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Chapitre 2 : L’Église dans le monde
- 1: i. Pourquoi l’Église s’occupe-t-elle du « monde » ?
- 1.1: a. Les exigences évangéliques
- 1.2: b. Vatican II.
- 1.3: c. La Tradition.
- 1.4: d. Le droit à la liberté religieuse.
- 1.5: e. Un danger ?
- 1.6: f. L’importance du « politique » confirmée par ailleurs
- 1.7: g. La relativité du « politique »
- 1.8: h. Ne pas séparer l’Église et le monde.
- 2: ii. Comment l’Église s’occupe-t-elle du monde ?
- 2.1: a. Rappel du rôle de l’Église
- 2.2: b. Ne pas séparer le spirituel et le temporel
- 2.3: c. Distinguer le spirituel et le temporel
- 2.4: d. La mission spécifique du laïcat
- 2.5: e. La doctrine et les programmes
- 2.6: f. Ailleurs
- 2.7: g. Les raisons de l’insistance de l’Église sur ces distinctions
i. Pourquoi l’Église s’occupe-t-elle du « monde » ?
Le kérygme possède un contenu inévitablement social.
Exhortation apostolique Evangelii gaudium (EG), 2013, n° 177.
a. Les exigences évangéliques
Certains passages de l’Évangile ont tellement frappé les esprits à travers le temps qu’ils font partie du bagage culturel de la plupart des hommes, chrétiens ou non.
Ainsi en est-il sans doute du miracle de la multiplication des pains[1] et de la parabole du bon Samaritain[2].
Jésus y manifeste sa sollicitude pour les hommes dans la réalité concrète de leur vie et spécialement pour l’homme qui souffre. A cette occasion, Jésus fait rappeler l’essentiel de la Loi[3] : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée[4] ; et ton prochain comme toi-même[5] ». Deux « commandements » indissociables.
Si la vie chrétienne consiste à imiter le Christ, on ne voit pas comment nous pourrions échapper au souci de l’autre et des conditions de son existence[6].
Comme nous l’avons déjà vu, le Christ ne prêche pas une révolution politique et sociale et, à sa suite, l’Église « convoque » les hommes au salut. Mais ces hommes qui doivent être sauvés sont des êtres de chair et de sang, des êtres bien concrets, qui ont une culture, qui travaillent, qui sont reliés à d’autres hommes selon des formes très diverses d’association, etc.. Le salut s’adresse donc à l’homme dans son intégralité, à des personnes, façonnées par une histoire particulière, des paysages, des rencontres, une éducation, des structures et des œuvres : « Corps et âme, mais vraiment un, l’homme est dans sa condition corporelle même, un résumé de l’univers des choses qui trouvent ainsi, en lui, leur sommet, et peuvent librement louer leur Créateur »[7].
Le Christ emploie d’ailleurs des images très fortes pour nous éveiller à une vie sociale active. Sur la montagne, il interpelle la foule, chacun d’entre nous : « Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? Il n’est plus bon qu’à être jeté dehors et foulé par les hommes.
Vous êtes la lumière du monde. Une ville sise en haut d’une montagne ne peut rester cachée ; on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau ; on la met sur le lampadaire afin d’éclairer tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise si bien devant les hommes, qu’à la vue de vos bonnes œuvres, ils glorifient notre Père qui est dans les cieux »[8]. Il ne s’agit pas seulement d’annoncer la bonne nouvelle mais bien aussi d’agir, de réaliser de « bonnes œuvres »[9]. L’enseignement de Jésus sur le jugement dernier le confirme de manière saisissante : « Lorsque le Fils de l’Homme reviendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, il siégera sur son trône glorieux. Toutes les nations seront assemblées devant lui. Il séparera les uns d’avec les autres, comme le berger sépare les brebis des boucs. Il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors, à ceux qui sont à droite, le Roi dira : Venez, les brebis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous est destiné depuis la création du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais sans asile, et vous m’avez accueilli ; mal vêtu, et vous m’avez couvert ; malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus à moi. Les justes répondront : Seigneur, quand avons-nous bien pu te voir affamé et te donner à manger, assoiffé et te donner à boire ? Quand avons-nous pu te voir sans asile, et t’accueillir ; mal vêtu, et te couvrir ? Quand avons-nous bien pu te voir malade ou en prison, et venir à toi ? Le Roi répondra : Oui, je vous le déclare, toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de mes petits frères que voici, c’est à moi-même que vous l’avez fait.
Ensuite il se tournera vers ceux qui sont à sa gauche : Retirez-vous de moi, dira-t-il, maudits, allez au feu éternel destiné au diable et à ses anges. Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais sans asile, et vous ne m’avez pas accueilli ; mal vêtu, et vous ne m’avez pas couvert ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. A leur tour, ils diront: Seigneur, quand avons-nous pu te voir affamé ou assoiffé, sans asile ou mal vêtu, malade ou en prison, sans t’assister ? Il leur répondra : Oui, je vous le déclare, toutes les fois que vous avez omis de le faire à l’un de ces petits, c’est à moi-même que vous avez omis de le faire.
Et ces derniers iront au châtiment éternel, tandis que les justes iront à la vie éternelle »[10].
Non seulement, le Christ, en s’incarnant s’est uni à tout homme confirmé ainsi dans son statut d’être créé à l’image de Dieu et doté dorénavant d’une dignité extraordinaire qui rejaillit sur tous les aspects de sa vie mais, plus particulièrement encore, le Christ s’identifie aux plus démunis. Dès lors, servir l’homme et spécialement le plus pauvre, devient un service religieux, inspiré par Dieu et qui touche Dieu lui-même[11].
On peut aussi rappeler l’invitation à la prière continuelle[12]. Déjà dans l’Ancien Testament, il était dit que : « L’homme qui tiendra sa volonté dans la loi du Seigneur et la méditera nuit et jour donnera du fruit »[13]. Dans le Nouveau Testament, la demande est plus précise encore et son exigence peut paraître dérangeante : « Il faut toujours prier et ne jamais cesser de prier »[14] ; « Veillez en priant à tout moment »[15] ; « Ayez soin de demeurer dans la prière, veillez dans la prière »[16] ; « Soit que nous soyons éveillés, soit que nous dormions, vivons toujours avec Jésus »[17] ; « Priez sans jamais cesser »[18]. Cette invitation peut paraître irréaliste à première vue et pourtant l’enseignement le plus constant de l’Église la confirme : « Il n’y a qu’un chemin pour arriver à Dieu, écrivait Thérèse d’Avila, c’est la prière ; si l’on vous en indique un autre, on vous trompe ». La réponse du bon sens a été de nombreuses fois donnée. ainsi, Thomas d’Aquin explique : « L’homme prie tant qu’il agit dans son cœur, dans ses paroles, ses actions, de façon à tendre vers Dieu et ainsi celui qui ordonne toute sa vie à Dieu prie toujours »[19].
Notre conversion doit être totale. Elle ne peut se limiter à certains aspects de notre vie : toutes nos activités comme notre vie intérieure doivent être religieuses, c’est-à-dire reliées à Dieu et à sa Parole.
b. Vatican II.
Le concile Vatican II a innové en consacrant son plus long document à l’insertion de l’Église dans le monde. Toute la première partie de Gaudium et spes est consacrée à nous persuader que l’Église ne peut renoncer à l’animation du monde qu’en se reniant elle-même.
Les arguments seront théologiques et philosophiques.
a. L’homme est social
Il s’agit d’abord de convaincre nos contemporains, volontiers individualistes, du caractère communautaire de la vocation de l’homme. L’homme ne se sauve pas seul. Gaudium et spes, en cet endroit, reprend l’enseignement de Lumen gentium sur le peuple de Dieu[1].
Par leur origine commune et parce qu’ils sont destinés à une même fin qui est Dieu lui-même, tous les hommes sont frères, et appelés à l’amour mutuel, à l’image d’ailleurs d’un Dieu trine[2]. Dieu fait alliance avec un peuple et lorsqu’il s’incarne, il « entre dans le jeu de la solidarité ». Il s’insère dans une culture et une société bien déterminée. Dans sa prédication, il appelle à l’unité, au don de soi et à la mission universelle. Par sa mort, sa résurrection et le don de son Esprit, une nouvelle communion fraternelle est instituée et réalisée en son propre Corps qui est l’Église. La solidarité des membres de ce Corps ne doit pas cesser de croître[3].
La raison, de son côté, « fait apparaître qu’il y a interdépendance entre l’essor de la personne et le développement de la société elle-même. En effet, la personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d’une vie sociale (…) ». C’est « par l’échange avec autrui, par la réciprocité des services, par le dialogue avec ses frères que l’homme grandit selon toutes ses capacités et peut répondre à sa vocation (…) ».
Mais si les personnes humaines reçoivent beaucoup de la vie sociale pour l’accomplissement de leur vocation, même religieuse, on ne peut cependant pas nier que les hommes, du fait des contextes sociaux dans lesquels ils vivent et baignent dès leur enfance, se trouvent souvent détournés du bien et portés au mal. Certes, les désordres, si souvent rencontrés dans l’ordre social, proviennent en partie des tensions existant au sein des structures économiques, politiques et sociales. Mais, plus radicalement, ils proviennent de l’orgueil et de l’égoïsme des hommes, qui pervertissent aussi le climat social. Là où l’ordre des choses a été vicié par les suites du péché, l’homme déjà enclin au mal par naissance, éprouve de nouvelles incitations qui le poussent à pécher : sans efforts acharnés, sans l’aide de la grâce, il ne saurait les vaincre ».[4].
Il est clair que l’état de la société importe à la croissance humaine que ce soit dans les plans physique, psychologique, intellectuel, moral ou religieux. Or, « la civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu »[5].
Comment, dans ces conditions, l’Église pourrait-elle se désintéresser des affaires du « monde » ?
b. L’homme est puissant
S’il est important de rappeler aux individualistes chrétiens ou non, le caractère social de leur personnalité et de leur vocation, il faut aussi contester une vision fort répandue et qui consiste, pour des raisons religieuses ou sociales, à considérer l’homme comme impie ou présomptueux lorsqu’il veut changer les circonstances de sa vie. Le monde est imparfait sous le regard d’un Dieu tout-puissant ! N’est-ce pas orgueil, injure, folie, péché, de prétendre apporter quelque correction à cette création que Dieu lui-même respecte ?
Gaudium et spes répond sans ambigüité : « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers: en sorte que, tout en étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre.
Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire.
Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l’homme, plu s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant »[6].
c. La Tradition.
Cet enseignement de Vatican II est bien conforme à toute la tradition de l’Église même s’il n’a jamais été aussi longuement développé dans le passé.
Dans Centesimus annus, Jean-Paul II rappelait que pour l’Église, « le message social de l’Évangile ne doit pas être considéré comme une théorie mais avant tout comme un fondement et une motivation de l’action. Stimulés par ce message, quelques-uns des premiers chrétiens distribuaient leurs biens aux pauvres, montrant qu’en dépit des différences de provenance sociale, une convivialité harmonieuse et solidaire était possible. Par la force de l’Évangile, au cours des siècles, les moines ont cultivé la terre, les religieux et religieuses ont fondé des hôpitaux et des asiles pour les pauvres, les confréries ainsi que des hommes et des femmes de toutes conditions se sont engagés en faveur des nécessiteux et des marginaux, dans la conviction que les paroles du Christ « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40) ne devaient pas rester un vœu pieux mais devenir un engagement concret de leur vie »[1]. Et il ne s’agit pas simplement de charité au sens commun du terme car le pape précise que « l’amour pour l’homme, et en premier lieu pour le pauvre dans lequel l’Église voit le Christ, se traduit concrètement par la promotion de la justice »[2].
Ces considérations montrent que naturellement, pourrait-on dire, le chrétien poussé par l’Évangile, s’engage dans l’action sociale. Progressivement toutefois et particulièrement au moment où la société ambiante se déchristianise ou propose un mode de vie qui contredit le message du Christ, apparaît la nécessité d’une évolution politique qui permette à la foi de vivre, de croître et de produire ses effets dans l’ensemble de la société.
Ainsi, prêchant sur le devoir des Rois, Bossuet[3] évoquant le combat de la vertu et du vice à l’intérieur des sociétés, précise d’abord que le vice ne peut être extirpé par la force mais par l’exemple de la vertu du prince. Est-ce suffisant « pour faire régner Jésus-Christ » ? Non. Les vices « dissipés » par l’exemple, il faut que la vertu soit favorisée. Telle est la mission du prince ainsi que saint Grégoire[4] l’écrivait à l’empereur Maurice[5] : « C’est pour cela que la puissance souveraine vous a été accordée d’en haut sur tous les hommes ; afin que la vertu soit aidée, afin que la voie du ciel soit élargie, et que l’empire terrestre serve à l’empire du ciel »[6].
Pie XII développe la même idée dans une formule forte : « De la forme donnée à la société conforme ou non aux lois divines, dépend et découle le bien ou le mal des âmes… »[7] .
Jean XXIII précise et explique[8] que « le bien commun embrasse l’ensemble des conditions de vie en société qui permettent à l’homme d’atteindre sa perfection propre de façon plus complète et plus aisée[9]. Composé d’un corps et d’une âme immortelle, l’homme ne peut, au cours de cette existence mortelle, satisfaire à toutes les requêtes de sa nature ni atteindre le bonheur parfait. Aussi les moyens mis en œuvre au profit du bien commun ne peuvent-ils faire obstacle au salut éternel des hommes, mais encore doivent-ils les y aider positivement. »
Il faut donc conjointement changer le monde pour que la croissance spirituelle soit possible et favorisée et changer les cœurs dans la mesure où bien des maux sociaux trouvent leur origine dans le péché des hommes.
L’évangélisation du « monde » est inévitable et nécessaire. L’homme étant un être de relations, l’évangéliser c’est évangéliser ses relations. On sait que « la foi sans les œuvres est une foi morte ». Et les « œuvres » représentent précisément tout ce qui transforme le monde, le rend plus humain, plus conforme au plan de Dieu. De même que le fidéisme[10] finit par détruire la foi, le refus ou l’impossibilité de vivre l’Évangile dans toutes ses conséquences terrestres, l’étouffe et la dessèche.
La société est indispensable à la croissance de l’homme. Et le chemin vers Dieu, on l’a dit et répété, peut être rendu plus facile ou plus difficile suivant la culture, le système politique ou économique. Comment l’Église, dès lors, pourrait-elle, de manière crédible et efficace, parler de la conversion de l’homme, de sa libération du péché sans tenir compte du contexte dans lequel il vit et qui, en bien ou en mal, l’influence.
Léon XIII estime qu’il a le droit et le devoir d’intervenir dans la question sociale parce que l’état des mœurs met en péril la foi. Et Paul VI parlera au nom de l’« humanisme intégral », au nom de l’homme considéré dans l’intégralité de son être matériel et spirituel.
Comme donc il est inutile, on se résout facilement à le laisser là, et ensuite à l’opprimer ; c’est pourquoi ils disent : « Trompons le juste, parce qu’il nous est inutile ». Elevez-vous, puissances suprêmes ; voici un emploi digne de vous : voyez comme la vertu est contrainte de marcher dans des voies serrées ; on la méprise, on l’accable : protégez-la ; tendez-lui la main, faites-vous honneur en la cherchant ; élargissez les voies du ciel, rétablissez ce grand chemin et rendez-le plus facile (…) ».
d. Le droit à la liberté religieuse.
Le concile Vatican II sera aussi l’occasion, pour l’Église, de développer sa pensée sur la liberté religieuse.
Ce droit formulé de manière solennelle par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (1948)[1] stipule que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seul ou en commun, tant en public qu’e, privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ». Il est clair que la religion ne peut être confinée au seul domaine privé ; d’autant plus que ce droit est associé à d’autres: liberté d’opinion et d’expression, liberté de réunion et d’association, liberté politique, syndicale, etc. qui, en principe, ne peuvent subir de discrimination en fonction précisément des convictions philosophiques ou religieuses.
C’est face aux totalitarismes modernes que l’Église, au XXe siècle, a développé sa réflexion sur la liberté religieuse, réflexion qui inspira plusieurs artisans de la Déclaration universelle. Pie XI, face au fascisme défend « les droits sacrés et inviolables des âmes et de l’Église » et « la liberté des consciences »[2]. Contre le communisme, il rappellera les « prérogatives » dont Dieu a doté l’homme, c’est-à-dire ses différents droits, et déclarera que la société « ne peut lui en rendre, par principe, l’usage impossible »[3]. Puis, face au nazisme, il proclamera que « l’homme en tant que personne possède les droits qu’il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité hors de toute atteinte qui tendrait à les nier, à les abolir ou à les négliger(…) Le croyant a un droit inaliénable à professer sa foi et à la revivre comme elle veut être vécue. Des lois qui étouffent ou rendent difficiles la profession et la pratique de cette foi sont en contradiction avec le droit naturel »[4]. On trouvera ensuite dans l’oeuvre de Pie XII[5] la première déclaration « ecclésiastique » des droits fondamentaux de la personne humaine. Jean XXIII dans Pacem in terris[6] poursuivra cette réflexion qui culminera au Concile, en 1965, dans la déclaration Dignitatis humanae[7].
Ce texte important consacré au « droit de la personne et des communautés à la liberté sociale et civile en matière religieuse » définit plus précisément que la Déclaration de 1948 la liberté religieuse. « Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres ». Cette proclamation est essentielle pour au moins deux raisons. Tout d’abord vu qu’elle touche au plus intime de la personne humaine, cette liberté peut être reconnue comme la plus fondamentale, comme le point de départ logique[8] de toutes les autres libertés qui semblent en découler puisque l’homme religieux ou non est un être social qui se prolonge et prolonge ses convictions dans tous les domaines de son existence. Mais cette déclaration est aussi historiquement importante, à une époque où, à côté de l’intolérance traditionnelle de certains militantismes athées, apparaissent des intégrismes et des groupements sectaires nouveaux. C’est pourquoi, vu son objet, elle s’adresse à tous les hommes et à toutes les collectivités, quelles que soient leurs traditions culturelles. C’est pourquoi aussi, avant de développer des arguments théologiques, la déclaration présente une réflexion philosophique qui fonde le droit à la liberté religieuse sur la nature même de l’homme et établit, par le fait même, sa transcendance[9] sur le pouvoir civil. Nous y reviendrons au chapitre suivant.
Ce n’est donc pas un privilège[10] mais un droit universel et primordial que l’Église invoque et en vertu duquel « il est juste qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations »[11].
e. Un danger ?
Beaucoup de nos contemporains contestent à l’Église le droit de se pencher sur les affaires du « monde » et souhaiteraient confiner son action au domaine privé. Ils redoutent, comme dit Gaudium et spes, « un lien trop étroit entre l’activité concrète et la religion : ils y voient un danger pour l’autonomie des hommes, des sociétés et des sciences »[1].
La réponse du Concile est nuancée mais capitale pour comprendre comment l’Église envisage son action dans le monde : « Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu. Bien plus, celui qui s’efforce avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient les êtres et les fait ce qu’ils sont. A ce propos, qu’on nous permette de déplorer certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits, elles ont conduit beaucoup d’esprits jusqu’à penser que science et foi s’opposaient.
Mais si, par « autonomie du temporel », on veut dire que les choses créées ne dépendent pas de Dieu, et que l’homme peut en disposer sans référence au Créateur, la fausseté de tels propos ne peut échapper à quiconque reconnaît Dieu. En effet, la créature sans Créateur s’évanouit. Du reste, tous les croyants, à quelque religion qu’ils appartiennent, ont toujours entendu la voix de Dieu et sa manifestation, dans le langage des créatures. Et même, l’oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même ».
Il n’y a donc pas de séparation, entre le domaine temporel et le domaine spirituel, comme on l’entend trop souvent, mais une distinction qui sauvegarde les spécificités en présence au sein d’un même monde.
Distinguer pour unir est le titre très significatif d’un ouvrage de Jacques Maritain. Selon le philosophe, « il semble que le cours des temps modernes soit placé sous le signe de la disjonction de la chair et de l’esprit, ou de la dislocation progressive de la figure humaine. (…) L’homme cependant est chair et esprit non pas liés par un fil, mais unis en substance. Que les choses humaines cessent d’être à la mesure du composé humain, les unes demandant leur nombre aux énergies de la matière, les autres aux exigences d’une spiritualité désincarnée, c’est pour l’homme un écartèlement métaphysique épouvantable. On peut croire que la figure de ce monde passera le jour où cette élongation sera devenue telle que notre cœur éclatera »[2].
On trouve la même inquiétude chez Albert Camus : « Alors que Platon contenait tout, le non-sens, la raison et le mythe, nos philosophes ne contiennent rien que le non-sens ou la raison, parce qu’ils ont fermé les yeux sur le reste ». Dans la mesure où ils n’envisagent plus la complexité du monde mais en compartimentent les différents aspects, Camus n’hésite pas à les comparer à une taupe qui méditerait[3] !
f. L’importance du « politique » confirmée par ailleurs
Il est normal que l’Église catholique cherche à justifier son engagement mondain puisque depuis son origine elle s’est investie dans les problèmes temporels. Elle estime que c’est son devoir, sa mission et donc son droit le plus strict. Nous avons vu que de plus en plus les Églises protestantes, longtemps critiques vis-à-vis de la ligne de conduite catholique, partagent le même souci social avec des arguments semblables.
Mais des penseurs non chrétiens voire oppsés au christianisme nous onfortent dans l’idée que l’Église doit rester agissante dans le monde, au sens où nous avons pris cette expression.
Bergson
On se souvient peut-être des analyses proposées par Henri Bergson[1] dans son célèbre ouvrage Les deux sources de la morale et de la religion[2]. Il souligne une opposition relative entre, d’une part, la morale close et la religion statique et, d’autre part, la morale ouverte et la religion dynamique. d’un côté, les règles imposées par une société déterminée rendent possible la vie en commun. Ce sont des obligations et des habitudes qui répondent à une sorte d’instinct social naturel. Dans cette société close, la cohésion sociale est renforcée par la croyance naturelle à des forces impersonnelles qui s’expriment dans la magie et la sorcellerie ou en un Dieu suprême, souverain incontesté. d’un autre côté, apparaissent des personnalités exceptionnelles, prophètes, saints, sages, qui interpellent le conformisme social dont ils se sont libérés au nom au nom d’une charité universelle, d’une mystique qui a retrouvé l’élan vital. Pour Bergson, une influence mutuelle s’exerce au profit des deux parties : l’obligation sociale soutient la charité universelle et celle-ci adoucit les rigueurs de la loi.
On peut penser que l’opposition signalée se renforce à certaines époques où la société se ferme aux appels des héros. Il semble que ce soit le cas aujourd’hui où la culture ambiante dresse en face des héros inspirés par l’Amour créateur, ses propres modèles élevés au rang de petits dieux mais bien conformes au schéma de la société close, c’est-à-dire fermée à toute verticalité, à toute dimension qui la dépasse et la met en question[3]
Tout homme est, bon gré mal gré, dans une certaine mesure, à l’image de la société qui le nourrit, société « qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne ». Il ne faut pas sous-estimer le poids de ce conformisme social et même si un héros nous appelle à « l’élan de la vie », le modèle social agit comme un frein d’autant plus puissant que la contradiction est grande entre le saint, le sage, le prophète et le « monde ».
Dans cette optique, l’appel de notre héros, Jésus-Christ, heurte, à maints égards les canons de la morale sociale telle que nous la vivons dans nos sociétés dites développées. Il est difficile à des hommes dont l’individualisme a été exacerbé dans un univers qui exalte le pluralisme, le profit, la réussite matérielle et le plaisir immédiat de trouver séduisante la figure du Christ souffrant ! Le modèle social l’emporte tout naturellement sur le modèle christique. Pour vivre, celui-ci doit convertir la société de telle manière que la vboie du ciel soit plus aisée comme disait saint Grégoire.
Les philosophes des « Lumières » et leurs descendants
Les oppositions les plus radicales au message chrétien témoignent également mais indirectement de l’importance de l’incarnation du message chrétien.
Ainsi, au XVIIIe siècle, la philosophie des « lumières »[4] va s’efforcer de séculariser[5] la société, c’est-à-dire de rompre le lien entre le spirituel et le temporel, confinant ainsi au seul sanctuaire, dans le meilleur des cas, l’influence de l’Église.
Si, dans les Lettres anglaises[6], après avoir loué toutes les facettes de la civilisation anglaise, Voltaire consacre une dernière lettre à Pascal, c’est pour écarter une vision nuisible à l’établissement d’une société moderne, c’est-à- dire, une société « peuplée, opulente, policée »[7]. En effet, l’inquiétude métaphysique que Pascal tentait de glisser dans l’esprit du libertin de son temps risque de rendre très relative l’invitation voltairienne à se consacrer, sans se poser trop de questions, à la production des richesses indispensables au bonheur de l’homme. Le paradis n’est-il pas où nous sommes ? En même temps, Voltaire s’efforcera d’écarter la raison du domaine de la foi. Car Pascal nous interpelle d’abord au fond de notre incroyance et par là risque de toucher tous les hommes. Voltaire va donc, se déguiser en défenseur de la pureté de la foi et condamner comme impie, orgueilleuse et insensée la tentative pascalienne d’ébranler le matérialisme de son interlocuteur par des raisonnements.
Comme l’écrit Jean-Paul II, « la foi, privée de la raison, a mis l’accent sur le sentiment et l’expérience, en courant le risque de ne plus être une proposition universelle. Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible, puisse avoir une force plus grande ; au contraire, elle tombe dans le grand danger d’être réduite à un mythe ou à une superstition »[8]. C’est le drame du fidéisme que joue Voltaire et dont il a compris la force destructrice sous des apparences respectueuses.
De même, sans enracinement social, le message chrétien dépérit. Cette loi n’a pas échappé aux ennemis de la religion, persuadés que cette rupture est plus efficace qu’un sermon athée. Tout le XVIIIe siècle témoigne des efforts pour éliminer la présence agissante de l’Église au sein des réalités temporelles. Le film de Roland Joffé, Mission[9], a révélé au grand public en 1986, l’action destructrice du Marquis de Pombal[10], qui inspira, en tant que Secrétaire d’État pendant 27 ans, un sécularisme musclé au Portugal et dans les colonies. Les Jésuites[11] sont particulièrement visés parce qu’ils étaient efficaces, au Paraguay notamment, auprès des Indiens Guarani qui trouvent dans les « réductions » organisées par les Pères non seulement une protection contre le servage colonial et les razzias des chasseurs d’esclaves mais aussi une structure de développement économique et personnel qui respecte l’enracinement culturel des indigènes tout en leur apportant la « bonne nouvelle ». Les « réductions » espagnoles cédées au Portugal subirent les assauts de Pombal qui finalement, en 1759 expulsa les membres de la Compagnie de tous les territoires portugais. L’autoritaire marquis ne fut pas seul attelé à ce travail : le ministre et secrétaire d’État Choiseul[12] en France, d’Aranda[13] en Espagne, Du Tillot[14] dans le duché de Parme et de Plaisance, Tanucci[15] dans le royaume de Naples, suivirent la même voie. Ces attaques d’inspiration maçonnique aboutiront à la dissolution de la Compagnie de Jésus en 1773 par le pape Clément XIV[16].
Cette politique laïciste nourrie dans les « sociétés de pensée » va porter un coup terrible à l’évangélisation. Une argumentation athée ou antichrétienne, à l’expérience, ne porte guère de fruits. Elle pousse le croyant à répondre argument pour argument et à renforcer sa conviction en exerçant sa raison. Autrement efficace et donc dangereux, le slogan unique de la laïcité contemporaine : la religion est une affaire strictement privée[17].
Albert Camus
L’auteur de L’homme révolté a confirmé cette analyse en donnant à la mort de Louis XVI une valeur symbolique très significative : la mort du prince chrétien marque la fin d’une forme de présence chrétienne au « monde ». « Le 21 janvier[18], avec le meurtre du roi-prêtre, s’achève ce que l’on appelé significativement la passion de Louis XVI. Certes, c’est un répugnant scandale d’avoir présenté comme un grand moment de notre histoire l’assassinat public d’un homme faible et bon. cet échafaud ne marque pas un sommet, il s’en faut. Il reste que, par ses attendus et ses conséquences, le jugement du roi est à la charnière de notre histoire contemporaine. Il symbolise la désacralisation de cette histoire et la désincarnation du dieu chrétien. Dieu jusqu’ici se mêlait à l’histoire par les rois. Mais on tue son représentant historique, il n’y a plus de roi. Il n’y a donc plus qu’une apparence de Dieu relégué dans le ciel des principes. Les révolutionnaires peuvent se réclamer de l’Évangile. En fait, ils portent au christianisme un coup terrible dont il n’est pas encore relevé(…) ce n’est pas Capet qui meurt, mais Louis de droit divin, et, avec lui, d’une certaine manière, la chrétienté temporelle »[19]. Restera à l’Église la tâche de s’adapter à la situation nouvelle et d’inventer à travers la démocratie, comme nous le verrons plus loin, une nouvelle manière d’« incarner le Dieu chrétien ».
Lénine et ses héritiers
Après le XVIIIe siècle, les philosophies « du soupçon »[20] poursuivront et amplifieront ce travail de rupture. Ainsi en est-il de toute la mouvance marxiste-léniniste. Lénine[21] écrit que « la lutte anti-religieuse ne peut se borner à des prêches abstraits. Elle doit être liée à la pratique concrète du mouvement, qui tend à supprimer les racines de la religion »[22].
C’est dans cet esprit et au sein même du socialisme « démocratique » qu’il est demandé aux chrétiens de ne pas tenter d’insérer dans la société civile leurs options religieuses qui doivent rester strictement privées. Ainsi à la question de savoir si des chrétiens peuvent militer au sein du parti socialiste, il est répondu qu’ils « doivent considérer leurs convictions religieuses éminemment respectables, comme affaires personnelles qui ne peuvent en aucune manière interférer dans la vie publique. on peut être profondément chrétien et ardent socialiste, mais on ne peut être militant socialiste ou mandataire et promotionner l’enseignement catholique, faire campagne contre l’avortement ou s’opposer à la reconnaissance effective de la laïcité »[23].
Ces témoignages nous montrent qu’une attitude réservée, sans implication sociale, de la part des chrétiens est proprement suicidaire. La doctrine sociale n’est pas facultative.
Comme donc il est inutile, on se résout facilement à le laisser là, et ensuite à l’opprimer ; c’est pourquoi ils disent : « Trompons le juste, parce qu’il nous est inutile ». Elevez-vous, puissances suprêmes ; voici un emploi digne de vous : voyez comme la vertu est contrainte de marcher dans des voies serrées ; on la méprise, on l’accable : protégez-la ; tendez-lui la main, faites-vous honneur en la cherchant ; élargissez les voies du ciel, rétablissez ce grand chemin et rendez-le plus facile (…) ».
g. La relativité du « politique »
Autant que.., pas plus que…
Toutefois, si les textes de Vatican II (Gaudium et spes et Dignitatis humanae) cités plus haut nous révèlent l’importance du « politique » dans l’évangélisation (qui est un droit et un devoir), ils soulignent en même temps la relativité du « politique ». Il est clair que dans la perspective chrétienne évoquée, l’organisation du monde n’est pas une fin en soi, même si elle est indispensable, puisque l’homme est, par nature, un être social. Il n’est pas inutile, à cet endroit, de relire le « principe et fondement » de saint Ignace[1]: « L’homme a été créé pour louer, respecter et servir Dieu, notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il a été créé. Il s’ensuit que l’homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin, et s’en dégager dans la mesure où elles lui sont un obstacle ». Certes, ce texte a comme but de placer le retraitant dans les meilleures dispositions possibles c’est-à-dire dans une attitude d’« indifférence » spirituelle qui le rende totalement disponible à Dieu, il n’empêche qu’il peut servir aussi à illustrer notre propos et à le justifier.
En effet, l’origine et la fin de l’homme se situant au delà du « monde », en Dieu, tout le reste, communautés, biens, etc., non seulement ne sont que des moyens au service de cette fin mais encore ne sont que des moyens soumis à un choix moral, utilisables « dans la mesure où ». Il n’est pas possible, dans cette optique, d’accorder à l’organisation sociale, aussi bonne fût-elle, aux performances économiques ou à quelque projet strictement humain, la priorité absolue ou, pire, encore, de les « diviniser » ou d’en diviniser les représentants ou les incarnations, comme on l’a trop souvent vu durant ce XXe siècle à travers des leaders « charismatiques » de toutes sortes.
Est exclue donc toute conception politique qui serait fermée sur le temporel, qui confondrait tel « royaume », aussi parfait puisse-t-il être, avec le Royaume. La « politique » est au service des hommes pour les aider à grandir dans leur humanité intégrale. Rappelons-nous le rôle attribué par saint Grégoire à la « puissance souveraine ». Elle doit aider la vertu mais ce n’est pas elle qui définit la vertu ou la crée ; elle doit élargir la voie du ciel mais ce n’est pas elle qui la trace.
Rappelons-nous l’avertissement de saint Paul : « …nous n’avons pas ici-bas de cité permanente , mais nous sommes en quête de la cité future »[2].
Pas de cité idéale !
A toutes les époques surgissent des utopies parfois tenaces qui promettent le paradis sur terre. Paradis qui, soit dit en passant, a, par certains aspects, des allures de société communiste. Platon[3] nous en offre un premier exemple célèbre avec la République. Il tentera de mettre en pratique ses idées auprès de Denys, tyran de Syracuse[4]. Ce sera un échec mais il persistera à croire que « les races humaines ne verront pas leurs maux cesser avant que n’aient accédé aux charges de l’État ceux qui pratiquent la philosophie, ou encore que ceux qui ont le pouvoir ne deviennent réellement philosophes »[5]. A sa suite, bien d’autres tenteront de préciser le rêve en imaginant des constructions plus séduisantes les unes que les autres. Le dominicain italien Tommaso Campanella[6] proposera la Cité du Soleil. Thomas More[7] appellera sa cité parfaite Utopie. Ce nom restera désormais pour désigner les projets de ce genre. On peut encore citer, en Angleterre, la République d’Oceana de James Harrington[8]. Dans tous les cas, la raison philosophique prétend apporter la solution politique qui nous permettra enfin de vivre heureux.
Souvent aussi le paradis terrestre est présenté comme l’aboutissement de l’histoire. Cette tentation remonte sans doute à Joachim de Flore[9] qui « aurait transformé l’espérance chrétienne de l’accomplissement eschatologique en une utopie temporelle »[10]. Le cardinal de Lubac[11] reconnaissait le joachimisme « dans le processus de sécularisation qui, trahissant l’Évangile, transforme en utopies sociales la recherche du royaume de Dieu »[12]. Pour Joachim de Flore, l’histoire se déroule selon un schéma trinitaire : après le règne du Père (c’est l’Ancien testament et le temps des laïcs) et celui du Fils (le Nouveau Testament et le temps des clercs et de Pierre), va venir le temps de l’Esprit (celui de la vie monastique et de Jean), le troisième règne où l’Église concrète que nous connaissons et qui est l’œuvre du Fils, sera dépassée par une Église spirituelle. Ce rêve d’un nouvel âge où les vicissitudes présentes auront disparu, H. de Lubac en suit la trace jusqu’à nos jours. Certes, cette vision va nourrir des oppositions à l’Église institutionnelle mais aussi des messianismes temporels qui sécularisent la pensée de Joachim[13].
Cette vision d’un temps en progrès s’est développée aussi en dehors de toute influence trinitaire. Ainsi, Charles Fourier[14], l’inventeur des célèbres phalanstères, affirmera qu’après les périodes successives d’édenisme, de sauvagerie, de patriarcat, de barbarie et de civilisation, nous allons arriver à l’état de garantisme qui nous mènera à l’harmonie parfaite.
Enfin, bien des sectes, aujourd’hui comme hier, invitent à se retirer du monde « normal » pour construire de petites sociétés où vont régner la vertu, la vérité, la vraie foi selon des règles de vie réputées parfaites. Pour n’évoquer que des sectes inoffensives et anciennes comme celle des Quakers ou des Amish, et sans discuter du bien-fondé de leurs principes, constatons simplement qu’elles ne peuvent vivre que par la protection de la grande société qui les entoure, les protège et leur garantit la liberté de conscience et de religion…
Le poids du péché
Les hommes rêvent d’une société idéale mais ils doivent lucidement reconnaître que le monde, des origines jusqu’au dernier jour, est livré à un dur combat entre le bien et le mal et, comme dit Gaudium et spes[15], « engagé dans cette bataille, l’homme doit sans cesse combattre pour s’attacher au bien ; et ce n’est qu’au prix de grands efforts, avec la grâce de Dieu, qu’il parvient à réaliser son unité intérieure ». La difficulté ne peut justifier aucune démission, aucun découragement car le chrétien sait « que toutes les activités humaines, quotidiennement déviées par l’orgueil de l’homme et l’amour désordonné de soi, ont besoin d’être purifiées et amenées à leur perfection par la croix et la résurrection du Christ ».
Tout homme croyant ou non fait l’expérience douloureuse de la précarité, de la méchanceté et tout esprit lucide sait qu’il en sera toujours ainsi et que toute œuvre même si elle est bien intentionnée et donne de bons fruits, est soumise à l’usure, à la fatigue, aux accidents de l’histoire et aux assauts de l’orgueil, de l’égoïsme et de la jalousie.
Mais, mystérieusement, le rêve de la cité idéale sous-tendu par l’irrépressible besoin de bonheur, lui taraude l’esprit et le pousse à ne pas se satisfaire de l’état présent. Toutes les transformations du monde sont nées d’une volonté de progrès même s’il a souvent pris le visage de la barbarie. Certains, comme Thomas More et comme bien des poètes, se sont contentés de décrire la vie parfaite ; d’autres, comme Platon, se sont heurtés à la dure réalité de l’incarnation ; d’autres encore, comme les successeurs de Marx, ont voulu, coûte que coûte, et même dans le sang, soumettre le monde à leurs constructions intellectuelles.
Il semble bien que l’homme soit ainsi un être emporté sans cesse par le désir d’un mieux terrestre.
L’espérance chrétienne
Le message évangélique éclaire singulièrement cette tension interne et les heurts qu’elle provoque dans notre existence[16].
« Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre, agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ; il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir[17], mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière ».
La force du perfectionnement humain et de la transformation du monde, c’est l’amour. Amour de Dieu et des hommes. Par le Christ, nous savons que cette voie « est ouverte à tous les hommes et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas vain ». Certes, comme son frère incroyant, le chrétien est confronté aux difficultés et doit porter, comme son Seigneur et à sa suite, « cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix » mais « s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu ». En effet, « ce qui a été semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité. La charité et ses œuvres demeureront » puisque, comme il a été promis, « ce que vaut le travail de chacun, le feu l’éprouvera. Si l’ouvrage construit résiste, l’ouvrier recevra sa récompense »[18].
Et finalement, une cité idéale tout de même !
Le Seigneur promet en effet des « cieux nouveaux » et « une terre nouvelle »[19] « où règnera la justice et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme ».
En attendant, notre action dans le monde n’est certainement pas superflue : « … l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir ».
« … ces valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits excellents de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père « un Royaume éternel et universel : royaume de vérité et de vie, royaume de sainteté et de grâce, royaume de justice, d’amour et de paix »[20] ».
Gaudium et spes ajoute encore que « mystérieusement, le royaume est déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra ».
La cité idéale sera donc réalisée à la fin des temps, par la grâce de Dieu, initié par la résurrection du Christ. Le Christ en est l’initiateur et le réalisateur ultime. Ce n’est pas l’homme qui peut, par ses seules forces, l’établir même si sa collaboration, dérisoire par rapport au don promis, est précieux pour le bien-être et le salut du monde comme pour hâter l’instauration du Royaume. Notre rôle est de faire grandir l’image du Royaume dans nos royaumes pour offrir à Dieu ce qui deviendra « une offrande agréable ». Le dessein de Dieu est de « ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre »[21]
h. Ne pas séparer l’Église et le monde.
L’Église est utile à la société.
Sans vouloir nous attarder à ce qui risque d’être considéré comme un plaidoyer « pro domo », signalons tout de même quelques bienfaits sociaux qui découlent de la présence agissante de l’Église et des chrétiens.
La libération de l’homme.
L’Église offre aux hommes, à travers l’Évangile, une réponse aux questions essentielles qu’ils se posent sur leur existence et son sens. Elle est utile à chaque homme puisqu’elle défend, comme nous le verrons, la dignité de tout être humain et l’ensemble de ses droits, quels que soient son âge, son état de santé, sa culture, sa race, sa position sociale, sa philosophie ou sa religion.
L’Évangile est une force inégalable de transformation personnelle et sociale puisqu’il « annonce et proclame la liberté des enfants de Dieu, rejette tout esclavage qui en fin de compte provient du péché, respecte scrupuleusement la dignité de la conscience et son libre choix, enseigne sans relâche à faire fructifier tous les talents humains au service de Dieu et pour le bien des hommes, enfin confie chacun à l’amour de tous »[1].
L’Évangile libère l’homme de ce qui l’entrave, le diminue, l’altère. Pour répondre, en 1946, à certaines critiques contre les chrétiens, le philosophe Gustave Thibon répliqua : « Nous ne sommes ni de droite ni de gauche, nous ne sommes même pas d’en haut, nous sommes de partout. Nous sommes las de mutiler l’homme ; que ce soit pour l’accabler comme à droite ou pour l’adorer comme à gauche, nous sommes las de le séparer de Dieu. Nous n’abandonnerons pas un atome de la vérité totale qui est la nôtre. Au nom de quoi nous attaque-t-on ? Nos adversaires sont-ils pour le peuple ? Nous le sommes. Pour la liberté ? Nous le sommes. Pour l’autorité ? Nous le sommes. Pour la race, pour l’État, pour le justice ? Nous sommes tout cela, mais pour chaque chose à sa place. On ne peut nous frapper qu’en nous arrachant nos propres membres. Nous sommes pour chaque partie, étant pour le tout. Nous ne voulons rien diviniser de la réalité humaine et sociale parce que nous avons déjà un Dieu ; nous ne voulons rien repousser non plus parce que tout est sorti de ce Dieu. Nous ne sommes contre rien. Ou plutôt, car le néant est agissant aujourd’hui, nous sommes contre le rien. Devant chaque idole, nous défendons la réalité que l’idole écrase. Sous quelque fard qu’il se présentent, nous disons non à tous les visages de la mort. »[2]
La formation de bons citoyens.
Vivre selon l’Évangile développe toute une série d’attitudes qui ne sont pas sans conséquences sociales majeures. Ainsi en est-il de l’amour de la paix et de la justice, de la patience et due pardon, du courage et de l’humilité, de l’hospitalité. En même temps, lma parole de Dieu nous révèle l’importance du mariage et de la solidarité, le vrai sens de l’autorité et de l’obéissance, la dignité et le respect du travail, le devoir d’agir pour le bien commun, etc..
Il est évident que toute société ne peut que gagner à rassembler des citoyens honnêtes et loyaux, qui ne trahissent pas la parole donnée. Bien des contraintes, bien des contrats et bien des contrôles seraient inutiles. L’administration et la justice en verrait leur tâche simplifiée !
Une aide « humanitaire »
L’Église s’engage partout à aider et promouvoir tout ce qui est bon et juste dans les institutions humaines pour autant que cette tâche soit compatible avec sa mission. C’est ainsi que des états athées profitent des bienfaits sociaux apportés par le christianisme notamment à travers les œuvres d’enseignement et les œuvres caritatives comme à travers l’engagement loyal, nécessaire et multiforme des laïcs chrétiens dans tous les domaines de la vie publique. Il suffit de lire les discours prononcés par certains chefs d’États non chrétiens, lors d’une visite du Souverain Pontife, pour s’en rendre compte. Ils ne peuvent que se réjouir de la présence sur leurs territoires d’écoles, d’œuvres et d’hôpitaux gérés par des chrétiens.
Un sens à la vie et à la société
Révélant le sens de la vie et le fondement de la dignité humaine, l’Église offre peut-être le service le plus précieux qui soit pour rendre les sociétés vraiment humaines, c’est-à-dire respectueuses de toute personne dans ses dimensions corporelles et spirituelles. On ne voit que trop actuellement, dans les parties du monde qui sont les plus déchristianisées, les ravages du nihilisme ambiant[3]. Paraphrasant Dostoïevski, on peut se demander pourquoi, si Dieu n’existe pas, tout ne serait-il pas permis ? Au nom de quoi refuser la barbarie des individus ou des états ? Au nom de l’Homme ? Mais qu’est-ce que l’homme ? Au nom d’une nature humaine ? Mais d’où vient cette nature ? Nous voilà revenus au point de départ !
Une morale laïque peut-elle satisfaire notre esprit ? Sartre pensait que non : si l’on refuse, comme lui, toute intervention divine, l’homme ne peut être que ce qu’il a projeté d’être[4].
Un ferment d’unité
L’unité politique, si on veut qu’elle échappe à la contrainte pure, est tributaire de l’unité des cœurs et des esprits et cette unité peut être singulièrement vive chez des hommes convaincus que nous sommes tous, malgré nos différences légitimes, les fils d’un même Père, appelés à s’aimer les uns les autres en préfiguration du grand rassemblement dans le Royaume où s’accomplira parfaitement la promesse déjà réalisée par le baptême : « il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, car, dans le Christ Jésus, vous ne faites tous qu’un » (Gal. 3, 28). L’histoire européenne et particulièrement l’histoire de Belgique révèlent clairement les rapports entre la christianisation et la construction de l’unité et inversément les désagrégations sociales et politiques liées à la déchristianisation. Le Père Georges Chantraine[5] a attiré, naguère, l’attention sur ce phénomène. La diversité belge a été, au fil des siècles, soudée par le catholicisme, « ciment de cette construction sociale et culturelle » et particulièrement aux moments où la foi catholique était menacée. Si bien que « la désagrégation de l’unité belge aurait été impossible et impensable dans un pays où le catholicisme serait demeuré vivant ». Dès lors, la situation politique de la Belgique épuisée par des querelles linguistiques et partisanes entretenues, ruinée par des constructions communautaires complexes et paralysantes, « montre la nécessité et l’urgence d’une nouvelle évangélisation. Celle-ci est indispensable non seulement pour que le Christ soit connu de tous les hommes et de toutes les femmes qui vivent dans la Belgique actuelle, mais encore pour que le pays retrouve son âme et une cohésion (…) ». Cette analyse peut être instructive pour l’Europe elle-même. « La Belgique offre, en effet, à l’Europe l’exemple d’un pays qui se désagrège à mesure qu’il cesse d’être, par le fond du cœur et par la cohésion sociale, chrétien et catholique(…). La Belgique, en effet, est aux confins de nombreux courants qui ont traversé l’histoire de l’Europe. d’autre part, l’Europe elle-même a trouvé dans le christianisme, et d’abord dans le catholicisme, sa cohésion. Pas plus que la Belgique, elle ne pourra trouver une unité nouvelle en dehors de la religion du Christ, et plus particulièrement en dehors de l’élan et de la cohésion qu’elle peut recevoir de l’Église catholique ». Une telle affirmation ne répondait-elle pas, à l’avance, à l’inquiétude exprimée par l’ancien président de la Commission européenne J. Delors[6] : « On ne réussira pas l’Europe uniquement avec de l’habileté juridique ou un savoir-faire économique…. Si dans les dix ans qui viennent nous n’avons pas réussi à donner une âme, une spiritualité, une signification à l’Europe, nous aurons perdu la partie. »
Une présence et une force de paix universelles.
De plus, puisque l’Église, en tant qu’autorité morale au service de tous cette fois, n’est liée à aucune forme particulière de culture ou de régime politique et qu’elle n’a pas d’intérêts matériels propres à défendre, elle peut intervenir avec désintéressement personnel et avec le seul souci de servir l’entente et la paix, dans les relations et les conflits humains.
L’existence d’États pontificaux depuis le VIIIe siècle jusqu’au 2 octobre 1870, date de l’annexion de Rome par l’Italie, a parfois jeté un voile sur la dimension profondément et authentiquement pacifique de l’Évangile. Mais à partir de cette date, l’action du Souverain Pontife et du Saint-Siège paraîtra vraiment désintéressée et ne cessera de porter des fruits dont l’importance sera inversement proportionnelle à l’exigüité du territoire reconnu souverain par le traité du Latran, le 11 février 1929[7].
Il n’est pas inutile d’évoquer un peu la diplomatie romaine[8].
En 1870, 14 États entretiennent des relations diplomatiques avec le Saint-Siège ; au 1er janvier 1999, ils étaient 169.
d’innombrables concordats, conventions et accords seront signés avec divers États : 6 sous Léon XIII ; une quarantaine sous Pie XI, une trentaine sous Pie XII, une quarantaine sous Paul VI et une soixantaine sous Jean-Paul II.
Soulignons surtout les nombreux arbitrages[9] assurés par le Saint-Siège auprès de nations en conflit, souvent pour des questions de frontière. Bien des guerres furent ainsi évitées. Ce fut le cas , par exemple, en 1979. La médiation du Saint-Siège a été demandée par les gouvernements chilien et argentin pour tenter de résoudre leur différend frontalier dans la zone du canal de Beagle. Fort des volontés fermes manifestées par les deux parties de ne pas recourir à la force, le Saint-Siège a accepté. Les négociations ont abouti à un traité ratifié le 2 mai 1985, au Vatican, en présence du Pape[10].
Le Saint-Siège est aussi très actif sur le plan de la diplomatie multilatérale. Non seulement, il est présent dans toutes les grandes instances internationales et a adhéré aux grandes conventions internationales mais il intervient aussi directement avant, pendant et après les conflits. Ce fut le cas de Benoît XV appelant, en vain, à la paix durant la Grande Guerre puis exprimant le vœu d’une organisation internationale[11], de Pie XI intervenant en faveur du peuple russe affamé (1922) ou en condamnant la course aux armements[12]. Dès 1939, Pie XII relance l’idée d’une organisation internationale[13], il en appellera aussi constamment à la paix et agira en ce sens notamment pour sauver le plus possible de vies humaines[14].Pour sa part, Jean-Paul II interviendra et plaidera pour la paix lors de la guerre des Malouines (1982), du Golfe (1990-1991), des innombrables conflits dans l’ex-Yougoslavie et de toutes les guerres plus ou moins oubliées en Afrique ou dans l’ancien empire soviétique, par exemple.
L’Église a besoin du monde
Par ailleurs, l’Église a besoin des hommes, de leur expérience, de leurs sciences, de leur culture pour s’incarner. Le concile Vatican II a beaucoup insisté sur cette relation dans un passage relativement long mais très explicite:
« L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées des diverses cultures, qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l’Église. En effet, dès le début de son histoire, elle a appris à exprimer le message du Christ en se servant des concepts et des langues des divers peuples et, de plus, elle s’est efforcée de le mettre en valeur par la sagesse des philosophes : ceci afin d’adapter l’Évangile, dans les limites convenables, et à la compréhension de tous et aux exigences des sages. A vrai dire, cette manière appropriée de proclamer la parole révélée doit demeurer la loi de toute évangélisation. C’est de cette façon, en effet, que l’on peut susciter en toute nation la possibilité d’exprimer le message chrétien selon le mode qui lui convient, et que l’on promeut en même temps un échange vivant entre l’Église et les diverses cultures. Pour accroître de tels échanges, l’Église, surtout de nos jours où les choses vont si vite et où les façons de penser sont extrêmement variées, a particulièrement besoin de l’apport de ceux qui vivent dans le monde, qui en connaissent les diverses institutions, les différentes disciplines, et en épousent les formes mentales, qu’il s’agisse des croyants ou des incroyants. Il revient à tout le peuple de Dieu, notamment aux pasteurs et aux théologiens, avec l’aide de l’Esprit-Saint, de scruter, de discerner et d’interpréter les multiples langages de notre temps et de les juger à la lumière de la parole divine, pour que la vérité révélée puisse être sans cesse mieux perçue, mieux comprise et présentée sous une forme plus adaptée.
Comme elle possède une structure sociale visible, signe de son unité dans le Christ, l’Église peut aussi être enrichie, et elle l’est effectivement, par le déroulement de la vie sociale : non pas comme s’il manquait quelque chose dans la constitution que le Christ lui a donnée, mais pour l’approfondir, la mieux exprimer et l’accommoder d’une manière plus heureuse à notre époque. L’Église constate avec reconnaissance qu’elle reçoit une aide variée de la part d’hommes de tout rang et de toute condition, aide qui profite aussi bien à la communauté qu’elle forme qu’à chacun de ses fils. En effet, tous ceux qui contribuent au développement de la communauté humaine au plan familial, culturel, économique et social, politique (tant au niveau national qu’au niveau international), apportent par le fait même, et en conformité avec le plan de Dieu, une aide non négligeable à la communauté ecclésiale, pour autant que celle-ci dépend du monde extérieur. Bien plus, l’Église reconnaît que de l’opposition même de ses adversaires et de ses persécuteurs, elle a tiré de grands avantages et qu’elle peut continuer à le faire. »[15]
ii. Comment l’Église s’occupe-t-elle du monde ?
A condition qu’elle soit étudiée dans son ensemble et dans les textes fondamentaux[1], la doctrine sociale de l’Église a tout pour séduire un esprit exigeant et honnête. il n’empêche que bien des malentendus naissent à propos des modalités de son application. Il convient donc de les lever.
a. Rappel du rôle de l’Église
Comme nous l’avons vu, l’Église a pour mission d’annoncer l’Évangile à tout homme. Cet homme, n’est pas un être désincarné. Il est né dans un pays déterminé, a été nourri d’une culture particulière. Il travaille, subit ou exerce un pouvoir politique, etc.. C’est cet homme, tout entier, dans l’intégralité de sa nature spirituelle et corporelle, c’est cet être de relations, personnel et social que l’Église veut servir.
Eclairé par cette bonne nouvelle, l’homme, membre du « peuple de Dieu », laïc, prêtre ou religieux, s’efforce d’y conformer son cœur et son esprit mais aussi toutes ses actions, dans quelque situation qu’il soit. Il devient, dans toutes les circonstances de sa vie, témoin de l’Évangile, en pensée, en paroles et en acte.
Par ailleurs, comme toutes les choses créées dépendent de Dieu, l’homme ne peut en disposer sans référence au Créateur[1]. Dès lors, il faut « construire le monde tel que Dieu le veut »[2]. Il y a et il doit y avoir, dira le Concile « compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste ».[3]
b. Ne pas séparer le spirituel et le temporel
Il serait donc absurde de rejeter l’engagement temporel[1] sous prétexte que le « Royaume n’est pas de ce monde » ou que la foi suffit et il serait incohérent de s’engager sans tenir compte des exigences de sa foi. Le concile Vatican II n’a pas hésité à considérer ce « divorce » comme une des « plus graves erreurs de notre temps ». Il n’est pas inutile de relire ce texte[2] qui s’adresse surtout aux laïcs (les précisions sur les « tâches terrestres » l’insinuent) : « Le Concile exhorte les chrétiens, citoyens de l’une et l’autre cité[3], à remplir avec zèle et fidélité leurs tâches terrestres, en se laissant conduire par l’esprit de l’Évangile. Ils s’éloignent de la vérité ceux qui, sachant que nous n’avons point ici bas de cité permanente, mais que nous marchons vers la cité future (cf. He 13,14), croient pouvoir, pour cela, négliger leurs tâches humaines, sans s’apercevoir que la foi même, compte tenu de la vocation de chacun, leur en fait un devoir plus pressant (cf. 2 Th 3, 6-13 ; Ep 4, 28). Mais ils ne se trompent pas moins ceux qui, à l’inverse, croient pouvoir se livrer entièrement à des activités terrestres en agissant comme si elles étaient tout à fait étrangères à leur vie religieuse - celle-ci se limitant alors pour eux à l’exercice du culte et à quelques obligations morales déterminées. Ce divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps. Ce scandale, déjà dans l’Ancien Testament, les prophètes le dénonçaient avec véhémence et, dans le Nouveau testament avec plus de force encore, Jésus-Christ lui-même le menaçait de graves châtiments (cf. Mt 23, 3-33 ; Mc 7, 10-13). Que l’on ne crée donc pas d’opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d’une part, la vie religieuse d’autre part. En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus envers Dieu lui-même, et il met en danger son salut éternel. A l’exemple du Christ qui mena la vie d’un artisan, que les chrétiens se réjouissent plutôt de pouvoir mener toutes leurs activités terrestres en unissant dans une synthèse vitale tous les efforts humains, familiaux, professionnels, scientifiques, techniques, avec les valeurs religieuses, sous la souveraine ordonnance desquelles tout se trouve coordonné à la gloire de Dieu ».
L’indifférence aux tâches terrestres qu’on peut appeler « surnaturalisme », risque d’être sanctionnée tôt ou tard dans les faits et, indépendamment de son égoïsme plus ou moins latent, ne peut se vivre, en définitive, sans quelque désagrément.
L’autre attitude qui consiste à vivre les activités profanes sans les pénétrer des exigences de la foi, en athée, pourrait-on dire, est très répandue. C’est la raison pour laquelle, sans doute, le texte s’y attarde davantage et dans des termes très sévères dans la mesure où les chrétiens qui vivent cette séparation portent un contre-témoignage scandaleux sans même s’en rendre compte la plupart du temps. C’est une déviation fréquente qu’il convient de dénoncer sans relâche car, outre sa propre inconsistance, elle favorise, dans bien des cas l’injustice.
André Piettre[4] raconte à ce propos une histoire très édifiante, celle d’un grand industriel du Nord de la France, « qui, célibataire, vécut une vie personnelle de sainteté dans une extrême austérité, distribuant tout son revenu aux pauvres et à l’Église, au point de voyager en troisième classe (véritable scandale à l’époque pour son milieu !), mais dont la cause de béatification a été rejetée à Rome, pour la raison que, suivant la pratique de ses concurrents, il n’allouait pas à ses ouvriers et à ses ouvrières ce que Léon XIII venait d’appeler le « juste salaire » ».
Ce « divorce » au niveau personnel existe aussi au niveau des communautés. Le même auteur rappelle l’attitude à nos yeux invraisemblable de l’Assemblée Nationale française qui, composée alors en majorité de chrétiens vota en 1873, par 398 voix contre 146, l’érection de la basilique de Montmartre, mais repoussa par 292 voix contre 281, la loi sur le repos obligatoire du dimanche[5] !
Il en fut parfois aussi de même en Belgique. Dans un pays catholique à plus de 90% à l’époque et malgré les efforts de quelques députés progressistes, le travail des femmes et des enfants fut considéré durant le XIXe siècle comme indispensable et maintenu par les majorités catholique et libérales. Quels sont les arguments avancés ? Si la femme et l’enfant travaillent, le père est moins exigeant en ce qui concerne son salaire. De plus, c’est au père que revient la responsabilité « de juger des besoins et des intérêts familiaux ». Enfin, le travail des enfants est un moyen de lutter contre le vagabondage.[6]
c. Distinguer le spirituel et le temporel
Mais si la séparation du spirituel et du temporel conduit à de telles aberrations, la confusion des deux domaines en produit tout autant.
Il ne suffit pas d’être un saint bien intentionné pour faire un bon chef d’entreprise ou un député efficace. Le Concile Vatican II l’a une fois de plus bien expliqué : « Si par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu (Cf. Conc. Vat. I, Const. dogm. De fide cath., cap. III). Bien plus, celui qui s’efforce, avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient tous les êtres et les fait ce qu’ils sont »[1].
Chaque domaine de l’activité terrestre a ses lois et ses méthodes. Il réclame , sous peine d’inefficacité, la compétence appropriée. Si certaines vertus morales sont absolument indispensables dans l’engagement social, politique, économique ou culturel, elles ne peuvent suffire : « L’action concrète dans le domaine des réalités temporelles, selon les indications du Magistère, est principalement la tâche des laïcs, qui doivent se laisser guider constamment par leur conscience chrétienne. il est donc juste qu’ils acquièrent, en même temps que la formation morale et spirituelle, les compétences nécessaires dans le domaine scientifique et politique qui les rendent aptes à mener une action efficace, mise en œuvre selon de justes critères moraux »[2].
d. La mission spécifique du laïcat
S’il faut distinguer mais non séparer les matières et les domaines d’action, il ne faut pas non plus confondre les rôles. En effet, la mission de tout chrétien ne s’exerce pas de manière unique mais selon l’état de vie de chacun[1]. Ainsi, « aux laïcs reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités séculières. Lorsqu’ils agissent, soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde, ils auront donc à coeur, non seulement de respecter les lois propres à chaque discipline, mais d’y acquérir une véritable compétence. Ils aimeront collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs qu’eux. Conscients des exigences de leur foi et nourris de sa force, qu’ils n’hésitent pas, au moment opportun, à prendre de nouvelles initiatives et à en assurer la réalisation. C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre »[2].
A cet endroit, Gaudium et spes reprend l’enseignement de Lumen gentium qui déclarait déjà (n° 31) que « la vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans tous les divers devoirs de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. A cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, et en exreçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique, et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité. C’est à eux qu’il revient, d’une manière particulière, d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles auxquelles ils sont étroitement unis, de telle sorte qu’elles se fassent et prospèrent constamment selon le Christ et soient à la louange du Créateur et Rédempteur »[3].
Telle est la tâche propre des laïcs[4] qui se trouvent ainsi, selon le mot de Pie XII « aux premières lignes de la vie de l’Église »[5].
Tâche propre mais non exclusive[6] précise GS. Les tâches d’enseignement et les œuvres caritatives sont effet dans le prolongement direct de la mission de l’Église tout entière, « mère et éducatrice des peuples ». mais pour ce qui est des autres tâches temporelles, on ne peut guère admettre qu’un rôle supplétif et temporaire pour les clercs (prêtres et religieux). Lors de son voyage en Amérique latine, en janvier 1979, Jean-Paul II a bien précisé qu’« il est nécessaire d’éviter les interférences indues et d’étudier sérieusement quand des formes déterminées de suppléance ont leur raison d’être »[7].
Vis-à-vis des « activités séculières », la tâche ordinaire des clercs est peut-être d’éclairer, de former, de conseiller, quand ils sont seuls au courant de la doctrine sociale chrétienne[8], mais surtout de nourrir et soutenir spirituellement les laïcs engagés. « qu’ils attendent des prêtres, souhaite le Concile, lumières et forces spirituelles. qu’ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient une compétence telle qu’ils puissent leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais, éclairés par la sagesse chrétienne, prêtant fidèlement attention à l’enseignement du magistère, qu’ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités »[9]. Plus précisément encore, « le devoir du prêtre est d’aider les laïcs à prendre conscience de leur rôle, de les former tant spirituellement que doctrinalement, de les accompagner dans l’action sociale, de participer à leurs fatigues et à leurs souffrances, de reconnaître l’importante fonction de leurs organisations au plan apostolique comme au plan de l’engagement social, de leur donner le témoignage d’une profonde sensibilité sociale. L’efficacité du message chrétien dépend donc, outre l’action de l’Esprit Saint, du style de vie et du témoignage pastoral du prêtre qui, en servant les hommes de manière évangélique, révèle le visage authentique de l’Église »[10].
Le texte précise encore : « Quant aux évêques, qui ont reçu la charge de diriger l’Église de Dieu, qu’ils prêchent avec leurs prêtres le message du Christ de telle façon que toutes les activités terrestres des fidèles puissent être baignées de la lumière de l’Évangile. En outre, que tous les pasteurs se souviennent que, par leur comportement quotidien et leur sollicitude, ils manifestent au monde un visage de l’Église d’après lequel les hommes jugent de la force et de la vérité du message chrétien. Par leur vie et par leur parole, unis aux religieux et à leurs fidèles, qu’ils fassent ainsi la preuve que l’Église, par sa seule présence, avec tous les dons qu’elle apporte, est une source inépuisable de ces énergies dont le monde d’aujourd’hui a le plus grand besoin. qu’ils se mettent assidûment à l’étude, pour être capables d’assumer leurs responsabilités dans le dialogue avec le monde et avec les hommes de toute opinion. Mais surtout, qu’ils gardent dans leur cœur ces paroles du Concile : « Parce que le genre humain, aujourd’hui de plus en plus, tend à l’unité civile, économique et sociale, il est d’autant plus nécessaire que les prêtres, unissant leurs préoccupations et leurs moyens sous la conduite des évêques et du Souverain Pontife, écartent tout motif de dispersion pour amener l’humanité entière à l’unité de la famille de Dieu »[11]. »[12]
A travers l’histoire, cette vison n’a pas toujours été respectée, loin s’en faut. Il n’empêche que saint Thomas, par exemple, avait bien compris qu’au sein de l’Église la distinction des rôles était précieuse. Certes, il ne s’agit pas strictement de la distinction clerc -laïc mais le principe qu’il défend y conduit. Ce texte a pu aussi servir à justifier une hiérarchisation stricte des fonctions qu’une réflexion sur les expressions « service mutuel », « sollicitude mutuelle », sur l’idée de « participation » aurait pu corriger. Nous y reviendrons plus loin.[13]
Il écrit : « La diversité des états et des offices dans l’Église est requise pour trois choses.
d’abord, pour la perfection de l’Église elle-même. dans l’ordre naturel nous voyons la perfection, qui en Dieu est simple et unique, se réaliser chez les créatures sous des formes diverses et multiples. Il en va de même pour la plénitude de la grâce, qui se trouve concentrée chez le Christ comme dans la tête. Elle se répand dans ses membres sous des formes diverses, pour que le corps de l’Église soit parfait. C’est la doctrine de saint Paul (Ep 4, 11-12) : « Il a établi lui-même certains comme apôtres, d’autres comme prophètes, d’autres en qualité d’évangélistes, d’autres en qualité de pasteurs et de docteurs pour conduire les saints à la perfection. »
Elle est requise ensuite pour l’accomplissement des actions nécessaires à l’Église. Il faut, en effet, qu’à des actions diverses soient préposées des personnes différentes, si l’on veut que tout se fasse commodément et sans confusion. C’est la pensée de saint Paul (Rm 12, 4-5) : « Ainsi que dans notre corps, qui est un, nous avons plusieurs membres et que tous les membres ne font pas la même chose, nous ne faisons à nous tous qu’un seul corps dans le Christ. »
Enfin cette diversité intéresse la dignité et beauté de l’Église, qui consiste en un certain ordre. C’est ce que signifie cette parole: « Devant la sagesse de Salomon, devant les logements destinés à ses serviteurs et l’organisation en ordres distincts des gens qui le servaient, la reine de Saba était éperdue d’admiration. » (1 R 10, 4-5) Et saint Paul de son côté (2 Tm 2, 20) : Dans une grande maison, on ne trouve pas seulement des objets d’or et d’argent, mais de bois et d’argile. »
En réponse à quelques objections, saint Thomas précise :
« 1. La diversité des états et des offices n’empêche pas l’unité de l’Église. Cette unité, en effet, résulte de l’unité de la foi, de la charité, du service mutuel. Saint Paul a dit (Ep 4, 16) : C’est sous son influence (celle du Christ) que tout le corps est assemblé, à savoir par la foi, et unifié, à savoir par la charité, grâce aux divers organes de service, c’est-à-dire par le service mutuel. »
2. La nature n’emploie pas plusieurs choses là où il suffit d’une. mais elle ne se restreint pas davantage à une seule chose là où il en faut plusieurs. « Si tout le corps était l’œil, écrit saint Paul (1 Co 12, 17), où serait l’oreille ? » C’est pourquoi il fallait que, dans l’Église, corps du Christ, les membres fussent différenciés suivant la diversité des offices, états et grades.
3. Dans le corps physique, les membres, qui sont divers, sont contenus dans l’unité par l’action de l’esprit, qui est principe de la vie. Dans le corps de l’Église, pareillement, la paix entre les divers membres se conserve par la vertu du saint Esprit, dont saint Jean nous dit qu’il vivifie le corps de l’Église (Jn 6, 64). d’où le mot de saint Paul: « Attentifs à conserver l’unité de l’Esprit par le lien de la paix » (Ep 4, 3). Celui qui cherche son bien propre s’exclut de cette unité de l’Esprit, de même que, dans la cité terrestre, la paix disparaît lorsque les citoyens cherchent leur intérêt particulier. Autrement, la distinction des offices et des états est plutôt favorable au maintien de la paix tant de l’esprit que de la cité. Elle rend possible, en effet, la participation d’un plus grand nombre de personnes aux actes publics. C’est ce qui fait dire à saint Paul : « Dieu a disposé toutes choses pour qu’il n’y ait pas de schismes dans l’Église et que les membres, au contraire, soient remplis de sollicitude mutuelle. » (1 Co 12, 24-25). »[14]
e. La doctrine et les programmes
Le rôle des prêtres est d’abord d’apporter aux laïcs « lumières et forces spirituelles ». Autrement dit, le rôle des clercs (pape, évêques, prêtres et religieux) est de soutenir l’action des laïcs, par le service sacramentel et par l’enseignement. Celui-ci, se limitant, si l’on peut dire, à la doctrine, sociale en l’occurrence, c’est-à-dire à un ensemble de « principes de réflexion », de « normes de jugement » et de « directives d’action »[1]. Aux laïcs de trouver comment appliquer concrètement cette doctrine suivant les situations particulières et changeantes dans lesquelles ils se trouvent. Leur revient donc la tâche d’élaborer des programmes, c’est-à-dire d’inventer les solutions techniques susceptibles de résoudre les problèmes qui se posent dans les différents domaines de l’activité temporelle. Si l’Église hiérarchique, « gardienne des mœurs et de la foi », est bien placée pour réfléchir aux conditions d’une économie conforme aux exigences évangéliques, nul n’est mieux placé que le chef d’entreprise pour appliquer concrètement, de la manière la plus adéquate, ces directives. C’est d’abord une question de compétence.
Il arrivera, tout naturellement, que la même doctrine puisse inspirer des programmes différents. Il n’y a là rien d’étonnant ni de scandaleux si tout se vit dans le dialogue, la charité et la recherche du bien commun. La vision chrétienne des choses inclinera les laïcs « à telle ou telle solution, selon les circonstances. mais d’autres fidèles, avec une égale sincérité, pourront en juger autrement, comme il advient souvent et à bon droit. S’il arrive que beaucoup lient facilement, même contre la volonté des intéressés, les options des uns ou des autres avec le message évangélique, on se souviendra en pareil cas que personne n’a le droit de revendiquer d’une manière exclusive pour son opinion l’autorité de l’Église. Que toujours, dans un dialogue sincère, ils cherchent à s’éclairer mutuellement, qu’ils gardent entre eux la charité et qu’ils aient avant tout le souci du bien commun »[2]. Ainsi, en s’appuyant sur le même droit à la liberté d’enseignement[3], des chrétiens, suivant les circonstances, les opportunités, les traditions, peuvent penser faire vivre l’école catholique à travers un régime de subventions, par la technique du chèque scolaire, une utilisation appropriée de l’impôt ou une privatisation intégrale.
Cet enseignement est traditionnel. Pie X expliquait déjà en son temps qu’« il est aujourd’hui impossible de rétablir sous la même forme toutes les institutions qui ont pu être utiles et même les seules efficaces dans les siècles passé, si nombreuses sont les modifications radicales que le cours des temps introduit dans la société et dans la vie publique, et si multiples les besoins nouveaux que les circonstances changeantes ne cessent de susciter. Mais l’Église, en sa longue histoire, a toujours et en toute occasion lumineusement démontré qu’elle possède une vertu merveilleuse d’adaptation aux conditions variables de la société civile : sans jamais porter atteinte à l’intégrité ou à l’immuabilité de la foi, de la morale, et en sauvegardant toujours ses droits sacrés, elle se plie et s’accommode facilement en tout ce qui est contingent et accidentel, aux vicissitudes des temps et aux nouvelles exigences de la société »[4].
A la suite du Concile, Paul VI aussi attirera l’attention sur la grande diversité des situations dans lesquelles les chrétiens se trouvent placés. « Face à des situations aussi variées, il Nous est difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission. il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays, de l’éclairer par la lumière des paroles inaltérables de l’Évangile, de puiser des principes de réflexion, des normes de jugement et des directives d’action dans l’enseignement social de l’Église (…). A ces communautés chrétiennes de discerner, avec l’aide de l’Esprit Saint, en communion avec les évêques responsables, en dialogue avec les autres frères chrétiens et tous les hommes de bonne volonté, les options et les engagements qu’il convient de prendre pour opérer les transformations sociales, politiques et économiques qui s’avèrent nécessaires avec urgence en bien des cas »[5]. Et, dans le même document, le Saint Père rappellera cet inévitable et nécessaire pluralisme tout en soulignant ses dangers et ses limites : « Dans les situations concrètes et compte tenu des solidarités vécues par chacun, il faut reconnaître une légitime variété d’options possibles. Une même foi chrétienne peut conduire à des engagements différents. L’Église invite tous les chrétiens à une double tâche d’animation et d’innovation afin de faire évoluer les structures pour les adapter aux vrais besoins actuels. Aux chrétiens qui paraissent, à première vue, s’opposer à partir d’options différentes, elle demande un effort de compréhension réciproque des positions et des motivations de l’autre ; un examen loyal, de ses comportements et de leur rectitude suggérera à chacun une attitude de charité plus profonde qui, tout en reconnaissant les différences, n’en croit pas moins aux possibilités de convergence et d’unité. « Ce qui unit les fidèles en effet est plus fort que ce qui les sépare » (GS, 93).
Il est vrai que beaucoup, insérés dans les structures et les conditionnements modernes, sont déterminés par leurs habitudes de pensée, leurs fonctions, quand ce n’est pas par la sauvegarde d’intérêts matériels. d’autres ressentent si profondément les solidarités de classes et de cultures, qu’ils en viennent à partager sans réserve tous les jugements et les options de leur milieu. Chacun aura à cœur de s’éprouver soi-même et de faire surgir cette vraie liberté selon le Christ qui ouvre à l’universel au sein même des conditions plus particulières »[6].
Fidèles aux mêmes principes fondamentaux, les chrétiens peuvent construire des programmes différents non seulement parce que les situations diffèrent dans le temps et l’espace mais aussi parce qu’à la lumière des mêmes vérités, plusieurs solutions concrètes sont possibles. Des associations diverses, toutes chrétiennes d’inspiration, peuvent naître au au gré des sensibilités ou des accentuations. Des chrétiens peuvent très bien ainsi militer au sein de différents partis, à condition, bien sûr, que ceux-ci, dans leurs buts et moyens, n’imposent rien qui soit en contradiction avec le message chrétien[7].
f. Ailleurs
Coup d’œil sur l’orthodoxie.
Alexis II, élu en 1990, patriarche de Moscou et de toute la Russie, a lui aussi attiré l’attention sur la nécessaire « distinctions des pouvoirs » : « L’Église ne saurait rechercher ni une situation de domination dans le monde, ni un « status » politique quelconque (…) Séparée de l’État - certes pas de la société et du peuple comme le voulaient les adeptes communistes de la formule de séparation -, l’Église a la pleine liberté du soin des âmes pastoral et la pleine liberté de témoigner dans le pays de la Vérité, y compris celle de dire au gouvernement ce qui est juste, elle n’a pas à appuyer celui-ci inconditionnellement »[1].
Le Synode des archevêques de 1994 a déclaré indésirable que « des dignitaires ecclésiastiques appartiennent à des partis, mouvements, associations, blocs et autres organisations semblables, de caractère politique, et plus encore fassent campagne dans les élections »[2].
Kiril, métropolite de Smolensk et Kaliningrad déjà cité[3], confirme cette réorientation. Alors que « l’Église orthodoxe a toujours été sous le contrôle du gouvernement », elle a actuellement renoncé à tout pouvoir politique : « En 1992, nous aurions pu avoir la majorité à la Douma, grâce à tous les popes à qui on avait demandé d’être candidats ; mis nous avons choisi de nous retirer de tout engagement politique car, pour pouvoir critiquer le pouvoir, nous ne devons pas y avoir d’intérêts personnels ».
Coup d’œil sur l’Islam
Il faut savoir, comme l’écrit un spécialiste, que « L’Islam est de soi une Communauté informée par une foi religieuse, centrée sur un Livre (le Coran) ; et elle tend à une réalisation directement temporelle dans la mesure même où les prescriptions qu’elle est chargée de faire respecter - c’est-à-dire les prescriptions coraniques - sont à la fois, indivisément d’ordre spirituel et temporel. »[4]
Pas de distinction donc. En 1939, le shaykh al-Maraghi qui était alors recteur de l’Université d’al-Azhar au Caire précisait : « Quant au fameux principe 'Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César’, il n’a pas de sens en Islam. »[5]
On sait notamment par l’histoire récente de l’Iran, comment le shi’isme a interprété cette absence de distinction. Dans cette façon de sentir de l’Islam, l’imam est un chef religieux et politique, « un homme élevé à une fonction qui le place au-dessus de la condition humaine habituelle. »[6]
Ailleurs, on assiste à un « aménagement du temporel à l’intérieur de normes positives divines »[7]. Même dans ce cas, on mesure la différence avec la vision chrétienne qui respecte la spécificité du temporel qu’elle guide, balise et informe à la lumière de la Révélation.
Et chez les protestants ?
La situation est différente d’une Église à l’autre. Dans certains pays, si un pasteur acquiert un pouvoir politique, il est souhaitable qu’il abandonne son rôle religieux. Mais la règle n’est pas absolue. Dans d’autres pays, comme, en soi, la distinction entre clerc et laïc n’est pas nette, on trouve des pasteurs aux plus hautes fonctions. En 2012, Joachim Gauck, pasteur luthérien fut élu président de la République allemande. En février 2014, Alexandre Tourtchinov est élu président par intérim d’Ukraine. Aux États-Unis, le pasteur Mike Huckabee est élu, en 1996, gouverneur de l’Arkansas et fut candidat à l’investiture républicaine pour les élections présidentielles de 2008 et 2016. En 2016, le pasteur Marcelo Crivella est nommé maire de Rio de Janeiro. On ne compte plus les pasteurs anglicans, baptistes, évangéliques, pentecôtistes, réformés, luthériens ou méthodistes qui ont exercé ou exercent des responsabilités politiques aux États-Unis, bien sûr, mais aussi aux Pays-Bas, en Afrique du Sud, en Roumanie, en Irlande du Nord, en Finlande, Norvège, au Zimbabwe.[8]
Conscients que l’humanité, qui a réalisé d’immenses progrès sur le plan matériel, éprouve et éprouvera le besoin pressant d’une profonde conviction religieuse pour soutenir sa civilisation, et d’une barrière pour protéger ses droits ;
Convaincus que, dans l’Islam, les droits fondamentaux et les libertés publiques font partie intégrante de la Foi islamique, et que nul n’a, par principe, le droit de les entraver, totalement ou partiellement, de les violer ou les ignorer, car ces droits sont des commandements divins exécutoires, que Dieu a dicté dans ses Livres révélés et qui constituent l’objet du message dont il a investi le dernier de ses prophètes en vue de parachever les messages célestes, de telle sorte que l’observance de ces commandements soit un signe de dévotion ; leur négation, ou violation constitue un acte condamnable au regard de la religion ; et que tout homme en soit responsable individuellement, et la communauté collectivement ; Se fondant sur ce qui précède, déclarent ce qui suit : « …
g. Les raisons de l’insistance de l’Église sur ces distinctions
Nous avons relevé[1], entre 1981 et 1990, près de 70 discours, lettres ou homélies où Jean-Paul II évoquait précisément cette nécessaire distinction entre temporel et spirituel, rôle du clerc et rôle du laïc. Ce ne sont que des échos de textes plus officiels qui, à la fin du XXe siècle, ont donné plus de solennité encore à ces principes. Citons le Document de la Sacrée Congrégation pour les religieux et les Instituts séculiers[2], la Déclaration de la Sacrée Congrégation pour le clergé[3], le Code de droit canonique[4], le Catéchisme de l’Église catholique[5] et le Directoire pour le ministère et la vie des prêtres[6].
L’ambigüité de la « séparation ».
Dans le langage politique officiel d’aujourd’hui, on se réfère au principe de la séparation de l’Église et de l’État. Mais que recouvre exactement cette expression ?
Si la séparation s’entend de manière absolue, elle est une manifestation d’un athéisme officiel qui ne laisse aucun espace de liberté à quelque religion que ce soit, les chrétiens ne peuvent l’accepter pas plus que tous les hommes de bonne volonté qui souscrivent à l’ensemble des droits de l’homme et donc au droit à la liberté religieuse qu’au moins tous les États signataires de la Charte des Nations-Unies doivent respecter[7]. Et sans se proclamer ouvertement athée, l’État qui se dirait indifférent au phénomène religieux, ne pourrait respecter sa propre volonté car comment pourrait-il penser et agir en faisant sans cesse abstraction de l’existence de citoyens qui non seulement ont une foi religieuse mais la manifestent de multiples façons ? L’État doit prendre position d’une manière ou d’une autre.
Si en parlant de séparation, on veut dire que l’État s’abstient de donner une reconnaissance légale et officielle à tel culte plutôt qu’à tel autre, il n’y a là rien de choquant, étant sauf, de toute façon, le droit à la liberté religieuse[8].
C’est notamment pour éviter toute confusion que l’Église parle de distinction et non de séparation. Mais, ce n’est bien sûr pas la raison la plus importante.
Le rappel de la distinction des pouvoirs et des compétences propres au clerc et au laïc s’explique notamment par des phénomènes fréquents de « laïcisation du clergé » et, parallèlement, de « cléricalisation du laïcat »[9].
La laïcisation du clergé
On a connu dans l’histoire différentes manifestations de théocratie. C’'est, selon le dictionnaire[10], « un mode de gouvernement dans lequel l’autorité, qui est censée émaner directement de la Divinité, est exercée par une caste sacerdotale ou par un souverain considéré comme le représentant de Dieu sur la terre, parfois même comme un dieu incarné ». Par extension, le mot a pu désigner un « régime où l’Église, les prêtres jouent un rôle important ». Dans ce cas, on parlera plutôt de cléricalisme.
C’est, semble-t-il, l’historien juif Flavius Josèphe[11] qui a forgé le mot théocratie pour désigner un type de gouvernement institué par Moïse, selon lui, « plaçant en Dieu le pouvoir et la force »[12]. Le Christ, nous l’avons vu, établit la distinction entre les deux pouvoirs[13], son Royaume n’est pas de ce monde[14] et il refuse de régler les problèmes d’héritage[15]. Fidèle interprète de ces paroles, l’Église défendra la distinction. C’est le cas, par exemple de saint Gélase qui fut pape de 492 à 496. Dans une lettre à l’empereur de Constantinople Anastase (491-518), Gélase redéfinit les zones d’attribution face à l’intrusion impériale dans les affaires d’Église[16]. Il n’empêche qu’à partir du XIe siècle, apparaissent des tendances théocratiques chez certains Pontifes romains. On pense à Grégoire VII, Innocent III, Innocent IV et Boniface VIII. A cette époque, on pense que l’Église possède les « deux glaives » mais qu’elle remet au pouvoir temporel le « glaive temporel ». La distinction paraît sauve mais en fait, le pouvoir temporel est subordonné au pouvoir spirituel.
A l’époque moderne, on parle donc de cléricalisme mais ce mot est aussi très amigu. S’il s’agit, comme dit le dictionnaire (R) de l’« opinion de ceux qui sont partisans d’une immixtion du clergé dans la politique », un chrétien , pour toutes les raisons évoquées, est nécessairement anticlérical. Le problème est que ce mot est utilisé aussi pour désigner toute influence de l’Église sur la société. Ainsi certains considèrent-ils comme manifestations de cléricalisme réputé intolérable, l’existence non seulement d’écoles catholiques mais aussi de « groupements de scouts, patronages, maisons des ouvriers, cercles catholiques, confréries, organisations de voyages, pèlerinages, visites guidées (…), mensuels (…), hebdomadaires (…), quotidiens (…), petits journaux (…), la diffusion de plus en plus fréquente, par radio ou télévision, (…) de discours, homélies, sermons, messes de tous genres (…), c’est le pape qui tient le grand premier rôle. On n’a garde d’oublier, à jet continu, la musique d’inspiration religieuse (…) Retenons encore l’influence (…) des aumôniers de toute sorte - et leur multiplication -, non seulement à l’armée, mais aussi dans les groupements les plus divers : monde du théâtre ; sportifs ; automobilistes ; syndicats, etc. En s’introduisant partout, ils veulent par une politique de présence, neutraliser d’abord, orienter ensuite. On constatera sans peine que dans de nombreux domaines la réussite est complète, grâce au manque de caractère de ceux qui devraient les bouter dehors et les renvoyer à leurs églises et leurs couvents.
Notons encore qu’il existe, dans chaque commune, dans chaque hameau, un ou des hommes, curés de profession - payés par les contribuables - chargés de canaliser vers les organisations catholiques (…) »[17].
Cette description un peu vieillie (1959) qui voit des prêtres partout est tout de même inquiétante car elle inspire un esprit toujours présent et, à la limite, elle condamne toute visibilité et toute incarnation de l’Église. Il va sans dire que les chrétiens ne peuvent accepter un pareil étouffement.
Il est essentiel que le clerc se voue prioritairement à la formation des consciences afin de fortifier les bases spirituelles et morales de la société et qu’il puisse offrir de manière désintéressée et pacifique, à tous les hommes, dans quelque système ou régime qu’ils soient, son service. Il n’a pas, en principe, les compétences requises pour gérer les affaires temporelles. Et même s’il les avait, il vaut mieux qu’il se consacre à les transmettre à d’autres, c’est-à-dire au laïcat.
Le nouveau Code de droit canonique est aussi très clair à ce point de vue. Il établit que « les clercs éviteront ce qui, tout en restant correct, est cependant étranger à l’état clérical ». Il en déduit immédiatement qu’« il est interdit aux clercs de remplir les charges publiques qui comportent une participation à l’exercice du pouvoir civil »[18]. Mieux encore, le Code réunit dans le même canon (287) le principe (par. 1) selon lequel « les clercs s’appliqueront toujours et le plus possible à maintenir entre les hommes la paix et la concorde fondée sur la justice » et une des conséquences logiques de cette affirmation en prescrivant (par. 2) qu’« ils ne prendront pas une part active dans les partis politiques ni dans la direction des organisations syndicales, à moins que, au jugement de l’autorité ecclésiastique compétente, la défense des droits de l’Église ou la promotion du bien commun ne le requièrent. »
Le Catéchisme de l’Église catholique[19]confirme qu’« il n’appartient pas aux pasteurs de l’église d’intervenir directement dans la construction politique et dans l’organisation de la vie sociale. Cette tâche fait partie de la vocation des fidèles laïcs, agissant de leur propre initiative avec leurs concitoyens. L’action sociale peut impliquer une pluralité de voies concrètes. Elle sera toujours en vue du bien commun et conforme au message évangélique et à l’enseignement de l’Église. Il revient aux fidèles laïcs « d’animer les réalités temporelles avec un zèle chrétien et de s’y conduire en artisans de paix et de justice »[20] ».
La raison de cette interdiction est donc essentiellement le souci de l’unité à réaliser entre les catholiques, les chrétiens et finalement tous les hommes. Le décret conciliaire sur le ministère et la vie des prêtres , dit bien (n° 9) que « les prêtres sont placés au milieu des laïcs pour les conduire tous à l’unité dans l’amour « s’aimant les uns les autres d’un amour fraternel, rivalisant d’égards entre eux » (Rom. 12, 10). Ils ont donc à rapprocher les mentalités différentes, de telle manière que personne ne se sente étranger dans la communauté des chrétiens »[21]. En maints endroits, le décret insiste sur cette idée que les prêtres se doivent à tous (n° 3, 6, 22). De même dans le décret sur la formation des prêtres[22].
Ce problème fut abordé avec un courage exemplaire par Jean-Paul II lors de son voyage au Nicaragua en mars 1983. A l’époque, en effet, plusieurs prêtres faisaient partie du gouvernement sandiniste et le danger était réel de voir s’installer une nouvelle église, engagée politiquement et détachée de l’Église officielle. A Managua, le thème essentiel de l’homélie du saint Père fut donc l’unité de l’Église.
Condamnant les « magistères parallèles », le Saint Père précise que « l’unité de l’Église, cela veut dire que nous devons surmonter totalement toutes les tendances à la dissociation ; que nous devons réviser notre échelle de valeurs. Que nous devons soumettre nos conceptions des doctrines et nos projets pastoraux au magistère de l’Église représentée par le Pape et les Evêques. Cela s’applique également dans le domaine de la doctrine sociale de l’Église (…). Aucun chrétien, et encore moins toute personne ayant un titre spécial de consécration dans l’Église, ne peut prendre la responsabilité de rompre cette unité agissant en marge ou contre la volonté des évêques « que l’Esprit Saint a mis parmi nous pour guider l’Église de Dieu » (He 20, 20). (… ) Le Christ a confié aux évêques un ministère extrêmement important d’unité dans ses églises locales (cf. Lumen gentium, 26). C’est à eux qu’il incombe, en union avec le Pape et jamais sans lui (ib. 22), de promouvoir l’unité de l’Église et ainsi, construire dans cette unité les communautés, les groupes, les diverses tendances et catégories de personnes qui existent au sein d’une Église locale et au sein de la grande communauté de l’Église universelle. (…) Le devoir de construire et de maintenir l’unité est également la responsabilité de tous les membres de l’Église, liés en un même baptême, en une même profession de foi, liés par l’obéissance à l’évêque et fidèles au successeur de Pierre. Chers frères : ayez toujours présent à l’esprit que dans certains cas on ne peut uniquement sauver l’unité que lorsque chacun est capable de renoncer à des idées, à des projets et des engagements personnels, même s’ils sont bons -et cela d’autant plus quand ils n’ont pas la référence ecclésiale nécessaire ! - pour le bien suprême de la communion avec l’évêque, avec le Pape, avec toute l’Église. Une Église divisée, en effet, (…), ne pourra jamais accomplir sa mission de « sacrement », c’est-à-dire de signe et instrument d’unité dans le pays. » Et le pape de souligner « l’absurdité et le danger de se croire aux côtés - pour ne pas dire contraires - de l’Église construite autour de l’évêque, autre Église simplement « charismatique » mais pas institutionnelle, « neuve » mais pas traditionnelle, alternative et comme il est préconisé dernièrement, une Église populaire ».
Le 7 mars de la même année, au Guatemala, le Saint Père répétait, aux religieux et religieuses, au nom de l’unité, l’interdiction de « tout genre d’apostolat ou d’enseignement parallèle à celui des évêques ».
Les suppléances
Certes, il y a des situations où seul le prêtre ou le religieux, en fonction de sa formation, est capable de répondre à certaines exigences temporelles. Ce fut le cas de bien des missionnaires, comme on l’a évoqué plus haut à propos des « réductions » du Paraguay mais l’expérience fut trop courte pour qu’on puisse la juger convenablement. Le missionnaire appelé d’abord à annoncer l’Évangile se trouve confronté à des urgences : nourrir, protéger, organiser une population, lui apprendre l’hygiène, la soigner, introduire certaines techniques libératrices, éliminer des pratiques dégradantes, etc.. Dans un premier temps, il est normal qu’il tente d’assumer tant bien que mal toutes ces tâches mais il ne s’agit que de suppléances et il devra veiller dès que possible à rendre telle ou telle fonction aux indigènes qu’il aura préalablement formés. A travers le monde et chez nous aussi, aux temps anciens, l’Evangélisation s’est ainsi accompagnée d’un progrès humain politique, économique, social et culturel qui fut progressivement pris en charge par les intéressés. On peut même ajouter que ces suppléances sont conditionnelles, soumises « au jugement de l’autorité ecclésiastique compétente » et requises par « la défense des droits de l’Église[23] ou la promotion du bien commun »[24]. Ces suppléances doivent aussi être impérativement temporaires. Jean-Paul II rappelait, à Puebla, le 28-1-1979, à la troisième Conférence épiscopale d’Amérique latine (CELAM) qu’« il faut étudier sérieusement quand des formes déterminées de suppléance ont leur raison d’être ». En Afrique[25], dans les dernières années du XXe siècle, de nombreux évêques en raison de leur sagesse et de leur indépendance ont été invités à participer à des « conférences nationales » organisées en vue d’une démocratisation des régimes. Ce fut le cas, par exemple de Mgr de Souza, archevêque de Cotonou au Bénin. En février 1990, il dirigea la Conférence nationale béninoise qui aboutit, un an plus tard, à la mise en place d’institutions démocratiques. Mgr de Souza s’est expliqué sur sa présence en politique[26] : « C’est (…) la conférence elle-même qui a proposé ma candidature devant 15 candidats. Dès lors tous les autres se sont désistés en faveur de ma personne. J’ai donc été élu sans avoir voulu ni brigué ce poste. Cherchant moi-même à comprendre ces faveurs des hommes sur moi, j’y ai trouvé trois raisons. d’abord, je ne fais part d’aucune tendance politique. Ensuite, ils cherchaient quelqu’un qui soit doté d’une certaine autorité morale et qui puisse faire l’unité de cette diversité de tendances et de couches sociales. Enfin quelqu’un qui ait une certaine habitude de la foule car il y avait tout de même 488 personnes à cette conférence nationale »[27]. Il n’empêche que Mgr de Souza est farouchement opposé à la présence des prêtres sur la scène politique : « Je maintiens mon opposition à cette présence, en tant que service ordinaire à rendre, ça ne me regarde pas. (…) Je dis que chacun a sa vocation et celle à laquelle sont appelés les prêtres, ce n’est pas la politique. (…) Notre métier à nous c’est d’être des messagers de la bonne nouvelle ». La décision de Mgr de Souza fut : « 12 mois pour rendre service et disparaître ». Nommé président du Haut Conseil de la République (assemblée législative provisoire), suite, sans doute, à des « mesures dilatoires », il garda ce poste après les élections de mars 1991[28]. Le 3 février 1993, Jean-Paul II, en visite au Bénin, déclare à la Conférence épiscopale : « Je suis heureux du grand service que la hiérarchie de ce pays, en la personne de Mgr Isidore de Souza, a rendu à la nation à une heure importante et je vous en félicite. d’une manière générale, je forme le vœu que celui qui a cru devoir accepter exceptionnellement, par esprit évangélique, une mission temporaire d’ordre politique, revienne sans tarder à sa mission propre, la charge d’âmes, pour laquelle il a reçu l’ordination »[29]. Le 1er mai 1993, Mgr de Souza annonçait sa décision de se retirer de la vie politique.
Malheureusement, en beaucoup d’endroits, à toutes les époques, la rétrocession n’eut pas lieu et, encore actuellement, les exemples de cléricalisme[30] ne manquent pas. Le cléricalisme est inacceptable car si le prêtre ou le religieux s’engage sur le terrain temporel, il risque d’affaiblir son rôle unique et irremplaçable et de compromettre l’unité et l’enseignement de l’Église dans les options particulières. En effet, « l’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine »[31]. Ce sont les raisons pour lesquelles, l’Église et le pape Jean-Paul II se sont montrés particulièrement sévères vis-à-vis de prêtres engagés sur le terrain politique ou syndical alors que des laïcs auraient pu d’emblée remplir ces fonctions ou que les circonstances ne justifiaient pas ou plus la présence des clercs sur ces terrains. Certaines sanctions ont été prises aussi en fonction d’idées ou de comportements contraires à la doctrine catholique. On se souvient de l’Abbé Fulbert Youlou, Premier ministre et président de la République du Congo-Brazzaville de 1959 à 1963, du député européen Gianni Baget-Bozzo, élu en 1984 sur la liste du Parti socialiste italien, après avoir milité dans les rangs de la Démocratie chrétienne et avant de rejoindre Forza Italia de Silvio Berlusconi. On se souveint aussi des prêtres du gouvernement sandiniste au Nicaragua dans les années 80[32].
Le cléricalisme est inacceptable et dangereux car l’histoire montre qu’il entraîne presque automatiquement et même de la part des fidèles, un anticléricalisme qui ne s’arrête pas à la revendication légitime de l’autonomie du laïcat mais qui dans sa protestation emporte souvent toute la mission de l’Église. Dans ses Mémoires, Ch. d’Ydewalle a noté ce phénomène, à la fin du XIXe siècle, dans la campagne flamande où prêtres et évêques donnent des ordres temporels et en prennent à leur aise avec les laïcs dont « plusieurs se feront libéraux »[33]. Dans l’histoire du syndicalisme, la présence persistante de prêtres dirigeants a certainement contribué à un rejet de l’autorité de l’Église et dans le même mouvement de la doctrine de l’Église. La confusion était souvent d’autant plus forte qu’action syndicale et action religieuse étaient mêlées. On lit, par exemple, dans un ouvrage qui a servi de manuel dans la formation des élèves de l’Ecole centrale supérieure pour ouvriers chrétiens[34] : « Etant donné que l’Église a le droit de déterminer et d’enseigner les principes sur lesquels doit se baser une organisation ouvrière catholique ; étant donné le fait que l’organisation ouvrière doit s’occuper du relèvement moral et religieux de ses membres, l’autorité ecclésiastique a le droit de juger qu’il est non seulement utile mais encore nécessaire d’adjoindre à la direction des sociétés ouvrières chrétiennes un représentant de l’autorité religieuse.
L’autorité religieuse a le droit d’exiger que l’action d’une organisation ouvrière catholique ne soit jamais en contradiction avec l’action de l’autorité religieuse et de plus elle a le droit de demander à l’organisation ouvrière d’être un soutien efficace pour son action religieuse »[35]. Ce texte, assez représentatif[36], donne à l’« autorité religieuse » une place telle qu’il est difficile de penser que les « fidèles laïcs » agissent « de leur propre initiative »[37]. Cette « surveillance rapprochée », voire, cette mise sous tutelle du laïcat, a été souvent mal vécue et a suscité parmi les chrétiens une méfiance vis-à-vis de la hiérarchie et malheureusement vis-à-vis de son enseignement aussi. d’autre part, s’il y a confusion des rôles, il y a aussi, semble-t-il, confusion des missions : est-ce le rôle d’une organisation ouvrière de soutenir l’action religieuse de l’autorité ?
L’histoire récente de la Pologne illustre bien la question. Chacun sait la part importante prise par l’Église hiérarchique de Pologne dans la lutte contre la dictature communiste et dans les efforts qui ont suivi pour établir un régime plus démocratique. Là aussi, la présence envahissante et paternaliste de nombreux clercs et religieux a suscité dans les années nonante une réaction anticléricale chez les intellectuels catholiques qui ne s’est pas arrêtée à la contestation légitime d’un abus de pouvoir mais qui emporte dans bien des cas l’enseignement de l’Église[38].
La cléricalisation du laïcat
Si le clergé a eu et a encore parfois tendance à vouloir gérer le temporel, il faut aussi dénoncer la tentation du pouvoir civil d’empiéter sur les prérogatives ecclésiales.
Cette tentation n’est pas réservée à l’histoire du christianisme. En effet, le « prince », avant le Christ et dehors de son influence, s’est très souvent paré d’un caractère divin ou du moins religieux. Son autorité, tout naturellement, s’étendit aux deux domaines. Dans l’antiquité, l’exemple le plus célèbre est celui de l’Égypte. Du temps de la prépondérance de la ville de Memphis, la royauté est présentée comme une réalité du monde des dieux et du monde des hommes. Le titre royal est d’ailleurs « Seigneur des deux pays ». Au cours de la IIIe dynastie, Héliopolis, le roi Djéser centralise le culte sous son autorité. Quant au sacrifice qui est la forme essentielle du culte, le seul officiant légitime est le pharaon puisqu’il est un être divin[39].
Même dans une société démocratique comme celle d’Athènes, au Ve siècle avant J.-C., le pouvoir politique s’étend jusqu’aux croyances puisque Socrate est notamment condamné pour n’avoir pas reconnu les dieux de la cité et avoir voulu introduire d’autres divinités nouvelles.
Rome n’a pas échappé à cette tendance très générale de sacraliser l’autorité politique. Auguste[40] devenant empereur-pontife renouait avec la vieille tradition de la royauté sacrée et de la Cité primitive où la religion était subordonnée à la vie politique. Ainsi le refus du culte impérial par les chrétiens fut considéré comme une trahison et justifia bon nombre de persécutions.
Il n’est donc pas étonnant étant donné les habitudes ancestrales et comme une propension naturelle à vouloir tout gouverner, que des princes chrétiens ne s’en soient pas tenus rigoureusement aux limites de leur charge.
C’est le fameux césaro-papisme défini comme une « tendance du pouvoir civil à régler lui-même avec autorité les questions d’ordre religieux, à être « Pape » en même temps que « César »[41].
On sait que par l’édit de Milan (313), l’empereur Constantin[42] en occident et l’empereur Licinius[43] en Orient accordèrent la liberté de culte au chrétiens. Toutefois, sous l’influence, semble-t-il, de l’évêque Eusèbe de Césarée[44], l’empereur Constantin, converti lui-même au christianisme, eut tendance à favoriser de plus en plus l’Église et à intervenir dans ses affaires[45]. Dès 324, il prit des mesures contre les païens et c’est lui qui, en 325, convoqua et présida le concile de Nicée.
F. Cayré note que « sans doute, Constantin ne se considérait que comme l’« évêque du dehors » (…), mais plusieurs actes de la fin de sa vie, favorables aux ariens, prouvent qu’il exagéra ce rôle. Son fils Constance[46] pénétra jusque dans les « lieux saints », suivant le mot de saint Athanase[47] : durant dix ans (351-361), il incarna le césaro-papisme sous les traits les plus odieux, et il n’eut que trop d’imitateurs en Orient »[48]. Il est vrai que la confusion des pouvoirs a marqué très profondément l’Orient[49]. En Occident, elle fut aussi très courante mais contrebalancée par des empiètements du pouvoir religieux sur le pouvoir laïc. L’Église s’est longtemps accommodée d’une certaine tutelle civile dans la mesure où celle-ci lui assurait protection et favorisait son action.
L’empereur chrétien, en somme, continue à être pontifex. La foi catholique va remplacer l’ancienne croyance officielle. L’hérésie deviendra ainsi un crime public. L’empereur établira que ceux qui refuseront de se soumettre à la foi catholique « devront s’attendre à être l’objet de la vengeance divine mais aussi à être châtiés par nous selon la décision que le Ciel nous a inspirée »[50] ; « Nous leur enlevons la faculté même de vivre selon le droit romain »[51].
L’empereur érige en lois civiles des principes religieux, il se mêle même de théologie. Ce sera encore le cas avec Charlemagne[52] qui interviendra, par exemple, lors du Concile de Francfort (794). Ses successeurs s’arrogeront de plus en plus l’élection des évêques et même du pape. Cette immixtion provoquera la querelle des investitures. L’Église entendant, à juste titre, se réserver l’investiture du pape[53] et des évêques. Le clerc n’est pas un fonctionnaire, son autorité est d’origine apostolique et sa mission n’est pas de sacraliser l’État. Dans sa réaction au césaro-papisme, l’Église, comme nous l’avons vu plus haut, sombra dans l’extrême opposé, tout aussi dommageable, que l’on a parfois nommé d’un terme bien explicite : le papo-césarisme.
En tout cas, face aux prétentions de l’empereur-pontifex, se dressèrent des saint Athanase, saint Basile[54], saint Hilaire de Poitiers[55], saint Ambroise de Milan[56] qui protestèrent, avec des succès divers, de l’indépendance de l’Église dans son domaine, tout en réclamant la protection de l’État : « l’empereur est dans l’Église, il n’est pas au-dessus de l’Église »[57].
On peut aussi rappeler que du XIVe au XVIIIe siècles, la France connut diverses formes de gallicanismes[58]. Sous Philippe le Bel notamment, les juristes justifièrent l’intervention du roi dans les affaires ecclésiastiques en recourant précisément à l’histoire des empereurs chrétiens et au droit romain. Les évêques profitèrent de ce gallicanisme royal pour protester contre l’ingérence romaine et défendre même l’idée de la supériorité des évêques réunis en concile sur le pape. Au fil des siècles les deux gallicanismes s’appuieront ainsi l’un sur l’autre. Au XVIIe siècle apparaîtra un gallicanisme « presbytéral ». Ce seront cette fois les curés qui contesteront l’autorité des évêques. Toutes ces tendances trouveront leur point d’aboutissement, lorsque la révolution décidera de soumettre le clergé à l’autorité civile par la Constitution civile du clergé en 1790. Curés et évêques devenaient des salariés de la nation, élus par les assemblées électorales des districts et départements.
Le concordat de 1801 signé par le Premier consul Bonaparte et Pie VII rétablit l’autorité du Saint-Siège mais, en ce qui concerne la nomination des évêques, le concordat reprend les anciennes dispositions datant du XVIe siècle : les nouveaux évêques sont présentés par le gouvernement à l’institution canonique relevant du pape. Bonaparte ajouta des Articles organiques qui reprirent de vieilles revendications gallicanes : « aucun acte du Saint-Siège, aucun décret des synodes étrangers et même des conciles œcuméniques, ne pouvait être reçu en France sans l’approbation du gouvernement ; aucun nonce ou légat ne pouvait intervenir dans les affaires de l’Église de France sans l’accord du gouvernement ; les évêques étaient tenus de résider dans leur diocèse, dont ils ne pouvaient sortir qu’avec l’autorisation gouvernementale ; une autorisation était également nécessaire pour établir séminaires et chapitres ; les séminaires étaient tenus d’enseigner la doctrine gallicane de la Déclaration du clergé de France de 1682 »[59]. Ce concordat resta grosso modo en vigueur jusqu’en 1905, date à laquelle, fut proclamée la séparation de l’Église et de l’État[60]. Toutefois, le Concordat de 1801 reste encore appliqué aujourd’hui dans les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin qui en 1905 étaient annexés à l’Allemagne[61].
En Europe et à travers le monde, de nombreux concordats établirent « une union plus ou moins étroite de l’Église et de l’État : les gouvernements reconnaissaient en général le catholicisme comme religion d’État et, en échange, le Saint-Siège abandonnait aux gouvernements des pouvoirs de contrôle plus ou moins étendus sur l’organisation et la vie interne de l’Église, en particulier sur la nomination des évêques »[62]. Au XXe siècle, et particulièrement à partir du pontificat de Pie XI, de nouveaux concordats furent signés, plus soucieux d’une distinction plus nette entre le spirituel et le temporel. En 1976, l’Espagne renonçait à son droit de co-nomination des évêques ; en 1984, l’État italien renonçait à tout contrôle politique ou administratif sur l’Église[63]
On se rappelle aussi que le Roi ou la Reine d’Angleterre est aujourd’hui encore « Gouverneur suprême de l’Église d’Angleterre » comme le stipule la Constitution. Les lois ecclésiastiques sont applicables devant les tribunaux civils et le primat de l’Église est désigné par le chef de gouvernement. Dans ces conditions, les catholiques sont exclus de la succession au trône et les évêques catholiques ne siègent pas d’office à la Chambre des lords comme leurs confrères anglicans.
La situation est d’autant plus étrange actuellement que les anglicans sont aujourd’hui moins nombreux que les catholiques.
De plus, la méconduite du Prince Charles et son divorce dans les années 90 ont suscité des mises en question[64].
On peut encore ajouter à ces exemples le cas des États qui s’octroient le monopole de l’éducation et des moyens de communication sociale. On assiste dans ces pays à une confiscation d’un pouvoir spirituel, même s’il n’est pas nécessairement confessionnel, par le pouvoir temporel. Comme nous allons le voir, la confusion temporel-spirituel, de quelque côté qu’elle s’exerce, est pas essence totalitaire. La situation peut être encore plus problématique dans ces pays qui ne tolèrent qu’une Église nationale. En 1957, fut fondée en Chine populaire l’Association patriotique des catholiques de Chine, contrôlée par le parti communiste.
Mais auparavant, rappelons aussi cette forme simple et fort répandue de « cléricalisation » du laïcat qui consiste à laisser croire que l’activité apostolique des laïcs se limite aux seuls ministères ecclésiaux. Très régulièrement, l’Église a mis les fidèles en garde contre cette dérive qui risque d’affaiblir la mission salvifique de l’Église en la confinant dans le seul spirituel[65].
La distinction des pouvoirs : un facteur de progrès politique et un
rempart contre le totalitarisme.
La doctrine n’est pas nouvelle[66] et le pape Pie XII avait bien raison de trouver que l’expression « émancipation des laïcs » « rend un son un peu déplaisant » et est « historiquement inexacte »[67], comme si l’Église avait attendu la deuxième moitié du XXe siècle pour reconnaître la spécificité et la dignité des laïcs. Tout d’abord, le bon sens et la théologie établissent vite que la dignité du laïc est « antérieure à la distinction entre prêtre, religieux et laïc » et « que l’« état de vie » détermine la tâche dans le monde »[68]. On peut ajouter à cela que la parole du Christ « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu »[69] qui affirme la primauté du spirituel sur le temporel, implique aussi, dans le contexte historique, un certain respect pour César. Ce loyalisme conditionné, comme nous le verrons, envers le pouvoir temporel sera souvent évoqué par saint Paul et saint Pierre, même sous la persécution : « Que chacun soit soumis aux puissances régnantes, car il n’y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu »[70]. Et saint Paul exhorte à prier en faveur des « Rois et des hommes au pouvoir afin qu’on puisse vivre en paix, en piété et en dignité »[71]. Pierre, de son côté, au lendemain de la persécution de Néron incite à la soumission[72]. Mais, en même temps, la formule, dans le contexte antique, en distinguant (et non en séparant) les deux pouvoirs[73], enlève, ipso facto, à l’État (César) une partie indue de ses attributions anciennes. En effet, comme l’écrit Fustel de Coulanges[74], « chez toutes les nations anciennes, le droit avait été assujetti à la religion et avait reçu d’elle toutes les règles. Chez les perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs, les Italiens et les Gaulois, la loi avait été contenue dans les livres sacrés ou dans la tradition religieuse ». Aussi les chrétiens refusent-ils, par exemple, de se soumettre à un pouvoir qui aurait des prétentions religieuses, qui imposerait, comme à Rome, le culte impérial. L’exigence de la distinction des pouvoirs est une véritable révolution dans le monde antique. G. de Lagarde, plus récemment, le confirmait : « Un des plus grands bouleversements apportés par le christianisme dans l’ordre social a été d’imposer la distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, entre l’autorité religieuse et l’autorité politique, l’une incarnée par le clergé, l’autre par les princes ou les magistrats laïcs »[75]. Ce principe s’avéra, à travers l’histoire et en dépit des innombrables trahisons que nous avons signalées, extrêmement fécond. « d’une part, la politique fut définitivement affranchie des règles strictes que l’ancienne religion lui avait tracées. On put gouverner les hommes sans avoir à se plier à des usages sacrés, sans prendre l’avis des auspices et des oracles, sans conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La politique fut plus libre dans ses allures ; aucune autre autorité que celle de la loi morale ne la gêna plus. d’autre part, si l’État fut plus maître en certaines choses, son action fut aussi plus limitée. Toute une moitié de l’homme lui échappa. Le christianisme enseignait que l’homme n’appartenait plus à la société que par une partie de lui-même »[76]. Le principe de la distinction des pouvoirs offre donc plus de libertés au « prince » tout en limitant ses appétits totalitaires. Ce dernier aspect a particulièrement séduit certains auteurs contemporains non-chrétiens. En effet, si les dictateurs sont de toutes les époques, il est certain que ce n’est qu’à l’époque contemporaine qu’ils ont pu, grâce aux techniques de contrôle et de communication massive, réaliser le vieux rêve totalitaire[77] qui est d’avoir un droit de regard sur toutes les activités humaines afin de créer un tout social harmonieux. Le système est d’autant plus parfait qu’il parvient à contrôler et à guider les pensées par la peur, la censure, la propagande, l’enseignement unique, etc.. Fascisme, nazisme et communisme s’efforcèrent de réaliser ce rêve en s’attribuant ou en tentant de confisquer tout pouvoir spirituel. L’Islam intégriste s’y attelle aujourd’hui par l’entremise de ses « ayatollahs » qui cumulent les fonctions du prêtre et du prince. Et, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le libéralisme lui-même, nous le verrons plus loin, secrète un certain totalitarisme[78]. Il est intéressant de constater que des auteurs athées ont compris à ce point de vue la force de résistance du christianisme. Déjà A. Malraux constatait que « la chrétienté n’avait pas été totalitaire: les États totalitaires sont nés de la volonté de trouver une totalité sans religion, et elle avait connu au moins le pape et l’empereur (…) »[79]. Au sein de la « nouvelle philosophie »[80], certains auteurs athées n’hésitent pas à donner comme cause essentielle au totalitarisme contemporain la « mort » de Dieu et à réhabiliter la monarchie parce qu’elle se référait à un Dieu dont la loi limitait le pouvoir temporel. Pour B.H. Lévy, « la première définition du totalitarisme, la seule qui l’embrasse et le comprenne au-delà de sa dimension politique, c’est tout simplement la régression païenne »[81]. Avant l’état moderne athée, « il n’y a pas de société qui ne se soit crue faite par un Autre, son authentique souverain, dont le Roi n’était jamais que le pâle et provisoire lieu-tenant ». Certes cet Autre peut être le peuple, mais un peuple « substitut de Dieu », ou Dieu lui-même. Ainsi, « de « droit divin », la monarchie l’était, mais c’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin qui lui octroyait le droit de régner »[82]. Dès lors, le « pari sur l’autre monde est la seule condition de possibilité d’une authentique liberté »[83].
Ajoutons encore pour terminer, que Léo Moulin, tout agnostique qu’il fût, considère comme un « apport, décisif, du christianisme à la formation de l’Europe : la distinction entre Dieu et César ». Même, ajoute-t-il, si « elle n’a pas toujours été observée, tant s’en faut ; mais elle a mis l’Occident, tant bien que mal, à l’abri des systèmes théocratiques et des césaro-papismes, ancêtres des totalitarismes modernes »[84].
Un difficile respect mutuel
L’histoire nous révèle donc à la fois la nécessité de cette distinction des pouvoirs mais aussi sa difficulté. Sa pratique n’est pas toujours sans risque comme en témoigne la mort de Thomas Becket assassiné en 1170 pour avoir résisté à l’arbitraire royal. Mais elle est possible. Joinville[85] raconte, à ce propos, une histoire exemplaire dont Louis IX, saint Louis, fut le héros : « Je le revis une autre fois à Paris, là où les prélats de France lui mandèrent qu’ils voulaient lui parler, et le roi alla au palais pour les ouïr. Et là était l’évêque Guy d’Auxerre, fils de Monseigneur Guillaume de Mello ; et il parla au roi pour tous les prélats en telle manière :
- Sire, ces seigneurs qui sont ici, archevêques et évêques, m’ont dit que je vous dise que la chrétienté périt entre vos mains.
Le roi se signa et dit :
- Or me dites comment cela est.
- Sire, fit-il, c’est parce qu’on prise si peu les excommunications aujourd’hui que les gens se laissent mourir excommuniés avant qu’ils se fassent absoudre, et ne veulent pas faire satisfaction à l’Église. Ces seigneurs vous requièrent donc, Sire, pour l’amour de Dieu et parce que vous devez le faire, que vous commandiez à vos prévôts et à vos baillis que tous ceux qui resteront excommuniés un an et un jour, qu’on les contraigne par la saisie de leurs biens à ce qu’ils se fassent absoudre.
A cela répondit le roi qu’il le leur commanderait volontiers pour tous ceux dont on lui donnerait la certitude qu’ils eussent tort. Et l’évêque dit que les prélats ne le feraient à aucun prix, qu’ils lui contestaient la juridiction de leurs causes. et le roi dit qu’il ne le ferait pas autrement : car ce serait contre Dieu et contre raison s’il contraignait les gens à se faire absoudre, quand les clercs leur feraient tort ».
Cette histoire est intéressante au moins à trois points de vue. Le laïc reste subordonné, en tant que chrétien, au pouvoir spirituel : saint Louis se rend auprès des évêques à leur demande, convoqué, dirait-on aujourd’hui, par la conférence épiscopale, et se signe quand on l’accuse de laisser dépérir la chrétienté. Mais, très habilement, saint Louis fait entendre à l’évêque que si les clercs tiennent à leur pouvoir propre (ils refusent de lui communiquer les preuves de culpabilité), lui aussi a conscience des limites de son propre pouvoir en vertu duquel il refuse d’obéir. Car la faute spirituelle (contre Dieu) de contraindre les consciences et d’attenter ainsi à la liberté religieuse, est ressentie comme une faute naturelle aussi, politique (contre la raison).
Aujourd’hui, on pourrait penser que la situation est plus claire et plus facile à vivre dans les régimes de séparation des pouvoirs. Mais il n’en est rien comme nous l’avons déjà dit.[86] Les pouvoirs actuels qui se construisent sur la laïcité -ou mieux sur le laïcisme-, c’est-à-dire sur ce « mouvement non confessionnel qui a lutté pour séparer le temporel du spirituel, le pouvoir du prince de celui du clerc » veulent « maintenir la religion dans le domaine spirituel »[87]. Ce mouvement peut se défendre d’être antireligieux, il n’empêche que, dans les faits, une telle politique est mutilante et destructrice. Il suffit, pour s’en convaincre, d’évoquer les recommandations laïques sur le plan très sensible et représentatif de l’enseignement. Alors que le droit à la liberté d’enseignement est reconnue comme un droit fondamental de l’homme et qu’il découle de la liberté religieuse, tout l’effort de la laïcité est « d’assurer la prééminence de l’enseignement officiel »[88] ou mieux encore de viser « au remplacement du pluralisme des écoles par des « écoles pluralistes » »[89] où les solutions ne seront pas conformées à un « a priori quelconque » mais « aux nécessités mêmes de l’existence »[90]. L’éducation sera l’œuvre de la collectivité nationale : « la communauté se doit de défendre l’enfant et de l’aider contre l’étroitesse de vue, les raisons souvent très subjectives invoquées par les parents pour assigner à leurs enfants, dès le départ, une orientation particulière qui est toujours appauvrissement et limitation »[91]. Derrière ce discours, on devine sans peine la volonté de repousser le plus possible toute référence à une transcendance pour ne plus laisser comme seule référence que les besoins et la volonté de la société. La position de la plupart des États vis-à-vis des « problèmes éthiques » conforte cette analyse.
Il y a incompatibilité entre la thèse de la séparation et celle de la distinction. Ainsi, devant le Parlement européen, c’est-à-dire devant des nations construites sur la séparation de pouvoirs, Jean-Paul II, après avoir évoqué le cléricalisme qui veut, dans la confusion des pouvoirs, bâtir un ordre sur la loi religieuse, a décrit l’attitude inverse « qui, ayant supprimé toute subordination de la créature à Dieu, ou à un ordre transcendant de la vérité et du bien, considère l’homme en lui-même comme le principe et la fin de toutes choses, et la société, avec ses lois, ses normes, ses réalisations, comme son œuvre absolument souveraine. l’éthique n’a alors d’autre fondement que le consensus social, et la liberté individuelle d’autre frein que celui que la société estime devoir imposer pour la sauvegarde de celle d’autrui ». Cela dit, le Saint-Père rappela que « c’est dans l’humus du christianisme que l’Europe moderne a puisé le principe (…) proclamé pour la première fois par le Christ, de la distinction de « ce qui est à César » et de « ce qui est à Dieu » (cf. Mt 22, 21). (…) Les structures que les sociétés se donnent ne valent jamais d’une façon définitive ; elles ne peuvent pas non plus procurer par elles-mêmes tous les biens auxquels l’homme aspire. En particulier, elles ne peuvent se substituer à la conscience de l’homme ni à sa quête de la vérité et de l’absolu.
La vie publique, le bon ordre de l’État reposent sur la vertu des citoyens, qui invite à subordonner les intérêts individuels au bien commun, à ne se donner et à ne reconnaître pour loi que ce qui est objectivement juste et bon. Déjà les anciens Grecs avaient découvert qu’il n’y a pas de démocratie sans assujettissement de tous à la loi, et pas de loi qui ne soit fondée sur une norme transcendante du vrai et du juste. (…) Toutes les familles de pensée de notre vieux continent devraient réfléchir à quelles sombres perspectives pourrait conduire l’exclusion de Dieu de la vie publique, de Dieu comme ultime instance de l’éthique et garantie suprême contre tous les abus du pouvoir de l’homme sur l’homme.(…) Là où l’homme ne prend plus appui sur une grandeur qui le transcende, il risque de se livrer au pouvoir sans frein de l’arbitraire et des pseudo-absolus qui le détruisent »[92].
François confirmera : « Dans la vision chrétienne, raison et foi, religion et société sont appelés à s’éclairer réciproquement, en se soutenant mutuellement et, si nécessaire, en se purifiant les unes les autres des extrémismes idéologiques dans lesquelles elles peuvent tomber. La société européenne tout entière ne peut que tirer profit d’un lien renouvelé entre les deux domaines, soit pour faire face à un fondamentalisme religieux qui est surtout ennemi de Dieu, soit pour remédier à une raison « réduite », qui ne fait pas honneur à l’homme. »[93]
Et malgré tout…
Et malgré tout, tos les clercs ont tout de même un rôle « politique » à jouer dans le cadre de leurs responsabilités propres, c’est-à-dire par la parole.
A l’exemple de Monseigneur Oscar Romera assassiné le 24 mars 1980 alors qu’il célébrait l’eucharistie. C’est bien sa parole qui était visée lui qui disait : « Nous ne pouvons isoler la parole de Dieu de la réalité historique dans laquelle elle est dite. Elle ne serait plus alors parole de Dieu, elle serait une histoire quelconque, un livre de piété, une Bible bien rangée dans notre bibliothèque. Or elle est parole de Dieu, c’est-à-dire qu’elle inspire, éclaire, contrecarre, rejette, magnifie ce qui se fait aujourd’hui dans notre société. »[94]
C’est la même conviction qui anima Monseigneur Monsengwo, en République démocratique du Congo » qui répondit à ceux qui lui reprochaient de se mêler de politique : « Il est de notre devoir en tant que chrétiens, de contribuer à tout ce qui fait grandir l’humain. or ce dont ont le plus besoin mes compariotes, c’est d’en finir avec le règne d el’arbitraire et de la violence, et de pouvoir prendre leur avenir en main. Nous ne pouvons rester sourds à cet appel. Voilà pourquoi nous avons décidé d’élever l’éducation électorale et civique au range de priorité pastorale pour toute l’Église. "
Le pasteur, s’il n’a pas, en principe, à agir sur le terrain politique en lieu et place des laîcs, sauf dans les cas évoqués ci-dessus, il ne peut se taire sauf si la parole aggraverait la situation, comme nous le verrons au temps de Pie XII.