⁢i. Une originalité radicale.

On a parfois présenté la doctrine sociale de l’Église comme une « troisième voie » à côté du libéralisme et du marxisme ou entre les deux. Comme si elle était un compromis ou une synthèse. Il est bon de relire ce qu’en dit Jean-Paul II qui, tout au long de son enseignement, a été très attaché à souligner que la doctrine sociale n’est pas une troisième voie mais une « autre voie » : « La doctrine sociale de l’Église n’est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi »[1]. En effet, nous avons montré, dans le chapitre précédent, que cette doctrine était le contraire d’une idéologie, étant donné qu’elle s’efforce de confronter et de conjuguer, si possible, deux « vérités » : celle que l’Écriture nous révèle sur l’homme et celle que nous pouvons observer. La doctrine sociale de l’Église est « la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien »[2]. Cette doctrine est une « catégorie en soi » et partant une « autre voie » car son point de départ est l’homme considéré dans l’intégralité de son être « unique, complet et indivisible »[3], à la fois matériel et spirituel. Même si l’éclairage des sciences humaines est précieux et indispensable pour cerner le mieux possible la réalité humaine dans toute sa complexité, l’Église estime que c’est la Révélation divine qui nous dit le fin mot de la nature humaine⁠[4]. La connaissance de Dieu est nécessaire à la connaissance de l’homme non seulement parce qu’on ne peut étudier l’homme en niant sa dimension spirituelle mais surtout parce que le Créateur mieux que quiconque peut nous parler de sa créature. L’incroyant peut en convenir au nom de la logique et accepter la référence théologique à titre d’hypothèse. Il pourra juger ensuite si cet « éclairage » renforce ou non la dignité de l’homme à laquelle il est attaché et s’il donne finalement plus d’humanité à la vie sociale et à l’ensemble des activités profanes.

Sans vouloir ici refaire le procès des idéologies, il faut bien constater qu’en ce qui concerne l’homme, elles n’en ont qu’une vue partielle et donc mutilante. Trop souvent, et nous aurons l’occasion d’y revenir, l’aventure humaine semble se réduire à une tension dialectique entre liberté et libertés⁠[5], entre production et consommation, entre classes sociales antagonistes, propriété privée et propriété collective⁠[6]. d’autres demandent à la biologie de tracer le destin de l’homme⁠[7] ou ont décrété une fois pour toutes et plus radicalement la « mort de l’homme »⁠[8]. Le succès de ces théories est assez paradoxal comme le faisait remarquer Jean-Paul II à Puebla⁠[9] car « notre époque est sans doute celle où l’on a le plus écrit et parlé de l’homme, celle des humanismes et de l’anthropocentrisme ». Or, en même temps, « elle est l’époque des angoisses les plus profondes de l’homme sur sa propre identité et sur son destin personnel, l’époque du recul de l’homme à des niveaux jusqu’à présent insoupçonnés, l’époque des valeurs humaines piétinées comme on ne l’a jamais fait dans le passé. Comment expliquer ce paradoxe ? On peut dire qu’il s’agit du paradoxe inexorable de l’humanisme athée. C’est le drame de l’homme amputé d’une dimension constitutive de son être propre - sa recherche de l’infini - et ainsi placé en face de la pire réduction de ce même être (…). Face à tant d’humanismes, souvent enfermés dans une vision de l’homme strictement économique, biologique ou psychique, l’Église a le droit et le devoir de proclamer la vérité sur l’homme, vérité qu’elle a reçue de son Maître, Jésus-Christ (…). Cette vérité complète sur l’être humain constitue le fondement de la doctrine sociale de l’Église(…) ».


1. SRS, n°41. Le cardinal Albino Luciani, le futur Jean-Paul Ier, parle d’« un enseignement social tiré des principes de l’Évangile qui doit actuellement faire son chemin entre les idéologies opposées du capitalisme et du marxisme » (Humblement vôtre, Nouvelle Cité, 1978, p. 274). Placer l’enseignement social chrétien « entre » les idéologies évoquées ne marque pas assez nettement, à mon sens, l’originalité du message. De son côté, Arthur Utz, dans son ouvrage Entre le néo-libéralisme et le néo-marxisme, Recherche philosophique d’une troisième voie (Beauchesne, 1976), montre que les idéologies libérale et socialiste sont elles-mêmes à la recherche d’une troisième voie, chaque idéologie excluant l’autre mais aussi ses propres déviations extrêmes : l’économie sociale de marché et l’économie planifiée de marché (entre le libéralisme manchestérien et l’économie planifiée centralisée) . L’auteur propose ce qu’il appelle « la troisième voie dans la pensée sociale-personnaliste » qui, elle, se donne « un nouveau point de départ épistémologique » (p. 164). Il serait plus clair, me semble-t-il, d’abandonner l’appellation « troisième voie ».
2. SRS, n° 41, par. 7.
3. JEAN-PAUL II, Discours à l’UNESCO (UNESCO), 2-6-1980, DC n° 1788, 15-6-1980, n°8, p. 604.
4. Cf. CA n°55: « L’Église reçoit de la Révélation divine le « sens de l’homme ». « Pour connaître l’homme, l’homme vrai, l’homme intégral, il faut connaître Dieu », disait Paul VI, et aussitôt après il citait sainte Catherine de Sienne qui exprimait sous forme de prière la même idée : « Dans ta nature, Dieu éternel, je connaîtrai ma nature » (Homélie lors de la dernière session publique du Concile œcuménique Vatican II, 7-12-1965) ».
5. Cf. BURDEAU Georges, Le libéralisme, Seuil, Points Politique, 1979, pp. 294-296.
6. Cf. MARX K. et ENGELS F, Le manifeste du parti communiste, 1847 ou la Charte du parti socialiste belge, Quaregnon, 1894.
7. C’est le cas de la sociobiologie dont les thèses ont été passées au crible notamment par P.-P. Grassé in L’homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin Michel, 1980.
8. Lire le chapitre « Les sophistes. De la mort de Dieu à la mort de l’homme » in PARAIN-VIAL J., Tendances nouvelles de la philosophie, Le centurion, 1978, pp. 61-139.
9. Op. cit., I, 9.

⁢ii. De qui parlons-nous ?

Plus exactement, de quel homme parlons-nous donc ? En effet, comme le disait le Saint Père lui-même, « il n’y a aujourd’hui dans le monde aucun programme qui, même avec des idéologies opposées quant à la conception du monde, ne mette l’homme au premier plan »[1]. Il est donc essentiel de définir l’homme dont il sera question. Cet homme sera évidemment le critère de jugement pour évaluer le degré d’humanité d’une société, d’une loi, d’un système politique ou économique, d’une culture.

La réponse nous dévoilera l’originalité radicale de la DSE et sa cohérence profonde car c’est à cette pierre angulaire que tous les aspects de la doctrine se réfèrent.


1. Lettre encyclique Redemptor hominis (RH), 1979, n°17. On peut aussi rappeler la formule de Paul VI disant que l’Église est « experte en humanité » (Discours à l’ONU, 1965) ou encore celle de Jean-Paul II affirmant que l’homme est « la première route et la route fondamentale de l’Église » (RH n°14).

⁢iii. Le témoignage de la raison

Si, dans son élaboration dynamique, la réflexion de l’Église s’est nourrie en même temps de la foi et de la raison, il peut être intéressant, bien que cette présentation soit un peu artificielle, de les dissocier momentanément pour permettre de mieux apprécier leurs apports respectifs.

S’il est vrai, comme nous le verrons, que seule la foi révèle à l’homme sa véritable identité⁠[1], il n’empêche que « les sciences humaines et la philosophie aident à bien saisir que l’homme est situé au centre de la société et à le mettre en mesure de mieux se comprendre lui-même en tant qu’« être social » ». L’approche rationnelle ne dit pas tout et passe, d’un point de vue chrétien, à côté de l’essentiel, mais, il ne faut pas pour autant la négliger pour plusieurs raisons. Et tout d’abord parce que nous sommes « raison ».

N’oublions pas non plus que la doctrine sociale de l’Église s’est historiquement constituée en recourant « à la théologie et à la philosophie, lesquelles lui donnent un fondement, et par le recours aux sciences humaines et sociales qui lui apportent un complément »[2]. Est-ce étonnant ? La morale, sociale ou personnelle, « ne naît pas avec le Christ, ni même avec la Bible »[3]. La Bible suppose tout un patrimoine moral sur lequel elle s’appuie. Elle « joue le rôle de norme première, ou fondamentale, à laquelle doivent être mesurées toutes les autres normes morales »[4]. La morale « chrétienne » se construit nécessairement sur la connaissance naturelle et sur la révélation.

Par ailleurs, il est bon de ne pas oublier que l’appel à la raison est fondamental dans le dialogue avec les non chrétiens et les non croyants. En agissant ainsi nous ne faisons que suivre l’exemple donné par l’Église elle-même dans la déclaration Dignitatis humanae[5]. « On y trouve exprimées, écrit Jean-Paul II⁠[6], non seulement la conception théologique du problème, mais encore la conception qui part du droit naturel[7], c’est-à-dire d’un point de vue « purement humain », sur la base des prémisses dictées par l’expérience même de l’homme, par sa raison et par le sens de sa dignité ». De son côté, le Catéchisme de l’Église catholique, abordant le problème de la loi morale, étudie d’abord la loi morale naturelle, avant de passer à la révélation de la Loi⁠[8].

Sur un plan plus général, lors du Symposium des évêques d’Europe, le cardinal Danneels déclarait que « le monde actuel a besoin d’une revalorisation et d’une discipline dans la recherche philosophique de la vérité. Sans une réflexion philosophique forte et saine, ajoutait-il, l’homme moderne est incapable de penser au-delà du visible et du monde empirique »[9]. N’oublions pas non plus que le pape Jean-Paul II a derrière lui une « carrière » philosophique particulièrement riche et instructive qui éclaire bien des aspects de son enseignement⁠[10].

Faut-il rappeler l’encyclique Fides et ratio[11] qui précisément étudie les rapports entre la foi et la raison. Il y est dit clairement que même si notre raison est limitée et la Révélation décisive, « la théologie morale doit recourir à une conception philosophique correcte tant de la nature humaine et de la société que des principes généraux d’une décision éthique »[12].

Un regard « naturel » sur l’homme n’est donc pas superflu. Ce regard peut être simplement celui du bon sens, « la chose du monde la mieux partagée »[13], affiné par une philosophie réaliste mais aussi par d’autres sciences, y compris la biologie qui peut tellement nous apprendre sur l’homme. Cette approche peut servir d’introduction, d’initiation, de préparation. Elle peut servir de vérification ou de confirmation⁠[14]. Elle peut aussi tout simplement interpeller ou, mieux encore, débarrasser le terrain de la pensée des scories idéologiques qui l’encombreraient⁠[15].


1. CA, n° 54.
2. Congrégation pour l’éducation catholique, Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église, 1988.
3. BRUGUES J.-L., Dictionnaire de morale catholique, (Bruguès), CLD, 1991, art. Bible et morale.
4. Id.
5. Déclaration sur la liberté religieuse, Concile Vatican II.
6. RH, n° 17.
7. L’expression, à travers l’histoire, a connu différentes significations. Ici, le droit naturel « résulte de la seule raison » (BOUYER, op. cit.) et doit être « considéré comme résultant de la nature des hommes et de leurs rapports, indépendamment de toute convention et législation » (Lalande.). Nous verrons plus loin dans quel sens prendre le mot « nature ».
8. Op. cit., 1954-1960.
9. Cf. DELECLOS F., Evangéliser l’Europe, mais comment ? in La Libre Belgique, 11-10-1985.
10. On peut citer deux œuvres essentielles de celui qui était encore K. Wojtyla. Sur l’homme : Personne et acte, Le centurion, 1983. Sur la sexualité et l’amour humain en général : Amour et responsabilité, Stock, 1978. Sur la philosophie de Jean-Paul II, on peut lire JOBERT Ph., Iniciacion a la filosofia de Juan Pablo II, in Tierra nueva, n° 47, octubre 1983, pp. 5-25 ; BUTTIGLIONE R., La pensée de Karol Wojtyla, Communio-Fayard, 1982, pp. 69-250 ; GROCHOLEWSKI Mgr Zénon, L’humanisme de Jean-Paul II, in ONORIO J.-B. d’(sous la direction de), Jean-Paul II et l’éthique politique, Editions Universitaires, 1992, pp. 19-43 ; HENNAUX J.-M., Vérité et liberté dans l’éthique de K. Wojtyla, id., pp. 45-59.
11. 14 septembre 1998. Le récit de la venue des mages à Jérusalem (Mt 2, 1-12) ne peut-il être lu symboliquement : L’étoile de la sagesse humaine conduit les mages à Jérusalem où elle rencontre l’Écriture, parole révélée ?
12. N° 68.
13. DESCARTES R., Discours de la méthode, Première partie, Garnier, 1960, p. 31. Nous pouvons être en accord avec cette pensée sans souscrire pour autant à la suite du développement de l’auteur qui semble bien s’éloigner du dit bon sens.
14. On peut ici évoquer la démarche d’A. Léonard dans son livre, au titre explicite, Les raisons de croire (Fayard-Communio, 1987) ; celle de M. Blondel dans l’ensemble de son œuvre ou plus particulièrement dans sa Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique et sur le méthode de la philosophie dans l’étude du problème religieux (1896), in Les premiers écrits de M. Blondel, PUF, 1956) ; celle aussi d’E. Lévinas qui ne refuse pas l’étiquette de « philosophe juif », à condition de bien comprendre comment utiliser la Bible dans une démarche scientifique : « Une vérité philosophique ne peut pas se baser sur l’autorité du verset. Il faut que le verset soit phénoménologiquement justifié. mais le verset peut permettre la recherche d’une raison. Voilà dans quel sens le mot « vous êtes un philosophe juif » m’agrée. Il m’irrite quand on insinue que je prouve par le verset, alors que parfois je cherche par la sagesse ancienne et j’illustre par le verset, oui, mais je ne prouve pas par le verset » (in POIRE Fr., LEVINAS E., Essai et entretiens, Babel, 1996, p. 131).
15. La confrontation entre la philosophie et la foi peut être extrêmement féconde et profonde. En témoigne, par exemple, le livre de LEONARD A., Pensée des hommes et foi en Jésus-Christ, Pour un discernement intellectuel chrétien, P. Lethielleux, Culture et vérité, coll. « Le Sycomore », 1980, réédité sous le titre Foi et philosophies, Guide pour un discernement chrétien, Culture et vérité, coll. « Le Sycomore », 1991.

⁢a. qu’est-ce que l’homme ?

Faut-il réfléchir longtemps pour affirmer que l’homme est un être bien concret, et original ? Tous les parents du monde en font chaque jour l’expérience et ceux qui en douteraient peuvent toujours en demander la confirmation à la biologie moléculaire qui « nous apprend que chaque individu est unique »[1]. Les êtres humains ne sont donc pas interchangeables⁠[2]. L’embryon, homme en puissance, n’est pas quantité négligeable.

Faut-il aussi de longues démonstrations pour persuader son interlocuteur que lorsqu’on se penche sur cet homme, ce n’est pas pour n’en étudier qu’un aspect choisi au hasard ou en fonction de quelque a priori mais au contraire pour tenter de comprendre sa complexité dans une étude qui envisage tous les aspects de son être ? Si l’on admet que l’homme est un microcosme, on ne pourra se satisfaire des théories qui le réduisent à son travail, à son sexe ou à sa classe sociale. L’homme n’est pas « unidimensionnel » mais « pluridimensionnel »⁠[3]. Jean-Paul II insistera sur la nécessité de considérer l’homme dans son intégralité.

Il ne devrait pas être trop difficile, en principe, non plus de faire accepter qu’il existe une nature humaine⁠[4]. Voilà, comme nous le verrons, une notion importante dans le discours sur les droits de l’homme et sur le bien ou le mal social. Mais, l’esprit contemporain est allergique à la notion de bien en soi qui est l’objet de la morale désormais reléguée au rang des curiosités. On lui préfère l’éthique qui, elle, se veut indépendante de toute morale, le fruit d’une négociation démocratique, fondée sur les volontés d’hommes divers, fluctuante et donc sans référence à une « nature » partagée qui fixerait des limites à l’action de l’homme.⁠[5]

En dépit de cette réticence, n’est-il pas possible de considérer dans les hommes, au-delà de leur volonté, de leur histoire particulière, de leur culture, de leur sensibilité, de leurs rêves, la substance de leur humanité ? Ne pourrait-on établir une éthique fondamentale autrement dit, n’ayons pas peur des mots, une morale qui ne soit pas simplement imposée du dehors mais qui soit conforme à ce que nous sommes tous profondément, adaptée à notre vraie liberté, condition peut-être de notre liberté. Une morale ou une éthique qui nous rassemblerait par un essentiel, un invariant c’est-à-dire quelque chose qui demeure constant, identique à soi-même et que nous partageons tous.

Or l’existence d’une nature humaine est l’affirmation la plus constante de l’humanisme le plus classique appuyé sur le témoignage des penseurs grecs et reprise par les esprits les plus divers, chrétiens ou non⁠[6].

Connaître la vraie nature de l’homme est une tâche importante et indispensable, semble-t-il. La question : qu’est-ce que l’homme ? est une question qui intéresse bien sûr les scientifiques qui décriront le corps et son fonctionnement sous divers angles selon les spécialités considérées mais aussi les philosophes et en particulier les métaphysiciens c’est-à-dire ceux qui, au-delà des apparences, au-delà de la nature au sens premier du terme cherchent à définir précisément ce qui dans l’homme échappe aux circonstances de temps, de lieu et d’état physique.⁠[7] Le métaphysicien cherche ce qui constitue l’homme en tant que tel en dehors de toute considération historique. Nature, en effet peut s’entendre, pour simplifier, de deux grandes manières. Au sens le plus courant, le mot désigne ce que nous voyons, le cosmos, les arbres, les animaux. Cette nature φύσις en grec, est l’objet de la « physique », chez Aristote. Mais celui-ci s’intéresse aussi à ce qui vient « après la physique » μετα τα φυσικά ou, plus précisément « au-delà de la physique », à la nature -de l’homme en l’occurrence-, à l’essence de l’homme, à ce qui est essentiel en lui et qu’il partage avec tous les autres hommes. Les philosophes distinguent l’essence ainsi définie de l’existence qui, elle, désigne tout ce qu’il y a de singulier, d’individuel dans l’être, ce qui n’appartient qu’à moi et à personne d’autre.

Certes, des philosophes comme Marx⁠[8] ou Sartre⁠[9] ont nié l’idée d’une nature humaine et les sciences de l’homme ont mis surtout en avant les particularismes et les changements laissant croire que rien n’était permanent ni stable dans l’homme.

Pourtant, A. Camus, malgré son athéisme ou son agnosticisme, méditant, entre autres, sur l’attitude de l’esclave qui se révolte contre sa condition, constate que cet homme peut même être prêt à mourir dans son combat pour la liberté et la dignité. Il analyse cette situation et induit, contre Sartre, l’existence d’une nature humaine : « Si l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. S’il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit qu’il défend, c’est qu’il place ce dernier au-dessus de lui-même. Il agit au nom d’une valeur, encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu’elle lui est commune avec tous les hommes. On voit que l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d’une raison d’agir. Mais il importe de remarquer déjà qui cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise (si elle se conquiert) au bout de l’action. L’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’opprime, ont une communauté prête »[10]

Cette opposition illustrée ici par Sartre et Camus continue aujourd’hui. Le débat reste vif entre ceux qui contestent et ceux qui affirment l’existence d’une nature humaine. Un bref regard jeté sur internet nous montre que l’on ne cesse de s’interroger sur cette nature humaine que beaucoup récusent dans la mesure où ils pensent que cette nature est une entrave à la liberté, qu’elle conditionnerait l’homme, serait déterminante et limitatrice ce qui est contraire à notre expérience comme à notre besoin d’autonomie.

En 2018, par exemple, le philosophe Luc Ferry⁠[11], contesta l’existence d’un « ordre naturel », d’une « loi naturelle » qui découlerait de la « nature » de l’homme. Il affirmait que « tout ce que l’humanité a fait de grand depuis le siècle des Lumières est pour l’essentiel artificiel, antinaturel »[12]. Cette prise de position a poussé la philosophe franco-canadienne Aline Lizotte⁠[13] à répondre⁠[14]avec beaucoup de bon sens. Si vous, vos voisins et vos amis vous vous reconnaissez comme des êtres humains, c’est que vous reconnaissez « être de nature humaine ». « Nature » ne désignant pas ici « l’environnement qui est extrinsèque à l’homme ». Et dans cet environnement naturel, l’homme « ne se sent pas aussi déterminé que son chien, son chat ou ses lapins […], il n’est pas cet être instinctif « programmé et déterminé ». » Certes il y a en lui une part de détermination qui conditionne notre « développement humain et individuel » : nous n’avons pas choisi notre ADN, notre corps, notre famille, notre lieu de naissance, etc. et nous serons toujours plus ou moins conditionnés par nos conditions d’existence. Mais, et la différence est majeure, quand on se compare à l’animal, nous constatons que pouvons « accepter ou refuser ces conditions d’existence ». Telle est notre liberté ! Grâce à notre raison et à notre volonté. Notre volonté qui « a besoin de liberté » et notre intelligence qui « a besoin de vérité ». Les deux ayant besoin l’une de l’autre.

Quand on parle de « loi naturelle » à propos de l’homme, on désigne par là « la loi fondamentale de toute la moralité humaine ; elle est dite « naturelle » parce qu’elle peut être connue par la seule lumière de la raison humaine. Autrement dit, c’est le guide qu’une raison droite donne des actes de l’être humain dans sa relation avec lui-même et avec les autres. »[15] Considère-t-on comme humains l’homicide, le vol, la fraude, la diffamation, la traite des personnes vulnérables, la discrimination, etc.. ? Si un gouvernement ne sanctionne pas ces maux, ce qui est possible, puisque nous sommes dans l’ordre de la liberté, sa loi sera-t-elle considérée comme humaine ? Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve plus ou moins les mêmes condamnations dans des traditions très différentes que ce soient les vieilles lois du code d’Hammourabi (vers1750 av. J.-C.), celles que l’on trouve dans l’éthique ou la politique d’Aristote, dans le bouddhisme, la Bible, le Coran⁠[16] ou la Déclaration universelle des Droits de l’homme…​ ?

Si, comme l’écrit un autre philosophe athée, Alain Finkielkraut, « il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs différents et égaux »[17], parler de valeurs universelles⁠[18] n’a plus de sens. Dès lors, au nom de quoi s’élever contre la torture, le racisme, le sexisme, l’exploitation ? Peut-on encore parler de droits de l’homme ? Est-il même possible de communiquer s’il n’y a rien de commun au plus profond de nous ? « On ne peut célébrer simultanément la communication universelle et la différence dans ce qu’elle a d’intransmissible » souligne Finkielkraut⁠[19].Dans cet éparpillement dû à l’exaltation des singularismes, on brise « la continuité culturelle de l’humanité » puisqu’on refuse « aux hommes d’époques diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi »[20]. Si le concept d’homme n’a pas de sens, si l’homme n’a pas d’identité, comment a-t-il été possible d’annoncer le même message de salut, de prétendre « enseigner toutes les nations »[21] ?

Le relativisme qui sous-tend le refus de valeurs universelles, d’« invariants », qui ne peuvent s’enraciner que dans une nature humaine commune et permanente a été renforcé par les sciences humaines qui ont attiré l’attention sur l’infinie variété de phénomènes et donné l’impression que toute la réalité se réduisait au particulier. Mais comme le faisait très justement remarquer E. Barbotin, après avoir interpellé biologie⁠[22], psychologie, art, sociologie et linguistique, « le témoignage des sciences de l’homme n’atteste (…) pas seulement les variations culturelles et leur richesse indéfinie. Toutes ces sciences, au contraire, établissent le fait d’un invariant humain. d’ailleurs, elles ne peuvent prétendre au statut de sciences qu’à ce prix : il n’y a science que là où il y a constantes, permanences, identités profondes sous les diversités immédiates - permanences et identités exprimables en de lois »[23]. En fait, il y a « une et des multiples manières d’être homme » et « sans l’invariant de la nature, les variations de la culture seraient impossible »[24].

L’affirmation de la permanence d’une nature établit entre les hommes, à travers le temps et l’espace, une communauté et une égale dignité. En morale personnelle ou sociale, elle implique Cette loi « exprime le sens moral originel qui permet à l’homme de discerner par la raison ce que sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge(…). Présente dans le cœur de chaque homme et établie par la raison, la loi naturelle est « universelle » en ses préceptes et son autorité s’étend à tous les hommes ». On notera que le Catéchisme⁠[25], à cet endroit, n’hésite pas à citer Cicéron⁠[26] : « Il existe une vraie loi, c’est la droite raison ; elle est conforme à la nature répandue chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute. (…) C’est un sacrilège que de la remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer une seule disposition ; quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la possibilité ». Là se trouve la source des droits et devoirs de la personne humaine sur lesquels nous reviendrons plus loin.

C’est ce que dit, en d’autres termes, l’écrivain et académicien P.-H. Simon⁠[27] : « la définition de l’homme ne dépend pas des accidents de l’existence individuelle ou collective. sans doute, selon les époques, selon l’état de la civilisation et les phases du progrès, l’homme concret se rapproche plus ou moins d’un type humain idéal ; mais ce type humain est en quelque sorte préfiguré, et sa réalisation est appelée par une finalité de la nature. Un acte n’est pas « humain » pour la seule raison qu’il a été posé par un homme, qu’il a répondu à l’exigence d’une situation donnée où un homme a pu se trouver: un crime d’homme est « inhumain » : en le jugeant tel, nous signifions qu’il y a, dominant la réalité des individus, un idéal de l’espèce, et que l’homme est, en ce sens, transcendant à l’histoire ».

La définition la plus élémentaire de cette nature ou essence fait vite apparaître que le plus distinctif dans l’homme est bien l’esprit et que les premières valeurs humaines sont bien les valeurs spirituelles: « cette transcendance de l’humain est celle d’un être qui participe à l’esprit. Non qu’il soit pur esprit. L’homme est aussi essentiellement corps, et « qui fait l’ange fait la bête ». Mais il reconnaît, pour évaluer ses actes, une hiérarchie de valeurs, et les plus hauts placées sont celles que l’esprit poursuit comme ses fins propres. L’esprit et non le corps. la vie corporelle est égoïsme, appétit, élan de puissance et de domination, exploitation de ce qui est faible par ce qui est fort: ce sont là valeurs vitales, que l’homme apprécie et tend à réaliser au niveau de son être encore immergé dans l’animalité. Au contraire, l’esprit regarde vers l’amour, vers la justice, vers la vérité et la beauté ; il est liberté et raison, non point déterminisme et instinct. Et l’homme est d’autant plus humain que plus spirituel, il est le Sage, le Héros, le saint ou l’Artiste. L’homme ne s’accepte pas simplement de la nature : il se construit, ou du moins se corrige, selon un archétype idéal que lui fournit sa culture, c’est-à-dire son intelligence exercée et enrichie »[28].

Ce texte très dense et très riche met en évidence comment l’homme se constitue par la connaissance de soi-même, prenant conscience de sa nature à travers sa culture⁠[29]. Limité et faible mais illimité dans ses désirs, c’est dans l’« être » et non dans l’« avoir » qu’il cherche à se réaliser. Aucun culte du corps, aucune richesse matérielle, aucune consommation ne peut le combler⁠[30]. Aucun pouvoir non plus si celui-ci n’est pas considéré comme un service. En effet, si les valeurs corporelles, importantes à leur niveau, sont tournées vers moi, fondent un égoïsme nécessaire, cet égoïsme est dépassé dans l’activité humaine spécifique. L’esprit étant semble-t-il altruiste. La quête typiquement humaine de l’amour, de la justice, de la vérité, de la beauté, me sort de moi-même me pousse vers quelque chose d’autre, l’autre, l’Autre.

P.-H. Simon peut conclure :  »…​l’humanisme consiste essentiellement à reconnaître à l’homme une place définie dans l’univers, et à l’esprit une fonction privilégiée dans l’homme. Dans ces limites, il peut se nuancer différemment, selon que, par exemple, il prend appui sur une idée religieuse, justifiant la dignité de la nature humaine par quelque ressemblance à la nature divine ou par quelque finalité en Dieu, ou n’accepte au contraire qu’une base positive, établissant la personne humaine comme la valeur première, et la Raison comme une institutrice sûre et bienfaisante dont les titres n’ont pas à être discutés. Mais qu’il soit chrétien ou laïque […] toujours l’humanisme comporte un certain accent d’idéalisme, puisqu’il consacre le destin de l’homme à la réalisation d’une idée préconçue de l’homme, et aussi un certain accent d’optimisme, puisqu’il implique la croyance à un absolu qui domine les contingences de l’histoire et qui donne un sens à la vie. »[31]

Autrement dit : la Révélation judéo-chrétienne⁠[32] comme la raison bien exercée peuvent nous décrire cette « nature », cet idéal que chacun est invité à réaliser le mieux possible en lui. Il ne s’agit donc pas qu’une « programmation » mais d’une « préfiguration ». La « nature » entendue comme « essence », nous incline mais ne nous oblige pas.

L’homme est un être personnel non seulement capable de relations (avec le monde, ses semblables, Dieu) mais, qui plus est, il ne peut vivre sans une forme ou l’autre de communauté. Il est social, par nature. Les considérations d’Aristote⁠[33] sur l’homme comme « animal politique » - c’est-à-dire social et capable d’organiser la cité - , peuvent être soutenues par l’anthropologie scientifique qui nous montre que là où il y a trace d’homme, il y a trace de société et de culture⁠[34]. Ces approches diverses et complémentaires nous préservent de toute forme de cet individualisme qui est un des maux essentiels de notre monde et de la tentation de croire que la société ne serait que l’effet d’un Contrat c’est-à-dire de la volonté des hommes seule source de la loi toujours relative donc et jamais mesurée à une « loi non écrite » qui la dépasserait et la limiterait⁠[35].

Enfin, le texte de P.-H. Simon nous mène à réfléchir à la liberté et à son rapport avec la vérité. Le concept de nature humaine en rebute plus d’un dans la mesure où l’on s’imagine qu’il est en contradiction avec le fait et l’exigence de la liberté⁠[36].

La liberté

Tout le monde s’accorde pour reconnaître que la liberté est un bien précieux⁠[37], une référence constante dans l’agir de nos contemporains⁠[38]. Elle s’exerce, de manière visible, dans la créativité de l’homme. Lorsqu’Aristote dit que l’homme est un « animal politique », et non simplement un animal social, il souligne la capacité humaine d’organiser la société d’une manière ou d’un autre. Il n’est pas « programmé » comme l’animal dans la construction sociale. Par ailleurs, l’homme peut être défini aussi comme un « animal culturel », « sujet et artisan de la culture »[39]. Ici aussi se repère, plus manifestement et plus fondamentalement, la liberté humaine. Liberté relative car il est vrai que nous subissons un certain nombre de déterminismes. Nous ne nous choisissons pas complètement. Il n’empêche que, par nature, nous sommes des êtres intelligents et libres ou plus exactement des êtres disposés à l’intelligence et à la liberté car notre nature n’est pas une sorte de programmation ou d’instinct. Une préfiguration, dit P.-H. Simon.

Le philosophe allemand Robert Spaemann donne comme preuve et manifestation éminente de la liberté humaine, la capacité de promettre et de pardonner. Par la promesse, l’homme révèle son indépendance par rapport à son humeur et aux influences extérieures. Par la promesse, l’homme « réalise […] un degré plus élevé de liberté. » Mieux encore, le pardon est « un acte plus grand que la possibilité de promettre, parce que d’une certaine façon, c’est un acte créateur qui permet à l’autre d’être une nouvelle personne ».⁠[40]

Toutefois, la liberté est une valeur ambigüe⁠[41] et il convient de ne pas la confondre avec la licence de faire n’importe quoi qui n’est qu’un retour déguisé au hasard, aux conformismes sociaux ou au déterminisme des pulsions instinctives, des sensations et des sentiments. « Trop souvent, écrit Jean-Paul II⁠[42], on confond la liberté avec l’instinct de l’intérêt individuel ou collectif, ou encore avec l’instinct de lutte et de domination…​ ». La liberté est un moyen offert à l’homme qui est capable par son intelligence de faire des choix dont il est responsable et, par sa volonté éclairée, de se conduire lui-même, de chercher ce qui est bien, ce qui est valeur pour lui, ce qui peut l’aider à devenir toujours plus homme. La liberté, c’est la capacité de choisir et de se réaliser en conformité avec sa nature telle qu’elle est révélée par l’intelligence. Plus simplement encore, la liberté est un moyen au service de la vérité. Pour être libre, l’homme doit choisir et renoncer. Seule la vérité libère de ce qui limite, diminue, détruit la liberté. Certes, le chrétien pense immédiatement à l’affirmation évangélique: « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres »[43]. Il sait que la vérité, ou mieux la Vérité, c’est le Christ lui-même, « Celui qui libère l’homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu’aux racines mêmes, dans l’esprit de l’homme, dans son cœur, dans sa conscience »[44]. Il n’empêche que la vérité naturelle est libératrice, comme l’ont bien compris des auteurs athées. Dans l’univers totalitaire imaginé par G. Orwell⁠[45] dans son roman 1984, Winston Smith, le héros, travaille au Ministère de la Vérité à truquer les archives c’est-à-dire à remplacer les faits réels par les « vérités » officielles. Dégoûté par ce travail, privé de toute vie personnelle car chaque citoyen est sous surveillance constante, Winston Smith, entré en « dissidence » commence, en cachette, un journal intime où il écrit un jour cette idée révolutionnaire : « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. lorsque cela est accordé, le reste suit »[46]. Plus tard, lorsque W. Smith sera arrêté, puis rééduqué, il se réconciliera avec la seule « vérité » possible : celle du pouvoir. O’Brien qui a pris en charge cette rééducation « leva les doigts de sa main gauche en gardant son pouce caché. « il y a là cinq doigts. Voyez-vous cinq doigts ? Oui. » Et il les vit…​ »[47]. tel est bien l’essence de l’État totalitaire : « ce n’est pas la force déchaînée, c’est la vérité enchaînée »[48]. Et lorsqu’à la chute du communisme en Tchécoslovaquie, Vaclav Havel, porté par la foule, improvisa son futur programme politique, il ne prononça que deux mots : « Vérité[49] et amour ». Tant il savait le poids du mensonge (vérité dialectique) et de la haine qu’il génère (lutte des classes) dans le système marxiste⁠[50].

La vérité donc libère l’homme de ce qui limite, diminue, détruit sa liberté. Un système qui exalte la liberté au mépris de la vérité sombre dans l’inhumanité. mais inversement, la vérité ne peut se passer de liberté sinon elle engendre l’intolérance et mutile l’homme à sa manière. Cela se vérifie sur le terrain spirituel par des atteintes à la liberté religieuse et sur le terrain politique par la volonté d’imposer le « bien ». La solution n’est pas de relativiser toute « vérité » pour préserver la liberté qui serait considérée comme la valeur la plus haute. La solution s’esquisse à partir du moment où l’on s’aperçoit que « la transition de l’intolérance envers l’erreur dans le domaine logique à l’intolérance politique, qui se situe dans le domaine moral, n’est pas automatique »[51] et que l’on articule cette distinction sur celle des pouvoirs⁠[52].

Mais qu’est-ce que la vérité ? Est-elle possible ?

[53]

Nous parlons d’« une vérité universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine »[54]. L’esprit contemporain sceptique et relativiste aurait besoin de redécouvrir, une fois encore, la philosophie grecque qui, la première, a considéré « l’acte de connaître comme l’acte spirituel par excellence »[55]. A sa suite, toutes les grandes philosophies se sont attachées à reconnaître la possibilité de la vérité et à établir les conditions de sa recherche. Comme le disent avec force I. Mourral et L. Millet, « notre civilisation scientifico-technique priverait la culture d’une dimension essentielle si elle s’accompagnait d’une perte de l’amour du vrai, doublé de la souffrance de ne pas l’étreindre, du désir de le posséder qui affirme en même temps que, si aucun humain ne peut prétendre accéder à la vérité totale, du moins elle est et les esprits sont faits pour elle »[56]. Disons simplement ici que les enfants n’ignorent pas cette notion. Disons aussi qu’affirmer qu’il n’y a pas de vérité, c’est prétendre en dire une et que reconnaître l’existence d’une nature humaine, c’est reconnaître une vérité universelle⁠[57]. Camus, très attaché, comme nous l’avons vu, à certains apports décisifs de la pensée grecque, a bien souligné l’importance de la question car « rien n’étant vari ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se monter le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves »[58]. B.-H. Lévy s’attache à montrer qu’une des conditions d’existence de l’intellectuel, c’est « la Vérité. La Vérité en soi. La Vérité en majesté. L’idée qu’elle existe, cette Vérité, qu’elle n’est ni un leurre ni une illusion et que si les intellectuels servent à quelque chose c’est à tenter d’en témoigner. (…) _ quoi bon les intellectuels s’il n’y a plus d’Erreur à pourfendre, plus de Vrai à illustrer ? »[59]

Quant à définir globalement la vérité, la manière la plus simple n’est-elle pas de dire qu’elle est « une rencontre objective avec toute la réalité »[60] ?

Enfin, pour éviter tout malentendu, si nous parlons de vérité ce n’est pas que nous ayons la prétention de l’« avoir », de la « posséder ». Le pape Benoît XVI l’a bien expliqué : Si nous lisons aujourd’hui, par exemple, dans la Lettre de Jacques : « Vous êtes engendrés au moyen d’une parole de vérité », qui de nous oserait jouir de la vérité qui nous a été donnée ? Une question vient immédiatement à l’esprit : mais comment peut-on détenir la vérité ? C’est de l’intolérance ! L’idée de vérité et d’intolérance aujourd’hui ont pratiquement fusionné entre elles, et ainsi nous n’osons plus du tout croire à la vérité ou parler de la vérité. Elle semble être lointaine, elle semble quelque chose auquel il vaut mieux ne pas avoir recours. Personne ne peut dire : je détiens la vérité — telle est l’objection qui nous anime — et, en effet, personne ne peut détenir la vérité. C’est la vérité qui nous possède, elle est quelque chose de vivant ! Elle ne nous appartient pas, mais nous somme saisis par elle. Ce n’est que si nous nous laissons guider et animer par elle, que nous restons en elle, ce n’est que si nous sommes avec elle et en elle, pèlerins de la vérité, qu’elle est alors en nous et pour nous. Je pense que nous devons apprendre à nouveau cette manière de « ne pas détenir la vérité ». De même que personne ne peut dire : j’ai des enfants — ils ne nous appartiennent pas, ils sont un don, et comme don de Dieu ils nous sont donnés pour une tâche — ainsi nous ne pouvons pas dire : je détiens la vérité, mais la vérité est venue vers nous et nous pousse. Nous devons apprendre à nous laisser animer par elle, à nous laisser conduire par elle. Et alors elle brillera à nouveau : si elle-même nous conduit et nous compénètre. »[61]

Plus simplement encore, on peut définir la vérité comme une « lumière »[62]. Personne ne peut dire qu’il la possède. Non seulement nous en avons besoin mais nous sommes tous « tenus » de la chercher et l’ayant connue, « de l’embrasser et de lui être fidèles »[63]. La vérité, écrit encore Benoît XVI, « l’Église la recherche, l’annonce sans relâche et[…] la reconnaît partout où elle se manifeste. Cette mission de vérité est pour l’Église une mission impérative. […] Ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se trouve souvent disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des hommes et des peuples. »[64]

Benoît XVI parle d’une vérité « disséminée ». Partout des « semences de vérité ». Cette affirmation n’est pas neuve. Déjà au IIe siècle, saint Justin de Naplouse⁠[65] écrivait dans son Apologie: « Car ce n’est pas seulement chez les Grecs et par la bouche de Socrate que le Verbe a fait entendre ainsi la vérité ; mais les barbares aussi ont été éclairés par le même Verbe revêtu d’une forme sensible, devenu homme et appelé Jésus-Christ. »[66] « Les stoïciens ont établi en morale des principes justes : les poètes en ont exposé aussi, car la semence du verbe [logos spermaticos] est innée dans tout le genre humain. »[67]« Tous les principes justes que les philosophes et les législateurs ont découverts et exprimés, ils les doivent à ce qu’ils ont trouvé et contemplé partiellement du Verbe. C’est pour n’avoir pas connu tout le Verbe, qui est le Christ, qu’ils se sont souvent contredits eux-mêmes. »[68] Saint Justin se référait à l’Écriture. Déjà dans le livre de la Sagesse, on peut lire : « Oui, l’Esprit du Seigneur remplit la terre et comme il contient l’univers, il a connaissance de chaque son. »[69] Saint Jean développera cette révélation : « Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. »[70] Jésus se définit ainsi : « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi. »[71] « l’Esprit de vérité » qui vient du Père éclaire tous les hommes.⁠[72] Saint Thomas d’Aquin dira qu’aucun esprit n’est « tellement enténébré qu’il ne participe en rien à la lumière divine. En effet, toute vérité connue de qui que ce soit est due totalement à cette « lumière qui brille dans les ténèbres » ; car toute vérité, quel que soit celui qui l’énonce, vient de l’Esprit saint. »[73] Le Concile Vatican II confirmera : « A ceux-là mêmes qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique. »[74] « L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées dans les diverses cultures, qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l‘Église. »[75] Jean-Paul II reprendra textuellement l’expression de saint Justin : ,: Pour remédier à la rupture entre l’Évangile et la culture, « il faut que se réveille chez les disciples de Jésus-Christ ce regard de foi capable de découvrir les « semences de vérité » que l’Esprit Saint a semées chez nos contemporains. »[76]


1. LEJEUNE Jérôme, Avant-propos, in CASPAR Ph., L’individuation des êtres, P. Lethielleux, 1985, p. 7. Cf. également. CASPAR Ph, Les fondements de l’individualité biologique, in Communio, IX, 6, novembre-décembre 1984, pp. 80-90.
2. Cf. Jean-Paul II: « L’homme, objet de calcul, considéré d’après la catégorie de la quantité…​ et en même temps unique, absolument singulier…​ quelqu’un qui a été pensé de toute éternité : quelqu’un qui a été appelé et nommé par son propre nom » (Message de Noël, 1978, 1).
3. Cf. Jean-Paul II: « Il s’agit de l’homme dans toute sa vérité, dans sa pleine dimension. il ne s’agit pas de l’homme « abstrait », mais réel, de l’homme « concret », « historique » » (RH 13) ; « l’homme intégral, l’homme tout entier, dans toute la vérité de sa subjectivité spirituelle et corporelle » (UNESCO, 8). Contre certaines philosophies modernes qui ne retiennent qu’un aspect des choses et mutilent ainsi le réel, Camus célèbre la pensée grecque qui « n’a rien poussé à bout, ni le sacré ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison (…). Alors que Platon contenait tout, le non-sens, la raison et le mythe, nos philosophes ne contiennent rien que le non-sens ou la raison, parce qu’ils ont fermé les yeux sur le reste ». Et pour qualifier cette attitude finalement destructrice, l’auteur appelle le philosophe moderne une « taupe qui médite » (L’exil d’Hélène, in Noces suivi de L’été, Gallimard, Le livre de poche, 1970, pp.139-142). L’exaltation du savoir scientifique et sa réduction à la technique détruit la culture et provoque la ruine de l’homme selon M. Henry (in La barbarie, Grasset, 1987).
4. Sur cette notion de « nature humaine » et de « loi naturelle », lire LEONARD A., Le fondement de la morale, Cerf, 1991, pp. 252-259 si l’on est pressé et tout le chapitre IV si l’on veut approfondir.
5. A. Finkielkraut écrit : «  »…​aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements. « Nous vivons à l’heure des feeelings : il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix (ou à nommer culture sa pulsion du moment). » (La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p. 142). Le sociologue Edgar Morin confirme : « … notre siècle aboutit à la double idée qu’il n’y a de certitude ni philosophique ni scientifique. Bien entendu, il y a des tas de certitudes locales, régionales, mais nous n’avons plus de certitudes absolues sur lesquelles fonder un système de pensée qui serait une lumière sur toute chose. Il nous reste donc à créer une pensée qui se fonde justement sur l’absence de fondement. Quelque chose qui ne soit ni le scepticisme généralisé ni le vide généralisé, mais un essai d’auto-construction de la pensée avec tout ce que nous apporte l’information contemporaine.[…] L’éthique ne se fonde que sur elle-même. » ( Cf. SMEDT Marc de et VAN EERSEL Patrice (sous la direction de), Donner du sens à la vie, Albin-Michel, 2011).
6. Comme l’écrivent I. Mourral et L. Millet, « il faut arriver à l’époque contemporaine pour voir l’idée de nature humaine contestée avec vigueur, comme si elle était une entrave à la liberté du devenir ». Or, notent encore nos auteurs, « l’homme doit devenir ce qu’il est, et progressivement réaliser sa perfection par la culture » (Traité de philosophie, op. cit., PP. 76-77). On peut aussi citer J. Brun : « Toute l’histoire de l’homme est suspendue à un « Transhistorique » qui en est la racine et la source ; ce Transhistorique a prise sur notre condition et sur notre histoire, alors que celles-ci n’ont aucune prise sur lui. Il ne s’agit nullement d’entendre par là que nous sommes prédéterminés par un Destin inéluctable qui nous priverait de notre liberté (…). L’homme dépasse l’homme non par quelque mouvement dialectique se déployant dans le temps, mais dans la mesure où il y a en l’homme une Présence qui le distingue des choses ; cette Présence implique la distance infranchissable de la transcendance d’où elle a surgi » (L’Europe philosophe, Stock, 1988, p. 368). Même le biologiste vient aujourd’hui au secours du philosophe. On peut lire, de nouveau, les réflexions de P.-P. Grassé sur la nature, la liberté et la transcendance de l’homme , op. cit., pp. 195-218. Cette conception s’oppose, est-il nécessaire de le dire à la définition marxiste de l’essence humaine qui « n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux » (MARX, ENGELS, Sur la religion, Thèse VI, Ed. sociales, 1960, p. 71).
7. Benoît XVI : « Alors que les sciences exactes sont parvenues à de prodiguieuses avancées sur la connaissance de l’homme et de son univers, la tentation est grande de voulir circonscrire totalement l’identité de l’être humain et de l’enfermer dans le savoir que l’on peut en avoir. Pour ne pas s’engager sur une telle voie, il importe de faire droit à la recherche anthropologique, philosophique et théologique, qui permet de faire apparaître et de maintenir en l’homme son mystère propre, car aucune science ne peut dire qui est l’homme, d’où il vient et où il va. La science de l’homme devient donc la plus nécessaire de toutes les sciences. C’est ce qu’exprimait Jean-Paul II dans l’encyclique Fides et ratio : « Un grand défi qui se présente à nous est celui de savoir accomplir le passage, aussi nécessaire qu’urgent, du phénomène au fondement. Il n’est pas possible de s’arrêter à la seule expérience ; même quand celle-ci exprime et rend manifeste l’intériorité de l’homme et sa spiritualité. Il faut que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement sur lesquels elle repose » (n° 83). L’homme est toujours au-delà de ce que l’on en voit ou de ce que l’on en perçoit par l’expérience. Négliger le questionnement sur l’être de l’homme conduit inévitablement à refuser de rechercher la vérité objective sur l’être dans son intégralité et, de ce fait, à ne plus être capable de reconnaître le fondement sur lequel repose la dignité de l’homme, de tout homme, depuis la période embryonnaire jusqu’à sa mort naturelle_. » (Discours lors du Colloque sur « L’identité changeante de l’individu », 28-1-2008).
8. Les puristes feront remarquer que Marx parle de nature humaine. Certes. Mais il lui prête une telle malléabilité que l’expression est vidée de son sens : « En agissant sur la nature, en dehors de lui, l’homme modifie en même temps sa propre nature », écrit-il (Le Capital, Costes, t. II, 1946, p. 4). Georghi Plekhanov explique ainsi, dans Les questions fondamentales du marxisme, la différence entre la pensée de Marx et celle des socialistes utopistes : « Les socialistes utopistes s’en tenaient au point de vue abstrait de la nature humaine et jugeaient des phénomènes sociaux selon la formule : « oui est oui, et non est non ». La propriété privée, ou bien correspond ou bien ne correspond pas à la nature humaine ; la famille monogamique ou bien correspond, ou bien ne correspond pas à cette nature, et ainsi de suite. Considérant la nature humaine comme immuable, les socialistes (utopistes) étaient fondés à espérer que, parmi tous les systèmes possibles d’organisation sociale, il y en avait un qui correspondait plus que tous les autres à cette nature. d’où le désir de trouver ce système le meilleur, c’est-à-dire correspondant le mieux à la nature humaine…​ Marx introduisit dans le socialisme la méthode dialectique, portant ainsi un coup mortel à l’utopisme. Marx n’invoque pas la nature humaine. Il ne connaît pas d’institutions sociales qui ou bien correspondent ou bien ne correspondent pas à cette dernière. Déjà dans Misère de la philosophie, nous trouvons ce reproche significatif et caractéristique à l’adresse de Proudhon : « M. Proudhon ignore que l’histoire entière n’est pas autre chose qu’une modification constante de la nature humaine » » (pp. 106-107, cité in OUSSET J., Marxisme et révolution, Montalza, 1970, pp. 101-102).
9. Il écrit : « L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. » (in L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946, p. 22).
10. L’homme révolté, Gallimard, Idées, 1951, p. 16.
11. Né en 1951, philosophe et politologue, il fut aussi, en France, ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie, la religion, l’école et les grands problèmes de société.
12. Cf. son article Nature et PMA in Le Figaro, 10 octobre 2018.
13. Née en 1935, elle a écrit notamment La personne humaine, Parole et Silence, Presses universitaires de l’IPC, 2007.
14. Oui, Monsieur Ferry, la nature humaine existe !, srp-presse.fr, 30 novembre 2018.
15. LIZOTTE Aline, op. cit..
16. Cf. Commission théologique internationale, A la recherche d’une éthique universelle, Nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, 2009, pp. 27-60. Les auteurs, dans un premier chapitre étudient des « convergences » entre les traditions hindoues, bouddhiste, chinoise, africaines, islamique, gréco-romaines, biblique et catholique. On peut aussi évoquer la « règle d’or » : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Une règle qui est attestée dans toutes les cultures et religions du monde. Cf DU ROY Olivier, La règle d’or, Le retour d’une maxime oubliée, Cerf, 2009.Académie d’éducation et d’études sociales, A la recherche d’une éthique universelle, Fr.-X. de Guibert, 2012.
17. La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p 142.
18. Selon B.-H. Lévy, il n’y a « pas d’intelligentsia sans qu’un certain nombre de valeurs soient élevées à la dignité de l’absolu et soustraites au débat public ». Il faut faire « le pari sur des valeurs non seulement fixes, statiques, indépendantes des lieux, des temps, etc. mais encore hiérarchisées et méthodiquement articulées » (Eloge des intellectuels, Grasset, 1987, p. 44). Pourquoi parier ? Comme s’il était impossible d’établir quelque valeur pourtant réputée indispensable ?
19. La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p 115.
20. Ibid., pp. 122-123.
21. Mt 28, 19.
22. Le cas de la biologie est particulièrement intéressant puisqu’elle appartient au domaine de ces sciences, au sens strict du terme, dont on nous dit aujourd’hui qu’elles seules peuvent fonder quelque certitude. On pourra lire tout le chapitre VII du livre de GRASSE P.-P., L’homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin Michel, 1980, où l’auteur, membre de l’Académie des sciences, affirme que « le biologiste et le psychologue considérant l’Homme en soi, c’est-à-dire en dehors des produits de son activité (de sa culture), se trouvent dans l’obligation de reconnaître les caractères, les propriétés qui n’existent que dans l’espèce Homo sapiens » (pp. 196-197). A cette nature humaine, il reconnaît trois grandes composantes : la biologique, la psychologique et la métaphysique.
23. BARBOTIN E., CHANTRAINE G., Catéchèse et culture, Lethielleux-Culture et vérité, 1977, p. 35.
24. Ibid., p. 48.
25. Op. cit., 1954 et 1956.
26. De Republica, 3, 22, 33. On pourrait citer aussi bien des passages du De legibus (Cf. infra).On trouve dans le De officiis, I, IV, une description de cette nature humaine : souci de la vie, de l’ordre et de la beauté, recherche de la vérité, sociabilité, capacité de prendre ses distances avec l’appétit sexuel. On pense à saint Thomas qui définit les inclinations fondamentales de l’homme : inclination au bien et au bonheur, à la conservation de l’être, l’inclination sexuelle, l’inclination à la vérité et à la vie en société. (Somme théologique, Ia IIae q. 94, a.2).
27. 1903-1972. Historien de la littérature, essayiste, romancier, poète, critique littéraire.
28. SIMON P.-H., L’homme en procès, Malraux, Sartre, Camus, Saint-Exupéry, Petite bibliothèque Payot, 1965, pp. 5-6.
29. Cf. Jean-Paul II : « L’homme qui, dans le monde visible, est l’unique sujet ontique de la culture, est aussi son unique objet et son terme. La culture est ce par quoi l’homme en tant qu’homme devient davantage homme, « est » davantage, accède davantage à l’être » (UNESCO, n° 7).
30. RH., n° 16.
31. Op. cit., id..
32. On peut lire, par exemple, NGAZAIN NGELESA Christian, La nature humaine comme norme morale d’après Hans Urs von Balthasar, L’Harmattan, 2016. Hans Urs von Balthasar (1905-1998) est un théologien suisse considéré comme un des plus grands théologiens du XXe siècle.
33. Politique, I, 2, 1253 a 1-16.
34. Cf. GRASSE P.-P., Les fondements et les modalités de la sociabilité, in op. cit., pp. 65-114 ou KLUCKHON C., Initiation à l’anthropologie, Dessart, sd, pp. 25-98.
35. C’est tout l’objet de la querelle entre Antigone et Créon dans la tragédie de Sophocle. La loi positive établie par Créon contredit la loi naturelle au nom de laquelle Antigone se dresse : « J’ignorais qu’en vertu de tiennes ordonnances, une simple mortelle eût droit de piétiner des principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point d’hier, mais de tout temps vivantes lois dont nul ne connaît l’origine » (v. 453-457). Cette perspective est contredite par J.-J. Rousseau qui proclame que puisque la société n’est pas naturelle à l’homme, naturellement solitaire et sans culture (Cf. Discours sur l’origine de l’inégalité), elle ne peut naître que d’un contrat. Dès lors, le droit, dans son entièreté, est le produit de la « volonté générale » et d’elle seule. Déclarée infaillible, cette volonté générale devient la seule règle du juste et de l’injuste. Le légal est désormais toujours légitime quoi qu’il décrète : « La volonté générale est pour tous les membres de l’État par rapport à eux et à lui, la règle du juste et de l’injuste ; vérité qui, pour le dire en passant, montre avec combien peu de sens tant d’écrivains ont traité de vol la subtilité des enfants de Lacédémone pour gagner leur frugal repas ; comme si tout ce qu’ordonne la loi ne pouvait ne pas être légitime » (Article Economie politique dans l’Encyclopédie, tome V).
36. C’est, par exemple, la position de Sartre. Pour lui, on ne peut se référer « à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté » (in L’existentialisme est un humanisme, op. cit., pp.36-37).
37. « La liberté est une marque de l’espèce homo sapiens. » (SPAEMANN R., Chasser le naturel ?, Presses universitaires de l’IPC, 2015,p. 77).
38. « Cette liberté, nos contemporains l’estiment grandement et ils la poursuivent avec ardeur. Et ils ont raison » (GS, n° 17).
39. Cf. UNESCO, op. cit., 6-7.
40. SPAEMANN Robert, ZABOROWSKI Holger, Un animal qui peut promettre et pardonner, in Communio, n° XXXV, 4, juillet-août 2010, pp. 104-112.
41. Cf. GILLET M., L’homme et sa structure, Essai sur les valeurs morales, Téqui, 1978, pp. 338-400.
42. RH, n° 16.
43. Jn 8, 22.
44. RH, n° 12.
45. 1903-1950. Ecrivain britannique, défenseur d’un socialisme libertaire.
46. ORWELL G., 1984, Gallimard, Le livre de poche, 1950, p. 120. Le roman fut écrit en 1949.
47. id., pp. 371-372.
48. LEVY B.-H., La barbarie à visage humain, op. cit., p. 170.
49. Cf. Jean-Paul II : la « vérité complète sur l’être humain (…) est la base de la vraie libération. A la lumière de cette vérité, l’homme n’est pas un être soumis aux processus économiques et politiques, mais ces mêmes processus sont ordonnés à l’homme et subordonnés à lui » (Puebla, I, 9).
50. « La dialectique s’oppose en tous points à la métaphysique. Non que la dialectique n’admette ni repos, ni séparation entre les divers aspects du réel. mais elle voit dans le repos un aspect relatif de la réalité, tandis que le mouvement est absolu. (…) Le métaphysicien isole les contraire, les considère systématiquement comme incompatibles. le dialecticien découvre qu’ils ne peuvent exister l’un sans l’autre et que tout mouvement, tout changement, toute transformation s’explique par leur lutte » (POLITZER G., Principes fondamentaux de philosophie, Ed. sociales, 1969, p. 24). Cette définition, typiquement marxiste, s’oppose aussi au socialisme réformiste « idéaliste » d’un Proudhon. Pour celui-ci, il ya dans toute catégorie deux côtés, le bon et le mauvais, qui forment la contradiction. Le problème est de conserver le bon en éliminant le mauvais. Or, s’indigne Marx, « ce mouvement constitue le mouvement dialectique, c’est la coexistence des deux côtés contradictoires, leur lutte et leur fusion en une catégorie nouvelle. Rien qu’à poser le problème d’éliminer le mauvais côté, on coupe court au mouvement dialectique » (Misère de la philosophie, Troisième observation, cité par GUICHARD J., Le marxisme, Théorie de la pratique révolutionnaire, Chronique sociale de France, 1976, p. 173).
51. BAUSOLA A., op. cit., p.56.
52. Rien de plus dangereux, une fois encore, que la confusion des pouvoirs, comme le souligne aussi A. Bausola : « L’une des conséquences des guerres de religion et de la confusion entre le spirituel et le temporel (…) fut de voir dans la défense de la vérité par l’Église un danger pour la liberté » (op. cit., p. 54.).
53. On s’en souvient, c’est par cette question que Pilate exprime son scepticisme devant Jésus qui vient de lui déclaré : « Je suis né pour ceci, et je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque procède de la vérité, écoute ma voix » (Jn, 18, 37-38).
54. JEAN-PAUL II, Encyclique Veritatis splendor (VS), Mame-Plon, 1993, n° 32.
55. LEVINAS E., op. cit., p. 134. L’auteur ajoute : « …​l’Europe, ce sont la Bible et les Grecs, mais c’est la Bible aussi et qui rend nécessaire les Grecs ».
56. Op. cit., p. 179.
57. Cf. FESQUET H. : « Le concept de nature humaine dont on voit mal comment se passer, suppose des constantes…​ (in Le Monde, 31-1-1975).
58. L’homme révolté, op. cit., p. 16.
59. LEVY B.-H., Eloge des intellectuels, Figures-Grasset, pp. 41-42. Dans le même ordre d’esprit, l’auteur définit aussi l’intellectuel comme celui qui parie « sur des valeurs non seulement fixes, statiques, indépendantes des lieux, des temps, etc. mais encore hiérarchisées et méthodiquement articulées » (p. 44).
60. JEAN-PAUL II, Allocution, 12-10-1983, in OR 19-10-1983, p. 12. Le Saint-Père développe cette pensée : « Dans cette incessante comparaison avec le réel, à la recherche de ce qui correspond ou non à son propre désir, l’homme fait l’expérience élémentaire de la vérité que les scolastiques et saint Thomas ont défini d’admirable manière comme « adaptation de la raison à la réalité » (St Thomas, De Veritate, q 1 a 1 corpus) ».
61. Homélie, 2 septembre 2012.
62. CV 3.
63. DH 1.
64. CV 9.
65. Mort en 165.
66. Apologie 5,4.
67. Id. 8,1)
68. Id. 10, 2)
69. Sg 1,7
70. Jn 1,9
71. Jn 14,6
72. Jn 14,17 ; 15,26 ; 16,13
73. Commentaire de l’Évangile de saint Jean, 1,5, n.103.
74. LG, 16.
75. GS 44.
76. Audience générale, 16 septembre 2003. Parler de vérité aujourd’hui est difficile et risqué car le mot est souvent associé à fanatisme ou du moins intolérance. La cultuire démocratique a imposé le règne l’opinion toujours fluctuante et relative. mais comme le constate Laurent Fourquet, « une société om règne l’opinion fait toujours prévaloir, dans les faits, l’opinion de « ceux qui savent » (comprendre « ceux qui savent exprimer leur opinion et qui ont les moyens de le faire savoir ») sur l’opinion des petits et des pauvres. » O n peut parler d’une véritable « tyrannie du relatif ». (La vérité, cette notion priée de s’effacer au profit de l’opinion, sur https://fr.aleteia.org/ . Pour approfondir, on peut lire : HADJADJ, Fabrice et MIDAL Fabrice, qu’est-ce que la vérité ?, Salvator, 2010 ; LAFFITTE Jean (Mgr), Tolérance intolérante ?, Editions de l’Emmanuel, 2010 ; LOBET Benoît, Tolérance et vérité, Nouvelle Cité, 1993 ; MATTEI, Roberto de, La dictature du relativisme, Muller Edition, 2011 ; OUSSET Jean (Collectif), La dictature du relativisme, Etre dans le vent, c’est l’ambition de la feuille morte, Editions du Net, 2014 ; VAUTE Paul, Plaidoyer pour le vrai, L’Harmattan, 2018 ; La police de l’opinion, in Liberté politique, n° 60, juin-juillet 2013 ; Académie d’éducation et d’études sociales, qu’est-ce que la vérité ?, Lethielleux, 2011.

⁢b. Et Dieu ?

Si une approche naturelle de l’homme n’est pas à négliger et révèle pas mal de caractères déterminants qui influeront sur la politique, l’économie, etc., il n’est pas inutile non plus de poser à la raison humaine la question de savoir si elle peut nous dire quelque chose de Dieu. Les deux questions sont d’ailleurs liées, semble-t-il. Est-il possible de s’interroger sur l’homme sans s’interroger sur Dieu ? Un fait peut interpeller aussi : c’est la destruction de l’homme dans les systèmes qui se sont construits sur des théories athées. Le nazisme et le communisme l’ont cruellement illustré. L’athéisme pratique des sociétés libérales n’est-il en rien responsable du désenchantement général et des menaces qui pèsent sur l’homme ? Nous interpelle aussi l’affirmation de Sartre selon laquelle il est impossible de fonder une morale laïque. Est-il possible d’évoquer la nature humaine (et donc la dignité de l’homme et ses droits) sans référence à un Dieu qui l’aurait conçue ? La question n’est pas négligeable car l’affirmation de l’existence ou de la non-existence de Dieu aura des conséquences sur la conception que l’on se fait de l’homme et sur le plan politique. ⁠[1].

Or la raison peut acquérir une certaine connaissance de Dieu. Ainsi en témoigne déjà l’Écriture sainte. Dans l’épître aux Romains, Paul justifie ainsi la colère de Dieu contre les « impies » et les « injustes » (ceux qui ne sont pas « ajustés » à Dieu) : « …​ ce qui peut être connu de Dieu est manifeste pour eux : Dieu, en effet, le leur a manifesté. Depuis la création du monde, ses perfections invisibles, sa puissance éternelle et sa divinité apparaissent visibles à l’esprit, par ses œuvres. Ils sont donc inexcusables, puisque, connaissant Dieu, ils ne lui ont point donné la gloire qui lui convient, et ne lui ont point rendu grâce. Ils se sont alors égarés dans leurs vains raisonnements, et leur cœur insensé s’est rempli de ténèbres. tout en se vantant d’être sages, ils sont devenus fous : ils ont remplacé la gloire de Dieu incorruptible par des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles »[2]. Saint Paul reprend ici un argument déjà présent dans le livre de la Sagesse et qui fut développé par la pensée grecque : « Ils sont insensés par nature, tous ceux qui ont ignoré Dieu, et qui, par les biens visibles, n’ont pu connaître Celui qui est, ni reconnaître l’Artisan en considérant ses œuvres »[3].

Non seulement toute la tradition chrétienne, ne pensons qu’à saint Anselme et saint Thomas d’Aquin, mais aussi toute l’histoire de la philosophie révèlent l’effort constant et comme obligé de la raison vers Dieu. « Dès lors qu’il cherche la réalité qui correspond à ses objets suprêmes : la vérité, le bien, le beau, la valeur, l’accord des esprits, l’existence du monde, l’être propre de l’homme, le philosophe pense à Dieu »[4]. Et I. Mourral et L. Millet précisent : « Depuis Platon, avec Aristote, Descartes, cent autres, et jusqu’à Bergson et aux philosophes spiritualistes du XXe siècle, la raison humaine affirme à juste titre l’existence d’un Etre Parfait ; on peut aussi montrer que le monde et l’homme dépendent absolument de lui, comme de leur créateur. Il donne à l’homme son essence spirituelle, par laquelle il est « image de Dieu » »[5].

Les chemins sont divers et les trouvailles parfois contestables. Il n’empêche que certaines démarches sont très interpellantes : les « voies »⁠[6] de saint Thomas ou l’invitation que nous fait Maurice Blondel⁠[7] de nous ouvrir à l’existence d’un être qu’on appelle Dieu parce qu’il paraît être la réponse la plus rationnelle à notre insatisfaction congénitale peuvent difficilement passer pour des élucubrations. Pensons aussi à la nouvelle apologétique ce Claude Bruaire, par exemple, qui tente de montrer que le christianisme est loin d’être une insulte pour la raison⁠[8]. Le christianisme, écrit Marc Leclerc, « la philosophie ne peut pas en prouver la vérité, mais elle peut montrer sa cohérence par rapport à notre exigence la plus profonde »[9].

Jean-Paul II lui-même, qui, en philosophie, étudia les courants modernes et en particulier Max Scheler⁠[10], a construit une anthropologie subjective qui affirme que le propre de la personne humaine est atteint dans la subjectivité, c’est-à-dire dans la réalité de l’homme conscient de soi comme sujet⁠[11]. Cette vision a marqué la rédaction de Gaudium et spes et, à sa suite, tout l’enseignement du souverain pontife. En une sorte de synthèse, il a offert en 1983, d’octobre à décembre⁠[12], une méditation sur l’homme particulièrement intéressante à partir d’une prise de conscience de ses expériences intérieures : le désir insatiable, la recherche du pourquoi, l’exigence de liberté, l’ouverture à la réalité objective, l’épreuve de la solitude, la découverte de la solidarité, l’aspiration à l’infini⁠[13]. Cette analyse de la subjectivité révèle que l’homme a besoin d’un Autre, qu’il est en attente de Dieu et même du Christ⁠[14].

Jean-Paul II fera encore appel à la philosophie, en 1985, dans une catéchèse consacrée au premier article du Credo⁠[15] . Cette fois, le Saint Père aborde le problème d’une manière plus classique, en s’appuyant sur des éléments objectifs. Actualisant en partie les « voies » vers Dieu de saint Thomas d’Aquin, c’est à la science et à l’esthétique que le philosophe demande des « raisons valables pour admettre l’existence de Dieu »[16].


1. Dans Les Lois (livre IV), Platon insiste, par exemple, sur la nécessité d’imiter Dieu, condition indispensable à la justice.
2. Rm., 1, 19-23.
3. Sg., 13, 1.
4. MOURRAL I., MILLET L., op. cit., p. 306.
5. id., p. 335.
6. Il vaut mieux parler de « voies » plutôt que de preuves, comme on l’écrit habituellement, car le mot « preuve » est ambigu et peut faire penser à une démonstration de type géométrique, ce qui ne peut être le cas ici. Comme le précise fort pertinemment E. Tourpe : « les « preuves de Dieu », loin de s’imposer par la raison à la raison, comme des démonstrations mathématiques, déroulent devant la pensée humaine finie les raisons qu’elle a de s’ouvrir à l’être infini. Elles le font, soit à partir de l’être et du cosmos (l’engendrement infini de la pensée humaine finie) soit à partir de la pensée elle-même (le consentement de la pensée finie à sa donation infinie). Les vraies preuves de Dieu sont donc des arguments rationnels qui invitent la raison à se laisser dépasser par l’amour sans pour autant se perdre en atnt que raison » (Le principe de toutes les preuves rationnelles et non rationalistes de Dieu, Ecole de la Foi, 20-3-1999).
7. (1861-1949). Cf. L’action, Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, PUF, 1950-1993.
8. (1932-1985). C’est, par exemple, la démarche suivie dans Le droit de Dieu, Aubier Montaigne, 1974.
9. La destinée humaine, Pour un discernement philosophique, Culture et vérité, 1993, p.148.
10. 1874-1928.
11. Cf. JOBERT Dom Ph., op. cit., p. 13.
12. Il s’agit des Allocutions prononcées au cours de la rencontre hebdomadaire du mercredi, à partir du 12-10-1983. Dans l’OR à partir du 18-10-1983, dernière page.
13. Jean-Paul II se réfère, en passant, au philosophe Maurice Blondel qui « a consacré une grande partie de sa vie à réfléchir sur cette mystérieuse aspiration de l’homme à l’infini…​ » ( Allocution, 9-11-1983, in O.R. 15-11-1983). M. Blondel (1861-1949) peut être considéré comme un des précurseurs de cette anthropologie subjective. pour s’initier à sa pensée, on peut lire LECLERC M., La destinée humaine, Pour un discernement philosophique, Culture et vérité, 1993, pp. 99-161.
14. La raison logicienne parce qu’elle définit, objective, particularise ne peut évidemment pas pas se représenter l’incarnation de Dieu. L’absolu, pour elle, est une absurdité. Par contre, la raison spéculative peut unifier ce que l’entendement distingue et penser l’absolu non pas comme objet mais comme sujet, c’est-à-dire comme une absolue liberté qui réconcilie l’aspect négatif de la liberté (l’indépendance) et son aspect positif (l’engagement). Cette absolue liberté si elle est absolue doit avoir les vertus du relatif. Si le relatif existait en dehors de l’absolu, l’absolu ne serait plus l’absolu. Dire que le Christ est Dieu, que Dieu s’est incarné, n’est pas représentable mais pensable (Cf. BRUAIRE Claude, Le droit de Dieu, Aubier Montaigne, 1974, pp. 68 et svtes).
15. Du 3-7-1985 au 28-8-1985 (dans l’OR, à partir du 9-7-1985). L’enseignement qui nous intéresse ici a été donné le 10-7-1986 et publié dans l’OR du 16-7-1985, p. 12. On trouvera une présentation et un commentaire de cette catéchèse sous la plume de POUPARD P. cardinal, Le mystère de Dieu dans la catéchèse de Jean-Paul II, O.R. 26-8-1986, pp. 1 et 6-7.
16. Jean-Paul II résume lui-même ses réflexions en ces termes : « Il ne s’agit pas d’établir des preuves d’ordre scientifique ou expérimental. Vouloir une preuve de cet ordre, ce serait abaisser Dieu au rang des êtres de notre monde. mais le savant, le philosophe, et aussi tout homme qui cherche à comprendre le sens du monde, peut découvrir les raisons d’affirmer un Etre qui dépasse tous les autres, et qui en est la cause.
   Si l’on admet l’hypothèse scientifique de l’expansion de l’univers, on en vient à s’interroger sur le « moment initial » de cet univers en mouvement. De même, l’organisation parfaite de la matière suppose une sagesse qui dépasse toute mesure. l’évolution de la vie et des êtres vivants présente une finalité interne admirable. tout cela suppose un Esprit qui en est créateur.
   Et l’histoire manifeste une finalité encore plus impressionnante. l’homme n’est pas seul maître de son destin : quand il en discerne le sens, il est porté à affirmer la souveraineté de celui qui l’a créé et qui oriente sa vie présente.
   Enfin, la beauté du monde, de l’art, de la conduite morale, des sentiments, incite à en reconnaître la source transcendante en Dieu même.
   A tous ces « indices » de l’existence de Dieu créateur, certains opposent la puissan ce du hasard ou des mécanismes internes de la matière. mais n’est-ce pas une abdication de l’intelligence ?
   Les preuves de l’existence de Dieu sont nombreuses et convergentes. Elles aident à montrer que la foi n’amoindrit pas l’intelligence humaine, mais lui permet de mieux répondre aux interrogations que lui pose le réel ».

⁢iv. Effort philosophique et Révélation

Nous venons de voir, en survol, ce qui fonde la dignité naturelle de l’homme qui se définit comme un être capable de s’autodéterminer, transcendant par rapport à la matière et ouvert à une transcendance que certains disent créatrice. Ces vérités précieuses ont été et sont le fruit de la lente et souvent difficile réflexion des hommes, l’œuvre sans cesse remise en question d’esprits rigoureux que le non-initié a parfois peine à suivre.

Le questionnement philosophique est inéluctable. Tout homme se pose la question de savoir si la vie a un sens et cherche la réponse définitive, la valeur suprême qui enfin le satisfera. En chacun, « ce qui demeure toujours vif est le désir de rejoindre la certitude de la vérité et de sa valeur absolue »[1] même si, à première vue, un certain nombre d’hommes semblent se contenter de la vie « ordinaire », de suivre les chemins offerts par une société et une culture où les interrogations essentielles ont, apparemment, céder la place à l’efficacité, aux plaisirs immédiats et aux conformismes les plus plats : « la nature limitée de la raison et l’inconstance du cœur obscurcissent et dévient souvent la recherche personnelle. d’autres intérêts d’ordres divers peuvent étouffer la vérité. Il arrive aussi que l’homme l’évite absolument, dès qu’il commence à l’entrevoir, parce qu’il en craint les exigences. Malgré cela, même quand il l’évite, c’est toujours la vérité qui influence son existence. Jamais, en effet, il ne pourrait fonder sa vie sur le doute, sur l’incertitude ou le mensonge ; une telle existence serait constamment menacée par la peur et par l’angoisse. On peut donc définir l’homme comme celui qui cherche la vérité »[2].

Certes, ce n’est pas toujours dans une forme strictement philosophique que s’effectue cette démarche mais la philosophie peut certainement aider la recherche et lui donner de la cohérence. Toutefois, le chemin n’est pas simple. Non seulement le langage de la philosophie n’est pas toujours immédiatement accessible mais la diversité des réponses risque de rendre le chemin hasardeux s’il n’est pas balisé⁠[3]. La démarche philosophique assimilée à une méthode ascendante est inévitable, indispensable comme introduction, initiation, préparation ou comme vérification ou confirmation, utile, en tout cas, pour débarrasser le terrain de la pensée des scories idéologiques qui encombreraient la raison. Mais elle est insuffisante.

Nous allons voir que la Révélation (présumée si l’on veut) de Dieu sur lui-même et sur l’homme ne nie certes pas la révélation de l’intelligence mais la confirme, la précise, l’éclaire, l’exalte, d’une certaine manière, et surtout, la complète de manière décisive et inouïe, avec une force et une clarté qui épargnent du temps, de la sueur et ouvrent une perspective insoupçonnée. Il nous faudra moins d’efforts pour sentir⁠[4] la profondeur de la révélation sur l’homme qu’il nous en faut pour découvrir au fil de lectures ardues les quelques vérités énumérées succinctement ci-dessus. « Il a été nécessaire, écrit saint Thomas, (…) pour le salut de l’homme, qu’il y eût, en dehors des sciences philosophiques que scrute la raison humaine, une doctrine différente, procédant de la révélation divine. Le motif en est d’abord que l’homme est destiné à atteindre Dieu selon que Dieu dépasse notre compréhension rationnelle ; car, dit le prophète, « l’œil n’a point vu, ô Dieu, en dehors de toi, ce que tu as préparé à ceux qui t’aiment ». Or, ne faut-il pas qu’avant de diriger leurs intentions et leurs actions vers une fin, les hommes connaissent cette fin ? Une révélation était donc nécessaire, touchant des choses qui confèrent au salut de l’homme et qui dépassent notre humaine raison.

A l’égard même de ce que la raison est capable d’atteindre au sujet de Dieu, il fallait instruire l’homme par la révélation ; car une connaissance rationnelle de Dieu n’eût été le fait que d’un petit nombre, elle eût coûté beaucoup de temps et se fût mêlée de beaucoup d’erreurs. De sa vérité cependant dépend tout le salut de l’homme, puisque ce salut est en Dieu. Combien donc n’était-il pas nécessaire, si l’on voulait procurer ce salut avec ampleur et certitude, de nous instruire des choses divines par une révélation divine ! »[5].

N’oublions pas toutefois que si l’approche théologique, à partir de la Parole de Dieu, est incomparablement plus généreuse que l’approche philosophique, elles ont besoin l’une de l’autre. Jean-Paul II l’a rappelé avec force : « La raison, privée de l’apport de la révélation, a pris des sentiers latéraux qui risquent de lui faire perdre de vue son but final. La foi, privée de la raison, a mis l’accent sur le sentiment et l’expérience, en courant le risque de ne plus être une proposition universelle. Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible, puisse avoir une force plus grande ; au contraire, elle tombe dans le grand danger d’être réduite à un mythe ou à une superstition. De la même manière, une raison qui n’a plus une foi adulte en face d’elle n’est pas incitée à s’intéresser à la nouveauté et à la radicalité de l’être »[6].

Il n’empêche que le Créateur, mieux que quiconque, peut nous parler de sa créature et que la Révélation nous dit le fin mot de la nature humaine, vu sa dimension spirituelle. Elle éclaire singulièrement l’origine, la fin et la vocation de l’homme. Cet homme doit être considéré dans l’intégralité de son être « unique, complet et indivisible ».⁠[7] Or on ne peut connaître l’homme en niant sa dimension spirituelle et en oubliant que son Créateur connaît mieux que quiconque sa créature. Ainsi, le drame de l’humanisme athée, « c’est le drame de l’homme amputé d’une dimension constitutive de son être propre- sa recherche de l’infini- et ainsi placé en face de la pire réduction de ce même être. (…) Face à tant d’humanismes, souvent enfermés dans une vision de l’homme strictement économique, biologique ou psychique, l’Église a le droit et le devoir de proclamer la vérité sur l’homme, vérité qu’elle a reçue de son Maître Jésus-Christ. (…) Cette vérité complète sur l’être humain constitue le fondement de la doctrine sociale de l ’Église. »[8]


1. Fides et ratio, n°27.
2. Id., n°28.
3. On se souvient de la manière un peu simpliste mais tellement répandue dont Descartes répudie l’étude de la philosophie : « Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu’elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins, il ne s’y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n’avais point assez de présomption pour espérer d’y rencontrer mieux que les autres ; et que considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable » (Discours de la méthode, Livre I). On répond à cela que la diversité, contrairement à ce que pensait déjà Montaigne également, n’est pas nécessairement signe d’erreur. Encore faudrait-il examiner chaque opinion, qui, par ailleurs, peut avoir sa part de vérité ou d’erreur. Que dirait-on du maître qui annulerait toutes les copies de ses élèves sous prétexte que les réponses sont toutes différentes entre elles ?
4. Nous disons « sentir » car la Révélation est tellement riche qu’elle est inépuisable et qu’elle engendre depuis l’origine une exégèse et un commentaire qui seront toujours inachevés.
5. Somme théologique, 1a, qu. 1, art 1.
6. Fides et ratio, n°48.
7. UNESCO.
8. JEAN-PAUL, Puebla, I, 9

⁢v. Qu’est-ce que la Bible nous dit donc de l’homme ?

Elle nous dit que l’homme⁠[1] , créé à l’image de Dieu, est un pécheur racheté !⁠[2]


1. A lire: SCHOOYANS M., Initiation à l’enseignement social de l’Église, Ed. De l’Emmanuel, 1992 ou CALVEZ J.-Y., L’homme dans le mystère du Christ, Desclée de Brouwer, 1993 ou encore Académie d’éducation et d’études sociales, qu’est-ce que l’homme, Fr.-X. de Guibert, 2010.
2. Cf. LAFERRERE Armand, La liberté des hommes, Lecture politique de la Bible, Odile Jacob, 2013.

⁢a. L’illumination de la Genèse

Les trois premiers chapitres de la Genèse qui racontent notamment la création, sont particulièrement intéressants pour la connaissance de l’homme. On se rappellera que Jean-Paul II, a, du 5 septembre 1979 au 2 avril 1980, médité le mystère de l’homme et de la femme à la lumière de ces textes. Son intention était, entre autres, de préparer ainsi le Synode des évêques de 1980 qui devait traiter de la famille. Jean-Paul justifia sa démarche en déclarant qu’« une réflexion approfondie sur ce texte -à travers toute la forme archaïque du récit qui rend évident son caractère mythique[1] primitif- permet d’y trouver « en germe » à peu près tous les éléments de l’analyse de l’homme auxquels est sensible l’anthropologie philosophique moderne et, principalement, contemporaine »[2].

Le Catéchisme précise : « La catéchèse sur la création revêt une importance capitale. Elle concerne les fondements mêmes de la vie humaine et chrétienne : car elle explicite la réponse de la foi chrétienne à la question élémentaire que les hommes de tous les temps se sont posée :  »d’où venons-nous ? » « Où allons-nous ? » « Quelle est notre origine ? » « Quelle est notre fin ? » « d’où vient et où va tout ce qui existe ? » Les deux questions, celle de l’origine et celle de la fin, sont inséparables. Elles sont décisives pour le sens et l’orientation de notre vie et de notre agir »[3].

Un historien de la philosophie se pose toujours la question de savoir quel sera l’objet de son premier chapitre et, en général, il entame son parcours avec les philosophes grecs. Toutefois, Jean Brun⁠[4] attire notre attention sur la différence qu’il faut faire entre les débuts et le Commencement: « Les débuts prennent toujours une suite ; […] les débuts dont nous sommes les auteurs impliquent l’existence d’un il y a leur ayant servi de moteur ou de repoussoir. En dépit de ce que voudrait nous laisser croire l’utilisation de plus en plus fréquente des termes mutation ou rupture, il n’y a pas de générations spontanées en histoire et tous les débuts sont les débuts de quelque chose à partir de quelque chose d’autre, ils impliquent un déjà là utilisé comme matériau. C’est pourquoi l’Histoire reste le domaine des débuts, il n’y a pas de véritable Commencement dans l’histoire. En outre, les débuts sont toujours des reprises de ce Même fondamental qui est au cœur de la condition humaine. Quelle que soit l’époque où ils vivent, quelle que soit la contrée où les hasards de leur naissance les ont fait naître, les hommes existent, aiment, souffrent et meurent ; sous des scénarios différents leurs pensées et leurs actes se trouvent toujours confrontés à ces éternelles expériences. Il ne faut donc pas se contenter de dire que l’homme est plongé dans l’Histoire comme dans un milieu chronologique qui le façonnerait ; car c’est l’Histoire qui habite l’homme, l’historique n’est que l’explicitation d’une histoire intérieure exprimant elle-même un Transhistorique qui constitue le Commencement auquel se rattachent tous nos débuts ».

Et nous en arrivons à l’affirmation-clé : « De ce Transhistorique[5] nous parle la Genèse, bien antérieure aux cosmogonies ioniennes et aux philosophies grecques les plus anciennes. La Genèse nous confronte à une communication indirecte dans la mesure où elle ne nous transmet pas de l’information mais où elle nous donne à penser ; elle nous situe au sein d’un Langage à l’écoute duquel nous pouvons entendre parler de ce à quoi est rivée notre Histoire rendue aveugle par ses prétentions à ne devoir à personne d’autre qu’elle-même le pouvoir de s’écrire ».

Si Jean Brun envisage la Genèse en tant qu’elle interpelle, au cœur de nos problèmes existentiels, la raison philosophique, Léo Moulin, agnostique, en souligne le caractère résolument révolutionnaire « Les valeurs judéo-chrétiennes, écrit-il, sont à n’en pas douter, la source la plus abondante et la plus féconde du passé européen.

L’homme, créé à part des autres animaux, « fait à l’image comme à la ressemblance de Dieu » (Gn. I, 26), est supposé jouir des dotes ingeneratae que lui vaut cette ressemblance, à savoir : l’intelligence, la volonté, la puissance, l’autonomie, la responsabilité, la liberté. En d’autres termes, il est considéré comme un être adulte ou, à tout le moins, comme en pouvoir et espérance de le devenir. Il est une personne. A ce titre, il a droit au respect de sa dignité et jouit de la possibilité de connaître la vérité et de la dire. C’est là, en germe, la doctrine des Droits de l’Homme, et l’on comprend pourquoi elle ne pouvait naître et se développer qu’en Europe.

L’égalité est une autre valeur fondamentale du message judéo-chrétien. Combinée avec les notions de dignité et de liberté, elle mène (encore qu’à long terme) à l’apparition de l’idéal démocratique »[6].

Les premiers chapitres de la Genèse contiennent un message révolutionnaire par rapport à l’époque mais aussi à toute époque, comme nous allons le voir, tellement révolutionnaire par rapport à nos tendances spontanées qu’il ne peut pas ne pas être inspiré.

Une toute petite phrase prononcée par Dieu, au début de la Genèse, contenait déjà tout ce que les sages depuis la Grèce nous ont péniblement appris au long des siècles et sans être parvenus encore à épuiser tout ce que cette formule laconique suggère : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance »[7]. On retrouve l’expression, au verset suivant, avec une précision fort intéressante : « Dieu créa l’homme à son image ; à l’image de Dieu, il le créa, homme et femme, il les créa »[8].

Cette affirmation est, « inouïe, lapidaire dans sa forme, au point que l’on prend conscience avec peine qu’elle balaie tout un monde de mythes et de spéculation gnostique, de cynisme, d’idolâtrie et de phobie du sexe »[9]. De plus, nous allons le voir, elle nous engage politiquement.

L’éminente dignité

La création suit un certain ordre, des créatures inférieures aux créatures les plus parfaites. L’homme apparaît en dernier lieu, signe de sa supériorité.

Notons aussi que la création de l’homme, comme l’indique Jean-Paul II, « est précédée d’une solennelle introduction, comme s’il s’agissait d’une délibération de Dieu avant cet acte important…​ »[10] : « Faisons…​ », dit Dieu, comme s’il réfléchissait, s’encourageait, selon certains commentateurs. d’autres ont vu, dans ce pluriel, une insinuation de la Trinité ce qui, de toute façon, souligne l’importance toute particulière du moment. « Dieu s’engage ici beaucoup plus profondément, écrit le P. Hamman, et plus personnellement que dans les autres œuvres de la création. d’où la triple répétition du verbe créer, au verset 27 »[11]. Après chaque « moment » de création, il est écrit que « Dieu vit que cela était bon » mais après la création de l’homme, le texte précise que Dieu « vit que cela était très bon » !

L’homme, irréductible au monde, même s’il est aussi corps et qu’il soit un être limité, est donc investi d’une dignité exceptionnelle : à l’image de Dieu ! Le Psaume 8 dira : « presque l’égal d’un dieu »[12]. Un extrait du Siracide souligne l’exceptionnelle intimité qui lie Dieu et sa créature:

« De la terre, Dieu a créé l’homme,

il l’a formé selon sa propre image ;

il l’a fait ensuite retourner à la terre.

Comme lui-même il l’a revêtu de force ;

il lui a marqué un temps et un nombre de jours,

il lui a donné pouvoir sur tout ce qui est sur la terre.

Il l’a fait craindre par toute créature,

il l’a fait maître des bêtes et des oiseaux.

De sa propre substance il lui a donné une aide qui lui ressemble

avec le discernement, une langue, des yeux, des oreilles,

un esprit pour penser ;

il les a remplis de savoir et d’intelligence.

Il a créé en eux la science de l’esprit,

il a rempli leur cœur de sagesse,

il leur a fait voir le bien et le mal.

Il a posé son regard sur leur cœur

pour lui montrer la grandeur de ses œuvres,

afin qu’ils célèbrent la sainteté de son Nom,

en le glorifiant pour ses merveilles,

et en publiant la magnificence de ses ouvrages.

Il leur a donné en outre l’instruction,

il les a nantis de la loi de vie ;

il a conclu avec eux un pacte éternel,

et leur a révélé ses jugements »[13].

Certes, l’homme « est créé de la terre », son nom même l’indique puisque adâma désigne le sol mais Dieu l’anime de son souffle. Sa supériorité par rapport aux autres créatures visibles apparaît aussi dans la faculté qu’il a d’imposer un nom aux animaux (Gn 2, 129-20) et dans le fait qu’il ne trouve pas parmi toutes ces créatures « une aide qui lui soit semblable ».

L’homme est à l’image de Dieu par ses facultés spirituelles donc, sa mémoire, son intelligence et sa volonté qui le rendent créateur à l’image de son Créateur mais il l’est aussi par son corps. Non pas au sens strict, bien sûr, mais c’est bien l’homme concret, dans sa bisexualité qui est créé à l’image de Dieu, « avec sa stature corporelle, dans son unité et sa globalité. La Bible ne connaît pas de dichotomie dans l’homme : il est l’image et ressemblance en tant et parce qu’il est homme »[14]. Saint Augustin, par exemple, verra dans la perception et le souvenir des « vestiges de la Trinité »⁠[15] dans le corps de l’homme. Jean-Paul II insistera très souvent sur le fait que l’homme, dans son intégralité âme et corps, est à l’image de Dieu⁠[16]. On peut le percevoir encore dans cette parole de Dieu : « Quiconque versera le sang de l’homme, par l’homme aura son sang versé, car Dieu a fait l’homme à son image »[17]. La dignité même du corps interpellera, à travers l’histoire de la violence judiciaire et guerrière, la conscience chrétienne⁠[18]. L’Église parlera du droit et du devoir de légitime défense mais stipulera que « si des moyens non sanglants suffisent à défendre et à protéger la sécurité des personnes contre l’agresseur, l’autorité s’en tiendra à ces moyens, parce que ceux-ci correspondent mieux aux conditions concrètes du bien commun et sont plus conformes à la dignité de la personne humaine ».

L’égalité essentielle

La dignité est commune à tous les hommes. En effet, « homme » doit être pris au sens collectif car le texte hébreu poursuit au pluriel : « qu’ils règnent sur les poissons de la mer…​ »[19]. De même, dans le second récit de la création (2, 5-24), Adam représente bien toute la race humaine⁠[20]. Quel que soit le sexe, l’âge, la race, la culture, la religion, le statut social, l’état de santé, tous les hommes ont droit au même respect. Le racisme et toutes les formes possibles de discrimination sont condamnées⁠[21]. En effet, ce Dieu est unique et Père de tous les hommes. Cette paternité rend possible une fraternité plus vivante que l’égalité fort abstraite de la nature humaine⁠[22].

De plus, le texte de la Genèse rompt avec les pratiques anciennes ⁠[23]et modernes de déification de certains personnages et notamment des chefs d’État, depuis Pharaon jusqu’à Hiro-Hito, dernier « Dieu vivant » du Japon, en passant par tous les hommes « providentiels » des régimes totalitaires, réputés infaillibles. Il conteste aussi ce qu’on pourrait appeler la « déification ordinaire », celle du Moi qui fonde l’individualisme et érige la conscience en juge absolu et unique⁠[24] ou encore celle connexe d’individus fascinants par leur beauté ou leurs prouesses artistiques ou sportives⁠[25]. Comme disait un journaliste : « Les idoles sucrées ont remplacé les idoles sacrées ».

L’humilité

A l’image de Dieu, l’homme n’est pas Dieu. Son péché consistera précisément à accorder crédit à la promesse destructrice du démon: « …​vous serez comme des dieux…​ »[26]. Promesse d’autant plus mensongère que l’homme est créé par Dieu et qu’il Lui est redevable de son être : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de la vie, et l’homme devint un être vivant. »[27] Sans Dieu, l’homme est poussière.

Tout créateur a des droits sur sa création fruit de sa volonté, de son intelligence, de son amour. Dieu en créant le monde et l’homme manifeste un plan dont l’homme peut, par ses forces naturelles, découvrir certains aspects. Ce plan révélé dans l’Ancien Testament est condensé dans la Loi de Moïse (les dix commandements ou Décalogue) qui pose les fondements de la vocation de l’homme⁠[28]. On suppose que l’homme, pour réaliser le plus pleinement possible sa vocation d’homme, respectera ce « mode d’emploi ». A l’image d’un Dieu juste⁠[29], l’homme doit s’efforcer d’être juste lui-même, c’est-à-dire de faire la volonté de Dieu révélée par la Loi. La justice sociale consistera à accorder la société à la volonté de Dieu.

Cette vision s’oppose bien sûr à l’ »autodéification » dénoncée par Jean Brun, à ce qu’on peut appeler l’idéologie de l’orgueil, « celle de l’homme persuadé d’avoir trouvé la clef universelle du monde, d’avoir tout compris, d’avoir le pouvoir de tout faire…​ L’idéologie de l’homme qui ne se reconnaît pas de maître, qui n’établit aucun rapport avec l’éternité, donc incapable de responsabilités supérieures, puisque considérant sa vie propre comme sommet de l’existence »[30]. Le président tchèque qui écrit ces lignes a fait la triste expérience de cet orgueil politique qui caractérise le prince totalitaire, maître de la Loi. J.-J. Rousseau en a brossé le portrait dans son Contrat social, sous les traits du « législateur »[31]. «  Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple, écrit-il, doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine (…). Le législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi. Ce n’est point magistrature, ce n’est point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution ; c’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain (…) ».Ce texte décrit, à l’avance, le portrait d’un « prince » que le monde contemporain a, pour son plus grand malheur, appris à connaître. Le « législateur » de Rousseau, homme exceptionnel pour une mission exceptionnelle, n’est-il pas investi de pouvoirs quasi-divins ? Ne s’est-il pas incarné dans ces « guides » qui ont marqué cruellement l’histoire et qui étaient animés d’une « ambition métaphysique »: « l’édification, après la mort de Dieu, d’une cité de l’homme enfin divinisé »[32] ? C’est la tâche de l’état totalitaire, « état du politique où, pour la première fois, le Prince se prend pour le Souverain. (…) Il n’y a pas d’instance suprême, où le Prince puise sa raison d’être ; il n’y a pas de souverain absent, à quoi il doive en référer ; c’est lui, c’est lui seul le Souverain, régnant sans borne et sans partage sur le royaume terrestre »[33]

La grandeur

Créé à l’image d’un Dieu créateur, l’homme est appelé à coopérer à la création, avec son intelligence, sa volonté et son amour, par le travail notamment, qui n’est pas une malédiction, une conséquence du péché. En effet, Dieu donne comme mission à l’homme de soumettre la terre⁠[34] et place l’homme « dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder […] l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs »[35] et cela avant qu’il ne pèche. Donc « l’homme doit imiter Dieu lorsqu’il travaille comme lorsqu’il se repose, étant donné que Dieu lui-même a voulu lui présenter son œuvre créatrice sous la forme du travail et sous celle du repos »[36] . La peine est une conséquence du péché mais non le travail.

Plus fondamentalement, l’homme est le seul être créé à l’image de Dieu⁠[37]. Cette qualité n’est évoquée pour aucune autre créature. Cette révélation s’inscrit donc en faux contre les panthéismes⁠[38], paganismes⁠[39], animismes⁠[40], totémismes⁠[41], de toutes sortes qui ont dispersé la divinité dans la nature entière ou dans certains de ses éléments, qui ont sacralisé ou offert à des rites divers des êtres ou des choses. Il est indéniable que la désacralisation de la nature est indispensable au progrès technique qui, il faut bien le reconnaître, fut paralysé durant l’Antiquité, malgré des connaissances théoriques remarquables, soit par la conviction que tout était « plein de dieux » (Thalès), soit par l’idée que la matière est impure (Platon) et donc que les tâches matérielles et ceux qui les exercent sont méprisables⁠[42].

Aujourd’hui, se répand une tendance à resacraliser la nature. C’est le fait de certains penseurs et de certains mouvements qui se réclament de ce qu’on appelle la « deep ecology » (écologie profonde)⁠[43]. L’expression a été créée par le philosophe norvégien Arne Naess et traduit une opposition au principe selon lequel l’humanité serait au-dessus de la nature. Les écologistes « profonds » récusent l’anthropocentrisme et adhèrent à un égalitarisme biocentrique. Il y a pour eux une égalité de droits entre les différentes espèces étant entendu que l’espèce humaine est une espèce parmi les autres. La nature qui dans la conception chrétienne est objet de devoirs, devient sujet de droits. Toute différence entre les personnes et les choses est donc abolie. Cette pensée qui se teinte parfois de misanthropie réagit contre les graves destructions du milieu de vie auxquelles l’homme moderne, nouveau Prométhée, s’est trop souvent livré mais emportée par son amour de la nature et sa méfiance vis-à-vis de l’homme, elle en arrive à nier ou à refuser toute primauté humaine. Or, la vision de la Genèse qui établit clairement la supériorité de l’homme puisque lui seul est à l’image de Dieu⁠[44], n’implique nullement que les hommes peuvent s’associer sans réserve au projet cartésien de se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »[45]. La nature, en effet, est l’œuvre de Dieu, elle est bonne, dit le texte⁠[46]. L’homme est placé dans le jardin pour le cultiver et le garder, non pour le détruire⁠[47]. Le chrétien est naturellement écologiste, à la manière de saint François⁠[48] ou encore à la manière de saint Ignace qui recommande d’utiliser la création autant qu’il est nécessaire mais pas plus qu’il n’est nécessaire.

La sociabilité

« A l’image de Dieu, il le créa, homme et femme, il les créa ». ⁠[49] La différence de sexe n’altère en rien l’égale dignité⁠[50] mais offre à l’homme une autre manière de participer à la création.

L’image de Dieu se précise dans la communion des personnes tout en soulignant l’unité de provenance⁠[51]. Avec l’homme et la femme, est fondée la première communauté familiale. Elle apparaît comme la cellule de base de la société (« Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre…​ »[52]), antérieure à l’État qui doit être au service des familles, auservice de la vie sociale.

L’homme est donc social par nature : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée »[53]). Cette affirmation sera contestée par certains philosophes politiques comme Hobbes, Locke ou Rousseau qui construiront leurs systèmes sur l’idée que l’homme est un loup pour l’homme ou simplement sur le fait qu’originellement, l’homme est un être solitaire.

La sociabilité établie par le texte de la Genèse est une fraternité puisque tous les hommes sont fils du même Père. Cette fraternité qui mesurera les relations entre les hommes et entre les groupes humains, ne dissout en rien la valeur individuelle et rend possible la solidarité entre les hommes. En effet, si, parmi les animaux, l’homme ne trouve pas une « aide qui lui fût assortie », devant la femme, il s’écrie : « Voilà maintenant l’os de mes os et la chair de ma chair »[54]. La femme est égale, en dignité, à l’homme. Faite d’une des « côtes »⁠[55] de l’homme, « à côté » de l’homme, elle lui est semblable tout en étant autre. Elle est l’aide assortie. De la même sorte mais différente puisqu’elle peut être une aide. On se souviendra de cette réflexion du Christ à Catherine de Sienne à propos des différences qui existent dans la répartition des dons et des biens: « J’ai voulu, dit le Seigneur, qu’ils eussent besoin les uns des autres ».⁠[56]

Dans une telle perspective, peut-on concevoir que la doctrine chrétienne puisse s’accommoder de l’individualisme ou, à l’opposé, des massifications où chacun se dissout dans l’ensemble et n’existe plus que par et dans l’ensemble ?

La perspective ouverte par la Genèse marie l’originalité de chaque être avec le bien commun de toute l’humanité puisque tous ces individus qui portent un nom différent ont le même besoin de Dieu, des autres, de la terre et du travail.

Le pouvoir de suzeraineté et de propriété

La sociabilité implique la nécessité de l’autorité politique sans laquelle, nous le verrons, aucune société ne peut subsister. L’autorité politique, la suzeraineté, n’est donc pas une conséquence du péché comme toute une tradition en véhicula l’idée durant le moyen-âge. Pas plus que le travail ou la sexualité, le pouvoir civil n’est une malédiction.

Il est essentiel de retenir que le pouvoir est donné à tous les hommes puisqu’ils sont tous à l’image de Dieu et que le texte de la Genèse ne fait acception de personne. Ce n’est que dans un second temps que les hommes déterminent les modalités de l’exercice du pouvoir. Nous verrons qu’une lecture attentive et humble de la Genèse aurait évité les querelles qui furent intenses parfois entre partisans de la monarchie et partisans de la démocratie.⁠[57] Puisque tous les hommes sont investis de la capacité de pouvoir qu’inclut leur caractère social, l’important n’est-il pas de trouver des formules pour assurer la participation du plus grand nombre ?

Le pouvoir de l’homme ne se traduit pas seulement dans les relations entre les hommes mais aussi dans la relation de l’homme avec les choses, dans la gestion économique de la terre.⁠[58] Ici aussi, force est de constater que la terre est donnée à tous les hommes indistinctement. Nous découvrons que les biens sont destinés à tous les hommes. La terre est un bien commun et la destination universelle des biens devra mesurer l’accès à la propriété. Nous en reparlerons, bien sûr.

On peut déduire aussi de ce qui vient d’être dit le principe de la libre circulation des personnes puisque la terre est donnée à tous: « …​répandez-vous sur la terre », dit Dieu⁠[59]..

Enfin, notons que Dieu ne manifeste pas la volonté de gérer directement la terre qu’il a créée mais qu’il en charge l’homme qu’il a doté des pouvoirs nécessaires. Nous trouvons déjà ici appliqué le principe de subsidiarité (Dieu -pouvoir supérieur- laisse aux hommes -pouvoirs inférieurs- le libre exercice de leurs capacités) tel qu’il sera défini plus loin dans l’enseignement des papes contemporains, ainsi que l’affirmation de ce que le concile Vatican II appellera la juste autonomie des réalités terrestres. C’est l’homme qui soumet les animaux et les nomme, c’est lui qui est chargé de cultiver et de garder le sol. On lit dans le Siracide à propos de Dieu : « Lui-même a créé l’homme au commencement et l’a laissé à son propre conseil. »[60]

La liberté et la vérité

L’homme créé reçoit donc une mission et des directives : être fécond, régner, dominer, cultiver et garder le jardin, ne pas manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, donner un nom aux animaux. Dieu a donc un plan, il trace un chemin pour l’homme. Après le déluge qui punira les hommes de leur méchanceté, Dieu répétera son intention à Noé et à ses fils dans les termes mêmes employés devant Adam : « Soyez féconds, multipliez-vous et remplissez la terre »[61].

Dieu établit une première loi de vie, un ensemble de devoirs à respecter. La révélation de ces devoirs atteste que l’homme a le pouvoir de les réaliser c’est-à-dire qu’il en a la capacité et l’autorisation. La liberté donc. Comme le commente Jean-Paul II, l’homme « porte en soi le reflet de la puissance de Dieu, qui se manifeste en particulier dans la faculté de l’intelligence et de la libre volonté. L’homme est un sujet autonome, source de ses propres actions, tout en maintenant les caractéristiques de sa dépendance de Dieu son Créateur…​ »[62].

Nous trouvons ici une première manifestation d’une conjugaison permanente dans l’enseignement chrétien : la conjugaison de la loi et de la liberté, du devoir et du droit. La liberté de l’homme est presque illimitée : « Tu peux manger du fruit de tous les arbres du jardin ; mais le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas…​ »[63]. Il existe une limite morale à l’action de l’homme : ce n’est pas lui qui décide de ce qui est bien et de ce qui est mal. Son agir est mesuré par la vérité de la Parole de Dieu : « …​du jour où tu en mangerais, tu mourrais certainement »[64]. Apparaît d’emblée le drame de la liberté humaine : le rêve d’une liberté illimitée, le rêve d’être comme Dieu : « …​le jour où vous en mangerez, dit le serpent, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal »[65]. Cette tentation sera permanente tout au long de l’histoire humaine et, comme dans la Genèse, elle débouchera sur l’asservissement, que ce soit à soi-même, à la force du bras ou à celle du nombre.

La non-violence

L’homme est créé pour la paix. A preuve cet extrait : « Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture. A toute bête de la terre, à tout oiseau du ciel, à tout ce qui remue sur la terre et qui a souffle de vie, je donne pour nourriture toute herbe mûrissante »[66] André Wénin commente ainsi ce passage : Dieu qui vient d’inviter l’homme à maîtriser les animaux, « dispense leur nourriture aux humains d’abord, aux animaux ensuite en réalité, c’est un chemin de douceur qu’il suggère de la sorte. En effet, juste après avoir intimé à l’humanité le devoir de maîtriser les animaux, Dieu lui donne à manger les céréales et les fruits, pour un menu uniquement végétal : il suggère ainsi à l’humanité qu’il lui est possible de maîtriser l’animal sans le tuer. Les humains sont ainsi invités à mettre une limite à l’exercice de leur pouvoir sur le monde animal, à ne pas déployer leur maîtrise jusque dans ses potentialités violentes, qui consisteraient à tuer l’animal puis à le manger. Bref, sur le devoir de maîtrise vient se greffer une discrète invitation à exercer cette maîtrise de façon douce, non violente, dans la libre acceptation d’une limite qui correspond au respect de la vie et de la place de l’autre. L’humain qui le fera se réalisera à l’image du Dieu du sabbat […]. »⁠[67] A fortiori s’il ne s’agit plus d’animaux mais d’être humains !

L’intimité avec Dieu

Le texte de la Genèse nous révèle aussi la grande intimité qui règne entre Dieu et les hommes. Dieu apparaît comme le principe, le compagnon et la fin de l’existence humaine. Même après que l’homme l’a trahi, Dieu, avant de chasser Adam et Eve du jardin d’Eden, manifeste sa sollicitude : « Le Seigneur fit à Adam et à sa femme des habits de peau, dont il les revêtit »[68].

L’Écriture précise encore que « Dieu a créé l’homme incorruptible ». « L’homme, commente Jean-Paul II, est donc créé pour l’immortalité et après le péché il ne cesse pas d’être image de Dieu, même s’il est soumis à la mort »[69]. Dieu est et reste l’horizon ultime de l’homme.

Dans sa vie personnelle comme dans sa vie communautaire, chacun est invité à préserver sa relation privilégiée avec son Créateur, au moins en respectant la loi qu’Il a établie. Toute organisation politique qui se ferme sur elle-même, qui se replie sur le temporel, qui refuse tout en deçà, tout par delà, tout au delà de la destinée humaine sera une mutilation grave, un étouffement des aspirations les plus profondes et les plus libératrices.

L’intimité avec Dieu se vit tout particulièrement le jour du sabbat: « Dieu acheva au septième jour l’œuvre qu’il avait faite, il arrêta au septième jour toute l’œuvre qu’il faisait. Dieu bénit le septième jour et le consacra car il avait alors arrêté toute l’œuvre que lui-même avait créée par son action. »[70] Le futur pape Benoît XVI a mis en évidence la profondeur de ce texte : « Le sabbat dévoile la signification intérieure de l’alliance entre Dieu et l’homme, et fait apparaître le sens et l’intention du récit de la Genèse : la Création est le lieu de l’Alliance, elle a pour raison d’être l’histoire d’amour entre Dieu et l’homme. La liberté et l’égalité entre les hommes que le sabbat instaure ne doivent pas être envisagées d’un point de vue anthropologique ou sociologique seulement. Cette liberté et cette égalité n’ont de sens que d’un point de vue théologique : c’est par son alliance avec Dieu que l’homme devient libre, c’est dans cette alliance que tous les hommes deviennent égaux. L’alliance s’établit sur une relation : Dieu se donne à l’homme et l’homme répond à Dieu. La réponse de l’homme au Dieu qui lui veut du bien est l’amour ; et aimer Dieu, c’est l’adorer. Si la Création est l’espace de l’alliance, le lieu de la rencontre et de l’amour entre Dieu et l’homme, elle est donc destinée à être l’espace de l’adoration. »[71]

L’homme pécheur…​

Le début de la Genèse nous raconte donc aussi la « chute originelle »[72]. Le péché d’Adam est le prototype de tous les péchés que les hommes peuvent commettre. De quoi s’agit-il sinon d’un refus de dépendance ? La liberté donnée à l’homme ne s’accommode d’aucune limite. L’intelligence et la volonté humaines ne peuvent supporter qu’une autre intelligence, même réputée supérieure, qu’une autre volonté, dite toute-puissante, les mesurent et les guident.

Pour reprendre le vocabulaire médité, l’homme pécheur ne se contente pas d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu, il veut être Dieu ou du moins consent à la tentation de le devenir. En effet, s’il y a orgueil, il y a aussi faiblesse. La femme et l’homme se laissent tenter. Le péché n’est donc pas nécessairement une rupture totale, délibérée, définitive Le péché est certes une rupture d’alliance mais il serait peut-être plus juste de dire, comme saint Augustin,⁠[73] qu’il est le lieu de la « dissemblance »[74].

Jean-Paul II⁠[75]le définira comme une « aliénation ». L’homme qui croit être lui-même, pleinement, en suivant ses propres voies, en oubliant « la vérité de Dieu et de l’homme », en se livrant à ses désirs de possession et de jouissance, en se gardant pour soi, « étranger » (alienus) à Dieu, devient aussi « étranger » à lui-même et aux autres.

Image et dissemblance

Toutefois, pour revenir à la définition de l’homme, à l’image et à la ressemblance de Dieu, il est essentiel de se rappeler que malgré le péché, malgré la punition, Dieu reste aux côtés de l’homme. Non seulement « Le Seigneur Dieu fit pour l’homme et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit. »⁠[76] mais il entendit, à travers la malédiction du tentateur, une étrange promesse : « Entre toi (tentateur) et la femme, je mettrai la haine, entre ton lignage et le sien. Celui-ci te blessera à la tête, et toi tu le blesseras au talon »[77]. Sans doute, l’auteur biblique pensait-il à la descendance de la femme⁠[78] et « au combat de l’humanité, constamment blessée et finalement victorieuse contre le mal »[79]. Mais peu à peu s’esquisse la figure d’un Rédempteur qui vaincra le mal⁠[80].

Comme le dit le livre de la Sagesse, « Dieu n’a pas fait la mort, il ne se réjouit pas de la perte des vivants. Il a tout créé pour que tout subsiste ; les créatures du monde sont salutaires, en elles il n’est aucun poison de mort, et l’Hadès[81] ne règne pas sur la terre, car la justice et immortelle »[82].

  • Si Dieu ne veut pas la destruction du pécheur, si malgré toutes les infidélités de son peuple, il renouvelle son alliance avec lui, après le Déluge puis, après la libération d’Égypte, sur le mont Sinaï, c’est que l’homme reste « capable de Dieu ». Saint Augustin précise que « l’image peut être usée au point de n’apparaître presque plus, elle peut être enténébrée et défigurée, elle peut être claire et belle, elle ne cesse pas d’être. (…) Lors même que l’âme (…) se trouve souillée et défigurée par la perte de la participation divine, elle reste néanmoins image de Dieu ; car ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capacité de Dieu, qu’elle peut participer à Dieu »[83]. C’est pourquoi, explique saint Augustin, « Les sacrements peuvent être possédés et administrés par ceux qui sont l’ivraie du dedans, non pour leur salut, mais pour leur perte qui les destine au feu ; ils peuvent l’être aussi par ceux qui sont l’ivraie du dehors et qui les ont reçus de l’ivraie du dedans entrée en dissidence, car la dissidence ne les leur a pas fait perdre. En voici la preuve indubitable : à leur retour, on ne les redonne pas à ceux d’entre eux qui s’étaient retirés et qui viennent à rentrer. »[84]

Politiquement, cette réalité est importante car la question s’est posée souvent, à travers l’histoire chrétienne et malgré la salut apporté par Jésus-Christ, de savoir si le péché n’enlevait pas à l’homme son pouvoir, c’est-à-dire, sa capacité et son droit de gouverner les hommes et de dominer la terre.

Or, parlant du rôle de la Sagesse dans l’histoire, l’auteur inspiré écrit : « Le premier homme, le père du monde qui fut créé seul, c’est elle qui veilla sur lui, le délivra de son propre péché, et lui donna le pouvoir de régner sur toutes choses »[85]. A.-G. Hamman qui commente ce texte dit bien qu’ »Adam garde, après sa faute, la domination sur le monde et reçoit même une force renouvelée pour l’exercer »[86].

Il n’empêche qu’actuellement encore cette affirmation est parfois mise en doute. Ainsi, l’affaire « Monica Lewinsky » qui occupa l’opinion publique américaine et mondiale à la fin de 1998 et au début de 1999 reposa le problème qui avait suscité, au moyen-âge, plus que de vives discussions : le péché est-il un empêchement à l’exercice du pouvoir ? Bill Clinton accusé d’avoir eu une relation extraconjugale avec une stagiaire de la maison Blanche chercha d’abord à nier le fait et à intriguer pour sauver son honorabilité. Confondu, il vit son pouvoir mis en question, principalement, par un certain nombre d’opposants politiques.

On ne peut rien comprendre à ce qui s’est passé aux États-Unis sans tenir compte de l’influence toujours forte du puritanisme sur la vie publique américaine. Le puritanisme est un état d’esprit qui apparaît en Angleterre au XVIe siècle. Le puritain a un seul culte poussé à l’extrême : celui de la Bible qui lui sert de code religieux, liturgique, moral, social et politique. Héritier du calvinisme, il croit à la prédestination et se sait prédestiné par son goût de la Bible. Comme Calvin, il pense que l’homme est radicalement corrompu par le péché originel. Impuissant à observer la loi divine dans son esprit, il ne peut observer rigoureusement la loi qu’extérieurement. Cette apparence respectable, cette honorabilité visible est le signe de la prédestination. Dans cet esprit, l’apparition publique du péché est inquiétante : elle insinue que l’homme est damné…​

Peut-on laisser le pouvoir à un pécheur patent et donc damné ?

Bien avant le puritanisme historique, cette question fut au centre de l’œuvre et de l’action de John Wyclif ou Wycliff (1320?-1384), professeur de théologie à Oxford. Scandalisé, à juste titre, par l’attitude de l’Église de son temps, qui mêle allégrement spirituel et temporel, outré par le spectacle donné, au moment du Grand schisme, par le pape Urbain VI (pape de 1378-1389), déséquilibré violent qui met les cardinaux récalcitrants à la torture et rivalise avec son concurrent l’antipape Clément VII (1342-1394) pour gagner des partisans à coups d’indulgences, Wyclif va entamer une réflexion sur le pouvoir civil et religieux qui le conduira à des outrances. Certes, sa pensée a évolué. Elle est se nuance ou se contredit parfois. Elle se propose, à certains moments, comme un idéal. Il n’empêche qu’elle lance dans le monde et surtout auprès des esprits simples un ferment révolutionnaire destructeur aussi bien pour le pouvoir temporel que pour le pouvoir ecclésiastique que sa doctrine vise tout particulièrement⁠[87].

L’idée centrale de Wyclif est que l’homme en état de péché mortel ne peut avoir ni suzeraineté ni propriété. Son péché n’est pardonné que s’il y a expiation. Dans ce cas, Dieu pardonnera. Bien des gens en tireront la conclusion que si le péché mortel fait perdre la propriété et la suzeraineté, il n’est pas possible de supporter le supérieur civil (ou ecclésiastique) qui paraît un pécheur avéré.⁠[88]

Dès 1377, le pape Grégoire XI condamna la doctrine de Wyclif et, en 1382, 24 propositions furent condamnées au Concile de Londres.

Wyclif eut, en Bohême, un disciple zélé : Jan Hus (1369-1415). Les 45 thèses du célèbre réformateur qui furent censurées au Concile de Constance en 1415 étaient tirées mot pour mot de l’œuvre de Wyclif. En grande partie, son œuvre De ecclesia est un plagiat pur et simple de l’ouvrage du même nom de Wyclif. En 1418, deux bulles de Martin V répéteront la condamnation (Inter cunctas et In eminentia). Hus fut condamné à être brûlé vif. il est, depuis lors, considéré en Tchéquie comme un héros et un martyr de l’identité nationale.⁠[89]

Les thèses de Wyclif ont eu la vie dure. Si Martin Luther prit nettement ses distances par rapport à ces théories, il est certain qu’elles doivent persister dans la mémoire de quelques groupes réformés et de chrétiens marginaux sur le vieux continent et en Amérique⁠[90].

En tout cas, au XVIe siècle, la nécessité du lien que Wyclif établissait entre l’état de grâce et la légitimité du pouvoir et de la propriété guidait bien des esprits au sein même du monde catholique.

Des autorités religieuses et civiles estimaient que les Espagnols pouvaient s’emparer des terres des Indiens et déposer leurs chefs dans la mesure où ces « sauvages » vivaient visiblement en état de péché mortel vu leurs actes barbares, cruels et contre nature.

Un théologien dominicain va se dresser contre cette politique coloniale et contre la théorie qui la justifiait. Il s’agit de Francisco de Vitoria (1483-1546). Comme Wyclif, il est scandalisé par bien des pratiques civiles et ecclésiastiques. Il ne se privera pas non plus de critiques acerbes contre certains prélats plus préoccupés de leur confort que de leur mission, contre l’accumulation des bénéfices. Lui aussi sera choqué par les querelles et même les guerres que se font les chrétiens. Mais Vitoria ne se laisse pas emporter. Au contraire, ses indignations seront le départ d’une réflexion tranquille et courageuse⁠[91], si rigoureuse et si claire qu’elle aurait émerveillé son maître saint Thomas⁠[92].

En 1539, il prononce, dans son université de Salamanque, deux leçons sur les Indiens : De Indis et De iure belli qui auront un retentissement extraordinaire et changeront la politique coloniale espagnole⁠[93].

Vitoria y conteste la thèse centrale de Wyclif. Pour le maître espagnol, « ni le péché d’infidélité, ni d’autres péchés mortels n’empêchent les Indiens d’être véritablement propriétaires, tant au plan public que privé, et, à ce titre, les chrétiens ne peuvent s’emparer de leurs biens…​ il est clair que les Indiens ont, sans aucun doute, un véritable pouvoir, tant public que privé.. »[94]. L’affirmation est claire : « Le péché mortel n’empêche pas d’avoir un pouvoir civil »[95]. Entre autres arguments appuyés sur la raison ou les Écritures, Vitoria justifie sa position en recourant à la théologie de l’« image de Dieu » : « Le pouvoir, écrit-il, se fonde sur l’image de Dieu. Mais c’est par sa nature que l’homme est l’image de Dieu, c’est-à-dire par ses puissances rationnelles. Cette image ne se perd donc pas par le péché mortel »[96].

Aux yeux de la théologie catholique, l’infidélité conjugale du président américain et le zèle déployé pour la cacher, ne sont pas une raison suffisante pour contester son pouvoir civil et chercher à le lui enlever. Depuis saint Thomas, les théologiens ont beaucoup réfléchi au droit de résistance face au pouvoir mais, dans tous les cas, si l’on peut même envisager la déposition du prince, voire sa mort, ce n’est qu’en vertu d’une tyrannie grave, persistante et irrémédiable et selon de prudentes modalités. En termes modernes, le pouvoir devient contestable lorsqu’il s’exerce au détriment du bien commun. Le « prince » doit être jugé selon le bien commun et non d’après des règles religieuses ou morales. Si Bill Clinton était un mauvais président qui, dans l’intérêt de la nation, devait céder sa place, ce ne pouvait être qu’en vertu de sa gestion politique elle-même et non en vertu de sa concupiscence.⁠[97] La punition politique ne doit sanctionner qu’une faute politique claire et nette car on peut toujours avancer des arguties tendant à insinuer que celui qui ne sait se conduire en privé n’est pas capable de conduire l’État. C’est un peu léger. Si la politique, contrairement au machiavélisme ambiant, ne peut faire fi de la morale, la politique ne se confond pas avec la morale. L’homme le plus saint n’est pas nécessairement, du simple fait de sa sainteté, un grand homme politique. Encore faut-il qu’il ait les compétences très temporelles nécessaires. Si Ferdinand III de Castille (1200?-1252) fut un grand roi et un saint (en grande partie parce qu’il fut un grand roi), tous les grands hommes d’État n’ont certainement pas été des saints, malheureusement.

Rappelons aussi les invitations nettes de Paul à respecter l’autorité. Certes, il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes si l’autorité qui vient toujours de Dieu, contredit la volonté de Dieu. A part cela, l’autorité est respectable indépendamment de la personne qui l’exerce. Paul enseigne cela aux Romains tout en étant bien conscient que le détenteur de l’autorité, à ce moment-là était loin d’être un saint !⁠[98] Léon XIII rappellera cette doctrine dans l’encyclique Sapientiae christianae[99] invitant les chrétiens à respecter l’autorité « même quand elle réside dans un mandataire indigne ». La résistance et l’opposition ne se justifient que face à des lois ou à des prescriptions « en contradiction ouverte avec la loi divine » ou « contraires aux devoirs imposés par la religion ».

Il est louable que les populations aspirent à être représentées par des hommes et des femmes politiques irréprochables à tout point de vue. Elles témoignent dans ce désir non seulement d’une bonne santé morale mais aussi peut-être d’un rêve plus ou moins inconscient, celui d’un Père à qui on ne pardonnera rien s’il vient à décevoir. Toutefois, outre que les populations souhaitent en face d’elles une vertu qu’elles n’ont pas nécessairement, il est certain aussi que, dans la concurrence politique, on est parfois tenté de faire flèche de tout bois pour discréditer l’adversaire et de ressusciter, sans le savoir, l’exigence d’impeccabilité qui égara l’esprit de Wycliff.

En Tchéquie également, dans la patrie de Jan Hus, on chercha à perdre le très inspiré président Vaclav Havel⁠[100], coupable de n’être pas resté veuf assez longtemps après le décès de son épouse Olga⁠[101] et d’avoir épousé une « saltimbanque ».⁠[102]

En Belgique , dans son message de Noël 1999, rappelez-vous, le roi Albert II évoqua la crise que son couple avait traversée 30 ans auparavant⁠[103] et qu’il avait surmontée depuis longtemps. Quelques jours plus tard, un juriste⁠[104] écrivait sa joie de voir le Roi « avouer qu’il a été un homme normal, traçant sa vie loin des préceptes religieux » et révéler ainsi « un divorce profond entre sa morale proclamée et son comportement personnel ». Il concluait qu’il était « interdit désormais au Roi de sortir de son rôle constitutionnel ». Et de préciser : « Il ne peut plus être question à l’avenir de délivrer des messages moraux dont tous savent que celui qui les énonce est le premier à ne pas en tenir compte ». Si la cohésion même du pays n’était en cause, « la logique voudrait qu’il s’en aille ».

Mais, en réalité, quoi de plus chrétien que de reconnaître publiquement ses faiblesses ? Quoi de plus chrétien que de ne pas céder aux crises mais de les surmonter pour « retrouver une entente et un amour profonds »[105] ? Et pour couronner ce beau et courageux message moral, n’est-ce pas très chrétien de dire : « si certains qui rencontrent aujourd’hui des problèmes analogues pouvaient retirer de notre expérience vécue quelque motif d’espérer, nous en serions si heureux »[106] ?

Tous les hommes, chrétiens compris, sont pécheurs mais les chrétiens croient à la grâce du pardon et en vivent ! L’aveu d’une faute n’est pas un signe de rupture. Au contraire, c’est la réaffirmation de l’alliance, de la réconciliation ! Dans son discours, Albert II témoignait, en fait, d’une profonde intimité avec les « préceptes religieux », d’un accord parfait « entre sa morale proclamée et son comportement personnel ». Le Roi, en l’occurrence, délivrait son plus clair message moral et le contestataire, sans le savoir, réagissait en intégriste ou en puritain.⁠[107]

Importance politique de la dissemblance

Se référer à l’homme intégral dans la construction d’une société humaine, c’est donc tenir compte aussi de son péché. Jean-Paul II le dit avec la plus grande netteté : « toute la richesse doctrinale de l’Église a pour horizon l’homme dans sa réalité de pécheur et de juste »[108]. N’oublions pas la sage mise en garde de Pascal : « Qui veut faire l’ange fait la bête ».⁠[109]

Il n’y a pas de société idéale.⁠[110] La société est plus ou moins à l’image du Royaume mais elle n’est pas et ne sera jamais le Royaume. L’homme, à l’image de Dieu, n’est pas Dieu. Avec la grâce du Seigneur miséricordieux, il peut restaurer l’image de Dieu altérée par le péché, accentuer sa ressemblance divine mais la première condition est de ne pas se prendre pour Dieu, et se reconnaître pécheur⁠[111]. Tout homme est pécheur car qui peut se dire semblable à Dieu ?

Le Christ ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion La patience de Dieu doit inspirer notre comportement dans tous les aspects de notre vie et nous invite à la prudence dans la gestion des affaires temporelles.

Jean-Paul II a montré le danger d’une conception politique qui ferait fi de la faiblesse humaine ou qui voudrait la paralyser, la rendre inoffensive, par des structures appropriées : : « …​l’homme, créé pour la liberté, porte en lui la blessure du péché originel qui l’attire continuellement vers le mal et fait qu’il a besoin de rédemption. Non seulement cette doctrine fait partie intégrante de la Révélation chrétienne, mais elle a une grande valeur herméneutique[112] car elle aide à comprendre la réalité humaine. L’homme tend vers le bien, mais il est aussi capable de mal ; il peut transcender son intérêt immédiat et pourtant lui rester lié. l’ordre social sera d’autant plus ferme qu’il tiendra davantage compte de ce fait et qu’il n’opposera pas l’intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble, mais qu’il cherchera plutôt comment assurer leur fructueuse coordination. en effet, là où l’intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé par un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l’initiative et de la créativité. Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière » qui croit bâtir le paradis en ce monde »[113]. Sont visés dans ce texte les régimes inspirés par le marxisme. Leur erreur est de ne pas respecter la nature pécheresse de l’homme et de le débarrasser de force des manifestations de son égoïsme qui le pousse à rechercher son intérêt privé. Cet angélisme obligatoire construit un système artificiel nécessairement inhumain. Nous verrons plus loin comment l’Église propose de « coordonner » l’intérêt personnel et celui de la société, de marier la liberté et la solidarité. L’Église acceptera la propriété privée bien que dans la Genèse la terre soit clairement donnée à tous les hommes. Mais le message chrétien place l’homme dans une tension où le droit à la propriété privée est sans cesse mesuré et limité par la volonté du Créateur, en l’occurrence, la destination universelle des biens. Ce n’est pas par la force que l’égoïsme doit être vaincu mais par la conversion qui marie le don éminent de la liberté et l’exigence de la vérité révélée même si certaines mesures coercitives doivent parfois être prises pour lutter contre des excès.

Dans le même ordre d’esprit, si la division des hommes en nations est un mal au regard de l’unité du genre humain, de la nécessaire solidarité entre les hommes et de la volonté du Christ de rassembler tous les hommes, l’internationalisme qui veut briser les repliements, les autarcies et les tendances impérialistes est un mal aussi dans la mesure où il prétend réaliser immédiatement, au sein d’une humanité pécheresse, un idéal eschatologique. Le morcellement en nations est donc, malgré l’imperfection de la situation et le grave danger du nationalisme, une « économie provisoire », comme dit le Catéchisme, mais une économie à préserver : « Une fois l’unité du genre humain morcelée par le péché, Dieu cherche tout d’abord à sauver l’humanité en passant par chacune de ses parties. L’alliance avec Noé d’après le déluge exprime le principe de l’Economie divine envers les « nations », c’est-à-dire envers les hommes regroupés « d’après leurs pays, chacun selon sa langue, et selon leurs clans » (Gn 10, 5). Cet ordre à la fois cosmique, social et religieux de la pluralité des nations, confié par la providence divine à la garde des anges, est destiné à limiter l’orgueil d’une humanité déchue qui, unanime dans sa perversité, voudrait faire par elle-même son unité à la manière de Babel. Mais, à cause du péché, le polythéisme ainsi que l’idolâtrie de la nation et de son chef menacent sans cesse d’une perversion païenne cette économie provisoire. L’alliance avec Noé est en vigueur tant que dure le temps des nations, jusqu’à la proclamation universelle de l’Évangile »[114].

Le témoignage de non-chrétiens

Sensible à la menace totalitaire, d’où qu’elle vienne, et à l’intolérance qu’entraîne la recherche forcenée de la pureté, B.-H. Lévy, quelque incroyant qu’il soit, confirme l’analyse de l’Église en saluant cet aspect classique de son enseignement : « …​qu’il y ait un lieu en ce monde ou, en tout cas dans nos sociétés ou continue d’être dit que la condition humaine ne peut pas faire l’impasse sur la question du mal, du péché, de l’interdit, qu’il s’y trouve une poignée d’hommes et, parmi eux, un pape pour rappeler que l’espèce ne fera jamais complètement l’économie de sa part noire ou maudite, est peut-être difficile à entendre - ce n’en est pas moins une bonne nouvelle parce que c’est un gage de civilisation et un rempart contre la barbarie »[115]. « Nul mieux qu’un catholique ne sait les dangers de la pureté. Nul, plus que lui, ,ne s’assigne le devoir de lutter contre une volonté dont il sait qu’elle est la forme générique de toutes les hérésies. »[116]

De même, l’agnostique Léo Moulin dit son admiration pour la conception de l’homme et de la société que le christianisme a diffusée et s’en explique : « Si maintenant on me demande d’où est venue une aussi juste conception de l’homme - et, avec elle, cette juste conception de la Cité et de l’Histoire que tant de politiques et tant de moralistes découvrent aujourd’hui seulement et peut-être trop tard, je dirai en toute ingénuité que j’en vois l’origine dans le récit - mythe ou allégorie, comme on voudra - du péché originel. Tel que le raconte la Genèse, il contient, écrit un des leaders de la gauche travailliste, le député R. Crossman[117], une conception infiniment plus juste que celle du bon sauvage de Rousseau ou celle de la société sans classes de Karl Marx. Qui pourrait en douter ? Car si elle met l’accent sur tout ce que le cœur de l’homme recèle de bestialité à peine atténuée par des siècles de civilisation, et toujours prête à se déchaîner - ce qui doit inciter à n’avoir qu’une confiance modérée dans l’utilisation qu’il peut faire de son pouvoir -elle n’en affirme pas moins aussi son invincible noblesse - combien instable, combien indécise et sans cesse remise en question - et partant, ses droits au cheminement vers la lumière, cette forme assagie et plus sûre de la philosophie du progrès. Sur cette conception d’un optimisme nuancé ou d’un pessimisme calculé, il est possible de bâtir - la preuve en est donnée depuis près de deux mille ans par l’Église, depuis plus de seize cents ans par les instituts religieux - sur des fondements mieux assurés que ceux des très incertaines sociétés d’aujourd’hui, vacillant entre les gouffres de l’anarchie et l’épaisse menace d’un monde grégarisé, soumis aux impératifs d’une science sans conscience, d’une technocratie sans âme et d’un bien-être mortel »[118].

C’est avec beaucoup de lucidité aussi et une grande et douloureuse expérience que Vaclav Havel dénonce l’illusion d’une société parfaite: « Le paradis n’a pas triomphé et ne triomphera probablement jamais. Une telle image ne pouvait naître que dans les cerveaux prétentieux de ceux qui sont persuadés d’avoir tout compris, de n’avoir au-dessus d’eux aucune institution mystérieuse et qui croient pouvoir donner des ordres à l’Histoire »[119].

Ces considérations doivent nous inciter à l’humilité et à la patience, nous persuader qu’il n’y a pas de cité idéale, même catholique⁠[120], et qu’en rêver pour cette terre est dangereux, sauf si le rêve stimule la volonté de travailler à l’amélioration de la cité terrestre. A toute époque se sont fait jour des utopies et des projets de sociétés parfaites. L’histoire montre que les tentatives de réalisation sont meurtrières car elles prennent l’homme pour ce qu’il n’est pas et tentent, jamais de gré mais toujours de force, de le mouler dans le rêve. Il n’y aura jamais ici bas que l’imperfection. Il faut tendre à améliorer sans cesse les conditions de vie des hommes sans se prendre pour Dieu ni confondre cité terrestre et cité céleste. Qui veut faire l’ange fait la bête. En morale comme en politique. Les sociétés parfaites dont les hommes ont rêvé ou qu’ils ont tenté de construire, sont liées souvent à des lectures hérétiques de la Bible⁠[121] et ont pris, d’une manière ou d’une autre, une forme communiste et anti-chrétienne qui, lorsqu’elle a abouti dans les faits, a produit les malheurs que l’on sait⁠[122].


1. Jean-Paul II fait remarquer, à propos du mythe, que si le XIXe siècle indiquait par ce mot, l’irréel, l’imaginaire ou l’irrationnel, le XXe siècle, lui, considère que le mythe a toujours un certain rapport avec la réalité, comme l’ont montré L. Walk, R. Otto, C.G. Jung, M. Eliade, P. Tillich, et surtout P. Ricoeur (cf Le conflit des interprétations, Seuil 1969, Finitude et culpabilité, Aubier, 1960).
2. JEAN-PAUL II, A l’image de Dieu, homme et femme, Cerf, 1980, pp. 24-24.
3. CEC, n°282. On lit aussi au n° 289: « Parmi toutes les paroles de l’Écriture Sainte sur la création, les trois premiers chapitres de la Genèse tiennent une place unique. Du point de vue littéraire, ces textes peuvent avoir diverses sources. Les auteurs inspirés les ont placés au commencement de l’Écriture de sorte qu’ils expriment, dans leur langage solennel, les vérités de la création, de son origine et de sa fin en Dieu, de son ordre et de sa bonté, de la vocation de l’homme, enfin du drame du péché et de l’espérance du salut. Lus à la lumière du Christ, dans l’unité de l’Écriture Sainte et dans la Tradition vivante de l’Église, ces paroles demeurent la source principale pour la catéchèse des mystères du « commencement » : création, chute, promesse du salut ».
4. L’Europe philosophe, 25 siècles de pensée occidentale, Clefs de l’histoire, Stock, 1988, pp. 9-10.
5. Qui sort du cadre de l’histoire en la dépassant. Jésus est à la fois historique et transhistorique.
6. L’Occident n’est pas un accident, in Géopolitique, n° 20, Hiver 1987-1988, pp. 59-60.
7. Gn, 1, 26.
8. Gn, 1, 27. On peut aussi citer Gn, 9, 6: « Dieu a fait l’homme à son image ».
   On peut faire deux remarques sur le langage employé.
   Tout d’abord, on peut considérer « image » et ressemblance » comme synonymes ou estimer que le second terme nuance le premier, distinguant ce qui est et ce qui devient, ce qui est donné et ce qui se fait, l’aspect ontologique et l’aspect dynamique (Cf. HAMMAN A.-G, L’homme, image de Dieu, Desclée, 1987).
   Ensuite, malgré le titre de l’excellent ouvrage du P. Hamman, je crois qu’il vaut mieux réserver à l’homme l’expression « à l’image de Dieu » dans la mesure où, au sens strict, seul le Christ est « image de Dieu » ou mieux encore « Image de Dieu ». Paul distingue Image (le nouvel Adam) et Adam, créé selon l’image. Il n’y a que dans 1 Co 11, 7 qu’il omet « selon » en parlant de l’homme qui est « l’image et le reflet de Dieu ». On peut dire que l’homme a été créé à l’image de l’Image de Dieu.
9. BRUNNER Emil, Der Mensch in Wiederspruch, Zürich, 1941, p. 317, cité in HAMMAN, op. cit., p. 15.
10. A l’image de Dieu, homme et femme, op. cit., p. 17.
11. HAMMAN A.-G., op. cit., 1987, p. 13.
12. Un dieu c’est-à-dire un ange. Dans ce psaume, l’auteur chante la gloire du Créateur:
   « Quand je contemple le firmament, l’ouvrage de tes doigts,
   la lune et les étoiles que tu y as fixées,
   qu’est-ce donc que l’homme, pour que tu songes à lui ?
   qu’est-ce que le fils d’Adam pour que tu t’en soucies ?
   Cependant, tu as fait de lui presque l’égal d’un dieu,
   en le couronnant de gloire et d’honneur ;
   tu lui as donné pouvoir sur les œuvres de tes mains,
   sous ses pieds tu as mis l’univers :
   troupeaux et bétail,
   et jusqu’aux bêtes sauvages,
   oiseaux du ciel et poissons de la mer,
   tout ce qui nage dans l’élément liquide.
   O Seigneur, notre Dieu, qu’il est glorieux ton Nom par toute la terre ! » (4-10).
13. Si 17, 1-10.
14. HAMMAN A.-G., op. cit., p. 14.
15. De Trinitate, XI, 1, 1 et XV, 3, 5. (Cf. FONTELLE Marc-Antoine, Construire la civilisation de l’amour, Téqui, 1997, pp. 171-171.
16. Il l’a longuement expliqué lors d’une audience générale : « Les sources bibliques permettent de considérer l’homme à la fois comme unité personnelle et comme dualité d’âme et de corps : concept qui a trouvé son expression dans la tradition tout entière et dans l’enseignement de l’Église. Cet enseignement a reconnu non seulement les sources bibliques, mais aussi les interprétations théologiques qui en ont été données au cours d’analyses conduites dans l’esprit de certaines écoles de la philosophie grecque (Aristote). Ce fut un lent travail de réflexion, qui a culminé en particulier - sous l’influence de saint Thomas d’Aquin - dans les déclarations du concile de Vienne (1312), où l’âme est appelée ‘forme’ du corps : forma corpôris humani per se et essentialiter (DS 902). La ‘forme’, en tant que facteur qui détermine la substance de l’être ‘homme’, est de nature spirituelle. Et cette ‘forme’ spirituelle, l’âme, est immortelle. C’est ce que, par la suite, a rappelé avec autorité le Ve concile du Latran (1513) ; l’âme est immortelle, à la différence du corps qui est soumis à la mort (cf. DS 1440). L’école thomiste souligne en même temps, qu’en vertu de l’union substantielle du corps et de l’âme, cette dernière, même après la mort, ne cesse d’aspirer à s’unir au corps, ce qui confirme la vérité révélée au sujet de la résurrection du corps.
   Bien que la terminologie philosophique, employée pour exprimer l’unité et la complexité (dualité) de l’homme, soit parfois l’objet de critiques, il est hors de doute que la doctrine sur l’unité de la personne humaine et en même temps sur la dualité spirituelle-corporelle de l’homme est totalement enracinée dans l’Écriture sainte et la tradition.
   Et bien que l’on exprime souvent la conviction que l’homme est ‘image de Dieu’ grâce à l’âme, la doctrine traditionnelle de l’Église exprime aussi la conviction que le corps également participe à sa façon, à la dignité de l’‘image de Dieu’ de même qu’il participe à la dignité de la personne » (16-4-1986, in OR, 22-4-1986, p. 12). Le Saint Père fait aussi remarquer, pour souligner l’unité personnelle, que la tradition biblique emploie souvent le terme « corps » pour désigner l’homme tout entier comme dans Ps 145, 21 ; Jl 3, 1 ; Is 66, 23 ; Jn 1, 14). Conséquence : la sexualité est digne : « la sexualité est grande, dira François, elle est un don de Dieu » (17-9-2018). Elle n’est pas une conséquence du péché. C’est la concupiscence qui est la conséquence du péché. Grégoire de Nysse (De homine) pensait que sans péché originel, les hommes se seraient multiplié « à la manière des anges, sans coucher, par l’opération de la puissance divine ». Saint Thomas lui répond en citant saint Augustin que « les membres auraient obéi comme les autres au gré de la volonté, sans l’aiguillon d’une passion séductrice, avec tranquillité d’âme et de corps. » Saint Thomas ajoute : « Dans l’état d’innocence, il n’y aurait rien eu dans ce domaine qui n’eût été réglé par la raison ; non pas, comme le disent certains, que la délectation selon les sens eût été moindre -le plaisir sensible, en effet, eût été d’autant plus grand que plus pure était la nature et plus sensible le corps-, mais parce que la puissance concupiscible ne se serait pas abattue avec désordre sur les délices réglées par la raison, à laquelle il ne revient pas de diminuer le plaisir des sens, mais d’empêcher la puissance concupiscible de s’y attacher immodérément. » (Somme théologique, Ia, qu. 98, a. 2 ; et HADJADJ Fabrice, La profondeur des sexes, Pour une mystique de la chair, Seuil/Essais, 2008, pp. 102-106.)
17. Gn 9, 6.
18. CEC, n° 2267.
19. Littéralement, Dieu dit : « Faisons de l’homme » (cf. HAMMAN A.-G., op. cit., p. 13).
20. Littéralement, le texte dit « le Adam » alors que dans 5,1 et 5, 3, il s’agit d’Adam employé comme nom propre..
21. Cf. Commission pontificale « Iustitia et pax », L’Église face au racisme, Pour une société plus fraternelle, Cité du Vatican, 1988. Le document dénonce le racisme à prétention scientifique, tel qu’il apparut au 18e siècle, le racisme institutionnalisé de l’apartheid, l’ethnocentrisme dominant, le racisme social qui tend à exclure des classes pauvres, le racisme spontané qui se méfie de l’étranger ou de l’immigré, l’antisémitisme et la racisme eugéniste qui renaît avec force aujourd’hui.
22. Cf. BAUSOLA A, op. cit., p..
23. Le P. Hamman souligne que l’expression « image de Dieu » est utilisée dans des récits cosmogoniques égyptiens et assyriens pour parler des hommes en général mais spécialement du roi (op. cit., p. 12). On peut lire dans 2 S 6, 20-22 une histoire significative où l’on voit à la fois que le roi n’est pas de même nature que Dieu et la tendance naturelle des hommes à voir dans le roi plus qu’un homme. Mical qui a surpris le roi David en train de danser devant l’Arche du Seigneur lui en fait le reproche : « Comme le roi d’Israël s’est distingué aujourd’hui en se donnant en spectacle aux servantes de ses serviteurs, comme se découvrirait sans pudeur un homme de rien ! ». David lui répond: « C’est devant le Seigneur que j’ai dansé ! (…) Par la vie du Seigneur qui m’a choisi de préférence à ton père et à toute ta famille pour me faire le chef de son peuple Israël, je danserai encore devant le Seigneur. Et je m’abaisserai davantage encore, dussé-je m’avilir à tes yeux, tandis que je vais me faire apprécier par les servantes dont tu parles ».
24. Il n’est pas question de nier que la conscience soit le « sanctuaire de l’homme » mais elle est le lieu où se noue le lien qui existe, comme nous l’avons vu, entre la liberté et la loi morale (cf. V.S., 54-64 ou A.-M. Léonard, La morale en questions, Ed. de l’Emmanuel, 1994, 29-34).
25. Cf. cette réflexion de Jean Brun (op. cit., p. 365) : « Le désir d’autodéification de l’homme commande toute l’Histoire et a conduit l’humanité d’aujourd’hui à se fabriquer de nouveaux dieux, ils se recrutent parmi ces vedettes de l’actualité dont tous les media nous offrent des icônes à adorer. dieux du stade, de la chanson, du cinéma, de la presse, de la télévision, des records en tout genre et de la politique dont le show business organise les liturgies théâtrales ».
26. Gn, 3, 5.
27. Gn 2, 7.
28. Cf. CEC, op. cit., 1961-1962.
29. Cf. Ps. 50, 6-8: « Ainsi tu es juste dans ta sentence, et tu es équitable dans ton jugement ».
30. L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1994, p. 168.
31. Du contrat social, Livre II, chap. VII.
32. CAMUS Albert, L’homme révolté, Idées, Gallimard, 1951, p. 225.
33. LEVY B.-H., La barbarie à visage humain, Grasset, 1977, p. 164. L’auteur continue et illustre son propos en se demandant « pourquoi le culte de la personnalité est-il un phénomène fasciste ? Parce qu’on y opère ce geste inouï qu’est la confusion du corps du Prince et de celui de l’État, le culte voué à l’un qui est aussi voué à l’autre. Que faut-il entendre quand on dit de Staline qu’il est un autocrate ? qu’au lieu de se croire investi de l’onction d’une sacralité, il gouverne de lui-même, règne de son propre chef et se reconnaît ainsi le droit, non seulement de faire, mais de défaire ses décrets. Que faut-il entendre quand Mussolini déclare que le « duce » est au-dessus des lois ? A la lettre qu’il les surplombe, qu’il règne sur les cimes et, aussi loin que remonte soin regard, qu’il ne rencontre pas de Texte archaïque qui soit la Loi des lois. Quoi encore quand les staliniens ou les Chinois parlent de « père des peuples » ou de grand timonier ? que le chef totalitaire occupe ce lieu mythique, extérieur à la société et d’où celle-ci pourtant est censée se voir et se savoir, d’un voir et d’un savoir qui n’appartenaient traditionnellement qu’à Dieu. Le fin mot de l’hitlérisme : « Vous serez comme des dieux. » » (id., pp. 165-167)
34. Gn., 1, 28: « Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! […] Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence… ». (Gn 1, 28-29).
35. Gn, 2, 15 et 20.
36. LE n°25. Le livre de la Genèse (2, 2-3) présente la création comme un travail durant six jours qui aboutit au repos du septième jour.
37. On peut entendre image comme signe de la relation de l’homme avec Dieu et ressemblance comme signe de la souveraineté de l’homme.
38. Doctrine dans laquelle Dieu n’est que le monde considéré dans son unité et sa totalité. C’est le cas, notamment, dans la plupart des philosophies de l’Inde (cf. Bouyer, op. cit.) .
39. Se dit des diverses religions polythéistes de toutes époques et particulièrement du polythéisme gréco-romain (Cf. Robert) qui peut être aussi considéré comme un naturalisme dans la mesure où « la Nature elle-même(…), dont les êtres humains sont un des éléments, est tout entière sacralisée et envisagée comme le réceptacle où se fondent, pour en rejaillir perpétuellement, les innombrables forces et influences ressenties comme transcendantes » (Rel.)
40. « Au sens le plus large, le terme désigne l’ensemble des croyances en un principe supérieur (« force vitale » ou « âme ») qui réside dans les lieux et les objets » (Rel.).
41. « Le totem (…) est un animal ou un végétal, parfois un phénomène naturel, associé à la vie d’un groupe (…) à la façon d’un ancêtre, objet de crainte, de révérence et de culte » (Rel.).
42. La Genèse, sans sacraliser la matière, ne la considère pas comme impure, au contraire, comme le répète le texte : « Dieu vit que cela était bon » (1, 3-25).
43. Cf. BOURG Dominique, Les dérives de l’écologie profonde, Géopolitique, n°40, Hiver 1992-1993, pp. 21-23. L’auteur cite quelques textes marqués par cette idéologie : « La vision anthropocentrique est conforme à l’esprit de notre civilisation conquérante dont la seule référence est l’Homme et dont toute l’action tend à une maîtrise totale de la Terre. (…) Cette conception est l’un des points de rupture fondamentaux avec la philosophie écologiste, qui appréhende l’être humain comme un organisme parmi des millions d’autres et considère que toutes les formes de vie ont droit à une existence autonome » (WAECHTER Antoine, Dessine-moi une planète, Albin Michel) ; « Il faut tarir à la source la surproduction d’enfants dans le tiers monde. (…) Il y a des données biologiques prioritaires : ou ils crèvent ou ils ne viennent pas au monde ». (Jean Brière cité par PRONIER R. et LE SEIGNEUR V.-J., Génération verte. Les écologistes en politique, Presses de la Renaissance) ; « Une mortalité humaine massive serait une bonne chose. Il est de notre devoir de la provoquer. C’est le devoir de notre espèce, vis-à-vis de notre milieu, d’éliminer 90% de nos effectifs » (William Aiken, cité par BERQUE A., Médiance, Reclus) ; « Les tronçonneuses sont une invention plus malfaisante que la bombe à hydrogène » (LOVELOCK James, Les âges de Gaïa, R. Laffont, 1990).
44. « L’homme imposa des noms à toutes les bêtes, à tous les oiseaux des cieux et à tous les animaux des champs ; mais pour lui, il ne se trouva pas d’aide qui lui fût assortie » (Gn 2, 20).
45. DESCARTES R., Discours de la nature, Sixième partie.
46. Le texte (Gn 1, 3-25) répète : « Dieu vit que cela était bon ».
47. Gn 2, 15.
48. Cf. Lettre encyclique Laudato si’ (LS), 2015.
49. Gn 1, 27.
50. Toutes les formes de phallocratie, la réduction de la femme à l’état d’objet sont des conséquences du péché : « Ton désir te poussera vers ton homme et lui te dominera » (Gn 3, 16).
51. En hébreu, l’étymologie le souligne clairement : ishsha (la femme) a été tirée de ish (l’homme). On peut citer aussi Paul (1 Co 11, 12) : « ...si la femme a été tirée de l’homme, l’homme, de son côté, naît de la femme, et tous deux viennent de Dieu ».
52. Gn 1, 28.
53. Gn 2, 18.
54. Gn 2, 23.
55. Gn 2, 21.
56. Le dialogue de sainte Catherine de Sienne, Téqui, 1950, p. 29.
57. On reparlera des critiques formulées, au XVIIe siècle, par Francisco Suarez et Robert Bellarmin contre la théorie de la monarchie absolue telle qu’elle fut théorisée par Jacques Ier d’Angleterre. (Cf. GRENIER Jean-Yves, Histoire de la pensée économique et politique de la France d’Ancien Régime, Hachette Supérieur, 2007).
58. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! […] Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence… » (Gn 1, 28-29). « Le Seigneur prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour cultiver le sol et le garder… l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs… » (Gn 2, 15 et 20).
59. Gn 9, 7.
60. Si 15, 14.
61. Gn 9, 1. Dieu reprend la même formule un peu plus loin (Gn 9, 7) : « ...soyez féconds, et multipliez-vous, répandez-vous sur la terre et dominez-la ».
62. Audience du 9 avril 1986, OR, 15 avril 1986, p. 15.
63. Gn 2, 16-17.
64. Gn 2, 17.
65. Gn 3, 5.
66. Gn 1, 29-30.
67. WENIN André, La Bible ou la violence surmontée, Desclée de Brouwer, 2008, pp. 33-34.
68. Gn 3, 21.
69. Audience générale du 9 avril 1986, op. cit..
70. Gn 2, 2-3.
71. RATZINGER Cardinal, L’esprit de la liturgie, Ad solem, 2001.
72. Gn 3, 1-24.
73. Cf., par exemple, Les Confessions, VII, 16: « J’ai cherché ce que c’est que le mal et j’ai trouvé que ce n’est pas une substance, mais la perversité d’une volonté qui se détourne de la souveraine substance – de vous, ô mon Dieu – pour se jeter dans les choses basses, et qui « projette ses entrailles » et se gonfle au dehors. »
74. Plus précisément, « le péché est une faute contre la raison, la vérité, la conscience droite ; il est un manquement à l’amour véritable, envers Dieu et envers le prochain, à cause d’un attachement pervers à certains biens. Il blesse la nature de l’homme et porte atteinte à la solidarité humaine. Il a été défini comme « une parole, un acte ou un désir contraires à la loi éternelle » (S. Augustin, Faust. 22, 27) » (CEC, n° 1849). L’expression « lieu de la dissemblance » se trouve chez le théologien saxon Hugues de Saint Victor (1096-1141), Sermo IX, 1.
75. CA, 41: « L’homme est aliéné quand il refuse de se transcender et de vivre l’expérience du don de soi et de la formation d’une communauté humaine authentique orientée vers sa fin dernière qu’est Dieu. Une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre les hommes. »
76. Gn 3, 21.
77. Gn 3, 15. S’appuyant sur ce passage, le Concile Vatican II déclare à propos de nos premiers parents qu’ »après leur chute, par la promesse d’un rachat, (Dieu) les releva dans l’espérance du salut... » (Dei Verbum, n° 3)
78. Le texte hébreu dit « la femme », le texte grec « descendance ».
79. LIBERT A.-M., La rédemption, Ecole de la Foi, 1999, p. 13.
80. Cf. notamment : Is 43, 1-7 ; 53, 4-12.
81. L’Hadès désigne ici la puissance de la mort personnifiée et non le séjour des morts.
82. Sg 1, 13-15. Notons aussi que la bonté de la création demeure : « C’est certainement moins bon qu’avant le péché, mais cela reste bon. (…) Tout ce qui existe est bon en soi. Ce qui est, l’être, la beauté, la vérité, tout cela communique, disaient les Anciens. Le mal n’est qu’une privation à l’intérieur de cette bonté, le mal n’a pas d’existence en soi. (…) Le mal est un cancer qui ronge le bien de l’intérieur. Le mal est un parasite, un virus et les virus ne se développent que dans une cellule vivante. En dehors d’une cellule vivante, ces virus n’ont aucune action. Le mal ne peut que ronger une action positive » (P. M. Leclerc, Le péché originel, Ecole de la Foi, 1992-1993, pp. 52-53).
83. De Trinitate, XIV, 4,6 ; 8, 11. Saint Irénée semble plus net encore. A.-G. Hamman résume sa position en disant que pour ce Père de l’Église, « l’homme ne perd jamais l’image, qui est une œuvre divine, et non humaine et donc à l’abri même du péché et de toute faille. Thèse irréfragable, liée à la perdurance de l’économie, contre laquelle même le pécheur demeure impuissant » (Op. cit., p. 309). A la suite de l’évêque de Lyon, les théologiens distingueront image et ressemblance en précisant que l’image désigne ce qui est, ce qui est donné, inamissible ( l’aspect ontologique) tandis que la ressemblance désigne ce qui devient, ce qui se fait dans le temps (l’aspect dynamique).
84. SAINT AUGUSTIN, De baptismo, IV, 9, 13, BA 29.
85. Sg 10, 1-2.
86. Op. Cit., p. 17.
87. Wyclif ne reconnaît que l’autorité de la Bible. Les membres effectifs de l’Église sont les prédestinés qui sont les seuls vrais prêtres. Aucun pape, aucun évêque ne peut dire s’il est de l’Église. Pour savoir, par exemple, si le pape fait partie des prédestinés, chacun doit se demander à chaque ordonnance pontificale si elle est conforme à la Bible. En fait la suzeraineté n’appartient qu’à Dieu qui n’a nul besoin de « vassaux ». Très vite, le pape apparaîtra, aux yeux de Wyclif, comme l’« Antéchrist » et l’Église visible de Rome comme la « synagogue de Satan ».
   Au nom de l’Évangile, il s’élèvera contre la propriété cléricale et contre les ordres mendiants parce qu’ils quêtent de l’argent. d’ailleurs, tous les ordres religieux qui se sont soumis à une autre règle que l’Évangile seront assimilés à des légions diaboliques.
88. d’un point de vue catholique, on peut poser plusieurs questions : qu’est-ce qu’un péché mortel et qui peut en juger ? que fait-on du pardon ? le péché est-il le tout de l’homme ?
89. Anti-romain, Jan Hus mêla lutte religieuse et lutte politique. Après sa mort, la Diète adopta, en 1420, les « 4 articles de Prague » : la libre prédication ouverte aux laïcs, la communion sous les deux espèces poyur tous, la confiscation des biens du clergé, la répression des péchés mortels et des scandales publics. Jan Hus aujourd’hui encore inspire les Frères moraves et l’Église hussite.
90. Aux XIVe et XVe siècles, les Lollards furent des disciples de Wycliff. Ils s’opposèrent aux richesses de l’Église, au célibat des prêtres, à la vie monastique, aux indulgences, aux pèlerinages, aux sacrements, à la transsubstantiation puis prit un caractère social et inspira des révoltes (Mourre). Wycliff et Lollards préparèrent les mentalités à être favorables aux thèses puritaines (Universalis).
91. Ses thèses déplurent évidemment à Charles Quint mais, petit à petit, celui-ci changea, semble-t-il d’opinion et consulta même à une ou deux reprises l’incorruptible dominicain. Elles déplurent aussi au pape Sixte Quint qui prépara un décret de censure contre l’œuvre de Vitoria. Fort heureusement, la Providence enleva l’autoritaire pontife avant qu’il ne signe le document.
92. Vitoria peut être considéré comme un génie bien en avance sur son temps. Il va fonder le droit international et le droit politique moderne, va affirmer et démontrer que le roi d’Espagne n’a pas le droit de déposséder les Indiens, que le pape n’avait pas le droit de concéder à l’Espagne les terres d’Amérique dans la mesure où il n’a aucun pouvoir temporel universel. Le théologien établira même l’égalité de droit entre les nations, entre l’État rudimentaire des Indiens et le puissant empire espagnol ! Il soutiendra aussi la nécessité d’une autorité mondiale pour garantir le droit international.
93. . On peut rêver à ce qu’aurait été le visage de l’Amérique du Nord et de bien des colonies à travers le monde si les règles établies par Vitoria y avaient été respectées !
94. HERNANDEZ MARTIN Ramon, Francisco de Vitoria et la « Leçon sur les Indiens », Classiques du christianisme, Cerf, 1997, pp. 63 et 74.
95. Id., p. 62.
96. . Id., p. 63.
97. Bill Clinton a commis, une faute politique objective : il a eu, dans un premier temps, une réaction négative en niant le fait face à l’opinion publique et face à ses adversaires politiques. Il faut savoir aussi que dans le contexte culturel américain marqué par le puritanisme, la fidélité « extérieure » est très importante.
98. « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu. » (Rm 13, 1-2). Saint Jean Chrysostome fera remarquer que c’est l’autorité qui réclame la soumission parce qu’elle vient de Dieu. Ce n’est pas celui qui l’exerce qui vient de Dieu.
99. 10 janvier 1890. « L’autorité est […] aux yeux des chrétiens une chose sacrée, par ce que, même quand elle réside dans un mandataire indigne, ils y voient un reflet et comme une image de la divine majesté. Ils se croient tenus de respecter les lois, non pas à cause de la sanction pénale dont elles menacent les coupables, mais parce que c’est pour eux un devoir de conscience, car Dieu ne nous a pas donné l’esprit de crainte (2 Tm 1, 7). Mais, si les lois de l’État sont en contradiction ouverte avec la loi divine, si elles renferment des dispositions préjudiciables à l’Église, ou des prescriptions contraires aux devoirs imposés par la religion ; si elles violent dans le Pontife suprême l’autorité de Jésus-Christ, dans tous les cas, il y a obligation de résister, et obéir serait un crime dont les conséquences retomberaient sur l’État lui-même. Car l’État subit le contrecoup de toute offense faute à la religion. » Léon XIII développe l’enseignement de Paul : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu. »
100. 1936-2011. Cet écrivain, figure de proue de l’opposition au régime communiste, fut président de la Tchécoslovaquie puis de la Tchéquie jusqu’en 2003.
101. 1933-1996. Sont restées célèbres les Lettres à Olga Editions de l’Aube, 1997) écrites alors que Vaclav Havel était en prison de 1979 à 1982.
102. Havel épouse en 1997 l’actrice Dagmar Veskrnova née en 1953. Ce fait a été ressenti comme une faute pour des raisons sentimentales ou utilisé comme une faute pour des raisons politiques. Mais ce n’en était pas une et encore moins un péché. Nous avons connu un cas semblable en Belgique lors du mariage de Léopold III avec Lilian Baels, appelée princesse de Réthy. La première épouse, la reine Astrid, était devenue pour les Belges une icône comme Olga le fut pour les Tchèques.
103. Cf., par exemple, La Libre Belgique, 27 décembre 1999.
104. UYTTENDAELE Marc, Une monarchie enfin laïque, Le Soir, 29-12-1999.
105. ALBERT II, Message de Noël 1999.
106. Id.
107. Il y eut certes un « péché » d’infidélité alors que le Roi ne régnait pas. Cette faute est révélée 30 ans plus tard. Elle est reconnue et dépassée puisque pardonne et, qui plus est, le dépassement est proposé en modèle d’espérance . L’opinion publique n’en fit pas un drame. Pour Marc Uytendaele, la faute la faute perdure, elle est généralisée et définitive. Un péché personnel n’est pas nécessairement un péché politique.
108. CA n° 33.
109. Les Pensées, 1669.
110. On peut en rêver, bien sûr, mais ce ne peut être qu’un rêve à ne pas poursuivre. Thomas More dans son Utopie (οὐ-τόπος : lieu qui n’est nulle part) nous décrit une société où règne l’égalité, une société sans propriété ni argent, sans riches et sans pauvres, où tous les citoyens sont agriculteurs pendant deux ans, portent tous le même vêtement. Les cours sont gratuits, la culture est accessible à tous, les jeux de hasard sont interdits de même que la chasse sauf pour les bouchers ; le luxe est interdit ; le divorce et l’euthanasie sont autorisés mais non l’adultère ; la guerre ne peut être que défensive et les femmes comme les enfants doivent y participer ; enfin règne la tolérance religieuse.
111. Cf. CEC, n° 1847-1848.
112. Ici, le mot est pris dans un sens très large : Jean-Paul II veut dire qu’elle est précieuse pour l’interprétation des faits en général et non spécialement, comme au sens propre, des textes.
113. CA. n°25.
114. CEC, 55-57.
115. in Le Point, 21-9-1996. Cette idée est développée dans son livre La pureté dangereuse, Grasset, 1994. Il y écrit notamment : « Nul, mieux qu’un catholique, ne sait les dangers de la pureté. Nul, plus que lui, ne s’assigne le devoir de lutter contre une volonté dont il sait qu’elle est la forme générique de toutes les hérésies » (p. 104).
116. LEVY B.-H., La pureté dangereuse, Grasset, 1994, p. 104.
117. Richard Crossman (1907-1974) député puis ministre travailliste britannique.
118. Le monde vivant des religieux, Calmann-Lévy, 1964, p. 282. Le texte est extrait d’un chapitre au titre significatif : « Le mythe bienfaisant du Péché originel ».
119. In L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1992, p. 71.
120. Lire notamment le chapitre « Pas de cité catholique idéale » in VAISSIERE J.-M., Fondements de la cité, Savoir et Agir, 1963, pp. 139-156.
121. La philosophie des « lumières », par exemple, popularisa l’idée d’un « siècle d’or », paradis terrestre, détruit par le mal, c’est-à-dire par la propriété privée.
122. Sur cette question, on peut lire MOLNAR Thomas, L’utopie, éternelle hérésie, Beauchesne, 1967 ; CHAFAREVITCH Igor, Le phénomène socialiste, Seuil, 1977 (notamment le chapitre intitulé « Le socialisme des philosophes »).

⁢b. La Révélation décisive du Nouveau Testament : un pécheur…sauvé !

Nous aurions pu commencer par le Nouveau Testament et nous contenter de sa révélation car « le Christ, dans la révélation du mystère du Père et de son Amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation[1]. C’est dans le Christ, « image du Dieu invisible » (Col 1, 15), que l’homme a été créé à « l’image et à la ressemblance du Créateur. C’est dans le Christ rédempteur et sauveur, que l’image divine, altérée dans l’homme par le premier péché, a été restaurée dans sa beauté originelle et ennoblie de la grâce de Dieu »[2].

C’est évidemment un grand mystère surnaturel que cette « initiative du Christ qui entre dans l’histoire pour la racheter et pour indiquer à l’homme la voie du retour à l’intimité originelle avec Dieu. Cette initiative est un mystère également parce qu’impensable comme telle de la part de l’homme, en ce sens qu’elle est absolument gratuite, fruit de la libre initiative de Dieu. Ce mystère possède toutefois la surprenante capacité de cueillir l’homme à la racine, de répondre à ses aspirations à l’infini, de combler la soif d’être, de bien, de vrai et de beau qui l’agite. En un mot, c’est la réponse séduisante et concrète, imprévisible et encore moins exigible, et cependant présagée par toute expérience humaine sérieuse.

La rédemption du Christ est donc raisonnable et convaincante, car elle possède simultanément les deux caractéristiques de la gratuité absolue et de la surprenante correspondance à la nature intime de l’homme »[3].

Plus précisément encore, quand on dit que le Christ est le Rédempteur de l’homme, cela signifie qu’il est le Rédempteur « de tout homme et de tout l’homme, de l’homme qui cherche le bonheur, la joie, la vérité, le bien, l’amour, la justice, la paix, la beauté et qui, bien souvent, reste inassouvi, frustré, déçu dans ses attentes et dans ses espérances les plus profondes ; en arrivant même à des situations de dissociation intérieure, sinon de désespoir, à cause du contraste continuel entre ce qu’il veut et désire, et ce qu’il parvient en réalité à obtenir.

Quand donc l’Église, forte de la force de la foi, proclame que pour l’homme assoiffé d’absolu qui porte en soi l’image de Dieu, l’unique réponse est le Christ, elle fait non pas de la rhétorique, mais une annonce que le Christ libère de l’esclavage le plus dégradant, comme l’est celui du péché qui est refus de l’amour de dieu et donc refus des autres et dégradation de soi-même. Grâce à son œuvre salvifique, le Christ a ramené l’homme à sa dignité originaire de créature issue, par un geste d’amour, des mains du Créateur »[4].

Toutefois, cette révélation ultime « ne stérilise nullement l’effort que l’homme exerce depuis toujours et ne cesse d’exercer pour fonder dans sa propre nature sa dignité de personne et pour établir les droits fondamentaux qui doivent être garantis à chacun par ses semblables et par toutes les institutions. on peut même dire que cet effort s’en trouve exalté conformément à la logique en vertu de laquelle « le chrétien » fait découvrir « l’humain » et la grâce sa nature »[5].

Le Nouveau Testament n’abolit pas l’Ancien mais le confirme, l’approfondit, le prolonge, l’exhausse, le complète et en définitive l’accomplit. Le Christ, en effet, est la Parole unique de toute l’Écriture Sainte, « unique parfaite et indépassable »[6] : « Rappelez-vous, écrit saint Augustin, que c’est une même Parole de Dieu qui s’étend dans toutes les Écritures, que c’est un même Verbe qui résonne dans la bouche de tous les écrivains sacrés, lui qui, étant au commencement Dieu auprès de Dieu, n’y a pas besoin de syllabes parce qu’il n’y est pas soumis au temps »[7]. La Catéchisme le confirme : « L’unité des deux testaments découle de l’unité du dessein de Dieu et de sa Révélation. L’Ancien Testament prépare le Nouveau, alors que celui-ci accomplit l’Ancien ; les deux s’éclairent mutuellement ; les deux sont vraie Parole de Dieu »[8].

L’incarnation

« Incarnation », explique Benoît XVI, « dérive du latin « incarnatio  ». Saint Ignace d’Antioche — fin du premier siècle — et, surtout, saint Irénée, ont utilisé ce terme en réfléchissant sur le Prologue de l’Évangile de saint Jean, en particulier sur l’expression : « Et le Verbe s’est fait chair » (Jn 1, 14). Ici, la parole « chair », selon l’usage juif, indique l’homme dans son intégralité, tout l’homme, mais précisément sous l’aspect de sa caducité et temporalité, de sa pauvreté et contingence. Cela pour nous dire que le salut apporté par Dieu qui s’est fait chair en Jésus de Nazareth touche l’homme dans sa réalité concrète et dans toutes les situations où il se trouve. Dieu a assumé la condition humaine pour la guérir de tout ce qui la sépare de Lui, pour nous permettre de l’appeler, dans son Fils unique, par le nom d’« Abba, Père », et être véritablement fils de Dieu. »[9] Les Pères de l’Église le disaient clairement : « C’est la raison pour laquelle le Verbe s’est fait homme et le Fils de Dieu, Fils de l’homme : afin que l’homme, en entrant en communion avec le Verbe et en recevant ainsi la filiation divine, devienne fils de Dieu »[10] ; « Car le Fils de Dieu s’est fait homme pour nous faire Dieu »[11]. Saint Thomas confirme : « Le Fils unique de Dieu, voulant que nous participions à sa divinité, assuma notre nature, afin que Lui, fait homme, fit les hommes Dieu »[12]

Dieu incarné, Jésus, vrai Dieu et vrai homme, élève en chaque homme la nature humaine à une dignité sans égale dans la création et qui réclame un respect proportionné.

Après avoir rappelé la dignité naturelle d’un être doué d’intelligence et de volonté libre, Jean XXIII déclare que « si Nous considérons la dignité humaine à la lumière des vérités révélées par Dieu, Nous ne pouvons que la situer bien plus haut encore. Les hommes ont été rachetés par le sang du Christ Jésus, faits par la grâce enfants et amis de Dieu et institués héritiers de la gloire éternelle »[13].

Nous en verrons toutes les conséquences dans les chapitres suivants.

Notons d’emblée que l’incarnation ouvre dans l’histoire un chemin de progrès : « les œuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent. » « Pour saint Bonaventure, le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence. […] Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure reconnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. Le caractère unique garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. »[14] Sans pour autant, comme nous l’avons dit, que ce chemin de progrès n’aboutisse ici-bas à une cité idéale : « Le renouveau actuel de l’eschatologie nous a remis en présence du mystère du Royaume de Dieu. Le Royaume de Dieu est en état de tension. Il est entré dans le monde, il est déjà « réalisé » et cependant il est toujours « à venir », objet de notre espérance. Jamais il ne trouvera sur cette terre son accomplissement, et cependant il n’est pas absent. Son mode d’être est celui de la tension et de l’impulsion. […] Le Royaume de Dieu est un royaume de paix parfaite, universelle et perpétuelle. Mais cette paix appartient au Royaume de Dieu, elle ne trouve pas sa réalisation dans notre histoire. […] Nous savons avec toute la certitude de la foi qu’elle ne se réalisera pas dans le temps de ce monde. […] La paix perpétuelle n’est pas pour autant une idée creuse. Elle est une impulsion permanente et une exigence sans repos. »[15] Par le fait même, cette révélation ultime « ne stérilise nullement l’effort que l’homme exerce depuis toujours et ne cesse d’exercer pour fonder dans sa propre nature sa dignité de personne et pour établir les droits fondamentaux qui doivent être garantis à chacun par ses semblables et par toutes les institutions. On peut même dire que cet effort s’en trouve exalté conformément à la logique en vertu de laquelle « le chrétien » fait découvrir « l’humain » et la grâce sa nature. »[16]

Dieu nous rejoint dans notre histoire, nos problèmes, nos faiblesses prenant sur lui le péché du monde. A sa suite, nous ne pouvons nous retirer dans quelque tour d’ivoire mais nous sommes invités à nous engager au service des autres, à les rejoindre dans leur histoire, leurs problèmes, leurs faiblesses. L’indifférence est proscrite et aucun alibi même spirituel ne peut justifier notre absence. Les « choses » du monde sont certes imparfaites mais elles ne sont pas « mauvaises » en elles-mêmes puisque Dieu lui-même les a pratiquées : il s’est vêtu, il s’est nourri, il a grandi dans une famille, il a travaillé. Toutes ces réalités pratiquées par Dieu s’en trouvent investies d’une valeur que bien des civilisations ont négligées ou contestées.

Ainsi, pour ne parler que du travail, nous savons depuis le livre de la Genèse, qu’il n’est pas une malédiction. Au contraire, par le travail, l’homme participe à l’œuvre de Dieu. Cette vérité est soulignée davantage encore par le Christ qui s’est uni, par la pratique, à chaque travailleur. Les gens de son pays l’identifient comme « le charpentier »[17], fils de charpentier⁠[18]. Ici aussi, une révolution s’amorce car le monde antique a souvent considéré le travail, surtout manuel, comme une servitude à laisser aux êtres considérés comme inférieurs : esclaves, femmes, ilotes, parias, etc.. De grands penseurs comme Platon⁠[19] ou Cicéron⁠[20] avalisent cette tendance qui perdurera malgré les évocations plus positives chez les poètes⁠[21], par exemple. Même si Aristote réhabilite la matière considérée comme impure par Platon, et rejoint ainsi l’Ancien Testament qui nous dit que la terre est « bonne », il reprend et justifie, même s’il y apporte de timides nuances, la doctrine, largement admise à l’époque, de l’esclavage : « l’esclave est, écrit-il, un instrument précédant les autres instruments »[22]. Le christianisme, qui ne méprise ni ne sacralise le monde, qui a restauré tout homme dans la dignité de fils de Dieu et rendu leur honneur à tous les travailleurs va mettre en question l’ordre social et économique ancien. Lentement mais sûrement⁠[23]. Aristote avait écrit que « si les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient de la cithare, alors, les chefs d’artisans n’auraient pas besoin d’ouvriers, ni les maîtres, d’esclaves »[24].

Que s’est-il passé ? Jean Gimpel n’a pas hésité, à propos du Moyen Age et en particulier de la période qui va du XIe au XIIIème, de parler de véritable révolution industrielle⁠[25]. d’une part, l’Antiquité ne mit pas en pratique toute une série de connaissances théoriques qu’elle possédait et, d’autre part, elle ne fit qu’un emploi limité des machines qu’elle avait mis au point. Ainsi l’engrenage et la force de la vapeur furent principalement utilisés pour animer des jouets et des automates. « Les Romains n’eurent jamais, comme les cisterciens, une vraie politique de mécanisation. Si quelques moulins (…) fonctionnaient grâce à l’énergie hydraulique, les autres utilisaient l’énergie humaine des esclaves »[26]. Les Romains ont sans doute craint que la généralisation de la mécanisation, techniquement possible, n’ait des effets sociaux et économiques pervers. En témoigne, entre autres, l’historien Suétone qui raconte que l’empereur Vespasien⁠[27] « récompensa libéralement un ingénieur qui avait inventé un appareil pour transporter, à peu de frais, d’énormes colonnes sur le Capitole. mais il n’utilisa pas l’appareil, disant que cela l’aurait empêché de nourrir le petit peuple »[28]. Ce ne sont pas les machines qui ont libéré les esclaves, c’est l’esprit nouveau distillé par le christianisme qui a provoqué le déclin de l’esclavage, offert la terre à l’initiative d’hommes nouveaux et donné à la technologie et à l’économie un dynamisme jamais atteint. J. Gimpel note encore que « c’est l’ouverture d’esprit de l’Église de Rome au Moyen Age qui a permis l’essor technologique » au contraire de l’Église orthodoxe grecque qui y fit obstacle⁠[29].

Léo Moulin confirme : « Aussi longtemps que l’esclave ne fut qu’une machine, les arts mécaniques furent méprisés. Le jour où apparut la volonté, humaine et humaniste entre toutes, d’abolir l’esclavage, l’homme dut chercher à alléger la peine des hommes par le travail des machines. L’ère de la technique était née, en réponse à l’affirmation de la dignité humaine »[30].

Nous progressons à petits pas, nous trébuchons parfois, nous revenons en arrière à d’autres moments mais lentement avec l’aide de Dieu nous pouvons avancer, rendre nos royaumes terrestres plus à l’image du Royaume. Il y a entre le Christ et nous une connivence que la plupart ne soupçonnent pas. Mais « …nous devons purifier notre mémoire chrétienne, en reconnaissant que, si le monde est encore si peu transformé, apparemment, par la nouveauté du Christ, c’est parce que, dans le passé et aujourd’hui encore, nous avons fait barrage aux sources de la grâce et les empêchons de couler par l’accumulation de nos médiocrités. Au lieu d’être, dans le Christ, une « création nouvelle » (cf. 2 Co 5, 17), nous nous sommes « modelés sur le monde présent » (cf. Rm 12, 2). Face à la jeunesse du Christ, nous devons donc demander pardon pour ce monde vieilli dont nous sommes les complices. »[31]

La rédemption

Jésus, le Christ, meurt et ressuscite pour notre salut et le salut du monde. Cet événement unique et central manifeste Dieu et son dessein . Il est le fondement d’une espérance inouïe pour chacun de nous et pour la communauté humaine.

Si en Adam qui représente l’humanité, tous les hommes sont pécheurs, dans le Christ qui offre sa vie en sacrifice de pardon, tous les hommes sont réconciliés⁠[32]. Le Christ, comme le montre saint Paul, est le nouvel Adam⁠[33].

Comme l’écrivent les évêques de Belgique, « Dieu ne se résigne pas à la mort de l’homme. Et il ne veut pas non plus que l’homme lui-même s’y résigne. Au contraire, il l’appelle à participer à cette grande délivrance de l’égoïsme meurtrier. L’homme se résignerait à la mort s’il n’aspirait qu’aux réalités de la terre. Car la terre, livrée à elle-même, ne contient pas le ferment de l’immortalité »[34]. Par sa mort, le Christ nous libère du péché et par sa résurrection, il nous ouvre la voie d’une vie nouvelle⁠[35]. Certes, le péché continue à nous guetter et nous mourrons, comme n’importe quel païen mais nous pouvons, si nous acceptons le don de Dieu⁠[36], nous libérer du péché, faire croître en nous la ressemblance de Dieu et faire croître dans le monde l’image du Royaume. La mort, elle, change radicalement de sens, elle n’est plus fin mais commencement, entrée dans la vie éternelle⁠[37].

Nous parlions de connivence entre le Christ et nous. Il est intéressant de constater que la rédemption est au cœur de nos espoirs les plus intimes, de notre aspiration viscérale à un bonheur qui ne s’identifie pas au monde visible. Pascal en témoigne dans son projet d’Apologie de la religion chrétienne. Plus près de nous, et à la suite de Pascal, le philosophe Maurice Blondel⁠[38] s’appuyant sur notre aspiration à l’infini et à notre tentation d’autosuffisance montre qu’il est illusoire de penser s’arrêter dans l’action, « de croire qu’on en a fait assez, qu’il n’y a plus rien à découvrir, […] nous pouvons provisoirement faire taire en nous le désir d’infini qui nous constitue, en n’y prêtant plus attention, en cédant au découragement ou en décrétant arbitrairement que telle idole que nous avons choisie nous satisfait entièrement ; toutefois, même endormie et anesthésiée, l’inquiétude fondamentale demeure, elle ronge de l’intérieur toute fausse satisfaction et engendre l’ennui. » Or, la lecture de Blondel nous révèle que « s’arrêter prématurément dans la recherche vitale de l’adéquation intérieure est illégitime et contredit notre aspiration la plus profonde. Elle nous laisse dès lors devant la grande et inévitable alternative : ou bien nous enfermer dans notre fausse suffisance, illusoire et mortelle, et nous condamner ainsi à être éternellement déçus ; ou bien recevoir d’en haut, humblement, cette adéquation convoitée. »[39] Ainsi sommes-nous invités à ne jamais nous arrêter de chercher ce qui peut véritablement nous satisfaire c’est-à-dire ce qui correspond à notre désir d’infini.

Désir d’infini qui nous constitue comme nous constitue aussi, semble-t-il, notre besoin de rédemption. En témoignent la structure profonde des contes de fée de tous pays qui se construisent sur un schéma de chute et de résurrection grâce à un autre qui est peut-être une figure inconsciente ou pressentie de l’Autre.⁠[40] De son côté, le grand critique de cinéma Henri Agel⁠[41] a mis en évidence, dans un certain nombre de film des meilleurs réalisateurs de tous pays, une structure de chute et de renaissance où un tiers joue un rôle salvateur.⁠[42]

Le cœur de la Révélation : un Dieu-Amour

La mort et la résurrection du Christ sont le témoignage le plus grand de l’amour de Dieu Elle révèlent aussi définitivement⁠[43] un Dieu trine : un seul Dieu en trois personnes distinctes. Dieu est unique mais non pas solitaire⁠[44]. Ce mystère de la Trinité esquissé dans l’Ancien Testament⁠[45], manifesté dans le Nouveau, nous dit que Dieu est amour. Amour qui se manifeste aussi, « à l’extérieur », par la création et plus encore par l’incarnation du Fils qui témoigne que Dieu veut nous associer, à notre manière, à son amour dont le comble est d’avoir donné sa vie pour nous permettre d’y accéder.  »L’amour du Père et du Fils, explique A.-M. Léonard, n’est pas statique. Il est en perpétuel mouvement, non point par défaut mais par excès de réalité. Il est toujours en surcroît de lui-même, en acte de surabondance, car le Père et le Fils n’ont jamais fini de s’aimer. Cette surabondance interne, ce surcroît intime de l’amour divin s’exprime dans l’Esprit Saint, en la personne duquel s’atteste la fécondité éternelle de l’amour qui unit le Père et le Fils »[46].

A l’image d’un Dieu trine et rédempteur, nous sommes donc appelés aussi à la communion avec les autres hommes mais sans dissoudre notre propre dimension personnelle, comme les Personnes qui restent distinctes en un seul Dieu,. L’homme est un être personnel et communautaire, il ne faudra jamais oublier de conjuguer ces deux caractères dans les différents domaines de la construction sociale et particulièrement dans la promotion des valeurs de solidarité et de charité politique.

Dieu est Amour et cet amour est manifesté aux hommes par Jésus. L’homme rempli de cet Esprit d’amour devient fils adoptif de Dieu, peut vaincre le péché et s’ouvre à la vraie connaissance de lui-même, du prochain et de Dieu. Comme le dit Jean-Paul II : « Le Christ nous indique l’amour comme voie d’accès à la Vérité ultime, qui, en dernier ressort, est Lui-même. La pleine réalisation de la dignité de l’homme ne s’obtient que dans le dynamisme d’amour qui conduit un être à la rencontre de l’autre et l’ouvre ainsi à la transcendante présence de Celui qui en s’incarnant « s’est uni de certaine manière à chaque homme » (Gaudium et spes, 22) »[47]. Le sens de la vie est désormais clair : aimer l’autre comme Dieu nous aime⁠[48]. Encore faut-il se débarrasser du voile que le romantisme a déposé sur cette notion d’amour. L’amour dont nous parle la Bible n’est pas égocentrique ni possessif, purement sentimental ni capricieux. L’amour révélé aux hommes est comme Dieu : fidèle, patient et miséricordieux : « L’amour prend patience, l’amour rend service, il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il trouve qa joie dans la vérité... »⁠[49]. Tel est l’amour de Dieu, tel doit être notre amour : il est l’effet de la grâce de Dieu et implique la mobilisation de notre volonté.

Résurrection et responsabilité

La résurrection dont parlent les chrétiens est plus que la vie de l’âme immortelle après la mort. Cette idée est présente en dehors du christianisme et a été défendue par nombre de philosophes. Il s’agit, selon la Révélation, d’une résurrection de la chair c’est-à-dire que les corps mortels reprendront vie, transfigurés : « Si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous »[50].

C’est dire, mieux encore que dans la Genèse, si l’homme tout entier est investi d’une dignité particulière : « Le corps est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. Et Dieu, qui a ressuscité le Seigneur, nous ressuscitera, nous aussi, par sa puissance. Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ ? […] Glorifiez donc Dieu dans votre corps. »⁠[51]

C’est dire aussi que quel que soit le résultat humain de nos actions, elles ne sont pas perdues. Ce qui peut être très réconfortant : « Le disciple qui prie se tient au service du Seigneur ; il ne s’accroche pas au succès, encore moins à l’échec. Il se réjouit seulement de ce que son nom se trouve inscrit dans les cieux (cf. Lc 10, 20). A la base de l’action du disciple, il y a deux convictions essentielles. d’abord que Dieu nous a aimés le premier, qu’il ne cesse de nous aimer, que nous vivons par lui (cf. 1 Jn 4, 9), par sa grâce, comme le sarment sur le cep de vigne et que, sans lui, nous ne pouvons rien faire (cf. Jn 15, 5). Et alors – c’est la deuxième conviction – celui qui s’ouvre ainsi à la miséricorde divine reçoit force et énergie pour suivre Jésus et se consacrer à construire un monde conforme à l’Évangile, un monde marqué par la charité de Jésus. Il le fait au prix de la croix, dans la certitude de la victoire finale de l’amour, de la Résurrection. »[52]

Mais cette réalité nous investit aussi d’une grande responsabilité.

A l’image d’un Dieu éternel, mort et ressuscité dans son Fils Jésus, l’homme est appelé à vivre éternellement. Cette réalité qui nourrit l’optimisme chrétien importe au respect de tous les hommes présents et à venir et n’est donc pas sans conséquence aux points de vue écologique et politique. « Voici comment s’est exprimé, avec regret, A. C. Jemolo[53] : « je ne vois pas comment l’homme, s’il n’était plus habité par l’idée de l’outre-tombe, saurait renoncer à tous les biens qu’il est à même de posséder dans le souci de conserver sa vie sur la terre. Plus qu’à la déception qui surgit après tout bouleversement politique, je pense ici à la déception face aux mythes de tous les philanthropes: celle de la solidarité humaine. Les solidarités se forment uniquement afin de combattre quelqu’un : « travailleurs du monde entier, unissez-vous », cela est opératoire dans le cadre de la lutte contre le capitalisme, mais dans aucun régime on ne voit un renoncement spontané pour secourir les plus pauvres, les pays du tiers monde. Tout le monde pleure sur les peuples qui meurent de faim, mais personne ne dit : « je renonce à un peu du mien en leur faveur ». Combien plus facile est de jeter la faute sur les systèmes politiques, le colonialisme, les gouvernements. Renoncer à quelque chose pour assurer la continuité de la vie sur la terre suppose qu’on se sente vraiment comme une seule famille, et une famille qui pense devoir continuer - tel l’agriculteur qui plantait un arbre à longue croissance, des fruits duquel seuls les neveux pourraient jouir - ; je crains que ce ne soit précisément cette conscience qui manque, et qu’aucune philosophie ne sache la créer ». Une religion d’immortalité - et tel est le christianisme - peut donner la force nécessaire à l’accomplissement de ces devoirs supra-individuels, force que Jemolo voit tant manquer en l’homme-masse désacralisé d’aujourd’hui »[54]. De son côté, et dans le même ordre d’esprit, Vaclav Havel a montré l’importance d’un « ailleurs » dans la formation de la conscience politique : « La vraie politique, la seule vraiment digne de ce nom et au demeurant la seule que je consens à pratiquer, est tout simplement la politique au service du prochain. Au service de la cité. Au service de ceux qui viendront après nous. Son fondement est éthique, car ce n’est que la mise en pratique de la responsabilité de chacun, envers et au nom de l’ensemble de la communauté.

Une telle responsabilité reste authentique - au sens d’une « responsabilité supérieure » - uniquement parce qu’elle repose sur un fondement métaphysique : en fait, elle se nourrit de la certitude consciente ou inconsciente que rien ne s’arrête avec notre mort dans la mesure où tout est enregistré quelque part ailleurs, quelque part « au-dessus » de nous, dans ce que j’ai jadis appelé « la mémoire de l’être », composante indissociable de l’ordre mystérieux de l’univers, de la nature et de la vie que les croyants appellent Dieu et au jugement duquel tout est soumis.

Rien à faire : la vraie conscience et la vraie responsabilité ne s’expliquent que comme une expression du postulat implicite qu’on nous observe « d’en-haut », que « là-haut » tout est vu, que rien ne sera oublié, et que, par conséquent, le temps terrestre n’a pas le pouvoir d’effacer de notre âme le remords lié à une défaillance « ici-bas » : car notre âme pressent qu’elle n’est pas seule au courant de cette défaillance »[55].

Espérance et progrès

Dieu est mort et ressuscité pour notre salut et le salut du monde. Le péché et la mort sont désormais vaincus. Nous savons que par la grâce de Dieu, en nous convertissant au Christ, nous pouvons hâter la venue du Royaume, « l’avènement du jour de Dieu »[56]. Selon la promesse du seigneur, ce que les chrétiens attendent, ce sont « des cieux nouveaux et une terre nouvelle, où habitera la justice »[57].

On pourrait penser que cet avènement promis et donc inéluctable dispense le chrétien de tout engagement dans le monde. Il n’en est rien. Le concile Vatican II le rappelle : « ...l’attente de la terre nouvelle, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine »[58].

Jean-Paul II⁠[59] le répète :  »La vertu fondamentale de l’espérance, d’une part, pousse le chrétien à ne pas perdre de vue le but dernier qui donne son sens et sa valeur à toute son existence, et, d’autre part, elle lui donne de fermes et profondes raisons de s’engager quotidiennement dans la transformation de la réalité pour la rendre conforme au projet de Dieu ». Les chrétiens doivent sans cesse ranimer « leur espérance en l’avènement définitif du royaume de Dieu, en le préparant jour après jour dans leur vie intérieure, dans la communauté chrétienne à laquelle ils appartiennent », mais aussi, ajoute le Saint-Père, « dans le milieu social où ils sont insérés et ainsi dans l’histoire du monde »[60]. « C’est, commente Mgr Léonard, la logique même de la foi chrétienne où Dieu lui-même assume notre humanité afin de la porter intérieurement à son salut et à son épanouissement. Dès lors, impossible d’espérer le salut ultime de l’homme sans, sur les traces de Jésus, chercher à le libérer de ses aliénations actuelles et l’honorer dans sa dignité présente »[61]. Il ne faut jamais oublier qu’en Jésus, vrai Dieu et vrai homme, les deux natures ne sont ni séparées ni confondues mais unies et « sauvegardées dans leur consistance propre ». Dès lors, « le Fils de Dieu apparaît d’autant plus comme Dieu qu’il a été capable d’assumer la nature humaine, et Jésus est d’autant plus homme que son humanité est unie à sa personnalité divine de Verbe éternel du Père. Semblablement, l’espérance chrétienne spécifique appelle les libérations humaines et elle est d’autant plus vraie qu’elle s’y exprime sans pouvoir cependant s’y épuiser ; et les libérations humaines appellent, selon leur logique propre, le salut ultime visé par l’espérance chrétienne, et elles sont d’autant plus vraiment humaines qu’elles s’ouvrent à l’espérance chrétienne sans pourtant s’y dissoudre »[62].

Travailler à la transformation du monde ne sera jamais vain ni désespéré car « à la base de l’action du disciple, il y a deux convictions essentielles. d’abord que Dieu nous a aimés le premier, qu’il ne cesse de nous aimer, que nous vivons par lui (cf. 1 Jn 4,9), par sa grâce, comme le sarment sur le cep de vigne, et que, sans lui, nous ne pourrions rien faire (cf. Jn 15,5). Et alors - c’est la deuxième conviction - celui qui s’ouvre ainsi à la miséricorde divine reçoit force et énergie pour suivre Jésus et se consacrer à construire un monde conforme à l’Évangile, un monde marqué par la charité de Jésus. Il le fait au prix de la croix, dans la certitude de la victoire finale de l’Amour, de la Résurrection »[63]

Telles sont les raisons de ce qu’on pourrait appeler l’« optimisme » politique du chrétien. Optimisme réaliste car il reste conscient de l’existence toujours pernicieuse du péché. mais, en même temps, le chrétien sait que le mal n’aura pas le dernier mot. Il est donc inopportun de reprocher aux chrétiens cet optimisme. Certes, comme l’a vu Bernanos, celui-ci peut être un « ersatz de l’espérance »[64] mais, dans la perspective chrétienne, on comprendra volontiers qu’il soit lié à l’espérance.

Des chrétiens s’inquiètent parfois, au milieu des horreurs et des injustices du monde, que l’Église ne s’attarde pas davantage à leur dénonciation et à leur condamnation⁠[65]. Ainsi certains ont-ils regretté que le Concile Vatican II, dans sa Constitution Gaudium et spes (Joie et espoir !) n’ait pas évoqué, entre autres, les drames des populations soumises au communisme. Le document conciliaire pècherait, d’ailleurs, sur un plan plus général, par son parti-pris optimiste⁠[66]. Depuis fort longtemps, les papes ont mis leurs contemporains en garde contre les erreurs socialistes ou communistes. La dénonciation du mal culmine dans l’encyclique Divini redemptoris de 1937⁠[67]. La condamnation, nécessaire, du mal ne l’a pas empêché de se propager. Au moment où le Concile se réunit, une vaste partie du monde est soumise au communisme. L’Église va proposer une nouvelle pédagogie qui s’amorce déjà avec Pie XII : il s’agit de montrer aux hommes que les nobles aspirations (liberté, dignité, justice, etc.) qu’ils nourrissent face aux problèmes très concrets de leur époque, rejoignent les préoccupations de l’Église peuvent trouver grâce à son enseignement des possibilités de réalisation satisfaisante. Cette pédagogie fait appel à ce qu’il y a de plus élevé dans l’homme et fait confiance, comme le Seigneur⁠[68], à sa conscience éclairée pour en tirer le meilleur parti. La sagesse populaire ne dit-elle pas qu’on ne détruit bien que ce que l’on remplace ? Il s’agit d’un optimisme réaliste, sans utopie, car il est conscient de l’existence toujours pernicieuse du péché qui se manifeste dans les structures qui, au lieu de servir l’homme, se retournent contre lui. Mais si les temps sont difficiles sous maints aspects, plutôt que de s’épuiser dans la simple dénonciation des maux, il vaut mieux proposer, sans peur, des solutions audacieuses, compatibles avec la foi, qui amélioreront la situation ou la modifieront de fond en comble. Il existe des millions de personnes à l’esprit constructif qui veulent la paix, la liberté, la justice et la dignité dans leurs communautés de vie. L’Église cherche à les aider en leur montrant que le christianisme répond vraiment à leur attente, à ces besoins positifs que nous décelons à côté des ombres du monde.

Paul VI, en son temps, a répondu à ce reproche d’optimisme : « Un critère imprègne tout cet enseignement du Concile : l’optimisme. Oui, l’Église a regardé le monde un peu comme Dieu lui-même, après la création, a regardé son œuvre admirable et immense. Dieu, dit l’Écriture, vit que toutes les choses qu’il avait créées étaient bonnes. L’Église a voulu aujourd’hui considérer le monde dans toutes ses expressions, cosmiques, humaines, historiques, culturelles et sociales, etc., et elle a voulu considérer toutes choses avec une immense admiration, avec un grand respect, avec une sympathie maternelle, avec un amour généreux. Non pas que l’Église ait fermé les yeux sur les maux de l’homme, sur le péché qui est la ruine fondamentale, la mort, et aussi la lisère, la faim, la souffrance, la discorde, la guerre, l’ignorance, la caducité de la vie et des choses et de l’homme, multiple et toujours menaçante. Non, elle n’a pas fermé les yeux sur ces maux, mais elle les a regardés avec un amour plus grand, comme le malheureux abandonné à moitié mort sur la route de Jéricho. »[69]

Il est certain que cette pédagogie a eu un rôle plus ou moins déterminant, selon les pays, dans l’effondrement des systèmes communistes⁠[70].

d’une manière générale et sans nier les malheurs du temps, on peut déceler ce que Jean-Paul II appelle des « signes d’espérance », signes de l’action de l’Esprit dans le monde. « Il convient, écrit-il, que l’on mette en valeur et que l’on approfondisse les signes d’espérance présents en cette fin de siècle, malgré les ombres qui les dissimulent souvent à nos yeux : dans le domaine civil, les progrès réalisés par la science, par la technique et surtout par la médecine au service de la vie humaine, un sens plus grand de responsabilité à l’égard de l’environnement, les efforts pour rétablir la paix et la justice partout où elles ont été violées, la volonté de réconciliation et de solidarité entre les différents peuples, en particulier dans les rapports complexes entre le Nord et le Sud du monde…​ ; dans le domaine ecclésial, une écoute plus attentive de la voix de l’Esprit par l’accueil des charismes et la promotion du laïcat, le dévouement ardent à la cause de l’unité de tous les chrétiens, l’importance accordée au dialogue avec les religions et avec la culture contemporaine…​ »[71]

J’ajouterai à cette liste, une perception plus aigüe de la dignité de tout homme, une meilleure compréhension des droits de l’homme, de la distinction entre le spirituel et le temporel, de la relativité des régimes politiques, de la liberté religieuse et bien d’autres progrès que nous développerons au gré des chapitres suivants.

Enfin, plus tard, nous nous reposerons la question de savoir si la promesse d’une civilisation de l’amour est un mythe mobilisateur ou si elle correspond à la certitude de la présence agissante de l’Esprit dans le cœur des hommes.

En tout cas, le pape Benoît XVI, s’appuyant sur la théologie de l’histoire de saint Bonaventure⁠[72], affirme que l’histoire est un chemin de progrès : « les oeuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent. » Benoît XVI explique que « pour saint Bonaventure le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence. […] Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure recoinnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. le caractère unique du Christ garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. »[73] Ce progrès, intellectuel et spirituel d’abord, n’est pas automatique. il est tributaire d’une meilleure intelligence de la Parole de Dieu et d’un bon usage de la raison. Aussi a-t-il fallu du temps, des siècles pour comprendre et accepter la nécessaire distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ; pour comprendre et accepter une « saine laïcité de l’État » ; pour passer de la tolérance à la liberté religieuse ; pour reconnaître que les « laïcs sont en première ligne » ; pour élaborer une théologie du travail, une théologie de la nature, une théologie du corps, etc..⁠[74]

Amour et justice

La présence permanente et agissante de l’amour divin requiert de toujours marier l’amour et l’exigence de justice.⁠[75]

Justice d’abord

Avec beaucoup de lucidité, le Concile Vatican II a affirmé qu’ »il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on offre comme un don de la charité ce qui est déjà dû en justice. Que disparaisse la cause des maux et pas seulement leurs effets et que l’aide apportée s’organise de telle sorte que les bénéficiaires se libèrent peu à peu de leur dépendance à l’égard d’autrui et deviennent capables de se suffire. »[76]. Mais l’amour humain, à l’image de l’amour divin, nous pousse à procurer à l’autre ce qui lui est nécessaire, ce qui lui est dû pour qu’il puisse poursuivre ses fins naturelles et surnaturelles, réaliser pleinement sa nature d’homme appelé à restaurer en lui l’image de Dieu. La justice a besoin de l’amour pour être appliquée. La loi la meilleure peut rester lettre morte sans un souffle venu du plus profond de nous-mêmes. Nous verrons qu’il ne suffit pas de condamner l’esclavage pour qu’il disparaisse, qu’il ne suffit pas de proclamer universellement les droits de l’homme pour qu’ils soient respectés et que la proximité, le compagnonnage et la communauté de destin ne créent pas nécessairement une solidarité dynamique.

La justice a besoin de l’amour pour être appliquée et bien appliquée

Sans la pulsion de l’amour, la meilleure loi risque de rester lettre morte.

De plus, la justice a toujours besoin du regard de l’amour miséricordieux. Car, comme le dit Jean-Paul II, « la rigoureuse application de la loi peut souvent entraîner la plus grande injustice »[77]. Le bon sens l’atteste⁠[78] et parfois l’exprime en termes rudes qui sont autant de mises en garde : « L’instinct de justice est peut-être le plus destructeur de tous » ; « Le désir de justice est une des formes les plus efficaces de la haine de l’homme pour l’homme » !⁠[79].

La sagesse païenne l’avait pressenti. C’est tout le sens profond de l’Electre d’Euripide, par exemple. S’il est juste de punir les assassins, est-il vraiment juste de tuer sa propre mère, fût-elle indigne ? N’est-ce pas un autre excès ?⁠[80] Le Grec pose la question et ne peut que suggérer une insaisissable et incertaine modération. L’aventure chrétienne a éclairé singulièrement cette intuition en proclamant : « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde »[81]. Or le monde dans lequel nous sommes, bien en deçà des scrupules de la pensée grecque, considère trop souvent la justice comme une exigence pure et dure dont les manifestations épouvantaient déjà Camus au lendemain de la guerre : « Les Grecs qui se sont interrogés pendant des siècles sur ce qui est juste ne pourraient rien comprendre à notre idée de la justice. L’équité, pour eux, supposait une limite tandis que notre continent se convulse à la recherche d’une justice qu’il veut totale »[82]. Sans la mesure de la vérité entière sur l’homme, qui nous le fait aimer comme Dieu l’aime, sans la mesure de l’amour qui conduit à cette vérité, la justice ne peut être que « totale », insatisfaisante et finalement destructrice car « rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves »[83]. Cette réflexion est sans doute juste mais elle est insuffisante. En effet, une justice balisée par le bien et le mal risque d’être impitoyable et de produire de néfastes effets.

A l’image de Dieu - le seul Juste - qui reste fidèle malgré les infidélités de son peuple, à l’image du Christ qui empêche la lapidation de la femme adultère, nous ne pouvons pas oublier que la destinée de chaque homme, sa conscience et son histoire, nous échappent, que seul Dieu - le Miséricordieux - peut sonder les cœurs. Nous savons aussi que la revendication pure et simple de la justice se vit dans l’impatience et se traduit aisément dans la violence. La vraie justice humaine, à l’image de celle de Dieu, doit se soucier de la « conversion du pécheur », de son salut éternel et du cheminement nécessaire à la conversion.⁠[84] L’action juste doit surtout veiller à placer le pécheur dans les conditions ou circonstances qui lui permettront de mieux orienter sa vie.⁠[85], avec la circonstance aggravante d’avoir, par privation de soins, entraîné la mort [de deux d’entre elles], elle a été condamnée à trente ans de réclusion. En 2012, soit après 16 ans d’emprisonnement, le tribunal d’application des peines lui a octroyé la libération conditionnelle moyennant, entre autres, la disposition d’un logement. Cette décision qui a rencontré une forte opposition dans la population, a pu s’appliquer parce que Mme martin a reçu l’hébergement » chez les religieuses citées. A la fin de son analyse juridique et rationnelle, X. Dijon, déclare : « Le combat que mène la société politique contre le mal prend souvent la forme de l’emprisonnement du coupable. Mais, en-deçà de cette pratique à la fois rétributive et préventive, la société ne doit-elle pas s’interroger sur la profondeur à laquelle se noue le lien social que le crime est venu briser ? Car si l’auteur du forfait doit réfléchir à la gravité de son acte en vue d’arriver à cette seule vraie « peine » qu’est le regret de la faute commise, la société, de son côté, peut s’interroger également sur les carences dont elle s’est rendue coupable, d’abord dans la prévention du crime, puis dans sa répression. Dans la mesure, en effet, où la peine vise à rétablir le lien rompu par la violation de la norme commune, il revient à la société de creuser sa propre intériorité pour mesurer à quel point ses membres sont liés les uns aux autres par une fraternité qui dépasse d’emblée tous les positivismes que le droit a inventés pour justifier les peines qu’il inflige.
   Si après mûre réflexion, des personnes consacrées décident de poser le geste d’accueil que la personne condamnée ne rencontrait pas ailleurs, on en admirera la convenance. N’est-ce pas en effet le commun engagement de ces personnes à vivre radicalement la conversio morum qui révèle à la société sur quelle Bonté secrète elle peut s’appuyer quand elle entreprend de lutter contre le mal ? » (Michelle Martin au monastère de Malonne, « L’abîme appelle l’abîme », in Vies consacrées, janvier-février 2013, pp. 33-47). ] Ceci n’empêche que l’autorité compétente (parents, éducateurs, autorités publiques) a le droit et le devoir de punir. La punition est, dans de nombreux cas, une des « conditions » d’une réorientation. Comme le dit très bien le Catéchisme, « la peine a pour premier effet de compenser le désordre introduit par la faute. Quand cette peine est volontairement acceptée par le coupable, elle a valeur d’expiation. De plus, la peine a pour effet de préserver l’ordre public et la sécurité des personnes. Enfin, la peine a valeur médicinale, elle doit, dans la mesure du possible, contribuer à l’amendement du coupable »[86]. L’amour ici est patience et désir de pardonner (mais le pardon suppose le repentir). L’amour proscrit également la colère, la haine et la vengeance. Or, nous savons, pour en être les témoins chaque jour, que, dans l’ordre social et politique, la violence arme facilement le bras de la justice des hommes⁠[87]. Et ceux-ci comprennent mal l’attitude de l’Église face à un certain nombre de situations intolérables. On a reproché et on reproche encore bien souvent à l’Église son attitude devant les régimes iniques inspirés par le fascisme, le communisme ou le nazisme. Certes, il y eut les condamnations théoriques de ces idéologies⁠[88] mais beaucoup auraient souhaité des prises de position plus engagées et plus constantes. C’est le cas, par exemple, d’A. Besançon⁠[89], excellent connaisseur du marxisme-léninisme. Quelques mois avant l’effondrement des régimes communistes en Europe, il publiait un article⁠[90] où il critiquait la politique du dialogue menée par Lech Walesa⁠[91], le leader du syndicat « Solidarnosc », dénonçait l’apathie du peuple polonais, le silence du pape qui aurait pu et dû, selon l’auteur, appeler au combat révolutionnaire⁠[92]. L’auteur enfin tournait en dérision les neuvaines, pèlerinages, messes et autres activités semblables, dérisoires à ses yeux. Mgr Joseph Zycinski⁠[93], évêque de Tarnow, a répondu⁠[94] que la vie humaine est trop précieuse pour l’Église pour risquer un bain de sang comme en 1956 à Budapest et que les Polonais, bien dans la ligne des Évangiles, avaient préféré la raison à la violence et la « force de l’argument » à l’« argument de la force ». Il faisait aussi remarquer que le peuple polonais ne se contenta pas de messes, neuvaines et pèlerinages mais participa, sous des formes diverses et multiples à une vaste entreprise de formation intellectuelle, morale et politique qui finalement, avec la grâce de Dieu sollicitée, renversa le régime sans effusion de sang. L’histoire, à la fin de l’année 1989, donna raison à l’évêque contre l’« expert »⁠[95].

Il est admirable et significatif que le changement de régime n’ait pas entraîné de règlements de comptes comme on l’a vu ailleurs en d’autres circonstances. Le lynchage, la vindicte populaire aveugle ou l’exécution sommaire ne sont pas dans l’esprit chrétien. Maurice Clavel⁠[96], naguère, a très bien expliqué les raisons de la retenue qu’il avait manifestée lors d’une émission télévisée : « Je rappelai que le premier christianisme avait été lancé dans le monde par un ancien bourreau et de chrétiens, saint Paul. Cela pour dire qu’au plus fort de ma lutte politique contre un Franco et un Pinochet, je ne puis…​les considérer comme d’une autre espèce que la mienne, ni comme des damnés : rien n’est sûr, rien n’est joué avant l’heure suprême. et tant pis, je l’avoue, si cela m’affaiblit. Tant pis si je ne suis pas tout entier à ma colère, si je suis divisé entre le temporel et le spirituel. Je maintiendrai cette division. Autrement c’est l’Inquisition : on sait qu’il y en a de tout bord »[97].

Le Pasteur R. Wurmbrand⁠[98] qui connut la prison, en Roumanie communiste, puis l’exil durant 25 ans, raconte⁠[99] qu’en juin 1990, de retour dans son pays, il a stupéfié son auditoire en déclarant : « « Je regrette de n’avoir pas été ici quand Ceaucescu[100] a été jugé[101]. J’aurais pris sa défense. » Je m’avançais, ajoute-t-il, sur un terrain dangereux. C’était comme de dire aux Juifs : « J’aurais défendu Hitler qui a fait tuer 6 millions des vôtres. » M’adressant à la foule inquiète, j’ai continué : « Je vais vous dire ce que j’aurais dit pour sa défense. » « J’ai été en prison avec un fonctionnaire de la police qui, pendant la guerre, avait arrêté un jeune communiste surpris en train de répandre des tracts, ce qui était interdit à l’époque. Ce fonctionnaire de la police se considérait comme chrétien. Même en prison, il faisait souvent le signe de la croix et disait des prières devant moi. Cet homme avait eu devant lui un délinquant de 15 ans, membre d’un groupe de jeunes athées[102]. Au lieu de lui enseigner l’Évangile avec amour, il battit sévèrement ce jeune garçon. Chaque coup qui lui était asséné par un chrétien endurcissait ce garçon dans sa foi athée. Le nom de ce garçon était Ceaucescu. Les communistes sont-ils les seuls fautifs ? Ne sommes-nous pas coupables nous aussi de n’avoir pas su créer une atmosphère dans laquelle de jeunes rebelles n’auraient pas rejoint les communistes ou d’autres malfaiteurs mais se seraient mis du côté du « rebelle » Jésus pour combattre le mal avec les armes de l’amour[103] ? Un prêtre a été jeté dans ma cellule quand j’étais en prison. Il avait été maltraité et saignait. Nous lui avons lavé le visage et donné à boire. Quand il revint à lui, je lui demandai: « Pouvez-vous dire la prière « Père, pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font » ? Il répondit : « Non, ma prière serait : « Père, pardonne-moi et pardonne-leur » parce que si j’avais été un meilleur prêtre, ils ne seraient peut-être pas devenus des tortionnaires. » La foule comprit. Je les ai gagnés à la devise de notre mission : « Haïssez le communisme mais aimez les communistes. Vous leur devez ça. Ils sont en danger de destruction éternelle. » Le même principe s’applique à chaque plaie sociale ou familiale. Je n’accepte aucune plainte de quelqu’un contre une autre personne sans qu’elle ne soit accompagnée de la confession de sa propre culpabilité et d’un désir passionné de gagner son offenseur pour Jésus-Christ. »

La Pasteur Wurmbrand rappelle, par ailleurs, les dernières paroles d’un homme politique roumain mort dans les prisons communistes, Juliu Maniu: « Quand cette dictature sera renversée, ce sera le devoir d’honneur de chaque croyant de risquer sa peau pour sauver les communistes de la colère de la foule »[104].

Nous verrons aussi dans le chapitre consacré à la guerre, la position très nuancée de justice et de miséricorde qui inspira les interventions de Jean-Paul II durant la guerre du Golfe (1991). C’est à cette occasion que Guy Gilbert lança sa fameuse lettre « Saddam, je t’aime bien » qui illustre parfaitement l’attitude chrétienne face à toute injustice.

Disons dès à présent que la miséricorde a une valeur « politique ». Dieu à l’image de qui nous sommes faits, est miséricordieux « parce qu’il sait de quelle pâte nous sommes faits ».⁠[105] Etymologiquement, être miséricordieux signifie : « je compatis (misereor) dans le cœur (corde) ». La miséricorde permet de tracer un trait d’union entre les religions. De plus, elle nous invite à ne pas condamner d’abord, à ne pas ridiculiser, à ne pas diaboliser l’adversaire mais plutôt à se mettre à sa place et ainsi nous amener à comprendre ses raisons. Cette attitude est utile dans les relations sociales, internationales et dans les confrontations politiques.⁠[106] Comme disait Sœur Faustine : « L’humanité ne trouvera pas la paix tant qu’elle ne se tournera pas avec confiance vers le mystère de la Miséricorde de Dieu. »[107] Et quand le mal est fait, nous sommes appelés à pardonner. Le philosophe R. Spaemann, ne nous a-t-il pas défini l’homme comme « un animal qui peut promettre et pardonner ». ?⁠[108] Non seulement, l’homme est plus grand que son péché, on ne peut l’y réduire en lui disant, par exemple : « tu es comme ça ». Mais, de plus, le pardon est un acte créateur qui permet à l’autre d’être une nouvelle personne. On n’est pas défini par ce que l’on fait mais par ce que l’on est. En pardonnant, on rend à l’autre sa liberté, on ne l’enferme pas dans son passé. Nous sommes tous invités à changer, à nous convertir : c’est ce que le Christ demande. Nous lui resistons en affirmant : « Je suis comme ça ».

Si l’amour anime et mesure la justice, la justice est là pour suppléer

aux déficiences de l’amour.

Si j’aime mon prochain, quel qu’il soit et en quelque circonstance qu’il soit, je n’hésiterai pas à secourir l’inconnu qui se noie. Et si ma sensibilité au malheur d’autrui et à la valeur de la vie humaine s’émousse, la loi me rappellera à l’ordre en me menaçant d’une punition si je ne porte pas « assistance à personne en danger ». Si j’aime l’instruction, il est inutile de me répéter qu’elle est obligatoire et si j’aime profondément le Christ, je souhaiterai communier chaque jour et les « commandements de l’Église » me paraîtront bien timides ou dérisoires. L’amour de Dieu et des autres, à la limite rend la loi inutile. Mais comme je suis pécheur, elle reste nécessaire. Plus l’amour de Dieu se perd, plus l’amour de l’homme se perd, plus le péché se répand, plus la loi est nécessaire, plus l’exercice de la justice devient important. L’appareil juridique de nos pays grossit de jour en jour. Certes, les sociétés modernes sont confrontées à des problèmes de plus en plus complexes mais il est certain que quantité de lois sont réclamées par les raffinements de la malice humaine. Là où la parole donnée, la confiance suffisaient, il a fallu construire des codes qui s’allongent à chaque manquement nouveau. On pourrait dire, en raccourci, qu’il faut choisir entre la conscience morale ou les gendarmes. Jusqu’au jour oµ l’on se rend compte qu’il arrive aux gendarmes eux-mêmes d’oublier la loi. On crée alors une police des polices pour nous rassurer jusqu’au jour où l’on découvre quelque corruption dans son propre fonctionnement…​ Bon nombre de « dysfonctionnements » ne sont ainsi que les conséquences d’un manque de conscience professionnelle dû à la paresse, au manque de motivation, à la routine, à l’indifférence. Inversement, l’amour libère⁠[109], plus il est vif et plus il rend superflus les injonctions, les menaces et les contrôles mais il va de soi que nos cœurs sont souvent tièdes, distraits ou livrés à l’égoïsme…​.

Ajoutons encore que l’amour est d’un autre ordre que la justice.

Celle-ci peut se construire sur la raison tandis que l’amour né d’une conversion mystérieuse, irrationnelle, pourrait-on dire, dans la mesure où l’amour naît de l’amour. Souvenons-nous de l’Antigone de Sophocle. Ce personnage a hanté et hante encore notre imaginaire parce qu’il l’a perçu, qu’il le veuille ou non, à travers une culture qui a été profondément marquée par le christianisme. Antigone est l’héroïne qui recueille tous nos suffrages mais il n’en a sans doute pas été de même pour les spectateurs contemporains de Sophocle. En tout cas, l’intention du célèbre tragique était de mettre en garde contre toute forme d’excès. Non seulement ceux de Créon mais aussi ceux de sa nièce. On se rappelle que les deux frères d’Antigone, Etéocle et Polynice, sont en rivalité pour le pouvoir à Thèbes. Polynice vient assiéger la ville avec les Argiens. Les deux frères sont tués. Créon refuse la sépulture au traître Polynice. Antigone désobéit et va jeter de la terre sur le corps du proscrit. Dans ce passage célèbre, Antigone invoque l’amour:

A. je ne vois pas de honte à honorer un frère

C. N’était-ce pas ton sang aussi que l’autre mort ?

A. C’était mon sang lui-même, et de père et de mère

C. Comment honorer l’un sans faire injure à l’autre ?

A. Il te désavouerait, cet autre, dans sa tombe

C. Non, car il n’eut de toi que ce qu’obtint l’impie

A. Il est tombé en frère et non point en esclave

C. Mais pillant son pays que l’autre défendait

A. L’Hadès veut, malgré tout, pour tous des lois égales

C. Le juste et le méchant n’ont pas les mêmes droits

A. Qui sait si, chez les morts, cette règle est sacrée ?

C. L’ennemi même mort n’est jamais un ami

A. Mon partage n’est pas la haine, mais l’amour

C. Une fois chez les morts, aime-les si tu veux, mais jamais, moi vivant, femme ne régnera (v. 511-525)[110].

Les arguments de Créon sont sages⁠[111] mais Antigone dépasse cette rationalité bien humaine. Elle place le débat à une hauteur inaccessible pour Créon comme pour le spectateur. Si l’on peut s’effaroucher de la démesure de Créon (qui reconnaît finalement son excès)⁠[112], il faut aussi redouter celle d’Antigone.⁠[113] Il est symptomatique de constater que le chœur tout au long des quatre premiers épisodes appuie Créon et tance Antigone. La dernière parole du chœur à Antigone le montre bien : « Mais qui de son pouvoir se montre soucieux ne peut souffrir d’être nargué ; et n’écoutant que toi, tu meurs de ta folie » (v. 873-875). Ce n’est que dans le 5e épisode et dans l’exode que le chœur, suite à la prise de position de Tirésias et aux suicides d’Hémon et d’Eurydice, changera son jugement. Le Coryphée conclura: « Garder prudence est, de loin, du bonheur le meilleur gage » (v. 1347-1348). Telle est la leçon que le dramaturge veut tirer de l’histoire tragique.

Par la suite, sous l’influence précisément d’une religion où Dieu lui-même donne sa vie pour ceux qu’il aime et même s’ils l’ont trahi, Antigone sera admirée sans réserve. Il suffit de voir combien de fois le personnage a inspiré les artistes de différentes époques et sensibilités⁠[114]. On en a fait une héroïne préchrétienne⁠[115] ou le porte-parole de la résistance à l’arbitraire⁠[116].

L’amour d’Antigone est un amour désintéressé et bienveillant, ce que les Grecs appelaient la philia et que les Latins appelleront caritas. Ch. Moeller⁠[117] n’hésite pas à écrire qu’elle « est presque une mystique: les lois « non écrites », pour lesquelles elle meurt, sont des coutumes religieuses, celles de la vieille société attique, qu’elle défend en face des innovations des sophistes pour lesquels la loi est l’arbitraire du prince. (…) Elle proclame les droits de la piété religieuse, de l’amour fraternel.(…) Elle (…) est juste, parce qu’elle n’a pas commis de crime, parce qu’elle a pratiqué les vertus ordinaires de l’homme, mais surtout parce qu’elle a accompli un acte exceptionnel de vertu, le sacrifice d’elle-même à une réalité invisible, religieuse »[118].

Peut-on pour autant considérer que l’amour manifesté par Antigone au prix de sa vie s’identifie parfaitement à l’amour chrétien ? S’il en est ainsi, l’amour chrétien n’a rien de spécifiquement chrétien au sens strict puisqu’il ne devrait rien au Christ. A y regarder de plus près, on constate d’une part, qu’Antigone , du moins au début, prétend agir pour la gloire, la beauté du geste : « Il m’est beau de trouver en ce geste la mort » (v.72) : « Pouvais-je cependant plus de gloire acquérir que de mettre au tombeau mon frère bien-aimé ? » (v. 502-503). A l’approche du supplice, cette justification lui paraîtra bien dérisoire. De même, se dissipera sa froide et très stoïcienne indifférence vis-à-vis de l’heure de sa mort⁠[119]. Face à l’exécution de la sentence, se creuse en elle douloureusement un sentiment de vide. Elle est confrontée ce que Moeller appelle « le paradoxe du juste souffrant » qui révèle cruellement les limites de la seule justice. Antigone doute et se lamente : « Quelle divine loi ai-je donc profanée ? Hélas ! Pourquoi lever vers le Ciel mes regards ? Quel secours invoquer ? Je me suis clairement, par ma piété même, acquis le nom d’impie. Mais si ce que j’endure est approuvé des dieux, les peines me feront avouer que j’ai tort ; et si l’erreur est là, puissé-je n’y subir que ce que j’en reçois sans aucune justice » (v. 921-928). Et son sursaut de fierté au dernier moment n’est sans doute pas sans amertume: « Regardez bien dignitaires thébains, à quel supplice - et sur l’ordre de qui ! - l’on traîne en moi, seul reste de vos rois, la seule et juste piété » (v. 940-943). L’amour fraternel s’est mêlé d’amour-propre et se heurte à présent à une obscurité et à une solitude totales. Elle perd la lumière et l’hymen promis, et va vers l’abîme, sans consolation ni consolateur, sans espérance ni sauveur : le ciel est vide. Et elle se suicide pour échapper à la souffrance radicalement absurde.

Il est beau de mourir pour le respect d’une loi mais ce sacrifice est, d’une certaine manière, profondément inhumain et frustrant. A l’opposé, le martyr chrétien témoigne d’une Présence, d’un Dieu qui est Amour ⁠[120], qui s’est fait le Juste souffrant pour nous rejoindre au fond de notre détresse, source et fin de tout amour. L’amour d’Antigone n’est qu’un amour humain, noble peut-être mais fragile et d’une certaine manière toujours égocentrique puisqu’il apparaît comme sa propre cause et sa propre fin⁠[121].

Si l’amour d’Antigone, au nom d’une loi supérieure et bien identifiée (enterrer les morts) la pousse à transgresser la justice humaine, c’est-à-dire la loi établie par Créon, l’amour chrétien pénètre les relations humaines et le lien au monde, d’une lumière qui les dépasse certes mais les transforme de l’intérieur et les anime d’une joie particulière⁠[122]. L’amour est désormais la seule loi⁠[123] : « Aimez vos ennemis […]. Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux. […] aimez vos ennemis…​ »⁠[124]

Egalité de dignité

Le Christ ne fait acception de personne⁠[125] et dissout la tripartition fonctionnelle et les sociétés à ordres qu’elle a engendrées.⁠[126] Dans le monde indo-européen, on retrouve une division de la société en trois classes hiérarchisées et définies par les fonctions exercées par leurs membres. Hiérarchie qui peut être le reflet d’une triade de divinités. Ainsi, aura-t-on une classe religieuse, une classe militaire et une classe productrice. Avec des nunaces on retrouve cette tripartion aussi bien en Inde qu’en Grèce, à Rome, en Gaule ou encore dans les pays nordiques

A propos de l’ancien Régime, de le fameuse « monarchie absolue de droit divin »,où nous retrouvons les trois ordres (Clergé, noblesse et tiers état) un ancien archevêque français ne craint pas d’écrire qu’« En réalité, la société de l’ancien régime, malgré les apparences, n’était pas plus chrétienne que la nouvelle »

Il avance trois arguments : « par principe : aucune réalisation temporelle ne peut s’identifier au Règne du Christ ; Louis XIV avait essayé de revenir à l’unité « sacrale » des deux ordres, en « domestiquant » le clergé à la cour, et en imposant par la violence l’unité de foi à tous ses sujets ; enfin, autre retour au paganisme, cette société se voulait une société à « ordres ». Elle avait tenté de rétablir entre les hommes une différence de nature (basée sur la naissance) et non pas seulement une différence de fonctions. »[127]

L’option préférentielle pour les pauvres.

Dès l’Ancien testament, dans isaïe, nous trouvons l’annonce d’une alliance particulière entre le Seigneur et le pauvre:

 « L’Esprit du Seigneur Dieu est sur moi. Le Seigneur, en effet, a fait de moi un messie, il m’a envoyé porter joyeux message aux humiliés, panser ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs l’évasion, aux prisonniers l’éblouissement, proclamer l’année de la faveur du Seigneur, le jour de la vengeance de notre Dieu, réconforter tous les endeuillés, mettre aux endeuillés de Sion un diadème, oui, leur donner ce diadème et non pas de la cendre, un onguent marquant l’enthousiasme, et non pas la langueur. […] Car moi, le Seigneur, j’aime le droit, je hais le vol enrobé de perfidie, je donnerai fidèlement votre récompense : je conclurai pour vous une alliance perpétuelle. »[128]

Ce texte ne peut être clairement compris qu’à travers le Nouveau Testament où le Christ se fera pauvre parmi les pauvres au point de s’identifier à chacun d’entre eux comme le révèle l’évangile selon saint Matthieu : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare ses brbis des chèvres. Il placera les brebis à sa droite et les chèvres à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : « Venez les brebis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi. » Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ? Qaund nous ets-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir ? Quabnd nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison, et de venir à toi ? » Et le roi leur répondra : « En vérité, je voyus le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ! » Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : « Allez-vous-en loin de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’éatis un étranger et vous ne m’avez pas recueilli ; nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. » Alors eux aussi répondront: « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou en prison, sans venir t’assister ? » Alors il leur répondra : « En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. » Et ils s’en ironrt, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle. »[129]

Paul explique que Jésus-Christ « s’est dépouillé prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes […] il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix. »[130] « Pour vous, dit-il, de riche qu’il était, s’est fait pauvre, pour vous enrichir de sa pauvreté. »[131]

En conséquence, les Pères de l’Église diront : « Prêtons « Prêtons assistance au Christ, secourons le Christ, nourrissons le Christ, habillons le Christ, accueillons le Christ, honorons le Christ. »[132] Ou encore: « Dieu souffre en ce monde le froid et la faim dans tous les pauvres […] Quand un pauvre a faim,

le Christ est dans le besoin. […] Chaque fois qu’un pauvre approche de ta maison, c’est sans aucun doute le Christ qui vient. »[133]

*

Ce survol sommaire de quelques dimensions essentielles du message chrétien nous fait pressentir que toutes les questions qu’aborde la réflexion sociale et politique, en général, vont être éclairées d’un jour foncièrement original et unique.

A première vue, le message n’a rien d’original puisqu’à l’instar de tous les pouvoirs du monde, pourrait-on dire, « l’Église indique la façon de construire la cité en fonction de l’homme, dans le respect de l’homme »[134].

Mais cet homme est reconnu comme « quelqu’un qui a été pensé de toute éternité et choisi de toute éternité : quelqu’un qui a été appelé et nommé par son propre nom »[135]. Et cela change tout…​


1. GS 22, par. 1.
2. CEC, 1701.Le Christ manifeste l’homme à lui-même et il manifeste Dieu mais cet aspect appartient à la théologie et nous éloignerait de notre objectif. Néanmoins, nous pouvons garder cette parole de Joseph Malègue : « Loin que le Christ me soit inintelligible s’il est Dieu, c’est Dieu qui m’est étrange s’il n’est le Christ. » (Augustin ou Le Maître est là, (1933), Spes, 1966, p.787).
3. JEAN-PAUL II, Rencontre hebdomadaire du 23-11-1983, in O.R. 29-11-1983.
4. JEAN-PAUL II, Discours aux intellectuels européens, O.R. 17-11-1984.
5. JEAN-PAUL II, Allocution du 25-1-1984, op. cit.. Dans son discours à l’Unesco, Jean-Paul II fera très justement remarquer qu’ »au cours de l’histoire, nous avons déjà été plus d’une fois, et nous sommes encore, les témoins d’un processus, d’un phénomène très significatif. Là où ont été supprimées les institutions religieuses, là où les idées et les œuvres nées de l’inspiration religieuse et en particulier de l’inspiration chrétienne, ont été privées de leur droit de cité, les hommes retrouvent à nouveau ces mêmes données hors des chemins institutionnels, par la confrontation qui s’opère, dans la vérité et l’effort intérieur, entre ce qui constitue leur humanité et ce qui est contenu dans le message chrétien » (2 juin 1980).
6. CEC n° 65.
7. Ps 103, 4, 1, cité in CEC n° 102.
8. N° 140. Le CEC (128-129) précise : « L’Église, déjà aux temps apostoliques, et puis constamment dans sa Tradition, a éclairé l’unité du plan divin dans les deux Testaments grâce à la typologie. Celle-ci discerne dans les œuvres de Dieu sous l’Ancienne Alliance des préfigurations de ce que Dieu a accompli dans la plénitude des temps, en la personne de son Fils incarné.
   Les chrétiens lisent donc l’Ancien Testament à la lumière du Christ mort et ressuscité. Cette lecture typologique manifeste le contenu inépuisable de l’Ancien Testament. Elle ne doit pas faire oublier qu’il garde sa valeur propre de Révélation réaffirmée par notre Seigneur lui-même. Par ailleurs, le Nouveau Testament demande d’être lu aussi à la lumière de l’Ancien ». On peut retenir cette formule de saint Augustin : « Le Nouveau se cache dans l’Ancien, et dans le Nouveau l’Ancien se dévoile » (Hept. 2, 73).
9. BENOIT XVI, Audience générale, 9 janvier 2013.
10. SAINT IRENEE, Adversus haereses 3, 19, 1 ; cf. CEC, n. 460.
11. S. ATHANASE,  Sur l’Incarnation 54,3.
12. De festo Corporis Christi, 1.
13. Pacem in terris, n° 10.
14. Catéchèse de Benoît XVI sur saint Bonaventure (1221-1274), Audiences générales, 3-17 mars 2010.
15. COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, Editions universitaires, 1963, p. 59.
16. JEAN-PAUL II, Allocution du 25-9-1984.
17. Mc 6, 3.
18. Mt 13, 55.
19. Dans La République (livre III, 415), Platon décrit l’ordre hiérarchique des hommes et place au dernier rang les travailleurs : « Le dieu qui vous façonne, en produisant ceux d’entre vous qui sont faits pour commander, a mêlé de l’or à leur substance, ce qui explique qu’ils soient au rang des plus honorables ; de l’argent chez ceux qui sont faits pour servir d’auxiliaires ; du fer et du bronze dans les cultivateurs et généralement ceux qui ont un métier ». Dans le Gorgias (512c), le dédain du philosophe pour l’ingénieur est bien mis en avant : « Il n’en est pas du tout moins vrai que toi, tu es pour lui plein de mépris, ainsi que pour l’art qui est le sien ; que ce serait en manière d’opprobre que tu le traiterais de mécanicien, et que tu ne consentirais ni à donner à son fils la main de ta fille, ni à prendre pour toi le sienne. »
20. Il écrit notamment: « Tous les artisans ont un métier méprisable, car l’atelier ne peut rien avoir d’estimable » (De Officiis, 1-42).
21. Hésiode notamment qui réagit contre l’esprit du temps : « Ce n’est pas le travail, mais l’oisiveté qui est un déshonneur » (Les Travaux et les Jours). On peut aussi citer Virgile qui rend hommage, dans les Géorgiques, aux hommes qui peinent sur la charrue.
22. La Politique, 1253 b 35.
23. Le point délicat était celui de l’esclavage sur lequel reposait tout le système économique antique (on compte, dans les grandes cités, de 3 à 5 esclaves pour un homme libre) et qui fut en maints endroits une protection contre la misère. L’action de l’Église, à la suite de saint Paul (Eph, 6, 5-9), « a tendu à ce que tous les droits naturels à l’homme soient reconnus aux esclaves » (LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV Les droits et devoirs individuels, 1946, p. 163) : droit à la vie, droit à un pécule permettant une certaine indépendance et même le rachat de sa condition, droit de se marier, d’élever des enfants, etc.. Il faut noter que quelques sociétés païennes reconnurent parfois certains de ces droits. Mais ce fut l’honneur de l’Église de les rappeler inlassablement et de plus en plus efficacement au fur et à mesure que son influence s’étendait dans l’Empire puis l’ex-empire romain. Les premiers conciles témoignent de cet effort pour adoucir le sort des esclaves et amener les peuples chrétiens à les affranchir (cf. CASTELEIN A., Droit naturel, A. Dewit, 1912, pp. 122-123).
24. Cf. note 313.
25. GIMPEL J., La révolution industrielle au Moyen Age, Seuil, Coll. Points-Histoire, 1975.
26. GIMPEL J., op. cit., p. 14.
27. De 69 à 79.
28. Vespasien, XVIII.
29. GIMPEL J., op. cit., pp. 160 et 226.
30. MOULIN Léo, La société de demain dans l’Europe d’aujourd’hui, Denoël-Ferro, 1966, p. 49.
31. LEONARD A.-M., Trinité d’amour, Eucharistie pour notre route, Ed. de l’Emmanuel, 1999, p. 17.
32. Cf. LIBERT. A.-M., op. cit., p. 19.
33. Rm, 5, 12 et svts.
34. Le Livre de la Foi, Desclée, 1987, p. 48.
35. CEC, n° 654.
36. Commentant la lettre apostolique Tertio Millenio Adveniente, A.-M. Léonard dit clairement : « …nous devons purifier notre mémoire chrétienne, en reconnaissant que, si le monde est encore si peu transformé, apparemment, par la nouveauté du Christ, c’est parce que, dans le passé et aujourd’hui encore, nous avons fait barrage aux sources de la grâce et les empêchons de couler par l’accumulation de nos médiocrités. Au milieu d’être, dans le Christ, une « création nouvelle » (cf. 2 Co 5, 17), nous nous sommes « modelés sur le monde présent » (cf. Rm 12, 2). Face à la jeunesse du Christ, nous devons donc demander pardon pour ce monde vieilli dont nous sommes les complices » (Trinité d’amour, Eucharistie pour notre route, Ed. De l’Emmanuel, 1999, p. 17).
37. Cf. GRELOT P., De la mort à la vie éternelle, Cerf, 1971, notamment chap. 2.
38. 1861-1949. Son œuvre majeure: L’action (1893-1937), Quadrige-PUF, 1993.
39. LECLERC Marc, La destinée humaine, Pour un discernement philosophique, Culture et Vérité, 1993, p. 160.
40. Cf. les travaux de PROPP Vladimir (1895-1970), Morphologie du conte (1928), Seuil, 1970 et de BETTELHEIM Bruno (1903-1990), Psychanalyse des contes de fées, Laffont, 1976.
41. 1911-2008.
42. Cinéma et nouvelle naissance, Albin Michel, 1981.
43. Cf. CEC n° 648.
44. CEC, 254.
45. Cf. JEAN-PAUL II, L’Esprit dans l’Ancien Testament, Audience générale, 13 mai 1998, in OR, 19-5-1998, p. 20.
46. In Trinité d’amour, Eucharistie pour notre route, Ed. de l’Emmanuel, 1999, p. 31.
47. Allocution du 25-1-1984, op. cit..
48. Cf. Mt 22, 36-40 : « « Maître, quel est dans la loi, le plus grand commandement ? » Jésus répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit (Dt. 6,5). C’est là le grand, le premier commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Lv. 19, 18). A ces deux commandements se réduisent toute la Loi et les Prophètes. » » Jn 13, 34: « Je vous donne un commandement nouveau: Aimez-vous les uns les autres ; comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres…​ ». Rm, 13, 8-10 : « Ne soyez en dette envers personne, si ce n’est d’amour mutuel ; car celui qui aime son prochain, a réalisé toute la loi. En effet, les préceptes : Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne tueras point, tu ne déroberas point, tu ne convoiteras point, et tous les autres, se résument dans cette parole: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. la charité ne fait point de mal au prochain. La charité est donc l’accomplissement de la loi ». Ga 5, 14: « …​toute la loi se résume en un précepte : Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
49. 1 Co., 13, 4-7.
50. Rm 8, 11.
51. 1 Co 6, 13-15 ; 19-20.
52. Le disciple « ne s’accroche pas au succès, encore moins à l’échec. Il se réjouit seulement de ce que son nom se trouve inscrit dans les cieux (cf Lc 10, 20) » ( JEAN-PAUL II, Aux laïcs, Anvers, 17 mai 1985)
53. 1891-1981. Arturo Carlo Jemolo est un juriste et historien italien. Il fut professeur de droit ecclésiastique dans diverses universités italiennes, conseiller politique au Vatican. Il a aussi été déclaré Juste parmi les nations. Auteur notamment de L’Église et l’État en Italie : du Risorgimento à nos jours, Seuil, 1960.
54. BAUSOLA A., La tradition philosophique européenne : enjeux et défis de la modernité, in Christianisme et culture en Europe, Mémoire, Conscience, Projet, Colloque présynodal, Vatican, 28-31 octobre 1991, Mame, 1992, pp. 49-50. Né en 1930, il fut recteur de l’Université du Sacré-Coeur à Milan.
55. Méditation, in Géopolitique, n° 36, hiber 1991, p.8.
56. 2 P 3, 12.
57. 2 P 3, 13.
58. GS 39, 2.
59. Lettre apostolique Tertio Millenio Adveniente, 1994.
60. Id.
61. Viens Seigneur Jésus, Retraite au Vatican, Ed. de l’Emmanuel, 1999, p. 114.
62. Id., pp. 114-115.
63. Aux laïcs, Anvers, 17-5-1985.
64. La liberté pour quoi faire ?, Gallimard, Idées, 1953, p. 15.
65. Dans le même ordre d’esprit, on reproche régulièrement au Souverain pontife de recevoir ou de visiter telle personnalité politique controversée. Ces critiques paraissent bien légères pour deux raisons. Ce que voyant, les ph Tout d’abord le saint Père suit, comme nous y sommes tous invités, l’exemple du Christ qui a connu ce genre de situation : « Comme Jésus était à table dans la maison, de nombreux publicains et pécheurs vinrent prendre place avec lui et ses disciples. Les Pharisiens dirent aux disciples : « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ? » Jésus l’entendit : « Les gens vigoureux, dit-il, n’ont pas besoin du médecin, mais bien les malades. Allez donc apprendre le sens de cette parole : Je désire la miséricorde et non les sacrifices (Os. 6,6). Je se suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs. » (Mt. 9, 10-13). Par ailleurs, la lecture des allocutions prononcées lors de ces rencontres, révèle toujours la mise en question de toutes les atteintes aux droits des gens sous quelque forme qu’elles se présentent.
66. Cf. sur ce sujet: LECLERC Gérard, Gaudium et spes, A props de l’Église face à la modernité, in Vatican II, Lecture de quelques grands textes, Ecole de la Foi, Namur, 1991-1992, pp. 129-135.
67. Avant ce document synthétisant les griefs de l’Église, on peut citer les avertissements de PIE IX (Qui pluribus, 9-11-1846 ; Nostis et Nobiscum, 8-12-1849 ; Quanta Cura et Syllabus, 8-12-1864), LEON XIII (Quod Apostolici Muneris, 28-12-1878 ; Diuturnum Illud, 29-6-1881 ; Humanum Genus, 20-4-1884 ; Rerum novarum, 15-5-1891 ; Lettre du 10-7-1895 ; Discours du 8-10-1898 ; Pervenuti all’anno, 19-3-1902), PIE X (Fermo proposito, 11-6-1905), BENOIT XV (Lettre du 11-3-1920), PIE XI (Divini illius magistri, 31-12-1920, Caritate Christi Compulsi, 3-5-1932).
68. Cf. la parabole des talents (Mt. 25, 14-30) où le maître qui représente le Seigneur, s’en va, confiant des sommes considérables à ses serviteurs et qui ne demande que « longtemps après » ce qu’ils ont fait des sommes reçues.
69. 13-1-1966, in DC 20-2-1966.De son côté, M.-D. Chenu, écrit en 1955: « Je ne récuse pas l’optimisme qui, d’un bouit à l’autre, a soutenu notre recherche et qui, peut-être, dans l’état de guerre froide où nous vivons, n’est pas sans quelque candeur. Cet optimisme, j’ose le couvrir du patronage du cardinal Suhard [1874-1949, archevêque de Paris durant la guerre] qui, dans s afameuse lettre pastorale [Essor ou déclin de l’Église, 1947], diagnostique dans les conjonctures présentes « non les suites d’une catastrophe, mais les signes avant-coureurs d’un proche enfantement ». Le malaise présent, dit-il, ne procède ni d’une décadence du monde, ni même d’une « maladie » : c’est une crise de croissance. » (Pour une théologie du travail, Seuil, 1955, p. 107.)
70. Vu le caractère dialectique du marxisme, la contradiction doctrinale et pratique pure et simple aurait alimenté le système. Partir des aspirations concrètes des populations et tâcher de leur donner corps à travers les principes de la DSE sans polémique fondamentale pouvait déstabiliser le régime. Gorbatchev lui-même a reconnu : « Nous pouvons affirmer que tout ce qui s’est passé en Europe orientale au cours des dernières années n’aurait pas été possible sans la présence du pape » (Figaro, 13-3-1992). On peut lire sur ces événements : LECOMTE B., La vérité l’emportera toujours sur le mensonge, J.-C. Lattès, 1991 ; LENSEL D., Le passage de la mer rouge, Le rôle des chrétiens dans la libération des peuples de l’Est, Fleurus, 1991 ; LAURENTIN R., Les chrétiens détonateurs des libérations à l’Est, O.E.I.L., 1991, Comment la Vierge Marie leur a rendu la liberté, O.E.I.L., 1991.
71. TMA, n° 46.
72. Franciscian, 1221-1274.
73. Audiences générales, 3-17 mars 2010.
74. Une bonne compréhension de l’eschatologie le confirme: « Le Royaume de Dieu est en état de tension. Il est entré dans le monde, il est déjà « réalisé » et cependant il est toujours « à venir », objet de notre espérance. Jamais il ne trouvera sur cette terre son accomplissement, et cependant il n’est pas absent. C’est bien le même Royaume qui déjà anime notre histoire. Son mide d’être est celui de la tension et de l’implusion. le Royaume se trouve parmi nous comme une impulsion, un appel et une préparation de son avènement parfait. » (COMBLIN J., Théologie de la Paix, II, Applications, Editions universitaires, 1963, p. 59).
75. Pour approfondir cette question importante des rapports entre justice et miséricorde, on lira l’encyclique Dives in Misericordia (1980).
76. Apostolicam actuositatem (AA), n° 8. N. de Malebranche dans son Traité de morale (1683) écrit : « Il faut toujours rendre justice avant que d’exercer la charité. »
77. Homélie à New Orleans, 12-9-1987, O.R. 29-9-1987, p. 9. Le Pape fait allusion ici à l’adage latin « Summum jus, summa injuria » (« Le comble de la justice est le comble de l’injustice ») cité notamment par Cicéron.
78. J. Franck raconte un fait divers très révélateur. Le 27 décembre 1996, la famille Vajeu installée depuis trois ans en Belgique recevait quatre heures pour rassembler ses affaires et quitter le pays à destination de la Roumanie, sa terre natale. Le père, médecin à la clinique Saint-Joseph d’Arlon, son épouse radiologue à Notre-Dame de la Miséricorde de Libramont et le fils excellent élève de l’Institut Notre-Dame de Bertrix étaient coupables de  »n’avoir pas reçu l’agrément du Commissariat général aux réfugiés et apatrides ». Le journaliste commente l’événement en ces termes : « Non, nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde. Oui, il faut réglementer l’installation en Belgique des étrangers, réfugiés économiques ou politiques. Et oui encore, les lois doivent être appliquées, lorsqu’elles sont votées. Mais l’arbitraire commence quand on respecte la lettre plus que l’esprit. Et l’iniquité, lorsque le pouvoir ne passe à l’exécution qu’après des délais abusifs d’atermoiements et de tergiversations. (…) La prescription, comme les libérations conditionnelles ou les circonstances atténuantes, est le fruit de la réflexion de grands juristes du dix-neuvième siècle soucieux de faire en sorte que la Justice ne soit pas …​injuste ! (…) On est loin, dans le cas qui nous occupe, d’une telle humanité ! Ni l’ordre d’exécution, ni la façon de procéder ne témoignent en faveur de la mesure et du discernement d’une Administration, sans doute tellement emberlificotée dans ses paperasses qu’elle en finit par fonctionner à la manière des automates .(..) Une justice de robot : Kafka a montré dans « La Métamorphose », comment elle change un homme en vermine. Sommes-nous si loin du cas de Monsieur Ciprian Vajeu et de sa famille ? Ce n’est pas sûr » (Une justice de robot, in La Libre Belgique, 30-11 et 1-12-1996).
79. MESNIL Michel, Fritz Lang : le jugement, Le Bien commun, Michalon, 1996 (cité in La Libre Cinéma, 4-12-1996).
80. Egisthe, amant de Clytemnestre, a tué son époux Agamemnon à son retour de Troie. Electre veut venger son père et pousse son frère Oreste à tuer les coupables. Après la mort d’Egisthe racontée par un messager, l’auteur va s’attarder à celle de Clytemnestre et montrer la complexité des sentiments qui animent les protagonistes désemparés après leur crime. Même les dieux ne semblent pas approuver tous ce qui s’est passé. S’adressant à Oreste, les Dioscures qui symbolisent la Justice déclarent à propos de Clytemnestre : « Juste est son châtiment, mais non ton acte ». (Lire v. 1168-1359). Dans sa version d’Electre, Sophocle évoque d’abord, sans trop s’attarder aux réactions des protagonistes, la mort de Clytemnestre mais s’attarde à celle d’Egisthe qui apparaît courageux face à son châtiment et qui déstabilise Oreste par son attitude. A Oreste qui le pousse à entrer dans le palais pour y subir sa punition, Egisthe réplique : « Dans le palais ! Pourquoi ? Si l’acte est glorieux, pourquoi chercher la nuit, sans frapper à l’instant ? » (Cf. Exode, v. 1398-1510).
81. Mt., 5, 7.
82. L’exil d’Hélène, op. cit., p. 140.
83. L’homme révolté, op. cit., p. 16.
84. Si, dans un réflexe sécuritaire, la justice des hommes, par exemple, traite les adolescents comme des adultes, elle rate son rôle éducatif.
85. Face à une frange de la population scandalisée, le P. Xavier Dijon s.j., ancien Doyen de la faculté de droit de Namur, a longuement justifié l’accueil de Michelle Martin au monastère des sœurs clarisses à Malonne. Pour rappel, « Michelle Martin, ex-épouse et complice de marc Dutroux, a été arrêtée en 1996. Reconnue coupable de participation criminelle à la séquestration de six mineures d’âge […
86. N° 2266.
87. Il va sans dire que la force peut être nécessaire dans des cas critiques.
88. PIE XI, Non abbiamo bisogno (1931), Divini redemptoris (1937) et Mit brennender Sorge (1937). On connaît les accusations récurrentes portées contre Pie XII. Or, on dispose aujourd’hui d’un livre essentiel de BLET Pierre : Pie XII et la Seconde Guerre mondiale d’après les archives du Vatican, Perrin, 1997. Livre essentiel care il s’appuie sur les 12 volumes des Actes et documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale. Durant 15 ans, le Père Blet a travaillé à la publication des archives de la Secrétairerie d’État, publication autorisée par le Pape Paul VI pour répondre précisément aux accusations portées contre Pie XII. Il ressort de ces recherches que tout ce qui a été dit à propos d’un Pie XII passif ou complice est une pure légende qui ne repose absolument sur aucun document. Les détracteurs du souverain pontife calomnié sont rigoureusement incapables de fournir une preuve de ce qu’ils affirment. Ils se réfèrent à des on-dit, à des correspondances inexistantes voire à des faux purs et simples. La réalité c’est un pape qui utilise tous les moyens dont il dispose pour éviter la guerre, pour dissuader l’Allemagne d’attaquer la Pologne, pour persuader l’Italie de se dissocier de Hitler, pour s’opposer aux déportations. La réalité c’est aussi un pape qui vint directement en aide à ceux qu’il pouvait atteindre physiquement : les Juifs de Rome. Ce qui valut à Pie XII la reconnaissance particulière du Grand Rabbin de Rome. Les lecteurs pressés peuvent lire P. Blet, La légende à l’épreuve des archives, OR, n° 14, 7-4-1998, p. 7.
89. Historien né en 1932. Cet ancien membre du Parti communiste français revenu au christianisme a publié de nombreux ouvrages sur l’univers marxiste et sur le christianisme. Une de ses oeuvres majeures est Les origines intellectuelles du léninisme, Calmann-Lévy, 1977.
90. BESANCON A., La situation politique polonaise, Commentaire, 45, printemps 1989, pp. 41-47. On peut lire une critique plus générale de l’attitude de l’Église en matière politique dans BESANCON A., Qui est César ?, Communio XIV, 6, novembre-décembre 1989, pp. 100-111. On pourra poursuivre la réflexion avec la réponse de G. Chantraine, à la suite (pp. 112-113) et la réponse d’A. Besançon dans la même revue XV, 2, mars-avril 1990.
91. Né en 1943. Syndicaliste puis Président de la République de Pologne de 1990 à 1995.
92. Ce reproche fut aussi adressé au Pape par le dissident soviétique Alexandre Zinoviev.
93. 1948-2011.
94. ZYCINSKI Mgr Joseph, Victoire sur le marxisme en Pologne, Facteurs religieux et intellectuels, Communio XVII, 1, janvier-février 1992, pp. 88-108. Notons que le dissident polonais Adam Michnik a défendu la même thèse que l’évêque de Tarnow.
95. Mgr Zycinski fait aussi très justement remarquer que la position de Besançon rejoignait en fait la théorie amorale d’action révolutionnaire élaborée par Lénine et Trotsky. La force transformatrice et pacifique de Solidarnosc fut d’être, au contraire, une « éthique de résistance ». A ce propos, on peut lire TISCHNER Joseph, Ethique de Solidarité, Ardant-Criterion, 1983.
96. 1920-1979. Romancier, auteur de théâtre, essayiste, scénariste et dialoguiste au cinéma, il fut proche des maoïstes avant de s’engager comme catholique fervent. On retiendra : « Dieu est Dieu, nom de Dieu, Grasset, 1974 ; Nous l’avons tous tué ce juif de Socrate, Seuil, 1977 ; Deux siècles chez Lucifer, Seuil, 1978
97. In Le Nouvel Observateur, 13-10-1975, cité in R. COSTE R., Analyse marxiste et foi chrétienne, Editions ouvrières, 1976, p. 160.
98. 1909-2001. Juif, membre du Parti comministe roumain, converti au christianisme en 1938. Pasteur luthérien après la seconde guerre mondiale, il est emprisonné et à certains moments torturé, de 1948 à 1964. Il quitte la Roumanie et fonde l’association La voix des martyrs pour défendre les droits des chrétiens dans les pays communistes et musulmans. Il a écrit notamment: « L’église du silence torturée pour le Christ, Apostolat des Editions, 1969 et Karl Marx et Satan, Apostolat des Editions,1976
99. WURMBRAND R., On devrait aimer même les pires, La voix des martyrs, n°4, avril 1991, p.7. L’auteur a raconté aussi cette histoire dans Détresse et victoire, Le retour en Roumanie, Stephanus Edition, 1991, pp. 87-90.
100. 1918-1989. Secrétaire général du Parti communiste roumain, il fut Président de la République socialiste de Roumanie.
101. Le dictateur et sa femme ont été fusillés après une parodie de jugement et toute leur famille a été emprisonnée (ndlr).
102. Les Jeunesses communistes.
103. Disons que si la timidité, l’indifférence, l’incapacité ou, plus gravement, le scandale d’une conduite en contradiction avec les principes que l’on prétend défendre peuvent nous rendre plus ou moins responsables d’une errance, il n’en reste pas moins vrai que, dans les meilleurs conditions spirituelles et morales possibles, la liberté peut dire non à Dieu, alors que les éducateurs, par exemple, ont tout bien entrepris pour faire aimer Dieu. L’amour ne se contraint pas, ne s’enseigne pas, ne se conditionne pas.
104. Né en 1873, Juliu Maniu fut à deux reprises Président du Conseil. Il s’opposa, avant guerre, à la politique pro-fasciste de Charles II puis à la politique pro-allemande du 1er ministre Antonescu avant même que celui-ci ne soit limogé par le roi Michel. En 1946, Maniu fut arrêté par les communistes et mourut en prison en 1953.
105. Ps 103, 14.
106. Cf. CANTALAMESSA P. Raniero, La valeur politique de la miséricorde,in Zenit, 1er avril 2008.le P. Cantalamessa est un franciscain, prédicateur de la Maison pontificale.
107. Faustine Kowalska (1905-1938) est une religieuse polonaise mystique canonisée en 2000. Cf. son Petit journal, Hovine Marquain, 1985.
108. Cf. Communio, n° XXXV, 4, 2010. L’importance de la promesse et du pardon a été aussi soulignée par ARENDT Hannah, in Condition de l’homme moderne, Calmann Lévy, 1983, pp. 301-314. Très simplement, le pape François déclare : « 'Pardon !' C’est une parole difficile et pourtant nécessaire. Si nous ne sommes pas capables de nous excuser, nous ne serons pas capables de pardonne. Beaucoup de blessures dans les familles commencent par l’oubli de cette belle parole. » (13 mai 2015).
109. Gustave Thibon a très bien illustré cela : « Suivant notre attitude affective à leur égard, les mêmes liens peuvent être acceptés comme des attaches vivantes ou repoussées comme des chaînes, les mêmes murs peuvent avoir la dureté oppressive de la prison ou la douceur intime du refuge. l’enfant studieux court librement à l’école, le vrai soldat s’adapte amoureusement à la discipline, les époux qui s’aiment s’épanouissent dans les « liens » du mariage. Mais l’école, la caserne et le ménage sont d’affreuses geôles pour l’écolier, le soldat ou les époux sans vocation. l’homme n’est pas libre dans la mesure où il ne dépend de rien ni de personne : il est libre dans l’exacte mesure où il dépend de ce qu’il aime, et il est captif dans l’exacte mesure où il dépend de ce qu’il ne peut pas aimer. Ainsi le problème de la liberté ne se pose pas en termes d’indépendance, il se pose en termes d’amour. Notre puissance d’attachement détermine notre capacité de liberté. Si terrible que soit son destin, celui qui peut tout aimer est toujours parfaitement libre, et c’est dans ce sens qu’il est parlé de la liberté des saints. A l’extrême opposé, ceux qui n’aiment rien ont beau briser des chaînes et faire des révolutions : ils restent toujours captifs. Tout au plus arrivent-ils à changer de servitude, comme un malade incurable qui se retourne sur son lit.
   Est-ce à dire qu’on doive accepter indifféremment toutes les contraintes et s’efforcer d’aimer tous les jougs ? Cette voie des saints ne saurait être proposée comme un idéal social. Tant que le mal et l’oppression seront de ce monde, il y aura des jougs et des chaînes à briser. Mais ce travail révolutionnaire ne peut pas être une fin en soi: la rupture d’une attache morte doit aboutir à la consolidation d’un lien vivant. il ne s’agit pas d’investir chaque individu d’une indépendance illusoire : il s’agit de créer un climat où chaque individu puisse aimer les êtres et les choses dont il dépend. Si notre volonté d’indépendance n’est pas dominée et dirigée par ce désir d’unité, nous sommes mûrs pour la pire servitude. Je le répète : l’homme n’a pas le choix entre la dépendance et l’indépendance ; il n’a le choix qu’entre l’esclavage qui étouffe et la communion qui délivre. L’individualisme - nous ne l’avons que trop vu - n’est qu’un refuge provisoire ; nous ne sommes pas seuls ; nous ne pouvons pas nous abstraire les uns des autres et, bien avant l’égalité suprême de la mort, le même destin nous emporte. il dépend de nous seuls de faire ce destin commun favorable ou néfaste » (Retour au réel, Ed. universitaires, Bruxelles, 1946, pp. 141-143).
110. Traduction Marcel Desportes, Bordas, 1972.
111. Notons au passage le « sexisme » de Créon qui ne supporte pas qu’une femme précisément lui tienne tête.
112. Le grand-prêtre Tirésias condamne l’aveuglement de Créon « Tu n’en a pas le droit, ni aucun dieu du Ciel, et par là tu commets acte de violence. Ouvrières de mort, attendant de te perdre, des dieux de l’Hadès te guettent les Furies, et dans les mêmes rêts te prendra le malheur » (v. 1072-1076).
113. Camus, à propos de la tragédie grecque en général, écrit : « Le chœur donne principalement des conseils de prudence…​Il sait que sur une certaine limite tout le monde a raison et que celui qui, aveuglément ou par passion, ignore cette limite, court à la catastrophe pour faire triompher un droit qu’il croit être le seul à avoir. Le thème constant de la Tragédie antique est ainsi la limite qu’il ne faut pas dépasser…​ Le chœur tire la leçon, à savoir qu’il y a un ordre, que cet ordre peut être douloureux, mais qu’il est pire encore de ne pas reconnaître qu’il existe. La seule purification revient à ne rien nier ni exclure, à accepter le mystère de l’existence, la limite de l’homme, et cet ordre enfin où l’on sait sans savoir » (Conférence d’Athènes, 1955).
114. Au théâtre, outre les nombreuses Antigone antiques, on peut citer les œuvres de Rotrou (Antigone, 1638), Racine (La Thébaïde, 1664), Alfieri (Polynice, Antigone, 1783), Cocteau (Antigone, 1922), Anouilh (Antigone, 1944), l’adaptation de Brecht (1945) ou Rambaud (Des oranges pour Antigone, 1976). Les musiciens ont traité le thème : Hasse (1723), Traetta (1772), Mendelssohn-Bartholdy (1884), Saint-Saens (1893), Honneger (1927), P.-G. Bourgeois (1930)
115. C’est le cas dans la tragédie de Robert Garnier, Antigone ou la Piété (1580) ou du poème de P.-S. Ballanche, Antigone, 1813).
116. En 1989, une représentation d’Antigone fut l’étincelle qui provoqua la « révolution » hongroise.
117. 1912-1986. Ce prêtre belge fut professeur de philosophie à l’Université catholique de Louvain, participa aux travaux préparatoires de la constitution Gaudium et spes, secrétaire du Secrétariat pour l’unité des chrétiens, recteur le l’Institut oecuménique de Jérusalem, membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.. Son oeuvre majeure : Littérature du XXe siècle et christianisme, 6 volumes, Casterman, Artel, Beauchesne, 1953-1993.
118. Sagesse grecque et paradoxe chrétien, Casterman, 1947, pp. 178-179.
119. Elle avait déclaré fièrement : « je dois mourir un jour, et le savais fort bien sans qu’il fût pour cela besoin de ton édit ; si c’est avant mon tour, cela même est un gain, car peut-on comme moi, dans les malheurs sans nombre, ne pas considérer la mort comme un bienfait ? » (v. 460-464).
120. 1 Jn, 4, 16.
121. En réalité, il ne l’est pas car l’esprit de Dieu est à l’œuvre partout et en tous depuis les origines.
122. Cette joie ne nie pas la souffrance et l’angoisse du martyr mais elle est certitude de la victoire sur la mort. Le Christ lui-même a connu la frayeur et l’angoisse (Mc, 14, 33) mais son cri déchirant « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné » (Mt, 27, 46 ; Mc 15, 34) est le début du psaume 21 (22) qui devient cantique de reconnaissance pour la conversion du monde obtenue.
123. « Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi » ( Rm 13, 8).
124. Lc 6, 27-36.
125. Cf. « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ. » (Ga 3, 28).
126. Ce type de structure a été mis à jour par Georges Dumézil (1898-1986), linguiste, historien des religions et anthropologue, auteur d’une oeuvre considérable.
127. SIMON Hippolyte, Église et politique, Centurion,1990, p. 84.
128. Is 61, 1-3 et 8.
129. Mt 25, 31-46.
130. Ph 2, 7-8.
131. Co 8, 9
132. ST GREGOIRE de Naziance, Sermon 14.
133. ST CESAIRE d’Arles, Sermon 25.
134. JEAN-PAUL II, Allocution, Salvador de Bahia, 6 juillet 1980, DC n° 1791, 3-17 août 1980.
135. JEAN-PAUL II, Message de Noël, 1978.