Il est normal que l’Église catholique cherche à justifier son engagement mondain puisque depuis son origine elle s’est investie dans les problèmes temporels. Elle estime que c’est son devoir, sa mission et donc son droit le plus strict. Nous avons vu que de plus en plus les Églises protestantes, longtemps critiques vis-à-vis de la ligne de conduite catholique, partagent le même souci social avec des arguments semblables.
Mais des penseurs non chrétiens voire oppsés au christianisme nous onfortent dans l’idée que l’Église doit rester agissante dans le monde, au sens où nous avons pris cette expression.
Bergson
On se souvient peut-être des analyses proposées par Henri Bergson[1] dans son célèbre ouvrage Les deux sources de la morale et de la religion[2]. Il souligne une opposition relative entre, d’une part, la morale close et la religion statique et, d’autre part, la morale ouverte et la religion dynamique. d’un côté, les règles imposées par une société déterminée rendent possible la vie en commun. Ce sont des obligations et des habitudes qui répondent à une sorte d’instinct social naturel. Dans cette société close, la cohésion sociale est renforcée par la croyance naturelle à des forces impersonnelles qui s’expriment dans la magie et la sorcellerie ou en un Dieu suprême, souverain incontesté. d’un autre côté, apparaissent des personnalités exceptionnelles, prophètes, saints, sages, qui interpellent le conformisme social dont ils se sont libérés au nom au nom d’une charité universelle, d’une mystique qui a retrouvé l’élan vital. Pour Bergson, une influence mutuelle s’exerce au profit des deux parties : l’obligation sociale soutient la charité universelle et celle-ci adoucit les rigueurs de la loi.
On peut penser que l’opposition signalée se renforce à certaines époques où la société se ferme aux appels des héros. Il semble que ce soit le cas aujourd’hui où la culture ambiante dresse en face des héros inspirés par l’Amour créateur, ses propres modèles élevés au rang de petits dieux mais bien conformes au schéma de la société close, c’est-à-dire fermée à toute verticalité, à toute dimension qui la dépasse et la met en question[3]
Tout homme est, bon gré mal gré, dans une certaine mesure, à l’image de la société qui le nourrit, société « qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne ». Il ne faut pas sous-estimer le poids de ce conformisme social et même si un héros nous appelle à « l’élan de la vie », le modèle social agit comme un frein d’autant plus puissant que la contradiction est grande entre le saint, le sage, le prophète et le « monde ».
Dans cette optique, l’appel de notre héros, Jésus-Christ, heurte, à maints égards les canons de la morale sociale telle que nous la vivons dans nos sociétés dites développées. Il est difficile à des hommes dont l’individualisme a été exacerbé dans un univers qui exalte le pluralisme, le profit, la réussite matérielle et le plaisir immédiat de trouver séduisante la figure du Christ souffrant ! Le modèle social l’emporte tout naturellement sur le modèle christique. Pour vivre, celui-ci doit convertir la société de telle manière que la vboie du ciel soit plus aisée comme disait saint Grégoire.
Les philosophes des « Lumières » et leurs descendants
Les oppositions les plus radicales au message chrétien témoignent également mais indirectement de l’importance de l’incarnation du message chrétien.
Ainsi, au XVIIIe siècle, la philosophie des « lumières »[4] va s’efforcer de séculariser[5] la société, c’est-à-dire de rompre le lien entre le spirituel et le temporel, confinant ainsi au seul sanctuaire, dans le meilleur des cas, l’influence de l’Église.
Si, dans les Lettres anglaises[6], après avoir loué toutes les facettes de la civilisation anglaise, Voltaire consacre une dernière lettre à Pascal, c’est pour écarter une vision nuisible à l’établissement d’une société moderne, c’est-à- dire, une société « peuplée, opulente, policée »[7]. En effet, l’inquiétude métaphysique que Pascal tentait de glisser dans l’esprit du libertin de son temps risque de rendre très relative l’invitation voltairienne à se consacrer, sans se poser trop de questions, à la production des richesses indispensables au bonheur de l’homme. Le paradis n’est-il pas où nous sommes ? En même temps, Voltaire s’efforcera d’écarter la raison du domaine de la foi. Car Pascal nous interpelle d’abord au fond de notre incroyance et par là risque de toucher tous les hommes. Voltaire va donc, se déguiser en défenseur de la pureté de la foi et condamner comme impie, orgueilleuse et insensée la tentative pascalienne d’ébranler le matérialisme de son interlocuteur par des raisonnements.
Comme l’écrit Jean-Paul II, « la foi, privée de la raison, a mis l’accent sur le sentiment et l’expérience, en courant le risque de ne plus être une proposition universelle. Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible, puisse avoir une force plus grande ; au contraire, elle tombe dans le grand danger d’être réduite à un mythe ou à une superstition »[8]. C’est le drame du fidéisme que joue Voltaire et dont il a compris la force destructrice sous des apparences respectueuses.
De même, sans enracinement social, le message chrétien dépérit. Cette loi n’a pas échappé aux ennemis de la religion, persuadés que cette rupture est plus efficace qu’un sermon athée. Tout le XVIIIe siècle témoigne des efforts pour éliminer la présence agissante de l’Église au sein des réalités temporelles. Le film de Roland Joffé, Mission[9], a révélé au grand public en 1986, l’action destructrice du Marquis de Pombal[10], qui inspira, en tant que Secrétaire d’État pendant 27 ans, un sécularisme musclé au Portugal et dans les colonies. Les Jésuites[11] sont particulièrement visés parce qu’ils étaient efficaces, au Paraguay notamment, auprès des Indiens Guarani qui trouvent dans les « réductions » organisées par les Pères non seulement une protection contre le servage colonial et les razzias des chasseurs d’esclaves mais aussi une structure de développement économique et personnel qui respecte l’enracinement culturel des indigènes tout en leur apportant la « bonne nouvelle ». Les « réductions » espagnoles cédées au Portugal subirent les assauts de Pombal qui finalement, en 1759 expulsa les membres de la Compagnie de tous les territoires portugais. L’autoritaire marquis ne fut pas seul attelé à ce travail : le ministre et secrétaire d’État Choiseul[12] en France, d’Aranda[13] en Espagne, Du Tillot[14] dans le duché de Parme et de Plaisance, Tanucci[15] dans le royaume de Naples, suivirent la même voie. Ces attaques d’inspiration maçonnique aboutiront à la dissolution de la Compagnie de Jésus en 1773 par le pape Clément XIV[16].
Cette politique laïciste nourrie dans les « sociétés de pensée » va porter un coup terrible à l’évangélisation. Une argumentation athée ou antichrétienne, à l’expérience, ne porte guère de fruits. Elle pousse le croyant à répondre argument pour argument et à renforcer sa conviction en exerçant sa raison. Autrement efficace et donc dangereux, le slogan unique de la laïcité contemporaine : la religion est une affaire strictement privée[17].
Albert Camus
L’auteur de L’homme révolté a confirmé cette analyse en donnant à la mort de Louis XVI une valeur symbolique très significative : la mort du prince chrétien marque la fin d’une forme de présence chrétienne au « monde ». « Le 21 janvier[18], avec le meurtre du roi-prêtre, s’achève ce que l’on appelé significativement la passion de Louis XVI. Certes, c’est un répugnant scandale d’avoir présenté comme un grand moment de notre histoire l’assassinat public d’un homme faible et bon. cet échafaud ne marque pas un sommet, il s’en faut. Il reste que, par ses attendus et ses conséquences, le jugement du roi est à la charnière de notre histoire contemporaine. Il symbolise la désacralisation de cette histoire et la désincarnation du dieu chrétien. Dieu jusqu’ici se mêlait à l’histoire par les rois. Mais on tue son représentant historique, il n’y a plus de roi. Il n’y a donc plus qu’une apparence de Dieu relégué dans le ciel des principes. Les révolutionnaires peuvent se réclamer de l’Évangile. En fait, ils portent au christianisme un coup terrible dont il n’est pas encore relevé(…) ce n’est pas Capet qui meurt, mais Louis de droit divin, et, avec lui, d’une certaine manière, la chrétienté temporelle »[19]. Restera à l’Église la tâche de s’adapter à la situation nouvelle et d’inventer à travers la démocratie, comme nous le verrons plus loin, une nouvelle manière d’« incarner le Dieu chrétien ».
Lénine et ses héritiers
Après le XVIIIe siècle, les philosophies « du soupçon »[20] poursuivront et amplifieront ce travail de rupture. Ainsi en est-il de toute la mouvance marxiste-léniniste. Lénine[21] écrit que « la lutte anti-religieuse ne peut se borner à des prêches abstraits. Elle doit être liée à la pratique concrète du mouvement, qui tend à supprimer les racines de la religion »[22].
C’est dans cet esprit et au sein même du socialisme « démocratique » qu’il est demandé aux chrétiens de ne pas tenter d’insérer dans la société civile leurs options religieuses qui doivent rester strictement privées. Ainsi à la question de savoir si des chrétiens peuvent militer au sein du parti socialiste, il est répondu qu’ils « doivent considérer leurs convictions religieuses éminemment respectables, comme affaires personnelles qui ne peuvent en aucune manière interférer dans la vie publique. on peut être profondément chrétien et ardent socialiste, mais on ne peut être militant socialiste ou mandataire et promotionner l’enseignement catholique, faire campagne contre l’avortement ou s’opposer à la reconnaissance effective de la laïcité »[23].
Ces témoignages nous montrent qu’une attitude réservée, sans implication sociale, de la part des chrétiens est proprement suicidaire. La doctrine sociale n’est pas facultative.
Comme donc il est inutile, on se résout facilement à le laisser là, et ensuite à l’opprimer ; c’est pourquoi ils disent : « Trompons le juste, parce qu’il nous est inutile ». Elevez-vous, puissances suprêmes ; voici un emploi digne de vous : voyez comme la vertu est contrainte de marcher dans des voies serrées ; on la méprise, on l’accable : protégez-la ; tendez-lui la main, faites-vous honneur en la cherchant ; élargissez les voies du ciel, rétablissez ce grand chemin et rendez-le plus facile (…) ».