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a. La Parole de Dieu

1. qu’entendons-nous par Parole de Dieu ?

Il s’agit de l’Ancien et du Nouveau testament. Il n’est pas question pour les chrétiens d’ignorer l’Ancien Testament sous prétexte que la Nouvelle Alliance annulerait la première. En réalité, beaucoup sont embarrassés par nombre de textes qui leur paraissent en totale opposition avec ce que le Christ a révélé. Or les livres de l’Ancien testament sont aussi « divinement inspirés » et « conservent une valeur impérissable ».⁠[1] « Compte tenu de la situation humaine qui précède le salut instauré par le Christ, les livres de l’Ancien testament permettent à tous de connaître qui est Dieu et qui est l’homme, non moins que la manière dont Dieu, dans sa justice et sa miséricorde, agit avec les hommes. Cres livres, bien qu’ils contiennent de l’imparfait et du caduc, sont pourtant les témoins d’une véritable pédagogie divine. C’est pourquoi les chrétiens doivent les accepter avec vénération : en eux s’exprime un vif sens de Dieu ; en eux se trouvent de sublimes enseignements sur Dieu, une bienfaisante sagesse sur la vie humaine, d’admirables trésors de prières ; en eux enfin se tient caché le mystère de notre salut. »[2] Et le concile nous donne un bon conseil dans notre approche de ces deux Testaments indissociables : « Inspirateur et auteur des livres de l’un et l’autre testament, Dieu les a en effet sagement disposés de telle sorte que le Nouveau soit caché dans l’Ancien et que, dans le Nouveau, l’Ancien soit dévoilé. Car, encore que le Christ ait fondé dans son sang la nouvelle Alliance (cf. Lc 22, 20 ; 1 Cor 11, 25), néanmoins, les livres de l’Ancien Testament intégralement repris dans le message évangélique, atteignent et montrent leur complète signification dans le Nouveau Testament (cf. Mt 5, 17 ; Lc 24, 27 ; RM 16, 25-26 ; 2 Cor 3, 14-16), auquel ils apportent en retour lumière et explication. » ⁠[3]

Rappelons encore que l’Église a condamné ceux qui ont cherché à exclure du canon les textes de l’Ancien Testament tel que nous le connaissons. Gêné par un Dieu qui commande la guerre, Marcion⁠[4], par exemple, au IIe siècle, avait opposé la Loi et l’Évangile, le Dieu de justice et de vindicte de l’Ancien Testament, le Dieu des Juifs et le Dieu de Jésus, Dieu supérieur, Dieu de bonté et de miséricorde. Il rejeta donc tout l’Ancien Testament et ne garda comme Écriture que l’Évangile de Luc débarrassé de ses premiers chapitres et 10 épîtres de Paul. Cette position outrancière hâta l’établissement du Canon des Écritures.⁠[5] En 144, Marcion fut rejeté de la communauté chrétienne de Rome⁠[6] où il s’était établi en 140.

2. La lecture de la Parole n’est-elle pas problématique ?

Jean-Paul II déclare, avec un aplomb qui paraîtra outrecuidant à la plupart, qu’« il n’y a pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile »[7]. Comment entendre cette affirmation ?

Il va de soi que si l’Église développe une la doctrine sociale comme faisant partie intégrante du message chrétien, c’est que cette doctrine est liée d’une manière ou d’une autre à la Révélation dont l’Église est l’interprète et la gardienne. Partout, il est clairement dit que le « riche patrimoine » de l’enseignement social chrétien a été acquis progressivement en puisant d’abord à la parole de Dieu⁠[8].

Or, Jésus-Christ en fondant l’Église, « ne lui a donné aucun mandat ni fixé aucune fin d’ordre culturel. Le but que le Christ lui assigne est strictement religieux (…). L’Église doit conduire les hommes à Dieu, afin qu’ils se livrent à lui sans réserve (…). L’Église ne peut jamais perdre de vue ce but strictement religieux, surnaturel. Le sens de toutes ses activités, jusqu’au dernier canon de son Code, ne peut être que d’y concourir directement ou indirectement[9] ». La constitution Gaudium et spes qui cite ce texte, précise plus nettement encore que « la mission que le Christ a confiée à son Église n’est ni d’ordre politique, ni d’ordre économique ou social: le but qu’il lui a assigné est d’ordre religieux »[10]. Mais il n’empêche, comme nous le savons, que Gaudium et spes (GS), le plus long des textes conciliaires, est entièrement consacré aux problèmes temporels.

Se pose donc le problème de l’interprétation de la parole de Dieu.

Comment lire la parole de Dieu ?

Quatre lectures me paraissent tout à fait contestables.

a. La lecture littérale. On peut s’attacher à la lettre et appliquer ce qui est dit, tel quel, quand la parole semble avoir une portée sociale, ce qui est le cas en de très nombreux endroits de l’Écriture. C’est la tendance de ceux qu’on a appelés les protestants « sociaux »⁠[11] ou des puritains pour qui la bible est « le code religieux, moral, social, liturgique politique. La Bible dit tout, renferme tout, renseigne sur tout »[12].

Cette tendance ne peut conduire qu’à des aberrations. André Manaranche⁠[13] fait remarquer à juste titre que Jésus est « en amont de l’éthique économique et sociale comme de l’éthique tout court »[14]. Il note que jésus, travailleur à Nazareth, n’a pas enseigné une théologie du travail, qu’il s’en prend au souci de la vie quotidienne (Mt 6, 32-33), qu’il invite à ne pas perdre son temps à des problèmes de propriété, de pouvoir et d’institutions (Lc 12, 14 ; 22, 25-26 ; Mt 17, 27) car les biens matériels ne peuvent remplacer le Royaume (Lc 16, 13). Qui plus est, certaines paraboles peuvent être considérées comme « immorales », que ce soit celle de l’intendant infidèle (Lc 16, 1-8), celle des ouvriers envoyés à la vigne ( Mt 20, 1-16) ou encore celle des talents (Mt 25, 29). Dans l’Ancien Testament, peut-on appliquer telle quelle la condamnation du prêt à intérêt (Ex 22, 24 ; Lv 25, 36 ; Dt 23, 20) sans faire la distinction entre l’usure, le prêt à la consommation et le prêt à la production ? Va-t-on aussi fondre le droit de la guerre sur certaines pratiques, à nos yeux, barbares édictées lois du Seigneur⁠[15] ?

b. La lecture sélective ou orientée. Elle se caractérise par l’identification du message chrétien à une option politique particulière⁠[16]. Longtemps, dans les milieux socialistes, a traîné l’idée que Jésus-Christ était le premier des socialistes. Au XIXe siècle de telles affirmations ne sont pas rares: « Les communistes sont les disciples, les initiateurs et les continuateurs de Jésus-Christ. Respectez donc une doctrine prêchée par Jésus-Christ »[17]. d’autres constatent: « L’Évangile est le véritable et le seul code de la Liberté, de l’Egalité, de la Fraternité et de l’Unité. Il contient tout l’enseignement des grandes choses que la nation révolutionnaire a commencé et finira par réaliser »[18]. Fidel Castro déclarait en 1999: « Jésus est un grand révolutionnaire social »[19].

On sait aussi comment certaines théologies de la libération ont subverti le langage de l’Écriture pour en faire une lecture essentiellement politique à la lumière du marxisme⁠[20].

Par contre, beaucoup considèrent Paul comme un penseur conservateur de l’ordre établi⁠[21]. Face aux revendications, aux contestations de toutes sortes, quelques-uns utilisent les Écritures pour défendre l’ordre établi.

On connaît aussi la démarche suivie par Bossuet dans sa « Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte »[22]. L’auteur se livre aussi à une lecture littérale mais, en plus, orientée. En effet, alors que les grands théologiens de saint Thomas à saint Bellarmin ont, comme nous le verrons, une position très nuancée à propos de la monarchie, le célèbre évêque déclare « la monarchie héréditaire, de mâle en mâle[23], d’aîné en aîné » le meilleur régime. En même temps, il affirme qu’on doit s’attacher à la forme de gouvernement qu’on trouve dans son pays, que si l’autorité royale est sacrée, la personne des rois l’est aussi et qu’ils ont le droit de conquête. Il est clair que Bossuet qui, par ailleurs, bien inspiré par une lecture juste de l’Écriture établit un art politique sain, cherche ici à justifier le régime et le politique de Louis XIV.

La lecture la plus aberrante et la plus partisane a été celle de certains Anglo-saxons, notamment, qui, au XVIIIe et XIXe siècles justifiaient la traite des noirs par la Bible. ils « commettaient un contresens total et faisaient dire au texte sacré ce qu’il ne dit pas. Il n’y a dans l’Écriture aucune malédiction proférée envers une race quelconque, considérée comme telle »[24]. Il faut en effet beaucoup de malhonnêteté intellectuelle ou un aveuglement invincible pour lire dans la postérité de Noé (Gn 10, 1) ou dans le récit de la tour de Babel (Gn XI, 9) une quelconque hiérarchie des races. Il n’empêche qu’en 1772, un certain révérend Thomas Thompson publie une brochure intitulée Comment le commerce des esclaves noirs sur la côte d’Afrique respecte les principes d’humanité et les lois de la religion révélée. En 1852, le révérend Josiah Priest fait paraître A Bible defence of slavery ; enfin, dans son ouvrage intitulé The Negro as a beast or in the image of God, C. Carroll (1900) prétend établir le « preuves bibliques et scientifiques démontrant que les noirs n’appartiennent pas à la famille humaine »[25].

c. La lecture restrictive. Elle mène à croire que la parole de Dieu ne s’adresse qu’à la vie individuelle, privée, spirituelle.

On la trouve chez ceux que Lugan appelait les protestants orthodoxes⁠[26], chez les catholiques individualistes ou libéraux⁠[27] pour lesquels il s’agit de sauver l’âme, voire son âme, chez ceux qu’on pourrait appeler surnaturalistes et qui ne s’attachent qu’aux choses d’« en haut ».

Or comme le fait remarquer Manaranche, si l’Écriture n’est pas un traité de morale personnelle et encore moins un traité de morale sociale, la parole est créatrice de communauté. Avant lui, Lugan avait fait remarquer que, malgré son détachement apparent vis-à-vis des problèmes sociaux, Jésus est « le plus universel docteur social que la terre entendit jamais »[28] car Jésus s’adresse à un être social non à un anachorète ! La conversion doit être totale puisque l’homme est un être de relations.

d. La lecture laïcisée. Elle consiste à vider le message de toute surnaturalité.

J. Maritain⁠[29] accuse ainsi Rousseau d’avoir « dénaturé l’Évangile en l’arrachant à l’ordre surnaturel, en transposant certains aspects fondamentaux du christianisme dans le plan de la simple nature »[30]. Ainsi, la volonté générale toujours infaillible révélée par le vote est nécessairement l’expression de ma vraie volonté. C’est « une transposition absurde du cas du croyant qui, en demandant dans la prière ce qu’il estime convenable, demande et veut cependant avant tout que la volonté de Dieu soit faite »[31]. Quand Rousseau parle de la bonté naturelle de l’homme, il pense « que l’homme a vécu à l’origine dans un paradis purement naturel de bonheur et de bonté, et que la nature elle-même assure désormais l’office que remplissait la grâce dans la conception catholique. (…) Un tel état de bonheur et de bonté, de parfaite justice et d’innocence, d’exemption du travail servile et de la souffrance, est naturel à l’homme c’est-à-dire essentiellement exigé par notre nature »[32]. L’égalitarisme évangélique n’est plus « l’attestation de l’égale dépendance de tous à l’égard d’un même Maître, d’un Dieu transcendant souverainement libre » mais inspire « une égale revendication d’indépendance formulée par tous au nom du dieu immanent de la Nature »[33].

Le Père Sertillanges, dans sa lecture de Marx⁠[34], souligne aussi ce que celui-ci doit aux Écritures mais, pour l’auteur du Capital, l’homme te la nature sont devenus Dieu. La communion est ici réduite aux intérêts matériels, le Royaume n’est que la cité future communiste au terme d’une « rédemption », d’une « résurrection » comme il l’écrit lui-même. Ce que Marx conçoit, commente le Père Sertillanges, « après la réalisation de son communisme idéal, est une parousie laïque ; c’est le Corps mystique du Christ arrivé à son achèvement, c’est-à-dire l’humanité entièrement spiritualisée, quasi divinisée ».

Une lecture prudente.

Bien consciente des difficultés et des dérapages possibles, l’Église nous propose son éclairage. La prolifération, dans la deuxième moitié du XXe siècle, de théologies de la libération qui utilisaient en tous sens les Écritures, fut l’occasion, pour la Congrégation de la Doctrine de la Foi, d’une mise au point fort intéressante⁠[35].

Le document invite à réfléchir à l’aspiration à la libération face aux injustices, aux pauvretés et aux oppressions « à la lumière de la spécificité du message de la Révélation, authentiquement interprété par le magistère de l’Église » (III, 4).

Il apparaît ainsi que « la servitude la plus radicale est la servitude du péché. Les autres formes de servitude trouvent donc dans la servitude du péché leur ultime racine » (IV, 2). Il n’est donc pas possible de réduire le message à un appel pur et simple à l’action politique.

Ainsi, si, dans l’Exode, la libération « est ordonnée à la fondation du Peuple de Dieu et au culte de l’Alliance célébrés au Mont Sinaï (Ex 24) », (…) (elle) ne peut être ramenée à une libération de nature principalement et exclusivement politique » (IV, 3).

Dans les Psaumes, « c’est de Dieu qu’on attend le salut et le remède. Dieu, et non l’homme, a pouvoir de changer les situations de détresse » (IV, 5)⁠[36]. Les Prophètes dénoncent sévèrement les iniquités mais, dans chaque cas, « la justice à l’égard de Dieu et la justice à l’égard des hommes sont inséparables » (IV, 6)

Dans le Nouveau Testament, les exigences précédentes sont « radicalisées, comme le montre le discours sur les Béatitudes[37]. La conversion et le renouvellement doivent s’opérer dans le tréfonds du cœur » (IV, 7). Tout homme devient le prochain et « ceux qui souffrent ou qui sont persécutés sont identifiés au Christ. la perfection que Jésus demande à ses disciples (Mt 5, 18) consiste dans le devoir d’être miséricordieux « comme votre Père esst miséricordieux » (Lc 6, 36) » (IV, 10).

De tout ce qui précède, il ressort que « le péché est le mal le plus profond qui atteint l’homme au cœur de sa personnalité. la première libération, référence de toutes les autres, est celle du péché.

C’est sans doute pour marquer le caractère radical de l’affranchissement apporté par le Christ, offert à tous les hommes, qu’ils soient politiquement libres ou esclaves, que le nouveau testament n’exige pas d’abord, comme présupposé à l’entrée dans cette liberté, un changement de condition politique et sociale » (IV, 12-13).

La vraie révolution

La mise au point de Libertatis nuntius est lourde de conséquences. Il n’est pas question d’y lire un quelconque désengagement par rapport à l’action sociale et politique car si l’Écriture insiste sur le péché ou la vertu personnels, péché et vertu impliquent un être social et ont eux-mêmes des conséquences sociales. Le péché, pour ne parler que de lui, n’est-il pas une rupture avec Dieu et avec les hommes ? La Congrégation pour la doctrine de la foi met en garde contre une réduction laïque des textes sacrés qui nous priverait en fait de la seule force de transformation efficace et respectueuse de la liberté humaine.

La vraie révolution - et j’insisterai continuellement sur ce point - doit se réaliser par l’évangélisation et l’action politique. L’évangélisation doit aller jusqu’à la transformation des réalités temporelles et celle-ci trouvera, par l’évangélisation, ses justifications ultimes et son juste dynamisme.

Certes, Libertatis nuntius va, par la suite, se concentrer sur les lectures marxistes de l’Écriture, il n’empêche que son analyse vaut pour toute politique qui voudrait faire l’économie d’une conversion en profondeur de ses acteurs.

Pour s’en convaincre, on peut lire les conclusions que l’Instruction donne à cet endroit : « On ne saurait (…) restreindre la champ du péché, dont le premier effet est d’introduire le désordre dans la relation entre l’homme et dieu, à ce qu’on appelle le « péché social ». A vrai dire, seule une juste doctrine du péché permet d’insister sur la gravité de ses effets sociaux.

On ne saurait non plus localiser le mal principalement et uniquement dans les « structures » économiques, sociales ou politiques mauvaises, comme si tous les autres maux découlaient comme de leur cause de ces structures, de sorte que la création d’un « homme nouveau » dépendrait de l’instauration de structures économiques et sociopolitiques différentes. Certes, il y a des structures iniques et génératrices d’iniquités, qu’il faut avoir le courage de changer. fruit de l’action de l’homme, les structures, bonnes ou mauvaises, sont des conséquences avant d’être les causes. La racine du mal réside donc dans les personnes libres et responsables, qui doivent être converties par la grâce de Jésus-Christ, pour vivre et agir en créatures nouvelles, dans l’amour du prochain, la recherche efficace de la justice, de la maîtrise de soi et de l’exercice des vertus (Cf. Jc 2, 14, 26).

En posant comme premier impératif la révolution radicale des rapports sociaux et en critiquant, à partir de là, la recherche de la perfection personnelle, on s’engage sur le chemin de la négation du sens de la personne et de sa transcendance, et on ruine l’éthique et son fondement qui est le caractère absolu de la distinction du bien et du mal. d’ailleurs, la charité étant le principe de l’authentique perfection, cette dernière ne faut pas se concevoir sans ouverture à autrui et esprit de service. »

La « politique » chrétienne est donc profondément différente de la pratique politique actuelle qui prétend construire et entretenir, entre le domaine public et le cœur de l’homme, une cloison dont elle régule elle-même l’étanchéité.

La spécificité chrétienne n’a pas échappé au célèbre penseur humaniste Alain⁠[38]. A propos de l’« esprit socialiste », il écrit que celui-ci « cherche toujours à modifier l’ordre humain en le prenant par le bas ou par le dessous. Par exemple, n’attendons point que l’ouvrier ait le goût de l’étude pour lui donner des loisirs ; n’attendons point que l’instruction et la culture de tous réalisent un ordre politique meilleur ; mais faisons agir les intérêts ; changeons d’après cela l’ordre politique ; l’instruction et la culture de tous en résulteront. Il faut d’abord modifier les conditions de travail qui portent tout le reste (…). L’idée chrétienne lui est tout à fait contraire. L’organisation politique est, selon le chrétien, toujours médiocre, souvent mauvaise, parce que l’esprit en chacun marche tête en bas. Il faut premièrement redresser l’individu, afin qu’il juge bas ce qui est bas, et vénérable ce qui est vénérable (…). Tel est le mouvement évangélique, au regard de quoi tout socialisme est un pharisaïsme sauvé »[39].

Même si la description paraît, à certains égards, un peu caricaturale, Alain a parfaitement compris que l’action sociale chrétienne doit, d’une manière ou d’une autre, par un chemin naturel ou surnaturel, tôt ou tard, interpeller la personne au plus profond d’elle-même.

3. La portée sociale et politique des Écritures.

Nous conservons en mémoire tout ce qui a été dit précédemment, persuadés que dans les manifestations de « péché social », « les vraies responsabilités restent évidemment celles des personnes, étant donné que la structure sociale en tant que telle n’est pas le sujet d’actes moraux »[40]. Cependant, comme « le péché personnel a toujours une dimension sociale »[41], il est impensable que les Écritures ne puissent servir à l’élaboration d’une doctrine sociale.

Je ne fais qu’indiquer ici un certains nombres de textes que nous aurons l’occasion d’examiner plus en profondeur par la suite.

Dans l’Ancien testament

Nous verrons que les trois premiers chapitres de la Genèse offrent à la théologie morale des fondements particulièrement féconds. Et, dans l’Exode, les 10 paroles (ou commandements) sont particulièrement riches de conséquences sociales. Il suffit de consulter le Catéchisme de l’Église catholique (CEC) pour s’en rendre compte⁠[42].

Outre ces deux extraits incontournables, nombreux sont les passages de l’Ancien testament qui nourriront la réflexion de l’Église sur le droit de propriété, ses limites et l’aide due aux pauvres⁠[43]. De leur côté, les prophètes « dénoncent l’hypocrisie d’un culte apparent qui cache l’injustice réelle »[44].

Et dans les Évangiles ?

Jésus, envoyé de Dieu, n’annonce pas une action politique ou sociale ⁠[45] mais un combat intérieur contre les forces du mal. Sa mission est de libérer les hommes du péché. Comme beaucoup de Juifs, à l’époque, attendent un messie temporel qui les délivrera de l’occupant et assurera la suprématie d’Israël, il n’est pas facile de faire comprendre qu’il s’agit d’un appel à un renouvellement spirituel. Jésus, pour faire saisir le vrai sens de sa prédication va utiliser ce qu’on a pu appeler une pédagogie « ascensionnelle » qui part du concret. Ainsi, les auditeurs sont-ils invités à passer du souci du corps au souci de l’âme. Ainsi, le concept de pauvreté évangélique ne renvoie pas seulement à toutes les formes possibles de privations et de frustrations mais il tend, à travers elles, à susciter la disposition spirituelle de détachement, de dépouillement, d’abandon total dans les mains du Père. De même, lorsque Jésus s’en prend aux riches, son intention n’est pas de provoquer une lutte de classes mais d’ébranler ceux qui refusent de redevenir comme de petits enfants qui attendent tout du Père avec confiance. Les pauvres évangélisés sont aussi bien le sourd, l’aveugle, la femme adultère ou la Samaritaine que les « nantis » Nicodème, Zachée ou Joseph d’Arimathie.

Il n’y a pas de message plus universel ni plus puissant que celui de l’Évangile puisque l’appel à la conversion qui le constitue permettra à l’homme qui coopère à la Grâce de pratiquer le premier et le second commandements : « …​Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. (…) Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt, 22 ; 37-39). En effet, la vie intérieure renouvelée par l’Amour s’exprime dans la charité fraternelle qui irradie désormais la vie de toutes les communautés humaines. Certes, comme nous allons le voir, cette charité fraternelle peut être plus ou moins favorisée ou freinée par les conditions juridiques, sociales, économiques, culturelles, dans lesquelles l’homme vit mais il n’empêche que si l’homme ne change pas dans son cœur, aucune réforme de structure, de système ne résoudra la « question sociale ».

L’amour fraternel pratiqué et vivifié par la relation à Dieu source de tout amour, rendrait inutiles bien des réglementations, plus supportables les inévitables malheurs du monde et dissiperait nombre de misères !

La conversion insufflée par l’Esprit nouveau inspire - et tout le Nouveau Testament en témoigne - des vertus⁠[46] dont on devine aisément les conséquences sociales : non seulement les vertus « sociales » de douceur, d’amour de la justice, de miséricorde, de pureté, d’amour de la paix, de patience, de pardon, de courage, d’hospitalité, d’humilité, etc., mais aussi et plus précisément, le respect de soi, du prochain et de la femme, l’indissolubilité du mariage et le respect mutuel des époux, le rôle fondamental de la mère et l’importance de la paternité, l’obéissance du serviteur et le devoir des maîtres, l’origine et le sens de l’autorité, les limites du pouvoir civil et l’obéissance civique, la distinction des pouvoirs spirituel et temporel, la condamnation de l’individualisme et l’exaltation de la solidarité, la dignité du travail et le juste salaire.


1. Constitution dogmatique sur la révélation divine, Dei Verbum, 1965, n° 14.
2. Id., n° 15.
3. Id., n° 16. Rappelons-nous la belle formule de Pie XI : « Il n’est pas possible aux chrétiens de participer à l’antisémitisme […​] Nous sommes spirituellement des sémites ». (Déclaration à un groupe de pèlerins de la Radio catholique belge le 6-9-1938, in DC, t. 39, 1938, col. 1460). Ou, plus près de nous, cette déclaration du pape Jean-Paul II lors de sa visite à la Synagogue de Rome, en 1986: « L’Église du Christ découvre son « lien » avec le judaïsme « en scrutant son propre mystère » (cf. Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes, Nostra Aetate, 1965, §4). « La religion juive ne nous est pas extrinsèque, mais, en un certain sens, elle est « intrinsèque » à notre religion. Nous avons donc, à son égard, des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et, dans un certain sens, on pourrait dire nos frères aînés. » (Cf. DC 1986, pp. 433-439).
4. 85-160.
5. Canon signifie, suivant son étymologie, « règle », « norme ». Un écrit canonique est un écrit régulateur, qui fait autorité. Chez les Juifs, l’établissement du canon fut l’objet de discussions et de variations qui s’étendirent du Ve siècle av. J.-C. jusqu’au début du IIe siècle ap. J.-C. environ. Ce canon hébraïque, rabbinique, palestinien, dit-on aussi, était toutefois plus restrictif que le canon en vigueur dans le judaïsme hellénistique, dans ce qu’on a appelé la « Septante » qui fut traduite, semble-t-il, par des Juifs égyptiens à la fin du IIIe siècle av. J.-C..
   Chez les chrétiens, la genèse du canon fut aussi un peu mouvementée. Dès le début du IIIe siècle, Origène atteste une liste complète du Nouveau Testament et, avec des nuances, la liste « large » du judaïsme hellénistique alors que saint Jérôme (347-419) exclut de l’Ancien Testament les textes qui ne sont pas reconnus par les docteurs juifs. Les conciles de Carthage (393 et 402) ainsi qu’Innocent Ier (405) suivront la voie d’Origène. mais, du haut moyen-âge jusqu’au XVIe siècle, l’influence de saint Jérôme relance la question des textes exclus de la Bible hébraïque (qu’on appellera deutérocanoniques ou apocryphes et qui se trouvent mis à part dans la TOB) : la Vulgate attribuée en grande partie à saint Jérôme (IVe-Ve s.), Thomas d’Aquin, le concile de Florence (1441) puis le Concile de Trente (1546) les incluent tandis que les protestants les excluent avec des nuances. Les Églises orthodoxes et orientales ont encore d’autres positions.
   Il avait été auparavant, vers 135, excommunié pour immoralité par son père qui était évêque de Sinope (port sur la mer Noire). Saint Polycarpe, évêque de Smyrne, qui l’avait rencontré à Rome, lui déclara: « Je reconnais en toi le premier-né de Satan ». Le fait est raconté par saint Irénée qui fut le disciple de Polycarpe et qui souligna « dans toute son oeuvre, l’unité du dessein de Dieu à travers les alliances successives. » 'Cf. Ed. Cothenet, Marcion, in Rel et Lacoste).
6. Il avait été auparavant, vers 135, excommunié pour immoralité par son père qui était évêque de Sinope (port sur la mer Noire). Saint Polycarpe, évêque de Smyrne, qui l’avait rencontré à Rome, lui déclara : « Je reconnais en toi le premier-né de Satan ». Le fait est raconté par saint Irénée qui fut le disciple de Polycarpe et qui souligna « dans toute son oeuvre, l’unité du dessein de Dieu à travers les alliances successives. » 'Cf. Ed. Cothenet, Marcion, in Rel et Lacoste).
7. CA n°5.
8. Cf. Congrégation pour l’éducation catholique, Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église, 1989, Préliminaires, n°1.
9. PIE XII, Discours à un groupe d’archéologues et d’historiens, 9-3-1956.
10. GS 42, par.2.
11. A. Lugan, entres autres, a analysé ces dérives in L’enseignement social de Jésus-Christ, I Les grandes directives sociales, Marcel Girard et Cie, 1921.
12. VACANT, MANGENOT et AMANN, Dictionnaire de théologie catholique, Letouzey, 1936 (Vacant). On peut ranger dans cette tendance, les protestants américains, fondamentalistes ou créationnistes qui jadis faisaient étudier le livre de la Genèse comme un texte scientifique jusqu’à ce que la Constitution le leur interdise. Ils poursuivent aujourd’hui encore leur action en tentant de faire exclure des programmes publics la théorie évolutionniste de Darwin. Son enseignement fut interdit dans le Tennessee de 1925 à 1990. En septembre 1999, le Conseil pour l’éducation du Kansas décidait d’éliminer toute référence à la théorie de Darwin, des programmes d’examen des écoles publiques (cf. Dieu ou le gorille, il faut choisir, in Dimanche, 3-10-1999).
13. In Y a-t-il une éthique sociale chrétienne ? Seuil, 1969, pp. 98-124.
14. Op. cit., p. 111.
15. Dt 20, 10-19, par exemple. Les puritains qui quittent l’Angleterre au XVIIe siècle pour l’Amérique s’identifient aux Hébreux fuyant l’Égypte vers la terre promise. Comme les Hébreux, ils devront combattre les peuplades qui occupent leur nouvelle patrie. Il en fut de même lors de l’installation des Boers en Afrique australe.
16. « L’Évangile, écrit Paul VI, n’est pas dépassé parce qu’il a été annoncé, écrit, vécu dans un contexte socio-culturel différent. Son inspiration, enrichie par l’expérience vivante de la tradition chrétienne au long des siècles, reste toujours neuve pour la conversion des hommes et le progrès de la vie en société, sans que pour autant, on en vienne à l’utiliser au profit d’options temporelles particulières, en oubliant son message universel et éternel » (Octogesima adveniens, 3).
17. Etienne Cabet (1788-1856) cité par COMBY Louis, Le socialisme des origines au Front populaire, in Les dossiers de l’histoire, oct. nov. déc. 1975, p. 29.
18. In L’Atelier, Organe des intérêts moraux et matériels des ouvriers, (1840-1850)( de tendance chrétienne), cité par Louis Comby, op. cit., id.
19. Cité in Dimanche, 14-11-1999.
20. Libertatis nuntius, op. cit., chap. VI-X.
21. Paul peut donner cette impression car il prêche le respect de l’ordre établi, la soumission aux autorités, l’obéissance de l’esclave, de la femme. Mais, comme l’a montré A. Manaranche (op. cit., pp. 121-122), Paul refuse en fait tout conditionnement et manifeste « un goût farouche pour la liberté », liberté qui est intérieure. Ainsi, « par le Christ, Paul pulvérise du dedans toutes les contraintes dans lesquelles il se trouve ». Cette liberté intérieure doit évidemment porter des fruits à l’extérieur comme on le voit dans l’épître à Philémon où Paul plaide pour l’esclave Onésime. Celui-ci avait quitté son maître en emportant sans doute des objets de valeur. Converti par Paul, Onésime était disposé à reprendre du service auprès de son ancien maître auquel l’apôtre écrit : « Sans doute n’a-t-il été temporairement séparé de toi que pour t’être rendu à jamais, mais non plus comme un esclave, bien mieux qu’un esclave, comme un frère très cher, surtout à moi, mais bien plus encore à toi, selon les liens du monde comme selon le Seigneur. Si donc tu me tiens pour ton ami, accueille-le comme si c’était moi-même. S’il t’a fait quelque tort, s’il te doit quelque chose, porte-le-moi en compte. (…) Je suis persuadé que tu feras même plus que je ne te demande » (15-21). Dans 1 Co 11, 17-34, Paul « souligne avec force le lien qui existe entre la participation au sacrement de l’amour et le partage avec le frère qui est dans le besoin » (Instruction Libertatis nuntius, 1984, (IV, 11)
22. Cf, par exemple, l’édition critique pubiée chez Droz en 1967.
23. Il n’est pas pensable que le « sexe qui est né pour obéir » exerce le pouvoir (Livre second, onzième proposition) !
24. CONGAR Y., L’Église catholique devant la question raciale, UNESCO, 1953, p. 31.
25. « Tous les travaux scientifiques, écrit-il, montrent avec évidence que leur constitution est parfaitement simiesque » (cf Juan Comas, Les mythes raciaux, in Le racisme devant la science, Unesco, 1960, p. 28). Dans le même ouvrage collectif, sous la plume de Kenneth Little (Race et société, op. cit., p. 71), on peut lire que les campagnes sud-africaines furent colonisées par des « hommes qui possédaient en commun un code éthique et une idéologie profondément enracinés dans la tradition calviniste de l’Europe du XVIIe siècle. la doctrine de la prédestination et l’idée de la damnation éternelle et du salut réservé aux élus constituaient des éléments de leur patrimoine auxquels ils tenaient particulièrement. Le pionnier-cultivateur en vint ainsi à considérer que son appartenance religieuse constituait un privilège exclusif qui le plaçait à une distance infinie du reste de l’humanité et lui donnait le droit de dominer ceux qui na faisaient pas partie de son groupe, à savoir les Bantous païens contre lesquels il luttait et les Bushmen primitifs qu’il traquait comme des bêtes nuisibles. »
26. Rappelons que l’analyse de Lugan s’appuie sur la situation du christianisme au début du XXe siècle. Comme nous le verrons, en étudiant l’aspect œcuménique de la doctrine sociale, la position protestante est, aujourd’hui, bien plus nuancée et prometteuse de féconds rapprochements et collaborations.
27. Je pense notamment à ces catholiques trop nombreux qui se montrèrent hostiles à Léon XIII et à son enseignement.
28. Op. cit., p. 18.
29. Trois réformateurs, Plon-Nourrit, 1925.
30. Op. cit., p. 204.
31. Id., p. 193.
32. Id., p.206-207.
33. Id., p. 209.
34. Le christianisme et les philosophes, Les temps modernes, Aubier, 1941, pp. 217-224.
35. Instruction sur Quelques aspects de la théologie de la libération (Libertatis nuntius) (LN), 1984. Cette instruction fut suivie en 1986 de la publication d’une autre instruction : Libertatis conscientia (LC) Tur La liberté chrétienne et la libération où la DSE est présentée comme la véritable théologie de la libération.
36. A cet endroit de la Bible, comme à d’autres, l’appel à l’humilité, à se contenter de ce qu’on a, à la patience vis-à-vis des méchants et des injustes semble inviter à accepter l’ordre établi, les hiérarchies traditionnelles et, par là, impliquer de nouveau un certain conservatisme. C’est une telle lecture étroite qui a inspiré la réplique violente mais compréhensible de Marx: « Les principes sociaux du christianisme prêchent la lâcheté, le mépris de soi, l’avilissement de la servilité, l’humilité, bref toutes les qualités de la canaille » (in Sur la religion, Ed. sociales, 1960, pp. 82-83, cité par Manaranche, op. cit.)
37. Lc 6, 20-23 ; Mt 5, 1-11.
38. 1868-1951.
39. ALAIN, Christianisme et socialisme, in Propos, La Pléiade, Gallimard, 1956, pp. 330-331.
40. JEAN-PAUL II, Audience générale, 18 août 1999, DC n°2211, 3 octobre 1999, p. 834. Le Saint-Père cite également l’exhortation apostolique Reconciliatio et paenitentia (n° 16): « Quand elle parle de situations de péché ou quand elle dénonce comme péchés sociaux certaines situations ou certains comportements collectifs der groupes sociaux plus ou moins étendus, l’Église sait et proclame que ces cas de péché social sont le fruit et l’accumulation de nombreux péchés personnels. » Je laisse pour le moment de côté le très grave problème créé par l’interdépendance des systèmes sociaux, économiques et politiques qui multiplie les « structures de péché ». Nous l’aborderons dans le chapitre sur le développement des peuples et dans celui consacré à l’action.
41. Id.
42. Dans la troisième partie : La vie dans le Christ.
43. Tout cela sera développé plus loin. Cf. ANTONCICH Ricardo et MUNARRIZ José Miguel, La doctrine sociale de l’Église, Cerf, 1992, pp. 25-44: le droit de propriété est reconnu ( Ex 20, 15-17 ; Dt 5, 19-21 ; Jr 17, 11) mais il n’est pas absolu car si la propriété est signe des bénédictions de Dieu (Jb 42, 10s ; Gn 13, 2 ; 24, 35 ; 30, 43 ; Dt 8, 7-19), elle doit par là être accessible à tous surtout aux faibles (Dt 27, 19 ; Ex 2, 20 ; Is 1, 23 ; 3, 14 ; Ez 16, 49 ; 22, 29 ; 45, 9 ; Os 12, 8 ; Am 2, 6 ; 4, 1 ; Mi 2, 1 ; 3, 1). Ce droit est aussi limité par l’année sabbatique (Ex 23, 10 ; Lv 25, 3-7 ; Dt 15, 1), l’année jubilaire (Lv 25, 10) et l’obligation d’aider la parenté pauvre (Lv 25, 25s).
44. Antoncich et Munàrriz, op. cit., p. 30. Par exemple : Is 1, 11-17 ; 58, 3-11.
45. Sur cette question, on peut lire les intéressantes mises au point de Marcel Clément, in Le Christ et la révolution, L’Escalade, 1972, en particulier pp. 19-36.
46. Cf. LEFEVRE Luc J., La Cité nouvelle du Christ, Ed. du Cèdre, 1969.