Les trois premiers chapitres de la Genèse qui racontent notamment la création, sont particulièrement intéressants pour la connaissance de l’homme. On se rappellera que Jean-Paul II, a, du 5 septembre 1979 au 2 avril 1980, médité le mystère de l’homme et de la femme à la lumière de ces textes. Son intention était, entre autres, de préparer ainsi le Synode des évêques de 1980 qui devait traiter de la famille. Jean-Paul justifia sa démarche en déclarant qu’« une réflexion approfondie sur ce texte -à travers toute la forme archaïque du récit qui rend évident son caractère mythique[1] primitif- permet d’y trouver « en germe » à peu près tous les éléments de l’analyse de l’homme auxquels est sensible l’anthropologie philosophique moderne et, principalement, contemporaine »[2].
Le Catéchisme précise : « La catéchèse sur la création revêt une importance capitale. Elle concerne les fondements mêmes de la vie humaine et chrétienne : car elle explicite la réponse de la foi chrétienne à la question élémentaire que les hommes de tous les temps se sont posée : »d’où venons-nous ? » « Où allons-nous ? » « Quelle est notre origine ? » « Quelle est notre fin ? » « d’où vient et où va tout ce qui existe ? » Les deux questions, celle de l’origine et celle de la fin, sont inséparables. Elles sont décisives pour le sens et l’orientation de notre vie et de notre agir »[3].
Un historien de la philosophie se pose toujours la question de savoir quel sera l’objet de son premier chapitre et, en général, il entame son parcours avec les philosophes grecs. Toutefois, Jean Brun[4] attire notre attention sur la différence qu’il faut faire entre les débuts et le Commencement: « Les débuts prennent toujours une suite ; […] les débuts dont nous sommes les auteurs impliquent l’existence d’un il y a leur ayant servi de moteur ou de repoussoir. En dépit de ce que voudrait nous laisser croire l’utilisation de plus en plus fréquente des termes mutation ou rupture, il n’y a pas de générations spontanées en histoire et tous les débuts sont les débuts de quelque chose à partir de quelque chose d’autre, ils impliquent un déjà là utilisé comme matériau. C’est pourquoi l’Histoire reste le domaine des débuts, il n’y a pas de véritable Commencement dans l’histoire. En outre, les débuts sont toujours des reprises de ce Même fondamental qui est au cœur de la condition humaine. Quelle que soit l’époque où ils vivent, quelle que soit la contrée où les hasards de leur naissance les ont fait naître, les hommes existent, aiment, souffrent et meurent ; sous des scénarios différents leurs pensées et leurs actes se trouvent toujours confrontés à ces éternelles expériences. Il ne faut donc pas se contenter de dire que l’homme est plongé dans l’Histoire comme dans un milieu chronologique qui le façonnerait ; car c’est l’Histoire qui habite l’homme, l’historique n’est que l’explicitation d’une histoire intérieure exprimant elle-même un Transhistorique qui constitue le Commencement auquel se rattachent tous nos débuts ».
Et nous en arrivons à l’affirmation-clé : « De ce Transhistorique[5] nous parle la Genèse, bien antérieure aux cosmogonies ioniennes et aux philosophies grecques les plus anciennes. La Genèse nous confronte à une communication indirecte dans la mesure où elle ne nous transmet pas de l’information mais où elle nous donne à penser ; elle nous situe au sein d’un Langage à l’écoute duquel nous pouvons entendre parler de ce à quoi est rivée notre Histoire rendue aveugle par ses prétentions à ne devoir à personne d’autre qu’elle-même le pouvoir de s’écrire ».
Si Jean Brun envisage la Genèse en tant qu’elle interpelle, au cœur de nos problèmes existentiels, la raison philosophique, Léo Moulin, agnostique, en souligne le caractère résolument révolutionnaire « Les valeurs judéo-chrétiennes, écrit-il, sont à n’en pas douter, la source la plus abondante et la plus féconde du passé européen.
L’homme, créé à part des autres animaux, « fait à l’image comme à la ressemblance de Dieu » (Gn. I, 26), est supposé jouir des dotes ingeneratae que lui vaut cette ressemblance, à savoir : l’intelligence, la volonté, la puissance, l’autonomie, la responsabilité, la liberté. En d’autres termes, il est considéré comme un être adulte ou, à tout le moins, comme en pouvoir et espérance de le devenir. Il est une personne. A ce titre, il a droit au respect de sa dignité et jouit de la possibilité de connaître la vérité et de la dire. C’est là, en germe, la doctrine des Droits de l’Homme, et l’on comprend pourquoi elle ne pouvait naître et se développer qu’en Europe.
L’égalité est une autre valeur fondamentale du message judéo-chrétien. Combinée avec les notions de dignité et de liberté, elle mène (encore qu’à long terme) à l’apparition de l’idéal démocratique »[6].
Les premiers chapitres de la Genèse contiennent un message révolutionnaire par rapport à l’époque mais aussi à toute époque, comme nous allons le voir, tellement révolutionnaire par rapport à nos tendances spontanées qu’il ne peut pas ne pas être inspiré.
Une toute petite phrase prononcée par Dieu, au début de la Genèse, contenait déjà tout ce que les sages depuis la Grèce nous ont péniblement appris au long des siècles et sans être parvenus encore à épuiser tout ce que cette formule laconique suggère : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance »[7]. On retrouve l’expression, au verset suivant, avec une précision fort intéressante : « Dieu créa l’homme à son image ; à l’image de Dieu, il le créa, homme et femme, il les créa »[8].
Cette affirmation est, « inouïe, lapidaire dans sa forme, au point que l’on prend conscience avec peine qu’elle balaie tout un monde de mythes et de spéculation gnostique, de cynisme, d’idolâtrie et de phobie du sexe »[9]. De plus, nous allons le voir, elle nous engage politiquement.
L’éminente dignité
La création suit un certain ordre, des créatures inférieures aux créatures les plus parfaites. L’homme apparaît en dernier lieu, signe de sa supériorité.
Notons aussi que la création de l’homme, comme l’indique Jean-Paul II, « est précédée d’une solennelle introduction, comme s’il s’agissait d’une délibération de Dieu avant cet acte important… »[10] : « Faisons… », dit Dieu, comme s’il réfléchissait, s’encourageait, selon certains commentateurs. d’autres ont vu, dans ce pluriel, une insinuation de la Trinité ce qui, de toute façon, souligne l’importance toute particulière du moment. « Dieu s’engage ici beaucoup plus profondément, écrit le P. Hamman, et plus personnellement que dans les autres œuvres de la création. d’où la triple répétition du verbe créer, au verset 27 »[11]. Après chaque « moment » de création, il est écrit que « Dieu vit que cela était bon » mais après la création de l’homme, le texte précise que Dieu « vit que cela était très bon » !
L’homme, irréductible au monde, même s’il est aussi corps et qu’il soit un être limité, est donc investi d’une dignité exceptionnelle : à l’image de Dieu ! Le Psaume 8 dira : « presque l’égal d’un dieu »[12]. Un extrait du Siracide souligne l’exceptionnelle intimité qui lie Dieu et sa créature:
« De la terre, Dieu a créé l’homme,
il l’a formé selon sa propre image ;
il l’a fait ensuite retourner à la terre.
Comme lui-même il l’a revêtu de force ;
il lui a marqué un temps et un nombre de jours,
il lui a donné pouvoir sur tout ce qui est sur la terre.
Il l’a fait craindre par toute créature,
il l’a fait maître des bêtes et des oiseaux.
De sa propre substance il lui a donné une aide qui lui ressemble
avec le discernement, une langue, des yeux, des oreilles,
un esprit pour penser ;
il les a remplis de savoir et d’intelligence.
Il a créé en eux la science de l’esprit,
il a rempli leur cœur de sagesse,
il leur a fait voir le bien et le mal.
Il a posé son regard sur leur cœur
pour lui montrer la grandeur de ses œuvres,
afin qu’ils célèbrent la sainteté de son Nom,
en le glorifiant pour ses merveilles,
et en publiant la magnificence de ses ouvrages.
Il leur a donné en outre l’instruction,
il les a nantis de la loi de vie ;
il a conclu avec eux un pacte éternel,
et leur a révélé ses jugements »[13].
Certes, l’homme « est créé de la terre », son nom même l’indique puisque adâma désigne le sol mais Dieu l’anime de son souffle. Sa supériorité par rapport aux autres créatures visibles apparaît aussi dans la faculté qu’il a d’imposer un nom aux animaux (Gn 2, 129-20) et dans le fait qu’il ne trouve pas parmi toutes ces créatures « une aide qui lui soit semblable ».
L’homme est à l’image de Dieu par ses facultés spirituelles donc, sa mémoire, son intelligence et sa volonté qui le rendent créateur à l’image de son Créateur mais il l’est aussi par son corps. Non pas au sens strict, bien sûr, mais c’est bien l’homme concret, dans sa bisexualité qui est créé à l’image de Dieu, « avec sa stature corporelle, dans son unité et sa globalité. La Bible ne connaît pas de dichotomie dans l’homme : il est l’image et ressemblance en tant et parce qu’il est homme »[14]. Saint Augustin, par exemple, verra dans la perception et le souvenir des « vestiges de la Trinité »[15] dans le corps de l’homme. Jean-Paul II insistera très souvent sur le fait que l’homme, dans son intégralité âme et corps, est à l’image de Dieu[16]. On peut le percevoir encore dans cette parole de Dieu : « Quiconque versera le sang de l’homme, par l’homme aura son sang versé, car Dieu a fait l’homme à son image »[17]. La dignité même du corps interpellera, à travers l’histoire de la violence judiciaire et guerrière, la conscience chrétienne[18]. L’Église parlera du droit et du devoir de légitime défense mais stipulera que « si des moyens non sanglants suffisent à défendre et à protéger la sécurité des personnes contre l’agresseur, l’autorité s’en tiendra à ces moyens, parce que ceux-ci correspondent mieux aux conditions concrètes du bien commun et sont plus conformes à la dignité de la personne humaine ».
L’égalité essentielle
La dignité est commune à tous les hommes. En effet, « homme » doit être pris au sens collectif car le texte hébreu poursuit au pluriel : « qu’ils règnent sur les poissons de la mer… »[19]. De même, dans le second récit de la création (2, 5-24), Adam représente bien toute la race humaine[20]. Quel que soit le sexe, l’âge, la race, la culture, la religion, le statut social, l’état de santé, tous les hommes ont droit au même respect. Le racisme et toutes les formes possibles de discrimination sont condamnées[21]. En effet, ce Dieu est unique et Père de tous les hommes. Cette paternité rend possible une fraternité plus vivante que l’égalité fort abstraite de la nature humaine[22].
De plus, le texte de la Genèse rompt avec les pratiques anciennes [23]et modernes de déification de certains personnages et notamment des chefs d’État, depuis Pharaon jusqu’à Hiro-Hito, dernier « Dieu vivant » du Japon, en passant par tous les hommes « providentiels » des régimes totalitaires, réputés infaillibles. Il conteste aussi ce qu’on pourrait appeler la « déification ordinaire », celle du Moi qui fonde l’individualisme et érige la conscience en juge absolu et unique[24] ou encore celle connexe d’individus fascinants par leur beauté ou leurs prouesses artistiques ou sportives[25]. Comme disait un journaliste : « Les idoles sucrées ont remplacé les idoles sacrées ».
L’humilité
A l’image de Dieu, l’homme n’est pas Dieu. Son péché consistera précisément à accorder crédit à la promesse destructrice du démon: « …vous serez comme des dieux… »[26]. Promesse d’autant plus mensongère que l’homme est créé par Dieu et qu’il Lui est redevable de son être : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de la vie, et l’homme devint un être vivant. »[27] Sans Dieu, l’homme est poussière.
Tout créateur a des droits sur sa création fruit de sa volonté, de son intelligence, de son amour. Dieu en créant le monde et l’homme manifeste un plan dont l’homme peut, par ses forces naturelles, découvrir certains aspects. Ce plan révélé dans l’Ancien Testament est condensé dans la Loi de Moïse (les dix commandements ou Décalogue) qui pose les fondements de la vocation de l’homme[28]. On suppose que l’homme, pour réaliser le plus pleinement possible sa vocation d’homme, respectera ce « mode d’emploi ». A l’image d’un Dieu juste[29], l’homme doit s’efforcer d’être juste lui-même, c’est-à-dire de faire la volonté de Dieu révélée par la Loi. La justice sociale consistera à accorder la société à la volonté de Dieu.
Cette vision s’oppose bien sûr à l’ »autodéification » dénoncée par Jean Brun, à ce qu’on peut appeler l’idéologie de l’orgueil, « celle de l’homme persuadé d’avoir trouvé la clef universelle du monde, d’avoir tout compris, d’avoir le pouvoir de tout faire… L’idéologie de l’homme qui ne se reconnaît pas de maître, qui n’établit aucun rapport avec l’éternité, donc incapable de responsabilités supérieures, puisque considérant sa vie propre comme sommet de l’existence »[30]. Le président tchèque qui écrit ces lignes a fait la triste expérience de cet orgueil politique qui caractérise le prince totalitaire, maître de la Loi. J.-J. Rousseau en a brossé le portrait dans son Contrat social, sous les traits du « législateur »[31]. « Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple, écrit-il, doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine (…). Le législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi. Ce n’est point magistrature, ce n’est point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution ; c’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain (…) ».Ce texte décrit, à l’avance, le portrait d’un « prince » que le monde contemporain a, pour son plus grand malheur, appris à connaître. Le « législateur » de Rousseau, homme exceptionnel pour une mission exceptionnelle, n’est-il pas investi de pouvoirs quasi-divins ? Ne s’est-il pas incarné dans ces « guides » qui ont marqué cruellement l’histoire et qui étaient animés d’une « ambition métaphysique »: « l’édification, après la mort de Dieu, d’une cité de l’homme enfin divinisé »[32] ? C’est la tâche de l’état totalitaire, « état du politique où, pour la première fois, le Prince se prend pour le Souverain. (…) Il n’y a pas d’instance suprême, où le Prince puise sa raison d’être ; il n’y a pas de souverain absent, à quoi il doive en référer ; c’est lui, c’est lui seul le Souverain, régnant sans borne et sans partage sur le royaume terrestre »[33]
La grandeur
Créé à l’image d’un Dieu créateur, l’homme est appelé à coopérer à la création, avec son intelligence, sa volonté et son amour, par le travail notamment, qui n’est pas une malédiction, une conséquence du péché. En effet, Dieu donne comme mission à l’homme de soumettre la terre[34] et place l’homme « dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder […] l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs »[35] et cela avant qu’il ne pèche. Donc « l’homme doit imiter Dieu lorsqu’il travaille comme lorsqu’il se repose, étant donné que Dieu lui-même a voulu lui présenter son œuvre créatrice sous la forme du travail et sous celle du repos »[36] . La peine est une conséquence du péché mais non le travail.
Plus fondamentalement, l’homme est le seul être créé à l’image de Dieu[37]. Cette qualité n’est évoquée pour aucune autre créature. Cette révélation s’inscrit donc en faux contre les panthéismes[38], paganismes[39], animismes[40], totémismes[41], de toutes sortes qui ont dispersé la divinité dans la nature entière ou dans certains de ses éléments, qui ont sacralisé ou offert à des rites divers des êtres ou des choses. Il est indéniable que la désacralisation de la nature est indispensable au progrès technique qui, il faut bien le reconnaître, fut paralysé durant l’Antiquité, malgré des connaissances théoriques remarquables, soit par la conviction que tout était « plein de dieux » (Thalès), soit par l’idée que la matière est impure (Platon) et donc que les tâches matérielles et ceux qui les exercent sont méprisables[42].
Aujourd’hui, se répand une tendance à resacraliser la nature. C’est le fait de certains penseurs et de certains mouvements qui se réclament de ce qu’on appelle la « deep ecology » (écologie profonde)[43]. L’expression a été créée par le philosophe norvégien Arne Naess et traduit une opposition au principe selon lequel l’humanité serait au-dessus de la nature. Les écologistes « profonds » récusent l’anthropocentrisme et adhèrent à un égalitarisme biocentrique. Il y a pour eux une égalité de droits entre les différentes espèces étant entendu que l’espèce humaine est une espèce parmi les autres. La nature qui dans la conception chrétienne est objet de devoirs, devient sujet de droits. Toute différence entre les personnes et les choses est donc abolie. Cette pensée qui se teinte parfois de misanthropie réagit contre les graves destructions du milieu de vie auxquelles l’homme moderne, nouveau Prométhée, s’est trop souvent livré mais emportée par son amour de la nature et sa méfiance vis-à-vis de l’homme, elle en arrive à nier ou à refuser toute primauté humaine. Or, la vision de la Genèse qui établit clairement la supériorité de l’homme puisque lui seul est à l’image de Dieu[44], n’implique nullement que les hommes peuvent s’associer sans réserve au projet cartésien de se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »[45]. La nature, en effet, est l’œuvre de Dieu, elle est bonne, dit le texte[46]. L’homme est placé dans le jardin pour le cultiver et le garder, non pour le détruire[47]. Le chrétien est naturellement écologiste, à la manière de saint François[48] ou encore à la manière de saint Ignace qui recommande d’utiliser la création autant qu’il est nécessaire mais pas plus qu’il n’est nécessaire.
La sociabilité
« A l’image de Dieu, il le créa, homme et femme, il les créa ». [49] La différence de sexe n’altère en rien l’égale dignité[50] mais offre à l’homme une autre manière de participer à la création.
L’image de Dieu se précise dans la communion des personnes tout en soulignant l’unité de provenance[51]. Avec l’homme et la femme, est fondée la première communauté familiale. Elle apparaît comme la cellule de base de la société (« Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre… »[52]), antérieure à l’État qui doit être au service des familles, auservice de la vie sociale.
L’homme est donc social par nature : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée »[53]). Cette affirmation sera contestée par certains philosophes politiques comme Hobbes, Locke ou Rousseau qui construiront leurs systèmes sur l’idée que l’homme est un loup pour l’homme ou simplement sur le fait qu’originellement, l’homme est un être solitaire.
La sociabilité établie par le texte de la Genèse est une fraternité puisque tous les hommes sont fils du même Père. Cette fraternité qui mesurera les relations entre les hommes et entre les groupes humains, ne dissout en rien la valeur individuelle et rend possible la solidarité entre les hommes. En effet, si, parmi les animaux, l’homme ne trouve pas une « aide qui lui fût assortie », devant la femme, il s’écrie : « Voilà maintenant l’os de mes os et la chair de ma chair »[54]. La femme est égale, en dignité, à l’homme. Faite d’une des « côtes »[55] de l’homme, « à côté » de l’homme, elle lui est semblable tout en étant autre. Elle est l’aide assortie. De la même sorte mais différente puisqu’elle peut être une aide. On se souviendra de cette réflexion du Christ à Catherine de Sienne à propos des différences qui existent dans la répartition des dons et des biens: « J’ai voulu, dit le Seigneur, qu’ils eussent besoin les uns des autres ».[56]
Dans une telle perspective, peut-on concevoir que la doctrine chrétienne puisse s’accommoder de l’individualisme ou, à l’opposé, des massifications où chacun se dissout dans l’ensemble et n’existe plus que par et dans l’ensemble ?
La perspective ouverte par la Genèse marie l’originalité de chaque être avec le bien commun de toute l’humanité puisque tous ces individus qui portent un nom différent ont le même besoin de Dieu, des autres, de la terre et du travail.
Le pouvoir de suzeraineté et de propriété
La sociabilité implique la nécessité de l’autorité politique sans laquelle, nous le verrons, aucune société ne peut subsister. L’autorité politique, la suzeraineté, n’est donc pas une conséquence du péché comme toute une tradition en véhicula l’idée durant le moyen-âge. Pas plus que le travail ou la sexualité, le pouvoir civil n’est une malédiction.
Il est essentiel de retenir que le pouvoir est donné à tous les hommes puisqu’ils sont tous à l’image de Dieu et que le texte de la Genèse ne fait acception de personne. Ce n’est que dans un second temps que les hommes déterminent les modalités de l’exercice du pouvoir. Nous verrons qu’une lecture attentive et humble de la Genèse aurait évité les querelles qui furent intenses parfois entre partisans de la monarchie et partisans de la démocratie.[57] Puisque tous les hommes sont investis de la capacité de pouvoir qu’inclut leur caractère social, l’important n’est-il pas de trouver des formules pour assurer la participation du plus grand nombre ?
Le pouvoir de l’homme ne se traduit pas seulement dans les relations entre les hommes mais aussi dans la relation de l’homme avec les choses, dans la gestion économique de la terre.[58] Ici aussi, force est de constater que la terre est donnée à tous les hommes indistinctement. Nous découvrons que les biens sont destinés à tous les hommes. La terre est un bien commun et la destination universelle des biens devra mesurer l’accès à la propriété. Nous en reparlerons, bien sûr.
On peut déduire aussi de ce qui vient d’être dit le principe de la libre circulation des personnes puisque la terre est donnée à tous: « …répandez-vous sur la terre », dit Dieu[59]..
Enfin, notons que Dieu ne manifeste pas la volonté de gérer directement la terre qu’il a créée mais qu’il en charge l’homme qu’il a doté des pouvoirs nécessaires. Nous trouvons déjà ici appliqué le principe de subsidiarité (Dieu -pouvoir supérieur- laisse aux hommes -pouvoirs inférieurs- le libre exercice de leurs capacités) tel qu’il sera défini plus loin dans l’enseignement des papes contemporains, ainsi que l’affirmation de ce que le concile Vatican II appellera la juste autonomie des réalités terrestres. C’est l’homme qui soumet les animaux et les nomme, c’est lui qui est chargé de cultiver et de garder le sol. On lit dans le Siracide à propos de Dieu : « Lui-même a créé l’homme au commencement et l’a laissé à son propre conseil. »[60]
La liberté et la vérité
L’homme créé reçoit donc une mission et des directives : être fécond, régner, dominer, cultiver et garder le jardin, ne pas manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, donner un nom aux animaux. Dieu a donc un plan, il trace un chemin pour l’homme. Après le déluge qui punira les hommes de leur méchanceté, Dieu répétera son intention à Noé et à ses fils dans les termes mêmes employés devant Adam : « Soyez féconds, multipliez-vous et remplissez la terre »[61].
Dieu établit une première loi de vie, un ensemble de devoirs à respecter. La révélation de ces devoirs atteste que l’homme a le pouvoir de les réaliser c’est-à-dire qu’il en a la capacité et l’autorisation. La liberté donc. Comme le commente Jean-Paul II, l’homme « porte en soi le reflet de la puissance de Dieu, qui se manifeste en particulier dans la faculté de l’intelligence et de la libre volonté. L’homme est un sujet autonome, source de ses propres actions, tout en maintenant les caractéristiques de sa dépendance de Dieu son Créateur… »[62].
Nous trouvons ici une première manifestation d’une conjugaison permanente dans l’enseignement chrétien : la conjugaison de la loi et de la liberté, du devoir et du droit. La liberté de l’homme est presque illimitée : « Tu peux manger du fruit de tous les arbres du jardin ; mais le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas… »[63]. Il existe une limite morale à l’action de l’homme : ce n’est pas lui qui décide de ce qui est bien et de ce qui est mal. Son agir est mesuré par la vérité de la Parole de Dieu : « …du jour où tu en mangerais, tu mourrais certainement »[64]. Apparaît d’emblée le drame de la liberté humaine : le rêve d’une liberté illimitée, le rêve d’être comme Dieu : « …le jour où vous en mangerez, dit le serpent, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal »[65]. Cette tentation sera permanente tout au long de l’histoire humaine et, comme dans la Genèse, elle débouchera sur l’asservissement, que ce soit à soi-même, à la force du bras ou à celle du nombre.
La non-violence
L’homme est créé pour la paix. A preuve cet extrait : « Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture. A toute bête de la terre, à tout oiseau du ciel, à tout ce qui remue sur la terre et qui a souffle de vie, je donne pour nourriture toute herbe mûrissante »[66] André Wénin commente ainsi ce passage : Dieu qui vient d’inviter l’homme à maîtriser les animaux, « dispense leur nourriture aux humains d’abord, aux animaux ensuite en réalité, c’est un chemin de douceur qu’il suggère de la sorte. En effet, juste après avoir intimé à l’humanité le devoir de maîtriser les animaux, Dieu lui donne à manger les céréales et les fruits, pour un menu uniquement végétal : il suggère ainsi à l’humanité qu’il lui est possible de maîtriser l’animal sans le tuer. Les humains sont ainsi invités à mettre une limite à l’exercice de leur pouvoir sur le monde animal, à ne pas déployer leur maîtrise jusque dans ses potentialités violentes, qui consisteraient à tuer l’animal puis à le manger. Bref, sur le devoir de maîtrise vient se greffer une discrète invitation à exercer cette maîtrise de façon douce, non violente, dans la libre acceptation d’une limite qui correspond au respect de la vie et de la place de l’autre. L’humain qui le fera se réalisera à l’image du Dieu du sabbat […]. »[67] A fortiori s’il ne s’agit plus d’animaux mais d’être humains !
L’intimité avec Dieu
Le texte de la Genèse nous révèle aussi la grande intimité qui règne entre Dieu et les hommes. Dieu apparaît comme le principe, le compagnon et la fin de l’existence humaine. Même après que l’homme l’a trahi, Dieu, avant de chasser Adam et Eve du jardin d’Eden, manifeste sa sollicitude : « Le Seigneur fit à Adam et à sa femme des habits de peau, dont il les revêtit »[68].
L’Écriture précise encore que « Dieu a créé l’homme incorruptible ». « L’homme, commente Jean-Paul II, est donc créé pour l’immortalité et après le péché il ne cesse pas d’être image de Dieu, même s’il est soumis à la mort »[69]. Dieu est et reste l’horizon ultime de l’homme.
Dans sa vie personnelle comme dans sa vie communautaire, chacun est invité à préserver sa relation privilégiée avec son Créateur, au moins en respectant la loi qu’Il a établie. Toute organisation politique qui se ferme sur elle-même, qui se replie sur le temporel, qui refuse tout en deçà, tout par delà, tout au delà de la destinée humaine sera une mutilation grave, un étouffement des aspirations les plus profondes et les plus libératrices.
L’intimité avec Dieu se vit tout particulièrement le jour du sabbat: « Dieu acheva au septième jour l’œuvre qu’il avait faite, il arrêta au septième jour toute l’œuvre qu’il faisait. Dieu bénit le septième jour et le consacra car il avait alors arrêté toute l’œuvre que lui-même avait créée par son action. »[70] Le futur pape Benoît XVI a mis en évidence la profondeur de ce texte : « Le sabbat dévoile la signification intérieure de l’alliance entre Dieu et l’homme, et fait apparaître le sens et l’intention du récit de la Genèse : la Création est le lieu de l’Alliance, elle a pour raison d’être l’histoire d’amour entre Dieu et l’homme. La liberté et l’égalité entre les hommes que le sabbat instaure ne doivent pas être envisagées d’un point de vue anthropologique ou sociologique seulement. Cette liberté et cette égalité n’ont de sens que d’un point de vue théologique : c’est par son alliance avec Dieu que l’homme devient libre, c’est dans cette alliance que tous les hommes deviennent égaux. L’alliance s’établit sur une relation : Dieu se donne à l’homme et l’homme répond à Dieu. La réponse de l’homme au Dieu qui lui veut du bien est l’amour ; et aimer Dieu, c’est l’adorer. Si la Création est l’espace de l’alliance, le lieu de la rencontre et de l’amour entre Dieu et l’homme, elle est donc destinée à être l’espace de l’adoration. »[71]
L’homme pécheur…
Le début de la Genèse nous raconte donc aussi la « chute originelle »[72]. Le péché d’Adam est le prototype de tous les péchés que les hommes peuvent commettre. De quoi s’agit-il sinon d’un refus de dépendance ? La liberté donnée à l’homme ne s’accommode d’aucune limite. L’intelligence et la volonté humaines ne peuvent supporter qu’une autre intelligence, même réputée supérieure, qu’une autre volonté, dite toute-puissante, les mesurent et les guident.
Pour reprendre le vocabulaire médité, l’homme pécheur ne se contente pas d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu, il veut être Dieu ou du moins consent à la tentation de le devenir. En effet, s’il y a orgueil, il y a aussi faiblesse. La femme et l’homme se laissent tenter. Le péché n’est donc pas nécessairement une rupture totale, délibérée, définitive Le péché est certes une rupture d’alliance mais il serait peut-être plus juste de dire, comme saint Augustin,[73] qu’il est le lieu de la « dissemblance »[74].
Jean-Paul II[75]le définira comme une « aliénation ». L’homme qui croit être lui-même, pleinement, en suivant ses propres voies, en oubliant « la vérité de Dieu et de l’homme », en se livrant à ses désirs de possession et de jouissance, en se gardant pour soi, « étranger » (alienus) à Dieu, devient aussi « étranger » à lui-même et aux autres.
Image et dissemblance
Toutefois, pour revenir à la définition de l’homme, à l’image et à la ressemblance de Dieu, il est essentiel de se rappeler que malgré le péché, malgré la punition, Dieu reste aux côtés de l’homme. Non seulement « Le Seigneur Dieu fit pour l’homme et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit. »[76] mais il entendit, à travers la malédiction du tentateur, une étrange promesse : « Entre toi (tentateur) et la femme, je mettrai la haine, entre ton lignage et le sien. Celui-ci te blessera à la tête, et toi tu le blesseras au talon »[77]. Sans doute, l’auteur biblique pensait-il à la descendance de la femme[78] et « au combat de l’humanité, constamment blessée et finalement victorieuse contre le mal »[79]. Mais peu à peu s’esquisse la figure d’un Rédempteur qui vaincra le mal[80].
Comme le dit le livre de la Sagesse, « Dieu n’a pas fait la mort, il ne se réjouit pas de la perte des vivants. Il a tout créé pour que tout subsiste ; les créatures du monde sont salutaires, en elles il n’est aucun poison de mort, et l’Hadès[81] ne règne pas sur la terre, car la justice et immortelle »[82].
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Si Dieu ne veut pas la destruction du pécheur, si malgré toutes les infidélités de son peuple, il renouvelle son alliance avec lui, après le Déluge puis, après la libération d’Égypte, sur le mont Sinaï, c’est que l’homme reste « capable de Dieu ». Saint Augustin précise que « l’image peut être usée au point de n’apparaître presque plus, elle peut être enténébrée et défigurée, elle peut être claire et belle, elle ne cesse pas d’être. (…) Lors même que l’âme (…) se trouve souillée et défigurée par la perte de la participation divine, elle reste néanmoins image de Dieu ; car ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capacité de Dieu, qu’elle peut participer à Dieu »[83]. C’est pourquoi, explique saint Augustin, « Les sacrements peuvent être possédés et administrés par ceux qui sont l’ivraie du dedans, non pour leur salut, mais pour leur perte qui les destine au feu ; ils peuvent l’être aussi par ceux qui sont l’ivraie du dehors et qui les ont reçus de l’ivraie du dedans entrée en dissidence, car la dissidence ne les leur a pas fait perdre. En voici la preuve indubitable : à leur retour, on ne les redonne pas à ceux d’entre eux qui s’étaient retirés et qui viennent à rentrer. »[84]
Politiquement, cette réalité est importante car la question s’est posée souvent, à travers l’histoire chrétienne et malgré la salut apporté par Jésus-Christ, de savoir si le péché n’enlevait pas à l’homme son pouvoir, c’est-à-dire, sa capacité et son droit de gouverner les hommes et de dominer la terre.
Or, parlant du rôle de la Sagesse dans l’histoire, l’auteur inspiré écrit : « Le premier homme, le père du monde qui fut créé seul, c’est elle qui veilla sur lui, le délivra de son propre péché, et lui donna le pouvoir de régner sur toutes choses »[85]. A.-G. Hamman qui commente ce texte dit bien qu’ »Adam garde, après sa faute, la domination sur le monde et reçoit même une force renouvelée pour l’exercer »[86].
Il n’empêche qu’actuellement encore cette affirmation est parfois mise en doute. Ainsi, l’affaire « Monica Lewinsky » qui occupa l’opinion publique américaine et mondiale à la fin de 1998 et au début de 1999 reposa le problème qui avait suscité, au moyen-âge, plus que de vives discussions : le péché est-il un empêchement à l’exercice du pouvoir ? Bill Clinton accusé d’avoir eu une relation extraconjugale avec une stagiaire de la maison Blanche chercha d’abord à nier le fait et à intriguer pour sauver son honorabilité. Confondu, il vit son pouvoir mis en question, principalement, par un certain nombre d’opposants politiques.
On ne peut rien comprendre à ce qui s’est passé aux États-Unis sans tenir compte de l’influence toujours forte du puritanisme sur la vie publique américaine. Le puritanisme est un état d’esprit qui apparaît en Angleterre au XVIe siècle. Le puritain a un seul culte poussé à l’extrême : celui de la Bible qui lui sert de code religieux, liturgique, moral, social et politique. Héritier du calvinisme, il croit à la prédestination et se sait prédestiné par son goût de la Bible. Comme Calvin, il pense que l’homme est radicalement corrompu par le péché originel. Impuissant à observer la loi divine dans son esprit, il ne peut observer rigoureusement la loi qu’extérieurement. Cette apparence respectable, cette honorabilité visible est le signe de la prédestination. Dans cet esprit, l’apparition publique du péché est inquiétante : elle insinue que l’homme est damné…
Peut-on laisser le pouvoir à un pécheur patent et donc damné ?
Bien avant le puritanisme historique, cette question fut au centre de l’œuvre et de l’action de John Wyclif ou Wycliff (1320?-1384), professeur de théologie à Oxford. Scandalisé, à juste titre, par l’attitude de l’Église de son temps, qui mêle allégrement spirituel et temporel, outré par le spectacle donné, au moment du Grand schisme, par le pape Urbain VI (pape de 1378-1389), déséquilibré violent qui met les cardinaux récalcitrants à la torture et rivalise avec son concurrent l’antipape Clément VII (1342-1394) pour gagner des partisans à coups d’indulgences, Wyclif va entamer une réflexion sur le pouvoir civil et religieux qui le conduira à des outrances. Certes, sa pensée a évolué. Elle est se nuance ou se contredit parfois. Elle se propose, à certains moments, comme un idéal. Il n’empêche qu’elle lance dans le monde et surtout auprès des esprits simples un ferment révolutionnaire destructeur aussi bien pour le pouvoir temporel que pour le pouvoir ecclésiastique que sa doctrine vise tout particulièrement[87].
L’idée centrale de Wyclif est que l’homme en état de péché mortel ne peut avoir ni suzeraineté ni propriété. Son péché n’est pardonné que s’il y a expiation. Dans ce cas, Dieu pardonnera. Bien des gens en tireront la conclusion que si le péché mortel fait perdre la propriété et la suzeraineté, il n’est pas possible de supporter le supérieur civil (ou ecclésiastique) qui paraît un pécheur avéré.[88]
Dès 1377, le pape Grégoire XI condamna la doctrine de Wyclif et, en 1382, 24 propositions furent condamnées au Concile de Londres.
Wyclif eut, en Bohême, un disciple zélé : Jan Hus (1369-1415). Les 45 thèses du célèbre réformateur qui furent censurées au Concile de Constance en 1415 étaient tirées mot pour mot de l’œuvre de Wyclif. En grande partie, son œuvre De ecclesia est un plagiat pur et simple de l’ouvrage du même nom de Wyclif. En 1418, deux bulles de Martin V répéteront la condamnation (Inter cunctas et In eminentia). Hus fut condamné à être brûlé vif. il est, depuis lors, considéré en Tchéquie comme un héros et un martyr de l’identité nationale.[89]
Les thèses de Wyclif ont eu la vie dure. Si Martin Luther prit nettement ses distances par rapport à ces théories, il est certain qu’elles doivent persister dans la mémoire de quelques groupes réformés et de chrétiens marginaux sur le vieux continent et en Amérique[90].
En tout cas, au XVIe siècle, la nécessité du lien que Wyclif établissait entre l’état de grâce et la légitimité du pouvoir et de la propriété guidait bien des esprits au sein même du monde catholique.
Des autorités religieuses et civiles estimaient que les Espagnols pouvaient s’emparer des terres des Indiens et déposer leurs chefs dans la mesure où ces « sauvages » vivaient visiblement en état de péché mortel vu leurs actes barbares, cruels et contre nature.
Un théologien dominicain va se dresser contre cette politique coloniale et contre la théorie qui la justifiait. Il s’agit de Francisco de Vitoria (1483-1546). Comme Wyclif, il est scandalisé par bien des pratiques civiles et ecclésiastiques. Il ne se privera pas non plus de critiques acerbes contre certains prélats plus préoccupés de leur confort que de leur mission, contre l’accumulation des bénéfices. Lui aussi sera choqué par les querelles et même les guerres que se font les chrétiens. Mais Vitoria ne se laisse pas emporter. Au contraire, ses indignations seront le départ d’une réflexion tranquille et courageuse[91], si rigoureuse et si claire qu’elle aurait émerveillé son maître saint Thomas[92].
En 1539, il prononce, dans son université de Salamanque, deux leçons sur les Indiens : De Indis et De iure belli qui auront un retentissement extraordinaire et changeront la politique coloniale espagnole[93].
Vitoria y conteste la thèse centrale de Wyclif. Pour le maître espagnol, « ni le péché d’infidélité, ni d’autres péchés mortels n’empêchent les Indiens d’être véritablement propriétaires, tant au plan public que privé, et, à ce titre, les chrétiens ne peuvent s’emparer de leurs biens… il est clair que les Indiens ont, sans aucun doute, un véritable pouvoir, tant public que privé.. »[94]. L’affirmation est claire : « Le péché mortel n’empêche pas d’avoir un pouvoir civil »[95]. Entre autres arguments appuyés sur la raison ou les Écritures, Vitoria justifie sa position en recourant à la théologie de l’« image de Dieu » : « Le pouvoir, écrit-il, se fonde sur l’image de Dieu. Mais c’est par sa nature que l’homme est l’image de Dieu, c’est-à-dire par ses puissances rationnelles. Cette image ne se perd donc pas par le péché mortel »[96].
Aux yeux de la théologie catholique, l’infidélité conjugale du président américain et le zèle déployé pour la cacher, ne sont pas une raison suffisante pour contester son pouvoir civil et chercher à le lui enlever. Depuis saint Thomas, les théologiens ont beaucoup réfléchi au droit de résistance face au pouvoir mais, dans tous les cas, si l’on peut même envisager la déposition du prince, voire sa mort, ce n’est qu’en vertu d’une tyrannie grave, persistante et irrémédiable et selon de prudentes modalités. En termes modernes, le pouvoir devient contestable lorsqu’il s’exerce au détriment du bien commun. Le « prince » doit être jugé selon le bien commun et non d’après des règles religieuses ou morales. Si Bill Clinton était un mauvais président qui, dans l’intérêt de la nation, devait céder sa place, ce ne pouvait être qu’en vertu de sa gestion politique elle-même et non en vertu de sa concupiscence.[97] La punition politique ne doit sanctionner qu’une faute politique claire et nette car on peut toujours avancer des arguties tendant à insinuer que celui qui ne sait se conduire en privé n’est pas capable de conduire l’État. C’est un peu léger. Si la politique, contrairement au machiavélisme ambiant, ne peut faire fi de la morale, la politique ne se confond pas avec la morale. L’homme le plus saint n’est pas nécessairement, du simple fait de sa sainteté, un grand homme politique. Encore faut-il qu’il ait les compétences très temporelles nécessaires. Si Ferdinand III de Castille (1200?-1252) fut un grand roi et un saint (en grande partie parce qu’il fut un grand roi), tous les grands hommes d’État n’ont certainement pas été des saints, malheureusement.
Rappelons aussi les invitations nettes de Paul à respecter l’autorité. Certes, il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes si l’autorité qui vient toujours de Dieu, contredit la volonté de Dieu. A part cela, l’autorité est respectable indépendamment de la personne qui l’exerce. Paul enseigne cela aux Romains tout en étant bien conscient que le détenteur de l’autorité, à ce moment-là était loin d’être un saint ![98] Léon XIII rappellera cette doctrine dans l’encyclique Sapientiae christianae[99] invitant les chrétiens à respecter l’autorité « même quand elle réside dans un mandataire indigne ». La résistance et l’opposition ne se justifient que face à des lois ou à des prescriptions « en contradiction ouverte avec la loi divine » ou « contraires aux devoirs imposés par la religion ».
Il est louable que les populations aspirent à être représentées par des hommes et des femmes politiques irréprochables à tout point de vue. Elles témoignent dans ce désir non seulement d’une bonne santé morale mais aussi peut-être d’un rêve plus ou moins inconscient, celui d’un Père à qui on ne pardonnera rien s’il vient à décevoir. Toutefois, outre que les populations souhaitent en face d’elles une vertu qu’elles n’ont pas nécessairement, il est certain aussi que, dans la concurrence politique, on est parfois tenté de faire flèche de tout bois pour discréditer l’adversaire et de ressusciter, sans le savoir, l’exigence d’impeccabilité qui égara l’esprit de Wycliff.
En Tchéquie également, dans la patrie de Jan Hus, on chercha à perdre le très inspiré président Vaclav Havel[100], coupable de n’être pas resté veuf assez longtemps après le décès de son épouse Olga[101] et d’avoir épousé une « saltimbanque ».[102]
En Belgique , dans son message de Noël 1999, rappelez-vous, le roi Albert II évoqua la crise que son couple avait traversée 30 ans auparavant[103] et qu’il avait surmontée depuis longtemps. Quelques jours plus tard, un juriste[104] écrivait sa joie de voir le Roi « avouer qu’il a été un homme normal, traçant sa vie loin des préceptes religieux » et révéler ainsi « un divorce profond entre sa morale proclamée et son comportement personnel ». Il concluait qu’il était « interdit désormais au Roi de sortir de son rôle constitutionnel ». Et de préciser : « Il ne peut plus être question à l’avenir de délivrer des messages moraux dont tous savent que celui qui les énonce est le premier à ne pas en tenir compte ». Si la cohésion même du pays n’était en cause, « la logique voudrait qu’il s’en aille ».
Mais, en réalité, quoi de plus chrétien que de reconnaître publiquement ses faiblesses ? Quoi de plus chrétien que de ne pas céder aux crises mais de les surmonter pour « retrouver une entente et un amour profonds »[105] ? Et pour couronner ce beau et courageux message moral, n’est-ce pas très chrétien de dire : « si certains qui rencontrent aujourd’hui des problèmes analogues pouvaient retirer de notre expérience vécue quelque motif d’espérer, nous en serions si heureux »[106] ?
Tous les hommes, chrétiens compris, sont pécheurs mais les chrétiens croient à la grâce du pardon et en vivent ! L’aveu d’une faute n’est pas un signe de rupture. Au contraire, c’est la réaffirmation de l’alliance, de la réconciliation ! Dans son discours, Albert II témoignait, en fait, d’une profonde intimité avec les « préceptes religieux », d’un accord parfait « entre sa morale proclamée et son comportement personnel ». Le Roi, en l’occurrence, délivrait son plus clair message moral et le contestataire, sans le savoir, réagissait en intégriste ou en puritain.[107]
Importance politique de la dissemblance
Se référer à l’homme intégral dans la construction d’une société humaine, c’est donc tenir compte aussi de son péché. Jean-Paul II le dit avec la plus grande netteté : « toute la richesse doctrinale de l’Église a pour horizon l’homme dans sa réalité de pécheur et de juste »[108]. N’oublions pas la sage mise en garde de Pascal : « Qui veut faire l’ange fait la bête ».[109]
Il n’y a pas de société idéale.[110] La société est plus ou moins à l’image du Royaume mais elle n’est pas et ne sera jamais le Royaume. L’homme, à l’image de Dieu, n’est pas Dieu. Avec la grâce du Seigneur miséricordieux, il peut restaurer l’image de Dieu altérée par le péché, accentuer sa ressemblance divine mais la première condition est de ne pas se prendre pour Dieu, et se reconnaître pécheur[111]. Tout homme est pécheur car qui peut se dire semblable à Dieu ?
Le Christ ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion La patience de Dieu doit inspirer notre comportement dans tous les aspects de notre vie et nous invite à la prudence dans la gestion des affaires temporelles.
Jean-Paul II a montré le danger d’une conception politique qui ferait fi de la faiblesse humaine ou qui voudrait la paralyser, la rendre inoffensive, par des structures appropriées : : « …l’homme, créé pour la liberté, porte en lui la blessure du péché originel qui l’attire continuellement vers le mal et fait qu’il a besoin de rédemption. Non seulement cette doctrine fait partie intégrante de la Révélation chrétienne, mais elle a une grande valeur herméneutique[112] car elle aide à comprendre la réalité humaine. L’homme tend vers le bien, mais il est aussi capable de mal ; il peut transcender son intérêt immédiat et pourtant lui rester lié. l’ordre social sera d’autant plus ferme qu’il tiendra davantage compte de ce fait et qu’il n’opposera pas l’intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble, mais qu’il cherchera plutôt comment assurer leur fructueuse coordination. en effet, là où l’intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé par un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l’initiative et de la créativité. Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière » qui croit bâtir le paradis en ce monde »[113]. Sont visés dans ce texte les régimes inspirés par le marxisme. Leur erreur est de ne pas respecter la nature pécheresse de l’homme et de le débarrasser de force des manifestations de son égoïsme qui le pousse à rechercher son intérêt privé. Cet angélisme obligatoire construit un système artificiel nécessairement inhumain. Nous verrons plus loin comment l’Église propose de « coordonner » l’intérêt personnel et celui de la société, de marier la liberté et la solidarité. L’Église acceptera la propriété privée bien que dans la Genèse la terre soit clairement donnée à tous les hommes. Mais le message chrétien place l’homme dans une tension où le droit à la propriété privée est sans cesse mesuré et limité par la volonté du Créateur, en l’occurrence, la destination universelle des biens. Ce n’est pas par la force que l’égoïsme doit être vaincu mais par la conversion qui marie le don éminent de la liberté et l’exigence de la vérité révélée même si certaines mesures coercitives doivent parfois être prises pour lutter contre des excès.
Dans le même ordre d’esprit, si la division des hommes en nations est un mal au regard de l’unité du genre humain, de la nécessaire solidarité entre les hommes et de la volonté du Christ de rassembler tous les hommes, l’internationalisme qui veut briser les repliements, les autarcies et les tendances impérialistes est un mal aussi dans la mesure où il prétend réaliser immédiatement, au sein d’une humanité pécheresse, un idéal eschatologique. Le morcellement en nations est donc, malgré l’imperfection de la situation et le grave danger du nationalisme, une « économie provisoire », comme dit le Catéchisme, mais une économie à préserver : « Une fois l’unité du genre humain morcelée par le péché, Dieu cherche tout d’abord à sauver l’humanité en passant par chacune de ses parties. L’alliance avec Noé d’après le déluge exprime le principe de l’Economie divine envers les « nations », c’est-à-dire envers les hommes regroupés « d’après leurs pays, chacun selon sa langue, et selon leurs clans » (Gn 10, 5). Cet ordre à la fois cosmique, social et religieux de la pluralité des nations, confié par la providence divine à la garde des anges, est destiné à limiter l’orgueil d’une humanité déchue qui, unanime dans sa perversité, voudrait faire par elle-même son unité à la manière de Babel. Mais, à cause du péché, le polythéisme ainsi que l’idolâtrie de la nation et de son chef menacent sans cesse d’une perversion païenne cette économie provisoire. L’alliance avec Noé est en vigueur tant que dure le temps des nations, jusqu’à la proclamation universelle de l’Évangile »[114].
Le témoignage de non-chrétiens
Sensible à la menace totalitaire, d’où qu’elle vienne, et à l’intolérance qu’entraîne la recherche forcenée de la pureté, B.-H. Lévy, quelque incroyant qu’il soit, confirme l’analyse de l’Église en saluant cet aspect classique de son enseignement : « …qu’il y ait un lieu en ce monde ou, en tout cas dans nos sociétés ou continue d’être dit que la condition humaine ne peut pas faire l’impasse sur la question du mal, du péché, de l’interdit, qu’il s’y trouve une poignée d’hommes et, parmi eux, un pape pour rappeler que l’espèce ne fera jamais complètement l’économie de sa part noire ou maudite, est peut-être difficile à entendre - ce n’en est pas moins une bonne nouvelle parce que c’est un gage de civilisation et un rempart contre la barbarie »[115]. « Nul mieux qu’un catholique ne sait les dangers de la pureté. Nul, plus que lui, ,ne s’assigne le devoir de lutter contre une volonté dont il sait qu’elle est la forme générique de toutes les hérésies. »[116]
De même, l’agnostique Léo Moulin dit son admiration pour la conception de l’homme et de la société que le christianisme a diffusée et s’en explique : « Si maintenant on me demande d’où est venue une aussi juste conception de l’homme - et, avec elle, cette juste conception de la Cité et de l’Histoire que tant de politiques et tant de moralistes découvrent aujourd’hui seulement et peut-être trop tard, je dirai en toute ingénuité que j’en vois l’origine dans le récit - mythe ou allégorie, comme on voudra - du péché originel. Tel que le raconte la Genèse, il contient, écrit un des leaders de la gauche travailliste, le député R. Crossman[117], une conception infiniment plus juste que celle du bon sauvage de Rousseau ou celle de la société sans classes de Karl Marx. Qui pourrait en douter ? Car si elle met l’accent sur tout ce que le cœur de l’homme recèle de bestialité à peine atténuée par des siècles de civilisation, et toujours prête à se déchaîner - ce qui doit inciter à n’avoir qu’une confiance modérée dans l’utilisation qu’il peut faire de son pouvoir -elle n’en affirme pas moins aussi son invincible noblesse - combien instable, combien indécise et sans cesse remise en question - et partant, ses droits au cheminement vers la lumière, cette forme assagie et plus sûre de la philosophie du progrès. Sur cette conception d’un optimisme nuancé ou d’un pessimisme calculé, il est possible de bâtir - la preuve en est donnée depuis près de deux mille ans par l’Église, depuis plus de seize cents ans par les instituts religieux - sur des fondements mieux assurés que ceux des très incertaines sociétés d’aujourd’hui, vacillant entre les gouffres de l’anarchie et l’épaisse menace d’un monde grégarisé, soumis aux impératifs d’une science sans conscience, d’une technocratie sans âme et d’un bien-être mortel »[118].
C’est avec beaucoup de lucidité aussi et une grande et douloureuse expérience que Vaclav Havel dénonce l’illusion d’une société parfaite: « Le paradis n’a pas triomphé et ne triomphera probablement jamais. Une telle image ne pouvait naître que dans les cerveaux prétentieux de ceux qui sont persuadés d’avoir tout compris, de n’avoir au-dessus d’eux aucune institution mystérieuse et qui croient pouvoir donner des ordres à l’Histoire »[119].
Ces considérations doivent nous inciter à l’humilité et à la patience, nous persuader qu’il n’y a pas de cité idéale, même catholique[120], et qu’en rêver pour cette terre est dangereux, sauf si le rêve stimule la volonté de travailler à l’amélioration de la cité terrestre. A toute époque se sont fait jour des utopies et des projets de sociétés parfaites. L’histoire montre que les tentatives de réalisation sont meurtrières car elles prennent l’homme pour ce qu’il n’est pas et tentent, jamais de gré mais toujours de force, de le mouler dans le rêve. Il n’y aura jamais ici bas que l’imperfection. Il faut tendre à améliorer sans cesse les conditions de vie des hommes sans se prendre pour Dieu ni confondre cité terrestre et cité céleste. Qui veut faire l’ange fait la bête. En morale comme en politique. Les sociétés parfaites dont les hommes ont rêvé ou qu’ils ont tenté de construire, sont liées souvent à des lectures hérétiques de la Bible[121] et ont pris, d’une manière ou d’une autre, une forme communiste et anti-chrétienne qui, lorsqu’elle a abouti dans les faits, a produit les malheurs que l’on sait[122].
On peut faire deux remarques sur le langage employé.
Tout d’abord, on peut considérer « image » et ressemblance » comme synonymes ou estimer que le second terme nuance le premier, distinguant ce qui est et ce qui devient, ce qui est donné et ce qui se fait, l’aspect ontologique et l’aspect dynamique (Cf. HAMMAN A.-G, L’homme, image de Dieu, Desclée, 1987).
Ensuite, malgré le titre de l’excellent ouvrage du P. Hamman, je crois qu’il vaut mieux réserver à l’homme l’expression « à l’image de Dieu » dans la mesure où, au sens strict, seul le Christ est « image de Dieu » ou mieux encore « Image de Dieu ». Paul distingue Image (le nouvel Adam) et Adam, créé selon l’image. Il n’y a que dans 1 Co 11, 7 qu’il omet « selon » en parlant de l’homme qui est « l’image et le reflet de Dieu ». On peut dire que l’homme a été créé à l’image de l’Image de Dieu.
« Quand je contemple le firmament, l’ouvrage de tes doigts,
la lune et les étoiles que tu y as fixées,
qu’est-ce donc que l’homme, pour que tu songes à lui ?
qu’est-ce que le fils d’Adam pour que tu t’en soucies ?
Cependant, tu as fait de lui presque l’égal d’un dieu,
en le couronnant de gloire et d’honneur ;
tu lui as donné pouvoir sur les œuvres de tes mains,
sous ses pieds tu as mis l’univers :
troupeaux et bétail,
et jusqu’aux bêtes sauvages,
oiseaux du ciel et poissons de la mer,
tout ce qui nage dans l’élément liquide.
O Seigneur, notre Dieu, qu’il est glorieux ton Nom par toute la terre ! » (4-10).
Bien que la terminologie philosophique, employée pour exprimer l’unité et la complexité (dualité) de l’homme, soit parfois l’objet de critiques, il est hors de doute que la doctrine sur l’unité de la personne humaine et en même temps sur la dualité spirituelle-corporelle de l’homme est totalement enracinée dans l’Écriture sainte et la tradition.
Et bien que l’on exprime souvent la conviction que l’homme est ‘image de Dieu’ grâce à l’âme, la doctrine traditionnelle de l’Église exprime aussi la conviction que le corps également participe à sa façon, à la dignité de l’‘image de Dieu’ de même qu’il participe à la dignité de la personne » (16-4-1986, in OR, 22-4-1986, p. 12). Le Saint Père fait aussi remarquer, pour souligner l’unité personnelle, que la tradition biblique emploie souvent le terme « corps » pour désigner l’homme tout entier comme dans Ps 145, 21 ; Jl 3, 1 ; Is 66, 23 ; Jn 1, 14). Conséquence : la sexualité est digne : « la sexualité est grande, dira François, elle est un don de Dieu » (17-9-2018). Elle n’est pas une conséquence du péché. C’est la concupiscence qui est la conséquence du péché. Grégoire de Nysse (De homine) pensait que sans péché originel, les hommes se seraient multiplié « à la manière des anges, sans coucher, par l’opération de la puissance divine ». Saint Thomas lui répond en citant saint Augustin que « les membres auraient obéi comme les autres au gré de la volonté, sans l’aiguillon d’une passion séductrice, avec tranquillité d’âme et de corps. » Saint Thomas ajoute : « Dans l’état d’innocence, il n’y aurait rien eu dans ce domaine qui n’eût été réglé par la raison ; non pas, comme le disent certains, que la délectation selon les sens eût été moindre -le plaisir sensible, en effet, eût été d’autant plus grand que plus pure était la nature et plus sensible le corps-, mais parce que la puissance concupiscible ne se serait pas abattue avec désordre sur les délices réglées par la raison, à laquelle il ne revient pas de diminuer le plaisir des sens, mais d’empêcher la puissance concupiscible de s’y attacher immodérément. » (Somme théologique, Ia, qu. 98, a. 2 ; et HADJADJ Fabrice, La profondeur des sexes, Pour une mystique de la chair, Seuil/Essais, 2008, pp. 102-106.)
Au nom de l’Évangile, il s’élèvera contre la propriété cléricale et contre les ordres mendiants parce qu’ils quêtent de l’argent. d’ailleurs, tous les ordres religieux qui se sont soumis à une autre règle que l’Évangile seront assimilés à des légions diaboliques.