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i. Pourquoi l’Église s’occupe-t-elle du « monde » ?

Le kérygme possède un contenu inévitablement social.
— FRANCOIS
Exhortation apostolique Evangelii gaudium (EG), 2013, n° 177.

⁢a. Les exigences évangéliques

Certains passages de l’Évangile ont tellement frappé les esprits à travers le temps qu’ils font partie du bagage culturel de la plupart des hommes, chrétiens ou non.

Ainsi en est-il sans doute du miracle de la multiplication des pains⁠[1] et de la parabole du bon Samaritain⁠[2].

Jésus y manifeste sa sollicitude pour les hommes dans la réalité concrète de leur vie et spécialement pour l’homme qui souffre. A cette occasion, Jésus fait rappeler l’essentiel de la Loi⁠[3] : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée[4] ; et ton prochain comme toi-même[5] ». Deux « commandements » indissociables.

Si la vie chrétienne consiste à imiter le Christ, on ne voit pas comment nous pourrions échapper au souci de l’autre et des conditions de son existence⁠[6].

Comme nous l’avons déjà vu, le Christ ne prêche pas une révolution politique et sociale et, à sa suite, l’Église « convoque » les hommes au salut. Mais ces hommes qui doivent être sauvés sont des êtres de chair et de sang, des êtres bien concrets, qui ont une culture, qui travaillent, qui sont reliés à d’autres hommes selon des formes très diverses d’association, etc.. Le salut s’adresse donc à l’homme dans son intégralité, à des personnes, façonnées par une histoire particulière, des paysages, des rencontres, une éducation, des structures et des œuvres : « Corps et âme, mais vraiment un, l’homme est dans sa condition corporelle même, un résumé de l’univers des choses qui trouvent ainsi, en lui, leur sommet, et peuvent librement louer leur Créateur »[7].

Le Christ emploie d’ailleurs des images très fortes pour nous éveiller à une vie sociale active. Sur la montagne, il interpelle la foule, chacun d’entre nous : « Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? Il n’est plus bon qu’à être jeté dehors et foulé par les hommes.

Vous êtes la lumière du monde. Une ville sise en haut d’une montagne ne peut rester cachée ; on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau ; on la met sur le lampadaire afin d’éclairer tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise si bien devant les hommes, qu’à la vue de vos bonnes œuvres, ils glorifient notre Père qui est dans les cieux »[8]. Il ne s’agit pas seulement d’annoncer la bonne nouvelle mais bien aussi d’agir, de réaliser de « bonnes œuvres »[9]. L’enseignement de Jésus sur le jugement dernier le confirme de manière saisissante : « Lorsque le Fils de l’Homme reviendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, il siégera sur son trône glorieux. Toutes les nations seront assemblées devant lui. Il séparera les uns d’avec les autres, comme le berger sépare les brebis des boucs. Il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors, à ceux qui sont à droite, le Roi dira : Venez, les brebis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous est destiné depuis la création du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais sans asile, et vous m’avez accueilli ; mal vêtu, et vous m’avez couvert ; malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus à moi. Les justes répondront : Seigneur, quand avons-nous bien pu te voir affamé et te donner à manger, assoiffé et te donner à boire ? Quand avons-nous pu te voir sans asile, et t’accueillir ; mal vêtu, et te couvrir ? Quand avons-nous bien pu te voir malade ou en prison, et venir à toi ? Le Roi répondra : Oui, je vous le déclare, toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de mes petits frères que voici, c’est à moi-même que vous l’avez fait.

Ensuite il se tournera vers ceux qui sont à sa gauche : Retirez-vous de moi, dira-t-il, maudits, allez au feu éternel destiné au diable et à ses anges. Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais sans asile, et vous ne m’avez pas accueilli ; mal vêtu, et vous ne m’avez pas couvert ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. A leur tour, ils diront: Seigneur, quand avons-nous pu te voir affamé ou assoiffé, sans asile ou mal vêtu, malade ou en prison, sans t’assister ? Il leur répondra : Oui, je vous le déclare, toutes les fois que vous avez omis de le faire à l’un de ces petits, c’est à moi-même que vous avez omis de le faire.

Et ces derniers iront au châtiment éternel, tandis que les justes iront à la vie éternelle »[10].

Non seulement, le Christ, en s’incarnant s’est uni à tout homme confirmé ainsi dans son statut d’être créé à l’image de Dieu et doté dorénavant d’une dignité extraordinaire qui rejaillit sur tous les aspects de sa vie mais, plus particulièrement encore, le Christ s’identifie aux plus démunis. Dès lors, servir l’homme et spécialement le plus pauvre, devient un service religieux, inspiré par Dieu et qui touche Dieu lui-même⁠[11].

On peut aussi rappeler l’invitation à la prière continuelle⁠[12]. Déjà dans l’Ancien Testament, il était dit que : « L’homme qui tiendra sa volonté dans la loi du Seigneur et la méditera nuit et jour donnera du fruit »[13]. Dans le Nouveau Testament, la demande est plus précise encore et son exigence peut paraître dérangeante : « Il faut toujours prier et ne jamais cesser de prier »[14] ; « Veillez en priant à tout moment »[15] ; « Ayez soin de demeurer dans la prière, veillez dans la prière »[16] ; « Soit que nous soyons éveillés, soit que nous dormions, vivons toujours avec Jésus »[17] ; « Priez sans jamais cesser »[18]. Cette invitation peut paraître irréaliste à première vue et pourtant l’enseignement le plus constant de l’Église la confirme : « Il n’y a qu’un chemin pour arriver à Dieu, écrivait Thérèse d’Avila, c’est la prière ; si l’on vous en indique un autre, on vous trompe ». La réponse du bon sens a été de nombreuses fois donnée. ainsi, Thomas d’Aquin explique : « L’homme prie tant qu’il agit dans son cœur, dans ses paroles, ses actions, de façon à tendre vers Dieu et ainsi celui qui ordonne toute sa vie à Dieu prie toujours »[19].

Notre conversion doit être totale. Elle ne peut se limiter à certains aspects de notre vie : toutes nos activités comme notre vie intérieure doivent être religieuses, c’est-à-dire reliées à Dieu et à sa Parole.


1. Mc 6, 35-44.
2. Lc 10, 25-37.
3. Lc 10, 27 ou encore Mt 22, 34.
4. Dt 6, 5.
5. Lv 19, 18.
6. C’est donc une conception très erronée ou très intéressée de la patience chrétienne qui a inspiré une morale de l’acceptation. Le Père JOBLIN J. (La papauté et la question sociale, in La papauté au XXe siècle, Cerf, 1999, pp. 125 et 131) a bien raison d’épingler les propos de ce curé qui, peu avant la Révolution française, avertissait les pauvres en ces termes : « La première disposition que Dieu vous demande, c’est d’être contents de votre état de pauvreté…​ Si vous avez le malheur de n’être pas contents de votre état, c’est la divine Providence que vous attaquez ; ce qui ne peut se faire sans se rendre coupable d’une révolte criminelle » (J. Lambert, curé de Palaiseau, Instructions courtes et familières pour les dimanches et principales fêtes de l’année en faveur des pauvres et des gens de campagne, Sermon pour le VIe dimanche après la Pentecôte, Paris 1776, pp. 477-486) ; ou encore cette déclaration du député catholique Montalembert qui, à la Chambre des pairs, en France, exhorta les pauvres de cette manière : « Tu ne déroberas pas le bien d’autrui, et non seulement tu ne le déroberas pas, mais tu ne le convoiteras pas, c’est-à-dire tu n’écouteras pas ces enseignements perfides qui soufflent sans cesse dans ton âme le feu de la convoitise et de l’envie. Résigne-toi à la pauvreté et tu en seras récompensé et dédommagé éternellement ».
7. GS, n° 14, par. 1.
8. Mt 5, 13-16.
9. On peut évoquer ici la longue querelle des catholiques et des luthériens à propos de la « justification ». On a souvent mal compris l’affirmation de Paul (Rm, 3, 20 ; 4, 2 ; Ga, 2, 16) disant que l’homme est sauvé par la seule foi en Jésus-Christ et non par ses œuvres. On a cru que Jacques (2, 14-17), écrivant que « la foi sans les œuvres est une foi morte », contredisait cette conception en soulignant l’importance des œuvres. Or, Paul vise les « œuvres de la loi » car, « si la justice s’obtient par la loi, le Christ est mort pour rien » (Ga, 2, 21). Quant à Jacques, il parle des œuvres qui procèdent de la foi et qu’il considère « comme un test d’une foi véritablement vivante, opposée à une foi morte, c’est-à-dire qui ne serait plus qu’une croyance abstraite, détachée de la personne même du croyant » ( BOUYER L, Dictionnaire théologique, Desclée 1990). Notons que catholiques et luthériens ont signé un accord sur cette question le 31 octobre 1999 à Augsbourg, le jour même où Luther avait affiché ses thèses, en 1517, sur la porte de la chapelle du château de Wittemberg. Dans les annexes de la Déclaration commune, il est clairement affirmé que la justification s’accomplit par la grâce et que la foi seule justifie la personne, indépendamment de ses œuvres. Toutefois, il est précisé que « l’œuvre de la grâce de Dieu n’exclut pas l’action humaine ; Dieu produit tout, le vouloir et l’agir, nous sommes donc appelés à agir » (Annexe 2.C). « …​le justifié a la responsabilité de ne pas gâcher cette grâce et de vivre en elle. L’exhortation à accomplir de bonnes œuvres est une exhortation à mettre la foi en pratique » (Annexe 2.D). Il est clair que l’action humaine et les bonnes œuvres, dons de Dieu, sont importantes et nécessaires. (Cf. A propos de la doctrine de la justification, in OR, n° 48, 30 novembre 1999, pp. 9-10 et le texte complet de la déclaration in OR, 7 décembre 1999, pp. 6-10).
10. Mt 25, 31-46.
11. Commission pontificale « Iustitia et pax », Pourquoi et comment l’Église intervient en matière socio-politique, Cité du Vatican, 1980, p. 9.
12. Cf. DAUJAT J., La vie surnaturelle, La colombe, 1950, pp. 557-566.
13. Ps 1.
14. Lc 18, 1.
15. Lc 21, 36.
16. Col 4, 2.
17. I Th 5, 10.
18. I Th 5, 17.
19. In Commentaires de Rm, 1, 9-10.

⁢b. Vatican II.

Le concile Vatican II a innové en consacrant son plus long document à l’insertion de l’Église dans le monde. Toute la première partie de Gaudium et spes est consacrée à nous persuader que l’Église ne peut renoncer à l’animation du monde qu’en se reniant elle-même.

Les arguments seront théologiques et philosophiques.

a. L’homme est social

Il s’agit d’abord de convaincre nos contemporains, volontiers individualistes, du caractère communautaire de la vocation de l’homme. L’homme ne se sauve pas seul. Gaudium et spes, en cet endroit, reprend l’enseignement de Lumen gentium sur le peuple de Dieu⁠[1].

Par leur origine commune et parce qu’ils sont destinés à une même fin qui est Dieu lui-même, tous les hommes sont frères, et appelés à l’amour mutuel, à l’image d’ailleurs d’un Dieu trine⁠[2]. Dieu fait alliance avec un peuple et lorsqu’il s’incarne, il « entre dans le jeu de la solidarité ». Il s’insère dans une culture et une société bien déterminée. Dans sa prédication, il appelle à l’unité, au don de soi et à la mission universelle. Par sa mort, sa résurrection et le don de son Esprit, une nouvelle communion fraternelle est instituée et réalisée en son propre Corps qui est l’Église. La solidarité des membres de ce Corps ne doit pas cesser de croître⁠[3].

La raison, de son côté, « fait apparaître qu’il y a interdépendance entre l’essor de la personne et le développement de la société elle-même. En effet, la personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d’une vie sociale (…) ». C’est « par l’échange avec autrui, par la réciprocité des services, par le dialogue avec ses frères que l’homme grandit selon toutes ses capacités et peut répondre à sa vocation (…) ».

Mais si les personnes humaines reçoivent beaucoup de la vie sociale pour l’accomplissement de leur vocation, même religieuse, on ne peut cependant pas nier que les hommes, du fait des contextes sociaux dans lesquels ils vivent et baignent dès leur enfance, se trouvent souvent détournés du bien et portés au mal. Certes, les désordres, si souvent rencontrés dans l’ordre social, proviennent en partie des tensions existant au sein des structures économiques, politiques et sociales. Mais, plus radicalement, ils proviennent de l’orgueil et de l’égoïsme des hommes, qui pervertissent aussi le climat social. Là où l’ordre des choses a été vicié par les suites du péché, l’homme déjà enclin au mal par naissance, éprouve de nouvelles incitations qui le poussent à pécher : sans efforts acharnés, sans l’aide de la grâce, il ne saurait les vaincre ».⁠[4].

Il est clair que l’état de la société importe à la croissance humaine que ce soit dans les plans physique, psychologique, intellectuel, moral ou religieux. Or, « la civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu »[5].

Comment, dans ces conditions, l’Église pourrait-elle se désintéresser des affaires du « monde » ?

b. L’homme est puissant

S’il est important de rappeler aux individualistes chrétiens ou non, le caractère social de leur personnalité et de leur vocation, il faut aussi contester une vision fort répandue et qui consiste, pour des raisons religieuses ou sociales, à considérer l’homme comme impie ou présomptueux lorsqu’il veut changer les circonstances de sa vie. Le monde est imparfait sous le regard d’un Dieu tout-puissant ! N’est-ce pas orgueil, injure, folie, péché, de prétendre apporter quelque correction à cette création que Dieu lui-même respecte ?

Gaudium et spes répond sans ambigüité : « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers: en sorte que, tout en étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre.

Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire.

Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l’homme, plu s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant »[6].


1. Cf. chapitre II.
2. GS, n°24.
3. GS n°32.
4. GS n° 25. Ce texte renvoie à St Thomas, I Ethic., lect.1 ; PIE XI, Quadragesimo anno (QA) et JEAN XXIII, Mater et magistra (MM).
5. GS, n° 19, par 3.
6. GS n° 34. Ce texte renvoie, entre autres, à Gn 1, 26-27 et 9, 2-3 ; Ps 8, 7 et 10 ; et à PT.

⁢c. La Tradition.

Cet enseignement de Vatican II est bien conforme à toute la tradition de l’Église même s’il n’a jamais été aussi longuement développé dans le passé.

Dans Centesimus annus, Jean-Paul II rappelait que pour l’Église, « le message social de l’Évangile ne doit pas être considéré comme une théorie mais avant tout comme un fondement et une motivation de l’action. Stimulés par ce message, quelques-uns des premiers chrétiens distribuaient leurs biens aux pauvres, montrant qu’en dépit des différences de provenance sociale, une convivialité harmonieuse et solidaire était possible. Par la force de l’Évangile, au cours des siècles, les moines ont cultivé la terre, les religieux et religieuses ont fondé des hôpitaux et des asiles pour les pauvres, les confréries ainsi que des hommes et des femmes de toutes conditions se sont engagés en faveur des nécessiteux et des marginaux, dans la conviction que les paroles du Christ « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40) ne devaient pas rester un vœu pieux mais devenir un engagement concret de leur vie »[1]. Et il ne s’agit pas simplement de charité au sens commun du terme car le pape précise que « l’amour pour l’homme, et en premier lieu pour le pauvre dans lequel l’Église voit le Christ, se traduit concrètement par la promotion de la justice »[2].

Ces considérations montrent que naturellement, pourrait-on dire, le chrétien poussé par l’Évangile, s’engage dans l’action sociale. Progressivement toutefois et particulièrement au moment où la société ambiante se déchristianise ou propose un mode de vie qui contredit le message du Christ, apparaît la nécessité d’une évolution politique qui permette à la foi de vivre, de croître et de produire ses effets dans l’ensemble de la société.

Ainsi, prêchant sur le devoir des Rois, Bossuet⁠[3] évoquant le combat de la vertu et du vice à l’intérieur des sociétés, précise d’abord que le vice ne peut être extirpé par la force mais par l’exemple de la vertu du prince. Est-ce suffisant « pour faire régner Jésus-Christ » ? Non. Les vices « dissipés » par l’exemple, il faut que la vertu soit favorisée. Telle est la mission du prince ainsi que saint Grégoire⁠[4] l’écrivait à l’empereur Maurice⁠[5] : « C’est pour cela que la puissance souveraine vous a été accordée d’en haut sur tous les hommes ; afin que la vertu soit aidée, afin que la voie du ciel soit élargie, et que l’empire terrestre serve à l’empire du ciel »[6].

Pie XII développe la même idée dans une formule forte : « De la forme donnée à la société conforme ou non aux lois divines, dépend et découle le bien ou le mal des âmes…​ »[7] .

Jean XXIII précise et explique⁠[8] que « le bien commun embrasse l’ensemble des conditions de vie en société qui permettent à l’homme d’atteindre sa perfection propre de façon plus complète et plus aisée[9]. Composé d’un corps et d’une âme immortelle, l’homme ne peut, au cours de cette existence mortelle, satisfaire à toutes les requêtes de sa nature ni atteindre le bonheur parfait. Aussi les moyens mis en œuvre au profit du bien commun ne peuvent-ils faire obstacle au salut éternel des hommes, mais encore doivent-ils les y aider positivement. »

Il faut donc conjointement changer le monde pour que la croissance spirituelle soit possible et favorisée et changer les cœurs dans la mesure où bien des maux sociaux trouvent leur origine dans le péché des hommes.

L’évangélisation du « monde » est inévitable et nécessaire. L’homme étant un être de relations, l’évangéliser c’est évangéliser ses relations. On sait que « la foi sans les œuvres est une foi morte ». Et les « œuvres » représentent précisément tout ce qui transforme le monde, le rend plus humain, plus conforme au plan de Dieu. De même que le fidéisme⁠[10] finit par détruire la foi, le refus ou l’impossibilité de vivre l’Évangile dans toutes ses conséquences terrestres, l’étouffe et la dessèche.

La société est indispensable à la croissance de l’homme. Et le chemin vers Dieu, on l’a dit et répété, peut être rendu plus facile ou plus difficile suivant la culture, le système politique ou économique. Comment l’Église, dès lors, pourrait-elle, de manière crédible et efficace, parler de la conversion de l’homme, de sa libération du péché sans tenir compte du contexte dans lequel il vit et qui, en bien ou en mal, l’influence.

Léon XIII estime qu’il a le droit et le devoir d’intervenir dans la question sociale parce que l’état des mœurs met en péril la foi. Et Paul VI parlera au nom de l’« humanisme intégral », au nom de l’homme considéré dans l’intégralité de son être matériel et spirituel.


1. CA n° 57.
2. CA n° 58.
3. Troisième sermon pour le dimanche des Rameaux, 1662.
4. Saint Grégoire Ier le Grand (540-604), élu pape en 590.
5. (539-602). Empereur byzantin en 582.
6. Apolog. Dav. II, cap. III, t.1, col. 710. Et à l’adresse des princes qui l’écoutent, Bossuet développe la pensée de saint Grégoire en ajoutant : « Ce qui rend la voie du ciel si étroite, c’est que la vertu véritable est ordinairement méprisée ; car comme elle se tient toujours dans les règles, elle n’est ni assez souple ni assez flexible pour s’accommoder aux humeurs, ni aux passions, ni aux intérêts des hommes: c’est pourquoi elle semble inutile au monde ; et le vice paraît bien plutôt, parce qu’il est plus entreprenant : car écoutez parler les hommes du monde dans le livre de la Sapience : « Le juste, disent-ils, nous est inutile » (Sg 2, 12) ; il n’est pas propre à notre commerce, il n’est pas commode à nos négoces : il est trop attaché à son droit chemin, pour entrer dans nos voies détournées.
   Comme donc il est inutile, on se résout facilement à le laisser là, et ensuite à l’opprimer ; c’est pourquoi ils disent : « Trompons le juste, parce qu’il nous est inutile ». Elevez-vous, puissances suprêmes ; voici un emploi digne de vous : voyez comme la vertu est contrainte de marcher dans des voies serrées ; on la méprise, on l’accable : protégez-la ; tendez-lui la main, faites-vous honneur en la cherchant ; élargissez les voies du ciel, rétablissez ce grand chemin et rendez-le plus facile (…) ».
7. Discours pour le cinquantième anniversaire de Rerum novarum, 11 juin 1941.
8. PT, n° 59-60.
9. Cf. MM, n° 65.
10. Le fidéisme est l’« erreur de ceux qui veulent retirer à la foi tout appui rationnel » (BOUYER). Il n’est pas inutile, ici, de rappeler que Voltaire, notamment dans sa célèbre lettre contre Pascal ( Lettres philosophiques, Vingt-cinquième lettre, 1733) s’indignera qu’on ose soutenir la pureté de la foi et de la Révélation à l’aide de la raison. Ce fidéisme feint était une habile manière de combattre la foi. Car est-il bien raisonnable de croire lorsque la raison est impuissante à confirmer la foi ? Evangéliser, c’est renouer le lien entre la foi et la raison, le ciel et la terre. C’est le souci qui anime le cardinal Danneels lorsqu’il écrit qu’« il est urgent à notre époque de retrouver et de redire au monde « les raisons de croire ». (…) une élaboration humble et discrète, mais rigoureuse, des raisons de croire est indispensable à l’évangélisation de la culture contemporaine. Croire dans le Dieu de Jésus-Christ est un acte raisonnable. Et même si les grands mystères de la foi chrétienne, comme la résurrection du Christ sont transhistoriques, il n’en reste pas moins qu’elle a lieu dans l’histoire - sous Ponce Pilate - et qu’elle doit y avoir laissé des traces repérables » (Pastoralia, n° 9-10, nov. et déc. 1985).

⁢d. Le droit à la liberté religieuse.

Le concile Vatican II sera aussi l’occasion, pour l’Église, de développer sa pensée sur la liberté religieuse.

Ce droit formulé de manière solennelle par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (1948)⁠[1] stipule que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seul ou en commun, tant en public qu’e, privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ». Il est clair que la religion ne peut être confinée au seul domaine privé ; d’autant plus que ce droit est associé à d’autres: liberté d’opinion et d’expression, liberté de réunion et d’association, liberté politique, syndicale, etc. qui, en principe, ne peuvent subir de discrimination en fonction précisément des convictions philosophiques ou religieuses.

C’est face aux totalitarismes modernes que l’Église, au XXe siècle, a développé sa réflexion sur la liberté religieuse, réflexion qui inspira plusieurs artisans de la Déclaration universelle. Pie XI, face au fascisme défend « les droits sacrés et inviolables des âmes et de l’Église » et « la liberté des consciences »[2]. Contre le communisme, il rappellera les « prérogatives » dont Dieu a doté l’homme, c’est-à-dire ses différents droits, et déclarera que la société « ne peut lui en rendre, par principe, l’usage impossible »[3]. Puis, face au nazisme, il proclamera que « l’homme en tant que personne possède les droits qu’il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité hors de toute atteinte qui tendrait à les nier, à les abolir ou à les négliger(…) Le croyant a un droit inaliénable à professer sa foi et à la revivre comme elle veut être vécue. Des lois qui étouffent ou rendent difficiles la profession et la pratique de cette foi sont en contradiction avec le droit naturel »[4]. On trouvera ensuite dans l’oeuvre de Pie XII⁠[5] la première déclaration « ecclésiastique » des droits fondamentaux de la personne humaine. Jean XXIII dans Pacem in terris[6] poursuivra cette réflexion qui culminera au Concile, en 1965, dans la déclaration Dignitatis humanae[7].

Ce texte important consacré au « droit de la personne et des communautés à la liberté sociale et civile en matière religieuse » définit plus précisément que la Déclaration de 1948 la liberté religieuse. « Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres ». Cette proclamation est essentielle pour au moins deux raisons. Tout d’abord vu qu’elle touche au plus intime de la personne humaine, cette liberté peut être reconnue comme la plus fondamentale, comme le point de départ logique⁠[8] de toutes les autres libertés qui semblent en découler puisque l’homme religieux ou non est un être social qui se prolonge et prolonge ses convictions dans tous les domaines de son existence. Mais cette déclaration est aussi historiquement importante, à une époque où, à côté de l’intolérance traditionnelle de certains militantismes athées, apparaissent des intégrismes et des groupements sectaires nouveaux. C’est pourquoi, vu son objet, elle s’adresse à tous les hommes et à toutes les collectivités, quelles que soient leurs traditions culturelles. C’est pourquoi aussi, avant de développer des arguments théologiques, la déclaration présente une réflexion philosophique qui fonde le droit à la liberté religieuse sur la nature même de l’homme et établit, par le fait même, sa transcendance⁠[9] sur le pouvoir civil. Nous y reviendrons au chapitre suivant.

Ce n’est donc pas un privilège⁠[10] mais un droit universel et primordial que l’Église invoque et en vertu duquel « il est juste qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations »[11].


1. Article 18. Il est repris presque mot pour mot dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950), art. 9 et dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966), art. 18.
2. Lettre encyclique Non abbiamo bisogno, 29 juin 1931.
3. Lettre encyclique Divini redemptoris, 19 mars 1937.
4. Lettre encyclique Mit brennender Sorge, 14 mars 1937.
5. Notamment dans la lettre encyclique Summi pontificatus (1939) et dans les radio-messages de Noël 1942 et 1944. Cf. à ce sujet APOLLIS Gilbert, L’Église et les Déclarations des droits de l’homme de 1789 et 1948, in Droits de l’homme et droits de Dieu, Actes du IXe Colloque national des juristes catholiques,1988, Téqui, 1989 ; LA CHAPELLE Ph. de, La déclaration universelle des droits de l’homme et le catholicisme, L.G.D.J., 1967.
6. 11 avril 1963.
7. Ce n’est pas l’endroit ici d’évoquer les oppositions que ce texte a suscitées et qui ont conduit au schisme intégriste. Sur cette question, on peut lire BROGLIE Guy de, Le droit naturel à la liberté religieuse, Beauchesne, 1964 ; ROCHE J., Église et liberté religieuse, Declée, 1966 ; ANDRE-VINCENT Ph.-I., La liberté religieuse, droit fondamental, Téqui, 1976 et Liberté religieuse ? Question cruciale de Vatican II, Téqui, sd ; Commission pontificale « Iustitia et pax », La liberté religieuse, Cité du Vatican, 1980 et La liberté religieuse et l’Acte final d’Helsinki, Cité du Vatican, 1981 ; LEFEVRE Luc J., La liberté religieuse à travers les siècles, Ed. du Cèdre, 1986 ; GRELOT P., Libres dans la foi, Desclée, 1987 ; MARGERIE Bertrand de, Liberté religieuse et Règne du Christ, Cerf, 1988 ; DUPONT Dom Ph., La liberté religieuse, in Communio, XIII, 6, nov.- déc., 1988 ; DIVRY Edouard, Aux fondements de la liberté religieuse, Parole et silence, 2006 ; Aide à l’Église en détresse, La liberté religieuse dans le monde, Rapport 2008 ; ONORIO J.-B. d’, sous la direction de, Liberté d’expression, Liberté de religion, Téqui, 2013
8. Car on peut considérer que le point de départ historique est le droit à la vie qui en ce sens est aussi fondamental.
9. Dans la mesure où cette nature ne dépend pas de circonstances de temps ou de lieu, ni de la volonté particulière ou commune des hommes.
10. L’Église « ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil. Bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions » (GS, n°76, par 5.)
11. GS, n° 76, par. 5.

⁢e. Un danger ?

Beaucoup de nos contemporains contestent à l’Église le droit de se pencher sur les affaires du « monde » et souhaiteraient confiner son action au domaine privé. Ils redoutent, comme dit Gaudium et spes, « un lien trop étroit entre l’activité concrète et la religion : ils y voient un danger pour l’autonomie des hommes, des sociétés et des sciences »[1].

La réponse du Concile est nuancée mais capitale pour comprendre comment l’Église envisage son action dans le monde : « Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu. Bien plus, celui qui s’efforce avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient les êtres et les fait ce qu’ils sont. A ce propos, qu’on nous permette de déplorer certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits, elles ont conduit beaucoup d’esprits jusqu’à penser que science et foi s’opposaient.

Mais si, par « autonomie du temporel », on veut dire que les choses créées ne dépendent pas de Dieu, et que l’homme peut en disposer sans référence au Créateur, la fausseté de tels propos ne peut échapper à quiconque reconnaît Dieu. En effet, la créature sans Créateur s’évanouit. Du reste, tous les croyants, à quelque religion qu’ils appartiennent, ont toujours entendu la voix de Dieu et sa manifestation, dans le langage des créatures. Et même, l’oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même ».

Il n’y a donc pas de séparation, entre le domaine temporel et le domaine spirituel, comme on l’entend trop souvent, mais une distinction qui sauvegarde les spécificités en présence au sein d’un même monde.

Distinguer pour unir est le titre très significatif d’un ouvrage de Jacques Maritain. Selon le philosophe, « il semble que le cours des temps modernes soit placé sous le signe de la disjonction de la chair et de l’esprit, ou de la dislocation progressive de la figure humaine. (…) L’homme cependant est chair et esprit non pas liés par un fil, mais unis en substance. Que les choses humaines cessent d’être à la mesure du composé humain, les unes demandant leur nombre aux énergies de la matière, les autres aux exigences d’une spiritualité désincarnée, c’est pour l’homme un écartèlement métaphysique épouvantable. On peut croire que la figure de ce monde passera le jour où cette élongation sera devenue telle que notre cœur éclatera »[2].

On trouve la même inquiétude chez Albert Camus : « Alors que Platon contenait tout, le non-sens, la raison et le mythe, nos philosophes ne contiennent rien que le non-sens ou la raison, parce qu’ils ont fermé les yeux sur le reste ». Dans la mesure où ils n’envisagent plus la complexité du monde mais en compartimentent les différents aspects, Camus n’hésite pas à les comparer à une taupe qui méditerait⁠[3] !


1. GS n° 36.
2. MARITAIN Jacques, Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, Desclée de Brouwer, 1963, pp. 30-31.
3. CAMUS Albert, L’exil d’Hélène, in Noces suivi de L’été, Gallimard, Livre de poche, 1959, p. 142.

⁢f. L’importance du « politique » confirmée par ailleurs

Il est normal que l’Église catholique cherche à justifier son engagement mondain puisque depuis son origine elle s’est investie dans les problèmes temporels. Elle estime que c’est son devoir, sa mission et donc son droit le plus strict. Nous avons vu que de plus en plus les Églises protestantes, longtemps critiques vis-à-vis de la ligne de conduite catholique, partagent le même souci social avec des arguments semblables.

Mais des penseurs non chrétiens voire oppsés au christianisme nous onfortent dans l’idée que l’Église doit rester agissante dans le monde, au sens où nous avons pris cette expression.

Bergson

On se souvient peut-être des analyses proposées par Henri Bergson⁠[1] dans son célèbre ouvrage Les deux sources de la morale et de la religion[2]. Il souligne une opposition relative entre, d’une part, la morale close et la religion statique et, d’autre part, la morale ouverte et la religion dynamique. d’un côté, les règles imposées par une société déterminée rendent possible la vie en commun. Ce sont des obligations et des habitudes qui répondent à une sorte d’instinct social naturel. Dans cette société close, la cohésion sociale est renforcée par la croyance naturelle à des forces impersonnelles qui s’expriment dans la magie et la sorcellerie ou en un Dieu suprême, souverain incontesté. d’un autre côté, apparaissent des personnalités exceptionnelles, prophètes, saints, sages, qui interpellent le conformisme social dont ils se sont libérés au nom au nom d’une charité universelle, d’une mystique qui a retrouvé l’élan vital. Pour Bergson, une influence mutuelle s’exerce au profit des deux parties : l’obligation sociale soutient la charité universelle et celle-ci adoucit les rigueurs de la loi.

On peut penser que l’opposition signalée se renforce à certaines époques où la société se ferme aux appels des héros. Il semble que ce soit le cas aujourd’hui où la culture ambiante dresse en face des héros inspirés par l’Amour créateur, ses propres modèles élevés au rang de petits dieux mais bien conformes au schéma de la société close, c’est-à-dire fermée à toute verticalité, à toute dimension qui la dépasse et la met en question⁠[3]

Tout homme est, bon gré mal gré, dans une certaine mesure, à l’image de la société qui le nourrit, société « qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne ». Il ne faut pas sous-estimer le poids de ce conformisme social et même si un héros nous appelle à « l’élan de la vie », le modèle social agit comme un frein d’autant plus puissant que la contradiction est grande entre le saint, le sage, le prophète et le « monde ».

Dans cette optique, l’appel de notre héros, Jésus-Christ, heurte, à maints égards les canons de la morale sociale telle que nous la vivons dans nos sociétés dites développées. Il est difficile à des hommes dont l’individualisme a été exacerbé dans un univers qui exalte le pluralisme, le profit, la réussite matérielle et le plaisir immédiat de trouver séduisante la figure du Christ souffrant ! Le modèle social l’emporte tout naturellement sur le modèle christique. Pour vivre, celui-ci doit convertir la société de telle manière que la vboie du ciel soit plus aisée comme disait saint Grégoire.

Les philosophes des « Lumières » et leurs descendants

Les oppositions les plus radicales au message chrétien témoignent également mais indirectement de l’importance de l’incarnation du message chrétien.

Ainsi, au XVIIIe siècle, la philosophie des « lumières »⁠[4] va s’efforcer de séculariser⁠[5] la société, c’est-à-dire de rompre le lien entre le spirituel et le temporel, confinant ainsi au seul sanctuaire, dans le meilleur des cas, l’influence de l’Église.

Si, dans les Lettres anglaises[6], après avoir loué toutes les facettes de la civilisation anglaise, Voltaire consacre une dernière lettre à Pascal, c’est pour écarter une vision nuisible à l’établissement d’une société moderne, c’est-à- dire, une société « peuplée, opulente, policée »[7]. En effet, l’inquiétude métaphysique que Pascal tentait de glisser dans l’esprit du libertin de son temps risque de rendre très relative l’invitation voltairienne à se consacrer, sans se poser trop de questions, à la production des richesses indispensables au bonheur de l’homme. Le paradis n’est-il pas où nous sommes ? En même temps, Voltaire s’efforcera d’écarter la raison du domaine de la foi. Car Pascal nous interpelle d’abord au fond de notre incroyance et par là risque de toucher tous les hommes. Voltaire va donc, se déguiser en défenseur de la pureté de la foi et condamner comme impie, orgueilleuse et insensée la tentative pascalienne d’ébranler le matérialisme de son interlocuteur par des raisonnements.

Comme l’écrit Jean-Paul II, « la foi, privée de la raison, a mis l’accent sur le sentiment et l’expérience, en courant le risque de ne plus être une proposition universelle. Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible, puisse avoir une force plus grande ; au contraire, elle tombe dans le grand danger d’être réduite à un mythe ou à une superstition »[8]. C’est le drame du fidéisme que joue Voltaire et dont il a compris la force destructrice sous des apparences respectueuses.

De même, sans enracinement social, le message chrétien dépérit. Cette loi n’a pas échappé aux ennemis de la religion, persuadés que cette rupture est plus efficace qu’un sermon athée. Tout le XVIIIe siècle témoigne des efforts pour éliminer la présence agissante de l’Église au sein des réalités temporelles. Le film de Roland Joffé, Mission[9], a révélé au grand public en 1986, l’action destructrice du Marquis de Pombal⁠[10], qui inspira, en tant que Secrétaire d’État pendant 27 ans, un sécularisme musclé au Portugal et dans les colonies. Les Jésuites⁠[11] sont particulièrement visés parce qu’ils étaient efficaces, au Paraguay notamment, auprès des Indiens Guarani qui trouvent dans les « réductions » organisées par les Pères non seulement une protection contre le servage colonial et les razzias des chasseurs d’esclaves mais aussi une structure de développement économique et personnel qui respecte l’enracinement culturel des indigènes tout en leur apportant la « bonne nouvelle ». Les « réductions » espagnoles cédées au Portugal subirent les assauts de Pombal qui finalement, en 1759 expulsa les membres de la Compagnie de tous les territoires portugais. L’autoritaire marquis ne fut pas seul attelé à ce travail : le ministre et secrétaire d’État Choiseul⁠[12] en France, d’Aranda⁠[13] en Espagne, Du Tillot⁠[14] dans le duché de Parme et de Plaisance, Tanucci⁠[15] dans le royaume de Naples, suivirent la même voie. Ces attaques d’inspiration maçonnique aboutiront à la dissolution de la Compagnie de Jésus en 1773 par le pape Clément XIV⁠[16].

Cette politique laïciste nourrie dans les « sociétés de pensée » va porter un coup terrible à l’évangélisation. Une argumentation athée ou antichrétienne, à l’expérience, ne porte guère de fruits. Elle pousse le croyant à répondre argument pour argument et à renforcer sa conviction en exerçant sa raison. Autrement efficace et donc dangereux, le slogan unique de la laïcité contemporaine : la religion est une affaire strictement privée⁠[17].

Albert Camus

L’auteur de L’homme révolté a confirmé cette analyse en donnant à la mort de Louis XVI une valeur symbolique très significative : la mort du prince chrétien marque la fin d’une forme de présence chrétienne au « monde ». « Le 21 janvier[18], avec le meurtre du roi-prêtre, s’achève ce que l’on appelé significativement la passion de Louis XVI. Certes, c’est un répugnant scandale d’avoir présenté comme un grand moment de notre histoire l’assassinat public d’un homme faible et bon. cet échafaud ne marque pas un sommet, il s’en faut. Il reste que, par ses attendus et ses conséquences, le jugement du roi est à la charnière de notre histoire contemporaine. Il symbolise la désacralisation de cette histoire et la désincarnation du dieu chrétien. Dieu jusqu’ici se mêlait à l’histoire par les rois. Mais on tue son représentant historique, il n’y a plus de roi. Il n’y a donc plus qu’une apparence de Dieu relégué dans le ciel des principes. Les révolutionnaires peuvent se réclamer de l’Évangile. En fait, ils portent au christianisme un coup terrible dont il n’est pas encore relevé(…) ce n’est pas Capet qui meurt, mais Louis de droit divin, et, avec lui, d’une certaine manière, la chrétienté temporelle »[19]. Restera à l’Église la tâche de s’adapter à la situation nouvelle et d’inventer à travers la démocratie, comme nous le verrons plus loin, une nouvelle manière d’« incarner le Dieu chrétien ».

Lénine et ses héritiers

Après le XVIIIe siècle, les philosophies « du soupçon »⁠[20] poursuivront et amplifieront ce travail de rupture. Ainsi en est-il de toute la mouvance marxiste-léniniste. Lénine⁠[21] écrit que « la lutte anti-religieuse ne peut se borner à des prêches abstraits. Elle doit être liée à la pratique concrète du mouvement, qui tend à supprimer les racines de la religion »[22].

C’est dans cet esprit et au sein même du socialisme « démocratique » qu’il est demandé aux chrétiens de ne pas tenter d’insérer dans la société civile leurs options religieuses qui doivent rester strictement privées. Ainsi à la question de savoir si des chrétiens peuvent militer au sein du parti socialiste, il est répondu qu’ils « doivent considérer leurs convictions religieuses éminemment respectables, comme affaires personnelles qui ne peuvent en aucune manière interférer dans la vie publique. on peut être profondément chrétien et ardent socialiste, mais on ne peut être militant socialiste ou mandataire et promotionner l’enseignement catholique, faire campagne contre l’avortement ou s’opposer à la reconnaissance effective de la laïcité »[23].

Ces témoignages nous montrent qu’une attitude réservée, sans implication sociale, de la part des chrétiens est proprement suicidaire. La doctrine sociale n’est pas facultative.


1. 1859-1941.
2. Publié en 1932. In Œuvres, PUF, 1963, pp. 981-1248.
3. CLOUSCARD Michel, in Le capitalisme de la séduction, Problèmes-Editions sociales, 1981, montre que la société de consommation suscite des modèles de révolte, chez les jeunes notamment, qu’elle pousse à s’habiller autrement, à écouter une autre musique, à se droguer, à acquérir la plus grande liberté sexuelle. Mais ces incitations présentées comme libératrices, préparent les jeunes à entrer dans le circuit de la consommation ou les y insèrent immédiatement puisqu’ils doivent acheter les moyens de leur prétendue contestation.
4. Il s’agit de cette philosophie, française surtout, qui donna à la raison « une telle autonomie (…) qu’aucune idée de création ou de cause première ne peut, selon ces philosophes, se justifier. Le témoignage des évidences de la raison suffit. Cette perspective entraîne une optimiste et confiante espérance dans le devenir d’une humanité toujours en marche (…), capable, grâce à d’incessants progrès, de dominer la terre et de créer une civilisation où seuls s’imposeront, envers les hommes, des devoirs de solidarité, de bienfaisance, sans qu’il soit besoin de faire appel à des fins dernières. » ( Dictionnaire des religions, publié sous la direction de P. Poupard (Rel), Presses universitaires de France, 1984)
5. Apolog. Dav. II, cap. III, t.1, col. 710. Et à l’adresse des princes qui l’écoutent, Bossuet développe la pensée de saint Grégoire en ajoutant : « Ce qui rend la voie du ciel si étroite, c’est que la vertu véritable est ordinairement méprisée ; car comme elle se tient toujours dans les règles, elle n’est ni assez souple ni assez flexible pour s’accommoder aux humeurs, ni aux passions, ni aux intérêts des hommes: c’est pourquoi elle semble inutile au monde ; et le vice paraît bien plutôt, parce qu’il est plus entreprenant : car écoutez parler les hommes du monde dans le livre de la Sapience : « Le juste, disent-ils, nous est inutile » (Sg 2, 12) ; il n’est pas propre à notre commerce, il n’est pas commode à nos négoces : il est trop attaché à son droit chemin, pour entrer dans nos voies détournées.
   Comme donc il est inutile, on se résout facilement à le laisser là, et ensuite à l’opprimer ; c’est pourquoi ils disent : « Trompons le juste, parce qu’il nous est inutile ». Elevez-vous, puissances suprêmes ; voici un emploi digne de vous : voyez comme la vertu est contrainte de marcher dans des voies serrées ; on la méprise, on l’accable : protégez-la ; tendez-lui la main, faites-vous honneur en la cherchant ; élargissez les voies du ciel, rétablissez ce grand chemin et rendez-le plus facile (…) ».
6. Lettres anglaises ou Lettres philosophiques, Garnier-Flammarion, 1964.
7. Op. cit., p. 165.
8. Lettre encyclique Fides et ratio, 1998, n° 48.
9. Cf. également HAUBERT M., La vie quotidienne des Indiens et des Jésuites au Paraguay au temps des missions, Hachette, 1967.
10. 1699-1782. Cf. BEIRAO Caetano, Histoire du Portugal, Ed. Panorama, 1960, pp. 95 et svtes.
11. Nous n’évoquerons pas ici la question de savoir si l’engagement temporel des Pères était légitime ou non. Cette question sera traitée plus loin. Nous ne retenons ici que le fait que des chrétiens ont voulu insérer dans une société donnée un certain nombre de principes inspirés par leur foi et qu’ils ont été violemment combattus en dépit du bien procuré aux populations.
12. 1719-1785.
13. 1719-1798.
14. 1711-1774.
15. 1698-1783.
16. 1705-1774. Pape en 1769. C’est par le bref Dominus ac Redemptor, qu’il supprima la Compagnie qui fut rétablie en 1814 par Pie VII.
17. Le 15 novembre 1999, à l’occasion du Te Deum chanté pour le Roi, en Belgique, c’est avec cette affirmation que le Centre d’Action laïque a contesté la présence des autorités publiques.
18. 1793.
19. L’homme révolté, Idées, Gallimard, 1969, pp. 149-150.
20. Il s’agit des philosophies qui analysent la croyance religieuse comme une illusion. Notamment, « avec Marx, Nietzsche et Freud, s’est manifestée une volonté de critique et de démystification qui entraîne à réduire les idées qu’on ne partage pas à des illusions inspirées de motifs inconscients et irrationnels. Une telle attitude, essentiellement méprisante, s’accompagne de beaucoup d’incompréhension et d’intolérance. Elle a cependant, marqué profondément les mentalités contemporaines. Il est relativement fréquent qu’on se contente d’expliquer l’affirmation de Dieu par le désir, la peur ou l’intérêt. Dieu, l’âme immortelle, la vie éternelle ne seraient que des illusions inventées pour rendre plus supportables les erreurs quotidiennes, pour remédier à notre peur de la solitude et de la mort. La religion serait l’« opium du peuple ». Les classes possédantes auraient intérêt à l’entretenir. » (Cf. MOURRAL I. et MILLET L., Traité de philosophie, Ed. Gamma, 1988, pp. 59-60).
21. 1870-1924. TROTSKY Léon (1879-1940) dans Littérature et révolution (1924) (Julliard, 1964, pp. 284-288) explique comment par la culture et en particulier par le cinéma on peut arriver à détacher l’ouvrier russe de l’Église. Antonio Gramsci (1891-1937) reprendra et développera cette idée (cf. vol. 12).
22. in Parti ouvrier et religion,(1909) Pages choisies, t. II, p. 315.
23. Yvan Ylieff, in Des chrétiens au P.S. ?, Notes de documentation, I.E.V., 1981.

⁢g. La relativité du « politique »

Autant que.., pas plus que…​

Toutefois, si les textes de Vatican II (Gaudium et spes et Dignitatis humanae) cités plus haut nous révèlent l’importance du « politique » dans l’évangélisation (qui est un droit et un devoir), ils soulignent en même temps la relativité du « politique ». Il est clair que dans la perspective chrétienne évoquée, l’organisation du monde n’est pas une fin en soi, même si elle est indispensable, puisque l’homme est, par nature, un être social. Il n’est pas inutile, à cet endroit, de relire le « principe et fondement » de saint Ignace⁠[1]: « L’homme a été créé pour louer, respecter et servir Dieu, notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il a été créé. Il s’ensuit que l’homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin, et s’en dégager dans la mesure où elles lui sont un obstacle ». Certes, ce texte a comme but de placer le retraitant dans les meilleures dispositions possibles c’est-à-dire dans une attitude d’« indifférence » spirituelle qui le rende totalement disponible à Dieu, il n’empêche qu’il peut servir aussi à illustrer notre propos et à le justifier.

En effet, l’origine et la fin de l’homme se situant au delà du « monde », en Dieu, tout le reste, communautés, biens, etc., non seulement ne sont que des moyens au service de cette fin mais encore ne sont que des moyens soumis à un choix moral, utilisables « dans la mesure où ». Il n’est pas possible, dans cette optique, d’accorder à l’organisation sociale, aussi bonne fût-elle, aux performances économiques ou à quelque projet strictement humain, la priorité absolue ou, pire, encore, de les « diviniser » ou d’en diviniser les représentants ou les incarnations, comme on l’a trop souvent vu durant ce XXe siècle à travers des leaders « charismatiques » de toutes sortes.

Est exclue donc toute conception politique qui serait fermée sur le temporel, qui confondrait tel « royaume », aussi parfait puisse-t-il être, avec le Royaume. La « politique » est au service des hommes pour les aider à grandir dans leur humanité intégrale. Rappelons-nous le rôle attribué par saint Grégoire à la « puissance souveraine ». Elle doit aider la vertu mais ce n’est pas elle qui définit la vertu ou la crée ; elle doit élargir la voie du ciel mais ce n’est pas elle qui la trace.

Rappelons-nous l’avertissement de saint Paul : « …​nous n’avons pas ici-bas de cité permanente , mais nous sommes en quête de la cité future »[2].

Pas de cité idéale !

A toutes les époques surgissent des utopies parfois tenaces qui promettent le paradis sur terre. Paradis qui, soit dit en passant, a, par certains aspects, des allures de société communiste. Platon⁠[3] nous en offre un premier exemple célèbre avec la République. Il tentera de mettre en pratique ses idées auprès de Denys, tyran de Syracuse⁠[4]. Ce sera un échec mais il persistera à croire que « les races humaines ne verront pas leurs maux cesser avant que n’aient accédé aux charges de l’État ceux qui pratiquent la philosophie, ou encore que ceux qui ont le pouvoir ne deviennent réellement philosophes »[5]. A sa suite, bien d’autres tenteront de préciser le rêve en imaginant des constructions plus séduisantes les unes que les autres. Le dominicain italien Tommaso Campanella⁠[6] proposera la Cité du Soleil. Thomas More⁠[7] appellera sa cité parfaite Utopie. Ce nom restera désormais pour désigner les projets de ce genre. On peut encore citer, en Angleterre, la République d’Oceana de James Harrington⁠[8]. Dans tous les cas, la raison philosophique prétend apporter la solution politique qui nous permettra enfin de vivre heureux.

Souvent aussi le paradis terrestre est présenté comme l’aboutissement de l’histoire. Cette tentation remonte sans doute à Joachim de Flore⁠[9] qui « aurait transformé l’espérance chrétienne de l’accomplissement eschatologique en une utopie temporelle »[10]. Le cardinal de Lubac⁠[11] reconnaissait le joachimisme « dans le processus de sécularisation qui, trahissant l’Évangile, transforme en utopies sociales la recherche du royaume de Dieu »[12]. Pour Joachim de Flore, l’histoire se déroule selon un schéma trinitaire : après le règne du Père (c’est l’Ancien testament et le temps des laïcs) et celui du Fils (le Nouveau Testament et le temps des clercs et de Pierre), va venir le temps de l’Esprit (celui de la vie monastique et de Jean), le troisième règne où l’Église concrète que nous connaissons et qui est l’œuvre du Fils, sera dépassée par une Église spirituelle. Ce rêve d’un nouvel âge où les vicissitudes présentes auront disparu, H. de Lubac en suit la trace jusqu’à nos jours. Certes, cette vision va nourrir des oppositions à l’Église institutionnelle mais aussi des messianismes temporels qui sécularisent la pensée de Joachim⁠[13].

Cette vision d’un temps en progrès s’est développée aussi en dehors de toute influence trinitaire. Ainsi, Charles Fourier⁠[14], l’inventeur des célèbres phalanstères, affirmera qu’après les périodes successives d’édenisme, de sauvagerie, de patriarcat, de barbarie et de civilisation, nous allons arriver à l’état de garantisme qui nous mènera à l’harmonie parfaite.

Enfin, bien des sectes, aujourd’hui comme hier, invitent à se retirer du monde « normal » pour construire de petites sociétés où vont régner la vertu, la vérité, la vraie foi selon des règles de vie réputées parfaites. Pour n’évoquer que des sectes inoffensives et anciennes comme celle des Quakers ou des Amish, et sans discuter du bien-fondé de leurs principes, constatons simplement qu’elles ne peuvent vivre que par la protection de la grande société qui les entoure, les protège et leur garantit la liberté de conscience et de religion…​

Le poids du péché

Les hommes rêvent d’une société idéale mais ils doivent lucidement reconnaître que le monde, des origines jusqu’au dernier jour, est livré à un dur combat entre le bien et le mal et, comme dit Gaudium et spes[15], « engagé dans cette bataille, l’homme doit sans cesse combattre pour s’attacher au bien ; et ce n’est qu’au prix de grands efforts, avec la grâce de Dieu, qu’il parvient à réaliser son unité intérieure ». La difficulté ne peut justifier aucune démission, aucun découragement car le chrétien sait « que toutes les activités humaines, quotidiennement déviées par l’orgueil de l’homme et l’amour désordonné de soi, ont besoin d’être purifiées et amenées à leur perfection par la croix et la résurrection du Christ ».

Tout homme croyant ou non fait l’expérience douloureuse de la précarité, de la méchanceté et tout esprit lucide sait qu’il en sera toujours ainsi et que toute œuvre même si elle est bien intentionnée et donne de bons fruits, est soumise à l’usure, à la fatigue, aux accidents de l’histoire et aux assauts de l’orgueil, de l’égoïsme et de la jalousie.

Mais, mystérieusement, le rêve de la cité idéale sous-tendu par l’irrépressible besoin de bonheur, lui taraude l’esprit et le pousse à ne pas se satisfaire de l’état présent. Toutes les transformations du monde sont nées d’une volonté de progrès même s’il a souvent pris le visage de la barbarie. Certains, comme Thomas More et comme bien des poètes, se sont contentés de décrire la vie parfaite ; d’autres, comme Platon, se sont heurtés à la dure réalité de l’incarnation ; d’autres encore, comme les successeurs de Marx, ont voulu, coûte que coûte, et même dans le sang, soumettre le monde à leurs constructions intellectuelles.

Il semble bien que l’homme soit ainsi un être emporté sans cesse par le désir d’un mieux terrestre.

L’espérance chrétienne

Le message évangélique éclaire singulièrement cette tension interne et les heurts qu’elle provoque dans notre existence⁠[16].

« Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre, agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ; il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir[17], mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière ».

La force du perfectionnement humain et de la transformation du monde, c’est l’amour. Amour de Dieu et des hommes. Par le Christ, nous savons que cette voie « est ouverte à tous les hommes et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas vain ». Certes, comme son frère incroyant, le chrétien est confronté aux difficultés et doit porter, comme son Seigneur et à sa suite, « cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix » mais « s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu ». En effet, « ce qui a été semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité. La charité et ses œuvres demeureront » puisque, comme il a été promis, « ce que vaut le travail de chacun, le feu l’éprouvera. Si l’ouvrage construit résiste, l’ouvrier recevra sa récompense »[18].

Et finalement, une cité idéale tout de même !

Le Seigneur promet en effet des « cieux nouveaux » et « une terre nouvelle »[19] « où règnera la justice et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme ».

En attendant, notre action dans le monde n’est certainement pas superflue : « …​ l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir ».

« …​ ces valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits excellents de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père « un Royaume éternel et universel : royaume de vérité et de vie, royaume de sainteté et de grâce, royaume de justice, d’amour et de paix »[20] ».

Gaudium et spes ajoute encore que « mystérieusement, le royaume est déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra ».

La cité idéale sera donc réalisée à la fin des temps, par la grâce de Dieu, initié par la résurrection du Christ. Le Christ en est l’initiateur et le réalisateur ultime. Ce n’est pas l’homme qui peut, par ses seules forces, l’établir même si sa collaboration, dérisoire par rapport au don promis, est précieux pour le bien-être et le salut du monde comme pour hâter l’instauration du Royaume. Notre rôle est de faire grandir l’image du Royaume dans nos royaumes pour offrir à Dieu ce qui deviendra « une offrande agréable ». Le dessein de Dieu est de « ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre »[21]


1. Exercices spirituels, n° 23, Collection Christus n°5, Desclée de Brouwer, 1960, p.28.
2. He 13, 14.
3. 427-348.
4. A deux reprises: en 366 et en 361.
5. Lettre VII (353) citée in CLEMENT Marcel, La soif de la sagesse, L’Escalade, 1979, p. 126.
6. 1568-1639.
7. 1478-1535. Le titre précis de l’ouvrage est De optimo republicae statu, deque no insula Utopia. Chancelier d’Angleterre sous Henri VIII, il en dénonça le schisme. Il resta fidèle à la foi catholique et fut exécuté comme traître. Il a été canonisé en 1935.
8. 1611-1677.
9. 1130-1202.
10. FIGUERA Michaël, L’héritage spirituel de Joachim de Flore dans l’interprétation de Henri de Lubac, in Communio, XXIV, 5-6, n° 145-146, septembre-décembre 1999, p. 214.
11. Cf. LUBAC H. de, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, t. 1: De Joachim à Schelling, t. 2: De Saint-Simon à nos jours, coll. Le Sycomore, Lethielleux, 1979-1981.
12. LUBAC H. de, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Culture et Vérité, 1992, p. 161.
13. H. de Lubac cite des poètes et penseurs comme Fichte, Hölderlin, Novalis, Schlegel, Schelling, Hegel, Lamennais, Sand, Michelet, Marx. On en retrouve aussi des échos chez Hitler, Mussolini et jusque dans certaines théologies de la libération.
14. 1772-1837. Auteur, notamment de la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales et de la Théorie de l’unité universelle.
15. GS 37, 2.
16. Nous suivrons ici GS 38 et 39.
17. Cette expression désigne le temps du Royaume messianique, par opposition au « siècle présent » qui est celui du péché (Lc 20, 34 ; Rm 12,2, Co 4,4 ; Ga 1, 4, 2 Tm 4, 10) (Ndlr).
18. 1 Co 3, 13-14.
19. 2 P 3, 13.
20. Préface pour la fête du Christ-Roi.
21. Ep. 1, 10

⁢h. Ne pas séparer l’Église et le monde.

L’Église est utile à la société.

Sans vouloir nous attarder à ce qui risque d’être considéré comme un plaidoyer « pro domo », signalons tout de même quelques bienfaits sociaux qui découlent de la présence agissante de l’Église et des chrétiens.

La libération de l’homme.

L’Église offre aux hommes, à travers l’Évangile, une réponse aux questions essentielles qu’ils se posent sur leur existence et son sens. Elle est utile à chaque homme puisqu’elle défend, comme nous le verrons, la dignité de tout être humain et l’ensemble de ses droits, quels que soient son âge, son état de santé, sa culture, sa race, sa position sociale, sa philosophie ou sa religion.

L’Évangile est une force inégalable de transformation personnelle et sociale puisqu’il « annonce et proclame la liberté des enfants de Dieu, rejette tout esclavage qui en fin de compte provient du péché, respecte scrupuleusement la dignité de la conscience et son libre choix, enseigne sans relâche à faire fructifier tous les talents humains au service de Dieu et pour le bien des hommes, enfin confie chacun à l’amour de tous »[1].

L’Évangile libère l’homme de ce qui l’entrave, le diminue, l’altère. Pour répondre, en 1946, à certaines critiques contre les chrétiens, le philosophe Gustave Thibon répliqua : « Nous ne sommes ni de droite ni de gauche, nous ne sommes même pas d’en haut, nous sommes de partout. Nous sommes las de mutiler l’homme ; que ce soit pour l’accabler comme à droite ou pour l’adorer comme à gauche, nous sommes las de le séparer de Dieu. Nous n’abandonnerons pas un atome de la vérité totale qui est la nôtre. Au nom de quoi nous attaque-t-on ? Nos adversaires sont-ils pour le peuple ? Nous le sommes. Pour la liberté ? Nous le sommes. Pour l’autorité ? Nous le sommes. Pour la race, pour l’État, pour le justice ? Nous sommes tout cela, mais pour chaque chose à sa place. On ne peut nous frapper qu’en nous arrachant nos propres membres. Nous sommes pour chaque partie, étant pour le tout. Nous ne voulons rien diviniser de la réalité humaine et sociale parce que nous avons déjà un Dieu ; nous ne voulons rien repousser non plus parce que tout est sorti de ce Dieu. Nous ne sommes contre rien. Ou plutôt, car le néant est agissant aujourd’hui, nous sommes contre le rien. Devant chaque idole, nous défendons la réalité que l’idole écrase. Sous quelque fard qu’il se présentent, nous disons non à tous les visages de la mort. »[2]

La formation de bons citoyens.

Vivre selon l’Évangile développe toute une série d’attitudes qui ne sont pas sans conséquences sociales majeures. Ainsi en est-il de l’amour de la paix et de la justice, de la patience et due pardon, du courage et de l’humilité, de l’hospitalité. En même temps, lma parole de Dieu nous révèle l’importance du mariage et de la solidarité, le vrai sens de l’autorité et de l’obéissance, la dignité et le respect du travail, le devoir d’agir pour le bien commun, etc..

Il est évident que toute société ne peut que gagner à rassembler des citoyens honnêtes et loyaux, qui ne trahissent pas la parole donnée. Bien des contraintes, bien des contrats et bien des contrôles seraient inutiles. L’administration et la justice en verrait leur tâche simplifiée !

Une aide « humanitaire »

L’Église s’engage partout à aider et promouvoir tout ce qui est bon et juste dans les institutions humaines pour autant que cette tâche soit compatible avec sa mission. C’est ainsi que des états athées profitent des bienfaits sociaux apportés par le christianisme notamment à travers les œuvres d’enseignement et les œuvres caritatives comme à travers l’engagement loyal, nécessaire et multiforme des laïcs chrétiens dans tous les domaines de la vie publique. Il suffit de lire les discours prononcés par certains chefs d’États non chrétiens, lors d’une visite du Souverain Pontife, pour s’en rendre compte. Ils ne peuvent que se réjouir de la présence sur leurs territoires d’écoles, d’œuvres et d’hôpitaux gérés par des chrétiens.

Un sens à la vie et à la société

Révélant le sens de la vie et le fondement de la dignité humaine, l’Église offre peut-être le service le plus précieux qui soit pour rendre les sociétés vraiment humaines, c’est-à-dire respectueuses de toute personne dans ses dimensions corporelles et spirituelles. On ne voit que trop actuellement, dans les parties du monde qui sont les plus déchristianisées, les ravages du nihilisme ambiant⁠[3]. Paraphrasant Dostoïevski, on peut se demander pourquoi, si Dieu n’existe pas, tout ne serait-il pas permis ? Au nom de quoi refuser la barbarie des individus ou des états ? Au nom de l’Homme ? Mais qu’est-ce que l’homme ? Au nom d’une nature humaine ? Mais d’où vient cette nature ? Nous voilà revenus au point de départ !

Une morale laïque peut-elle satisfaire notre esprit ? Sartre pensait que non : si l’on refuse, comme lui, toute intervention divine, l’homme ne peut être que ce qu’il a projeté d’être⁠[4].

Un ferment d’unité

L’unité politique, si on veut qu’elle échappe à la contrainte pure, est tributaire de l’unité des cœurs et des esprits et cette unité peut être singulièrement vive chez des hommes convaincus que nous sommes tous, malgré nos différences légitimes, les fils d’un même Père, appelés à s’aimer les uns les autres en préfiguration du grand rassemblement dans le Royaume où s’accomplira parfaitement la promesse déjà réalisée par le baptême : « il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, car, dans le Christ Jésus, vous ne faites tous qu’un » (Gal. 3, 28). L’histoire européenne et particulièrement l’histoire de Belgique révèlent clairement les rapports entre la christianisation et la construction de l’unité et inversément les désagrégations sociales et politiques liées à la déchristianisation. Le Père Georges Chantraine⁠[5] a attiré, naguère, l’attention sur ce phénomène. La diversité belge a été, au fil des siècles, soudée par le catholicisme, « ciment de cette construction sociale et culturelle » et particulièrement aux moments où la foi catholique était menacée. Si bien que « la désagrégation de l’unité belge aurait été impossible et impensable dans un pays où le catholicisme serait demeuré vivant ». Dès lors, la situation politique de la Belgique épuisée par des querelles linguistiques et partisanes entretenues, ruinée par des constructions communautaires complexes et paralysantes, « montre la nécessité et l’urgence d’une nouvelle évangélisation. Celle-ci est indispensable non seulement pour que le Christ soit connu de tous les hommes et de toutes les femmes qui vivent dans la Belgique actuelle, mais encore pour que le pays retrouve son âme et une cohésion (…) ». Cette analyse peut être instructive pour l’Europe elle-même. « La Belgique offre, en effet, à l’Europe l’exemple d’un pays qui se désagrège à mesure qu’il cesse d’être, par le fond du cœur et par la cohésion sociale, chrétien et catholique(…). La Belgique, en effet, est aux confins de nombreux courants qui ont traversé l’histoire de l’Europe. d’autre part, l’Europe elle-même a trouvé dans le christianisme, et d’abord dans le catholicisme, sa cohésion. Pas plus que la Belgique, elle ne pourra trouver une unité nouvelle en dehors de la religion du Christ, et plus particulièrement en dehors de l’élan et de la cohésion qu’elle peut recevoir de l’Église catholique ». Une telle affirmation ne répondait-elle pas, à l’avance, à l’inquiétude exprimée par l’ancien président de la Commission européenne J. Delors⁠[6] : « On ne réussira pas l’Europe uniquement avec de l’habileté juridique ou un savoir-faire économique…​. Si dans les dix ans qui viennent nous n’avons pas réussi à donner une âme, une spiritualité, une signification à l’Europe, nous aurons perdu la partie. »

Une présence et une force de paix universelles.

De plus, puisque l’Église, en tant qu’autorité morale au service de tous cette fois, n’est liée à aucune forme particulière de culture ou de régime politique et qu’elle n’a pas d’intérêts matériels propres à défendre, elle peut intervenir avec désintéressement personnel et avec le seul souci de servir l’entente et la paix, dans les relations et les conflits humains.

L’existence d’États pontificaux depuis le VIIIe siècle jusqu’au 2 octobre 1870, date de l’annexion de Rome par l’Italie, a parfois jeté un voile sur la dimension profondément et authentiquement pacifique de l’Évangile. Mais à partir de cette date, l’action du Souverain Pontife et du Saint-Siège paraîtra vraiment désintéressée et ne cessera de porter des fruits dont l’importance sera inversement proportionnelle à l’exigüité du territoire reconnu souverain par le traité du Latran, le 11 février 1929⁠[7].

Il n’est pas inutile d’évoquer un peu la diplomatie romaine⁠[8].

En 1870, 14 États entretiennent des relations diplomatiques avec le Saint-Siège ; au 1er janvier 1999, ils étaient 169.

d’innombrables concordats, conventions et accords seront signés avec divers États : 6 sous Léon XIII ; une quarantaine sous Pie XI, une trentaine sous Pie XII, une quarantaine sous Paul VI et une soixantaine sous Jean-Paul II.

Soulignons surtout les nombreux arbitrages⁠[9] assurés par le Saint-Siège auprès de nations en conflit, souvent pour des questions de frontière. Bien des guerres furent ainsi évitées. Ce fut le cas , par exemple, en 1979. La médiation du Saint-Siège a été demandée par les gouvernements chilien et argentin pour tenter de résoudre leur différend frontalier dans la zone du canal de Beagle. Fort des volontés fermes manifestées par les deux parties de ne pas recourir à la force, le Saint-Siège a accepté. Les négociations ont abouti à un traité ratifié le 2 mai 1985, au Vatican, en présence du Pape⁠[10].

Le Saint-Siège est aussi très actif sur le plan de la diplomatie multilatérale. Non seulement, il est présent dans toutes les grandes instances internationales et a adhéré aux grandes conventions internationales mais il intervient aussi directement avant, pendant et après les conflits. Ce fut le cas de Benoît XV appelant, en vain, à la paix durant la Grande Guerre puis exprimant le vœu d’une organisation internationale⁠[11], de Pie XI intervenant en faveur du peuple russe affamé (1922) ou en condamnant la course aux armements⁠[12]. Dès 1939, Pie XII relance l’idée d’une organisation internationale⁠[13], il en appellera aussi constamment à la paix et agira en ce sens notamment pour sauver le plus possible de vies humaines⁠[14].Pour sa part, Jean-Paul II interviendra et plaidera pour la paix lors de la guerre des Malouines (1982), du Golfe (1990-1991), des innombrables conflits dans l’ex-Yougoslavie et de toutes les guerres plus ou moins oubliées en Afrique ou dans l’ancien empire soviétique, par exemple.

L’Église a besoin du monde

Par ailleurs, l’Église a besoin des hommes, de leur expérience, de leurs sciences, de leur culture pour s’incarner. Le concile Vatican II a beaucoup insisté sur cette relation dans un passage relativement long mais très explicite:

« L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées des diverses cultures, qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l’Église. En effet, dès le début de son histoire, elle a appris à exprimer le message du Christ en se servant des concepts et des langues des divers peuples et, de plus, elle s’est efforcée de le mettre en valeur par la sagesse des philosophes : ceci afin d’adapter l’Évangile, dans les limites convenables, et à la compréhension de tous et aux exigences des sages. A vrai dire, cette manière appropriée de proclamer la parole révélée doit demeurer la loi de toute évangélisation. C’est de cette façon, en effet, que l’on peut susciter en toute nation la possibilité d’exprimer le message chrétien selon le mode qui lui convient, et que l’on promeut en même temps un échange vivant entre l’Église et les diverses cultures. Pour accroître de tels échanges, l’Église, surtout de nos jours où les choses vont si vite et où les façons de penser sont extrêmement variées, a particulièrement besoin de l’apport de ceux qui vivent dans le monde, qui en connaissent les diverses institutions, les différentes disciplines, et en épousent les formes mentales, qu’il s’agisse des croyants ou des incroyants. Il revient à tout le peuple de Dieu, notamment aux pasteurs et aux théologiens, avec l’aide de l’Esprit-Saint, de scruter, de discerner et d’interpréter les multiples langages de notre temps et de les juger à la lumière de la parole divine, pour que la vérité révélée puisse être sans cesse mieux perçue, mieux comprise et présentée sous une forme plus adaptée.

Comme elle possède une structure sociale visible, signe de son unité dans le Christ, l’Église peut aussi être enrichie, et elle l’est effectivement, par le déroulement de la vie sociale : non pas comme s’il manquait quelque chose dans la constitution que le Christ lui a donnée, mais pour l’approfondir, la mieux exprimer et l’accommoder d’une manière plus heureuse à notre époque. L’Église constate avec reconnaissance qu’elle reçoit une aide variée de la part d’hommes de tout rang et de toute condition, aide qui profite aussi bien à la communauté qu’elle forme qu’à chacun de ses fils. En effet, tous ceux qui contribuent au développement de la communauté humaine au plan familial, culturel, économique et social, politique (tant au niveau national qu’au niveau international), apportent par le fait même, et en conformité avec le plan de Dieu, une aide non négligeable à la communauté ecclésiale, pour autant que celle-ci dépend du monde extérieur. Bien plus, l’Église reconnaît que de l’opposition même de ses adversaires et de ses persécuteurs, elle a tiré de grands avantages et qu’elle peut continuer à le faire. »[15]


1. GS 41, 2.
2. Retour au réel, Editions universitaires, Lardanchet, 1946, pp. 115-116.
3. Disons simplement ici que le nihilisme est une doctrine d’après laquelle il n’existe rien (d’absolu), il n’y a pas de vérité morale, pas de hiérarchie de valeurs.
4. Cf. L’existentialisme est un humanisme (1946), Gallimard, Folio-Essais, 1990, pp. 29 et svtes. Sartre estime que l’existentialisme athée qu’il représente est plus cohérent que l’athéisme classique d’un Diderot, d’un Voltaire, d’un Kant ou des inventeurs de la morale laïque. L’existentialiste, écrit-il, « pense qu’il est très gênant que Dieu n’existe pas, car avec lui disparaît toute possibilité de trouver des valeurs dans un ciel intelligible ; il ne peut plus y avoir de bien a priori, puisqu’il n’y a pas de conscience infinie et parfaite pour le penser ; il n’est écrit nulle part que le bien existe, qu’il faut être honnête, qu’il ne faut pas mentir, puisque précisément nous sommes sur un plan où il n’y a que des hommes. Dostoïevski avait écrit : « Si Dieu n’existait pas tout serait permis. » C’est là le point de départ de l’existentialisme. » Toutefois, à la fin de sa vie, Sartre découvre la fraternité, en juin 1979, au moment où les « Boat People » prennent le risque de la mer pour fuir le Vietnam et le Cambodge en proie à la barbarie communiste. A cette occasion, Sartre, le « marxien » et Raymond Aron le libéral se réconcilient. Sartre déclare : « Personnellement, j’ai pris parti pour des hommes qui n’étaient sans doute pas mes amis au temps où le Vietnam se battait pour la liberté. Mais ça n’a pas d’importance, parce que ce qui compte ici, c’est que ce sont des hommes. Des hommes en danger de mort. » (Cf. francetvinfo.fr). Il découvre, en même temps, la pensée juive grâce à son secrétaire Benny Lévy et déclare : « Nous aussi, les non-juifs, nous avons une recherche de l’éthique. Il s’agit de trouver la fin dernière, c’est-à-dire le moment où vraiment la morale sera simplement la manière de vivre des hommes les uns par rapport aux autres ». Benny Lévy commente : « Parti de la considération simple que toute action implique l’espoir, Sartre conséquemment en arrive, après la nécessaire critique des fins historiques, à poser que l’éthique suppose l’eschatologie. » (SARTRE J.-P., LEVY Benny, L’espoir maintenant, Les entretiens de 1980, Verdier, 2007, p. 15).
5. La nouvelle évangélisation : l’« exemple » belge, in La Libre Belgique, 15-7-1988.
6. in Espace pour un humanisme européen, nov. 1992, p. 4.
7. Pie XI, à cette occasion, déclara: « Il Nous plaît de voir ce domaine foncier réduit à de si minimes proportions qu’il puisse et doive lui-même être considéré comme spiritualisé par l’immense, sublime et vraiment divine puissance spirituelle qu’il est destiné à soutenir et à servir (…) Une certaine souveraineté territoriale est une condition universellement reconnue comme indispensable à toute vraie souveraineté juridictionnelle : donc, le minimum de territoire qui suffise pour l’exercice de la souveraineté ; ce qu’il faut de territoire sans quoi elle ne pourrait subsister parce qu’elle ne saurait où prendre appui…​ » (Allocution de carême, 1929). J.-B. d’Onorio, qui cite ce texte (La papauté, de la romanité à l’universalité, in La papauté au XXe siècle, Fondation Singer-Polignac, Cerf, 1999, pp. 23-24), souligne que le Traité du Latran « a grandement facilité l’universalisation de l’action internationale de la Papauté » (p. 29).
8. Pour plus de détails, on peut lire ONORIO Joël-Benoît d’, op. cit., pp. 21-34.
9. Léon Blum (1872-1950), député socialiste français qui présida plusieurs gouvernement de gauche, réfléchissant, en pleine guerre, à la construction de la paix, écrit : « Je serais ici conduit, par la logique du raisonnement comme par l’association des idées, à envisager, au sein du corps international, l’opportunité d’une autre présence. C’est à la Cour de Rome que je pense, au Saint-Siège apostolique. Sa participation au même titre que les États serait, par elle-même, le signe le plus éclatant que, dans l’univers de demain, d’autres puissances compteront que les puissances temporelles (…) L’influence pontificale s’est toujours exercée et s’exerce encore en faveur d’une paix organique, fondée sur la justice, sur l’égalité des peuples et des hommes, sur la sainteté des contrats…​ La paix est nécessaire à l’Église, et il n’est pas moins certain que le concours de l’Église serait infiniment profitable à l’œuvre d’organisation pacifique » (A l’échelle humaine, Gallimard, 1945, cité in ONORIO Joël-Benoît d’, op. cit., p. 22).
10. J.-B. d’Onorio cite sept arbitrages sous Léon XIII : Allemagne-Espagne (îles Caroline) ; Grande-Bretagne-Portugal (frontières du Congo) ; Pérou-Equateur ; Grande-Bretagne-Venezuela (frontière de la Guyane) ; Haïti-Saint-Domingue ; États-Unis-Espagne (prévention de la guerre à Cuba) ; Argentine-Chili. Trois sous Pie X: Equateur-Colombie ; Brésil-Bolivie ; Brésil-Pérou.
11. « Aux nations unies dans une ligue fondée sur la loi chrétienne, l’Église sera fidèle à apporter son concours actif et empressé pour toutes leurs entreprises inspirées par la justice et la charité » (Encyclique Pacem Dei munus pulcherrimum, 23 mai 1920).
12. Encyclique Nova impendet, 2 octobre 1931.
13. Encyclique Summi Pontificatus, 20 octobre 1939.
14. On ne rappellera jamais assez l’action humanitaire efficace de Pie XII pendant la guerre (1939-1945). Trop de mensonges salissent encore sa mémoire malgré les nombreux hommages rendus par de hautes personnalités juives et malgré, entre autres, la remarquable étude de BLET P., Pie XII et la Seconde Guerre mondiale d’après les archives du Vatican, Perrin, 1997.
15. GS, n°44, par. 2 et 3.