Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.

Retour à la vue standard.

c. La Tradition.

Cet enseignement de Vatican II est bien conforme à toute la tradition de l’Église même s’il n’a jamais été aussi longuement développé dans le passé.

Dans Centesimus annus, Jean-Paul II rappelait que pour l’Église, « le message social de l’Évangile ne doit pas être considéré comme une théorie mais avant tout comme un fondement et une motivation de l’action. Stimulés par ce message, quelques-uns des premiers chrétiens distribuaient leurs biens aux pauvres, montrant qu’en dépit des différences de provenance sociale, une convivialité harmonieuse et solidaire était possible. Par la force de l’Évangile, au cours des siècles, les moines ont cultivé la terre, les religieux et religieuses ont fondé des hôpitaux et des asiles pour les pauvres, les confréries ainsi que des hommes et des femmes de toutes conditions se sont engagés en faveur des nécessiteux et des marginaux, dans la conviction que les paroles du Christ « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40) ne devaient pas rester un vœu pieux mais devenir un engagement concret de leur vie »[1]. Et il ne s’agit pas simplement de charité au sens commun du terme car le pape précise que « l’amour pour l’homme, et en premier lieu pour le pauvre dans lequel l’Église voit le Christ, se traduit concrètement par la promotion de la justice »[2].

Ces considérations montrent que naturellement, pourrait-on dire, le chrétien poussé par l’Évangile, s’engage dans l’action sociale. Progressivement toutefois et particulièrement au moment où la société ambiante se déchristianise ou propose un mode de vie qui contredit le message du Christ, apparaît la nécessité d’une évolution politique qui permette à la foi de vivre, de croître et de produire ses effets dans l’ensemble de la société.

Ainsi, prêchant sur le devoir des Rois, Bossuet⁠[3] évoquant le combat de la vertu et du vice à l’intérieur des sociétés, précise d’abord que le vice ne peut être extirpé par la force mais par l’exemple de la vertu du prince. Est-ce suffisant « pour faire régner Jésus-Christ » ? Non. Les vices « dissipés » par l’exemple, il faut que la vertu soit favorisée. Telle est la mission du prince ainsi que saint Grégoire⁠[4] l’écrivait à l’empereur Maurice⁠[5] : « C’est pour cela que la puissance souveraine vous a été accordée d’en haut sur tous les hommes ; afin que la vertu soit aidée, afin que la voie du ciel soit élargie, et que l’empire terrestre serve à l’empire du ciel »[6].

Pie XII développe la même idée dans une formule forte : « De la forme donnée à la société conforme ou non aux lois divines, dépend et découle le bien ou le mal des âmes…​ »[7] .

Jean XXIII précise et explique⁠[8] que « le bien commun embrasse l’ensemble des conditions de vie en société qui permettent à l’homme d’atteindre sa perfection propre de façon plus complète et plus aisée[9]. Composé d’un corps et d’une âme immortelle, l’homme ne peut, au cours de cette existence mortelle, satisfaire à toutes les requêtes de sa nature ni atteindre le bonheur parfait. Aussi les moyens mis en œuvre au profit du bien commun ne peuvent-ils faire obstacle au salut éternel des hommes, mais encore doivent-ils les y aider positivement. »

Il faut donc conjointement changer le monde pour que la croissance spirituelle soit possible et favorisée et changer les cœurs dans la mesure où bien des maux sociaux trouvent leur origine dans le péché des hommes.

L’évangélisation du « monde » est inévitable et nécessaire. L’homme étant un être de relations, l’évangéliser c’est évangéliser ses relations. On sait que « la foi sans les œuvres est une foi morte ». Et les « œuvres » représentent précisément tout ce qui transforme le monde, le rend plus humain, plus conforme au plan de Dieu. De même que le fidéisme⁠[10] finit par détruire la foi, le refus ou l’impossibilité de vivre l’Évangile dans toutes ses conséquences terrestres, l’étouffe et la dessèche.

La société est indispensable à la croissance de l’homme. Et le chemin vers Dieu, on l’a dit et répété, peut être rendu plus facile ou plus difficile suivant la culture, le système politique ou économique. Comment l’Église, dès lors, pourrait-elle, de manière crédible et efficace, parler de la conversion de l’homme, de sa libération du péché sans tenir compte du contexte dans lequel il vit et qui, en bien ou en mal, l’influence.

Léon XIII estime qu’il a le droit et le devoir d’intervenir dans la question sociale parce que l’état des mœurs met en péril la foi. Et Paul VI parlera au nom de l’« humanisme intégral », au nom de l’homme considéré dans l’intégralité de son être matériel et spirituel.


1. CA n° 57.
2. CA n° 58.
3. Troisième sermon pour le dimanche des Rameaux, 1662.
4. Saint Grégoire Ier le Grand (540-604), élu pape en 590.
5. (539-602). Empereur byzantin en 582.
6. Apolog. Dav. II, cap. III, t.1, col. 710. Et à l’adresse des princes qui l’écoutent, Bossuet développe la pensée de saint Grégoire en ajoutant : « Ce qui rend la voie du ciel si étroite, c’est que la vertu véritable est ordinairement méprisée ; car comme elle se tient toujours dans les règles, elle n’est ni assez souple ni assez flexible pour s’accommoder aux humeurs, ni aux passions, ni aux intérêts des hommes: c’est pourquoi elle semble inutile au monde ; et le vice paraît bien plutôt, parce qu’il est plus entreprenant : car écoutez parler les hommes du monde dans le livre de la Sapience : « Le juste, disent-ils, nous est inutile » (Sg 2, 12) ; il n’est pas propre à notre commerce, il n’est pas commode à nos négoces : il est trop attaché à son droit chemin, pour entrer dans nos voies détournées.
   Comme donc il est inutile, on se résout facilement à le laisser là, et ensuite à l’opprimer ; c’est pourquoi ils disent : « Trompons le juste, parce qu’il nous est inutile ». Elevez-vous, puissances suprêmes ; voici un emploi digne de vous : voyez comme la vertu est contrainte de marcher dans des voies serrées ; on la méprise, on l’accable : protégez-la ; tendez-lui la main, faites-vous honneur en la cherchant ; élargissez les voies du ciel, rétablissez ce grand chemin et rendez-le plus facile (…) ».
7. Discours pour le cinquantième anniversaire de Rerum novarum, 11 juin 1941.
8. PT, n° 59-60.
9. Cf. MM, n° 65.
10. Le fidéisme est l’« erreur de ceux qui veulent retirer à la foi tout appui rationnel » (BOUYER). Il n’est pas inutile, ici, de rappeler que Voltaire, notamment dans sa célèbre lettre contre Pascal ( Lettres philosophiques, Vingt-cinquième lettre, 1733) s’indignera qu’on ose soutenir la pureté de la foi et de la Révélation à l’aide de la raison. Ce fidéisme feint était une habile manière de combattre la foi. Car est-il bien raisonnable de croire lorsque la raison est impuissante à confirmer la foi ? Evangéliser, c’est renouer le lien entre la foi et la raison, le ciel et la terre. C’est le souci qui anime le cardinal Danneels lorsqu’il écrit qu’« il est urgent à notre époque de retrouver et de redire au monde « les raisons de croire ». (…) une élaboration humble et discrète, mais rigoureuse, des raisons de croire est indispensable à l’évangélisation de la culture contemporaine. Croire dans le Dieu de Jésus-Christ est un acte raisonnable. Et même si les grands mystères de la foi chrétienne, comme la résurrection du Christ sont transhistoriques, il n’en reste pas moins qu’elle a lieu dans l’histoire - sous Ponce Pilate - et qu’elle doit y avoir laissé des traces repérables » (Pastoralia, n° 9-10, nov. et déc. 1985).