en est bien ainsi ». Et l’auteur de citer la raison donnée par le Souverain Pontife : « …personne n’est regardé comme ayant la vraie foi chrétienne, si l’on ne sait pas qu’il vient au baptême des chrétiens spontanément, mais si c’est contre son gré. En outre, il importe qu’aucun chrétien n’ose léser personne d’entre eux, ou leur retirer leursbiens par violence, ou modifier, en quelque région qu’ils habitent, les bonnes coutumes qu’ils auront eues jusqu’ici ». P. Grelot précise encore que « cette prescription s’applique pour l’observation de leurs fêtes et de leurs temps sacrés, de sorte qu’on n’a pas le droit de les obliger à des services ou des travaux qui ne conviendraient pas durant ces temps-là (cf. le chômage du sabbat et des fêtes). Le respect des morts et des cimetières est également rappelé, et ceux qui contreviendraient à ces ordres encourent une peine d’excommunication. La seule réserve concerne l’obligation, pour les Juifs, de ne rien entreprendre qui aurait pour but la subversion de la foi chrétienne qui est, ne l’oublions pas, la base de la société médiévale où la religion est intégrée à la culture »[46].
Au XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin fera la distinction entre les infidèles à la foi reçue et ceux qui ne l’ont jamais reçue. S’il admet la contrainte vis-à-vis des premiers parce qu’ils n’ont pas tenu leur promesse, il l’interdit pour les seconds : « Parmi les infidèles, il y en a, comme les Gentils et les Juifs, qui n’ont jamais reçu la foi. De tels infidèles, il n’y a aucunement à les pousser vers la foi pour qu’ils croient, parce que croire est un acte de volonté. »[47].
On peut évoquer la figure de Ferdinand III , roi de Castille et de Leon, »[48]. S’il fut implacable pour les manichéens[49]qui représentaient une grave menace non seulement pour la foi catholique mais aussi pour les mœurs publiques, il fit preuve de tolérance vis-à-vis des musulmans. Dans sa lutte contre l’envahisseur, « il n’exerça aucune violence, ni même aucune pression pour amener les vaincus à changer de religion ; il ne prohiba point la profession ni la pratique de l’islamisme »[50]. Certains faits sont révélateurs. Ainsi, lors du siège de Jaen, en 1245, Ferdinand vainquit les troupes de Mohammed Ben Alahmar venu à la rescousse pour sauver la place. Craignant que Ferdinand, sur sa lancée, ne lui enlève Grenade, le Maure souhaita devenir vassal du Roi. Le royaume de Grenade fut ainsi laissé à Mohammed qui en échange reconnut le roi de Castille comme suzerain. Il fut admis aux séances des Cortès et aux fêtes de la cour, comme les autres vassaux. Ferdinand « n’eut pas d’allié ni d’ami plus fidèle que ce prince mahométan » et, à la mort de Ferdinand, « il prescrivit dans ses états un deuil général et public, mais en outre il envoya cent cavaliers maures porter chacun au tombeau de Ferdinand un cierge de cire blanche, en leur commandant de faire le voyage à pied, afin qu’ils donnassent ainsi une marque plus sensible de respect envers ce grand prince. Chaque année tant qu’il vécut, il renouvela le même tribut d’hommage, le jour anniversaire de la mort du saint roi, et, par un édit, il obligea à perpétuité ses successeurs à s’acquitter d’une semblable offrande ». Ce rite pieux fut observé jusqu’à la prise de Grenade, en 1492.[51]
En 1248, lors de la prise de Séville, Ferdinand manifesta la même mansuétude, rare en cette époque musclée. Les habitants eurent le droit de rester chez eux, « en conservant leur liberté et leurs biens et en n’étant assujettis à aucune taxe extraordinaire ; ils pouvaient au contraire, s’ils le préféraient, vendre leurs biens et s’expatrier ; un délai d’un mois était accordé à ceux qui voudraient user de cette faculté ; des bêtes de somme et des voitures seraient fournies à ceux qui émigreraient en Espagne, des galères à ceux qui passeraient en Afrique. Enfin, le vali[52] recevait la permission de demeurer à Séville, et une forte pension lui était assignée pour son entretien ».[53] Trois cent mille Maures quittèrent le royaume. Certains se rendirent à Jerez, à Niebla, en Afrique, mais la plupart s’établirent dans le royaume de Grenade.
C’est Ferdinand, lui, qui sera canonisé par Clément X en 1671 et non Ferdinand V (Ferdinand II d’Aragon) dit « le catholique » qui unifia presque complètement la péninsule, mit fin à la domination maure et encouragea l’Inquisition au nom de la « catholique Espagne ». Ce n’est pas non plus Philippe III qui, en 1609, chassa d’Espagne tous les Maures qui restaient fidèles à l’Islam….[54]
Le fait est d’autant plus remarquable que lorsque le pape Grégoire IX sollicita l’aide de Ferdinand contre l’empereur Frédéric II, Ferdinand refusa (comme Louis IX de France d’ailleurs) mais proposa sa médiation si le Pape abandonnait ses velléités belliqueuses. Or Frédéric II avait été excommunié au concile de Lyon (1245) et avait indûment pris possession des biens qui revenaient à la femme de Ferdinand, Beatrix, fille de l’empereur Philippe de Souabe.[55]
On peut aussi évoquer la Pologne du XVIe siècle, qui, sous l’impulsion des Jagellons, et notamment de Sigismond Ier et de Sigismond II, s’étendait, à l’époque de l’Oder jusqu’au delà du Dniepr, des Carpates au golfe de Riga. Ce fut, « un des pays les plus tolérants de l’Europe, où fleurissait l’humanisme (Copernic[56]), où les juifs trouvaient refuge de même que les frères moraves[57], où la diffusion des idées calvinistes et luthériennes contribuait encore à donner une extraordinaire animation à la vie intellectuelle »[58]. Il se trouva même un moment où les protestants auront la majorité à la Diète[59] alors que les masses demeuraient catholiques.
Sigismond II peut-être instruit par l’opposition que son mariage avec une protestante avait provoquée avait décidé qu’il n’obligerait jamais qui que ce soit à se convertir par la force. La liberté religieuse pratiquée fut officiellement instituée en 1573 par la charte confédérale de Varsovie. La noblesse polonaise tenta de gagner d’autres pays à sa politique de tolérance qui fut souvent admirée à l’étranger[60].
Deux piliers : la conscience et les droits sociaux
L’éminente dignité de l’homme, corps et âme, place à la base de tous les devoirs et droits de l’homme le devoir envers le pauvre ( et nous ajoutons : jusqu’au plus pauvre : l’enfant à naître) et le droit à la liberté religieuse. Pour que l’homme croisse, sa vie et sa conscience doivent être protégées. Sinon, il est vain de parler d’autres droits[61].
C’est l’unité humaine, matérielle et spirituelle, qui poussera Jean-Paul II à dire, presque en même temps, que le droit à la vie « constitue la condition primordiale nécessaire de tout autre droit humain »[62] et que « la liberté religieuse (…) est à la base de toutes les autres libertés et (…) est inséparablement liée à elles toutes en raison précisément de cette dignité même qu’est la personne humaine »[63].
C’est le souci de cette même unité qui animera Bartlomeo de Las Casas qui, au moment où l’Europe se déchirait en guerres de religion, reprend l’idée de liberté religieuse et en fait le fondement du droit des Indiens. A une époque aussi où l’Europe se contentait « de l’argument aristotélicien du théologien écossais John Major, professeur à Paris (+1550). En 1509 il nota que les Espagnols avaient le droit de régner sur les Indiens comme « les Grecs sur les barbares ». Puisque les Indiens sont des « esclaves par nature », « la première personne qui les conquiert » est en droit de les gouverner. les Indiens étaient donc considérés comme appartenant à une humanité moindre et née pour servir. »[64]
Il ne manque pas d’auteurs[65], et dès le XVIe siècle, pour souligner les « exagérations » de Las Casas dans sa description de la « conquête » espagnole, affirmer que la colonisation espagnole fut exemplaire, sauf durant la période colombine (1493-1500) et que Las Casas la mit en péril par son pacifisme et son « indianisme » naïfs. Je dirai que l’exagération a eu le mérite d’attirer l’attention sur des questions fondamentales qui nous interpellent encore aujourd’hui et qui sont tout à fait pertinentes, comme nous allons le voir. La rude contestation de Las Casas a permis certainement aux théologiens et aux juristes de faire progresser leur réflexion.
Las Casas[66], prêtre espagnol installé à Cuba, reçut en 1512, du gouverneur de l’île, une « encomienda » c’est-à-dire un domaine et une certaine quantité d’Indiens qui devaient payer à leur maître (encomendero) , en or, en nature ou en travail, le tribut dû à la Couronne d’Espagne. En échange, l’encomendero devait, dans une parfaite confusion du temporel et du spirituel, protéger, « civiliser » et convertir au christianisme les Indiens « confiés » (encomendados)[67]. En réalité, les Indiens étaient dépossédés de leurs terres[68] et pratiquement réduits en esclavage[69]. Comme aux autres colons, cette possession ne cause aucun problème de conscience à Las Casas. Au contraire, il resta sourd et même opposé aux prédications des dominicains[70] qui dénonçaient les abus. L’un de ces religieux lui refusa même un jour l’absolution parce qu’il ne voulait pas renoncer à son encomienda. Sa « conversion » eut lieu à la Pentecôte 1514, à la lecture de ce passage de l’Ancien Testament à propos des sacrifices : " Sacrifice d’un bien mal acquis, offrande souillée, et les railleries des injustes, n’atteignent pas Dieu. Le seigneur ne se donne qu’à ceux qui l’attendent dans la voie de la vérité et de la justice. Le Très-Haut n’approuve pas les dons des injustes, il ne regarde point les oblations des iniques ; il ne remet pas les péchés même en échange de sacrifices. Offrir un sacrifice pris sur le bien des pauvres, c’est égorger le fils sous les yeux de son père »[71]. A partir de ce moment, il se fit le défenseur des Indiens et plaida leur cause auprès du roi et des dignitaires de l’Église. Malgré les oppositions fortes et persistantes des propriétaires et de nombreux ecclésiastiques, ses idées triomphèrent du moins dans les textes officiels tant de Rome[72] que de Madrid[73].
La démarche de Las Casas est particulièrement exemplaire parce qu’elle est réaliste et parce que la défense des droits temporels des Indiens découle de l’affirmation de la liberté religieuse. Comme l’a bien remarqué Ph. I. André-Vincent, « le tort fait aux indiens en les privant de l’Évangile est le plus grand, et d’ailleurs il contient tous les autres. pour n’avoir pas entendu l’appel de Dieu dans les Indiens, leurs maîtres espagnols les traitent comme des bêtes. »[74]
C’est la pensée de saint Thomas d’Aquin qui permit à Las Casas de trouver les arguments nécessaires à son combat en faveur des Indiens. Plusieurs auteurs qui se sont penchés sur l’histoire des droits de l’homme ne craignent pas de présenter la pensée de l’illustre théologien comme révolutionnaire en la matière[75]. En effet, en utilisant les outils fournis par la philosophie grecque, en distinguant, sans les séparer, l’ordre de la grâce et celui de la nature, saint Thomas établit la dignité naturelle de l’homme, de tout homme chrétien ou non, libre et raisonnable, capable donc de s’autodéterminer, de reconnaître les biens qui doivent guider son action : « …la créature raisonnable est soumise à la divine providence d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même à cette providence, en pourvoyant à ses propres intérêts en même temps qu’à ceux des autres. En cette créature, il y a donc une participation à la loi éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d’agir et à la fin qui lui conviennent. C’est précisément cette participation à la Loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée la loi naturelle.[76] (…). Mais parce que le bien a valeur de fin, et le mal, valeur du contraire, il s’ensuit que la raison humaine saisit comme des biens, partant comme dignes d’être réalisées, toutes les choses auxquelles l’homme se sent porté naturellement ; par contre, elle envisage comme des maux à éviter les choses opposées aux précédentes. C’est selon l’ordre même des inclinations naturelles que se prend l’ordre des préceptes de la loi naturelle. En effet, l’homme se sent d’abord attiré à rechercher le bien correspondant à sa nature, en quoi il est semblable à toutes les autres substances : en ce sens que toute substance quelconque recherche la conservation de son être, selon sa nature propre. Selon cet instinct, tout ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire de cette vie, c’est-à-dire la mort, relèvent de la loi naturelle. En second lieu, il y a dans l’homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux, conformes à la nature, qui lui est commune avec les autres animaux. Ainsi, appartient à la loi naturelle ce que l’instinct naturel apprend à tous les animaux, par exemple l’union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc… En troisième lieu, on trouve dans l’homme un attrait vers le bien conforme à sa nature d’être raisonnable, qui lui est propre ; ainsi se sent-il un désir naturel de connaître la vérité sur Dieu et de vivre en société. En suite de quoi appartient à la loi naturelle tout ce qui relève de cet attrait propre : par exemple qu’il évite l’ignorance, ou ne fasse pas de tort à son prochain avec lequel il doit entretenir des rapports, et en général toute autre prescription de ce genre. »[77] Cette présentation des « inclinations naturelles » de l’homme est intéressante car elle met en lumière ses besoins fondamentaux en s’appuyant sur ce que Jean-Paul II appellera la subjectivité de l’homme. Le mot est certes ambigu car les pulsions irrationnelles font aussi partie du sujet. Dans la pensée du Saint Père[78], le sujet est nécessairement l’animal raisonnable de la philosophie classique. Dans cette optique, le sujet ressent les exigences de sa nature propre et les vrais désirs de l’homme sont ceux qui sont conformes à sa nature.[79] On sait que la pensée de saint Thomas, par sa nouveauté, heurta pas mal d’esprits mais devint très rapidement la doctrine de la plupart des théologiens dominicains, en Espagne, en particulier, où elle fut imposée dès 1309 à Saragosse[80].
Dans une démonstration qu’il veut rigoureuse et qui utilise la Somme théologique, Las Casas affirme que tous les infidèles sont brebis du Christ et membres de son Corps en étant des sujets « en puissance »[81] puisqu’ils ne sont pas encore baptisés. Comme le pape est le Vicaire du Christ, il « est le pasteur universel de tous les infidèles de son temps . il l’est à la place du Christ et donc à la manière du Christ. […] Et s’il existe, comme disent les juristes, deux sortes de juridiction, l’une coercitive, l’autre volontaire, seule cette dernière est en vigueur sur les infidèles. Quant à cela… le Souverain Pontife a donc pouvoir sur tous les infidèles du monde de son temps, sans user toutefois d’aucune contrainte, pour les convier, les persuader, les prier de venir, en recevant la foi et le saint baptême, aux noces du Fils de Dieu. Pour cela, il leur enverra des ministres capables, serviteurs de Dieu, vrais prédicateurs de l’Évangile. Mais si les païens ne veulent pas les accueillir, il ne peut les contraindre ni exercer sur eux aucune violence. Car le Christ n’a pas mandé autre chose que de prêcher, d’enseigner, de manifester son Évangile à toutes les nations, sans faire de différence ; et qu’on laisse chacun libre de croire ou de ne pas croire, à volonté ; et le châtiment de ceux qui ne voudront pas croire n’est pas une peine temporelle ni aucune chose de ce siècle : Il l’a réservé pour le Jugement dernier.
Et en voici la raison. Le comportement immémorial général et naturel de la divine Providence dans le gouvernement du monde a toujours été de mouvoir, de disposer et de porter toutes choses à leur fin suavement, sans violence, sans lourdeur, sans déplaisir ni tristesse aucune. Et voici pourquoi. entre toutes les natures, Dieu a une providence très singulière pour la nature humaine, Il a un souci singulier des hommes formés à son image et à sa ressemblance. Il les a faits libres, maîtres de leurs actes et d’eux-mêmes, les dotant du libre arbitre et d’une volonté très libre qui ne peut d’aucune manière être forcée ; or croire est un acte de la volonté. A cause de tout cela, la bonté infinie n’a pas voulu que pour sa sainte foi (qu’Il a voulue pour le salut des hommes et la perfection de la nature), soit brisée la loi de sa Providence universelle et naturelle en faisant violence et inspirant la crainte à qui ne voudrait pas la recevoir selon sa naturelle inclination. Il s’en est donc remis au libre vouloir de la volonté. Comme les hommes se perdirent par cela ; ainsi par cela même ils se sauvent. Et c’est pourquoi donner la foi de force ou en faisant pression est contre la justice qui implique rectitude de la volonté, comme dit saint Thomas (3a q. 44a, 3). »[82]
Cette reconnaissance sans ambiguïté de la liberté des Indiens va amener Las Casas à concevoir d’une autre manière ce que nous appellerions aujourd’hui : l’intégration des Indiens. Il faut se rappeler que la justification de la « mission » de l’Espagne dans son empire est l’évangélisation[83]. C’est l’évangélisation qui justifie et réglemente l’intégration. Celle-ci prolongeant l’évangélisation doit se faire comme elle par persuasion et consentement. Las Casas militera donc contre l’encomienda qui tente de reproduire une structure féodale européenne qui ne tient aucun compte des réalités indigènes[84] et qui a fait « des Indes un champ de culture pour attentat aux commandements de Dieu, depuis le 5e jusqu’au dernier »[85]. Il plaide contre le déracinement des Indiens, pour le respect des hiérarchies traditionnelles, pour la création de nouvelles communautés qui fixent les nomades et leur permettent de mieux résister à l’abri de leurs institutions : c’est le projet des reducciones (rassemblements) conçu, avant Las Casas, par le dominicain Pedro de Cordoba[86]. Las Casas s’élèvera aussi, bien sûr, contre ceux[87] qui prétendent combattre la paganisme et apporter l’Évangile avec l’épée : c’est « impie et mahométan », dira-t-il. Il réclama pour les religieux le droit de précéder les soldats et de les exclure de leur territoire de mission.[88]
Ce que Las Casas découvrit et défendit in vivo, fut développé, à la même époque, théoriquement par un professeur de l’université de Salamanque : Francisco de Vitoria (1492-1546), dominicain comme Las Casas. S’appuyant également sur saint Thomas, il enseigna que le péché (les sacrifices humains des Aztèques, par exemple) ne fait pas perdre le pouvoir politique, condamne la prise de possession des territoires indiens, l’évangélisation par la force. Mais, plus radical et plus moderne que Las Casas, il conteste l’idée d’un pouvoir temporel universel du pape (le Royaume du Christ n’est pas de ce monde). C’est en vertu de cette idée qu’Alexandre VI s’était cru autorisé à transmettre son pouvoir à la Couronne d’Espagne pour les terres de l’ouest. Dès lors, le pouvoir de l’Empereur sur le reste du monde est illusoire et même, « en admettant que l’empereur soit le maître du monde, il ne pourrait pas, pour autant, occuper les territoires des barbares, ni instituer de nouveaux maîtres, ni déposer les anciens, ni percevoir des impôts. Ceux-là même, en effet, qui attribuent à l’empereur un pouvoir sur le monde, ne disent pas qu’il a sur lui un pouvoir de possession, mais seulement un pouvoir de juridiction. Or ce droit ne l’autorise pas à annexer des provinces à son profit personnel, ni à distribuer, à son gré, des places fortes et même des terres. de ce qui précède, il ressort donc clairement que les Espagnols ne peuvent s’emparer des territoires des Indiens, en vertu du pouvoir universel de l’empereur »[89]. Vitoria et Las Casas travailleront ensemble à la préparation de la « grande controverse » de Valladolid qui inspira les « lois nouvelles ». Vitoria mort, ses disciples Melchior Cano[90] et Domingo de Soto[91] appuyèrent Las Casas lors de la seconde assemblée (junta) de Valladolid en 1550-1551 qui maintint en vigueur les « lois nouvelles »[92].
La politique américaine de l’Espagne a préservé les Indiens d’un génocide auquel n’ont pas échappé leurs frères d’Amérique du Nord. Certes, l’Amérique latine n’a pas eu, loin s’en faut, le dynamisme économique des États-Unis. Les Indiens étaient trop affaiblis par l’invasion microbienne provoquée par l’arrivée des colons[93] et, selon l’expression de Dumont, « trop protégés »[94]. Il n’empêche qu’en Amérique espagnole, la population reste aujourd’hui encore majoritairement indienne alors qu’au Nord, « l’Indien n’a survécu qu’à dose homéopathique »[95].
Dans le Sud, « ce n’est qu’au XIXe siècle que commencera le vrai servage imposé au peuple indien par la dépossession de ses terres au bénéfice des propriétaires d’haciendas. Mais c’est qu’alors l’indépendance des pays d’Amérique espagnole libérera les capitalistes créoles (ou récemment immigrés) de l’ancien contrôle royal métropolitain, et que le laïcisme triomphant (avec l’aide protestante nord-américaine) dépouillera et démantèlera l’Église inspiratrice, malgré ses faiblesses, de l’ancienne dilection légale à l’égard des Indiens »[96].
Dignité ontologique et conditions de développement
Retenons de ce rapide survol historique les protestations en faveur de la liberté religieuse des juifs et des païens et en faveur des pauvres, des faibles, des déracinés, des exploités, des spoliés à l’intérieur d’un ordre qui, dans ses fondements et par sa fin, est essentiellement religieux.
Notons aussi que ce sont des théologiens qui ont fourni les instruments intellectuels nécessaires au juste respect des personnes, de leur conscience et de leurs biens et qui ont parfois veillé à leur mise en œuvre. Ceci n’a rien d’étonnant, le message évangélique y conduisait mais il avait et a encore contre lui le poids des habitudes mondaines. Même le très controversé Ernest Renan[97] a reconnu cet aspect libérateur du message chrétien : « Grâce à Jésus, les droits de la conscience, soustraits à la loi politique, sont arrivés à constituer un pouvoir nouveau, le pouvoir spirituel »[98].
Il n’y a pas là de « droits de l’homme » au sens moderne du terme, c’est-à-dire, de droits subjectifs au nom desquels des individus s’élèvent contre toutes sortes de tyrannies et de privations. Las Casas demande qu’on rende aux Indiens leurs terres, leurs chefs, leur conscience, ce qui leur est dû objectivement ou mieux ce qui leur appartient, pour qu’ils puissent vivre dignement. Il réclame ce à quoi ils ont droit et non un « droit à » : quand il dit « les droits des Indiens », il entend : « les lois des Indiens »[99]. Il n’empêche qu’il s’appuie sur un principe capital et décisif très aristotélicien mais rétabli par saint Thomas : l’homme est par nature social et capable par sa raison d’organiser cette société[100]. Cette nature et cette capacité sont respectables puisqu’elles sont créées par Dieu et même si elles doivent être évangélisées et « baptisées » pour produire des effets plus riches humainement.
Autrement dit, l’unité de pensée ou de foi dont rêve toute société ne peut s’imposer d’en haut mais doit se construire par le bas, par la conversion libre et personnelle de chaque individu. Cette idée fait son chemin difficilement dans l’histoire car elle semble, dès l’abord, menacer la cohésion et la paix des sociétés. De tout temps, on a considéré la religion ou l’idéologie comme le meilleur ciment social. Et l’idée est juste mais telle qu’elle fut souvent appliquée, elle a engendré souffrances et contestations légitimes. Le « prince » (entendons « le pouvoir politique ») contestera la prétention temporelle universelle du pape mais l’autorité du « prince » qui, sur son domaine, prétend être aussi incontesté que le Pape ou Dieu lui-même, sera en butte à des réclamations d’autonomie.
La revendication de la liberté
De la dignité ontologique à la contestation de l’étendue des
pouvoirs.
Le sens de la dignité ontologique va inspirer une contestation de l’étendue des pouvoirs.
Dans les principautés de Lotharingie, au cours des XIe et XIIe siècles, au moment où les villes se constituent, apparaît un mouvement d’émancipation communale qui va se traduire par l’établissement de chartes et d’autres documents qui sont des contrats bilatéraux où sont consignés les privilèges ou libertés des communes. Elles restèrent souvent en vigueur jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Le prince devait toujours jurer de les observer avant de recevoir le serment de ses sujets et de prendre possession de ses pouvoirs. La plus ancienne est celle de Huy en 1066. On peut citer aussi la grande charte concédée par le Prince-évêque de Liège Albert de Cuyck[101], en 1196, qui énumère avec une grande précision les droits et les devoirs du prince comme ceux des bourgeois. Les chartes des communes flamandes s’inspirèrent de la charte d’Arras. il est intéressant de noter qu’outre les problèmes de justice et de fiscalité, sont reconnues aux habitants du bourg : la liberté de commerce, de mariage, de domicile, de port d’armes et d’usage de la langue maternelle. La garantie de ces libertés était évidemment un élément susceptible d’attirer les gens vers les villes.
Aux XIVe siècle, les luttes sociales se soldèrent par de nouvelles chartes collectives ou provinciales comme celle de Cortenberg (1312), la Charte romane et la Charte wallonne (1314), la Paix de Fexhe en 1316 qui sera la base du droit public liégeois jusqu’au XVIIIe siècle. La charte de la Joyeuse Entrée[102] de 1356 qui « servit de base au droit constitutionnel brabançon jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, stipulait l’indivisibilité du duché et consacrait le partage du pouvoir entre le prince et le pays. Aucune guerre ne pouvait être déclarée, aucun traité signé sans l’assentiment des trois ordres - noblesse, clergé, tiers -, qui votaient en toute indépendance les impôts et la frappe des monnaies et avaient seuls droit aux emplois publics. La liberté individuelle et l’inviolabilité du domicile privé étaient assurés ainsi que le droit de révolte contre le prince, dans l’éventualité où celui-ci violerait ses engagements »[103].
En Angleterre, en 1215 (le 15 juin), les barons imposent la Magna Carta au roi Jean sans Terre. Elle tendait à revitaliser les libertés accordées depuis 1100 par Henri Ier puis par ses successeurs. Elle proclamait la liberté de l’Église et en particulier les élections épiscopales. Imitée à travers l’Europe, elle limite les pouvoirs du roi sur les individus et les corporations. L’article 39 est resté célèbre par sa nouveauté et parce qu’il annonce la Pétition des droits de 1628[104] et l’Habeas corpus de 1679[105] : « Aucun homme libre ne sera arrêté, emprisonné ou privé de ses biens, ou mis hors la loi ou exilé, ou lésé de quelque façon que ce soit. Nous (le roi) n’irons pas à l’encontre de cet homme libre, Nous n’enverrons personne contre lui, sauf en vertu d’un jugement légal de ses pairs, conformément à la loi du pays »[106]. L’article 61 accordait un véritable droit à l’insurrection si le prince ne respectait pas ses promesses. on peut dire que c’est en vertu de cet article que Jean sans Terre fut déposé (1216) puisque dès le 24 août 1215, il était parvenu à obtenir du pape Innocent III l’annulation de cette charte[107]. Après la mort de Jean sans Terre (1216) elle fut remaniée et confirmée en 1225 par Henri III.
En 1689, après la révolution de 1688 qui renversa Jacques II, le Bill of Rights est imposé à Guillaume III d’Orange et à son épouse Marie II. Cette déclaration reconnaissait au Parlement « le droit de se réunir à son gré, de voter l’impôt, de veiller à l’exécution des lois, et aux citoyens le droit d’élire leurs représentants et d’être jugés par des jurys »[108].
Toutes ces chartes et déclarations s’inscrivent dans des situations précises et concrètes. Elles ont une portée limitée et répondent à des besoins, à des revendications. Elles ont souvent pour but de limiter un pouvoir supérieur jugé arbitraire. Il n’y a pas de contestation de l’ordre religieux et beaucoup d’entre elles sont approuvées par les dignitaires ecclésiastiques locaux. Elles traduisent les désirs d’une société et témoignent d’un esprit revendicatif et ont sans doute progressivement contribué à élargir et renforcer cette mentalité.
Comme saint Grégoire le Grand ou Las Casas, les bourgeois, les barons et les parlementaires réagissent contre des abus. De même, encore, la Déclaration du clergé de France, ou Déclaration en quatre articles (1682) proteste contre les abus de la papauté[109].
Par contre, ce qui sépare saint Grégoire et Las casas des bourgeois, barons, parlementaires et représentants de l’Église de France au XVIIe siècle, c’est que les deux premiers revendiquent une justice pour les autres en fonction de biens objectifs alors que les seconds revendiquent en leur nom propre et réclament pour eux un certain nombre de biens. Le problème est de savoir si ces biens sont purement subjectifs ou s’ils correspondent à des besoins essentiels de la nature humaine.
A ce point de vue, l’apport de la pensée de saint Thomas a été décisif. A partir de la nature humaine, elle établit l’objectivité d’un certains nombre de biens nécessaires à l’homme et qui sont en même temps l’objet d’une inclination de l’homme. L’homme en ressent, dans sa subjectivité, le besoin. Est « droit » (non tordu) ce qui est bon en soi. Ce bien qui le constitue, le construit personnellement et socialement, l’homme est capable de le rechercher et de l’atteindre à condition que liberté lui soit laissée de le faire.
De ce droit naturel s’inspirera un droit positif qui établit un certain nombre de lois particulières et concrètes en fonction des circonstances toujours mouvantes où l’action des hommes s’inscrit. L’essentiel est que les « droits premiers » restent saufs lorsqu’ils sont impliqués dans une décision.
De la contestation des pouvoirs à la conquête de la dignité.
Dans tout ce qui précède, on peut voir la défense de droits »subjectifs« dans la mesure où leur exercice est nécessaire au sujet pour être sujet. Mais nous allons voir apparaître des droits « subjectifs » qui sont des revendications pures et simples du sujet hors de toute nécessité.
Alors que dans la conception traditionnelle, un ensemble de droits découlaient de la dignité ontologique de l’homme comme autant de conditions indispensables à son complet épanouissement (« au nom de ma dignité, je réclame… »), va surgir progressivement une autre vision de la dignité humaine qui n’est plus première ou donnée mais qui se conquiert au gré des droits exigés par un sujet qui est son propre et unique créateur[110] : « je réclame contre le pouvoir -et plus simplement contre l’étendue du pouvoir- des libertés qui assureront ma dignité ».
Le problème va se poser, pour la conscience chrétienne, lorsque, indépendamment de la loi naturelle, l’homme va considérer de son propre chef et comme bien ce à quoi il aspire et tout ce à quoi il aspire. Nous entrons dans une conception strictement subjective ou d’une conception consensuelle. La volonté humaine ou le contrat social qui en découle peut coïncider avec le bien objectif de l’homme mais ce n’est qu’accidentellement. La revendication du sujet (moi, je) se traduira, dans tous les cas semble-t-il, dans un langage objectif (l’homme a droit à) qui renforce la confusion que le mot droit contient déjà. Dans la réalité, nous verrons que la notion de ce qui est « droit » peut s’élargir et varier à l’infini. Autrement dit encore, tout le droit devient positif. Même s’il se pare du langage-masque du droit naturel, il ne s’y réfère pas ou peu. d’où vient cette tendance subjective ? Elle est inscrite dans la réaction compréhensive à l’abus mais elle va être systématisée, conceptualisée par divers courants de pensée.[111]
Les prophètes d’un nouveau monde
Certaines tendances extrémistes issues du protestantisme ont nourri cette tendance relativement libertaire.
Nous avons déjà rapidement évoqué les anabaptistes[112] qui, au nom de la seule foi, rejetaient le baptême des enfants mais aussi l’autorité de la Bible. Ils refusent tout intermédiaire extérieur entre Dieu et le croyant. Sûrs de la proximité de la fin du monde et du règne de l’Esprit dans l’égalité et la fraternité, ils luttèrent contre toute forme d’organisation et fomentèrent au XVIe siècle des révoltes anti-ecclésiastiques et politiques violentes qui leur valut l’opposition farouche de Luther, de Zwingli[113] aussi bien que des catholiques[114].
Nettement plus modérés sont les Quakers de George Fox[115]. Ils refusent aussi l’autorité des Églises et même de la Bible. Sans culte, sans sacrements, sans ministres, ils prétendent se laisser conduire par le seul Esprit-Saint. A la différence des anabaptistes, ils sont objecteurs de conscience et sont d’ardents défenseurs des libertés et de l’égalité entre les hommes. Persécutés en Angleterre, ils ont émigrés aux États-Unis où William Penn[116] fonda en 1682 la colonie de Pennsylvanie qui se dota d’une constitution qui ne fut pas sans influence sur la Constitution américaine, le siècle suivant[117].
Sur le plan religieux et politique, les puritains jouèrent un rôle important. John Cnox[118], après un exil à Genève, joua un rôle essentiel dans l’établissement de l’Église protestante d’Ecosse. A la recherche de la religion la plus pure, adversaire de la monarchie, il obtint du parlement le rejet de l’autorité pontificale et l’interdiction, sous peine de mort, du culte catholique[119]. Persécutés, les puritains émigrèrent sur la côte Est des États-Unis[120]
Sur le terrain politique, il faut évoquer les niveleurs (levellers) de John Lilburne[121] . Opposés à la monarchie, ils prônent un large suffrage universel masculin[122], la tolérance religieuse. Ils défendent les libertés civiles, cherchent à imposer l’exercice de la souveraineté par le peuple. Ainsi, dans l’armée, ils feront admettre, un temps[123], que dans les conseils, les simples soldats aient voix au chapitre comme les officiers. Ils eurent une certaine influence sur les Quakers[124].
Des philosophes[125] contribuèrent aussi largement è imposer l’idée d’un sujet unique source des droits
Ainsi, Thomas Hobbes[126] écrit-il dans son Léviathan (1651) : « Le droit naturel que les écrivains ont l’habitude de nommer jus naturale, est la liberté que possède tout homme d’user de son pouvoir propre comme il veut lui-même en vue de la préservation de sa propre nature, c’est-à-dire de sa propre vie ; par conséquent de faire tout ce que, de son propre jugement, et par sa raison naturelle, il imagine en fait de moyens les plus efficients ». Originellement, c’est-à-dire à l’« état de nature », l’homme est mû uniquement par l’intérêt personnel, ne cherche que son bien propre et a droit à tout ce qu’il juge utile pour lui. L’homme n’est donc pas pour ce philosophe naturellement social. Au contraire, il est en état de guerre avec les autres hommes. La seule loi est celle du plus fort. Pour échapper à cet état misérable, la raison demande la paix qui ne peut s’obtenir que par un contrat qui constitue la société et qui exige que chacun renonce à son droit sur toutes choses. Ce sont les lois ou plus exactement le « prince » qui fait les lois qui déterminera le bien et le mal et qui détiendra même l’autorité suprême dans le domaine religieux. Ainsi passe-t-on d’une conception libertaire de l’homme à une conception totalitaire de la société.
John Locke[127], lui, imaginera un système libéral sur la même conception mythique d’un homme qui a tous les droits[128] et qui décide d’entrer en société par un contrat qui garantit tous ses droits hormis celui de coercition ou de punition. Nous retrouverons, bien sûr, cette conception, chez J.-J. Rousseau[129], d’un homme originel, absolument libre et solitaire, qui décide de passer à l’état de société par contrat. Cette vision d’un homme qui n’est pas naturellement social, est contraire à tout ce que la philosophie a prétendu depuis Aristote et à toutes les recherches scientifiques sur l’homme primitif. Elle est lourde de conséquences au point de vue du droit. Celui-ci n’est plus relié à Dieu ni déduit de la loi naturelle que le Créateur a inscrite dans sa créature, le droit « nouveau » que Hobbes appelle encore jus naturale est « déploiement de l’action libre de l’individu qu’aucune loi ne vient entraver : émanation du sujet même, authentique droit subjectif »[130]. Liberté illimitée, absolue qui « ne souffre de limite que de l’intérieur, de la Raison subjective de l’individu » (le besoin de paix)[131]. La société (issue d’un contrat) est le produit de la volonté humaine. « Il suit de là, écrit Maritain[132], que la société n’a pas pour premier auteur Dieu auteur de l’ordre naturel, mais la volonté de l’homme, et que la génération du droit civil est la destruction du droit naturel…. » . En fait, quand Hobbes et ses successeurs emploient le mot « nature », c’est dans un sens différent de celui que nous avons précisé précédemment. Saint Thomas déjà avait souligné ce phénomène : « Une chose est dite de droit naturel de deux façons : d’une part, parce que la nature y incline, par exemple: « Il ne faut pas être injuste envers autrui ». d’autre part, parce que la nature ne suggère pas le contraire : ainsi pourrions-nous dire qu’il est de droit naturel que l’homme soit nu, parce que la nature ne l’a pas doté de vêtement ; c’est l’art qui l’a découvert. C’est précisément de la sorte que « la possession commune de tous les biens et la liberté identique pour tous[133] »_ sont dites de droit naturel : en ce sens que la distinction des possessions et la dépendance ne sont pas imposées par la nature, mais par la raison des hommes pour l’utilité de la vie humaine »[134]. Dans ce passage, comme l’a très bien vu Maritain[135], on remarque que « le mot « nature » peut être pris au sens métaphysique d’« essence » comportant une certaine finalité. Est naturel alors ce qui répond aux exigences et aux inclinations de l’essence, ce à quoi les choses sont ordonnées en raison de leur type spécifique et en définitive par l’auteur de l’être. Et il peut être pris au sens matériel d’« état primitif » donné en fait. Est naturel alors ce qui se trouve exister de fait avant tout développement dû à l’intelligence »[136].
C’est cet « état primitif » qui ne correspond à aucune réalité observée, que Hobbes et Rousseau prennent comme point de départ.[137]
Cette vision très individualiste (l’homme n’est pas naturellement -à l’origine - social mais bon) et libertaire ( la liberté de l’homme - à l’origine - est totale) va inspirer les premières grandes déclarations de la fin du XVIIIe siècle.
Les réalisations
En Amérique
La Déclaration d’indépendance des États-Unis (4-7-1776) rédigée par Thomas Jefferson (1743-1826)[138] est intéressante à ce point de vue. Elle est essentiellement inspirée par la volonté particulière des anciennes colonies anglaises de se séparer du Royaume Uni, mais elle veut se référer néanmoins à des droits « naturels », universels. Dans l’introduction on peut lire : « Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis par les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur »[139].
La fin et donc la justification du pouvoir politique sont clairement affirmées : c’est la garantie des droits « naturels » inaliénables puisqu’inscrits par le Créateur dans sa créature. Les droits inaliénables étant saufs, la forme de gouvernement, elle, dépend de la volonté des hommes (ce raisonnement tout schématique et orienté qu’il soit, nous le verrons, n’est pas faux). Notons toutefois que l’énumération des droits « fondamentaux » est très courte sans doute, dira-t-on, dans la mesure où ce texte a pour objectif premier de justifier la séparation entre les futurs États-Unis et l’ancienne métropole en fonction notamment de la politique fiscale unilatérale de la Grande-Bretagne mais leur formulation est néanmoins très significative. Même si le Créateur est invoqué, on ne peut s’empêcher d’entrevoir un « état primitif » mythique seule source des droits. L’égalité dans laquelle l’homme a été créé, est-elle égalité quant à l’essence ou égalité quant à l’état ? On peut se poser la question dans la mesure où, par exemple, Rousseau les confond. Si le droit à la vie correspond bien à un droit objectif, ne risquons-nous pas de sombrer en pleine subjectivité avec le droit à la liberté[140] et à la recherche du bonheur ? L’absence de précisions ou de nuances laisse la porte ouverte à toutes les interprétations et en tout cas suggère un droit illimité. Mais on se rappellera que, pour Alexis de Tocqueville (1805-1859)[141], si la démocratie américaine est parvenue à éviter les dangers qui menacent de tels systèmes, l’anarchie ou l’étatisme, c’est grâce à une forte imprégnation morale héritée du protestantisme. (puritanisme) Notons que la Déclaration américaine n’a soulevé aucune objection à Rome. Les catholiques américains y ont souscrit et s’y sont référés pour que leurs droits civiques et religieux soient réellement respectés dans certains états.
On sait que cette déclaration n’a soulevé aucune objection à Rome et que les catholiques américains s’y sont référés pour que leurs droits civiques et religieux soient respectés. Elle a eu une énorme influence sur les mouvements de libération en Amérique latine mais n’a qu’un peu inspiré les révolutionnaires français dans un contexte très différent.
En France
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en août 1789 sera l’objet de nombreuses critiques alors que les textes anglais et américains n’ont guère suscité d’inquiétude doctrinale. Ainsi, L’archevêque de Baltimore John Carroll qui fut un patriote engagé aux côtés de Benjamin Franklin, très attaché à l’application de la Déclaration notamment en ce qui concerne la liberté religieuse, détesta la révolution française[142].
Dès 1790, en Angleterre, l’homme politique et philosophe Edmund Burke (1728-1797) publie ses Réflexions sur la révolution française. Ce témoignage est intéressant car ce libéral s’était montré favorable aux revendications américaines. Partisan de la révolution anglaise de 1688 et persuadé que le fondement d’une société doit être contractuel, il n’en porte pas moins un jugement sévère sur la révolution française qu’il oppose à la révolution anglaise de 1688. En particulier, il reproche aux « droits de l’homme » d’être purement théoriques, abstraits et intemporels alors que les réformes doivent tenir compte des réalités concrètes et particulières qui sont le produit d’une histoire.
Karl Marx (1818-1883) dans La question juive[143] leur reprochera d’être des droits individuels et, en somme, l’expression d’une classe : la bourgeoisie[144]. Cette critique sera reprise par M. Villey qui montre que déjà chez Locke comme plus tard dans le texte de la déclaration française, c’est le droit de la bourgeoisie qui est proclamé[145]. Même remarque chez M. Schooyans : avant celle de 1948, les déclarations « portent toutes sur des droits fondamentaux, certes, mais qui sont proclamés, concrètement, au bénéfice d’un groupe particulier : noblesse ou bourgeoisie par exemple » [146].
Si on en doutait, il suffirait de voir comment la Déclaration a été appliquée dans le domaine économique et social. Le Décret du baron d’Allarde, le 17-3-1791, établit un impôt « sur ceux qui débitent les productions ou les marchandises » : la patente. Il s’agit d’une avance, reconnaît d’Allarde lui-même, que le producteur fera payer au consommateur. Le décret lie le vote de cet impôt à l’abolition des jurandes et des maîtrises[147] puisque les privilèges sont abolis et déclare que cette abolition est « un grand bienfait pour l’industrie et le commerce ».
Dans le même esprit, trois mois plus tard, le 14-6-1791, est édictée la loi Le Chapelier[148]. La grève est désormais interdite et toute association ou coalition d’ouvriers ou de patrons est déclarée illégale. Ces derniers, vu leur petit nombre, pouvaient toujours s’entendre secrètement et ne souffrirent guère de cette loi mais elle laissa la classe ouvrière durant tout le XIXe siècle désarmée face au capitalisme[149].
Notons aussi que la déclaration américaine reconnaît que c’est Dieu qui a doué l’homme des droits cités, la française cite Dieu déguisé sous l’appellation Etre suprême comme simple témoin de la reconnaissance des droits par l’assemblée des représentants du peuple : « L’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence de l’Etre suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen… ».[150]
L’opposition de l’Église
Toutefois, ce n’est pas la Déclaration (26-8) qui provoqua la réaction du pape Pie VI[151], ni la suppression de la dîme ecclésiastique (4-8)[152], ni la nationalisation des biens du clergé (2-11-1789), ni la suppression des vœux monastiques (12-2-1790) mais la Constitution civile du clergé votée le 12 juillet 1790 et sanctionnée par le roi le 24 août[153]. Elle vise à séparer l’Église de France du Saint-Siège : évêques et prêtres élus par les assemblées électorales, devenaient fonctionnaires salariés, les diocèses étaient redessinés. Durant la préparation de cette constitution marquée à la fois par le gallicanisme latent et la pratique démocratique, le Saint Père avait envoyé des brefs à certains prélats et au Roi pour les mettre en garde. Le 10 juillet 1790 notamment, il prévient le Roi : « Si vous approuvez les décrets relatifs au clergé, vous entraînez par cela même votre nation entière dans l’erreur, le royaume dans le schisme, et vous allumez peut-être une guerre de religion. »[154] 17-8-90: « Il appartient à l’Église seule, à l’exclusion de toute assemblée purement politique, de statuer sur les choses spirituelles ». d’autres admonestations restèrent sans effet alors que le pouvoir commençait à appliquer les nouvelles lois. Après avoir reçu l’Exposition des principes (10 octobre 1790) signée par 110 évêques français qui expriment leurs craintes et sollicitent l’avis du Saint Père, après avoir soumis cette Constitution à une congrégation, Pie VI envoie aux prélats de France le bref Quod aliquantum le 10 mars 1791 où il leur demande, à son tour, leur avis et où il développe un certain nombre de critiques. Celles-ci seront confirmées le 13 avril 1791 par le bref Caritas qui, sur l’avis d’une commission cardinalice réunie 3 fois, « condamne formellement comme schismatique et hérétique la constitution, casse et annule toutes les élections épiscopales faites sans son consentement, suspend les prélats consécrateurs, annule les nouvelles délimitations des diocèses, menace d’excommunication les intrus. »[155] La bulle Auctorem fidei condamnera officiellement la constitution civile du clergé. C’est donc la liberté de l’Église qui préoccupe d’abord et légitimement Pie VI. Il voit dans la constitution et dans le serment qu’on réclame des prêtres pour appliquer les décrets une attaque contre la religion catholique. L’intention du pape « n’est pas d’attaquer les nouvelles lois civiles » ni « de provoquer le rétablissement du régime ancien de la France : le supposer, serait renouveler une calomnie… »[156]. Mais il critique au passage, parce qu’ils touchent à la sociabilité et in fine à la religion, sans citer le document, les articles 10 et 11 de la déclaration[157] : « … on établit comme un droit de l’homme en société, cette liberté absolue, qui non seulement assure le droit de n’être point inquiété sur ses opinions religieuses, mais qui accorde encore cette licence de penser, de dire, d’écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion, tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée ; droit monstrueux, qui paraît cependant à l’assemblée résulter de l’égalité et de la liberté naturelles à tous les hommes. Mais que pouvait-il y avoir de plus insensé, que d’établir parmi les hommes cette égalité et cette liberté effrénée qui semble étouffer la raison, le don le plus précieux que la nature ait fait à l’homme, et le seul qui le distingue des animaux ? »[158]
Alors que la Déclaration ne reconnaît comme limite à la liberté que la loi, le pape lui rappelle que la première limite à la liberté est la raison même de l’homme et, par elle, sous-entendu, la vérité et en particulier la détermination du bien et du mal : « Dieu après avoir créé l’homme, après l’avoir établi dans un lieu de délices, ne le menaça-t-il pas de la mort s’il mangeait du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal ? Et par cette première défense ne mit-il pas des bornes à sa liberté ? Lorsque dans la suite sa désobéissance l’eut rendu coupable, ne lui imposa-t-il pas de nouvelles obligations par l’organe de Moïse ? et quoiqu’il eût laissé à son libre arbitre le pouvoir de se déterminer pour le bien ou pour le mal, ne l’environna-t-il pas de préceptes et de commandements, qui pouvaient le sauver s’il voulait les accomplir ?'.(Ecclésiastique 15, 15-16). » Le pape souligne donc une incompatibilité entre la liberté proclamée et les 10 paroles divines.
De même, il montre que la vision nouvelle trahit la nature de la société telle que Dieu l’a conçue. C’est à la raison de nouveau que le pape emprunte un autre argument contre cette égalité et cette liberté effrénée qui fait de l’homme une « monade isolée, repliée sur elle-même » comme l’écrivait Marx[159]. Pie VI semble avoir perçu la racine de mal contemporain grandissant : l’individualisme. L’homme n’est-il pas naturellement social et donc soumis dès l’enfance à des supérieurs, puis à des lois qui régissent cette société ? Dès lors, l’égalité et la liberté proclamées ne sont que « des chimères et des mots vides de sens » mais qui portent préjudice à la religion et à l’autorité civile.: « Peut-on […] ignorer que l’homme n’a pas été créé pour lui seul, mais pour être utile à ses semblables ? car telle est la faiblesse de la nature, que les hommes, pour se conserver, ont besoin du secours mutuel les uns des autres ; et voilà pourquoi Dieu leur a donné la raison et l’usage de la parole, pour les mettre en état de réclamer l’assistance d’autrui, et de secourir à leur tour ceux qui imploreraient leur appui. C’est donc la nature elle-même qui a rapproché les hommes et les a réunis en société ; en outre, puisque l’usage que l’homme doit faire de sa raison consiste essentiellement à reconnaître son souverain Auteur, à l’honorer, à l’admirer, à lui rapporter sa personne et tout son être ; puisque dès l’enfance, il faut qu’il soit soumis à ceux qui ont sur lui la supériorité de l’âge ; qu’il se laisse gouverner et instruire par leurs leçons ; qu’il apprenne d’eux à régler sa vie d’après les lois de la raison, de la société et de la religion […] ainsi les hommes n’ont pu se rassembler et former une association civile, sans établir un gouvernement, sans restreindre cette liberté, et sans l’assujettir aux lois et à l’autorité de leurs chefs. […] et ce n’est pas tant du contrat social[160] que de Dieu lui-même, auteur de tout bien et de toute justice, que la puissance des rois tire sa force. »[161]
Ferme et net dans la défense des droits de l’Église et de la foi, Pie VI qui, au début de son pontificat avait évoqué les progrès de l’athéisme (encyclique Inscrutabili divinae sapientiae, 25-12-1775), a-t-il mesuré l’ampleur de l’offensive politique et philosophique qui agite l’Europe entière durant ce siècle ni l’impact social de la révolution ? En effet, toute l’Europe est en proie à des courants de pensée qui mette en question l’Église, sa doctrine et son chef : les plus célèbres sont le despotisme éclairé[162] et le jansénisme[163] qui influencèrent peu ou prou des conceptions concordantes: fébronianisme[164] , joséphisme en Allemagne et aux Pays-Bas[165], ricciisme[166]en Italie, despotisme éclairé en Prusse et en Russie, anticléricalisme maçonnique au Portugal (pombalisme[167]), en Italie, en Espagne, carbonarisme[168] à Naples, léopoldisme en Autriche, Bohême, Hongrie, Toscane[169]. Tous les gouvernements pratiquent le régalisme[170]. Les souverains rêvent de mettre sous leur autorité une église nationale aussi indépendante que possible de Rome. Dans ces remous intellectuels et religieux, la papauté se montre relativement faible. En témoigne la suppression de la Compagnie de Jésus décidée par Clément XIV (bref Dominus ac redemptor) et poursuivie par ses successeurs. Un autre élément a semble-t-il, affaibli la position des souverains pontifes de l’époque, c’est leur pouvoir temporel étendu à de nombreux territoires en Italie et hors de l’Italie qui seront la proie facile des conquêtes des armées de la révolution et de Bonaparte.
De Pie VI à Pie IX, les papes héritiers d’une Rome terne et affaiblie au XVIIIe siècle ont été confrontés à l’éloignement parfois même doctrinal des églises nationales, Ils ont constaté les dégâts civils et religieux des révolutions à travers l’Europe et en particulier les attaques féroces et sanglantes contre l’Église et les croyants. Ils se sont vus menacés dans leurs biens (États pontificaux) et dans leur vie. Ils n’avaient sans doute ni l’indépendance d’esprit ni les instruments intellectuels nécessaires pour une juste et pertinente réaction. On peut ainsi regretter que l’analyse des proclamation, déclarations et constitutions présentant les libertés n’ait pas été plus profonde car, comme nous le verrons plus loin, elles présentent de nombreuses lacunes dans la présentation d’un certain nombre de droits dont la valeur est indiscutable.
En définitive le choc de la révolution et de l’impérialisme napoléonien sera salutaire à l’Église qui va très vite retrouver sa vigueur et sa fidélité doctrinale.
Pie VII (pape de 1800 à 1823) rétablit la Compagnie de Jésus en 1814 par la Constitution Sollicitudo omnium Ecclesiarum et tenta de réorganiser l’Église par des concordats plus ou moins heureux pour améliorer le sort des catholiques en Europe et de reconstituer les États pontificaux. Comme son prédécesseur, il s’inquiète de l’influence des libertés de cultes, de conscience et de presse sur la foi catholique car, écrit-il, « on confond la vérité avec l’erreur, et l’on met au rang des sectes hérétiques et même de la perfidie judaïque, l’Epouse sainte et immaculée du Christ hors de laquelle il ne peut y avoir de salut »[171].
Léon XII (pape de 1823 à 1829) continua à défendre le sort des catholiques en Europe. Il va également réagir aux idées philosophiques du temps avec l’encyclique Ubi Primum (5-5-1824) contre l’indifférentisme en matière de religion et la constitution Quo graviora mala (13-5-1825) contre la secte des francs-maçons. Pie VIII (pape de 1829 à 1830) vécut trop peu de temps.
C’est Grégoire XVI (pape de 1831 à 1846), qui va, solennellement, dans l’encyclique Mirari vos de 1832, reprendre et développer les critiques ponctuelles de ses prédécesseurs contre les libertés révolutionnaires[172]. « Une des causes les plus fécondes de tous ces malheurs de l’Église, c’est l’indifférentisme, c’est à savoir cette funeste opinion qui professe que toutes les croyances sont bonnes pour le salut éternel, à condition que les mœurs soient réglées selon la justice et l’honnêteté. C’est de cette source corrompue que dérive l’opinion absurde et erronée d’après laquelle il faut affirmer et revendiquer pour n’importe qui la liberté de conscience. A cette erreur pestilentielle, la voie est préparée par la liberté d’opinion, pleine et immodérée, qui progresse au grand détriment de la société civile et ecclésiastique, et que plusieurs néanmoins, avec une souveraine impudence, prétendent mettre au service de la religion. C’est au même but que tend cette abominable liberté de la presse, qu’on ne saurait assez exécrer et détester, et que certains prétendent réclamer et promouvoir avec tant d’audace…. Ayant appris que cette liberté impudente de la presse ébranle la fidélité due aux princes et allume partout les flambeaux de la rébellion, nous engageons les évêques à rappeler aux peuples la doctrine de l’apôtre sur l’origine du pouvoir, et l’exemple des premiers chrétiens acceptant sans se révolter les ordres des empereurs quand ils ne touchaient qu’au temporel…. Il est bien clair que l’union des deux pouvoirs, qui s’est toujours montrée utile à la société civile comme à l’ecclésiastique, est partiellement redoutée par les partisans de cette impudente liberté dont il a été parlé plus haut. »
Le ton est rude et la pensée sans nuances : le rapport liberté-vérité est mal présenté, l’obéissance à César simplifiée et, à la séparation des pouvoirs, le pape oppose, sans préciser, l’union des pouvoirs. Ce sont là des maladresses, de notre point de vue, mais, vu l’époque et ses troubles qui menaçaient le Saint Siège lui-même, il était peut-être difficile de faire mieux[173].
C’est dans la même ligne que Pie IX (pape de 1846 à 1878) publia l’encyclique Quanta cura (8 décembre 1864)[174]. Il oppose le droit de l’Église à certains droits « modernes » présentés comme anticatholiques et qui sont proclamés en opposition avec l’« éternelle loi naturelle » et la « droite raison ». Ainsi, fustige-t-il, à la suite de Grégoire XVI, la liberté de conscience et des cultes par la quelle « les citoyens ont droit à l’entière liberté de manifester hautement et publiquement leurs opinions quelles qu’elles soient, par les moyens de la parole, de l’imprimé ou toute autre méthode sans que l’autorité civile ni ecclésiastique puisse lui imposer une limite ». C’est ce « sans limite » qui est contestable. la constitution Dignitatis humanae rappellera les « justes limites » (n°2) de l’ordre public juste » (n°3 et 4), le respect « du bien commun » (n°6), « selon les règles juridiques, conformes à l’ordre moral objectif » (n°7), le devoir de chercher la vérité et, une fois qu’elle est connue, de l’embrasser et de lui être fidèle (n°1 et 3). La liberté est ainsi mesurée par le bien et le vrai[175]. C’est très exactement ce que disait Pie IX en citant le pape saint Innocent I (pape de 401 à 417) : « il n’y a rien de plus mortel, rien qui nous précipite autant dans le malheur, nous expose autant à tous les dangers, que de penser qu’il nous peut suffire d’avoir reçu le libre-arbitre en naissant ; sans avoir à rien demander de plus à dieu ; c’est-à-dire, qu’oubliant notre Créateur, nous renions son pouvoir sur nous pour manifester notre liberté »[176].
Le pape ne peut non plus admettre que les droits des parents, le droit d’instruction et d’éducation « découlent et dépendent » de la loi civile seule dans la mesure où la famille est, selon la raison même, antérieure à l’État et tributaire d’abord d’un droit naturel que la loi civile doit respecter. La Déclaration sur l’éducation chrétienne dira clairement: « Les parents, parce qu’ils ont donné la vie à leurs enfants, ont la très grave obligation de les élever et, à ce titre, doivent être reconnus comme leurs premiers et principaux éducateurs » (n°3).
Par ailleurs, Pie IX défend la liberté de l’Église contestée par des pouvoirs civils qui prétendent se soumettre, en maints domaines, le pouvoir ecclésiastique. Le concile Vatican II a réaffirmé avec force la liberté de l’Église, « sacrée » dit le n°13 qu’il faudrait citer en entier.
Reste l’épineuse et capitale question de la distinction des pouvoirs qui n’est peut-être pas suffisamment précisée dans ce texte, pas plus que dans bien des textes précédents. Pie IX s’insurge contre la séparation des pouvoirs (conformément à la doctrine constante de l’Église) au nom de la nécessité de ce qu’il appelle une « mutuelle alliance » et « concorde ». Il est bien entendu que ces mots ne peuvent cacher une confusion de pouvoirs légitimement crainte et dénoncée par les sociétés civiles de l’époque. De nouveau, la possession et la défense des États pontificaux entretiennent l’ambigüité. A ce point de vue, la perte de ces États et la réduction à l’État du Vatican actuel seront une très bonne chose[177].
En somme, l’attitude de l’Église, de Pie VI à Pie IX peut paraître défensive. Mais l’opposition de l’Église s’est concentrée sur les libertés d’expression et de conscience car elles pouvaient entrer en conflit avec la volonté de Dieu. Il est d’ailleurs apparu progressivement que la proclamation de 1798, reprise dans les textes constitutionnels ultérieurs avait bien des intentions et des effets antireligieux.
\e. L’affirmation des droits : la force suspecte devient libératrice
Le pontificat de Léon XIII (pape de 1878-1903) marque un tournant important dans l’histoire de l’Église. Non pas que les principes aient changé mais du fait que Léon XIII va repenser en profondeur la stratégie de l’Église vis-à-vis des « choses nouvelles ».
d’une part, pour le problème qui nous concerne ici, il définira clairement, avec une rigueur très philosophique ce qu’est la liberté dans l’encyclique Libertas praestantissimum (1888) et montrera son lien nécessaire avec la vérité : « La liberté, bien excellent de la nature et apanage exclusif des êtres doués d’intelligence, confère à l’homme une dignité en vertu de laquelle il est laissé entre les mains de son conseil (Si 15, 14) et devient le maître de ses actes. ». C’est en fonction de cette relation que le pape fera de nouveau, comme ses prédécesseurs la critique des libertés « dites modernes » (cultes, expression, enseignement, conscience) qui veulent faire fi des vérités surnaturelle et naturelle mais, cette fois, « distinguant en elles le bien de ce qui lui est contraire, Nous avons en même temps établi que tout ce que ces libertés contiennent de bon est aussi ancien que la vérité, et que l’Église l’a toujours approuvé avec empressement et l’a admis effectivement dans la pratique. »[178]
De plus, conscient « du poids accablant de la faiblesse humaine » et sachant, à son époque, « à quelles conditions de vie sont soumis…hommes et choses », le pape déclare que l’Église « tout en n’accordant de droits qu’à ce qui est vrai et honnête, (…) ne s’oppose pas cependant à la tolérance dont le pouvoir public croit pouvoir user à l’égard de certaines choses contraires à la vérité et à la justice, en vue d’un mal plus grand à éviter ou d’un bien plus grand à obtenir ou à conserver »[179]. La tolérance chrétienne n’est donc pas une tolérance doctrinale mais pratique qui tient compte et des personnes et des circonstances.
d’autre part, dans l’encyclique Rerum novarum (1891), face aux menaces politiques, économiques et sociales que les doctrines nouvelles (socialisme et libéralisme), rappellera, par exemple, les « devoirs mutuels » des ouvriers et des patrons mais affirmera que « les droits doivent partout être religieusement respectés ». Il citera : « le droit strict et rigoureux, non seulement de recevoir son salaire, mais encore d’en user comme bon lui semblera », le droit au juste salaire et à l’épargne, le « droit de propriété mobilière et immobilière » et ses limites, « le droit naturel et primordial de tout homme au mariage » et à la procréation ; il parlera de l’attribution à la famille de « certains droits et devoirs absolument indépendants de l’État » ; le « droit à l’existence », au travail, aux secours publics en cas de nécessité, au respect de son corps et de sa vie religieuse qui doit être primordiale, à l’instruction religieuse, à un environnement moral sain, au repos. Sont aussi envisagées les droits particuliers de la femme et de l’enfant et la nécessité des associations[180], etc..
Alors que 1789 proclamait les droits d’un individu et que la Constitution du 3 septembre 1791 proclamait qu’« il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers »[181], l’encyclique rappelle des droits sociaux et familiaux fondamentaux.
Pie XI (pape de 1922 à 1939) reprendra tout cela dans Quadragesimo anno (1931) en l’adaptant aux circonstances nouvelles, quarante ans après Rerum novarum. Mais il faut noter, dans l’enseignement de ce pape, deux points très importants qui marqueront désormais l’enseignement de l’Église.
Tout d’abord, le Souverain Pontife note la convergence de certaines mesures ou aspirations avec l’enseignement de l’Église : « …les hommes d’État… ont adopté un grand nombre de dispositions en tel accord avec les principes et les directives de Léon XIII qu’il semble qu’on les en ait expressément tirées ». Et plus loin, à propos du socialisme, il écrit : « On dirait que le socialisme, effrayé par ses propres principes et par les conséquences qu’en tire le communisme, se tourne vers les doctrines de la vérité chrétienne et, pour ainsi dire, se rapproche d’elles : on ne peut nier, en effet, que parfois ses revendications ressemblent étonnamment à ce que demandent ceux qui veulent réformer la société selon les principes chrétiens ». L’Église, aura de plus en plus tendance, et Gaudium et spes consacrera cette perspective, à montrer que les aspirations des hommes ce temps, leurs revendications les plus profondes et manifestes, trouveront en réalité dans le message chrétien leur vraie satisfaction. Une manière de dire que les droits subjectifs les plus vivement ressentis correspondent à un certains nombre de valeurs ou de droits objectifs qui sont inscrits dans la nature humaine telle que Dieu l’a voulue et restaurée dans son Fils.
Deuxièmement, comme Léon XIII face à l’injustice sociale engendrée par le capitalisme libéral, Pie XI protestera contre l’injustice politique au nom des droits de la personne. La disparition de la chrétienté sous les coups de la pensée révolutionnaire a livré l’Europe et puis le monde à des idéologies destructrices. Le libéralisme avait disloqué les sociétés, le communisme, le fascisme et le nazisme entreprirent de recréer un ordre totalitaire[182]. Dans Non abbiamo bisogno (1931), Pie XI parlera des « droits sacrés et inviolables des âmes et de l’Église » et de son combat pour « la liberté des consciences » et il précisera: « non pas (comme certains, par inadvertance peut-être, Nous l’ont fait dire) pour la liberté de conscience, manière de parler équivoque et trop souvent utilisée pour signifier l’absolue indépendance de la conscience, chose absurde en une âme créée et rachetée par Dieu ». Mit brennender Sorge (1937) dira du nazisme que « dans la vie nationale, il méconnaît, par l’amalgame qu’il fait des considérations de droit et d’utilité[183], le fait fondamental, que l’homme, en tant que personne, possède des droits qu’il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité hors de toute atteinte qui tendrait à les nier, à les abolir ou à les négliger ». Divini Redemptoris (1937), rappellera les « prérogatives » (DR) dont Dieu a doté les hommes : « le droit à la vie, à l’intégrité du corps, aux moyens nécessaires à l’existence ; le droit de tendre à sa fin dernière dans la voie tracée par Dieu ; le droit d’association, de propriété, et le droit d’user de cette propriété »
Confronté aussi à l’oubli de Dieu dans les sociétés, au retour du paganisme et à l’installation de régimes où l’État se substitue au Tout-Puissant, Pie XII (pape de 1939 à 1958) rappelle dans l’Encyclique Summi pontificatus (20 octobre 1939) que « là où l’on revendique une autonomie fondée seulement sur une morale utilitaire, le droit humain lui-même perd justement dans ses applications les plus onéreuses l’autorité morale qui lui est nécessaire, comme condition essentielle, pour être reconnu et pour postuler même des sacrifices ». Il rappellera également que le Créateur a donné à l’homme et à la famille, par nature antérieurs à l’État, « des forces et des droits ». Au cœur de la guerre, le Saint Père énumérera dans son radio-message de Noël 1942 Con sempre les conditions d’une véritable paix qui ne peut se construire que sur le respect des « droits fondamentaux de la personne » mais aussi des droits de la famille, du travailleur et du citoyen, dans la mesure où « à travers tous les changements et toutes les transformations, la fin de toute vie sociale reste identique, sacrée, obligatoire : le développement des valeurs personnelles de l’homme en tant qu’il est image de Dieu ». L’homme, dira-t-il ailleurs, est « une personne autonome, c’est-à-dire un sujet de devoirs et de droits inviolables d’où dérive et où tend toute sa vie sociale »[184].
d’une certaine manière, on peut considérer que l’encyclique Pacem in terris (1963) sera l’amplification de cette doctrine. En effet, la première partie du document s’ouvre sur une référence à l’enseignement de Pie XII avant de développer « une suite de droits de nature » (n° 12-29).
On sait depuis comment Jean-Paul II s’est fait vraiment aux yeux du monde entier le champion des droits de l’homme qui sont devenus le thème majeur de tout son enseignement social[185].
Ainsi donc, l’Église s’est progressivement rendu compte que la défense des droits de l’homme importait à sa mission face à l’envahissement du pouvoir temporel qui empiétait sur ses prérogatives, face à une laïcité agressive qui retreignait la liberté scolaire et face aux diverses formes de totalitarisme qui font fi de la dignité, de l’identité et de la vie humaines.[186]
L’ennemi du genre humain, qui s’oppose à toutes les bonnes actions en vue de mener les hommes à leur perte, voyant et enviant cela, inventa un moyen nouveau par lequel il pourrait entraver la prédication de la parole de Dieu pour le salut des peuples : il inspira ses auxiliaires qui, pour lui plaire, n’ont pas hésité à publier à l’étranger que les Indiens de l’Occident et du Sud, et d’autres peuples dont Nous avons eu récemment connaissance, devraient être traités comme des bêtes de somme créées pour nous servir, prétendant qu’ils sont incapables de recevoir la Foi Catholique.
Nous qui, bien qu’indigne de cet honneur, exerçons sur terre le pouvoir de Notre-Seigneur et cherchons de toutes nos forces à ramener les brebis placées au-dehors de son troupeau dans le bercail dont nous avons la charge, considérons quoi qu’il en soit, que les Indiens sont véritablement des hommes et qu’ils sont non seulement capables de comprendre la Foi Catholique, mais que, selon nos informations, ils sont très désireux de la recevoir. Souhaitant fournir à ces maux les remèdes appropriés, Nous définissons et déclarons par cette lettre apostolique, ou par toute traduction qui puisse en être signée par un notaire public et scellée du sceau de tout dignitaire ecclésiastique, à laquelle le même crédit sera donné qu’à l’original, que quoi qu’il puisse avoir été dit ou être dit de contraire, les dits Indiens et tous les autres peuples qui peuvent être plus tard découverts par les Chrétiens, ne peuvent en aucun cas être privés de leur liberté ou de la possession de leurs biens, même s’ils demeurent en dehors de la foi de jésus- Christ ; et qu’ils peuvent et devraient, librement et légitimement, jouir de la liberté et de la possession de leurs bien, et qu’ils ne devraient en aucun cas être réduits en esclavage ; si cela arrivait malgré tout, cet esclavage serait considéré nul et non avenu. »
« La liberté naturelle de l’homme, c’est de ne reconnaître sur terre aucun pouvoir qui lui soit supérieur, de n’être assujetti à la volonté ou à l’autorité législative de personne, et de n’avoir pour règle que la seule loi naturelle. La liberté de l’homme en société, c’est de n’être soumis qu’au seul pouvoir législatif, établi d’un commun accord dans l’État, et de ne reconnaître aucune autorité ni aucune loi en dehors de celles que crée ce pouvoir, conformément à la mission qui lui est confiée (…). Chaque fois qu’un certain nombre d’hommes, s’unissant pour former une société, renoncent, chacun pour son compte, à leur pouvoir de faire exécuter la loi naturelle et le cèdent à la collectivité, alors et alors seulement naît une société politique ou civile (…). La grande fin pour laquelle les hommes entrent en société, c’est de jouir de leurs biens dans la paix et la sécurité. Or, établir des lois dans cette société constitue le meilleur moyen pour réaliser cette fin. Par suite, dans tous les États, la première et fondamentale loi positive est celle qui établit le pouvoir législatif. Ce pouvoir législatif constitue non seulement le pouvoir suprême de l’État, mais il reste sacré et immuable entre les mains de ceux à qui la communauté l’a une fois remis (…). » (LOCKE John, Essai sur le gouvernement civil, 1690).
Article 11: La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.