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e. Un danger ?

Beaucoup de nos contemporains contestent à l’Église le droit de se pencher sur les affaires du « monde » et souhaiteraient confiner son action au domaine privé. Ils redoutent, comme dit Gaudium et spes, « un lien trop étroit entre l’activité concrète et la religion : ils y voient un danger pour l’autonomie des hommes, des sociétés et des sciences »[1].

La réponse du Concile est nuancée mais capitale pour comprendre comment l’Église envisage son action dans le monde : « Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu. Bien plus, celui qui s’efforce avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient les êtres et les fait ce qu’ils sont. A ce propos, qu’on nous permette de déplorer certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits, elles ont conduit beaucoup d’esprits jusqu’à penser que science et foi s’opposaient.

Mais si, par « autonomie du temporel », on veut dire que les choses créées ne dépendent pas de Dieu, et que l’homme peut en disposer sans référence au Créateur, la fausseté de tels propos ne peut échapper à quiconque reconnaît Dieu. En effet, la créature sans Créateur s’évanouit. Du reste, tous les croyants, à quelque religion qu’ils appartiennent, ont toujours entendu la voix de Dieu et sa manifestation, dans le langage des créatures. Et même, l’oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même ».

Il n’y a donc pas de séparation, entre le domaine temporel et le domaine spirituel, comme on l’entend trop souvent, mais une distinction qui sauvegarde les spécificités en présence au sein d’un même monde.

Distinguer pour unir est le titre très significatif d’un ouvrage de Jacques Maritain. Selon le philosophe, « il semble que le cours des temps modernes soit placé sous le signe de la disjonction de la chair et de l’esprit, ou de la dislocation progressive de la figure humaine. (…) L’homme cependant est chair et esprit non pas liés par un fil, mais unis en substance. Que les choses humaines cessent d’être à la mesure du composé humain, les unes demandant leur nombre aux énergies de la matière, les autres aux exigences d’une spiritualité désincarnée, c’est pour l’homme un écartèlement métaphysique épouvantable. On peut croire que la figure de ce monde passera le jour où cette élongation sera devenue telle que notre cœur éclatera »[2].

On trouve la même inquiétude chez Albert Camus : « Alors que Platon contenait tout, le non-sens, la raison et le mythe, nos philosophes ne contiennent rien que le non-sens ou la raison, parce qu’ils ont fermé les yeux sur le reste ». Dans la mesure où ils n’envisagent plus la complexité du monde mais en compartimentent les différents aspects, Camus n’hésite pas à les comparer à une taupe qui méditerait⁠[3] !


1. GS n° 36.
2. MARITAIN Jacques, Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, Desclée de Brouwer, 1963, pp. 30-31.
3. CAMUS Albert, L’exil d’Hélène, in Noces suivi de L’été, Gallimard, Livre de poche, 1959, p. 142.