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b. Et Dieu ?

Si une approche naturelle de l’homme n’est pas à négliger et révèle pas mal de caractères déterminants qui influeront sur la politique, l’économie, etc., il n’est pas inutile non plus de poser à la raison humaine la question de savoir si elle peut nous dire quelque chose de Dieu. Les deux questions sont d’ailleurs liées, semble-t-il. Est-il possible de s’interroger sur l’homme sans s’interroger sur Dieu ? Un fait peut interpeller aussi : c’est la destruction de l’homme dans les systèmes qui se sont construits sur des théories athées. Le nazisme et le communisme l’ont cruellement illustré. L’athéisme pratique des sociétés libérales n’est-il en rien responsable du désenchantement général et des menaces qui pèsent sur l’homme ? Nous interpelle aussi l’affirmation de Sartre selon laquelle il est impossible de fonder une morale laïque. Est-il possible d’évoquer la nature humaine (et donc la dignité de l’homme et ses droits) sans référence à un Dieu qui l’aurait conçue ? La question n’est pas négligeable car l’affirmation de l’existence ou de la non-existence de Dieu aura des conséquences sur la conception que l’on se fait de l’homme et sur le plan politique. ⁠[1].

Or la raison peut acquérir une certaine connaissance de Dieu. Ainsi en témoigne déjà l’Écriture sainte. Dans l’épître aux Romains, Paul justifie ainsi la colère de Dieu contre les « impies » et les « injustes » (ceux qui ne sont pas « ajustés » à Dieu) : « …​ ce qui peut être connu de Dieu est manifeste pour eux : Dieu, en effet, le leur a manifesté. Depuis la création du monde, ses perfections invisibles, sa puissance éternelle et sa divinité apparaissent visibles à l’esprit, par ses œuvres. Ils sont donc inexcusables, puisque, connaissant Dieu, ils ne lui ont point donné la gloire qui lui convient, et ne lui ont point rendu grâce. Ils se sont alors égarés dans leurs vains raisonnements, et leur cœur insensé s’est rempli de ténèbres. tout en se vantant d’être sages, ils sont devenus fous : ils ont remplacé la gloire de Dieu incorruptible par des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles »[2]. Saint Paul reprend ici un argument déjà présent dans le livre de la Sagesse et qui fut développé par la pensée grecque : « Ils sont insensés par nature, tous ceux qui ont ignoré Dieu, et qui, par les biens visibles, n’ont pu connaître Celui qui est, ni reconnaître l’Artisan en considérant ses œuvres »[3].

Non seulement toute la tradition chrétienne, ne pensons qu’à saint Anselme et saint Thomas d’Aquin, mais aussi toute l’histoire de la philosophie révèlent l’effort constant et comme obligé de la raison vers Dieu. « Dès lors qu’il cherche la réalité qui correspond à ses objets suprêmes : la vérité, le bien, le beau, la valeur, l’accord des esprits, l’existence du monde, l’être propre de l’homme, le philosophe pense à Dieu »[4]. Et I. Mourral et L. Millet précisent : « Depuis Platon, avec Aristote, Descartes, cent autres, et jusqu’à Bergson et aux philosophes spiritualistes du XXe siècle, la raison humaine affirme à juste titre l’existence d’un Etre Parfait ; on peut aussi montrer que le monde et l’homme dépendent absolument de lui, comme de leur créateur. Il donne à l’homme son essence spirituelle, par laquelle il est « image de Dieu » »[5].

Les chemins sont divers et les trouvailles parfois contestables. Il n’empêche que certaines démarches sont très interpellantes : les « voies »⁠[6] de saint Thomas ou l’invitation que nous fait Maurice Blondel⁠[7] de nous ouvrir à l’existence d’un être qu’on appelle Dieu parce qu’il paraît être la réponse la plus rationnelle à notre insatisfaction congénitale peuvent difficilement passer pour des élucubrations. Pensons aussi à la nouvelle apologétique ce Claude Bruaire, par exemple, qui tente de montrer que le christianisme est loin d’être une insulte pour la raison⁠[8]. Le christianisme, écrit Marc Leclerc, « la philosophie ne peut pas en prouver la vérité, mais elle peut montrer sa cohérence par rapport à notre exigence la plus profonde »[9].

Jean-Paul II lui-même, qui, en philosophie, étudia les courants modernes et en particulier Max Scheler⁠[10], a construit une anthropologie subjective qui affirme que le propre de la personne humaine est atteint dans la subjectivité, c’est-à-dire dans la réalité de l’homme conscient de soi comme sujet⁠[11]. Cette vision a marqué la rédaction de Gaudium et spes et, à sa suite, tout l’enseignement du souverain pontife. En une sorte de synthèse, il a offert en 1983, d’octobre à décembre⁠[12], une méditation sur l’homme particulièrement intéressante à partir d’une prise de conscience de ses expériences intérieures : le désir insatiable, la recherche du pourquoi, l’exigence de liberté, l’ouverture à la réalité objective, l’épreuve de la solitude, la découverte de la solidarité, l’aspiration à l’infini⁠[13]. Cette analyse de la subjectivité révèle que l’homme a besoin d’un Autre, qu’il est en attente de Dieu et même du Christ⁠[14].

Jean-Paul II fera encore appel à la philosophie, en 1985, dans une catéchèse consacrée au premier article du Credo⁠[15] . Cette fois, le Saint Père aborde le problème d’une manière plus classique, en s’appuyant sur des éléments objectifs. Actualisant en partie les « voies » vers Dieu de saint Thomas d’Aquin, c’est à la science et à l’esthétique que le philosophe demande des « raisons valables pour admettre l’existence de Dieu »[16].


1. Dans Les Lois (livre IV), Platon insiste, par exemple, sur la nécessité d’imiter Dieu, condition indispensable à la justice.
2. Rm., 1, 19-23.
3. Sg., 13, 1.
4. MOURRAL I., MILLET L., op. cit., p. 306.
5. id., p. 335.
6. Il vaut mieux parler de « voies » plutôt que de preuves, comme on l’écrit habituellement, car le mot « preuve » est ambigu et peut faire penser à une démonstration de type géométrique, ce qui ne peut être le cas ici. Comme le précise fort pertinemment E. Tourpe : « les « preuves de Dieu », loin de s’imposer par la raison à la raison, comme des démonstrations mathématiques, déroulent devant la pensée humaine finie les raisons qu’elle a de s’ouvrir à l’être infini. Elles le font, soit à partir de l’être et du cosmos (l’engendrement infini de la pensée humaine finie) soit à partir de la pensée elle-même (le consentement de la pensée finie à sa donation infinie). Les vraies preuves de Dieu sont donc des arguments rationnels qui invitent la raison à se laisser dépasser par l’amour sans pour autant se perdre en atnt que raison » (Le principe de toutes les preuves rationnelles et non rationalistes de Dieu, Ecole de la Foi, 20-3-1999).
7. (1861-1949). Cf. L’action, Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, PUF, 1950-1993.
8. (1932-1985). C’est, par exemple, la démarche suivie dans Le droit de Dieu, Aubier Montaigne, 1974.
9. La destinée humaine, Pour un discernement philosophique, Culture et vérité, 1993, p.148.
10. 1874-1928.
11. Cf. JOBERT Dom Ph., op. cit., p. 13.
12. Il s’agit des Allocutions prononcées au cours de la rencontre hebdomadaire du mercredi, à partir du 12-10-1983. Dans l’OR à partir du 18-10-1983, dernière page.
13. Jean-Paul II se réfère, en passant, au philosophe Maurice Blondel qui « a consacré une grande partie de sa vie à réfléchir sur cette mystérieuse aspiration de l’homme à l’infini…​ » ( Allocution, 9-11-1983, in O.R. 15-11-1983). M. Blondel (1861-1949) peut être considéré comme un des précurseurs de cette anthropologie subjective. pour s’initier à sa pensée, on peut lire LECLERC M., La destinée humaine, Pour un discernement philosophique, Culture et vérité, 1993, pp. 99-161.
14. La raison logicienne parce qu’elle définit, objective, particularise ne peut évidemment pas pas se représenter l’incarnation de Dieu. L’absolu, pour elle, est une absurdité. Par contre, la raison spéculative peut unifier ce que l’entendement distingue et penser l’absolu non pas comme objet mais comme sujet, c’est-à-dire comme une absolue liberté qui réconcilie l’aspect négatif de la liberté (l’indépendance) et son aspect positif (l’engagement). Cette absolue liberté si elle est absolue doit avoir les vertus du relatif. Si le relatif existait en dehors de l’absolu, l’absolu ne serait plus l’absolu. Dire que le Christ est Dieu, que Dieu s’est incarné, n’est pas représentable mais pensable (Cf. BRUAIRE Claude, Le droit de Dieu, Aubier Montaigne, 1974, pp. 68 et svtes).
15. Du 3-7-1985 au 28-8-1985 (dans l’OR, à partir du 9-7-1985). L’enseignement qui nous intéresse ici a été donné le 10-7-1986 et publié dans l’OR du 16-7-1985, p. 12. On trouvera une présentation et un commentaire de cette catéchèse sous la plume de POUPARD P. cardinal, Le mystère de Dieu dans la catéchèse de Jean-Paul II, O.R. 26-8-1986, pp. 1 et 6-7.
16. Jean-Paul II résume lui-même ses réflexions en ces termes : « Il ne s’agit pas d’établir des preuves d’ordre scientifique ou expérimental. Vouloir une preuve de cet ordre, ce serait abaisser Dieu au rang des êtres de notre monde. mais le savant, le philosophe, et aussi tout homme qui cherche à comprendre le sens du monde, peut découvrir les raisons d’affirmer un Etre qui dépasse tous les autres, et qui en est la cause.
   Si l’on admet l’hypothèse scientifique de l’expansion de l’univers, on en vient à s’interroger sur le « moment initial » de cet univers en mouvement. De même, l’organisation parfaite de la matière suppose une sagesse qui dépasse toute mesure. l’évolution de la vie et des êtres vivants présente une finalité interne admirable. tout cela suppose un Esprit qui en est créateur.
   Et l’histoire manifeste une finalité encore plus impressionnante. l’homme n’est pas seul maître de son destin : quand il en discerne le sens, il est porté à affirmer la souveraineté de celui qui l’a créé et qui oriente sa vie présente.
   Enfin, la beauté du monde, de l’art, de la conduite morale, des sentiments, incite à en reconnaître la source transcendante en Dieu même.
   A tous ces « indices » de l’existence de Dieu créateur, certains opposent la puissan ce du hasard ou des mécanismes internes de la matière. mais n’est-ce pas une abdication de l’intelligence ?
   Les preuves de l’existence de Dieu sont nombreuses et convergentes. Elles aident à montrer que la foi n’amoindrit pas l’intelligence humaine, mais lui permet de mieux répondre aux interrogations que lui pose le réel ».