⁢i. « Deviens ce que tu es, quand tu l’auras appris »

[1]

La raison et la Révélation nous ont appris à mieux connaître mieux ce que c’est que l’homme, sa nature.⁠[2]

Nous savons que « la vérité complète sur l’être humain constitue le fondement de la doctrine sociale de l’Église de même qu’elle est la base de la vraie libération »[3]. Encore faut-il ne pas oublier ce que nous avons appris sur l’homme⁠[4]. Il s’agit de l’homme considéré dans l’intégralité de son être, de « l’homme tout entier, dans sa constitution spirituelle et corporelle, dans ce qui le manifeste comme sujet extérieurement et intérieurement. L’homme adapté, dans sa structure visible à toutes les créatures du monde visible et, en même temps, intérieurement allié à la sagesse éternelle »[5].

Bien des humanismes ne prennent vraiment en considération qu’un aspect de l’homme et insistent soit sur sa structure biologique, soit sur son psychisme, soit sur ses capacités transformatrices. On ne peut certainement pas « l’envisager uniquement comme la résultante de toutes les conditions concrètes de son existence, comme la résultante - pour ne citer qu’un exemple - des relations de production qui prévalent à une époque déterminée »[6]. En effet, « l’homme a une nature foncièrement différente de celle des animaux. Sa nature comprend la faculté d’autodétermination fondée sur la réflexion, et qui se manifeste dans le fait que l’homme, en agissant, choisit ce qu’il veut faire. On appelle cette faculté le libre-arbitre. Du fait que l’homme en tant que personne est doté du libre-arbitre, il est aussi maître de lui-même »[7].

Cette liberté est le signe le plus manifeste de la nature spirituelle de l’homme, de sa transcendance donc définie comme une supériorité par rapport à la matière et aux autres créatures visibles comme par rapport aux conditions de son existence, aux structures économiques ou politiques. Cette supériorité, nous l’expérimentons intérieurement dans notre capacité de résister aux sollicitations du corps, de dominer la nature et en ressentant une aspiration à Dieu ou, du moins, à l’infini, à l’éternité. Mais pour vivre pleinement notre transcendance, nous devons reconnaître au-dessus de nous la Transcendance infinie de Dieu qui explique, anime et guide la nôtre ; accepter les exigences de notre nature spirituelle qui ne peut laisser au corps et à ses appétits la conduite de notre vie ; enfin, accepter la réalité objective du monde que nous prétendons utiliser. En somme, comme nous l’avons déjà vu, nous ne sommes libres que dans la mesure où nous nous ouvrons à la vérité intégrale sur nous-mêmes, le monde et Dieu, à ce que l’on appelle « la sagesse éternelle ».

Notre liberté est donc conditionnelle. Elle n’est pas un but en soi mais un moyen de chercher notre bien, de devenir toujours plus homme. Elle est capacité de choisir et de nous réaliser en conformité avec notre nature telle qu’elle est révélée par l’intelligence ou mieux encore par la Parole. Pou être libres, nous sommes contraints de choisir et donc de renoncer à ce qui peut nous limiter, nous appauvrir et, à la limite, détruire notre liberté.

Un acte libre est certes un acte intelligent mais nous ne sommes donc jamais parfaitement puisque notre intelligence est limitée. Elle doit être éduquée, informée, formée. Elle est toujours partielle, discursive, sujette à l’erreur, tributaire d’une culture, d’habitudes, de l’état de notre santé. Nos connaissances sont acquises lentement et progressivement, entourées de mystères. De plus, notre volonté ne suit pas nécessairement les chemins indiqués par l’intelligence, sans cesse perturbée, déviée, tentée⁠[8].

La liberté est donc sans cesse à conquérir, à élargir, dans l’humilité et la patience. Heureusement nous ne sommes pas livrés à nous-mêmes mais soutenus par l’Esprit qui nous affranchit.


1. PINDARE (514-438), Exhortation à Hiéros, in Pythiques, II, 72.
2. Cf. Pontificia Accademia Biblica, Che cosa è l’uomo, Libreria Editrice Vaticana, 2019
3. JEAN-PAUL II, Inauguration de la troisième conférence de l’épiscopat latino-américain (CELAM), Puebla, 28 janvier 1979.
4. En effet, comme le souligne Jean-Paul II, « peut-être l’une des faiblesses les plus manifestes de la civilisation actuelle réside-t-elle dans une vision inexacte de l’homme » (id.).
5. JEAN-PAUL II, Homélie du Bourget, 1er juin 1980.
6. Unesco.
7. WOJTYLA Karol, Amour et responsabilité, Stock, 1978, p. 16.
8. Saint Paul a très bien décrit ce phénomène d’ »aliénation », dirait-on aujourd’hui : « La loi, nous le savons est spirituelle ; mais moi, je suis charnel, vendu au péché. Je ne comprends pas ce que je fais ; je ne fais pas ce que je veux, je fais ce que je hais. Or, si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais par là que la loi est bonne. Mais, en ce cas, ce n’est plus moi qui agis, c’est le péché qui habite en moi. Ce qui est bon, je le sais bien, n’habite pas en moi, je veux dire dans ma chair. J’ai bien la volonté, mais pas le pouvoir d’accomplir le bien. Ce que je voudrais, je ne le fais pas ; et je commets le mal que je ne veux pas. Si donc je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui agis ; c’est le péché qui habite en moi » ( Rm, 7, 14-20).

⁢ii. « Tu seras heureux, si… »

[1]

Pour croître, une plante a besoin de certaines conditions favorables: une terre, une humidité, un ensoleillement et un environnement appropriés. De même, pour restaurer et faire grandir en lui l’image de Dieu ou, tout simplement - si Dieu reste une hypothèse - pour être toujours plus humain, l’homme a besoin aussi que certaines « règles » soient respectées sinon son développement sera hasardeux ou compromis. Ces « règles » ou « conditions » de croissance touchent en même temps la personne et la société puisque l’homme est un être personnel et social. L’image du Royaume se précise au fur et à mesure que l’image de Dieu se recompose.

Le croyant protestera peut-être, à cet endroit, en faisant remarquer que la grâce de Dieu suffit au progrès de l’homme et de la société dans leur vocation surnaturelle. En effet, la grâce, nous dit le catéchisme⁠[2], est le « secours gratuit » que Dieu nous accorde pour le connaître, l’aimer, le suivre. C’est par ce « don gratuit » qui nous fait participer à la vie de Dieu, qui ne dépend que de l’initiative de Dieu et donc qui « échappe à notre expérience », que la justice et la sainteté peuvent régner et rayonner. La grâce serait donc la seule « condition » indispensable à la maturation personnelle et sociale. Et cette grâce n’est-elle pas acquise, a priori, à tous les hommes ?

Cette réflexion ne peut faire fi de ce que nous savons déjà : l’homme a été créé à l’image de Dieu, libre et capable de connaître et d’aimer Dieu. Il peut ignorer, négliger, refuser le don de Dieu. Il peut l’accueillir et coopérer avec la grâce divine par son intelligence et sa volonté⁠[3]. La grâce n’est pas une force qui agirait en nous, malgré nous. Comment le mal moral serait-il possible alors ? L’homme n’est évidemment pas une créature programmée par son génial inventeur mais l’enfant d’un Père parfait sans cesse soucieux de sa progéniture, toujours prêt à l’aider mais qui respecte sa liberté. Dans la recherche de Dieu comme dans l’exercice de l’amour de Dieu et des hommes, nous collaborons avec la grâce offerte et reçue.

C’est dans cette alliance avec la » sagesse éternelle » que « l’homme doit croître et se développer comme homme »[4].

Par notre raison, nous l’avons déjà dit, nous pouvons découvrir quelques indications sur la manière de réaliser notre vie personnelle et communautaire. Nous sommes capables de discerner le bien et le mal, le vrai et le faux. C’est cette raison qui établit ce qu’on appelle la loi naturelle qui énonce les principes premiers et essentiels de la vie morale⁠[5]. Tous les hommes, parce que doués de raison, peuvent la découvrir et y adhérer mais le péché a brouillé les pistes et il n’est pas toujours aisé de les retrouver et de les suivre. Il est néanmoins intéressant et très encourageant de constater l’effort accompli au XXe siècle, après les horreurs guerrières de ce temps, pour établir une liste de « conditions » indispensables au bien-être des hommes et des sociétés : leur formulation la plus universellement connue se trouve dans la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée et proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies, le 10 décembre 1948.


1. PINDARE (514-438), Exhortation à Hiéros, in Pythiques, II, 72.
2. CEC, 1996-2005.
3. CEC, 155.
4. Jean-Paul II, Homélie du Bourget, op. cit.. Le Pape poursuit : « Le Christ dit : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre » (Mt 28, 18). Il le dit alors que le pouvoir terrestre, le Sanhédrin, le pouvoir de Pilate, a montré sa suprématie sur lui, en décrétant sa mort sur la croix. Il le dit aussi après sa résurrection. « Le pouvoir au ciel et sur la terre » n’est pas un pouvoir contre l’homme. Ce n’est même pas un pouvoir de l’homme sur l’homme. C’est le pouvoir qui permet à l’homme de se révéler à lui-même dans sa royauté, dans toute la plénitude de sa dignité. C’est le pouvoir dont l’homme doit découvrir dans son cœur la puissance spécifique, par lequel il doit se révéler à lui-même dans les dimensions de sa conscience et dans la perspective de la vie éternelle. Alors se révélera en lui toute la force du baptême, il saura qu’il est « plongé » dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit, il se retrouvera complètement lui-même dans le Verbe éternel, dans l’amour infini ».
5. CEC, 1954-1960.

⁢a. Moïse ou l’ONU ?

Faut-il réfléchir longtemps pour affirmer que l’homme est un être bien concret, et original ? Tous les parents du monde en font chaque jour l’expérience et ceux qui en douteraient peuvent toujours en demander la confirmation à la biologie moléculaire qui « nous apprend que chaque individu est unique »[1]. Les êtres humains ne sont donc pas interchangeables⁠[2]. L’embryon, homme en puissance, n’est pas quantité négligeable.

Faut-il aussi de longues démonstrations pour persuader son interlocuteur que lorsqu’on se penche sur cet homme, ce n’est pas pour n’en étudier qu’un aspect choisi au hasard ou en fonction de quelque a priori mais au contraire pour tenter de comprendre sa complexité dans une étude qui envisage tous les aspects de son être ? Si l’on admet que l’homme est un microcosme, on ne pourra se satisfaire des théories qui le réduisent à son travail, à son sexe ou à sa classe sociale. L’homme n’est pas « unidimensionnel » mais « pluridimensionnel »⁠[3]. Jean-Paul II insistera sur la nécessité de considérer l’homme dans son intégralité.

Il ne devrait pas être trop difficile, en principe, non plus de faire accepter qu’il existe une nature humaine⁠[4]. Voilà, comme nous le verrons, une notion importante dans le discours sur les droits de l’homme et sur le bien ou le mal social. Mais, l’esprit contemporain est allergique à la notion de bien en soi qui est l’objet de la morale désormais reléguée au rang des curiosités. On lui préfère l’éthique qui, elle, se veut indépendante de toute morale, le fruit d’une négociation démocratique, fondée sur les volontés d’hommes divers, fluctuante et donc sans référence à une « nature » partagée qui fixerait des limites à l’action de l’homme.⁠[5]

En dépit de cette réticence, n’est-il pas possible de considérer dans les hommes, au-delà de leur volonté, de leur histoire particulière, de leur culture, de leur sensibilité, de leurs rêves, la substance de leur humanité ? Ne pourrait-on établir une éthique fondamentale autrement dit, n’ayons pas peur des mots, une morale qui ne soit pas simplement imposée du dehors mais qui soit conforme à ce que nous sommes tous profondément, adaptée à notre vraie liberté, condition peut-être de notre liberté. Une morale ou une éthique qui nous rassemblerait par un essentiel, un invariant c’est-à-dire quelque chose qui demeure constant, identique à soi-même et que nous partageons tous.

Or l’existence d’une nature humaine est l’affirmation la plus constante de l’humanisme le plus classique appuyé sur le témoignage des penseurs grecs et reprise par les esprits les plus divers, chrétiens ou non⁠[6].

Connaître la vraie nature de l’homme est une tâche importante et indispensable, semble-t-il. La question : qu’est-ce que l’homme ? est une question qui intéresse bien sûr les scientifiques qui décriront le corps et son fonctionnement sous divers angles selon les spécialités considérées mais aussi les philosophes et en particulier les métaphysiciens c’est-à-dire ceux qui, au-delà des apparences, au-delà de la nature au sens premier du terme cherchent à définir précisément ce qui dans l’homme échappe aux circonstances de temps, de lieu et d’état physique.⁠[7] Le métaphysicien cherche ce qui constitue l’homme en tant que tel en dehors de toute considération historique. Nature, en effet peut s’entendre, pour simplifier, de deux grandes manières. Au sens le plus courant, le mot désigne ce que nous voyons, le cosmos, les arbres, les animaux. Cette nature φύσις en grec, est l’objet de la « physique », chez Aristote. Mais celui-ci s’intéresse aussi à ce qui vient « après la physique » μετα τα φυσικά ou, plus précisément « au-delà de la physique », à la nature -de l’homme en l’occurrence-, à l’essence de l’homme, à ce qui est essentiel en lui et qu’il partage avec tous les autres hommes. Les philosophes distinguent l’essence ainsi définie de l’existence qui, elle, désigne tout ce qu’il y a de singulier, d’individuel dans l’être, ce qui n’appartient qu’à moi et à personne d’autre.

Certes, des philosophes comme Marx⁠[8] ou Sartre⁠[9] ont nié l’idée d’une nature humaine et les sciences de l’homme ont mis surtout en avant les particularismes et les changements laissant croire que rien n’était permanent ni stable dans l’homme.

Pourtant, A. Camus, malgré son athéisme ou son agnosticisme, méditant, entre autres, sur l’attitude de l’esclave qui se révolte contre sa condition, constate que cet homme peut même être prêt à mourir dans son combat pour la liberté et la dignité. Il analyse cette situation et induit, contre Sartre, l’existence d’une nature humaine : « Si l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. S’il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit qu’il défend, c’est qu’il place ce dernier au-dessus de lui-même. Il agit au nom d’une valeur, encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu’elle lui est commune avec tous les hommes. On voit que l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d’une raison d’agir. Mais il importe de remarquer déjà qui cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise (si elle se conquiert) au bout de l’action. L’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’opprime, ont une communauté prête »[10]

Cette opposition illustrée ici par Sartre et Camus continue aujourd’hui. Le débat reste vif entre ceux qui contestent et ceux qui affirment l’existence d’une nature humaine. Un bref regard jeté sur internet nous montre que l’on ne cesse de s’interroger sur cette nature humaine que beaucoup récusent dans la mesure où ils pensent que cette nature est une entrave à la liberté, qu’elle conditionnerait l’homme, serait déterminante et limitatrice ce qui est contraire à notre expérience comme à notre besoin d’autonomie.

En 2018, par exemple, le philosophe Luc Ferry⁠[11], contesta l’existence d’un « ordre naturel », d’une « loi naturelle » qui découlerait de la « nature » de l’homme. Il affirmait que « tout ce que l’humanité a fait de grand depuis le siècle des Lumières est pour l’essentiel artificiel, antinaturel »[12]. Cette prise de position a poussé la philosophe franco-canadienne Aline Lizotte⁠[13] à répondre⁠[14]avec beaucoup de bon sens. Si vous, vos voisins et vos amis vous vous reconnaissez comme des êtres humains, c’est que vous reconnaissez « être de nature humaine ». « Nature » ne désignant pas ici « l’environnement qui est extrinsèque à l’homme ». Et dans cet environnement naturel, l’homme « ne se sent pas aussi déterminé que son chien, son chat ou ses lapins […], il n’est pas cet être instinctif « programmé et déterminé ». » Certes il y a en lui une part de détermination qui conditionne notre « développement humain et individuel » : nous n’avons pas choisi notre ADN, notre corps, notre famille, notre lieu de naissance, etc. et nous serons toujours plus ou moins conditionnés par nos conditions d’existence. Mais, et la différence est majeure, quand on se compare à l’animal, nous constatons que pouvons « accepter ou refuser ces conditions d’existence ». Telle est notre liberté ! Grâce à notre raison et à notre volonté. Notre volonté qui « a besoin de liberté » et notre intelligence qui « a besoin de vérité ». Les deux ayant besoin l’une de l’autre.

Quand on parle de « loi naturelle » à propos de l’homme, on désigne par là « la loi fondamentale de toute la moralité humaine ; elle est dite « naturelle » parce qu’elle peut être connue par la seule lumière de la raison humaine. Autrement dit, c’est le guide qu’une raison droite donne des actes de l’être humain dans sa relation avec lui-même et avec les autres. »[15] Considère-t-on comme humains l’homicide, le vol, la fraude, la diffamation, la traite des personnes vulnérables, la discrimination, etc.. ? Si un gouvernement ne sanctionne pas ces maux, ce qui est possible, puisque nous sommes dans l’ordre de la liberté, sa loi sera-t-elle considérée comme humaine ? Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve plus ou moins les mêmes condamnations dans des traditions très différentes que ce soient les vieilles lois du code d’Hammourabi (vers1750 av. J.-C.), celles que l’on trouve dans l’éthique ou la politique d’Aristote, dans le bouddhisme, la Bible, le Coran⁠[16] ou la Déclaration universelle des Droits de l’homme…​ ?

Si, comme l’écrit un autre philosophe athée, Alain Finkielkraut, « il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs différents et égaux »[17], parler de valeurs universelles⁠[18] n’a plus de sens. Dès lors, au nom de quoi s’élever contre la torture, le racisme, le sexisme, l’exploitation ? Peut-on encore parler de droits de l’homme ? Est-il même possible de communiquer s’il n’y a rien de commun au plus profond de nous ? « On ne peut célébrer simultanément la communication universelle et la différence dans ce qu’elle a d’intransmissible » souligne Finkielkraut⁠[19].Dans cet éparpillement dû à l’exaltation des singularismes, on brise « la continuité culturelle de l’humanité » puisqu’on refuse « aux hommes d’époques diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi »[20]. Si le concept d’homme n’a pas de sens, si l’homme n’a pas d’identité, comment a-t-il été possible d’annoncer le même message de salut, de prétendre « enseigner toutes les nations »[21] ?

Le relativisme qui sous-tend le refus de valeurs universelles, d’« invariants », qui ne peuvent s’enraciner que dans une nature humaine commune et permanente a été renforcé par les sciences humaines qui ont attiré l’attention sur l’infinie variété de phénomènes et donné l’impression que toute la réalité se réduisait au particulier. Mais comme le faisait très justement remarquer E. Barbotin, après avoir interpellé biologie⁠[22], psychologie, art, sociologie et linguistique, « le témoignage des sciences de l’homme n’atteste (…) pas seulement les variations culturelles et leur richesse indéfinie. Toutes ces sciences, au contraire, établissent le fait d’un invariant humain. d’ailleurs, elles ne peuvent prétendre au statut de sciences qu’à ce prix : il n’y a science que là où il y a constantes, permanences, identités profondes sous les diversités immédiates - permanences et identités exprimables en de lois »[23]. En fait, il y a « une et des multiples manières d’être homme » et « sans l’invariant de la nature, les variations de la culture seraient impossible »[24].

L’affirmation de la permanence d’une nature établit entre les hommes, à travers le temps et l’espace, une communauté et une égale dignité. En morale personnelle ou sociale, elle implique Cette loi « exprime le sens moral originel qui permet à l’homme de discerner par la raison ce que sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge(…). Présente dans le cœur de chaque homme et établie par la raison, la loi naturelle est « universelle » en ses préceptes et son autorité s’étend à tous les hommes ». On notera que le Catéchisme⁠[25], à cet endroit, n’hésite pas à citer Cicéron⁠[26] : « Il existe une vraie loi, c’est la droite raison ; elle est conforme à la nature répandue chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute. (…) C’est un sacrilège que de la remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer une seule disposition ; quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la possibilité ». Là se trouve la source des droits et devoirs de la personne humaine sur lesquels nous reviendrons plus loin.

C’est ce que dit, en d’autres termes, l’écrivain et académicien P.-H. Simon⁠[27] : « la définition de l’homme ne dépend pas des accidents de l’existence individuelle ou collective. sans doute, selon les époques, selon l’état de la civilisation et les phases du progrès, l’homme concret se rapproche plus ou moins d’un type humain idéal ; mais ce type humain est en quelque sorte préfiguré, et sa réalisation est appelée par une finalité de la nature. Un acte n’est pas « humain » pour la seule raison qu’il a été posé par un homme, qu’il a répondu à l’exigence d’une situation donnée où un homme a pu se trouver: un crime d’homme est « inhumain » : en le jugeant tel, nous signifions qu’il y a, dominant la réalité des individus, un idéal de l’espèce, et que l’homme est, en ce sens, transcendant à l’histoire ».

La définition la plus élémentaire de cette nature ou essence fait vite apparaître que le plus distinctif dans l’homme est bien l’esprit et que les premières valeurs humaines sont bien les valeurs spirituelles: « cette transcendance de l’humain est celle d’un être qui participe à l’esprit. Non qu’il soit pur esprit. L’homme est aussi essentiellement corps, et « qui fait l’ange fait la bête ». Mais il reconnaît, pour évaluer ses actes, une hiérarchie de valeurs, et les plus hauts placées sont celles que l’esprit poursuit comme ses fins propres. L’esprit et non le corps. la vie corporelle est égoïsme, appétit, élan de puissance et de domination, exploitation de ce qui est faible par ce qui est fort: ce sont là valeurs vitales, que l’homme apprécie et tend à réaliser au niveau de son être encore immergé dans l’animalité. Au contraire, l’esprit regarde vers l’amour, vers la justice, vers la vérité et la beauté ; il est liberté et raison, non point déterminisme et instinct. Et l’homme est d’autant plus humain que plus spirituel, il est le Sage, le Héros, le saint ou l’Artiste. L’homme ne s’accepte pas simplement de la nature : il se construit, ou du moins se corrige, selon un archétype idéal que lui fournit sa culture, c’est-à-dire son intelligence exercée et enrichie »[28].

Ce texte très dense et très riche met en évidence comment l’homme se constitue par la connaissance de soi-même, prenant conscience de sa nature à travers sa culture⁠[29]. Limité et faible mais illimité dans ses désirs, c’est dans l’« être » et non dans l’« avoir » qu’il cherche à se réaliser. Aucun culte du corps, aucune richesse matérielle, aucune consommation ne peut le combler⁠[30]. Aucun pouvoir non plus si celui-ci n’est pas considéré comme un service. En effet, si les valeurs corporelles, importantes à leur niveau, sont tournées vers moi, fondent un égoïsme nécessaire, cet égoïsme est dépassé dans l’activité humaine spécifique. L’esprit étant semble-t-il altruiste. La quête typiquement humaine de l’amour, de la justice, de la vérité, de la beauté, me sort de moi-même me pousse vers quelque chose d’autre, l’autre, l’Autre.

P.-H. Simon peut conclure :  »…​l’humanisme consiste essentiellement à reconnaître à l’homme une place définie dans l’univers, et à l’esprit une fonction privilégiée dans l’homme. Dans ces limites, il peut se nuancer différemment, selon que, par exemple, il prend appui sur une idée religieuse, justifiant la dignité de la nature humaine par quelque ressemblance à la nature divine ou par quelque finalité en Dieu, ou n’accepte au contraire qu’une base positive, établissant la personne humaine comme la valeur première, et la Raison comme une institutrice sûre et bienfaisante dont les titres n’ont pas à être discutés. Mais qu’il soit chrétien ou laïque […] toujours l’humanisme comporte un certain accent d’idéalisme, puisqu’il consacre le destin de l’homme à la réalisation d’une idée préconçue de l’homme, et aussi un certain accent d’optimisme, puisqu’il implique la croyance à un absolu qui domine les contingences de l’histoire et qui donne un sens à la vie. »[31]

Autrement dit : la Révélation judéo-chrétienne⁠[32] comme la raison bien exercée peuvent nous décrire cette « nature », cet idéal que chacun est invité à réaliser le mieux possible en lui. Il ne s’agit donc pas qu’une « programmation » mais d’une « préfiguration ». La « nature » entendue comme « essence », nous incline mais ne nous oblige pas.

L’homme est un être personnel non seulement capable de relations (avec le monde, ses semblables, Dieu) mais, qui plus est, il ne peut vivre sans une forme ou l’autre de communauté. Il est social, par nature. Les considérations d’Aristote⁠[33] sur l’homme comme « animal politique » - c’est-à-dire social et capable d’organiser la cité - , peuvent être soutenues par l’anthropologie scientifique qui nous montre que là où il y a trace d’homme, il y a trace de société et de culture⁠[34]. Ces approches diverses et complémentaires nous préservent de toute forme de cet individualisme qui est un des maux essentiels de notre monde et de la tentation de croire que la société ne serait que l’effet d’un Contrat c’est-à-dire de la volonté des hommes seule source de la loi toujours relative donc et jamais mesurée à une « loi non écrite » qui la dépasserait et la limiterait⁠[35].

Enfin, le texte de P.-H. Simon nous mène à réfléchir à la liberté et à son rapport avec la vérité. Le concept de nature humaine en rebute plus d’un dans la mesure où l’on s’imagine qu’il est en contradiction avec le fait et l’exigence de la liberté⁠[36].

La liberté

Tout le monde s’accorde pour reconnaître que la liberté est un bien précieux⁠[37], une référence constante dans l’agir de nos contemporains⁠[38]. Elle s’exerce, de manière visible, dans la créativité de l’homme. Lorsqu’Aristote dit que l’homme est un « animal politique », et non simplement un animal social, il souligne la capacité humaine d’organiser la société d’une manière ou d’un autre. Il n’est pas « programmé » comme l’animal dans la construction sociale. Par ailleurs, l’homme peut être défini aussi comme un « animal culturel », « sujet et artisan de la culture »[39]. Ici aussi se repère, plus manifestement et plus fondamentalement, la liberté humaine. Liberté relative car il est vrai que nous subissons un certain nombre de déterminismes. Nous ne nous choisissons pas complètement. Il n’empêche que, par nature, nous sommes des êtres intelligents et libres ou plus exactement des êtres disposés à l’intelligence et à la liberté car notre nature n’est pas une sorte de programmation ou d’instinct. Une préfiguration, dit P.-H. Simon.

Le philosophe allemand Robert Spaemann donne comme preuve et manifestation éminente de la liberté humaine, la capacité de promettre et de pardonner. Par la promesse, l’homme révèle son indépendance par rapport à son humeur et aux influences extérieures. Par la promesse, l’homme « réalise […] un degré plus élevé de liberté. » Mieux encore, le pardon est « un acte plus grand que la possibilité de promettre, parce que d’une certaine façon, c’est un acte créateur qui permet à l’autre d’être une nouvelle personne ».⁠[40]

Toutefois, la liberté est une valeur ambigüe⁠[41] et il convient de ne pas la confondre avec la licence de faire n’importe quoi qui n’est qu’un retour déguisé au hasard, aux conformismes sociaux ou au déterminisme des pulsions instinctives, des sensations et des sentiments. « Trop souvent, écrit Jean-Paul II⁠[42], on confond la liberté avec l’instinct de l’intérêt individuel ou collectif, ou encore avec l’instinct de lutte et de domination…​ ». La liberté est un moyen offert à l’homme qui est capable par son intelligence de faire des choix dont il est responsable et, par sa volonté éclairée, de se conduire lui-même, de chercher ce qui est bien, ce qui est valeur pour lui, ce qui peut l’aider à devenir toujours plus homme. La liberté, c’est la capacité de choisir et de se réaliser en conformité avec sa nature telle qu’elle est révélée par l’intelligence. Plus simplement encore, la liberté est un moyen au service de la vérité. Pour être libre, l’homme doit choisir et renoncer. Seule la vérité libère de ce qui limite, diminue, détruit la liberté. Certes, le chrétien pense immédiatement à l’affirmation évangélique: « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres »[43]. Il sait que la vérité, ou mieux la Vérité, c’est le Christ lui-même, « Celui qui libère l’homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu’aux racines mêmes, dans l’esprit de l’homme, dans son cœur, dans sa conscience »[44]. Il n’empêche que la vérité naturelle est libératrice, comme l’ont bien compris des auteurs athées. Dans l’univers totalitaire imaginé par G. Orwell⁠[45] dans son roman 1984, Winston Smith, le héros, travaille au Ministère de la Vérité à truquer les archives c’est-à-dire à remplacer les faits réels par les « vérités » officielles. Dégoûté par ce travail, privé de toute vie personnelle car chaque citoyen est sous surveillance constante, Winston Smith, entré en « dissidence » commence, en cachette, un journal intime où il écrit un jour cette idée révolutionnaire : « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. lorsque cela est accordé, le reste suit »[46]. Plus tard, lorsque W. Smith sera arrêté, puis rééduqué, il se réconciliera avec la seule « vérité » possible : celle du pouvoir. O’Brien qui a pris en charge cette rééducation « leva les doigts de sa main gauche en gardant son pouce caché. « il y a là cinq doigts. Voyez-vous cinq doigts ? Oui. » Et il les vit…​ »[47]. tel est bien l’essence de l’État totalitaire : « ce n’est pas la force déchaînée, c’est la vérité enchaînée »[48]. Et lorsqu’à la chute du communisme en Tchécoslovaquie, Vaclav Havel, porté par la foule, improvisa son futur programme politique, il ne prononça que deux mots : « Vérité[49] et amour ». Tant il savait le poids du mensonge (vérité dialectique) et de la haine qu’il génère (lutte des classes) dans le système marxiste⁠[50].

La vérité donc libère l’homme de ce qui limite, diminue, détruit sa liberté. Un système qui exalte la liberté au mépris de la vérité sombre dans l’inhumanité. mais inversement, la vérité ne peut se passer de liberté sinon elle engendre l’intolérance et mutile l’homme à sa manière. Cela se vérifie sur le terrain spirituel par des atteintes à la liberté religieuse et sur le terrain politique par la volonté d’imposer le « bien ». La solution n’est pas de relativiser toute « vérité » pour préserver la liberté qui serait considérée comme la valeur la plus haute. La solution s’esquisse à partir du moment où l’on s’aperçoit que « la transition de l’intolérance envers l’erreur dans le domaine logique à l’intolérance politique, qui se situe dans le domaine moral, n’est pas automatique »[51] et que l’on articule cette distinction sur celle des pouvoirs⁠[52].

Mais qu’est-ce que la vérité ? Est-elle possible ?

[53]

Nous parlons d’« une vérité universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine »[54]. L’esprit contemporain sceptique et relativiste aurait besoin de redécouvrir, une fois encore, la philosophie grecque qui, la première, a considéré « l’acte de connaître comme l’acte spirituel par excellence »[55]. A sa suite, toutes les grandes philosophies se sont attachées à reconnaître la possibilité de la vérité et à établir les conditions de sa recherche. Comme le disent avec force I. Mourral et L. Millet, « notre civilisation scientifico-technique priverait la culture d’une dimension essentielle si elle s’accompagnait d’une perte de l’amour du vrai, doublé de la souffrance de ne pas l’étreindre, du désir de le posséder qui affirme en même temps que, si aucun humain ne peut prétendre accéder à la vérité totale, du moins elle est et les esprits sont faits pour elle »[56]. Disons simplement ici que les enfants n’ignorent pas cette notion. Disons aussi qu’affirmer qu’il n’y a pas de vérité, c’est prétendre en dire une et que reconnaître l’existence d’une nature humaine, c’est reconnaître une vérité universelle⁠[57]. Camus, très attaché, comme nous l’avons vu, à certains apports décisifs de la pensée grecque, a bien souligné l’importance de la question car « rien n’étant vari ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se monter le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves »[58]. B.-H. Lévy s’attache à montrer qu’une des conditions d’existence de l’intellectuel, c’est « la Vérité. La Vérité en soi. La Vérité en majesté. L’idée qu’elle existe, cette Vérité, qu’elle n’est ni un leurre ni une illusion et que si les intellectuels servent à quelque chose c’est à tenter d’en témoigner. (…) _ quoi bon les intellectuels s’il n’y a plus d’Erreur à pourfendre, plus de Vrai à illustrer ? »[59]

Quant à définir globalement la vérité, la manière la plus simple n’est-elle pas de dire qu’elle est « une rencontre objective avec toute la réalité »[60] ?

Enfin, pour éviter tout malentendu, si nous parlons de vérité ce n’est pas que nous ayons la prétention de l’« avoir », de la « posséder ». Le pape Benoît XVI l’a bien expliqué : Si nous lisons aujourd’hui, par exemple, dans la Lettre de Jacques : « Vous êtes engendrés au moyen d’une parole de vérité », qui de nous oserait jouir de la vérité qui nous a été donnée ? Une question vient immédiatement à l’esprit : mais comment peut-on détenir la vérité ? C’est de l’intolérance ! L’idée de vérité et d’intolérance aujourd’hui ont pratiquement fusionné entre elles, et ainsi nous n’osons plus du tout croire à la vérité ou parler de la vérité. Elle semble être lointaine, elle semble quelque chose auquel il vaut mieux ne pas avoir recours. Personne ne peut dire : je détiens la vérité — telle est l’objection qui nous anime — et, en effet, personne ne peut détenir la vérité. C’est la vérité qui nous possède, elle est quelque chose de vivant ! Elle ne nous appartient pas, mais nous somme saisis par elle. Ce n’est que si nous nous laissons guider et animer par elle, que nous restons en elle, ce n’est que si nous sommes avec elle et en elle, pèlerins de la vérité, qu’elle est alors en nous et pour nous. Je pense que nous devons apprendre à nouveau cette manière de « ne pas détenir la vérité ». De même que personne ne peut dire : j’ai des enfants — ils ne nous appartiennent pas, ils sont un don, et comme don de Dieu ils nous sont donnés pour une tâche — ainsi nous ne pouvons pas dire : je détiens la vérité, mais la vérité est venue vers nous et nous pousse. Nous devons apprendre à nous laisser animer par elle, à nous laisser conduire par elle. Et alors elle brillera à nouveau : si elle-même nous conduit et nous compénètre. »[61]

Plus simplement encore, on peut définir la vérité comme une « lumière »[62]. Personne ne peut dire qu’il la possède. Non seulement nous en avons besoin mais nous sommes tous « tenus » de la chercher et l’ayant connue, « de l’embrasser et de lui être fidèles »[63]. La vérité, écrit encore Benoît XVI, « l’Église la recherche, l’annonce sans relâche et[…] la reconnaît partout où elle se manifeste. Cette mission de vérité est pour l’Église une mission impérative. […] Ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se trouve souvent disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des hommes et des peuples. »[64]

Benoît XVI parle d’une vérité « disséminée ». Partout des « semences de vérité ». Cette affirmation n’est pas neuve. Déjà au IIe siècle, saint Justin de Naplouse⁠[65] écrivait dans son Apologie: « Car ce n’est pas seulement chez les Grecs et par la bouche de Socrate que le Verbe a fait entendre ainsi la vérité ; mais les barbares aussi ont été éclairés par le même Verbe revêtu d’une forme sensible, devenu homme et appelé Jésus-Christ. »⁠[66] « Les stoïciens ont établi en morale des principes justes : les poètes en ont exposé aussi, car la semence du verbe [logos spermaticos] est innée dans tout le genre humain. »[67]« Tous les principes justes que les philosophes et les législateurs ont découverts et exprimés, ils les doivent à ce qu’ils ont trouvé et contemplé partiellement du Verbe. C’est pour n’avoir pas connu tout le Verbe, qui est le Christ, qu’ils se sont souvent contredits eux-mêmes. »[68] Saint Justin se référait à l’Écriture. Déjà dans le livre de la Sagesse, on peut lire :  « Oui, l’Esprit du Seigneur remplit la terre et comme il contient l’univers, il a connaissance de chaque son. »[69] Saint Jean développera cette révélation : « Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. »[70] Jésus se définit ainsi : « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi. »[71] « l’Esprit de vérité » qui vient du Père éclaire tous les hommes.⁠[72] Saint Thomas d’Aquin dira qu’aucun esprit n’est « tellement enténébré qu’il ne participe en rien à la lumière divine. En effet, toute vérité connue de qui que ce soit est due totalement à cette « lumière qui brille dans les ténèbres » ; car toute vérité, quel que soit celui qui l’énonce, vient de l’Esprit saint. »[73]Le Concile Vatican II confirmera : « A ceux-là mêmes qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique. »[74] « L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées dans les diverses cultures, qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l‘Église. »[75] Jean-Paul II reprendra textuellement l’expression de saint Justin : ,: Pour remédier à la rupture entre l’Évangile et la culture, « il faut que se réveille chez les disciples de Jésus-Christ ce regard de foi capable de découvrir les « semences de vérité » que l’Esprit Saint a semées chez nos contemporains. »[76]


1. LEJEUNE Jérôme, Avant-propos, in CASPAR Ph., L’individuation des êtres, P. Lethielleux, 1985, p. 7. Cf. également. CASPAR Ph, Les fondements de l’individualité biologique, in Communio, IX, 6, novembre-décembre 1984, pp. 80-90.
2. Cf. Jean-Paul II: « L’homme, objet de calcul, considéré d’après la catégorie de la quantité…​ et en même temps unique, absolument singulier…​ quelqu’un qui a été pensé de toute éternité : quelqu’un qui a été appelé et nommé par son propre nom » (Message de Noël, 1978, 1).
3. Cf. Jean-Paul II: « Il s’agit de l’homme dans toute sa vérité, dans sa pleine dimension. il ne s’agit pas de l’homme « abstrait », mais réel, de l’homme « concret », « historique » » (RH 13) ; « l’homme intégral, l’homme tout entier, dans toute la vérité de sa subjectivité spirituelle et corporelle » (UNESCO, 8). Contre certaines philosophies modernes qui ne retiennent qu’un aspect des choses et mutilent ainsi le réel, Camus célèbre la pensée grecque qui « n’a rien poussé à bout, ni le sacré ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison (…). Alors que Platon contenait tout, le non-sens, la raison et le mythe, nos philosophes ne contiennent rien que le non-sens ou la raison, parce qu’ils ont fermé les yeux sur le reste ». Et pour qualifier cette attitude finalement destructrice, l’auteur appelle le philosophe moderne une « taupe qui médite » (L’exil d’Hélène, in Noces suivi de L’été, Gallimard, Le livre de poche, 1970, pp.139-142). L’exaltation du savoir scientifique et sa réduction à la technique détruit la culture et provoque la ruine de l’homme selon M. Henry (in La barbarie, Grasset, 1987).
4. Sur cette notion de « nature humaine » et de « loi naturelle », lire LEONARD A., Le fondement de la morale, Cerf, 1991, pp. 252-259 si l’on est pressé et tout le chapitre IV si l’on veut approfondir.
5. A. Finkielkraut écrit : «  »…​aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements. « Nous vivons à l’heure des feeelings : il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix (ou à nommer culture sa pulsion du moment). » (La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p. 142). Le sociologue Edgar Morin confirme : « … notre siècle aboutit à la double idée qu’il n’y a de certitude ni philosophique ni scientifique. Bien entendu, il y a des tas de certitudes locales, régionales, mais nous n’avons plus de certitudes absolues sur lesquelles fonder un système de pensée qui serait une lumière sur toute chose. Il nous reste donc à créer une pensée qui se fonde justement sur l’absence de fondement. Quelque chose qui ne soit ni le scepticisme généralisé ni le vide généralisé, mais un essai d’auto-construction de la pensée avec tout ce que nous apporte l’information contemporaine.[…] L’éthique ne se fonde que sur elle-même. » ( Cf. SMEDT Marc de et VAN EERSEL Patrice (sous la direction de), Donner du sens à la vie, Albin-Michel, 2011).
6. Comme l’écrivent I. Mourral et L. Millet, « il faut arriver à l’époque contemporaine pour voir l’idée de nature humaine contestée avec vigueur, comme si elle était une entrave à la liberté du devenir ». Or, notent encore nos auteurs, « l’homme doit devenir ce qu’il est, et progressivement réaliser sa perfection par la culture » (Traité de philosophie, op. cit., PP. 76-77). On peut aussi citer J. Brun : « Toute l’histoire de l’homme est suspendue à un « Transhistorique » qui en est la racine et la source ; ce Transhistorique a prise sur notre condition et sur notre histoire, alors que celles-ci n’ont aucune prise sur lui. Il ne s’agit nullement d’entendre par là que nous sommes prédéterminés par un Destin inéluctable qui nous priverait de notre liberté (…). L’homme dépasse l’homme non par quelque mouvement dialectique se déployant dans le temps, mais dans la mesure où il y a en l’homme une Présence qui le distingue des choses ; cette Présence implique la distance infranchissable de la transcendance d’où elle a surgi » ( L’Europe philosophe, Stock, 1988, p. 368). Même le biologiste vient aujourd’hui au secours du philosophe. On peut lire, de nouveau, les réflexions de P.-P. Grassé sur la nature, la liberté et la transcendance de l’homme , op. cit., pp. 195-218. Cette conception s’oppose, est-il nécessaire de le dire à la définition marxiste de l’essence humaine qui « n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux » (MARX, ENGELS, Sur la religion, Thèse VI, Ed. sociales, 1960, p. 71).
7. Benoît XVI : « Alors que les sciences exactes sont parvenues à de prodiguieuses avancées sur la connaissance de l’homme et de son univers, la tentation est grande de voulir circonscrire totalement l’identité de l’être humain et de l’enfermer dans le savoir que l’on peut en avoir. Pour ne pas s’engager sur une telle voie, il importe de faire droit à la recherche anthropologique, philosophique et théologique, qui permet de faire apparaître et de maintenir en l’homme son mystère propre, car aucune science ne peut dire qui est l’homme, d’où il vient et où il va. La science de l’homme devient donc la plus nécessaire de toutes les sciences. C’est ce qu’exprimait Jean-Paul II dans l’encyclique Fides et ratio : « Un grand défi qui se présente à nous est celui de savoir accomplir le passage, aussi nécessaire qu’urgent, du phénomène au fondement. Il n’est pas possible de s’arrêter à la seule expérience ; même quand celle-ci exprime et rend manifeste l’intériorité de l’homme et sa spiritualité. Il faut que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement sur lesquels elle repose » (n° 83). L’homme est toujours au-delà de ce que l’on en voit ou de ce que l’on en perçoit par l’expérience. Négliger le questionnement sur l’être de l’homme conduit inévitablement à refuser de rechercher la vérité objective sur l’être dans son intégralité et, de ce fait, à ne plus être capable de reconnaître le fondement sur lequel repose la dignité de l’homme, de tout homme, depuis la période embryonnaire jusqu’à sa mort naturelle. » (Discours lors du Colloque sur « L’identité changeante de l’individu », 28-1-2008).
8. Les puristes feront remarquer que Marx parle de nature humaine. Certes. Mais il lui prête une telle malléabilité que l’expression est vidée de son sens : « En agissant sur la nature, en dehors de lui, l’homme modifie en même temps sa propre nature », écrit-il (Le Capital, Costes, t. II, 1946, p. 4). Georghi Plekhanov explique ainsi, dans Les questions fondamentales du marxisme, la différence entre la pensée de Marx et celle des socialistes utopistes : « Les socialistes utopistes s’en tenaient au point de vue abstrait de la nature humaine et jugeaient des phénomènes sociaux selon la formule : « oui est oui, et non est non ». La propriété privée, ou bien correspond ou bien ne correspond pas à la nature humaine ; la famille monogamique ou bien correspond, ou bien ne correspond pas à cette nature, et ainsi de suite. Considérant la nature humaine comme immuable, les socialistes (utopistes) étaient fondés à espérer que, parmi tous les systèmes possibles d’organisation sociale, il y en avait un qui correspondait plus que tous les autres à cette nature. d’où le désir de trouver ce système le meilleur, c’est-à-dire correspondant le mieux à la nature humaine…​ Marx introduisit dans le socialisme la méthode dialectique, portant ainsi un coup mortel à l’utopisme. Marx n’invoque pas la nature humaine. Il ne connaît pas d’institutions sociales qui ou bien correspondent ou bien ne correspondent pas à cette dernière. Déjà dans Misère de la philosophie, nous trouvons ce reproche significatif et caractéristique à l’adresse de Proudhon : « M. Proudhon ignore que l’histoire entière n’est pas autre chose qu’une modification constante de la nature humaine » » (pp. 106-107, cité in OUSSET J., Marxisme et révolution, Montalza, 1970, pp. 101-102).
9. Il écrit : « L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. » (in L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946, p. 22).
10. L’homme révolté, Gallimard, Idées, 1951, p. 16.
11. Né en 1951, philosophe et politologue, il fut aussi, en France, ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie, la religion, l’école et les grands problèmes de société.
12. Cf. son article Nature et PMA in Le Figaro, 10 octobre 2018.
13. Née en 1935, elle a écrit notamment La personne humaine, Parole et Silence, Presses universitaires de l’IPC, 2007.
14. Oui, Monsieur Ferry, la nature humaine existe !, srp-presse.fr, 30 novembre 2018.
15. LIZOTTE Aline, op. cit..
16. Cf. Commission théologique internationale, A la recherche d’une éthique universelle, Nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, 2009, pp. 27-60. Les auteurs, dans un premier chapitre étudient des « convergences » entre les traditions hindoues, bouddhiste, chinoise, africaines, islamique, gréco-romaines, biblique et catholique. On peut aussi évoquer la « règle d’or » : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Une règle qui est attestée dans toutes les cultures et religions du monde. Cf DU ROY Olivier, La règle d’or, Le retour d’une maxime oubliée, Cerf, 2009.Académie d’éducation et d’études sociales, A la recherche d’une éthique universelle, Fr.-X. de Guibert, 2012.
17. La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p 142.
18. Selon B.-H. Lévy, il n’y a « pas d’intelligentsia sans qu’un certain nombre de valeurs soient élevées à la dignité de l’absolu et soustraites au débat public ». Il faut faire « le pari sur des valeurs non seulement fixes, statiques, indépendantes des lieux, des temps, etc. mais encore hiérarchisées et méthodiquement articulées » (Eloge des intellectuels, Grasset, 1987, p. 44). Pourquoi parier ? Comme s’il était impossible d’établir quelque valeur pourtant réputée indispensable ?
19. La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p 115.
20. Ibid., pp. 122-123.
21. Mt 28, 19.
22. Le cas de la biologie est particulièrement intéressant puisqu’elle appartient au domaine de ces sciences, au sens strict du terme, dont on nous dit aujourd’hui qu’elles seules peuvent fonder quelque certitude. On pourra lire tout le chapitre VII du livre de GRASSE P.-P., L’homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin Michel, 1980, où l’auteur, membre de l’Académie des sciences, affirme que « le biologiste et le psychologue considérant l’Homme en soi, c’est-à-dire en dehors des produits de son activité (de sa culture), se trouvent dans l’obligation de reconnaître les caractères, les propriétés qui n’existent que dans l’espèce Homo sapiens » (pp. 196-197). A cette nature humaine, il reconnaît trois grandes composantes : la biologique, la psychologique et la métaphysique.
23. BARBOTIN E., CHANTRAINE G., Catéchèse et culture, Lethielleux-Culture et vérité, 1977, p. 35.
24. Ibid., p. 48.
25. Op. cit., 1954 et 1956.
26. De Republica, 3, 22, 33. On pourrait citer aussi bien des passages du De legibus (Cf. infra).On trouve dans le De officiis, I, IV, une description de cette nature humaine : souci de la vie, de l’ordre et de la beauté, recherche de la vérité, sociabilité, capacité de prendre ses distances avec l’appétit sexuel. On pense à saint Thomas qui définit les inclinations fondamentales de l’homme : inclination au bien et au bonheur, à la conservation de l’être, l’inclination sexuelle, l’inclination à la vérité et à la vie en société. (Somme théologique, Ia IIae q. 94, a.2).
27. 1903-1972. Historien de la littérature, essayiste, romancier, poète, critique littéraire.
28. SIMON P.-H., L’homme en procès, Malraux, Sartre, Camus, Saint-Exupéry, Petite bibliothèque Payot, 1965, pp. 5-6.
29. Cf. Jean-Paul II : « L’homme qui, dans le monde visible, est l’unique sujet ontique de la culture, est aussi son unique objet et son terme. La culture est ce par quoi l’homme en tant qu’homme devient davantage homme, « est » davantage, accède davantage à l’être » (UNESCO, n° 7).
30. RH., n° 16.
31. Op. cit., id..
32. On peut lire, par exemple, NGAZAIN NGELESA Christian, La nature humaine comme norme morale d’après Hans Urs von Balthasar, L’Harmattan, 2016. Hans Urs von Balthasar (1905-1998) est un théologien suisse considéré comme un des plus grands théologiens du XXe siècle.
33. Politique, I, 2, 1253 a 1-16.
34. Cf. GRASSE P.-P., Les fondements et les modalités de la sociabilité, in op. cit., pp. 65-114 ou KLUCKHON C., Initiation à l’anthropologie, Dessart, sd, pp. 25-98.
35. C’est tout l’objet de la querelle entre Antigone et Créon dans la tragédie de Sophocle. La loi positive établie par Créon contredit la loi naturelle au nom de laquelle Antigone se dresse : « J’ignorais qu’en vertu de tiennes ordonnances, une simple mortelle eût droit de piétiner des principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point d’hier, mais de tout temps vivantes lois dont nul ne connaît l’origine » (v. 453-457). Cette perspective est contredite par J.-J. Rousseau qui proclame que puisque la société n’est pas naturelle à l’homme, naturellement solitaire et sans culture (Cf. Discours sur l’origine de l’inégalité), elle ne peut naître que d’un contrat. Dès lors, le droit, dans son entièreté, est le produit de la « volonté générale » et d’elle seule. Déclarée infaillible, cette volonté générale devient la seule règle du juste et de l’injuste. Le légal est désormais toujours légitime quoi qu’il décrète : « La volonté générale est pour tous les membres de l’État par rapport à eux et à lui, la règle du juste et de l’injuste ; vérité qui, pour le dire en passant, montre avec combien peu de sens tant d’écrivains ont traité de vol la subtilité des enfants de Lacédémone pour gagner leur frugal repas ; comme si tout ce qu’ordonne la loi ne pouvait ne pas être légitime » (Article Economie politique dans l’Encyclopédie, tome V).
36. C’est, par exemple, la position de Sartre. Pour lui, on ne peut se référer « à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté » (in L’existentialisme est un humanisme, op. cit., pp.36-37).
37. « La liberté est une marque de l’espèce homo sapiens. » (SPAEMANN R., Chasser le naturel ?, Presses universitaires de l’IPC, 2015,p. 77).
38. « Cette liberté, nos contemporains l’estiment grandement et ils la poursuivent avec ardeur. Et ils ont raison » (GS, n° 17).
39. Cf. UNESCO, op. cit., 6-7.
40. SPAEMANN Robert, ZABOROWSKI Holger, Un animal qui peut promettre et pardonner, in Communio, n° XXXV, 4, juillet-août 2010, pp. 104-112.
41. Cf. GILLET M., L’homme et sa structure, Essai sur les valeurs morales, Téqui, 1978, pp. 338-400.
42. RH, n° 16.
43. Jn 8, 22.
44. RH, n° 12.
45. 1903-1950. Ecrivain britannique, défenseur d’un socialisme libertaire.
46. ORWELL G., 1984, Gallimard, Le livre de poche, 1950, p. 120. Le roman fut écrit en 1949.
47. id., pp. 371-372.
48. LEVY B.-H., La barbarie à visage humain, op. cit., p. 170.
49. Cf. Jean-Paul II : la « vérité complète sur l’être humain (…) est la base de la vraie libération. A la lumière de cette vérité, l’homme n’est pas un être soumis aux processus économiques et politiques, mais ces mêmes processus sont ordonnés à l’homme et subordonnés à lui » (Puebla, I, 9).
50. « La dialectique s’oppose en tous points à la métaphysique. Non que la dialectique n’admette ni repos, ni séparation entre les divers aspects du réel. mais elle voit dans le repos un aspect relatif de la réalité, tandis que le mouvement est absolu. (…) Le métaphysicien isole les contraire, les considère systématiquement comme incompatibles. le dialecticien découvre qu’ils ne peuvent exister l’un sans l’autre et que tout mouvement, tout changement, toute transformation s’explique par leur lutte » (POLITZER G., Principes fondamentaux de philosophie, Ed. sociales, 1969, p. 24). Cette définition, typiquement marxiste, s’oppose aussi au socialisme réformiste « idéaliste » d’un Proudhon. Pour celui-ci, il ya dans toute catégorie deux côtés, le bon et le mauvais, qui forment la contradiction. Le problème est de conserver le bon en éliminant le mauvais. Or, s’indigne Marx, « ce mouvement constitue le mouvement dialectique, c’est la coexistence des deux côtés contradictoires, leur lutte et leur fusion en une catégorie nouvelle. Rien qu’à poser le problème d’éliminer le mauvais côté, on coupe court au mouvement dialectique » (Misère de la philosophie, Troisième observation, cité par GUICHARD J., Le marxisme, Théorie de la pratique révolutionnaire, Chronique sociale de France, 1976, p. 173).
51. BAUSOLA A., op. cit., p.56.
52. Rien de plus dangereux, une fois encore, que la confusion des pouvoirs, comme le souligne aussi A. Bausola : « L’une des conséquences des guerres de religion et de la confusion entre le spirituel et le temporel (…) fut de voir dans la défense de la vérité par l’Église un danger pour la liberté » (op. cit., p. 54.).
53. On s’en souvient, c’est par cette question que Pilate exprime son scepticisme devant Jésus qui vient de lui déclaré : « Je suis né pour ceci, et je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque procède de la vérité, écoute ma voix » (Jn, 18, 37-38).
54. JEAN-PAUL II, Encyclique Veritatis splendor (VS), Mame-Plon, 1993, n° 32.
55. LEVINAS E., op. cit., p. 134. L’auteur ajoute : « …​l’Europe, ce sont la Bible et les Grecs, mais c’est la Bible aussi et qui rend nécessaire les Grecs ».
56. Op. cit., p. 179.
57. Cf. FESQUET H. : « Le concept de nature humaine dont on voit mal comment se passer, suppose des constantes…​ (in Le Monde, 31-1-1975).
58. L’homme révolté, op. cit., p. 16.
59. LEVY B.-H., Eloge des intellectuels, Figures-Grasset, pp. 41-42. Dans le même ordre d’esprit, l’auteur définit aussi l’intellectuel comme celui qui parie « sur des valeurs non seulement fixes, statiques, indépendantes des lieux, des temps, etc. mais encore hiérarchisées et méthodiquement articulées » (p. 44).
60. JEAN-PAUL II, Allocution, 12-10-1983, in OR 19-10-1983, p. 12. Le Saint-Père développe cette pensée : « Dans cette incessante comparaison avec le réel, à la recherche de ce qui correspond ou non à son propre désir, l’homme fait l’expérience élémentaire de la vérité que les scolastiques et saint Thomas ont défini d’admirable manière comme « adaptation de la raison à la réalité » (St Thomas, De Veritate, q 1 a 1 corpus) ».
61. Homélie, 2 septembre 2012.
62. CV 3.
63. DH 1.
64. CV 9.
65. Mort en 165.
66. Apologie 5,4.
67. Id. 8,1)
68. Id. 10, 2)
69. Sg 1,7
70. Jn 1,9
71. Jn 14,6
72. Jn 14,17 ; 15,26 ; 16,13
73. Commentaire de l’Évangile de saint Jean, 1,5, n.103.
74. LG, 16.
75. GS 44.
76. Audience générale, 16 septembre 2003. Parler de vérité aujourd’hui est difficile et risqué car le mot est souvent associé à fanatisme ou du moins intolérance. La cultuire démocratique a imposé le règne l’opinion toujours fluctuante et relative. mais comme le constate Laurent Fourquet, « une société om règne l’opinion fait toujours prévaloir, dans les faits, l’opinion de « ceux qui savent » (comprendre « ceux qui savent exprimer leur opinion et qui ont les moyens de le faire savoir ») sur l’opinion des petits et des pauvres. » O n peut parler d’une véritable « tyrannie du relatif ». (La vérité, cette notion priée de s’effacer au profit de l’opinion, sur https://fr.aleteia.org/ . Pour approfondir, on peut lire : HADJADJ, Fabrice et MIDAL Fabrice, qu’est-ce que la vérité ?, Salvator, 2010 ; LAFFITTE Jean (Mgr), Tolérance intolérante ?, Editions de l’Emmanuel, 2010 ; LOBET Benoît, Tolérance et vérité, Nouvelle Cité, 1993 ; MATTEI, Roberto de, La dictature du relativisme, Muller Edition, 2011 ; OUSSET Jean (Collectif), La dictature du relativisme, Etre dans le vent, c’est l’ambition de la feuille morte, Editions du Net, 2014 ; VAUTE Paul, Plaidoyer pour le vrai, L’Harmattan, 2018 ; La police de l’opinion, in Liberté politique, n° 60, juin-juillet 2013 ; Académie d’éducation et d’études sociales, qu’est-ce que la vérité ?, Lethielleux, 2011.

⁢b. La difficile mise en acte des exigences sociales de l’Évangile

Il est vain de chercher une formulation des droits de l’homme telle que nous l’entendons aujourd’hui à l’époque de l’empire romain. La société est considérée comme nécessaire au développement de l’homme dans la paix et l’ordre. Chacun y a une fonction à remplir. Des ajustements sont possibles mais l’harmonie doit être préservée. L’empire effondré, le chaos et la violence menaçant, l’Église va s’efforcer de restaurer un ordre religieux qui absorbera le politique. C’est la féodalité qui assignera une place à chacun et structurera la société en vue de l’accomplissement de sa destinée surnaturelle⁠[1]. Ce qui est « droit » et juste, c’est de « s’ajuster » à la volonté de Dieu. Toutefois, l’esprit évangélique inspire des attitudes qui, imprégnées de l’idée de la dignité de l’homme suggèrent que l’on ne peut se conduire n’importe comment avec les hommes, que particulièrement le pauvre et la conscience humaine doivent être respectés.

La dignité ontologique

Les droits personnels.

Le souci de la vie : les devoirs envers le pauvre

Les textes bibliques étaient suffisamment explicites pour que la cause du pauvre soit ardemment défendue. Dans l’Ancien Testament, Dieu déclare déjà : « Il ne manquera jamais de pauvres dans le pays ; aussi je te donne cet ordre : ouvre ta main à ton frère indigent ou pauvre qui sera dans ton pays »[2]. Isaïe gourmande les gens de Sodome et de Gomorrhe et laisse éclater la colère du Seigneur contre leurs sacrifices abondants, leurs offrandes, leurs fêtes et leurs cultes : « Apprenez à faire le bien, recherchez le droit, protégez l’opprimé ; rendez justice à l’orphelin, défendez la veuve »[3]. Le Nouveau Testament, d’une certaine manière est encore plus radical, non en fonction du langage rude du Magnificat⁠[4] mais surtout à cause de l’identification du Christ au plus petit. Rappelons-nous ce que Jésus dit en évoquant le jugement dernier : « Alors, à ceux qui sont à sa droite, le Roi dira : Venez, les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous est destiné depuis la création du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais sans asile et vous m’avez accueilli ; mal vêtu, et vous m’avez couvert ; malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus à moi. Les justes répondront : Seigneur, quand avons-nous pu te voir affamé et te donner à manger, assoiffé et te donner à boire ? Quand avons-nous pu te voir sans asile, et t’accueillir ; mal vêtu et te couvrir ? Quand avons-nous bien pu te voir malade ou en prison, et venir à toi ? Le Roi répondra : Oui, je vous le déclare, toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de mes petits frères que voici, c’est à moi-même que vous l’avez fait »[5]. Ce texte très fort illustre parfaitement la similitude des deux commandements, de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. Il justifie à lui seul l’engagement social du chrétien dans la mesure où la petitesse dont il est question ou la pauvreté, si l’on préfère, n’est pas la pauvreté bienheureuse des « béatitudes »⁠[6] qui est confiance en Dieu, détachement, sobriété, disponibilité à partager, à pardonner, à compatir, à écouter la parole de Dieu, sens de la justice et faim du Royaume des cieux⁠[7]. La pauvreté visée est due à une carence, une privation, c’est une pauvreté qui opprime, qui nous empêche de grandir dans notre humanité. Elle doit donc être combattue sous toutes ses formes, comme l’indique le texte. Le Christ, tout au long de sa vie prend fait et cause pour le pauvre, celui qui souffre d’infirmités physiques ou psychiques, le solitaire, l’exilé, l’opprimé. Toutes les misères matérielles, intellectuelles, spirituelles sont prises en compte. Et la pauvreté absolue qui contient et résume toutes les autres pauvretés est d’être privé de Dieu à cause du péché.

Non seulement le Christ se penche sur toute pauvreté mais il s’est fait pauvre. Lui, le tout-puissant, l’éternel et le « tout innocence » a porté sur la croix toutes nos souffrances, tout ce que nous redoutons. Il a vécu la solitude, l’abandon, la peur, la douleur, le désespoir, le mépris, l’incompréhension, la haine, l’indifférence, la soif, la nudité, l’injustice et la mort. Saint Paul parlera de la « libéralité de notre Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de vous enrichir par sa pauvreté »[8]. Le Christ est le pauvre et tout pauvre nous renvoie à lui. Voilà ce qui justifie ce qu’on a appelé, à l’époque moderne, l’« option préférentielle »⁠[9] de l’Église pour les pauvres. Cette « préférence » atteste en même temps la suréminence de la dignité humaine indépendamment de l’état dans lequel l’homme se trouve. L’attention à l’autre et le respect qu’on lui manifeste est, en effet, très ambigu. Respectons-nous son titre, sa puissance, son autorité, son savoir, son habileté, sa force, sa richesse ou le respectons-nous du simple fait qu’il est un homme ? Croyons-nous à la dignité humaine dans le dépouillement total ? C’est pourquoi le respect de l’enfant et plus encore de l’enfant à naître (« le plus petit des miens ») vérifie la profondeur du respect dû à l’homme parce qu’il est homme, à l’image de Dieu et pour nulle autre raison. L’enfant à naître est dans l’ordre humain le plus pauvre des pauvres parce qu’il dépend totalement de l’autre. Il n’a aucune autonomie, aucun pouvoir, aucune capacité, il est totalement livré à la volonté de l’autre et aux événements. C’est pourquoi l’Église répète volontiers que le premier des droits de l’homme est le droit à la vie non seulement parce qu’il faut que l’homme vive pour accéder aux autres droits mais aussi parce que celui-ci mesure le sens même de l’humanité dans une société.⁠[10]

Notons que l’option préférentielle pour les pauvres n’implique pas un amour exclusif. Il indique une priorité. C’est à celui qui a le plus besoin des autres (de la société) que les autres (la société) doivent porter secours. C’est le plus petit qui a le plus besoin de grandir et non le plus grand « Le pauvre, explique A. Durand, est, par définition, celui qui est davantage dans le besoin qu’un autre. Il est en situation d’inégalité par rapport aux autres. Il faut donc une inégalité de traitement en sa faveur - pour remédier à l’inégalité première dans laquelle il se trouve »[11]. Les riches ne sont donc pas rejetés. On peut même dire qu’ils sont nécessaires aux pauvres à condition, bien sûr, que la richesse soit, d’une manière ou d’une autre partagée, comme nous le verrons en étudiant le problème du droit à la propriété privée. Jésus a des amis parmi eux (Zachée, Nicodème…​). L’invective contre les riches ne peut être interprétée, dans le langage moderne, comme une opposition à la bourgeoisie, une haine des nantis. Le riche visé c’est celui qui refuse de redevenir comme un petit enfant, c’est celui qui attend tout de lui-même et non des autres ou de Dieu. Jean-Paul II a bien éclairé la question en disant : « L’Église a toujours proclamé son amour préférentiel pour les pauvres. Le langage est peut-être neuf mais la réalité ne l’est pas. L’Église n’a pas adopté non plus une vue étroite de la pauvreté et du pauvre. Certainement, la pauvreté est souvent une question de privation matérielle. Mais c’est aussi un problème d’appauvrissement spirituel, de manque de libertés humaines et le résultat d’une violation des droits humains et de la dignité humaine. Il y a une forme de pauvreté très spéciale et très pitoyable : la pauvreté de l’égoïsme, la pauvreté de ceux qui possèdent et ne veulent pas partager, de ceux qui pourraient être riches en donnant mais choisissent d’être pauvres en gardant tout ce qu’ils ont. Ceux-là également ont besoin d’aide »[12].

Le texte de l’Évangile selon saint Matthieu, cité plus haut a inspiré des formules fortes qui ont incontestablement été à l’origine des innombrables œuvres caritatives chrétiennes et qui ont, le fait doit être souligné, une portée universelle par leur formulation.

Saint Grégoire de Naziance⁠[13] s’écrie : « Prêtons assistance au Christ, secourons le Christ, nourrissons le Christ, habillons le Christ, accueillons le Christ, honorons le Christ ». Et, continuant à paraphraser l’évocation du jugement dernier, il affirme clairement que ceux qui seront « maudits », rejetés « au feu éternel » ne le seront pas « parce qu’ils ont dérobé le bien d’autrui, ni parce qu’ils ont pillé des temples, commis des adultères, perpétré d’autres crimes, mais parce qu’ils ont négligé le Christ en la personne des pauvres »[14]. Saint Césaire d’Arles⁠[15] utilise le même langage puissant : « Dieu souffre en ce monde le froid et la faim dans tous les pauvres(…) Quand un pauvre a faim, le Christ est dans le besoin (…) Chaque fois qu’un pauvre approche de ta maison, c’est sans doute le Christ qui vient »[16]. B. de Las Casas⁠[17] dont nous allons reparler et qui a joué un rôle capital dans la constitution d’un droit international dans sa défense des Indiens d’Amérique, écrit dans son Histoire des Indes : « Je laisse aux Indes Jésus-Christ, notre Dieu, flagellé, affligé et crucifié, non une fois, mais des millions de fois ».

Comme les objurgations ne suffisent pas, des mesures concrètes seront prises ici et là suivant les circonstances. Souvent, étant donné la confusion entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, ce sont des conciles locaux qui prennent les décisions qui s’imposent. Ainsi, le concile de Francfort, en 794, après une grave famine, « fixe un prix limite pour la vente du pain et des grains, qu’il est interdit à tout laïque ou ecclésiastique de dépasser « en temps d’abondance comme de cherté » »[18]. Ainsi en sera-t-il aussi vis-à-vis de ces autres pauvres institutionnalisés par les sociétés antiques que sont les esclaves, privés de la libre disposition de soi. Conformément à l’esprit évangélique⁠[19], tous les hommes, quels qu’ils soient ont la même dignité d’enfants de Dieu. Comme l’écrit saint Paul : « Vous tous qui êtes baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : désormais, il n’y a plus entre vous de Grec ou de Juif, de citoyen libre ou d’esclave, de distinction homme et femme ; tous, vous ne faites qu’un dans le Christ »[20]. Comme nous l’avons vu précédemment, l’Église s’efforça d’humaniser les relations maître-esclave en défendant les droits fondamentaux de la personne: droit de fonder une famille ou de conserver la virginité, droit de pratiquer sa religion, droit d’accéder au sacerdoce, droit d’être traité avec humanité et justice.

Aux discours généraux correspondront des prises de position précises suivant les circonstances : des dizaines de conciles régionaux, du Ve au VIIIe siècles vont tâcher, d’une manière ou d’une autre, d’adoucir le sort des esclaves et de défendre leurs droits fondamentaux. Des actions concrètes suivront aussi : durant 7 siècles, du XIe à la fin du XVIIIe siècle, les ordres hospitaliers puis tous les ordres religieux vont s’employer à racheter aux musulmans, en particulier, des millions d’esclaves

Vu l’intérêt économique de l’esclavage, il faudra attendre le XIXe siècle pour que des mesures politiques soient prises

On voit que le rappel des devoirs envers les pauvres, liés à l’amour pour le Christ, impliquent le respect des droits des plus démunis. On connaît la célèbre parole du cardinal Cardijn : « Un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde »[21]. C’était dire que son prix, aux yeux de Dieu, est incommensurable. Et ce qui est vrai du jeune travailleur l’est de tout homme aussi petit, aussi désarmé, aussi misérable fût-il. L’esclave comme le petit enfant à naître valent plus que les royaumes du monde⁠[22]. Ce n’est pas simplement une belle formule mais une réalité qu’ont vécue des personnalités exceptionnelles pétries de ce sens aigu du respect. On peut évoquer ici les figures illustres et exemplaires de la Princesse Isabelle, régente du Brésil et de Baudouin Ier, roi des Belges⁠[23]. La première signa, le 13 mai 1888 la « loi d’Or » qui abolissait l’esclavage. Elle savait qu’elle risquait de perdre son trône, ce qui arriva. Les grands propriétaires, furieux de la décision princière, destituèrent l’Empereur et proclamèrent la République. Le 30 mars 1990, le roi Baudouin refusait de sanctionner une loi libéralisant l’avortement, bien conscient du risque qu’il prenait. Les ministres, constatant l’impossibilité de régner sanctionnèrent et promulguèrent eux-mêmes la loi. Le geste du Roi eut un retentissement considérable tant en Belgique qu’à l’étranger et ne fit qu’accroître l’admiration de la population pour ce roi qui fut plus qu’un roi, « le berger de son peuple »[24].

On peut lier aussi à ces devoirs envers les pauvres, les tentatives de l’Église pour protéger les non-belligérants, les non-armés durant les guerres

Aux Xe et XIe siècle, on peut évoquer les efforts de l’Église pour juguler les guerres en rappelant le respect dû aux non-combattants par l’établissement de la « Paix de Dieu »⁠[25] qui plaçait sous la protection de l’Église le clergé, les paysans, les pauvres, les marchands. Ceux qui attentaient à leurs personnes et à leurs biens étaient menacés d’excommunication. La mesure n’eut pas les effets escomptés et l’Église établit alors la Trêve de Dieu⁠[26] qui rappelait aux combattants leurs devoirs religieux en interdisant, sous peine d’excommunication, de se battre du samedi à trois heures après-midi au lundi à six heures, puis du mercredi soir au lundi matin. Par la suite, les combats furent interdits durant l’Avent jusqu’au premier dimanche après l’Epiphanie, durant le carême, depuis le dimanche de la Septuagésime⁠[27] jusqu’au premier dimanche après Pâques, du dimanche des Rogations⁠[28] à l’octave⁠[29] de Pentecôte et durant toutes les fêtes importantes. Au total, environ 254 jours par an. L’échec relatif de ces mesures s’explique par l’absence, à l’époque et en maints endroits, d’une autorité publique efficace et par l’insuffisance du sens chrétien des belligérants. La leçon est toujours valable pour aujourd’hui, comme nous le verrons plus loin⁠[30]. Quoi qu’il en soit, s’esquisse un droit de la guerre que nous évoquerons plus en détail au chapitre VII.

Le souci de l’âme : le respect de la conscience.

Comme envers les pauvres, l’Église va aussi, à certains moments, rappeler aux chrétiens leurs devoirs vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas leur foi. Ainsi s’esquisse indirectement l’idée d’un droit de la conscience, du droit à la liberté religieuse. Ce droit, bien que trahi, plus que les autres peut-être, tout au long de l’histoire, est très clairement établi par les interprètes les plus fidèles à l’Évangile car les textes sont innombrables qui montrent que Dieu s’adresse à notre liberté et nous laisse le choix de le suivre ou non⁠[31].

Il faut toutefois reconnaître que c’est dans une situation d’oppression que les premiers chrétiens vont réclamer le droit de vivre, en privé et en public, leur foi. Il pouvaient s’appuyer sur l’Edit de Cyrus (538 av. J.C.) complété par Darius⁠[32], roi de Perse, qui autorisa les Juifs à reconstruire leur temple détruit par Nabuchodonosor en 586, leur accorda des subsides à cette fin ainsi que tout ce qui était nécessaire pour les sacrifices⁠[33]. Face au pouvoir impérial qui divinisait l’empereur et qui les persécutait dans leurs corps et dans leurs pensées, les chrétiens demandent la liberté de suivre leur religion. Par l’Edit de Milan en 313, les empereurs (non chrétiens) Constantin et Licinius « donnent aux chrétiens et à tout le monde le libre choix de suivre la religion qu’ils veulent »[34]. Les chrétiens furent satisfaits, ils ne demandaient rien de plus. Tertullien (125-220) écrivait : « Que l’un rende un culte à Dieu, l’autre à Jupiter ; que l’un tende vers le ciel ses mains suppliantes, l’autre vers l’autel de la Bonne Foi. (…) Car prenez garde que cela ne concoure pas à un crime d’irréligion, d’exclure la liberté de religion et d’interdire le choix de la divinité, de sorte qu’il ne me soit pas permis de rendre un culte à qui je veux, mais que je sois astreint à rendre un culte à qui je ne veux pas. Personne ne veut recevoir des hommages à contre-gré, même un homme ! » ( Apologeticum XXIV, 6)⁠[35].

Un sain régime de liberté religieuse suppose évidemment que le pouvoir temporel se distingue du pouvoir spirituel. Or, la situation va très rapidement se compliquer à partir de 383 au moment où l’empereur Gratien sous l’influence de saint Ambroise va faire du christianisme la religion officielle de l’Empire. A sa suite et jusqu’à la révolution française, on ne peut plus guère parler de liberté religieuse mais de tolérance et d’intolérance car le prince a désormais tendance à utiliser la religion pour maintenir la cohésion sociale⁠[36]. Toute déviance religieuse est une menace pour l’État. Il faut mesurer ici le poids des traditions car l’histoire juive, romaine ou germanique tend à imposer l’idée d’une religion officielle. Ainsi s’installe le césaro-papisme⁠[37] ou la théocratie⁠[38]. Les rois catholiques, protecteurs de l’Église, défenseurs de la foi, nommeront les évêques. Les princes protestants appliqueront la célèbre formule cujus regio, ejus religio[39] et même Hobbes⁠[40] estimera qu’il faut se conformer à la religion du Roi. Il faut attendre le XIXe siècle pour que lentement réapparaisse le principe de la liberté religieuse qui trouvera sa meilleure expression dans la Déclaration Dignitatis humanae.

Il n’empêche que tout au long d’une l’histoire pleine d’intolérance, se rencontrent de belles exceptions : des chrétiens rappelleront, en paroles ou en actes, le droit à la liberté religieuse même s’ils sont trop peu nombreux.

Ainsi, saint Grégoire le Grand, pape (590-604) écrit à l’évêque de Naples Paschase : « Ceux qui désirent, avec une intention sincère, amener à la foi droite les gens étrangers à la religion chrétienne, doivent s’y efforcer par des moyens doux et non durs, de peur que les attaques ne rejettent au loin ceux dont la raison, ramenée à la sérénité pouvait émouvoir l’esprit. Car tous ceux qui veulent agir autrement et, sous ce prétexte apparent, les couper de la pratique habituelle de leur culte, ceux-là s’avèrent soucieux de faire leurs propres affaires plus que celles de Dieu.

Or, les Juifs qui habitent Naples se sont plaints à nous en attestant que certains s’efforcent sans raison de les écarter de certaines solennités de leurs fêtes, de telle sorte qu’il ne leur soit pas permis de célébrer les solennités de leurs fêtes comme cala leur avait été permis, à eux-mêmes jusqu’à maintenant et à leurs parents depuis des temps très reculés. Que si les choses s’avèrent être telles, elles paraissent bien ne servir absolument à rien. Car quelle utilité y a-t-il lorsque, même si on les en empêche en dépit d’un long usage, le fait ne profite en rien à leur foi et à leur conversion ? Ou bien pourquoi établirions-nous pour les Juifs des règles précisant comment ils doivent célébrer leurs cérémonies, si nous ne pouvons pas les gagner par là ? Il faut donc faire en sorte que, entraînés plutôt par la raison et la douceur, ils veuillent nous suivre, non nous fuir, afin qu’en leur montrant que ce que nous disons vient de leurs propres livres, ils puissent se tourner, avec l’aide de Dieu, vers le sein de la Mère Église.

C’est pourquoi il faut que ta Fraternité les presse certes par ses monitions, autant qu’elle le pourra avec l’aide de Dieu, de se convertir, et qu’elle ne permette pas de les inquiéter de nouveau au sujet de leurs solennités, mais que tous aient la libre autorisation d’observer et de célébrer toutes leurs festivités et leurs féries, comme ils s’y sont adonnés jusqu’à maintenant » (Lettre XII, 12)⁠[41]. Il ne s’agit pas de tolérer un moindre mal mais bien d’affirmer un droit des personnes. d’autant plus que la croyance visée n’est pas « fausse » mais qu’elle n’est pas encore parvenue à son plein accomplissement.

Au VIIIe siècle, Alcuin⁠[42] qui fut le plus proche conseiller officieux de Charlemagne « insiste sur le besoin d’user de douceur à l’égard des infidèles de l’Allemagne et de ne forcer personne à recevoir le baptême »[43]. A propos du baptême imposé de force aux Saxons par Charlemagne, il écrit : « La foi est un acte de volonté et non un acte de contrainte ; on attire l’homme à la foi, on ne peut l’y forcer…​. Vous pousserez ce peuple au baptême ; mais vous ne lui ferez pas faire un pas vers la religion…​. Ce n’est pas ainsi qu’ont procédé Jésus-)Christ et ses apôtres. »[44]

Le 15 septembre 1199, le pape Innocent III promulgue la Constitution Licet perfidia[45] Judaeorum. Dans ce document consacré aux Juifs, « Innocent III, écrit P. Grelot, interdit aux fidèles de les opprimer ou de les empêcher de pratiquer leur culte. (…) Aucun chrétien n’a le droit de les obliger par violence à venir au baptême malgré eux, sans qu’ils le veuillent. S’il en est qui demandent spontanément à devenir chrétiens par motif de foi, il faut vérifier qu’il en est bien ainsi ». Et l’auteur de citer la raison donnée par le Souverain Pontife : « …​personne n’est regardé comme ayant la vraie foi chrétienne, si l’on ne sait pas qu’il vient au baptême des chrétiens spontanément, mais si c’est contre son gré. En outre, il importe qu’aucun chrétien n’ose léser personne d’entre eux, ou leur retirer leursbiens par violence, ou modifier, en quelque région qu’ils habitent, les bonnes coutumes qu’ils auront eues jusqu’ici ». P. Grelot précise encore que « cette prescription s’applique pour l’observation de leurs fêtes et de leurs temps sacrés, de sorte qu’on n’a pas le droit de les obliger à des services ou des travaux qui ne conviendraient pas durant ces temps-là (cf. le chômage du sabbat et des fêtes). Le respect des morts et des cimetières est également rappelé, et ceux qui contreviendraient à ces ordres encourent une peine d’excommunication. La seule réserve concerne l’obligation, pour les Juifs, de ne rien entreprendre qui aurait pour but la subversion de la foi chrétienne qui est, ne l’oublions pas, la base de la société médiévale où la religion est intégrée à la culture »[46].

Au XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin fera la distinction entre les infidèles à la foi reçue et ceux qui ne l’ont jamais reçue. S’il admet la contrainte vis-à-vis des premiers parce qu’ils n’ont pas tenu leur promesse, il l’interdit pour les seconds : « Parmi les infidèles, il y en a, comme les Gentils et les Juifs, qui n’ont jamais reçu la foi. De tels infidèles, il n’y a aucunement à les pousser vers la foi pour qu’ils croient, parce que croire est un acte de volonté. »[47].

On peut évoquer la figure de Ferdinand III , roi de Castille et de Leon, »⁠[48]. S’il fut implacable pour les manichéens⁠[49]qui représentaient une grave menace non seulement pour la foi catholique mais aussi pour les mœurs publiques, il fit preuve de tolérance vis-à-vis des musulmans. Dans sa lutte contre l’envahisseur, « il n’exerça aucune violence, ni même aucune pression pour amener les vaincus à changer de religion ; il ne prohiba point la profession ni la pratique de l’islamisme »[50]. Certains faits sont révélateurs. Ainsi, lors du siège de Jaen, en 1245, Ferdinand vainquit les troupes de Mohammed Ben Alahmar venu à la rescousse pour sauver la place. Craignant que Ferdinand, sur sa lancée, ne lui enlève Grenade, le Maure souhaita devenir vassal du Roi. Le royaume de Grenade fut ainsi laissé à Mohammed qui en échange reconnut le roi de Castille comme suzerain. Il fut admis aux séances des Cortès et aux fêtes de la cour, comme les autres vassaux. Ferdinand « n’eut pas d’allié ni d’ami plus fidèle que ce prince mahométan » et, à la mort de Ferdinand, « il prescrivit dans ses états un deuil général et public, mais en outre il envoya cent cavaliers maures porter chacun au tombeau de Ferdinand un cierge de cire blanche, en leur commandant de faire le voyage à pied, afin qu’ils donnassent ainsi une marque plus sensible de respect envers ce grand prince. Chaque année tant qu’il vécut, il renouvela le même tribut d’hommage, le jour anniversaire de la mort du saint roi, et, par un édit, il obligea à perpétuité ses successeurs à s’acquitter d’une semblable offrande ». Ce rite pieux fut observé jusqu’à la prise de Grenade, en 1492.⁠[51]

En 1248, lors de la prise de Séville, Ferdinand manifesta la même mansuétude, rare en cette époque musclée. Les habitants eurent le droit de rester chez eux, « en conservant leur liberté et leurs biens et en n’étant assujettis à aucune taxe extraordinaire ; ils pouvaient au contraire, s’ils le préféraient, vendre leurs biens et s’expatrier ; un délai d’un mois était accordé à ceux qui voudraient user de cette faculté ; des bêtes de somme et des voitures seraient fournies à ceux qui émigreraient en Espagne, des galères à ceux qui passeraient en Afrique. Enfin, le vali[52] recevait la permission de demeurer à Séville, et une forte pension lui était assignée pour son entretien ».⁠[53] Trois cent mille Maures quittèrent le royaume. Certains se rendirent à Jerez, à Niebla, en Afrique, mais la plupart s’établirent dans le royaume de Grenade.

C’est Ferdinand, lui, qui sera canonisé par Clément X en 1671 et non Ferdinand V (Ferdinand II d’Aragon) dit « le catholique » qui unifia presque complètement la péninsule, mit fin à la domination maure et encouragea l’Inquisition au nom de la « catholique Espagne ». Ce n’est pas non plus Philippe III qui, en 1609, chassa d’Espagne tous les Maures qui restaient fidèles à l’Islam…​.⁠[54]

Le fait est d’autant plus remarquable que lorsque le pape Grégoire IX sollicita l’aide de Ferdinand contre l’empereur Frédéric II, Ferdinand refusa (comme Louis IX de France d’ailleurs) mais proposa sa médiation si le Pape abandonnait ses velléités belliqueuses. Or Frédéric II avait été excommunié au concile de Lyon (1245) et avait indûment pris possession des biens qui revenaient à la femme de Ferdinand, Beatrix, fille de l’empereur Philippe de Souabe.⁠[55]

On peut aussi évoquer la Pologne du XVIe siècle, qui, sous l’impulsion des Jagellons, et notamment de Sigismond Ier et de Sigismond II, s’étendait, à l’époque de l’Oder jusqu’au delà du Dniepr, des Carpates au golfe de Riga. Ce fut, « un des pays les plus tolérants de l’Europe, où fleurissait l’humanisme (Copernic[56]), où les juifs trouvaient refuge de même que les frères moraves[57], où la diffusion des idées calvinistes et luthériennes contribuait encore à donner une extraordinaire animation à la vie intellectuelle »[58]. Il se trouva même un moment où les protestants auront la majorité à la Diète⁠[59] alors que les masses demeuraient catholiques.

Sigismond II peut-être instruit par l’opposition que son mariage avec une protestante avait provoquée avait décidé qu’il n’obligerait jamais qui que ce soit à se convertir par la force. La liberté religieuse pratiquée fut officiellement instituée en 1573 par la charte confédérale de Varsovie. La noblesse polonaise tenta de gagner d’autres pays à sa politique de tolérance qui fut souvent admirée à l’étranger⁠[60].

Deux piliers : la conscience et les droits sociaux

L’éminente dignité de l’homme, corps et âme, place à la base de tous les devoirs et droits de l’homme le devoir envers le pauvre ( et nous ajoutons : jusqu’au plus pauvre : l’enfant à naître) et le droit à la liberté religieuse. Pour que l’homme croisse, sa vie et sa conscience doivent être protégées. Sinon, il est vain de parler d’autres droits⁠[61].

C’est l’unité humaine, matérielle et spirituelle, qui poussera Jean-Paul II à dire, presque en même temps, que le droit à la vie « constitue la condition primordiale nécessaire de tout autre droit humain »[62] et que « la liberté religieuse (…) est à la base de toutes les autres libertés et (…) est inséparablement liée à elles toutes en raison précisément de cette dignité même qu’est la personne humaine »[63].

C’est le souci de cette même unité qui animera Bartlomeo de Las Casas qui, au moment où l’Europe se déchirait en guerres de religion, reprend l’idée de liberté religieuse et en fait le fondement du droit des Indiens. A une époque aussi où l’Europe se contentait « de l’argument aristotélicien du théologien écossais John Major, professeur à Paris (+1550). En 1509 il nota que les Espagnols avaient le droit de régner sur les Indiens comme « les Grecs sur les barbares ». Puisque les Indiens sont des « esclaves par nature », « la première personne qui les conquiert » est en droit de les gouverner. les Indiens étaient donc considérés comme appartenant à une humanité moindre et née pour servir. »[64]

Il ne manque pas d’auteurs⁠[65], et dès le XVIe siècle, pour souligner les « exagérations » de Las Casas dans sa description de la « conquête » espagnole, affirmer que la colonisation espagnole fut exemplaire, sauf durant la période colombine (1493-1500) et que Las Casas la mit en péril par son pacifisme et son « indianisme » naïfs. Je dirai que l’exagération a eu le mérite d’attirer l’attention sur des questions fondamentales qui nous interpellent encore aujourd’hui et qui sont tout à fait pertinentes, comme nous allons le voir. La rude contestation de Las Casas a permis certainement aux théologiens et aux juristes de faire progresser leur réflexion.

Las Casas⁠[66], prêtre espagnol installé à Cuba, reçut en 1512, du gouverneur de l’île, une « encomienda » c’est-à-dire un domaine et une certaine quantité d’Indiens qui devaient payer à leur maître (encomendero) , en or, en nature ou en travail, le tribut dû à la Couronne d’Espagne. En échange, l’encomendero devait, dans une parfaite confusion du temporel et du spirituel, protéger, « civiliser » et convertir au christianisme les Indiens « confiés » (encomendados)⁠[67]. En réalité, les Indiens étaient dépossédés de leurs terres⁠[68] et pratiquement réduits en esclavage⁠[69]. Comme aux autres colons, cette possession ne cause aucun problème de conscience à Las Casas. Au contraire, il resta sourd et même opposé aux prédications des dominicains⁠[70] qui dénonçaient les abus. L’un de ces religieux lui refusa même un jour l’absolution parce qu’il ne voulait pas renoncer à son encomienda. Sa « conversion » eut lieu à la Pentecôte 1514, à la lecture de ce passage de l’Ancien Testament à propos des sacrifices : " Sacrifice d’un bien mal acquis, offrande souillée, et les railleries des injustes, n’atteignent pas Dieu. Le seigneur ne se donne qu’à ceux qui l’attendent dans la voie de la vérité et de la justice. Le Très-Haut n’approuve pas les dons des injustes, il ne regarde point les oblations des iniques ; il ne remet pas les péchés même en échange de sacrifices. Offrir un sacrifice pris sur le bien des pauvres, c’est égorger le fils sous les yeux de son père »[71]. A partir de ce moment, il se fit le défenseur des Indiens et plaida leur cause auprès du roi et des dignitaires de l’Église. Malgré les oppositions fortes et persistantes des propriétaires et de nombreux ecclésiastiques, ses idées triomphèrent du moins dans les textes officiels tant de Rome⁠[72] que de Madrid⁠[73].

La démarche de Las Casas est particulièrement exemplaire parce qu’elle est réaliste et parce que la défense des droits temporels des Indiens découle de l’affirmation de la liberté religieuse. Comme l’a bien remarqué Ph. I. André-Vincent, « le tort fait aux indiens en les privant de l’Évangile est le plus grand, et d’ailleurs il contient tous les autres. pour n’avoir pas entendu l’appel de Dieu dans les Indiens, leurs maîtres espagnols les traitent comme des bêtes. »[74]

C’est la pensée de saint Thomas d’Aquin qui permit à Las Casas de trouver les arguments nécessaires à son combat en faveur des Indiens. Plusieurs auteurs qui se sont penchés sur l’histoire des droits de l’homme ne craignent pas de présenter la pensée de l’illustre théologien comme révolutionnaire en la matière⁠[75]. En effet, en utilisant les outils fournis par la philosophie grecque, en distinguant, sans les séparer, l’ordre de la grâce et celui de la nature, saint Thomas établit la dignité naturelle de l’homme, de tout homme chrétien ou non, libre et raisonnable, capable donc de s’autodéterminer, de reconnaître les biens qui doivent guider son action : « …​la créature raisonnable est soumise à la divine providence d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même à cette providence, en pourvoyant à ses propres intérêts en même temps qu’à ceux des autres. En cette créature, il y a donc une participation à la loi éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d’agir et à la fin qui lui conviennent. C’est précisément cette participation à la Loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée la loi naturelle.[76] (…). Mais parce que le bien a valeur de fin, et le mal, valeur du contraire, il s’ensuit que la raison humaine saisit comme des biens, partant comme dignes d’être réalisées, toutes les choses auxquelles l’homme se sent porté naturellement ; par contre, elle envisage comme des maux à éviter les choses opposées aux précédentes. C’est selon l’ordre même des inclinations naturelles que se prend l’ordre des préceptes de la loi naturelle. En effet, l’homme se sent d’abord attiré à rechercher le bien correspondant à sa nature, en quoi il est semblable à toutes les autres substances : en ce sens que toute substance quelconque recherche la conservation de son être, selon sa nature propre. Selon cet instinct, tout ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire de cette vie, c’est-à-dire la mort, relèvent de la loi naturelle. En second lieu, il y a dans l’homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux, conformes à la nature, qui lui est commune avec les autres animaux. Ainsi, appartient à la loi naturelle ce que l’instinct naturel apprend à tous les animaux, par exemple l’union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc…​ En troisième lieu, on trouve dans l’homme un attrait vers le bien conforme à sa nature d’être raisonnable, qui lui est propre ; ainsi se sent-il un désir naturel de connaître la vérité sur Dieu et de vivre en société. En suite de quoi appartient à la loi naturelle tout ce qui relève de cet attrait propre : par exemple qu’il évite l’ignorance, ou ne fasse pas de tort à son prochain avec lequel il doit entretenir des rapports, et en général toute autre prescription de ce genre. »[77] Cette présentation des « inclinations naturelles » de l’homme est intéressante car elle met en lumière ses besoins fondamentaux en s’appuyant sur ce que Jean-Paul II appellera la subjectivité de l’homme. Le mot est certes ambigu car les pulsions irrationnelles font aussi partie du sujet. Dans la pensée du Saint Père⁠[78], le sujet est nécessairement l’animal raisonnable de la philosophie classique. Dans cette optique, le sujet ressent les exigences de sa nature propre et les vrais désirs de l’homme sont ceux qui sont conformes à sa nature.⁠[79] On sait que la pensée de saint Thomas, par sa nouveauté, heurta pas mal d’esprits mais devint très rapidement la doctrine de la plupart des théologiens dominicains, en Espagne, en particulier, où elle fut imposée dès 1309 à Saragosse⁠[80].

Dans une démonstration qu’il veut rigoureuse et qui utilise la Somme théologique, Las Casas affirme que tous les infidèles sont brebis du Christ et membres de son Corps en étant des sujets « en puissance »⁠[81] puisqu’ils ne sont pas encore baptisés. Comme le pape est le Vicaire du Christ, il « est le pasteur universel de tous les infidèles de son temps . il l’est à la place du Christ et donc à la manière du Christ. […] Et s’il existe, comme disent les juristes, deux sortes de juridiction, l’une coercitive, l’autre volontaire, seule cette dernière est en vigueur sur les infidèles. Quant à cela…​ le Souverain Pontife a donc pouvoir sur tous les infidèles du monde de son temps, sans user toutefois d’aucune contrainte, pour les convier, les persuader, les prier de venir, en recevant la foi et le saint baptême, aux noces du Fils de Dieu. Pour cela, il leur enverra des ministres capables, serviteurs de Dieu, vrais prédicateurs de l’Évangile. Mais si les païens ne veulent pas les accueillir, il ne peut les contraindre ni exercer sur eux aucune violence. Car le Christ n’a pas mandé autre chose que de prêcher, d’enseigner, de manifester son Évangile à toutes les nations, sans faire de différence ; et qu’on laisse chacun libre de croire ou de ne pas croire, à volonté ; et le châtiment de ceux qui ne voudront pas croire n’est pas une peine temporelle ni aucune chose de ce siècle : Il l’a réservé pour le Jugement dernier.

Et en voici la raison. Le comportement immémorial général et naturel de la divine Providence dans le gouvernement du monde a toujours été de mouvoir, de disposer et de porter toutes choses à leur fin suavement, sans violence, sans lourdeur, sans déplaisir ni tristesse aucune. Et voici pourquoi. entre toutes les natures, Dieu a une providence très singulière pour la nature humaine, Il a un souci singulier des hommes formés à son image et à sa ressemblance. Il les a faits libres, maîtres de leurs actes et d’eux-mêmes, les dotant du libre arbitre et d’une volonté très libre qui ne peut d’aucune manière être forcée ; or croire est un acte de la volonté. A cause de tout cela, la bonté infinie n’a pas voulu que pour sa sainte foi (qu’Il a voulue pour le salut des hommes et la perfection de la nature), soit brisée la loi de sa Providence universelle et naturelle en faisant violence et inspirant la crainte à qui ne voudrait pas la recevoir selon sa naturelle inclination. Il s’en est donc remis au libre vouloir de la volonté. Comme les hommes se perdirent par cela ; ainsi par cela même ils se sauvent. Et c’est pourquoi donner la foi de force ou en faisant pression est contre la justice qui implique rectitude de la volonté, comme dit saint Thomas (3a q. 44a, 3). »[82]

Cette reconnaissance sans ambiguïté de la liberté des Indiens va amener Las Casas à concevoir d’une autre manière ce que nous appellerions aujourd’hui : l’intégration des Indiens. Il faut se rappeler que la justification de la « mission » de l’Espagne dans son empire est l’évangélisation⁠[83]. C’est l’évangélisation qui justifie et réglemente l’intégration. Celle-ci prolongeant l’évangélisation doit se faire comme elle par persuasion et consentement. Las Casas militera donc contre l’encomienda qui tente de reproduire une structure féodale européenne qui ne tient aucun compte des réalités indigènes⁠[84] et qui a fait « des Indes un champ de culture pour attentat aux commandements de Dieu, depuis le 5e jusqu’au dernier »[85]. Il plaide contre le déracinement des Indiens, pour le respect des hiérarchies traditionnelles, pour la création de nouvelles communautés qui fixent les nomades et leur permettent de mieux résister à l’abri de leurs institutions : c’est le projet des reducciones (rassemblements) conçu, avant Las Casas, par le dominicain Pedro de Cordoba⁠[86]. Las Casas s’élèvera aussi, bien sûr, contre ceux⁠[87] qui prétendent combattre la paganisme et apporter l’Évangile avec l’épée : c’est « impie et mahométan », dira-t-il. Il réclama pour les religieux le droit de précéder les soldats et de les exclure de leur territoire de mission.⁠[88]

Ce que Las Casas découvrit et défendit in vivo, fut développé, à la même époque, théoriquement par un professeur de l’université de Salamanque : Francisco de Vitoria (1492-1546), dominicain comme Las Casas. S’appuyant également sur saint Thomas, il enseigna que le péché (les sacrifices humains des Aztèques, par exemple) ne fait pas perdre le pouvoir politique, condamne la prise de possession des territoires indiens, l’évangélisation par la force. Mais, plus radical et plus moderne que Las Casas, il conteste l’idée d’un pouvoir temporel universel du pape (le Royaume du Christ n’est pas de ce monde). C’est en vertu de cette idée qu’Alexandre VI s’était cru autorisé à transmettre son pouvoir à la Couronne d’Espagne pour les terres de l’ouest. Dès lors, le pouvoir de l’Empereur sur le reste du monde est illusoire et même, « en admettant que l’empereur soit le maître du monde, il ne pourrait pas, pour autant, occuper les territoires des barbares, ni instituer de nouveaux maîtres, ni déposer les anciens, ni percevoir des impôts. Ceux-là même, en effet, qui attribuent à l’empereur un pouvoir sur le monde, ne disent pas qu’il a sur lui un pouvoir de possession, mais seulement un pouvoir de juridiction. Or ce droit ne l’autorise pas à annexer des provinces à son profit personnel, ni à distribuer, à son gré, des places fortes et même des terres. de ce qui précède, il ressort donc clairement que les Espagnols ne peuvent s’emparer des territoires des Indiens, en vertu du pouvoir universel de l’empereur »[89]. Vitoria et Las Casas travailleront ensemble à la préparation de la « grande controverse » de Valladolid qui inspira les « lois nouvelles ». Vitoria mort, ses disciples Melchior Cano⁠[90] et Domingo de Soto⁠[91] appuyèrent Las Casas lors de la seconde assemblée (junta) de Valladolid en 1550-1551 qui maintint en vigueur les « lois nouvelles »[92].

La politique américaine de l’Espagne a préservé les Indiens d’un génocide auquel n’ont pas échappé leurs frères d’Amérique du Nord. Certes, l’Amérique latine n’a pas eu, loin s’en faut, le dynamisme économique des États-Unis. Les Indiens étaient trop affaiblis par l’invasion microbienne provoquée par l’arrivée des colons⁠[93] et, selon l’expression de Dumont, « trop protégés »[94]. Il n’empêche qu’en Amérique espagnole, la population reste aujourd’hui encore majoritairement indienne alors qu’au Nord, « l’Indien n’a survécu qu’à dose homéopathique »[95].

Dans le Sud, « ce n’est qu’au XIXe siècle que commencera le vrai servage imposé au peuple indien par la dépossession de ses terres au bénéfice des propriétaires d’haciendas. Mais c’est qu’alors l’indépendance des pays d’Amérique espagnole libérera les capitalistes créoles (ou récemment immigrés) de l’ancien contrôle royal métropolitain, et que le laïcisme triomphant (avec l’aide protestante nord-américaine) dépouillera et démantèlera l’Église inspiratrice, malgré ses faiblesses, de l’ancienne dilection légale à l’égard des Indiens »[96].

Dignité ontologique et conditions de développement

Retenons de ce rapide survol historique les protestations en faveur de la liberté religieuse des juifs et des païens et en faveur des pauvres, des faibles, des déracinés, des exploités, des spoliés à l’intérieur d’un ordre qui, dans ses fondements et par sa fin, est essentiellement religieux.

Notons aussi que ce sont des théologiens qui ont fourni les instruments intellectuels nécessaires au juste respect des personnes, de leur conscience et de leurs biens et qui ont parfois veillé à leur mise en œuvre. Ceci n’a rien d’étonnant, le message évangélique y conduisait mais il avait et a encore contre lui le poids des habitudes mondaines. Même le très controversé Ernest Renan⁠[97] a reconnu cet aspect libérateur du message chrétien : « Grâce à Jésus, les droits de la conscience, soustraits à la loi politique, sont arrivés à constituer un pouvoir nouveau, le pouvoir spirituel »[98].

Il n’y a pas là de « droits de l’homme » au sens moderne du terme, c’est-à-dire, de droits subjectifs au nom desquels des individus s’élèvent contre toutes sortes de tyrannies et de privations. Las Casas demande qu’on rende aux Indiens leurs terres, leurs chefs, leur conscience, ce qui leur est dû objectivement ou mieux ce qui leur appartient, pour qu’ils puissent vivre dignement. Il réclame ce à quoi ils ont droit et non un « droit à » : quand il dit « les droits des Indiens », il entend : « les lois des Indiens »⁠[99]. Il n’empêche qu’il s’appuie sur un principe capital et décisif très aristotélicien mais rétabli par saint Thomas : l’homme est par nature social et capable par sa raison d’organiser cette société⁠[100]. Cette nature et cette capacité sont respectables puisqu’elles sont créées par Dieu et même si elles doivent être évangélisées et « baptisées » pour produire des effets plus riches humainement.

Autrement dit, l’unité de pensée ou de foi dont rêve toute société ne peut s’imposer d’en haut mais doit se construire par le bas, par la conversion libre et personnelle de chaque individu. Cette idée fait son chemin difficilement dans l’histoire car elle semble, dès l’abord, menacer la cohésion et la paix des sociétés. De tout temps, on a considéré la religion ou l’idéologie comme le meilleur ciment social. Et l’idée est juste mais telle qu’elle fut souvent appliquée, elle a engendré souffrances et contestations légitimes. Le « prince » (entendons « le pouvoir politique ») contestera la prétention temporelle universelle du pape mais l’autorité du « prince » qui, sur son domaine, prétend être aussi incontesté que le Pape ou Dieu lui-même, sera en butte à des réclamations d’autonomie.

La revendication de la liberté

De la dignité ontologique à la contestation de l’étendue des

pouvoirs.

Le sens de la dignité ontologique va inspirer une contestation de l’étendue des pouvoirs.

Dans les principautés de Lotharingie, au cours des XIe et XIIe siècles, au moment où les villes se constituent, apparaît un mouvement d’émancipation communale qui va se traduire par l’établissement de chartes et d’autres documents qui sont des contrats bilatéraux où sont consignés les privilèges ou libertés des communes. Elles restèrent souvent en vigueur jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Le prince devait toujours jurer de les observer avant de recevoir le serment de ses sujets et de prendre possession de ses pouvoirs. La plus ancienne est celle de Huy en 1066. On peut citer aussi la grande charte concédée par le Prince-évêque de Liège Albert de Cuyck⁠[101], en 1196, qui énumère avec une grande précision les droits et les devoirs du prince comme ceux des bourgeois. Les chartes des communes flamandes s’inspirèrent de la charte d’Arras. il est intéressant de noter qu’outre les problèmes de justice et de fiscalité, sont reconnues aux habitants du bourg : la liberté de commerce, de mariage, de domicile, de port d’armes et d’usage de la langue maternelle. La garantie de ces libertés était évidemment un élément susceptible d’attirer les gens vers les villes.

Aux XIVe siècle, les luttes sociales se soldèrent par de nouvelles chartes collectives ou provinciales comme celle de Cortenberg (1312), la Charte romane et la Charte wallonne (1314), la Paix de Fexhe en 1316 qui sera la base du droit public liégeois jusqu’au XVIIIe siècle. La charte de la Joyeuse Entrée⁠[102] de 1356 qui « servit de base au droit constitutionnel brabançon jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, stipulait l’indivisibilité du duché et consacrait le partage du pouvoir entre le prince et le pays. Aucune guerre ne pouvait être déclarée, aucun traité signé sans l’assentiment des trois ordres - noblesse, clergé, tiers -, qui votaient en toute indépendance les impôts et la frappe des monnaies et avaient seuls droit aux emplois publics. La liberté individuelle et l’inviolabilité du domicile privé étaient assurés ainsi que le droit de révolte contre le prince, dans l’éventualité où celui-ci violerait ses engagements »[103].

En Angleterre, en 1215 (le 15 juin), les barons imposent la Magna Carta au roi Jean sans Terre. Elle tendait à revitaliser les libertés accordées depuis 1100 par Henri Ier puis par ses successeurs. Elle proclamait la liberté de l’Église et en particulier les élections épiscopales. Imitée à travers l’Europe, elle limite les pouvoirs du roi sur les individus et les corporations. L’article 39 est resté célèbre par sa nouveauté et parce qu’il annonce la Pétition des droits de 1628⁠[104] et l’Habeas corpus de 1679⁠[105] : « Aucun homme libre ne sera arrêté, emprisonné ou privé de ses biens, ou mis hors la loi ou exilé, ou lésé de quelque façon que ce soit. Nous (le roi) n’irons pas à l’encontre de cet homme libre, Nous n’enverrons personne contre lui, sauf en vertu d’un jugement légal de ses pairs, conformément à la loi du pays »[106]. L’article 61 accordait un véritable droit à l’insurrection si le prince ne respectait pas ses promesses. on peut dire que c’est en vertu de cet article que Jean sans Terre fut déposé (1216) puisque dès le 24 août 1215, il était parvenu à obtenir du pape Innocent III l’annulation de cette charte⁠[107]. Après la mort de Jean sans Terre (1216) elle fut remaniée et confirmée en 1225 par Henri III.

En 1689, après la révolution de 1688 qui renversa Jacques II, le Bill of Rights est imposé à Guillaume III d’Orange et à son épouse Marie II. Cette déclaration reconnaissait au Parlement « le droit de se réunir à son gré, de voter l’impôt, de veiller à l’exécution des lois, et aux citoyens le droit d’élire leurs représentants et d’être jugés par des jurys »[108].

Toutes ces chartes et déclarations s’inscrivent dans des situations précises et concrètes. Elles ont une portée limitée et répondent à des besoins, à des revendications. Elles ont souvent pour but de limiter un pouvoir supérieur jugé arbitraire. Il n’y a pas de contestation de l’ordre religieux et beaucoup d’entre elles sont approuvées par les dignitaires ecclésiastiques locaux. Elles traduisent les désirs d’une société et témoignent d’un esprit revendicatif et ont sans doute progressivement contribué à élargir et renforcer cette mentalité.

Comme saint Grégoire le Grand ou Las Casas, les bourgeois, les barons et les parlementaires réagissent contre des abus. De même, encore, la Déclaration du clergé de France, ou Déclaration en quatre articles (1682) proteste contre les abus de la papauté⁠[109].

Par contre, ce qui sépare saint Grégoire et Las casas des bourgeois, barons, parlementaires et représentants de l’Église de France au XVIIe siècle, c’est que les deux premiers revendiquent une justice pour les autres en fonction de biens objectifs alors que les seconds revendiquent en leur nom propre et réclament pour eux un certain nombre de biens. Le problème est de savoir si ces biens sont purement subjectifs ou s’ils correspondent à des besoins essentiels de la nature humaine.

A ce point de vue, l’apport de la pensée de saint Thomas a été décisif. A partir de la nature humaine, elle établit l’objectivité d’un certains nombre de biens nécessaires à l’homme et qui sont en même temps l’objet d’une inclination de l’homme. L’homme en ressent, dans sa subjectivité, le besoin. Est « droit » (non tordu) ce qui est bon en soi. Ce bien qui le constitue, le construit personnellement et socialement, l’homme est capable de le rechercher et de l’atteindre à condition que liberté lui soit laissée de le faire.

De ce droit naturel s’inspirera un droit positif qui établit un certain nombre de lois particulières et concrètes en fonction des circonstances toujours mouvantes où l’action des hommes s’inscrit. L’essentiel est que les « droits premiers » restent saufs lorsqu’ils sont impliqués dans une décision.

De la contestation des pouvoirs à la conquête de la dignité.

Dans tout ce qui précède, on peut voir la défense de droits  »subjectifs«  dans la mesure où leur exercice est nécessaire au sujet pour être sujet. Mais nous allons voir apparaître des droits « subjectifs » qui sont des revendications pures et simples du sujet hors de toute nécessité.

Alors que dans la conception traditionnelle, un ensemble de droits découlaient de la dignité ontologique de l’homme comme autant de conditions indispensables à son complet épanouissement (« au nom de ma dignité, je réclame…​ »), va surgir progressivement une autre vision de la dignité humaine qui n’est plus première ou donnée mais qui se conquiert au gré des droits exigés par un sujet qui est son propre et unique créateur⁠[110] : « je réclame contre le pouvoir -et plus simplement contre l’étendue du pouvoir- des libertés qui assureront ma dignité ».

Le problème va se poser, pour la conscience chrétienne, lorsque, indépendamment de la loi naturelle, l’homme va considérer de son propre chef et comme bien ce à quoi il aspire et tout ce à quoi il aspire. Nous entrons dans une conception strictement subjective ou d’une conception consensuelle. La volonté humaine ou le contrat social qui en découle peut coïncider avec le bien objectif de l’homme mais ce n’est qu’accidentellement. La revendication du sujet (moi, je) se traduira, dans tous les cas semble-t-il, dans un langage objectif (l’homme a droit à) qui renforce la confusion que le mot droit contient déjà. Dans la réalité, nous verrons que la notion de ce qui est « droit » peut s’élargir et varier à l’infini. Autrement dit encore, tout le droit devient positif. Même s’il se pare du langage-masque du droit naturel, il ne s’y réfère pas ou peu. d’où vient cette tendance subjective ? Elle est inscrite dans la réaction compréhensive à l’abus mais elle va être systématisée, conceptualisée par divers courants de pensée.⁠[111]

Les prophètes d’un nouveau monde

Certaines tendances extrémistes issues du protestantisme ont nourri cette tendance relativement libertaire.

Nous avons déjà rapidement évoqué les anabaptistes⁠[112] qui, au nom de la seule foi, rejetaient le baptême des enfants mais aussi l’autorité de la Bible. Ils refusent tout intermédiaire extérieur entre Dieu et le croyant. Sûrs de la proximité de la fin du monde et du règne de l’Esprit dans l’égalité et la fraternité, ils luttèrent contre toute forme d’organisation et fomentèrent au XVIe siècle des révoltes anti-ecclésiastiques et politiques violentes qui leur valut l’opposition farouche de Luther, de Zwingli⁠[113] aussi bien que des catholiques⁠[114].

Nettement plus modérés sont les Quakers de George Fox⁠[115]. Ils refusent aussi l’autorité des Églises et même de la Bible. Sans culte, sans sacrements, sans ministres, ils prétendent se laisser conduire par le seul Esprit-Saint. A la différence des anabaptistes, ils sont objecteurs de conscience et sont d’ardents défenseurs des libertés et de l’égalité entre les hommes. Persécutés en Angleterre, ils ont émigrés aux États-Unis où William Penn⁠[116] fonda en 1682 la colonie de Pennsylvanie qui se dota d’une constitution qui ne fut pas sans influence sur la Constitution américaine, le siècle suivant⁠[117].

Sur le plan religieux et politique, les puritains jouèrent un rôle important. John Cnox⁠[118], après un exil à Genève, joua un rôle essentiel dans l’établissement de l’Église protestante d’Ecosse. A la recherche de la religion la plus pure, adversaire de la monarchie, il obtint du parlement le rejet de l’autorité pontificale et l’interdiction, sous peine de mort, du culte catholique⁠[119]. Persécutés, les puritains émigrèrent sur la côte Est des États-Unis⁠[120]

Sur le terrain politique, il faut évoquer les niveleurs (levellers) de John Lilburne⁠[121] . Opposés à la monarchie, ils prônent un large suffrage universel masculin⁠[122], la tolérance religieuse. Ils défendent les libertés civiles, cherchent à imposer l’exercice de la souveraineté par le peuple. Ainsi, dans l’armée, ils feront admettre, un temps⁠[123], que dans les conseils, les simples soldats aient voix au chapitre comme les officiers. Ils eurent une certaine influence sur les Quakers⁠[124].

Des philosophes⁠[125] contribuèrent aussi largement è imposer l’idée d’un sujet unique source des droits

Ainsi, Thomas Hobbes⁠[126] écrit-il dans son Léviathan (1651) : « Le droit naturel que les écrivains ont l’habitude de nommer jus naturale, est la liberté que possède tout homme d’user de son pouvoir propre comme il veut lui-même en vue de la préservation de sa propre nature, c’est-à-dire de sa propre vie ; par conséquent de faire tout ce que, de son propre jugement, et par sa raison naturelle, il imagine en fait de moyens les plus efficients ». Originellement, c’est-à-dire à l’« état de nature », l’homme est mû uniquement par l’intérêt personnel, ne cherche que son bien propre et a droit à tout ce qu’il juge utile pour lui. L’homme n’est donc pas pour ce philosophe naturellement social. Au contraire, il est en état de guerre avec les autres hommes. La seule loi est celle du plus fort. Pour échapper à cet état misérable, la raison demande la paix qui ne peut s’obtenir que par un contrat qui constitue la société et qui exige que chacun renonce à son droit sur toutes choses. Ce sont les lois ou plus exactement le « prince » qui fait les lois qui déterminera le bien et le mal et qui détiendra même l’autorité suprême dans le domaine religieux. Ainsi passe-t-on d’une conception libertaire de l’homme à une conception totalitaire de la société.

John Locke⁠[127], lui, imaginera un système libéral sur la même conception mythique d’un homme qui a tous les droits⁠[128] et qui décide d’entrer en société par un contrat qui garantit tous ses droits hormis celui de coercition ou de punition. Nous retrouverons, bien sûr, cette conception, chez J.-J. Rousseau⁠[129], d’un homme originel, absolument libre et solitaire, qui décide de passer à l’état de société par contrat. Cette vision d’un homme qui n’est pas naturellement social, est contraire à tout ce que la philosophie a prétendu depuis Aristote et à toutes les recherches scientifiques sur l’homme primitif. Elle est lourde de conséquences au point de vue du droit. Celui-ci n’est plus relié à Dieu ni déduit de la loi naturelle que le Créateur a inscrite dans sa créature, le droit « nouveau » que Hobbes appelle encore jus naturale est « déploiement de l’action libre de l’individu qu’aucune loi ne vient entraver : émanation du sujet même, authentique droit subjectif »[130]. Liberté illimitée, absolue qui « ne souffre de limite que de l’intérieur, de la Raison subjective de l’individu » (le besoin de paix)⁠[131]. La société (issue d’un contrat) est le produit de la volonté humaine. « Il suit de là, écrit Maritain⁠[132], que la société n’a pas pour premier auteur Dieu auteur de l’ordre naturel, mais la volonté de l’homme, et que la génération du droit civil est la destruction du droit naturel…​. » . En fait, quand Hobbes et ses successeurs emploient le mot « nature », c’est dans un sens différent de celui que nous avons précisé précédemment. Saint Thomas déjà avait souligné ce phénomène : « Une chose est dite de droit naturel de deux façons : d’une part, parce que la nature y incline, par exemple: « Il ne faut pas être injuste envers autrui ». d’autre part, parce que la nature ne suggère pas le contraire : ainsi pourrions-nous dire qu’il est de droit naturel que l’homme soit nu, parce que la nature ne l’a pas doté de vêtement ; c’est l’art qui l’a découvert. C’est précisément de la sorte que « la possession commune de tous les biens et la liberté identique pour tous[133] »_ sont dites de droit naturel : en ce sens que la distinction des possessions et la dépendance ne sont pas imposées par la nature, mais par la raison des hommes pour l’utilité de la vie humaine »[134]. Dans ce passage, comme l’a très bien vu Maritain⁠[135], on remarque que « le mot « nature » peut être pris au sens métaphysique d’« essence » comportant une certaine finalité. Est naturel alors ce qui répond aux exigences et aux inclinations de l’essence, ce à quoi les choses sont ordonnées en raison de leur type spécifique et en définitive par l’auteur de l’être. Et il peut être pris au sens matériel d’« état primitif » donné en fait. Est naturel alors ce qui se trouve exister de fait avant tout développement dû à l’intelligence »[136].

C’est cet « état primitif » qui ne correspond à aucune réalité observée, que Hobbes et Rousseau prennent comme point de départ.⁠[137]

Cette vision très individualiste (l’homme n’est pas naturellement -à l’origine - social mais bon) et libertaire ( la liberté de l’homme - à l’origine - est totale) va inspirer les premières grandes déclarations de la fin du XVIIIe siècle.

Les réalisations

En Amérique

La Déclaration d’indépendance des États-Unis (4-7-1776) rédigée par Thomas Jefferson (1743-1826)⁠[138] est intéressante à ce point de vue. Elle est essentiellement inspirée par la volonté particulière des anciennes colonies anglaises de se séparer du Royaume Uni, mais elle veut se référer néanmoins à des droits « naturels », universels. Dans l’introduction on peut lire : « Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis par les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur »[139].

La fin et donc la justification du pouvoir politique sont clairement affirmées : c’est la garantie des droits « naturels » inaliénables puisqu’inscrits par le Créateur dans sa créature. Les droits inaliénables étant saufs, la forme de gouvernement, elle, dépend de la volonté des hommes (ce raisonnement tout schématique et orienté qu’il soit, nous le verrons, n’est pas faux). Notons toutefois que l’énumération des droits « fondamentaux » est très courte sans doute, dira-t-on, dans la mesure où ce texte a pour objectif premier de justifier la séparation entre les futurs États-Unis et l’ancienne métropole en fonction notamment de la politique fiscale unilatérale de la Grande-Bretagne mais leur formulation est néanmoins très significative. Même si le Créateur est invoqué, on ne peut s’empêcher d’entrevoir un « état primitif » mythique seule source des droits. L’égalité dans laquelle l’homme a été créé, est-elle égalité quant à l’essence ou égalité quant à l’état ? On peut se poser la question dans la mesure où, par exemple, Rousseau les confond. Si le droit à la vie correspond bien à un droit objectif, ne risquons-nous pas de sombrer en pleine subjectivité avec le droit à la liberté⁠[140] et à la recherche du bonheur ? L’absence de précisions ou de nuances laisse la porte ouverte à toutes les interprétations et en tout cas suggère un droit illimité. Mais on se rappellera que, pour Alexis de Tocqueville (1805-1859)⁠[141], si la démocratie américaine est parvenue à éviter les dangers qui menacent de tels systèmes, l’anarchie ou l’étatisme, c’est grâce à une forte imprégnation morale héritée du protestantisme. (puritanisme) Notons que la Déclaration américaine n’a soulevé aucune objection à Rome. Les catholiques américains y ont souscrit et s’y sont référés pour que leurs droits civiques et religieux soient réellement respectés dans certains états.

On sait que cette déclaration n’a soulevé aucune objection à Rome et que les catholiques américains s’y sont référés pour que leurs droits civiques et religieux soient respectés. Elle a eu une énorme influence sur les mouvements de libération en Amérique latine mais n’a qu’un peu inspiré les révolutionnaires français dans un contexte très différent.

En France

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en août 1789 sera l’objet de nombreuses critiques alors que les textes anglais et américains n’ont guère suscité d’inquiétude doctrinale. Ainsi, L’archevêque de Baltimore John Carroll qui fut un patriote engagé aux côtés de Benjamin Franklin, très attaché à l’application de la Déclaration notamment en ce qui concerne la liberté religieuse, détesta la révolution française⁠[142].

Dès 1790, en Angleterre, l’homme politique et philosophe Edmund Burke (1728-1797) publie ses Réflexions sur la révolution française. Ce témoignage est intéressant car ce libéral s’était montré favorable aux revendications américaines. Partisan de la révolution anglaise de 1688 et persuadé que le fondement d’une société doit être contractuel, il n’en porte pas moins un jugement sévère sur la révolution française qu’il oppose à la révolution anglaise de 1688. En particulier, il reproche aux « droits de l’homme » d’être purement théoriques, abstraits et intemporels alors que les réformes doivent tenir compte des réalités concrètes et particulières qui sont le produit d’une histoire.

Karl Marx (1818-1883) dans La question juive[143] leur reprochera d’être des droits individuels et, en somme, l’expression d’une classe : la bourgeoisie⁠[144]. Cette critique sera reprise par M. Villey qui montre que déjà chez Locke comme plus tard dans le texte de la déclaration française, c’est le droit de la bourgeoisie qui est proclamé⁠[145]. Même remarque chez M. Schooyans : avant celle de 1948, les déclarations « portent toutes sur des droits fondamentaux, certes, mais qui sont proclamés, concrètement, au bénéfice d’un groupe particulier : noblesse ou bourgeoisie par exemple »[146].

Si on en doutait, il suffirait de voir comment la Déclaration a été appliquée dans le domaine économique et social. Le Décret du baron d’Allarde, le 17-3-1791, établit un impôt « sur ceux qui débitent les productions ou les marchandises » : la patente. Il s’agit d’une avance, reconnaît d’Allarde lui-même, que le producteur fera payer au consommateur. Le décret lie le vote de cet impôt à l’abolition des jurandes et des maîtrises⁠[147] puisque les privilèges sont abolis et déclare que cette abolition est « un grand bienfait pour l’industrie et le commerce ».

Dans le même esprit, trois mois plus tard, le 14-6-1791, est édictée la loi Le Chapelier⁠[148]. La grève est désormais interdite et toute association ou coalition d’ouvriers ou de patrons est déclarée illégale. Ces derniers, vu leur petit nombre, pouvaient toujours s’entendre secrètement et ne souffrirent guère de cette loi mais elle laissa la classe ouvrière durant tout le XIXe siècle désarmée face au capitalisme⁠[149].

Notons aussi que la déclaration américaine reconnaît que c’est Dieu qui a doué l’homme des droits cités, la française cite Dieu déguisé sous l’appellation Etre suprême comme simple témoin de la reconnaissance des droits par l’assemblée des représentants du peuple : « L’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence de l’Etre suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen…​ ».⁠[150]

L’opposition de l’Église

Toutefois, ce n’est pas la Déclaration (26-8) qui provoqua la réaction du pape Pie VI⁠[151], ni la suppression de la dîme ecclésiastique (4-8)⁠[152], ni la nationalisation des biens du clergé (2-11-1789), ni la suppression des vœux monastiques (12-2-1790) mais la Constitution civile du clergé votée le 12 juillet 1790 et sanctionnée par le roi le 24 août⁠[153]. Elle vise à séparer l’Église de France du Saint-Siège : évêques et prêtres élus par les assemblées électorales, devenaient fonctionnaires salariés, les diocèses étaient redessinés. Durant la préparation de cette constitution marquée à la fois par le gallicanisme latent et la pratique démocratique, le Saint Père avait envoyé des brefs à certains prélats et au Roi pour les mettre en garde. Le 10 juillet 1790 notamment, il prévient le Roi : « Si vous approuvez les décrets relatifs au clergé, vous entraînez par cela même votre nation entière dans l’erreur, le royaume dans le schisme, et vous allumez peut-être une guerre de religion. »[154] 17-8-90: « Il appartient à l’Église seule, à l’exclusion de toute assemblée purement politique, de statuer sur les choses spirituelles ». d’autres admonestations restèrent sans effet alors que le pouvoir commençait à appliquer les nouvelles lois. Après avoir reçu l’Exposition des principes (10 octobre 1790) signée par 110 évêques français qui expriment leurs craintes et sollicitent l’avis du Saint Père, après avoir soumis cette Constitution à une congrégation, Pie VI envoie aux prélats de France le bref Quod aliquantum le 10 mars 1791 où il leur demande, à son tour, leur avis et où il développe un certain nombre de critiques. Celles-ci seront confirmées le 13 avril 1791 par le bref Caritas qui, sur l’avis d’une commission cardinalice réunie 3 fois, « condamne formellement comme schismatique et hérétique la constitution, casse et annule toutes les élections épiscopales faites sans son consentement, suspend les prélats consécrateurs, annule les nouvelles délimitations des diocèses, menace d’excommunication les intrus. »[155] La bulle Auctorem fidei condamnera officiellement la constitution civile du clergé. C’est donc la liberté de l’Église qui préoccupe d’abord et légitimement Pie VI. Il voit dans la constitution et dans le serment qu’on réclame des prêtres pour appliquer les décrets une attaque contre la religion catholique. L’intention du pape « n’est pas d’attaquer les nouvelles lois civiles » ni « de provoquer le rétablissement du régime ancien de la France : le supposer, serait renouveler une calomnie…​ »[156]. Mais il critique au passage, parce qu’ils touchent à la sociabilité et in fine à la religion, sans citer le document, les articles 10 et 11 de la déclaration⁠[157] : « …​ on établit comme un droit de l’homme en société, cette liberté absolue, qui non seulement assure le droit de n’être point inquiété sur ses opinions religieuses, mais qui accorde encore cette licence de penser, de dire, d’écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion, tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée ; droit monstrueux, qui paraît cependant à l’assemblée résulter de l’égalité et de la liberté naturelles à tous les hommes. Mais que pouvait-il y avoir de plus insensé, que d’établir parmi les hommes cette égalité et cette liberté effrénée qui semble étouffer la raison, le don le plus précieux que la nature ait fait à l’homme, et le seul qui le distingue des animaux ? »[158]

Alors que la Déclaration ne reconnaît comme limite à la liberté que la loi, le pape lui rappelle que la première limite à la liberté est la raison même de l’homme et, par elle, sous-entendu, la vérité et en particulier la détermination du bien et du mal : « Dieu après avoir créé l’homme, après l’avoir établi dans un lieu de délices, ne le menaça-t-il pas de la mort s’il mangeait du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal ? Et par cette première défense ne mit-il pas des bornes à sa liberté ? Lorsque dans la suite sa désobéissance l’eut rendu coupable, ne lui imposa-t-il pas de nouvelles obligations par l’organe de Moïse ? et quoiqu’il eût laissé à son libre arbitre le pouvoir de se déterminer pour le bien ou pour le mal, ne l’environna-t-il pas de préceptes et de commandements, qui pouvaient le sauver s’il voulait les accomplir ?'.(Ecclésiastique 15, 15-16). » Le pape souligne donc une incompatibilité entre la liberté proclamée et les 10 paroles divines.

De même, il montre que la vision nouvelle trahit la nature de la société telle que Dieu l’a conçue. C’est à la raison de nouveau que le pape emprunte un autre argument contre cette égalité et cette liberté effrénée qui fait de l’homme une « monade isolée, repliée sur elle-même » comme l’écrivait Marx⁠[159]. Pie VI semble avoir perçu la racine de mal contemporain grandissant : l’individualisme. L’homme n’est-il pas naturellement social et donc soumis dès l’enfance à des supérieurs, puis à des lois qui régissent cette société ? Dès lors, l’égalité et la liberté proclamées ne sont que « des chimères et des mots vides de sens » mais qui portent préjudice à la religion et à l’autorité civile.: « Peut-on […] ignorer que l’homme n’a pas été créé pour lui seul, mais pour être utile à ses semblables ? car telle est la faiblesse de la nature, que les hommes, pour se conserver, ont besoin du secours mutuel les uns des autres ; et voilà pourquoi Dieu leur a donné la raison et l’usage de la parole, pour les mettre en état de réclamer l’assistance d’autrui, et de secourir à leur tour ceux qui imploreraient leur appui. C’est donc la nature elle-même qui a rapproché les hommes et les a réunis en société ; en outre, puisque l’usage que l’homme doit faire de sa raison consiste essentiellement à reconnaître son souverain Auteur, à l’honorer, à l’admirer, à lui rapporter sa personne et tout son être ; puisque dès l’enfance, il faut qu’il soit soumis à ceux qui ont sur lui la supériorité de l’âge ; qu’il se laisse gouverner et instruire par leurs leçons ; qu’il apprenne d’eux à régler sa vie d’après les lois de la raison, de la société et de la religion […] ainsi les hommes n’ont pu se rassembler et former une association civile, sans établir un gouvernement, sans restreindre cette liberté, et sans l’assujettir aux lois et à l’autorité de leurs chefs. […] et ce n’est pas tant du contrat social[160] que de Dieu lui-même, auteur de tout bien et de toute justice, que la puissance des rois tire sa force. »[161]

Ferme et net dans la défense des droits de l’Église et de la foi, Pie VI qui, au début de son pontificat avait évoqué les progrès de l’athéisme (encyclique Inscrutabili divinae sapientiae, 25-12-1775), a-t-il mesuré l’ampleur de l’offensive politique et philosophique qui agite l’Europe entière durant ce siècle ni l’impact social de la révolution ? En effet, toute l’Europe est en proie à des courants de pensée qui mette en question l’Église, sa doctrine et son chef : les plus célèbres sont le despotisme éclairé⁠[162] et le jansénisme⁠[163] qui influencèrent peu ou prou des conceptions concordantes: fébronianisme⁠[164] , joséphisme en Allemagne et aux Pays-Bas⁠[165], ricciisme⁠[166]en Italie, despotisme éclairé en Prusse et en Russie, anticléricalisme maçonnique au Portugal (pombalisme⁠[167]), en Italie, en Espagne, carbonarisme⁠[168] à Naples, léopoldisme en Autriche, Bohême, Hongrie, Toscane⁠[169]. Tous les gouvernements pratiquent le régalisme⁠[170]. Les souverains rêvent de mettre sous leur autorité une église nationale aussi indépendante que possible de Rome. Dans ces remous intellectuels et religieux, la papauté se montre relativement faible. En témoigne la suppression de la Compagnie de Jésus décidée par Clément XIV (bref Dominus ac redemptor) et poursuivie par ses successeurs. Un autre élément a semble-t-il, affaibli la position des souverains pontifes de l’époque, c’est leur pouvoir temporel étendu à de nombreux territoires en Italie et hors de l’Italie qui seront la proie facile des conquêtes des armées de la révolution et de Bonaparte.

De Pie VI à Pie IX, les papes héritiers d’une Rome terne et affaiblie au XVIIIe siècle ont été confrontés à l’éloignement parfois même doctrinal des églises nationales, Ils ont constaté les dégâts civils et religieux des révolutions à travers l’Europe et en particulier les attaques féroces et sanglantes contre l’Église et les croyants. Ils se sont vus menacés dans leurs biens (États pontificaux) et dans leur vie. Ils n’avaient sans doute ni l’indépendance d’esprit ni les instruments intellectuels nécessaires pour une juste et pertinente réaction. On peut ainsi regretter que l’analyse des proclamation, déclarations et constitutions présentant les libertés n’ait pas été plus profonde car, comme nous le verrons plus loin, elles présentent de nombreuses lacunes dans la présentation d’un certain nombre de droits dont la valeur est indiscutable.

En définitive le choc de la révolution et de l’impérialisme napoléonien sera salutaire à l’Église qui va très vite retrouver sa vigueur et sa fidélité doctrinale.

Pie VII (pape de 1800 à 1823) rétablit la Compagnie de Jésus en 1814 par la Constitution Sollicitudo omnium Ecclesiarum et tenta de réorganiser l’Église par des concordats plus ou moins heureux pour améliorer le sort des catholiques en Europe et de reconstituer les États pontificaux. Comme son prédécesseur, il s’inquiète de l’influence des libertés de cultes, de conscience et de presse sur la foi catholique car, écrit-il, « on confond la vérité avec l’erreur, et l’on met au rang des sectes hérétiques et même de la perfidie judaïque, l’Epouse sainte et immaculée du Christ hors de laquelle il ne peut y avoir de salut »[171].

Léon XII (pape de 1823 à 1829) continua à défendre le sort des catholiques en Europe. Il va également réagir aux idées philosophiques du temps avec l’encyclique Ubi Primum (5-5-1824) contre l’indifférentisme en matière de religion et la constitution Quo graviora mala (13-5-1825) contre la secte des francs-maçons. Pie VIII (pape de 1829 à 1830) vécut trop peu de temps.

C’est Grégoire XVI (pape de 1831 à 1846), qui va, solennellement, dans l’encyclique Mirari vos de 1832, reprendre et développer les critiques ponctuelles de ses prédécesseurs contre les libertés révolutionnaires⁠[172]. « Une des causes les plus fécondes de tous ces malheurs de l’Église, c’est l’indifférentisme, c’est à savoir cette funeste opinion qui professe que toutes les croyances sont bonnes pour le salut éternel, à condition que les mœurs soient réglées selon la justice et l’honnêteté. C’est de cette source corrompue que dérive l’opinion absurde et erronée d’après laquelle il faut affirmer et revendiquer pour n’importe qui la liberté de conscience. A cette erreur pestilentielle, la voie est préparée par la liberté d’opinion, pleine et immodérée, qui progresse au grand détriment de la société civile et ecclésiastique, et que plusieurs néanmoins, avec une souveraine impudence, prétendent mettre au service de la religion. C’est au même but que tend cette abominable liberté de la presse, qu’on ne saurait assez exécrer et détester, et que certains prétendent réclamer et promouvoir avec tant d’audace…​. Ayant appris que cette liberté impudente de la presse ébranle la fidélité due aux princes et allume partout les flambeaux de la rébellion, nous engageons les évêques à rappeler aux peuples la doctrine de l’apôtre sur l’origine du pouvoir, et l’exemple des premiers chrétiens acceptant sans se révolter les ordres des empereurs quand ils ne touchaient qu’au temporel…​. Il est bien clair que l’union des deux pouvoirs, qui s’est toujours montrée utile à la société civile comme à l’ecclésiastique, est partiellement redoutée par les partisans de cette impudente liberté dont il a été parlé plus haut. »

Le ton est rude et la pensée sans nuances : le rapport liberté-vérité est mal présenté, l’obéissance à César simplifiée et, à la séparation des pouvoirs, le pape oppose, sans préciser, l’union des pouvoirs. Ce sont là des maladresses, de notre point de vue, mais, vu l’époque et ses troubles qui menaçaient le Saint Siège lui-même, il était peut-être difficile de faire mieux⁠[173].

C’est dans la même ligne que Pie IX (pape de 1846 à 1878) publia l’encyclique Quanta cura (8 décembre 1864)⁠[174]. Il oppose le droit de l’Église à certains droits « modernes » présentés comme anticatholiques et qui sont proclamés en opposition avec l’« éternelle loi naturelle » et la « droite raison ». Ainsi, fustige-t-il, à la suite de Grégoire XVI, la liberté de conscience et des cultes par la quelle « les citoyens ont droit à l’entière liberté de manifester hautement et publiquement leurs opinions quelles qu’elles soient, par les moyens de la parole, de l’imprimé ou toute autre méthode sans que l’autorité civile ni ecclésiastique puisse lui imposer une limite ». C’est ce « sans limite » qui est contestable. la constitution Dignitatis humanae rappellera les « justes limites » (n°2) de l’ordre public juste » (n°3 et 4), le respect « du bien commun » (n°6), « selon les règles juridiques, conformes à l’ordre moral objectif » (n°7), le devoir de chercher la vérité et, une fois qu’elle est connue, de l’embrasser et de lui être fidèle (n°1 et 3). La liberté est ainsi mesurée par le bien et le vrai⁠[175]. C’est très exactement ce que disait Pie IX en citant le pape saint Innocent I (pape de 401 à 417) : « il n’y a rien de plus mortel, rien qui nous précipite autant dans le malheur, nous expose autant à tous les dangers, que de penser qu’il nous peut suffire d’avoir reçu le libre-arbitre en naissant ; sans avoir à rien demander de plus à dieu ; c’est-à-dire, qu’oubliant notre Créateur, nous renions son pouvoir sur nous pour manifester notre liberté »[176].

Le pape ne peut non plus admettre que les droits des parents, le droit d’instruction et d’éducation « découlent et dépendent » de la loi civile seule dans la mesure où la famille est, selon la raison même, antérieure à l’État et tributaire d’abord d’un droit naturel que la loi civile doit respecter. La Déclaration sur l’éducation chrétienne dira clairement: « Les parents, parce qu’ils ont donné la vie à leurs enfants, ont la très grave obligation de les élever et, à ce titre, doivent être reconnus comme leurs premiers et principaux éducateurs » (n°3).

Par ailleurs, Pie IX défend la liberté de l’Église contestée par des pouvoirs civils qui prétendent se soumettre, en maints domaines, le pouvoir ecclésiastique. Le concile Vatican II a réaffirmé avec force la liberté de l’Église, « sacrée » dit le n°13 qu’il faudrait citer en entier.

Reste l’épineuse et capitale question de la distinction des pouvoirs qui n’est peut-être pas suffisamment précisée dans ce texte, pas plus que dans bien des textes précédents. Pie IX s’insurge contre la séparation des pouvoirs (conformément à la doctrine constante de l’Église) au nom de la nécessité de ce qu’il appelle une « mutuelle alliance » et « concorde ». Il est bien entendu que ces mots ne peuvent cacher une confusion de pouvoirs légitimement crainte et dénoncée par les sociétés civiles de l’époque. De nouveau, la possession et la défense des États pontificaux entretiennent l’ambigüité. A ce point de vue, la perte de ces États et la réduction à l’État du Vatican actuel seront une très bonne chose⁠[177].

En somme, l’attitude de l’Église, de Pie VI à Pie IX peut paraître défensive. Mais l’opposition de l’Église s’est concentrée sur les libertés d’expression et de conscience car elles pouvaient entrer en conflit avec la volonté de Dieu. Il est d’ailleurs apparu progressivement que la proclamation de 1798, reprise dans les textes constitutionnels ultérieurs avait bien des intentions et des effets antireligieux.

\e. L’affirmation des droits : la force suspecte devient libératrice

Le pontificat de Léon XIII (pape de 1878-1903) marque un tournant important dans l’histoire de l’Église. Non pas que les principes aient changé mais du fait que Léon XIII va repenser en profondeur la stratégie de l’Église vis-à-vis des « choses nouvelles ».

d’une part, pour le problème qui nous concerne ici, il définira clairement, avec une rigueur très philosophique ce qu’est la liberté dans l’encyclique Libertas praestantissimum (1888) et montrera son lien nécessaire avec la vérité : « La liberté, bien excellent de la nature et apanage exclusif des êtres doués d’intelligence, confère à l’homme une dignité en vertu de laquelle il est laissé entre les mains de son conseil (Si 15, 14) et devient le maître de ses actes. ». C’est en fonction de cette relation que le pape fera de nouveau, comme ses prédécesseurs la critique des libertés « dites modernes » (cultes, expression, enseignement, conscience) qui veulent faire fi des vérités surnaturelle et naturelle mais, cette fois, « distinguant en elles le bien de ce qui lui est contraire, Nous avons en même temps établi que tout ce que ces libertés contiennent de bon est aussi ancien que la vérité, et que l’Église l’a toujours approuvé avec empressement et l’a admis effectivement dans la pratique. »[178]

De plus, conscient « du poids accablant de la faiblesse humaine » et sachant, à son époque, « à quelles conditions de vie sont soumis…​hommes et choses », le pape déclare que l’Église « tout en n’accordant de droits qu’à ce qui est vrai et honnête, (…) ne s’oppose pas cependant à la tolérance dont le pouvoir public croit pouvoir user à l’égard de certaines choses contraires à la vérité et à la justice, en vue d’un mal plus grand à éviter ou d’un bien plus grand à obtenir ou à conserver »[179]. La tolérance chrétienne n’est donc pas une tolérance doctrinale mais pratique qui tient compte et des personnes et des circonstances.

d’autre part, dans l’encyclique Rerum novarum (1891), face aux menaces politiques, économiques et sociales que les doctrines nouvelles (socialisme et libéralisme), rappellera, par exemple, les « devoirs mutuels » des ouvriers et des patrons mais affirmera que « les droits doivent partout être religieusement respectés ». Il citera : « le droit strict et rigoureux, non seulement de recevoir son salaire, mais encore d’en user comme bon lui semblera », le droit au juste salaire et à l’épargne, le « droit de propriété mobilière et immobilière » et ses limites, « le droit naturel et primordial de tout homme au mariage » et à la procréation ; il parlera de l’attribution à la famille de « certains droits et devoirs absolument indépendants de l’État » ; le « droit à l’existence », au travail, aux secours publics en cas de nécessité, au respect de son corps et de sa vie religieuse qui doit être primordiale, à l’instruction religieuse, à un environnement moral sain, au repos. Sont aussi envisagées les droits particuliers de la femme et de l’enfant et la nécessité des associations⁠[180], etc..

Alors que 1789 proclamait les droits d’un individu et que la Constitution du 3 septembre 1791 proclamait qu’« il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers »[181], l’encyclique rappelle des droits sociaux et familiaux fondamentaux.

Pie XI (pape de 1922 à 1939) reprendra tout cela dans Quadragesimo anno (1931) en l’adaptant aux circonstances nouvelles, quarante ans après Rerum novarum. Mais il faut noter, dans l’enseignement de ce pape, deux points très importants qui marqueront désormais l’enseignement de l’Église.

Tout d’abord, le Souverain Pontife note la convergence de certaines mesures ou aspirations avec l’enseignement de l’Église : « …​les hommes d’État…​ ont adopté un grand nombre de dispositions en tel accord avec les principes et les directives de Léon XIII qu’il semble qu’on les en ait expressément tirées ». Et plus loin, à propos du socialisme, il écrit : « On dirait que le socialisme, effrayé par ses propres principes et par les conséquences qu’en tire le communisme, se tourne vers les doctrines de la vérité chrétienne et, pour ainsi dire, se rapproche d’elles : on ne peut nier, en effet, que parfois ses revendications ressemblent étonnamment à ce que demandent ceux qui veulent réformer la société selon les principes chrétiens ». L’Église, aura de plus en plus tendance, et Gaudium et spes consacrera cette perspective, à montrer que les aspirations des hommes ce temps, leurs revendications les plus profondes et manifestes, trouveront en réalité dans le message chrétien leur vraie satisfaction. Une manière de dire que les droits subjectifs les plus vivement ressentis correspondent à un certains nombre de valeurs ou de droits objectifs qui sont inscrits dans la nature humaine telle que Dieu l’a voulue et restaurée dans son Fils.

Deuxièmement, comme Léon XIII face à l’injustice sociale engendrée par le capitalisme libéral, Pie XI protestera contre l’injustice politique au nom des droits de la personne. La disparition de la chrétienté sous les coups de la pensée révolutionnaire a livré l’Europe et puis le monde à des idéologies destructrices. Le libéralisme avait disloqué les sociétés, le communisme, le fascisme et le nazisme entreprirent de recréer un ordre totalitaire⁠[182]. Dans Non abbiamo bisogno (1931), Pie XI parlera des « droits sacrés et inviolables des âmes et de l’Église » et de son combat pour « la liberté des consciences » et il précisera: « non pas (comme certains, par inadvertance peut-être, Nous l’ont fait dire) pour la liberté de conscience, manière de parler équivoque et trop souvent utilisée pour signifier l’absolue indépendance de la conscience, chose absurde en une âme créée et rachetée par Dieu ». Mit brennender Sorge (1937) dira du nazisme que « dans la vie nationale, il méconnaît, par l’amalgame qu’il fait des considérations de droit et d’utilité[183], le fait fondamental, que l’homme, en tant que personne, possède des droits qu’il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité hors de toute atteinte qui tendrait à les nier, à les abolir ou à les négliger ». Divini Redemptoris (1937), rappellera les « prérogatives » (DR) dont Dieu a doté les hommes : « le droit à la vie, à l’intégrité du corps, aux moyens nécessaires à l’existence ; le droit de tendre à sa fin dernière dans la voie tracée par Dieu ; le droit d’association, de propriété, et le droit d’user de cette propriété »

Confronté aussi à l’oubli de Dieu dans les sociétés, au retour du paganisme et à l’installation de régimes où l’État se substitue au Tout-Puissant, Pie XII (pape de 1939 à 1958) rappelle dans l’Encyclique Summi pontificatus (20 octobre 1939) que « là où l’on revendique une autonomie fondée seulement sur une morale utilitaire, le droit humain lui-même perd justement dans ses applications les plus onéreuses l’autorité morale qui lui est nécessaire, comme condition essentielle, pour être reconnu et pour postuler même des sacrifices ». Il rappellera également que le Créateur a donné à l’homme et à la famille, par nature antérieurs à l’État, « des forces et des droits ». Au cœur de la guerre, le Saint Père énumérera dans son radio-message de Noël 1942 Con sempre les conditions d’une véritable paix qui ne peut se construire que sur le respect des « droits fondamentaux de la personne » mais aussi des droits de la famille, du travailleur et du citoyen, dans la mesure où « à travers tous les changements et toutes les transformations, la fin de toute vie sociale reste identique, sacrée, obligatoire : le développement des valeurs personnelles de l’homme en tant qu’il est image de Dieu ». L’homme, dira-t-il ailleurs, est « une personne autonome, c’est-à-dire un sujet de devoirs et de droits inviolables d’où dérive et où tend toute sa vie sociale »[184].

d’une certaine manière, on peut considérer que l’encyclique Pacem in terris (1963) sera l’amplification de cette doctrine. En effet, la première partie du document s’ouvre sur une référence à l’enseignement de Pie XII avant de développer « une suite de droits de nature » (n° 12-29).

On sait depuis comment Jean-Paul II s’est fait vraiment aux yeux du monde entier le champion des droits de l’homme qui sont devenus le thème majeur de tout son enseignement social⁠[185].

Ainsi donc, l’Église s’est progressivement rendu compte que la défense des droits de l’homme importait à sa mission face à l’envahissement du pouvoir temporel qui empiétait sur ses prérogatives, face à une laïcité agressive qui retreignait la liberté scolaire et face aux diverses formes de totalitarisme qui font fi de la dignité, de l’identité et de la vie humaines.⁠[186]


1. Cf. JOBLIN R.P. J., L’Église et les droits de l’homme : Un regard historique et perspective d’avenir, in Les droits de l’homme et l’Église, Réflexions historiques et théologiques, Conseil pontifical « Justice et Paix », 1990, pp. 22-26.
2. Dt 15, 11.
3. Is 1, 17.
4. Le Seigneur « a déployé la force de son bras ; il a dispersé les cœurs pleins de pensées orgueilleuses ; il a jeté à bas de leurs trônes les puissants, et relevé les humbles ; il a comblé de biens les affamés, et renvoyé les riches les mains vides » (Lc, 1, 51-53).
5. Mt, 25, 34-40.
6. Dans le « Sermon sur la montagne », Jésus déclare : « Heureux ceux qui ont un cœur de pauvre : le royaume des cieux est à eux !…​ » (Mt, 5, 3-12 et Lc, 6, 20-49)
7. Cf. JEAN-PAUL II, Homélie, Chalco, Mexique, 7-5-1990, O.R. 15-5-1990, p. 10.
8. 2 Co, 8, 9.
9. A. Durand pense qu’il vaudrait mieux parler d’« option prioritaire » car, explique-t-il, « l’idée de préférence introduit une note subjective et affective, avec ce qu’elle évoque d’un peu « arbitraire et gratuit » (…). C’est bien parce qu’il aime également tous les hommes que Dieu accorde une priorité aux pauvres. C’est une priorité du même ordre que nous voyons à l’œuvre dans certaines familles lorsque, parmi les enfants, se trouve un handicapé ou un grand malade. Celui-ci, fait l’objet de soins particuliers et d’attention privilégiée: les autres enfants n’en sont pas moins aimés pour autant (…) » (La cause des pauvres, Société, éthique et foi, Cerf, 1992, pp. 171-172). Mais d’un autre côté, on pourrait justifier « préférentielle » en évoquant ce proverbe libanais : « Lequel de tes enfants chéris-tu le plus ? Celui qui est malade jusqu’à ce qu’il guérisse ».
10. Si, étant donné l’état des connaissances scientifiques et les disputes philosophiques, on a longtemps douté du moment à partir duquel le fœtus était « animé » (investi d’une âme), l’Église, dans son droit, a toujours été fort sévère vis-à-vis de l’avortement. Le concile d’Ancyre, en 314, rappelle une règle « ancienne » qui excluait de l’Église et jusqu’à leur mort les femmes coupables d’avortement. Le concile corrige cette loi et réduit la peine à 10 ans de pénitence. La Bulle Effraenatam du pape Sixte V, en 1588, rappelle les sanctions prévues par d’anciens conciles et punit ceux qui procurent un avortement ou qui y coopèrent directement ou indirectement, quel que soit l’âge du fœtus. Les peines sont l’excommunication « latae sententiae » (encourue par le fait même de la commission du délit), l’irrégularité pour l’admission aux ordres ou leur exercice. La Bulle Sedes apostolica du pape Grégoire XIV, en 1591, soit trois ans plus tard, atténua les sanctions prises par son prédécesseur en permettant que tout prêtre délégué par l’évêque du lieu puisse absoudre le coupable alors que, dans le texte précédent, seul le Saint-Siège avait ce pouvoir. Depuis lors, la règle n’a guère changé. Dans le Code de droit canonique de 1983, le canon 1398 affirme : « Qui procure un avortement, si l’effet s’en suit, encourt l’excommunication « latae sententiae » » ; les canons 1041, 4°et 1044, 3° déclarent « irréguliers » pour la réception ou l’exercice des ordres, celui « qui a procuré un avortement suivi d’effet, et tous ceux qui y ont coopéré positivement ».
11. Op. cit., p. 171.
12. Rencontre avec les représentants des activités caritatives et sociales, San Antonio, USA, 13-9-1987, OR 29-9-1987, p. 13.
13. Env. 330 - env. 390. A la même époque, saint Basile (330-379) prononce ses célèbres homélies Contre les riches et fonde les premières « maisons de pauvres ».
14. Sermon 14: « Sur les soins à donner aux pauvres », cité in DURAND Alain, La cause des pauvres, Société, éthique et foi, Cerf, 1991, pp. 63-64. Les citations suivantes de saint Césaire et de Las Casas sont extraites aussi de ce livre.
15. 470-543.
16. Sermon 25.
17. 1474-1566.
18. KLEINCLAUSZ A., Charlemagne, Tallandier, 1977, p. 310.
19. Notons que, dans l’Ancien Testament, apparaît un certain « droit des esclaves » mais uniquement réservé aux Hébreux. Le livre de l’Exode (21, 2-11) et le Deutéronome (15, 12-18) prévoient l’affranchissement des esclaves après 6 ans de service. Le Lévitique stipule que lors de l’« année jubilaire », année « sainte », tous les 50 ans, sera proclamé, dans le pays, l’affranchissement de tous les habitants.
20. Ga 3, 27-28.
21. Parole rappelée par Jean-Paul II à Saint-Denis, France, le 31-5-1980. Pour ne pas mal comprendre la citation, il n’est pas inutile d’évoquer dans quel contexte historique, cette pensée-clé du fondateur de la JOC est née. Il constate, dans les années 20 que les conditions qui régissent le travail des jeunes salariés (de 14 à 21 ans) ont très souvent, en Belgique et partout dans le monde, entraîné une grave misère religieuse, morale et physique. C’est cette situation qui lui inspirera des paroles très fortes mais essentielles : « Dans l’ouvrier et la petite ouvrière, aussi bien que pour un roi ou une impératrice ; dans l’homme pervers, corrompu, et la femme la plus perdue, la prostituée, la femme de mauvaise vie…​en tous, il y a une dignité que tout le monde - même ceux qui doivent parfois agir contre eux et contre elles - doit respecter » ( in Va libérer mon peuple, La pensée de Joseph Cardijn, Vie ouvrière, 1982, p. 33). Pourquoi ? Parce que chacun, quel que soit son âge, est une personne. « La personne c’est, dans l’échelle des êtres, l’être qui a sur la terre la plus haute perfection, quelque chose qui participe à la perfection divine ; une personne est à peu près comme un Dieu, parce qu’elle participe à cette perfection de Dieu qui est exprimée quand on dit : Dieu est une personne » (id., p. 34).
22. L’attention du Seigneur au plus petit est manifeste dans toute l’Écriture : « Avant d’être façonné dans le ventre maternel, je te connaissais. Avant ta sortie du sein, je t’ai consacré » (Jr 1, 5) ; « Mes os n’étaient point cachés devant toi quand je fus fait dans le secret, brodé dans les profondeurs de la terre » (Ps 139, 15).
23. Cf. SCHOOYANS M., L’enjeu politique de l’avortement, op. cit., 209-215.
24. DANNEELS Cardinal G., Homélie lors des obsèques du Roi, 7-8-1993.
25. L’idée fut lancée à l’assemblée de Charroux en 989 et se répandit dans tout l’occident chrétien.
26. L’idée apparaît au concile d’Elne en 1027.
27. Septante jours avant Pâques.
28. A l’époque, les rogations se déroulaient durant les trois jours qui précèdent l’Ascension.
29. Durée de huit jours durant laquelle on commémore la grande fête.
30. Cf. LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, tome IV, Wesmael-Charlier, 1946, pp. 106-108 et PIRENNE H., Histoire de Belgique, tome I, Lamertin, 1929, pp. 123-124.
31. Cf. DH, n° 10.
32. 521-486.
33. Esd, 6, 5-12.
34. Cité par GRELOT P., Libres dans la foi, Desclée, 1987., p.41.
35. Cité in GRELOT P., id., p. 114.
36. Pour se rendre compte des difficultés que devaient affronter les princes, il suffit de relire, par exemple, l’histoire du protestantisme en France. En 1544 l’Edit de Fontainebleau arrête la répression contre les protestants ; en 1562 l’Edit de Saint Germain tolère relativement le culte calviniste ; en 1563, la Paix d’Ambroise et d’autres textes en 1577, 1579, 1580, font des concessions à l’« erreur » ; en 1598 l’Edit de Blois établit un droit exclusif pour la religion catholique ; en 1598 l’Edit de Nantes se présente comme un acte de tolérance civile qui protège les protestants mais non le protestantisme. A son propos, P. de l’Estoile écrit que, par cet édit, Henri IV voulait « rétablir la paix de l’État de laquelle, dans sa pensée, devait sortir la paix de l’Église et donner plus de latitude à la religion catholique qu’il avait embrassée. Il voulait, comme il le disait, se faire Roi-Pasteur et ramener les brebis égarées par la douceur, sans effusion de sang » (l’ESTOILE P. de, Journal d’Henri IV, 1599). Clément VIII d’abord indigné fit confiance au Roi et lui confia des missions qui outrepassaient ses droits pour la restauration de l’Église ! En 1685, l’Edit de Nantes était révoqué !
37. Gratien (359-383) inaugure cette confusion en 382 en supprimant les collèges de prêtres païens et en enlevant du sénat la statue de la Victoire. Mais c’est surtout Théodose, le meilleur de ses généraux, qui va tristement illustrer la profonde injustice du système. Il s’était vu confier par Gratien l’Empire d’Orient en 379. Dès son avènement, Théodose entreprend la lutte contre le paganisme par la loi et par la force. Ses exactions furent telles que saint Ambroise qui avait réclamé de Gratien, pour le christianisme, la protection de l’État, refusa l’entrée de l’église à l’empereur Théodose jusqu’à ce qu’il eût fait pénitence du massacre de Thessalonique où, en 390, l’empereur avait réprimé dans le sang une sédition païenne. (Mourre)
38. C’est Grégoire VII (env. 1020 - 1085) qui jeta les bases de la théocratie. Dans les Dictatus Papae, il affirme le droit du pape à déposer les souverains. Cette prise de position est à l’origine de sa querelle avec l’empereur Henri IV. Celui-ci excommunié alla demander pardon à Canossa. Déchu par les électeurs allemands, Henri IV prit les armes, fut à nouveau excommunié, marcha sur Rome où il établit un antipape (Clément III) qui lui remit la couronne impériale ! Innocent III (1160-1216) reprit les conceptions de Grégoire VII qu’il mit en pratique avec une énergie sans égale : il s’employa à montrer, par intrigues, nominations et excommunications, que les princes n’étaient que les vassaux du Souverain pontife. Boniface VIII (1235-1303) continua cette politique et affirma par la bulle Unam Sanctam le pouvoir du Saint-Siège sur les rois comme sur tous les hommes. Ce document est à l’origine de l’attentat d’Anagni contre le pape. Plus tard, dans sa réforme, Calvin (1509-1564) tentera de réaliser à Genève un état théocratique : « il fit de l’État le soutien fidèle de l’Église et lui confia une mission d’éducateur. Sous le nom de Consistoire, un corps de pasteurs et d’ »anciens » laïcs, choisis dans les Conseils de la ville, fut chargé de veiller au redressement des mœurs et d’organiser une surveillance étroite des citoyens, dans leur vie privée comme dans leur vie publique. Les infractions morales furent désormais considérées comme des crimes sociaux et punies comme tels ». (Mourre)
39. La Paix d’Augsbourg (1555) signée par Ferdinand Ier, empereur d’Allemagne et les Electeurs germaniques (princes allemands qui élisent l’empereur) pour établir la paix entre catholiques et luthériens, laisse aux princes la liberté d’imposer leur religion à leurs sujets.
40. 1588-1679. Thomas Hobbes soutient que  »l’État a pour origine un contrat par lequel les hommes livrés dans l’état de nature à une violence effrénée, abandonnent tous leurs droits entre les mains d’une autorité une et despotique, qui est la seule source de la propriété, de la justice et des valeurs morales » (Mourre).
41. Id., pp. 80-82.
42. 735-804. Poète, savant et théologien anglais.
43. Vacant.
44. Cité in LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, L’État ou la politique, 1948, Wesmael-Charlier, p. 65.
45. Perfidia dérivé de perfidus désigne, ici, étymologiquement « celui qui viole sa foi » (fides) et non pas « fourbe » comme dans le sens commun (Robert et B-von W).
46. GRELOT P., op. cit., pp. 84-85.
47. Somme théologique, IIa IIae, qu.10, art. 8.
48. 1198-1252. Il serait faux de présenter les incessantes guerres de l’époque comme un lutte pure et simple entre chrétiens et musulmans. Si l’intention des princes espagnols est clairement de reconquérir leurs terres, les alliances furent diverses. Les chrétiens se battent parfois entre eux comme les arabes d’ailleurs qui se disputent les grandes villes du sud ; les arabes s’allient aux chrétiens contre d’autres arabes ou d’autres chrétiens. Il arriva ainsi à Ferdinand de prêter main forte à tel calife menacé par d’autres musulmans en échange d’un élargissement de la liberté religieuse des chrétiens en terre musulmane.
49. Le manichéisme est une religion fondée par Mani ou Manès (216-277) qui affirme l’existence éternelle de deux principes opposés : la Lumière (le bien, l’esprit) et les Ténèbres (le mal, la matière).
50. LAURENTIE Joseph, Saint Ferdinand III, Victor Lecoffre, 1910, p. 62.
51. Cf. LAURENTIE Joseph, op. cit., pp. 134-137 et p. 178.
52. Gouverneur.
53. Id., p.160.
54. L’attitude de Ferdinand III lors des événements évoqués apporte un peu de paix dans cette très longue histoire tumultueuse de la reconquista qui s’étendit du VIIIe au XVe siècle. la cohabitation ne fut certes pas harmonieuse comme le montre FANJUL Serafin in Al-Andalus, L’invention d’un mythe, La réalité historique de l’Espagne des trois cultures, L’Artilleur, 2017.
55. Andres Gambra, professeur à l’Université de Madrid, partisan déclaré d’une intolérance catholique, est lui-même obligé de reconnaître qu’ »on ne doit pas penser que l’attitude des Espagnols de la reconquête a été fermée ou fanatique. Au contraire : ils ont assimilé beaucoup d’éléments d’ordre technique, culturel ou esthétique, que leur ont fourni les fidèles des autres religions. Le mudejarismo a été une réalité, dès l’époque où les Mozarabes ont imposé dans l’Espagne chrétienne un art chargé d’éléments cordouans et orientaux, qui fut très apprécié au point de se substituer à l’art asturien primitif, avant la pénétration du roman ; en passant par les deux écoles de traducteurs de Toledo, et jusqu’aux nombreuses manifestations de l’art mudejar, roman, gothique ou renaissant. Ce qu’on appelle le style Cisneros est une savante combinaison de Renaissance et de charpente mauresque ; et même dans cette manifestation de gothique flamboyant qu’est le style Isabelle ou style Rois catholiques abondent les éléments de cette provenance. De telles influences étaient inévitables puisque jamais il n’y a eu une attitude d’inspiration raciste ou manichéenne ». ( Pour le Ve centenaire de la chute de Grenade, L’Islam, l’Espagne et sa « reconquista », in AFS n° 102, août 1992, pp. 51-52)
56. 1473-1543. Astronome polonais. Défendit la thèse de la rotation de la terre et des planètes autour du soleil.
57. Secte religieuse proche du luthéranisme (Ndlr).
58. Cf. Mourre. On considéra la Pologne comme le « paradisus hereticorum » car non seulement calvinistes, luthériens et frères moraves s’y trouvèrent bien mais aussi les anabaptistes du Saint Empire (ils considèrent comme nul le baptême des petits enfants mais développèrent aussi des théories politiques subversives), les mennonites des Pays-Bas (ce sont des anabaptistes tout à fait pacifiques) et les antitrinitaires d’Italie.
59. La diète (sejm) rassemble les membres de la noblesse ; au XVIe siècle, elle élit le roi.
60. « Les Polonais tolèrent les mêmes religions que celles que nous avons et, en outre, de nombreuses autres sectes, et personne ne cesse pour autant d’obéir à son roi » (Philippe Duplessis-Mornay, chef protestant français (1549-1623) cité in http://www.btt-opera.com/edit/histoire/europe/europe/.htm). Malheureusement, plusieurs facteurs empêchèrent cette situation de durer. Au siècle suivant, les protestants se divisèrent car les calvinistes tentèrent de faire expulser les autres protestants. L’Église catholique régénérée par le concile de Trente retrouva vigueur grâce aussi aux Jésuites installés en Pologne dès 1565. Certains évêques excitèrent la population contre les protestants profitant de la sympathie partisane de Sigismond III. En 1655, l’envahissement de le Pologne par la Suède protestante identifia pour la plus grande partie de la population la défense de la patrie et la défense de la foi catholique.
61. Nous parlerons plus tard de l’esquisse de ces droits qui nous sont familiers : travail, juste salaire, participation politique, droits civils, sociaux, économiques.
62. Aux médecins catholiques italiens, 28 décembre 1978, OR 9-1-1979, p. 5.
63. Message du Pape au Secrétaire des Nations Unies pour le 30e anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme, 2-12-1978, OR 19-12-1978, p. 11.
64. DELGADO Pr. Mariano, Un sermon prophétique de l’Avent 1511, in Zenit, 13-12-2011.
65. C’est le cas notamment de DUMONT Jean in L’Église au risque de l’histoire, Criterion 1981, pp. 125-137.
66. 1474-1566. Il entra chez les dominicains en 1522. Evêque du Chiapas (Mexique) en 1543, il renoncera à cette charge en 1550. Il a écrit notamment : Historia de las Indias et Memorial de remedios al Consejo de Indias.
67. Ce sont les « lois de Burgos », en 1512, qui établirent cette réglementation coloniale. Les Indiens étaient « requis » (c’est le principe du requerimiento, à la base de l’évangélisation) de reconnaître l’autorité du Pape et des rois d’Espagne et de suivre une instruction religieuse. L’adhésion à la prédication était en principe libre.
68. Pour justifier cette attitude, certains penseurs se référaient à une interprétation restrictive de la théorie du « dominium ». Ce thème est tiré de la Genèse (1, 28) au moment où Dieu dit à l’homme : « Régnez sur (dominez) les poissons de la mer, les oiseaux des cieux et tous les animaux qui rampent sur le sol. » Pour certains, inspirés par Richard Fitz-Ralph (1295-1360) et John Wyclif( 1320-1384), seuls les chrétiens en « état de grâce » sont capables de « dominium ». Jean de Gerson (1363-1429) avait déjà répondu, comme saint Thomas que Dieu a concédé le « dominium » à tous les hommes (Cf. VILLEY Michel, Le droit et les droits de l’homme, PUF, 1983, pp. 128-129).
69. Comme le note André-Vincent (op. cit., pp. 133-135) : « Au XVIe siècle, l’esclavage est une institution commune du droit des gens hors chrétienté. La réduction en esclavage des prisonniers de guerre est la loi des nations païennes et l’est devenue par le jeu des représailles pour les chrétientés envahies par l’Islam (…). L’esclavage est encore admis à titre de pénalité contre des délits » tels que la sodomie, l’anthropophagie, les meurtres rituels. De plus, au cours d’une juste guerre, la réduction d’Indiens à l’état d’esclaves sera officiellement ordonnée en 1534 « dans le but d’adoucir la violence des conquistadors en les intéressant à la vie de leurs prisonniers ». Ces pratiques trouvaient des justifications intellectuelles inspirées par « la thèse aristotélicienne des « esclaves par nature » ».
70. Notamment le Frère Antonio Montesinos qui, le quatrième dimanche de l’Avent 1511 s’était écrié en chaire : « Dites, de quel droit et au nom de quelle justice tenez-vous ces Indiens dans une si cruelle et si horrible servitude ? […​] Ces gens ne sont-ils pas des hommes ? […​] N’êtes-vous pas obligés à les aimer comme vous-mêmes ? » ( Cf. DELGADO Pr. Mariano, op. cit. ; ANDRE-VINCENT Ph. I., Las Casas apôtre des Indiens, Nouvelle Aurore, 1975, pp. 17 et svtes). A la même époque (1524), les franciscains montraient la bonne voie au Mexique où « ils établirent les bases de l’évangélisation en vivant aussi pauvrement que les Indiens dont ils apprirent les langues et respectèrent, autant qu’il leur était possible, les coutumes. » (LAUBIER P. de, op. cit., pp.132-133).
71. Si, 34, 21-25.
72. Cf. PAUL III, Lettre apostolique Veritas ipsa du 2 juin 1537 et la bulle Sublimis Deus du 9 juin 1537. On lit dans ce dernier document: « le Christ qui est la Vérité elle-même, qui n’a jamais failli et ne faillira jamais, a dit aux prédicateurs de la foi qu’il choisit pour cet office : « Allez enseigner toutes les nations ». Il a dit Toutes, sans exception, car toutes sont capables de recevoir les doctrines de la foi.
   L’ennemi du genre humain, qui s’oppose à toutes les bonnes actions en vue de mener les hommes à leur perte, voyant et enviant cela, inventa un moyen nouveau par lequel il pourrait entraver la prédication de la parole de Dieu pour le salut des peuples : il inspira ses auxiliaires qui, pour lui plaire, n’ont pas hésité à publier à l’étranger que les Indiens de l’Occident et du Sud, et d’autres peuples dont Nous avons eu récemment connaissance, devraient être traités comme des bêtes de somme créées pour nous servir, prétendant qu’ils sont incapables de recevoir la Foi Catholique.
   Nous qui, bien qu’indigne de cet honneur, exerçons sur terre le pouvoir de Notre-Seigneur et cherchons de toutes nos forces à ramener les brebis placées au-dehors de son troupeau dans le bercail dont nous avons la charge, considérons quoi qu’il en soit, que les Indiens sont véritablement des hommes et qu’ils sont non seulement capables de comprendre la Foi Catholique, mais que, selon nos informations, ils sont très désireux de la recevoir. Souhaitant fournir à ces maux les remèdes appropriés, Nous définissons et déclarons par cette lettre apostolique, ou par toute traduction qui puisse en être signée par un notaire public et scellée du sceau de tout dignitaire ecclésiastique, à laquelle le même crédit sera donné qu’à l’original, que quoi qu’il puisse avoir été dit ou être dit de contraire, les dits Indiens et tous les autres peuples qui peuvent être plus tard découverts par les Chrétiens, ne peuvent en aucun cas être privés de leur liberté ou de la possession de leurs biens, même s’ils demeurent en dehors de la foi de jésus- Christ ; et qu’ils peuvent et devraient, librement et légitimement, jouir de la liberté et de la possession de leurs bien, et qu’ils ne devraient en aucun cas être réduits en esclavage ; si cela arrivait malgré tout, cet esclavage serait considéré nul et non avenu. »
73. Dans un premier temps, Charles Quint interdit la proclamation de la bulle de Paul III sur ses territoires puis, suite aux critiques incessantes des dominicains, les lois de Burgos subirent des transformations mais ce sont Les lois nouvelles de Charles-Quint en 1542-1543, préparées par Las Casas et Francisco de Vitoria lors de la « grande controverse de Valladolid », qui abolirent le système de l’encomienda. La reine Isabelle Ire la Catholique (1451-1504) avait déjà, le 6 juillet 1500 (les premiers esclaves indiens avaient été envoyés par Christophe Colomb en 1494 et 1495), promulgué une ordonnance royale qui libérait, sous peine de mort, les Indiens réduits en esclavage. Mais, après la mort de la reine, les exceptions que l’ordonnance souffrait tendront à devenir la règle. (Cf. ANDRE-VINCENT Ph. I., Las Casas, apôtre des Indiens, op. cit. pp. 134-135.)
74. Op. cit. p. 115.
75. Cf. VILLEY M., Le droit et les droits de l’homme, PUF, 1983, pp. 108 et svtes ; Questions de saint Thomas sur le droit et la politique, PUF, 1987. Cf. également JOBLIN RP. J., op. cit., pp. 26-28.
76. Somme théologique, Ia, IIae, q. 92, art. 2.
77. id., Ia, IIae, q. 94, 2.
78. Le pape Jean-Paul II, du temps où il s’appelait Karol Wojtyla, fut philosophe et « …​sa formation première thomiste lui a permis d’enraciner dans l’objectivité son étude de la subjectivité » (JOBERT Ph., op. cit., p.9). « Il a créé une philosophie, une vision globale des choses à partir de l’homme ». Cette philosophie est subjective car elle étudie l’homme « en tant que sujet connaissant et agissant, non en tant qu’objet observé de l’extérieur ». Elle l’étudie, d’une manière introspective, du point de vue de « la personnalité intérieure de l’homme » (id. pp. 10-13).
79. La Constitution pastorale Gaudium et spes, qui s’appuie (n°9) sur « les aspirations de plus en plus universelles du genre humain ». a creusé cette voie.qui conduit aussi à l’affirmation de droits individuels et sociaux : le droit à la vie, à la nourriture, au vêtement, à l’intégrité du corps n’est-il pas inscrit dans la recherche de « tout ce qui assure la conservation humaine » ? Le droit à la procréation, à l’éducation et à la protection des enfants n’est-il pas suggéré par ces « biens plus spéciaux » que sont « l’union du mâle et de la femelle » et « le soin des petits » ? Enfin, le désir de « connaître la vérité sur Dieu et de vivre en société » fonde la liberté religieuse et tous les devoirs sociaux (Cf. JOBLIN R.P. J., op. cit. p. 28).
80. CAYRE F., Patrologie et histoire de la théologie, Desclée, 1947, Tome II, p. 632.
81. Selon Lalande : « Virtualité ; caractère de ce qui peut se produire ou être produit, mais qui n’est pas actuellement réalisé ». Dans ce sens, être « en puissance » s’oppose à être « en acte ».
82. Traité comprobatoire du souverain empire que les rois de Castille et Leon possèdent sur les Indes, 1553, in Obras escogidas, Edition et études de J. Perez de Tudela, Biblioteca de autores espanoles, 1957-1958, vol. V, pp. 352-358, cité in ANDRE-VINCENT Ph. I., op. cit. pp. 123-125.
83. En témoigne ce passage du testament de la Reine Isabelle 1451-1504) : « Item : Lorsque furent concédées par le Siège Apostolique (Ndlr : par la bulle Inter caetera d’Alexandre VI, le 4-5-1493) les îles et terre ferme de l’Océan, découvertes ou à découvrir, notre principale intention fut, comme nous en adressions la supplique au Pape Alexandre VI, de bonne mémoire, qui nous accorda ladite concession, de tâcher d’attirer ces peuples et de les convertir à notre sainte Foi catholique, et d’envoyer aux dites îles et terre ferme des prélats et des religieux et des clercs et d’autres personnes doctes et craignant Dieu, pour en instruire les habitants dans la foi catholique, pour leur apprendre les bonnes coutumes, et pour mettre en cela toute la diligence due, ainsi qu’il en était convenu plus longuement dans les lettres de ladite concession. Aussi je supplie le roi mon seigneur très affectueusement et je charge et je commande à ladite princesse ma fille et audit prince son mari, qu’ils fassent et l’accomplissent ainsi, et que ce soit cela leur principale fin, et qu’ils y mettent une grande diligence, et qu’ils ne consentent pas ni donnent lieu que les Indiens, citoyens et habitants desdites Indes et terre ferme, gagnées ou à gagner, reçoivent aucun détriment dans leurs personnes et dans leurs biens ; mais qu’ils commandent qu’ils soient bien et justement traités ; et s’ils recevaient quelque détriment, qu’ils y remédient de la façon que, dans ladite concession, il nous est urgé et commandé. » (cité in ANDRE-VINCENT Ph. I., Droit des Indiens et développement en Amérique latine, Ed. Inter-Nationales, 1971, p. 23).
84. Citant Las Casas, André-Vincent (op. cit. p. 138) note, à propos de la législation de Burgos (1512) qu’elle « a été élaborée « sans la participation » des intéressés (« sans les entendre et sans les convaincre ») ; et cela est « contraire à tout droit naturel divin et humain ». » Il ajoute qu’elle « est bonne en soi mais elle ignore les choses indiennes : elle traite du travail des Indiens et de leur salaire comme si l’argent et le travail avaient le même sens chez eux que chez les Espagnols : elle détermine les rations de « pain cazabi » (un amalgame d’herbes hachées) comme s’il avait la valeur nutritive du pain de blé: elle fixe les parts de nourriture carnée nécessaire aux Indiens ; mais elle supprime (sans le savoir) les conditions de leur ravitaillement qui sont en fait la chasse et la pêche. En imposant à des sylvicoles l’agriculture et le travail des mines, la législation de Burgos prétend leur apprendre la civilisation : elle détruit en fait leur héritage culturel et leurs conditions d’existence. Composée par déduction à partir du modèle européen et non par observation des réalités indiennes, cette législation est mauvaise en fait : elle est condamnée pour son irréalisme comme contraire au droit naturel ».(id. pp. 166-167)
85. Cité par ANDRE-VINCENT Ph. I., Droit des Indiens et développement en Amérique latine, op. cit., p. 39.
86. 1482-1525.Dominicain.
87. Le plus célèbre est Juan Ginès de Sepùlveda (1490-1573). Ce théologien fut chargé par le cardinal italien Cajetan (1469-1534) de réviser la traduction grecque du Nouveau testament. Il fut historiographe de Charles-Quint et précepteur du futur Philippe II. Son amour de la philosophie d’Aristote qu’il considérait comme très conforme à la doctrine chrétienne l’amena à légitimer l’esclavage et la chasse aux Indiens. En 1544 encore, il défendait la thèse suivant laquelle les Indiens sont des « esclaves par nature » et des « créatures faibles et pauvres », cannibales barbares que l’on doit chasser comme des animaux s’ils ne se soumettent pas aux Espagnols. (Cf. Mariano Delgado, op. cit.) Ses ouvrages sur ces questions furent censurés ou condamnés.
88. Las Casas est aussi l’auteur d’un texte très intéressant découvert en 1942 et traduit en français en 1990: De unico modo vocationis omnes gentes ad veram religionem, écrit de 1522 à 1527. Un plaidoyer pour la liberté religieuse.
89. Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, 1539, trad. M. Barbier, Droz, 1966, p. 45, cité in LAUBIER P. de, op. cit., p. 134.
90. 1509-1560. Dominicain.
91. 1494-1560. Dominicain.
92. On reproche souvent à Las Casas d’être à l’origine de la traite des Noirs : « Pour protéger les Indiens victimes du travail forcé, Las Casas conseilla d’implanter dans les colonies d’Amérique des travailleurs noirs amenés d’Afrique » (Mourre). d’une part, une erreur de traduction et une lecture incomplète sont, en partie, à l’origine de cette accusation. Parlant de lui a la troisième personne, Las Casas, écrit à propos de sa requête au Conseil des Indes en 1516: « Le clerc Las Casas premièrement (primero) (« dans un premier temps » et non « le premier ») demanda licence d’importer des esclaves noirs ». Il ajoute immédiatement : « Depuis qu’il eut compris de quelle façon inique ces Noirs avaient été asservis…​il n’aurait pour rien au monde renouvelé une pareille demande ». Et il avoue : « Il ne fut jamais certain que l’ignorance où il avait vécu à ce sujet lui servirait d’excuse devant le tribunal de Dieu ». (Historia de las Indias, op. cit., Livre III, chap. 102.). d’autre part, le Père André-Vincent fait remarquer que « c’est une fausse perspective qui fait voir dans l’esclavage des Noirs la rançon de la libération des Indiens. Celle-ci jouait contre lui : en préservant la population indienne. De fait, aujourd’hui, la main-d’œuvre noire compte beaucoup moins dans l’Amérique espagnole que dans les colonies portugaises, anglaises, françaises, hollandaises où la main-d’œuvre indienne, décimée ou refoulée, fut remplacée par les bras plus vigoureux des Noirs. Loin de s’opposer , la liberté des uns et celle des autres allaient de pair comme leur vie. Las Casas a donc travaillé indirectement mais efficacement pour la liberté des Noirs en luttant pour celle des « cuivrés ». S’il a commis une « erreur de jeunesse » en la matière, elle ne pèse pas sur l’ensemble de son action. Et sa pensée s’en est nettement libérée. » (Las Casas apôtre des Indiens, op. cit., p. 184).
93. CHAUNU P., L’Amérique et les Amériques, de la préhistoire à nos jours, A. Colin, 1964, pp. 103-105.
94. Op. cit., p.136
95. Id., p. 121. L’auteur explique : « Toutes les terres de l’Ouest des États-Unis ayant été déclarées propriété fédérale, il suffisait au pionnier d’expulser les Indiens de la terre convoitée et de payer 1 dollar par acre à l’État, pour en devenir légitimement propriétaire. Dès lors, selon le dicton yankee, en Amérique anglo-saxonne « le bon Indien est un Indien mort ».
96. Id., pp. 116-117.
97. 1823-1892. Cet historien et philosophe eut une attitude ambigüe vis-à-vis des religions. Parlant du judaïsme, par exemple, il fait remarquer qu’il n’a pas cru à la survie individuelle avant de se laisser « contaminer par cette chimère ». dans son Histoire du peuple d’Israël, il affirme que « la race Sémitique, comparée à la race Indo-Européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine. » Très influencé par les théories de Darwin (1809-1882) sur l’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, il écrit : « la nature a fait une race d’ouvriers. C’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse, sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice en prélevant d’elle pour le bienfait d’un tel gouvernement un ample douaire [portion de biens que le mari réserve à son épouse s’il vient à décéder ] au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre : soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait et tout ira bien. […​] Nous aspirons, non pas à l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d’en faire une loi. » (La Réforme intellectuelle et morale, 1871).
98. Vie de Jésus, Nelson-Calmann-Lévy, 1930, ch. XXIII, p. 273.
99. ANDRE-VINCENT Ph. I., Las Casas, apôtre des Indiens, op. cit., p. 165.
100. Saint Thomas écrit : « Il est dans la nature de l’homme d’être un animal social et politique » (De Regno, I, 1). C’est littéralement le « Zôon politikon » d’Aristote.
101. 1134-1200.
102. Charte accordée aux Brabançons par les ducs Jeanne de Brabant et son époux Wenceslas de Luxembourg.
103. DUMONT G.-H., Histoire de Belgique, Hachette, 1977, pp. 104-105.
104. Requête présentée à Charles Ier par le parlement anglais. « Elle exigeait qu’aucun impôt ne fût établi sans le consentement du Parlement, la cessation des arrestations et détentions illégales, la suppression du logement des gens de guerre chez les particuliers, la suppression de la loi martiale en temps de paix. » (Mourre)
105. Habeas corpus act : « bill voté par le Parlement anglais sous le règne de Charles II, et précisant les garanties de la liberté individuelle ». (Mourre)
106. Cité in Mourre.
107. Il est vain de chercher aussi bien du côté du roi que du côté du pape des mobiles religieux. Il ne s’agit que de politique. Jean sans Terre qui avait été excommunié par le pape pour avoir refusé la nomination d’Etienne Langton comme archevêque de Cantorbéry. Cette mesure étant sans effet, Innocent III délia les sujets de Jean de leur serment de fidélité puis, en 1212 le pape prononça sa déposition et le transfert de sa couronne à un autre souverain. Devant ce péril extrême, le roi se déclara vassal du Saint-Siège dont il reçut de nouveau son royaume au titre de fief. En annulant la Magna Carta, le pape jouait son rôle de suzerain défendant son vassal, trop heureux de voir se concrétiser sa volonté d’établir une théocratie pontificale : « Nous désirons, écrit-il, selon le devoir de notre office, diriger en Angleterre non seulement le sacerdoce, mais la royauté ». La chancellerie romaine écrit à jean sans Terre : « Voici qu’à présent, tu tiens le pouvoir d’une manière plus sublime et plus solide que tu ne faisais auparavant, puisque la royauté est devenue sacerdotale, et que le sacerdoce est devenu royal » (textes cités in Vacant). Les princes souscriront à ce projet quand ils y trouveront intérêt et contesteront toute ingérence quand elle sera néfaste à leur pouvoir.
108. Mourre
109. Rédigée par Bossuet, et considérée comme la charte du gallicanisme, elle proclame l’indépendance des rois et des princes dans les choses temporelles par rapport à toute juridiction ecclésiastique directe ou indirecte, la supériorité du concile général sur le pape (en se référant à un décret du Concile de Constance (1413) adopté en l’absence du pape Jean XXIII et contesté par les grands théologiens Melchior Cano et Bellarmin, contredit par les papes Martin V et Eugène IV et officiellement contraire à la foi catholique depuis le concile Vatican I (1869), le maintien des canons et des usages de l’Église gallicane et la nécessité du consentement de l’Église universelle pour rendre irréformable un décret du pape en matière de foi.(Rel. Mourre, Vacant).
110. Cf. DELSOL Chantal, Le souci contemporain, Ed. Complexe, 1996, pp. 138-144.
111. Les Traités de Westaphalie (1648) établissent l’autorité souveraine sans référence à la morale. Ce n’est plus le Bien qui est le souverain, comme le pensait Aristote. « C’est le prince ou le roi qui devient ainsi le sommet de l’ordre politique et qui détermine la religion de son peuple. » (PUPPINCK Grégor, Les droits de l’homme dénaturé, Cerf, 2018, pp. 15-16).
112. Fondés en Saxe notamment par Thomas Münzer (1489-1525)
113. Réformateur suisse, 1484-1531.
114. Un de leurs représentants, Jean de Leyde (1510-1536) établit à Münster une dictature théocratique où régnaient la violence et la luxure. (Mourre)
115. 1624-1691.
116. 1644-1718.
117. Rel.
118. 1514-1572.
119. Mourre.
120. En Amérique, les puritains « se considéraient comme le peuple élu de Dieu, reprenant pour leur bénéfice exclusif la tradition chrétienne selon laquelle l’Église serait le « Nouvel Israël », la continuatrice du peuple hébreu de l’Ancien Testament. Pour eux, l’Amérique était la « Nouvelle Jérusalem », le refuge choisi par Dieu pour ceux qu’Il voulait préserver de la corruption ou de la destruction générale, tandis que les Indiens représentaient les restes d’une « race maudite » que le « Démon » avait conduite lui-même dans ce continent afin de la gouverner tranquillement. Ces idées permirent de justifier théologiquement les spoliations que les colons firent subir aux indigènes » (Universalis).
121. 1618-1657.
122. Sont exclus, outre les femmes, les indigents et les serviteurs. Est présente déjà une idée que nous retrouverons plus tard : être libre, c’est être propriétaire.
123. Suite à des émeutes, Olivier Cromwell (1599-1658) réprima le mouvement. Ce militaire puritain proclame la république en 1649, dissout, à son gré, le parlement et règne en despote.
124. Cf. Universalis.
125. Cf. VILLEY Michel, Le droit et les droits de l’homme, PUF, 1983, pp. 136 et svtes.
126. 1588-1679. M. Villey analyse l’influence du nominalisme sur le philosophe anglais. C’est la doctrine des philosophes (dont le plus célèbre est le franciscain Guillaume d’Occam, 1280-1349?) qui affirment que l’idée abstraite et générale n’est qu’un nom auquel correspondent des images particulières (Mourral, Traité, p. 106). Un concept comme celui de nature humaine est par conséquent une manière de parler mais en réalité vide de sens. Occam se dit incapable de montrer rationnellement la spiritualité et l’immortalité de l’âme, l’existence et l’infinité de Dieu, ou encore les limites du bien et du mal. Dans les querelles politiques et religieuses de l’époque, il prit le parti de l’empereur contre le Pape (THONNARD F.-J., Précis d’histoire de la philosophie, Desclée, 1966, pp. 428-431). Sa pensée peut conduire au scepticisme et annonce la révolte protestante.
127. 1632-1704.
128. Dans ses Pensées sur l’éducation, Locke demandera que l’on respecte la spontanéité naturelle de l’enfant. C’est pourquoi, comme Rousseau plus tard, il préconisera une formation privée pour éviter la coercition inhérente aux écoles.
129. 1712-1778. Sa théorie de l’homme primitif se trouve dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, 1753. Sa théorie politique dans son essai Du contrat social, 1762. On pourrait citer aussi Spinoza (1632-1677) qui dans son Traité théologico-politique (1670), chap. XVI, déclare : « Le droit naturel de chacun s’étend jusqu’où s’étend sa puissance…​ Quiconque est censé vivre sous le seul empire de la nature a le droit absolu de convoiter ce qu’il juge utile, qu’il soit porté à ce désir par la saine raison ou par la violence des passions ; il a le droit de se l’approprier de toutes manières, soit par force, soit par ruse, soit par prières, soit par tous les moyens qu’il jugera les plus faciles, et conséquemment de tenir pour ennemi qui veut l’empêcher de satisfaire ses désirs. » (Cité par MARITAIN J. in Trois réformateurs, Luther, Descartes, Rousseau, Plon, 1925, pp. 182-183)
130. VILLEY M., Le droit et les droits de l’homme, PUF, 1983, p. 139.
131. Id., p. 140.
132. Op. cit., pp. 190-191.
133. St ISIDORE (560?-636), Etymologies, livre 5, chap. 4.
134. _Somme théologique, Ia, IIae, qu. 94, art. 5, ad. 3.
135. Op. cit., pp. 181-182.
136. Certains auteurs précisent que, pour Hobbes et Rousseau, l’état primitif évoqué n’a jamais existé. C’est une hypothèse pour justifier la société comme fait. Or, en ce qui concerne Rousseau, en tout cas, il est sûr qu’il a été impressionné par des récits de voyageurs qui avaient vu, en Afrique, en Amérique, des peuplades primitives et avaient parfois idéalisé leur mode d’existence. De toute façon, l’hypothèse est contraire aux faits.
137. « Les hommes se trouvant tous par nature libres, égaux et indépendants, on n’en peut faire sortir aucun de cet état ni le soumettre au pouvoir politique d’un autre, sans son propre consentement. La seule façon pour quelqu’un de se départir de sa liberté naturelle (…), c’est de s’entendre avec d’autres pour se rassembler (…). Et lorsqu’un certain nombre d’hommes ont consenti à former une communauté ou un gouvernement, ils deviennent, par là-même, indépendants et constituent un seul corps politique, où la majorité a le droit de régir et d’obliger les autres (…). Ainsi, ce qui donne naissance à une société politique n’est autre que le consentement par lequel un certain nombre d’hommes libres, prêts à accepter le principe majoritaire, acceptent de s’unir pour former un seul corps social. C’est cela seulement qui a pu ou pourrait donner naissance à un gouvernement légitime. »
   « La liberté naturelle de l’homme, c’est de ne reconnaître sur terre aucun pouvoir qui lui soit supérieur, de n’être assujetti à la volonté ou à l’autorité législative de personne, et de n’avoir pour règle que la seule loi naturelle. La liberté de l’homme en société, c’est de n’être soumis qu’au seul pouvoir législatif, établi d’un commun accord dans l’État, et de ne reconnaître aucune autorité ni aucune loi en dehors de celles que crée ce pouvoir, conformément à la mission qui lui est confiée (…). Chaque fois qu’un certain nombre d’hommes, s’unissant pour former une société, renoncent, chacun pour son compte, à leur pouvoir de faire exécuter la loi naturelle et le cèdent à la collectivité, alors et alors seulement naît une société politique ou civile (…). La grande fin pour laquelle les hommes entrent en société, c’est de jouir de leurs biens dans la paix et la sécurité. Or, établir des lois dans cette société constitue le meilleur moyen pour réaliser cette fin. Par suite, dans tous les États, la première et fondamentale loi positive est celle qui établit le pouvoir législatif. Ce pouvoir législatif constitue non seulement le pouvoir suprême de l’État, mais il reste sacré et immuable entre les mains de ceux à qui la communauté l’a une fois remis (…). » (LOCKE John, Essai sur le gouvernement civil, 1690).
138. Il fut le 3e président des États-Unis, de 1801 à 1809.
139. Les droits des humains, Textes fondamentaux pour l’éducation et l’action, Université de Paix, sd., p. 11.
140. Cf. les deux premiers amendements qui, jusqu’à aujourd’hui, ont suscité et suscitent encore bien des problèmes : 1.« Le Congrès ne pourra faire aucune loi concernant l’établissement d’une religion ou interdisant son livre exercice, restreignant la liberté de parole ou de la presse, ou touchant au droit des citoyens de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au Gouvernement pour le redressement des griefs. » 2. « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, il ne pourra être porté atteinte au droit du peuple de détenir et de porter des armes. »
141. De la démocratie en Amérique, 1835-1840.
142. PLONGERON Bernard, Pourquoi l’anathème catholique aux 18e-19e siècles ?, in Les droits de l’homme, Projet, n° 151, Janvier 1981, pp. 60-61.
143. La question juive (1843) est une critique du livre de Bruno Bauer publié la même année et sous le même titre. Bruno Bauer (1809-1882) est un théologien, philosophe et historien fut l’élève de Hegel.
144. « Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse […​] l’homme égoïste, l’homme en tant que membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire u n individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé. l’homme y est loin d’être considéré comme un être générique ; tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l’individu, comme une limitation de son indépendance originelle. le seul lien qui les unisse, c’est la nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste. » (MARX K. La question juive Suivi de La question juive par Bruno Bauer, Edition électronique sur bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm, p. 24).
145. Le droit et les droits de l’homme, op. cit., p.151. Cf. l’article 2 de la déclaration: « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété la sûreté et la résistance à « l’oppression ». » Comme le fait remarquer M. Villey : « Ignorerions-nous que les riches sont plus en mesure que les prolétaires d’exercer le « droit de propriété ». » L’article 17 précise : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».
146. Droits de l’homme et technocratie, op. cit., p. 26.
147. La jurande est la « charge conférée à un ou plusieurs membres de la corporation choisis pour la représenter, défendre ses intérêts et veiller à l’application du règlement intérieur » (Robert). La maîtrise désigne, dans le système corporatif, la fonction de l’« artisan qui dirige le travail et enseigne aux apprentis » (Robert).
148. Marx parlera d’un « coup d’état bourgeois » ; Jaurès d’une « loi terrible ».
149. Cf. Mourre. Dans son article 4, la loi précise :  »Si des citoyens attachés aux mêmes professions, art et métiers, prenaient des délibérations ou faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, les dites conventions seront déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des droits de l’homme ». La loi prévoit que leurs auteurs, chefs et instigateurs seront poursuivis, comme seront poursuivis ceux qui proféreraient des menaces contre les entrepreneurs et les ouvriers qui se contenteraient d’un salaire inférieur. Le Chapelier se méfie tellement des associations qu’en présentant son projet, il ira jusqu’à voir dans le secours aux malades ou aux indigents un « motif spécieux » pour former des mutuelles.
150. Notons qu’en 1791, sous l’impulsion d’Olympe de Gouges (1748-1793), fut publiée une Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne qui est un cri de révolte contre la domination des hommes et témoigne que l’égalité proclamée en 1789 n’était pas plus étendue aux esclaves (dont elle prit la défense) qu’aux femmes. En 1793, elle fut guillotinée pour avoir pris la défense du Roi, avoir soupçonné que Robespierre voulait établir une dictature mais aussi parce qu’elle outrepassait son rôle en tant que femme. En témoigne cette déclaration du procureur de la Commune de Paris, Pierre-Gaspard Chaumette (1763-guillotiné en 1794), le lendemain de l’exécution : cette « virago, la femme-homme, l’impudente Olympe de Gouges qui la première institua des sociétés d femmes, abandonna les soins de son ménage, voulut politiquer et commit des crimes […​] Tous ces êtres immoraux ont été anéantis sous le fer vengeur des lois. Et vous (il s’adresse aux républicaines) voudriez les imiter ? Non ! Vous sentiriez que vous ne serez vraiment intéressantes et dignes d’estime que lorsque vous serez ce que la nature a voulu que vous fussiez. Nous voulons que les femmes soient respectées, c’est pourquoi nous les forcerons à se respecter elles-mêmes. » (Bibliothèque Jeanne Hersch, Textes fondateurs, sur www.aidh.org/Biblio/Text_fondat/FR_03.htm)
151. 1717-1799. Il fut élu pape en 1775. Les États pontificaux furent envahis par Bonaparte. Une partie fut annexée à la France. La République romaine fut proclamée par les Français en 1798 et le pape prisonnier mourut, en captivité à Valence (France).
152. « Redevance payée le plus souvent en nature, qui grevait les produits du sol et des animaux dans le triple but d’assurer la subsistance des ministres du culte, l’entretien des églises et l’assistance des pauvres » (MARION Henri, La dîme ecclésiastique en France et sa suppression, Université de Bordeaux, 1912).
153. Devant les événements de France, Pie VI avait envoyé au Roi Louis XVI un bref d’encouragement puis avait exprimé ses inquiétudes devant les cardinaux le 29 mars 1790 (Vacant).
154. Cité in Vacant.
155. Vacant.
156. Cette citation comme les suivantes est extraite du bref Quod Aliquantum. Cette prise de position politique du pape est confirmée par la bulle Pastoralis sollicitudo du 5 juillet 1796 par laquelle Pie VI reconnaît la République française et demande aux catholiques de lui obéir. Cette bulle a pu paraître suspecte à d’aucuns dans la mesure où le pape aurait pris cette décision à un moment où les Français dictaient leurs lois en Italie mais cette réflexion du Quod aliquantum à un moment où nulle menace planait sur le pape rend crédible sa position de 1796. Ajoutons encore que le futur Pie VII, le cardinal Chiaramonti, dans une homélie du 25 décembre 1797 (probablement antidatée de dix jours) déclara à propos de la République romaine : « la forme du gouvernement démocratique adopté parmi nous, (…), ne répugne pas à l’Évangile, elle exige au contraire toutes les vertus sublimes qui ne s’apprennent qu’à l’école de Jésus-Christ » ( Vacant).
157. Article 10 : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.
   Article 11: La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
158. Id.
159. Op. cit., p. 23. Chez Leibnitz (1646-1716) le terme désigne « une substance simple, c’est-à-dire sans parties, qui entre dans les composés […​]. Ces monades sont les véritables atomes de la Nature, et en un mot les éléments des choses. […​] Elles sont impénétrables à toute action extérieure, différentes chacune l’une de l’autre, soumises à un changement continuel qui vient de leur propre fonds, et toutes douées d’Appétition et de perception, sans préjudice des facultés plus relevées que possèdent quelques-unes d’entre elles. » (Monadologie, 1, 3, 4-29, cité in Lalande). Plus simplement, on pourrait reprendre cette définition : « Conscience individuelle, individualité en tant qu’elle représente à la fois un point de vue unique, original sur le monde et une totalité close, impénétrable aux autres consciences individuelles ou individualités. » (cnrlt.fr).
160. La société ne naît pas purement et simplement d’un contrat contrairement à ce que pensent Rousseau et ses inspirateurs anglais. Léon XIII le rappellera dans l’encyclique Diuturnum illud (1881) : « Ceux qui font sortir la société civile d’un libre contrat doivent assigner à l’autorité la même origine ; ils disent alors que chaque particulier a cédé de son droit et que tous se sont volontairement placés sous la puissance de celui en qui se sont concentrés tous les droits individuels. Mais l’erreur considérable de ces philosophes consiste à ne pas voir ce qui est pourtant évident: c’est que les hommes ne constituent pas une race sauvage et solitaire: c’est qu’avant toute résolution de leur volonté, leur condition est de vivre en société. »
161. Quod aliquantum.
162. Conception autoritaire, dirigiste et centralisatrice de l’État, qui consacre le règne de la seule raison.
163. Cette secte chrétienne condamnée par Rome et persécutée par Louis XIV, devint au cours du XVIIIe siècle un parti d’opposition à l’absolutisme monarchique et au pouvoir pontifical.
164. Doctrine de Febronius (pseudonyme de Nicolas von Hontheim (1701-1790), ancien coadjuteur de l’évêque de Trêves, retiré au château de Montquintin (Belgique)). Elle affirmait la primauté du concile sur le Pape, niait son infaillibilité et son pouvoir universel de juridiction (Mourre).
165. Joseph II y supprima la bulle Unigenitus, supprima des couvents, interdit aux évêques de publier des lettres pastorales sans son autorisation, remplace les séminaires épiscopaux par des séminaires généraux où la doctrine perd de son orthodoxie. Ces mesures, associées à d’autres sujets de mécontentement suscitèrent dès 1786 de véritables émeutes dans les villes : Louvain, Bruxelles, Malines, Ypres, Anvers et aboutirent à la proclamation des États belgiques unis.
166. Doctrine antiromaine de l’évêque Scipione de Ricci (1741-1810).
167. Du nom du marquis de Pombal (1699-1782), partisan du despotisme éclairé. Il expulsa les Jésuites du Portugal.
168. Société politique secrète née au début du XIXe siècle. Dérivée de la franc-maçonnerie, elle mena en Italie et en France, pendant un quart de siècle, des insurrections révolutionnaires.
169. Du nom de l’empereur Léopold II (1747-1792), frère de Joseph II.
170. « Système gallican qui constituera, au XVIIIe siècle, la doctrine de défense de l’État contre la papauté de nombreux pays méditerranéens et sera l’une des composantes du joséphisme » (Universalis).
171. Lette apostolique à Mgr de Boulogne, évêque de Troyes, 29 avril 1814.
172. Grégoire XVI réagit notamment aux thèse de l’abbé Lamennais (1782-1854). Celui-ci manifestait d’excellentes intentions par exemple dans son Essai sur l’indifférence en matière de religion (1817-1823) qui témoignait de son attachement à la papauté et de son opposition au gallicanisme. Avec Montalembert(1810-1870) et le P. Lacordaire (1802-1861), il fit beaucoup pour la liberté de l’enseignement contre le monopole de l’Université. Mais, dans le journal L’avenir, notamment, sans assises philosophiques et historiques solides, il développa, entre autres, une théorie de la liberté et de la séparation totale des pouvoirs que l’Église ne pouvait admettre et que le pape Grégoire XVI condamna dans l’encyclique Singulari nos (25 juin 1834). Il ne se soumit pas alors que ses compagnons acceptaient le jugement de l’Église et rendirent d’éminents services.
173. Mais ce fut ce pape qui relança le mouvement des missions, négligées durant le XVIIIe siècle et qui s’éleva avec force contre le trafic des esclaves dans sa lettre In supremo apostolatus fastigio du 3 décembre 1839.
174. Cette encyclique était accompagnée d’un Syllabus présenté comme un « recueil renfermant les principales erreurs de notre temps qui sont notées dans les allocutions consistoriales, dans les encycliques et les autres lettres apostoliques de Notre Très Saint Père le pape Pie IX ». C’est le cardinal Pecci, le futur Léon XIII, qui eut l’idée, semble-t-il, d’un tel recueil. C’est en tout cas sur son initiative que l’idée en fut soumise à Pie IX. Ce « recueil » fut l’œuvre de diverses commissions qui y travaillèrent durant 12 ans. Un projet fut même soumis aux remarques de 300 évêques du monde entier. Il polarisa les critiques des adversaires de l’Église dont plusieurs oublièrent sans doute de relire les citations incriminées dans les contextes indiqués. Plusieurs articles de ce syllabus seront confirmés au concile de Vatican I (1869). En 1938, la Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités, présidée par Pie XI envoya aux recteurs des universités catholiques du monde entier une lettre qui contient, à propos du racisme, huit « assertions insoutenables ». Cette forme explique qu’on ait surnommé cette lettre le « Syllabus contre le racisme » (Cf. SAINT-DENIS André, Pie XI contre les idoles, Plon, 1939, pp. 86 et svtes).
175. A propos de la liberté des cultes que le pape conteste, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, écrivit, le 26 janvier 1865, dans un opuscule dont Pie IX fit l’éloge dans un bref du 4 février, qu’il fallait faire la distinction entre la thèse et l’hypothèse. Pie IX « condamne l’indifférentisme doctrinal, l’égalité en soi du vrai et du faux. il bne blâme pas pour autant les gouvernements qui ont cru devoir, à cause de la nécessité des temps et des lieux, inscrire dans leurs constitutions la liberté des cultes ; il l’a fait lui-même à Rome » (Vacant).
176. Lettre 29 au Concile épiscopal de Carthage.
177. Les États pontificaux trouvent leur origine dans la donation (754) que Pépin le bref, roi des Francs, fit au pape Etienne II qui régnait déjà sur le duché de Rome. (Notons que la « donation de Constantin » qui aurait en 335 accordé au pape Sylvestre Ier notamment l’autorité temporelle sur l’occident, est un faux qui date du VIIIe siècle). Les Etas pontificaux s’étendirent au fil des siècles à de nombreuses possessions en Italie et en France, qui furent l’objet de convoitises et de guerres. A partir du XIXe siècle, ils furent réduits par conquête politique ou militaire. En 1870, Rome était annexée au Royaume d’Italie. S’ouvrit alors la « question romaine » : le Pape Pie IX se considéra comme prisonnier au Vatican et cette situation empoisonna la vie politique italienne jusqu’à la signature des accords du Latran en 1929 conclus entre Mussolini et Pie XI. C’est le plus petit état souverain du monde : 44 ha auxquels s’ajoutent douze édifices, le terrain occupé par Radio-Vatican et la villa de Castel Gandolfo. Ce minimum garantit l’indépendance civile du pontife romain et sa liberté d’action au service de l’Église, tout en réduisant au maximum les soucis temporels du chef d’État.
178. Encyclique Immortale Dei, 1885.
179. Pour justifier ce propos, Léon XIII se réfère à l’exemple de Dieu lui-même qui, comme l’écrit saint Thomas: « ne veut ni que le mal arrive, ni que le mal n’arrive pas, mais veut permettre que le mal arrive. Et cela est bon » (Somme théologique, Ia, qu. 19, art. 9, sol. 3). La pensée de Léon XIII se retrouve chez Pie XII : « Premièrement, ce qui ne correspond pas à la vérité et à la loi morale n’a objectivement aucun droit à l’existence, ni à la propagande ni à l’action. Deuxièmement, le fait de ne pas l’empêcher par le moyen des lois de l’État et de dispositions coercitives peut néanmoins se justifier dans l’intérêt d’un bien supérieur plus vaste » (Discours à des juristes catholiques italiens, 6 décembre 1953).
180. Pie X (pape de 1903-1914) traitera dans Singulari quadam (1912) des syndicats confessionnels et des syndicats mixtes.
181. Le 17 mars 1791, loi d’Allarde précisa que les corporations avaient été supprimées du fait de l’abolition des privilèges déclarée le 4 août 1789. Le 14 juin 1791, la loi Le Chapelier « déclara illégale toute association ou coalition de travailleurs ou de patrons. ces derniers, qui pouvaient toujours, en raison de leur petit nombre, s’entendre secrètement, ne souffrirent guère de la loi Le Chapelier, qui, pendant presque tout le XIXe siècle, laissa au contraire la classe ouvrière désarmée en face du capitalisme. Elle ne fut abrogée qu’en 1884 » (Mourre).
182. Pie XI interviendra aussi contre le caractère antireligieux et les violences de la Révolution mexicaine (Iniquis afflictisque, 1926 ; Acerba animi, 1932 ; Firmissimam constantiam, 1937) et de la République espagnole (Dilectissima Nobis, 1933).
183. Pie XI met en garde contre l’« axiome » : « Le droit, c’est l’utilité du peuple ». On peut donner, commente-t-il, « à cette proposition un sens correct, si on lui fait dire que ce qui est moralement défendu ne peut jamais servir au véritable bien du peuple ». Comme quoi, seule une morale objective peut contenir la volonté de puissance de l’État. En ce sens, la déclaration de 1789 qui ne donne comme source de la loi que la volonté générale (art. 6) et qui affirme que « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société », sous son libéralisme laisse l’homme sans recours contre l’arbitraire du nombre et ouvre la porte au totalitarisme.
184. Radio-message Benignitas, 24 décembre 1944.
185. Sur le lien entre doctrine sociale et droits de l’homme à travers l’enseignement des papes du XIXe et du XXe siècles, on peut lire MORENO Fernando, Genèse et fondements de la doctrine des droits de l’homme dans le Magistère pontifical moderne, Communio, n° 2, mars-avril 1981, pp. 58-66.
186. Les réticences n’ont pas été que catholiques. On les retrouve aussi dans les Églises protestantes. On peut lire, par exemple, COLLANGE Jean-François, Théologie des droits de l’homme, Cerf, 1989 ou encore MELH R., op. cit..