Claude Callens
2000-2020
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Claude Callens
2000-2020
Ce travail n’est impressionnant que par son volume. En effet, pour le mener à bien il aurait fallu quelque génie ou, plus pratiquement, une équipe de spécialistes, théologiens, philosophes, moralistes, historiens, économistes, sociologues, politologues, polémologues, tous, en plus, versés en doctrine sociale chrétienne et en collaboration étroite et durable. ! Autant dire, dans ces conditions, que le projet était irréalisable.
Je m’y suis attelé pendant vingt ans sans avoir strictement aucune des compétences requises. Tout au plus voulais-je, au départ, mettre au propre, en deux cents pages, les préparations des cours de morale sociale que j’ai donnés durant près de cinquante ans, au hasard des demandes. Tout d’abord, par exemple, à partir de 1978 dans les Centres étudiants de formation et d’action culturelle et sociale à Namur, Bruxelles, Louvain-la-Neuve, Mons et Liège ; puis plus systématiquement de 1995 à 2019 aux Séminaire et Studium Notre-Dame à Namur ; de 1993 à 2005, à l’Ecole de la Foi de Namur et, de 2006 à 2019, à l’Institut supérieur de théologie du diocèse de Tournai.
Au fil des découvertes et des interrogations, les 200 pages prévues sont devenues 2.200…
Il ne s’agit certes pas d’une présentation exhaustive de l’enseignement social chrétien qui prétendrait faire concurrence au Compendium de la doctrine sociale de l’Église[1] qui, depuis 2005, est « un instrument très adapté » dont le pape Francois « recommande vivement l’utilisation et l’étude »[2]. Mon travail se veut beaucoup plus simplement une défense et illustration de quelques thèmes fondamentaux de cette doctrine sociale. Défense et illustration appuyées presque exclusivement sur des lectures en langue française qui ne sont pas nécessairement empruntées aux plus grands spécialistes reconnus…. Une défense et illustration qui fait aussi la part belle aux textes de base qu’il était bon que les étudiants découvrent.
Non seulement, le résultat est à revoir et à corriger en raison de l’incompétence de l’auteur mais il restera toujours, par nature, incomplet. Bien d’autres thèmes pourraient être abordés mais, plus fondamentalement, comme l’écrivait un grand connaisseur de la doctrine sociale de l’Église en se référant lui-même à deux autres spécialistes, la doctrine sociale de l’Église « est beaucoup moins déterminée et figée que nous ne sommes parfois tentés de le croire […]. Elle consiste en un « projet social » dont papes et docteurs s’efforcent, pour faire face aux exigences de l’époque, de déterminer toujours plus exactement les lignes directrices, au moyen d’une « méthode d’analyse » inspirée par la foi et basée sur une anthropologie religieuse, en vue d’« éveiller les hommes à une prise de conscience personnelle et réfléchie de la signification de leur foi pour la vie économique et sociale » […]. Il ne faut point s’étonner que l’expression de cette doctrine, à une date donnée et sur un point limité, puisse présenter quelque imprécision. »[3] Il faudra donc veiller à l’actualiser sans cesse pour incarner opportunément les principes fondamentaux sur lesquels elle doit se construire.
Il faudra aussi revoir certaines dates et fonctions de quelques auteurs car le temps a passé. De plus, le lecteur s’efforcera, je l’espère, de pardonner quelques répétitions… Mais elles ne choqueront peut-être que ceux qui auraient la folie de lire l’ensemble.
Appel est donc lancé à toutes les bonnes volontés pour améliorer cet essai, ne serait-ce que pour signaler coquilles, distractions, fautes diverses. Le manuscrit, en effet, vu sa masse, n’a pas trouvé de correcteur. Le lecteur occasionnel et bienveillant est invité à « cliquer » sur la rubrique « rapporter un problème » en haut et à droite de la page et suivre les instructions. Merci à lui, d’avance !
Claude Callens
29 juin 2020, fête des saints Pierre et Paul
P.S. Un grand merci à Bruno, l’informaticien surdoué et patient qui a réalisé ce site.
Nous aurons à peine accompli tout ce qui dépend de nous, que Dieu prendra ce petit travail qui n’est rien, l’unira à sa grandeur et lui donnera tant de prix qu’il en sera lui-même la récompense.
Devant les formes graves d’injustice sociale et économique ou de corruption politique dont sont victimes des peuples et des nations entiers, s’élève la réaction indignée de très nombreuses personnes bafouées et humiliées dans leurs droits humains fondamentaux et se répand toujours plus vivement la conviction de la nécessité d’un renouveau radical personnel et social propre à assurer la justice, la solidarité, l’honnêteté et la transparence.
La « nouvelle évangélisation », dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église, apte, aujourd’hui comme sous Léon XIII, à indiquer le bon chemin pour répondre aux grands défis du temps présent, dans un contexte de discrédit croissant des idéologies. Comme à cette époque, il faut répéter qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient.
La vie politique est aujourd’hui discréditée en bien des pays. Elle semble osciller entre la dictature et l’anarchie en passant, le plus souvent, par un subtil mélange des deux. Dans les « démocraties occidentales » qui sont présentées comme des modèles ou du moins comme des images du mieux possible à défaut de perfection improbable, bien des déséquilibres, des incohérences et des scandales disloquent le tissu social et déroutent ou découragent les citoyens. L’économisme semble maître de tout quand ce n’est pas purement et simplement le goût du lucre, des pratiques maffieuses se sont généralisées, la politisation de la vie décourage bien des initiatives, la société se brise en contrastes profonds et graves comme le monde d’ailleurs soumis à l’égoïsme de puissants lobbies. Dans ce contexte désenchanté, la culture enfin paraît désespérément chercher sa voie à moins qu’elle n’exalte déjà le désespoir ou le cynisme.
Le monde profane est à la recherche de son sens et d’hommes désintéressés et intègres qui auraient à cœur de servir dans une perspective qui garantirait à chacun le respect de sa dignité, le juste exercice de sa liberté et la possibilité de réaliser, avec le moins d’entraves possible, toutes les exigences de sa vocation naturelle et spirituelle. Il faudrait en somme retrouver la juste efficacité du service politique en même temps que sa relativité puisque, par définition, la cité idéale est irréalisable et que, de toute façon, pour le croyant, « aucune réalisation temporelle ne s’identifie avec le Royaume de Dieu »[1].
Si l’on se place à un point de vue plus vaste et que l’on considère le monde dans son ensemble, on ne peut être que violemment frappé, cette fois, par la gravité des problèmes qui se posent dans la gestion et même pour la survie de la planète et de l’humanité. Là aussi et plus qu’ailleurs, face aux injustices et aux dysfonctionnements, on attend d’urgence des solutions qui reposent enfin sur une vision correcte et complète de la valeur de chaque être là où il se trouve. On ne peut plus vivre de courts termes, de courtes vues, de pragmatisme quotidien. Il semble plus que temps d’apprendre à construire chaque société et finalement le monde en fonction de l’homme tel qu’il est dans l’intégralité de son être et non plus d’abord en fonction d’une image d’homme mutilée, de plans peut-être cohérents mais irréels, comme on ne peut plus vivre dans la seule perspective de la rentabilité prioritaire ou de la durée d’une carrière.
L’Église catholique propose à tous les hommes une vision de la société qui repose sur la réalité humaine dans toute sa complexité et qui ne pense les structures indispensables, les organisations nécessaires et les plans vitaux qu’en fonction du bonheur de l’homme matériel et spirituel. Dans sa « doctrine sociale »[2] (en abrégé DSE), l’Église, avec assurance et sans complexe, peut se permettre ce discours parce qu’elle est, réellement et quoi qu’on pense, « experte en humanité »[3], ainsi que nous le verrons.
Fondée sur l’homme dans sa vérité intégrale, dans ses caractères permanents et universels, la doctrine sociale de l’Église est d’une éternelle actualité. Toutefois, l’époque contemporaine, marquée profondément et gravement par le matérialisme, l’athéisme ou le fondamentalisme religieux, en rend l’application toujours plus urgente et cruciale pour l’humanisation, voire la sauvegarde d’un monde qui l’a trop souvent ignorée ou méprisée en maints endroits et à maintes époques. Or, aujourd’hui, sous la pression des faits (misère matérielle du tiers-monde et du quart-monde, misère morale et spirituelle des nantis, guerres et génocides, totalitarismes sournois ou violents, injustices sociales et économiques, corruptions, prévarications et trafics, etc.) de plus en plus de personnes, parfois fort éloignées du christianisme, reconnaissent les vertus de certaines valeurs essentielles de l’enseignement social catholique ou redécouvrent, sans toujours s’en rendre compte, des principes que l’Église n’a jamais cessé de proclamer, en particulier depuis le XIXe siècle. Ainsi en est-il de la protection de l’environnement, de la distinction des pouvoirs temporel et spirituel, de la décentralisation et du rétablissement des corps intermédiaires, de la religion comme lien social, de l’indépendance des syndicats, du respect de la vie, de la femme, des tâches maternelles et familiales, du rôle du père, ou encore de la liberté d’enseignement. Il n’est pas rare de retrouver ces valeurs chez des hommes de pensée ou d’action qui ne se réclament ni de l’Église catholique ni même d’une foi quelconque.
La DSE est donc destinée, comme tout le message chrétien d’ailleurs, à tous les hommes de bonne volonté quels qu’ils soient. Elle ne réclame pas nécessairement, au point de départ, du moins, la foi de son interlocuteur. Les grands principes évangéliques dont elle s’inspire, ont de quoi séduire par leur sens profond de l’humanité. De plus, dans son développement interne et historique, la DSE a fait appel aussi aux sciences humaines, à la philosophie et à l’expérience. Elle peut donc se présenter au jugement de la raison et interpeller ainsi tout homme, quelles que soient ses opinions ou croyances.
Toutefois, quelques principes fondamentaux de l’enseignement social ne peuvent bien se comprendre qu’à la lumière de certaines données de foi que l’incroyant ou le non-chrétien pourront admettre au titre d’idées « éclairantes » ou d’hypothèses qu’ils jugent si les prémisses douteuses à leurs yeux ne conduisent pas finalement à une conception de l’homme et de sa vie sociale qui répond mieux à leur souci de dignité, d’harmonie et de paix. Arrivés à ce point, ils se rendront compte que la mise en application de la DSE réclame une conversion, au moins morale, de chacun de nous. Puisque l’homme est sa « route privilégiée »[4], l’Église ne compte pas d’abord sur une modifications des structures pour changer l’homme ensuite. En effet, cette voie est non seulement contraire à son architecture mais elle introduit, presque immanquablement, l’arbitraire dans la gestion politique. À l’inverse, la DSE invite l’homme à changer pour qu’il puisse changer la société à sa mesure. S’il faut que la société s’adapte à la nature profonde de l’homme, encore faut-il que cette nature tende à être réalisée avec le maximum de plénitude possible, au préalable ou en même temps. La féconde nécessité de cette perspective n’a pas échappé, par exemple, au philosophe rationaliste que fut Alain même si sa vision est un peu caricaturale. Examinant ce qui sépare le socialisme du christianisme, il écrit[5]: « L’esprit socialiste cherche toujours à modifier l’ordre humain en le prenant par le bas ou par le dessous. Par exemple, n’attendons point que l’ouvrier ait le goût de l’étude pour lui donner des loisirs ; n’attendons point que l’instruction et la culture de tous réalisent un ordre politique meilleur ; mais faisons agir les intérêts : changeons d’après cela l’ordre politique ; l’instruction et la culture de tous en résulteront. Il faut d’abord modifier les conditions de travail qui portent tout le reste(…). L’idée chrétienne lui est tout à fait contraire. L’organisation politique est, selon le chrétien, toujours médiocre, souvent mauvaise, parce que l’esprit en chacun marche tête en bas. Il faut premièrement redresser l’individu, afin qu’il juge bas ce qui est bas, et vénérable ce qui est vénérable(…). Tel est le mouvement évangélique, au regard de quoi tout socialisme est un pharisaïsme sauvé. » Même si, comme nous le verrons au dernier chapitre, les transformations des structures et des personnes doivent aller de pair, il est évidemment hasardeux d’imposer la meilleure loi du monde à des citoyens qui n’en veulent pas, ne peuvent la comprendre ou sont incapables de la vivre. Il est toujours nécessaire d’éduquer et de s’éduquer.
L’application de la DSE demande donc honnêteté et courage. Elle réclame, en fait, une longue patience. Une patience qui, dans sa douceur et sa persévérance, ne peut être sous-tendue que par l’amour et, en définitive, par la foi. En effet, l’ampleur de la tâche, les résistances de l’égoïsme et la force du péché useront les meilleures dispositions et terniront tous les rêves si l’on ne demande les forces surnaturelles qui seules inscriront, dans la durée et l’efficacité, les velléités généreuses qui ne manqueront jamais de fleurir dans la découverte de cet enseignement social si attirant par ailleurs.
La raison séduite ne portera tous ses fruits qu’à travers la prière et les sacrements et avec la grâce de Dieu. Prétendre le contraire serait malhonnête et dangereux. Ceci dit et parce que nous devons être très attachés à l’idée que le message chrétien est destiné à tout homme de bonne volonté et qu’il peut réellement le satisfaire, ne craignons pas de nous adresser aux incroyants et aux non-chrétiens[6]. Nous voulons montrer la cohérence de la DSE et son sens profond de l’homme. Non seulement, tout homme, quelle que soit sa conviction, est préoccupé par l’amélioration du monde et est indispensable à sa construction mais, de plus, en constatant la pertinence et comme la « délicatesse » de cette doctrine, chacun percevra peut-être, à travers le sens que prend la société, le sens même de l’homme.
Écrit pour les femmes et les hommes du XXIe siècle, cet essai se veut plus pratique que savant. Bien sûr, il se doit de reprendre principes et normes fondamentaux « qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église et, à ce titre, engagent l’autorité de son magistère »[7]. Ces éléments sous-tendent la DSE, l’expliquent et la justifient mais ils doivent s’inscrire dans l’actualité, inspirer la transformation du monde d’aujourd’hui dont certains problèmes ne sont, d’ailleurs, que des problèmes éternels. C’est pourquoi l’enseignement de Jean-Paul II et de ses commentateurs sera privilégié sans qu’on néglige pour autant l’enseignement des prédécesseurs. Le message actuel de l’Église n’abolit pas les discours précédents qui se réfèrent aux mêmes fondements, il les suppose et y renvoie continuellement. Les réalités mouvantes du monde et certaines urgences expliquent les insistances particulières ou de relatives nouveautés mais elles s’inscrivent toujours dans la continuité de la Tradition qui s’enracine dans des principes intangibles inscrits dans la nature même de l’homme et au cœur de l’espérance chrétienne.
En vertu de l’évolution constante du monde, ce travail devra être régulièrement revu, élagué ou augmenté. L’Église n’a pas cessé d’écrire sa doctrine sociale et elle ne cessera de le faire qu’à la fin des temps. Cet enseignement, s’il est permis de s’exprimer ainsi, est définitivement provisoire. Non que l’Église puisse brûler ce qu’elle a adoré ou vice versa, mais, dans la mesure où l’histoire des hommes est fluctuante, toujours riche d’orientations nouvelles et à la merci d’une divine surprise de l’Esprit Saint comme d’une perversion nouvelle, l’Église doit veiller continuellement à répondre, éclairée par ses principes fondateurs, aux sollicitations nouvelles du monde[8]. La réalité sociale à laquelle Centesimus annus s’intéresse est différente, à certains égards, de celle qui poussait Léon XIII à écrire Rerum novarum. Et demain, des événements amèneront un autre pape à publier une nouvelle encyclique sur les questions du jour.
Le lecteur comprendra, nous l’espérons, qu’il n’est ni possible ni utile de réfléchir ici à tous les problèmes de l’heure d’autant plus que certains sont très régulièrement abordés dans des études très diverses. Ainsi ne trouvera-t-on pas grand chose ici sur la vie conjugale ou les questions « bio-éthiques ». Ces sujets sont capitaux mais comme ils sont remarquablement traités dans de nombreux ouvrages. Je ne me risquerai pas à répéter avec maladresse ce que d’excellents auteurs ont publié.
J’ai choisi des questions d’actualité, certes, mais sur lesquelles, en général, on ne connaît pas bien la position de l’Église, à moins qu’on ne l’ignore tout à fait : écologie, démographie, guerre, démocratie, culture, etc., sont des thèmes incontestablement moins fréquents dans les vulgarisations. Or il y a, sur ces matières, des idées riches et salvatrices peut-être.
Ajoutons encore que tel ou tel aspect de la pensée de l’Église pourra être développé ultérieurement à travers une monographie, par exemple. Ainsi en sera-t-il, si Dieu le veut, de la représentation du corps et de la sexualité dans l’image contemporaine. Problème que Jean-Paul II a étudié et sur lequel il a développé, dans l’ignorance presque générale, des considérations extrêmement fécondes et pour l’art et pour la moralité.
Contrairement à ce que j’ai fait précédemment[9], je ne m’en tiendrai pas seulement à l’exposé de la doctrine de l’Église mais je tenterai de l’expliquer ou de la conforter en empruntant à l’histoire ou à l’actualité des témoignages susceptibles de la rendre crédibles aux yeux de ceux qui, avec raison, sans doute, ne peuvent s’en tenir au pur et simple principe d’autorité. Le temps du « Roma locuta est »[10] est passé !
Parler de la doctrine sociale de l’Église, n’est-ce pas parler d’une morale ? Voilà un mot qui résonne désagréablement à nos oreilles aujourd’hui ! Ne vaudrait-iol pas mieux parler d’une éthique ? Éthique est un mot très en vogue, qui ne rebute pas nos contemporains.
Toute communauté, vit suivant des règles, depuis la famille jusqu’à la communauté européenne, voire la communauté des nations unies en passant par l’école, la commune, l’association sportive, le syndicat, la région et tous les autres rassemblements humains petits ou grands.
Ces règles sont le plus souvent écrites mais elles peuvent ne pas l’être. Il est rare que dans une famille, par exemple, on affiche un règlement de conduite. Si on le fait parfois, c’est, par exemple, pour une répartition équitable entre les enfants de certaines tâches bien particulières comme mettre la table, faire la vaisselle, etc. Dans une famille, ce sont plutôt des habitudes, des coutumes qui, par la proximité des membres, les ajustent plus ou moins bien les uns aux autres.
Donc, toute société, petite ou grande, et surtout si les personnes viennent d’horizons culturels très divers, a besoin pour se constituer et perdurer d’établir un code, de définir des recommandations, des préceptes, des statuts, des lois. Cet ensemble de règles ne constitue pas encore ce qu’on appelle une éthique mais son substrat
Éthique est un mot d’origine grecque formé sur ethos (ήθος) qui désigne le séjour habituel, la demeure, le caractère habituel, la coutume, l’usage, la manière d’être, le caractère, les mœurs. À l’origine, chez Aristote, ethicon n’est autre que la morale, c’est-à-dire, expliquent les dictionnaires, cette partie de la philosophie qui rassemble les principes qui sont à la base de la conduite de quelqu’un (Larousse), les valeurs qui orientent et motivent nos actions. Plus savamment, l’éthique est « la science ayant pour objet le jugement d’appréciation en tant qu’il s’applique à la distinction du bien et du mal ».[11]
Simplement, on peut dire, dans un premier temps, qu’éthique et morale désignent la même réalité. Éthique étant d’origine grecque et morale d’origine latine (mores : les mœurs).
Au fil du temps, les choses se sont compliquées. Beaucoup d’auteurs donnant des sens différents à ces mots. Ce n’est pas le lieu ici d’évoquer toutes les définitions diverses qui ont été données. Chaque auteur ayant sa conception. Certains disent que la morale donne les fondements tandis que l’éthique applique la morale à des domaines particuliers ; dans ce sens, l’éthique économique ou l’éthique politique se réfèrent aux mêmes principes fondamentaux. D’autres disent que la morale est la norme qui impose un devoir, ce que je dois faire ou ne pas faire tandis que l’éthique est un appel à l’action, donne une orientation. D’autres encore diront que l’éthique est la science de la morale. Bref, nous sommes devant un foisonnement de sens.
Ce qui est sûr et clair c’est qu’aujourd’hui, l’évocation de la morale renvoie à une époque lointaine, à une attitude obsolète et intolérable, celle de vouloir faire la morale aux uns ou aux autres.
Pour bien comprendre cette attitude largement répandue, il faut se rendre compte que durant la seconde moitié du XXe siècle s’est produite en Europe occidentale une véritable révolution culturelle. Une révolution culturelle qui n’a pas connu, comme en Chine, des exécutions sommaires et des camps de travail mais, malgré sa douceur, cette révolution fut très profonde. Pour l’identifier, voyons comment elle s’est passée dans l’école.
L’enfant qui entre à l’école primaire au lendemain de la seconde guerre mondiale se trouve d’emblée confronté à des exigences d’ordre moral qui s’expriment, par exemple, dans les « bulletins » qui vont sanctionner son parcours et qui sont conçus conformément à la loi.[12]
On y lit, en introduction : « Ce « Livret de notes » a été médité spécialement à votre intention. Les conseils et les pensées qu’il contient vous apprendront comment vous devez faire pour vous perfectionner chaque jour, comment vous devez remplir vos devoirs envers vos parents, vos professeurs et vos condisciples.
Si vous les comprenez bien et si vous les mettez en pratique dans votre vie journalière, incontestablement vous grandirez en sagesse et en force.
Continuez vos efforts pour faire le bien et avoir le mal en horreur. Vous répondrez ainsi à ce que désirent vos parents, à ce que souhaitent vos professeurs.
Mais ne l’oubliez pas, tout dépend de vous. »
Cet avertissement insiste donc sur les devoirs de l’élève et considère que le bien à faire et le mal à éviter sont connus. Suit un Extrait de la législation scolaire qui insiste sur la propreté, la bonne tenue, l’obéissance, le respect. Chaque page réservée aux cotes du mois est précédée d’une injonction appelant l’élève à aimer l’école, son maître, ses camarades, stimulant l’assiduité, l’attention, l’étude, le soin des cahiers et des livres, la lecture de bons livres. À la fin, une série d’Aphorismes recommandent le calme, la politesse, la décence, la tempérance, l’épargne, la sobriété, l’hygiène et invitent à bannir le vol, le mensonge, à fuir les mauvaises fréquentations. Bref, tout le travail scolaire est ainsi encadré par des considérations morales qui, notons-le, ne sont pas justifiées, semblent aller de soi, partagées par les parents et les enseignants.
Une fois le cursus primaire terminé, l’élève va retrouver le même esprit à l’école secondaire. En témoigne, par exemple, la devise de l’Athénée de Namur : Fais ce que dois, advienne que pourra. Et le chant de l’école souligne : « Fidèles au devoir, forgeons notre savoir ! ». Plus tard, à l’université, le jeune qui se destine à l’enseignement apprend que « tout professeur est d’abord un professeur de morale… ».[13]
De la maison à l’université donc, l’étudiant est, à cette époque, confronté à la même morale bien établie, une morale du devoir, mais une morale qui semble aller de soi, rarement justifiée. Il y a un bien et un mal qui s’imposent. Cette expérience n’a rien d’exceptionnel, on peut, loin de chez nous, mais à la même époque, en trouver une confirmation.
Albert Camus (1913-1960), dans son dernier roman autobiographique[14] inachevé, témoigne du même genre d’éducation : « Personne, en vérité, n’avait jamais appris à l’enfant ce qui était bien ou ce qui était mal. Certaines choses étaient interdites et les infractions sévèrement sanctionnées. D’autres pas. Seuls ses instituteurs, lorsque le programme leur en laissait le temps, leur parlaient parfois de morale, mais là encore les interdictions étaient plus précises que les explications. »
Toute la culture de cette époque est imprégnée d’une morale, qu’on appelle hétéronomique, c’est-à-dire où la loi, la règle (nomos) vient d’un autre (heteros) que moi, des parents, des professeurs, des patrons, des ministres[15]. Et les principes de cette morale étaient certainement les mêmes à l’école catholique qui en ajoutait d’autres bien sûr à caractère religieux.
Cependant, dans les années 90, le ministère diffuse à travers les écoles de l’État une brochure intitulée Mon école comme je la veux ![16]
Ce document nous révèle que nous sommes désormais entrés dans une autre culture où, si l’on parle encore de devoirs, on insiste surtout sur les droits à exercer pour que l’école soit comme je la veux ! Même si ce titre paraît quelque peu démagogique, il reflète bien la nouvelle culture, celle de l’autonomie, de la revendication des droits, celle où c’est moi finalement qui décide de ce qui bien ou mal. Culture du désir comme en témoigne cette publicité imaginée par une banque qui énumère nos désirs d’objets plus ou moins coûteux sous le titre accrocheur « Je voudrais… ». Désirs qui, ici, peuvent être exaucés par l’argent que votre banque se fera un plaisir de vous prêter pour que vous puissiez « vivre pleinement », être heureux d’un bonheur matériel.
On peut parler d’une révolution culturelle. En effet, le contraste est saisissant si l’on confronte les insistances respectives : au lieu de la loi extérieure, j’impose mon je ; face aux devoirs se dressent mes droits ; il ne s’agit plus d’abord de connaître, d’obéir, de recevoir mais plutôt de vouloir, de réclamer et d’obtenir ; à l’autorité toute puissante et incontestée, du père, du maître, du professeur, du patron, s’oppose ma liberté.
Ceux qui ont fait un peu de philosophie constateront que la morale hétéronomique renvoie clairement à la pensée d’Emmanuel Kant (1724-1804) pour qui le véritable bien n’est pas d’être heureux mais de mériter d’être heureux. Autrement dit, le devoir doit primer sur la recherche du bonheur. Dans cet esprit, une action est morale quand non seulement elle est conforme au devoir mais encore quand elle est accomplie par devoir : « Lorsqu’il s’agit de ce qui doit être moralement bon, ce n’est pas assez qu’il y ait conformité à la loi morale ; il faut encore que ce soit pour la loi morale que la chose se fasse […]. »[17]
La culture de l’autonomie, elle, peut se donner comme représentant Jean-Paul Sartre (1905-1980) qui conteste radicalement la perspective de Kant en écrivant[18] : « …il n’est écrit nulle part que le bien existe, qu’il faut être honnête, qu’il ne faut pas mentir… L’auteur justifie sa position en expliquant que « tout est permis si Dieu n’existe pas […]. Si […] Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. »
Il s’agit certes de positions extrêmes mais elles éclairent et justifient intellectuellement l’attitude de ceux qui considèrent qu’ils sont seuls maîtres de leur destinée et seuls référents de leur conduite. Réellement, dans cette perspective, le sujet fait exactement ce qu’il veut parce qu’il le veut. Un slogan, en néerlandais dit : « Mijn wil is wet ».[19]
Avant d’aller plus loin dans notre réflexion, nous pouvons nous demander quelles sont les causes de cette mutation culturelle bien identifiée. Il y a plusieurs raisons dont le développement nous entraînerait trop loin de notre véritable sujet. Disons simplement que l’expérience des régimes totalitaires qui ont fleuri en Europe notamment dans la première moitié du XXe siècle ainsi que les mutations sociales qui sont intervenues après leur chute ont stimulé un appétit de liberté. À cela s’ajoute un engouement pour la raison scientifique qui a dévalorisé toute autre raison, philosophique ou religieuse. Ainsi, la morale chrétienne s’est trouvée mise en question. Enfin, il est sûr que la volonté d’autonomie a été et est encore une réaction contre le moralisme qu’il soit d’ailleurs laïc ou chrétien. L’avènement du sujet comme source de valeur fonde l’individualisme (moi d’abord !) et le relativisme (rien n’est vrai ou faux, bon ou mauvais en soi !) qui peuvent déboucher sur l’agressivité et la violence.[20]
Albert Camus écrivait[21] déjà au lendemain de la seconde guerre mondiale : « Rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. »
Mais ne nous attardons pas aux causes multiples de cette révolution. Évaluons plutôt ses enjeux.
Une société construite par et dans une culture hétéronomique est incontestablement une société cohérente et ordonnée mais, en même temps, une société où les personnalités risquent d’être étouffées, où règnent le conformisme, l’incompréhension, l’inquiétude et qui suscite finalement la révolte.
Une société qui vit, comme la nôtre, dans une culture de l’autonomie, reconnaît certes la liberté personnelle mais la morale au sens classique du terme est dissoute dans les volontés particulières. La cohésion sociale est ébranlée par l’individualisme et elle est aussi, comme la précédente, traversée par l’inquiétude, le conformisme et peut déboucher sur la révolte quand le « moi » n’est pas écouté. La dissolution morale et sociale peut, en partie expliquer le succès de certains mouvements populistes mais aussi de l’Islam y compris dans sa forme la plus radicale, réactions suscitées par la nostalgie d’un ordre.
Le problème qui se pose à nous est le suivant : si chacun décide de ce qui est bien ou mal, comment faire vivre ensemble harmonieusement des hommes qui vivent selon des principes différents ? Quel ciment social peut-on espérer ? C’est la question que se pose Guy Haarscher, philosophe, professeur à l’ULB. Comme les hommes ne font plus confiance ni à Dieu ni à la Raison (Kant), le risque est grand de sombrer dans l’anarchie ou la dictature. Il écrit[22] : « Il n’est pas irrationnel que quelqu’un se soucie à tel point de son pur intérêt personnel qu’il accepte sans sourciller l’annihilation d’une communauté entière… »
Un autre philosophe contemporain[23] confirme que dans notre société très libérale, « toutes les valeurs qui paraissaient encore évidentes ou sacrées aux yeux des générations précédentes » ont été noyées, selon l’expression bien connue de Marx et Engels, « dans les eaux glacées du calcul égoïste »[24] Il écrit : « Dans ces conditions, il ne peut donc plus exister la moindre base légitime - c’est-à-dire qu’on ne puisse aussitôt diaboliser comme « conservatrice », « réactionnaire » ou « phobique » - pour endiguer le déferlement continu des nouvelles revendications « sociétales » et de menaces de recours aux tribunaux correspondantes. Au nom de quoi, en effet, irait-on par exemple pénaliser la pédophilie, dès lors que les partenaires sexuels sont supposés consentants […][25] ? Ou bien refuser aux enfants le droit de voter dès l’âge de neuf ans, ou celui de choisir de nouveaux parents à partir de leur douzième année […] ? Ou encore le droit pour un individu de sexe masculin d’exiger de la collectivité qu’elle reconnaisse officiellement qu’il est réellement une femme, pour une Américaine blanche qu’elle est réellement une Noire […] ou pour une anorexique qu’elle est réellement obèse ? »[26]
Reste-t-il tout de même des limites ? Des valeurs communes ? Oui, des valeurs floues ou mal fondées comme la tolérance, mais peut-on tout tolérer ? Les valeurs encore plus ou moins partagées sont surtout des valeurs négatives : on est contre l’extrême-droite, contre le conservatisme, contre le fondamentalisme, contre le capitalisme libéral mais sans qu’on définisse précisément ces notions ; on est contre la pédophilie mais, en 1996, lors de l’éclatement de l’affaire Dutroux, face à l’émotion populaire, un homme politique mettait en garde la population : « qu’on ne vienne pas nous parler de morale ! » Et on a oublié que dans les années 50-80, dans l’efflorescence de la culture de l’autonomie, films et romans vantaient pédophilie et inceste qui ont toujours aujourd’hui leurs partisans avérés. Ne m’a-t-on pas appris à faire ce que je veux ?
Vous me direz : nous avons des lois ! Certes, mais elles sont fluctuantes en démocratie, livrées au décompte des volontés individuelles[27], et ne consacrent-elles pas, quand on y regarde de près, des biens particuliers ?
Restent les droits de l’homme, objecterez-vous. Des droits présentés, dans le Préambule de la Déclaration universelle de 1948, comme universels indivisibles, fondamentaux et inaliénables. Voilà donc, apparemment, de bonnes balises, de solides garde-fous. Le problème est qu’aujourd’hui ils sont de plus en plus contestés ou en conflit avec l’obsession démocratique. Nous y reviendrons.
Il faut aussi se rendre compte que, face à moi, à la limite, face à mes désirs érigés en droits, l’autre devient un ennemi, une entrave à ma liberté. Le mal, dans le fond, vient de l’autre, du patron, du professeur, du gouvernement. Ainsi, face à la pauvreté dans le Tiers-Monde, certains riches diront qu’elle est due aux pauvres eux-mêmes, certains pauvres qu’elle est due aux riches. Personne ne se met en question !
Comme l’écrit Alain Finkielkraut[28] : « …aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements. »
Bref, dans cette déroute de la morale pulvérisée par l’avènement du moi, la notion d’éthique, elle, semble se maintenir mais comment ? Nous allons le voir mais auparavant, prenons acte de ce diagnostic porté par le célèbre sociologue Edgar Morin[29] : « … notre siècle aboutit à la double idée qu’il n’y a de certitude ni philosophique ni scientifique. Bien entendu, il y a des tas de certitudes locales, régionales, mais nous n’avons plus de certitudes absolues sur lesquelles fonder un système de pensée qui serait une lumière sur toute chose. Il nous reste donc à créer une pensée qui se fonde justement sur l’absence de fondement. Quelque chose qui ne soit ni le scepticisme généralisé ni le vide généralisé, mais un essai d’auto-construction de la pensée avec tout ce que nous apporte l’information contemporaine.[…] L’éthique ne se fonde que sur elle-même. »
Alors que « la morale commande », ce qui nous est désormais insupportable, « l’éthique, elle, recommande », selon la définition du philosophe André Comte-Sponville[30].
Et il est indéniable que le mot éthique connaît un grand succès. Nous entendons chaque jour parler d’éthique politique, d’éthique des affaires, d’éthique de l’entreprise, d’éthique sportive, de bioéthique, d’éthique commerciale, d’éthique de l’informatique, d’éthique environnementale ou ethnoéthique, d’éthique animale, d’éthique militaire, d’éthique médicale, d’éthique financière, de roboéthique (éthique appliquée à la robotique), d’éthique du dialogue social…. Des spécialistes s’investissent dans la métaéthique qui analyse les normes éthiques. Enfin, on parle d’éthique déontologique lorsque l’éthique aboutit à la définition d’une déontologie professionnelle (déontologie des médecins, des avocats, des architectes, etc..). Ajoutons à cette liste non exhaustive apparemment les colloques, les commissions régulièrement organisés.
Prenons acte tout d’abord de cette diversité. Il y a des éthiques et non une éthique. En tout cas, ce phénomène semble au moins indiquer le besoin de règles dans divers domaines d’activité. Mais il ne peut s’agir d’un retour à la morale car celle-ci ne comporte, dit-on que des valeurs négatives, des interdits, des contraintes tandis que l’éthique, elle, parlerait de valeurs positives, de liberté, de solidarité. La morale s’exprime, on l’a vu, en termes de devoirs, signe d’une culture morte, prétend-on, tandis que les éthiques indiquent des repères, font des recommandations fruits d’une culture démocratique.[31]
Désormais, les éthiques remplacent la morale. En aucun cas, elles ne prétendent dirent ce qui est bien ou mal en soi. Elles sont l’affaire de spécialistes, d’orientations philosophiques diverses, de formations diverses qui, au sein de commissions, vont élaborer, sur telle question, dans tel domaine, une éthique qui sera une expression démocratique, le fruit d’un consensus obtenu au terme de négociations et de compromis. Elles sont, par nature, mouvantes et fluctuantes puisqu’elles sont tributaires des rencontres de quelques « spécialistes » à un moment donné sur un sujet donné.
Ces éthiques ne concernent que les affaires publiques. Sur le plan personnel, chaque conscience est considérée comme autonome, cadrée seulement par les lois du moment, par des éthiques changeantes.
En tout cas, il n’y a plus de normes fixes puisqu’il n’y a plus, de bien ou de mal en soi. Tout au plus peut-on déceler, à travers la fortune actuelle du mot « éthique », l’aveu timide, discret de l’impossibilité de vivre ensemble sans quelque accord tout fragile soit-il, l’aveu voilé du danger d’une liberté totale alors que la liberté humaine est relative puisqu’elle est l’aspiration à l’illimité d’un être limité.
Ce qui est finalement en question dans cette opposition entre morale et éthique, c’est le problème de la liberté. On rejette la morale comme contraire à la liberté et on accepte des éthiques comme nécessaires à la liberté pour qu’elle ne dégénère pas en licence pure et simple.
Loi et liberté s’excluent-elles nécessairement ?
N’y aurait-il pas des règles, des lois libératrices ?
C’est ce que nous devrons examiner.
Il est nécessaire de se demander si l’Église a le droit de s’exprimer sur des questions politiques, sociales, économiques, voire culturelles, mais il faut tout d’abord constater l’existence, depuis longtemps, d’un souci pour les « problèmes » du monde qui s’est traduit, en particulier, depuis le XIXe siècle, par ce qu’on a appelé, très souvent, la doctrine sociale de l’Église.
Dès l’origine et au fil des siècles, non seulement le Magistère mais aussi les Pères de l’Église, des théologiens se sont penchés sur la société et ont développé un certain nombre d’idées, de recommandations ou d’interdictions pour orienter la vie des citoyens et la conformer le mieux possible à l’idéal évangélique. Ainsi, très tôt, trouve-t-on des textes très engagés et courageux sur la destination universelle des biens et le droit des pauvres, l’esclavage, les rapports entre l’Église et le pouvoir politique, l’usure[1]. Conciles, décrets et bulles[2] officialisent les principes. Au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin commente la Politique d’Aristote, médite sur l’exercice du pouvoir politique dans le De regno ad regem Cypri, et, dans la Somme théologique, développe un traité de la justice et des lois. De même, deux siècles plus tard, dans l’ouvrage homonyme d’Antoine de Florence, nous trouvons une vue globale de la vie économique, Eugène IV publie une bulle sur la traite des noirs, Callixte III s’attaque à l’usure. Au XVIe siècle, éclairé entre autres par la Très brève relation de la destruction des Indiens de Bartolomeo de Las Casas, le grand théologien Francisco de Vitoria, dans ses Leçons sur les Indiens et sur le droit à la guerre, jette les bases du droit international, et du droit à la liberté religieuse tout en éclairant ce que doivent être les justes rapports entre le pouvoir du pape et de l’empereur. Les problèmes étant récurrents puisque les hommes, de génération en génération, restent pécheurs, Léon X revient sur la question de l’usure. Au XVIIe siècle, Francisco Suarez (De legibus), Robert Bellarmin traiteront de questions « politiques ». Le pontificat de Benoît XIV (1740-1758) est riche en enseignements sociaux : Immensa pastorum (la question raciale), Acerbi plane (la destination universelle des biens), Vix pervenit (l’usure), Ex commissio nobis (le droit des pauvres). A la fin du siècle, Pie VI lance son fameux bref[3] Quod aliquantum sur les droits de l’homme et les rapports entre les pouvoirs spirituel et temporel (1791).
Cette courte énumération qui est très loin évidemment d’être exhaustive nous montre qu’en tous temps l’Église a prêté attention aux problèmes du monde. Mais, on ne peut, durant ces dix-huit premiers siècles, parler de doctrine sociale dans la mesure où nous avons affaire, dans tous les cas, à des interventions ou réflexions ponctuelles sur des sujets précis.
C’est au XIXe siècle qu’apparaît la doctrine sociale. d’une part, des événements considérables ont bouleversé l’Europe. Que ce soit la Révolution française ou la révolution industrielle, les sociétés subissent de profondes et douloureuses mutations. Elles ne laissent pas les chrétiens indifférents. Si Pie IX (Quanta cura et le Syllabus) part, en 1864, en guerre contre les nouvelles idéologies, d’autres s’efforcent de repenser la société et de trouver remèdes aux maux qui la déstructurent. Le P. Taparelli d’Azeglio publie un Essai théorique de droit naturel basé sur les faits et un Essai sur les principes philosophiques de l’économie politiques. En Allemagne et en Suisse, Mgr Ketteler et Mgr Mermillod, d’autres ailleurs, réagissent aux graves problèmes que connaît la société. Ils préparent la voie à Léon XIII qui, dans de nombreuses encycliques[4], va constituer la première réflexion synthétique et structurée de l’Église sur la société. Réflexion qui se poursuivra sans discontinuer à partir de cette fondation.
Depuis le pontificat fondateur de Léon XIII, les auteurs semblent hésiter sur le nom à donner à cette réflexion plus systématique de l’Église. On a ainsi accolé l’adjectif « social » à « pensée », « discours », « question », « message », « Royauté », « ordre », « catholicisme », « philosophie », « éthique », « morale », « évangile », « magistère », « enseignement », « doctrine »[5]. Dans les textes officiels, ce sont les termes « enseignement » et « doctrine » qui, progressivement, au cours du XXe siècle, se sont imposés.
Certains auteurs font la distinction entre doctrine et enseignement. Ainsi Carlo Caffara considère qu’enseignement social de l’Église désigne « l’ensemble des vérités et normes morales enseignées par le magistère de l’Église et ayant pour objet la nature et l’organisation de la société humaine » tandis que la doctrine sociale chrétienne rassemble les « indications pratiques adressées à ceux qui acceptent l’enseignement social pour les aider à transformer les diverses structures économiques, politiques, etc., de la société »[6]. Mais, dans un texte officiel, les définitions sont inversées : « « Doctrine » en effet souligne davantage l’aspect théorique du problème et « enseignement » l’aspect historique et pratique »[7] !
En fait, comme le précise immédiatement, le document utilisé, les deux termes y sont employés indistinctement car « l’un et l’autre veulent indiquer la même réalité. Leur usage alterné dans le magistère social de l’Église, aussi bien le magistère solennel qu’ordinaire, pontifical et épiscopal, indique l’équivalence réciproque ».
C’est Jean-Paul II, semble-t-il, qui a mis fin aux hésitations en employant les deux mots indifféremment, comme s’ils étaient synonymes, avec une prédilection assez nette pour l’expression, « doctrine sociale »[8].
Des commentateurs récents privilégient les mots « éthique » et « morale », en se référant, implicitement ou explicitement à l’encyclique Centesimus annus (CA)[9] : « L’Église reçoit de la Révélation divine le « sens de l’homme ». « Pour connaître l’homme, l’homme intégral, il faut connaître Dieu », disait Paul VI, et aussitôt après il citait sainte Catherine de Sienne qui exprimait sous forme de prière la même idée : « Dans ta nature, Dieu éternel, je connaîtrai ma nature »[10]. L’anthropologie chrétienne est donc en réalité un chapitre de la théologie et, pour la même raison, la doctrine sociale de l’Église, en s’occupant de l’homme, en s’intéressant à lui et à sa manière de se comporter dans le monde, « appartient (…) au domaine de la théologie et spécialement de la théologie morale »[11] ». Comme ce texte nous le suggère, en classant la doctrine sociale dans la théologie morale, nous pouvons, sans crainte et sans complexe, à l’écoute de ce que l’Église elle-même nous dit, passer d’une appellation à l’autre sans autre intention que de varier le style.
Les hésitations et les tâtonnements dans le choix d’une appellation s’expliquent, sans doute mais en partie, par le fait que d’aucuns contestent à l’Église le droit ou la capacité de développer une doctrine sociale. d’autres répugnent peut-être à utiliser une étiquette qui, à certaine époque, ou sous certaine latitude, a acquis mauvaise réputation[12]. Mais, plus profondément et pour rendre compte des difficultés que les meilleurs auteurs, les plus fidèles à l’Église, ont eues pour nommer cet aspect de son message, il faut se pencher sur la nature particulière de la matière en cause.
Comme nous le constaterons, le discours de l’Église sur la société, est à la fois, pour reprendre le distinguo établi par certains, un enseignement et une doctrine. C’est-à-dire à la fois un ensemble de vérités, de principes et des normes pratiques pour incarner ces principes dans la réalité historique toujours mouvante. Ou mieux encore pour reprendre la description du cardinal Ratzinger : des principes fondamentaux, des critères de jugement et des directives d’action[13]. « Essentiellement orienté vers l’action, écrit-il, cet enseignement se développe en fonction des circonstances changeantes de l’histoire. C’est pourquoi, avec des principes toujours valables, il comporte aussi des jugements contingents. loin de constituer un système clos, il demeure constamment ouvert aux questions nouvelles qui ne cessent de se présenter (…) »[14].
De plus, si la doctrine sociale parle des « œuvres », ces œuvres ne peuvent se passer de la foi, comme nous le verrons à plusieurs reprises. Comme l’affirme un auteur, « la doctrine sociale témoigne d’un choix radical pour l’amour qui permet, par l’amour, une transformation de l’homme. Si elle implique un changement de certaines pratiques ou structures sociales (que vaut la foi sans les œuvres ? Jc 2, 17), elle suppose, plus radicalement, un changement de l’homme. La mise en application de la doctrine sociale suppose une conversion intérieure, une metanoia radicale. Autrement dit, la doctrine sociale est intrinsèquement spirituelle. Elle parle des œuvres certes, mais aussi de la foi (que valent les œuvres sans la foi ?). De l’action sans doute, mais en même temps de la vie intérieure, de la prière, de l’amour. Pour faire bref, la doctrine sociale est une voie spirituelle (d’où, à nouveau, on sent combien il importe de nuancer le mot « doctrine » pour l’admettre ici »[15]. La conjugaison entre les œuvres et la foi, entre le temporel et le spirituel, n’exclut pas, nous verrons pourquoi, la collaboration avec les incroyants ou des personnes appartenant à d’autres religions mais elle montre qu’aucun mot ne peut rendre compte exactement de la nécessité de considérer cette « matière » comme faisant partie intégrante du message chrétien. En effet, « la doctrine sociale, aujourd’hui surtout, s’occupe de l’homme en tant qu’intégré dans le réseau complexe de relations des sociétés modernes. Les sciences humaines et la philosophie aident à bien saisir que l’homme est situé au centre de la société et à le mettre en mesure de mieux se comprendre lui même en tant qu’« être social ». Mais seule la foi lui révèle pleinement sa véritable identité, et elle est précisément le point de départ de la doctrine sociale de l’Église qui, en s’appuyant sur tout ce que lui apportent les sciences et la philosophie, se propose d’assister l’homme sur le chemin du salut »[16]. Il ressort de cette description que cette doctrine peut séduire l’intelligence et qu’elle peut être, par le fait même, un instrument de dialogue entre chrétiens, avec les non-chrétiens et les athées. Mais en même temps, sous peine de déformation et d’inefficacité, elle ne prend son sens véritable et n’acquiert sa force transformatrice que sous l’éclairage de la foi en un Dieu qui crée, aime et sauve. Comme nous le verrons au dernier chapitre, « pour que la société humaine présente avec la plus parfaite fidélité l’image du Royaume de Dieu, le secours d’en haut est absolument nécessaire »[17].
Si le mot doctrine a fait difficulté, l’adjectif « social », lui, se retrouve presque partout. Mais, quel sens lui donner ? La restriction de sens la plus forte consiste à réduire l’action sociale chrétienne aux « bonnes œuvres ». L’action sociale ne serait que ce qu’on appelle habituellement une action caritative. Certes, les pauvres - et le sens de ce mot est plus complexe qu’on ne le pense - occupent une place centrale dans le souci de l’Église. Mais la « charité » n’est pas un substitut de la justice. M. Schooyans[18] a dénoncé cette dérive qui n’est pas neuve : « Le XVIIe siècle avait déjà vu fleurir une conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonne œuvres. C’est l’époque où certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres. L’influence durable de Molina (1535-1600), théologien jésuite, doit être rappelée ici. Sa doctrine accentue le rôle de la liberté individuelle, imprimant une orientation correspondante à toute une conception de la pédagogie chrétienne, et par là, à la vie publique (…). »
Or, et de manière très nette, le Concile Vatican II a affirmé qu’« il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice » [19]. Bien des pauvretés (la faim, la chômage, la drogue, le décrochage scolaire, l’immigration, la violence, la prostitution, etc.) sont souvent les conséquences de désordres économiques, sociaux, politiques, internationaux. Vis-à-vis de ces problèmes, les « bonnes œuvres » pourront apparaître comme insignifiantes voire hypocrites car l’aumône peut être un alibi qui vous libère de réformes plus radicales. Comme le dit encore Michel Schooyans, l’aide internationale, par exemple, n’est le plus souvent, qu’une « feuille de vigne » qui camoufle le jeu des intérêt[20].
Si la charité ne peut remplacer la justice, la justice ne peut être séparée de la charité. Non seulement la justice sans charité, nous le verrons, devient vite injustice mais, de plus, bien des misères ne peuvent être atteintes que ponctuellement et personnellement car elles échappent aux structures. Par ailleurs, aucune loi ne peut vraiment y guérir la pire des misères qui est spirituelle. Ainsi, peu après la fin de la première guerre mondiale, Pie XI écrivait : « Fidèles à Notre mission, Nous eûmes, auprès des conférences où les États vainqueurs débattaient le sort des peuples, à défendre la cause de la charité en même temps que de la justice, surtout en les priant d’accorder la considération qu’ils méritent aux intérêts spirituels dont la valeur n’est pas inférieure mais supérieure à celle des intérêts temporels » [21]. C’est peut-être ce souci qui a poussé le même pontife à parler de « charité politique » : « Le domaine de la politique, qui regarde les intérêts de la société tout entière… est le champ le plus vaste de la charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion »[22].
L’expression reprise notamment par Jean-Paul II[23] a aussi le mérite de faire entendre que le mot « social » ne peut pas être non plus réduit au domaine étroit de la « question sociale ». Certes, Léon XIII dans Rerum novarum (RN)(1891) se penche sur la condition des ouvriers à la fin du XIXe siècle mais ses réflexions touchent tout naturellement à tous les aspects de la vie en société car la situation dramatique d’une frange importante de la population a des causes économiques, politiques, morales et religieuses. La réflexion de l’Église s’est d’ailleurs très vite élargie de manière explicite et délibérée à une foule de nouveaux problèmes qui touchent la vie des hommes en société. Si depuis le commencement, la doctrine sociale de l’Église a réfléchi sur les idéologies, la démocratie, l’origine du pouvoir civil, les relations Église-État, progressivement son attention s’est portée sur les media, le développement des peuples, l’endettement international, l’environnement, etc.. Depuis le concile Vatican II, le problème de la culture a été de plus en plus présent dans l’enseignement chrétien à tel point que certains ont pu penser qu’un jour l’Église développerait, à côté de sa doctrine sociale, une doctrine culturelle.
Nous poserons au point C la question fondamentale de savoir pourquoi l’Église se penche sur les questions sociales et si elle a le droit de le faire mais, à cet endroit, notons simplement qu’il vaut peut-être mieux parler de doctrine sociale de l’Église que de doctrine sociale chrétienne. Non pas que cette dernière expression doive être bannie. Une fois encore, ne nous enfermons pas dans une querelle de mots que l’Église elle-même évite mais, comme nous allons le voir, en étudiant les sources de cette doctrine, la référence à l’Église évite bien des ambiguïtés.
Il s’agit de l’Ancien et du Nouveau testament. Il n’est pas question pour les chrétiens d’ignorer l’Ancien Testament sous prétexte que la Nouvelle Alliance annulerait la première. En réalité, beaucoup sont embarrassés par nombre de textes qui leur paraissent en totale opposition avec ce que le Christ a révélé. Or les livres de l’Ancien testament sont aussi « divinement inspirés » et « conservent une valeur impérissable ».[1] « Compte tenu de la situation humaine qui précède le salut instauré par le Christ, les livres de l’Ancien testament permettent à tous de connaître qui est Dieu et qui est l’homme, non moins que la manière dont Dieu, dans sa justice et sa miséricorde, agit avec les hommes. Cres livres, bien qu’ils contiennent de l’imparfait et du caduc, sont pourtant les témoins d’une véritable pédagogie divine. C’est pourquoi les chrétiens doivent les accepter avec vénération : en eux s’exprime un vif sens de Dieu ; en eux se trouvent de sublimes enseignements sur Dieu, une bienfaisante sagesse sur la vie humaine, d’admirables trésors de prières ; en eux enfin se tient caché le mystère de notre salut. »[2] Et le concile nous donne un bon conseil dans notre approche de ces deux Testaments indissociables : « Inspirateur et auteur des livres de l’un et l’autre testament, Dieu les a en effet sagement disposés de telle sorte que le Nouveau soit caché dans l’Ancien et que, dans le Nouveau, l’Ancien soit dévoilé. Car, encore que le Christ ait fondé dans son sang la nouvelle Alliance (cf. Lc 22, 20 ; 1 Cor 11, 25), néanmoins, les livres de l’Ancien Testament intégralement repris dans le message évangélique, atteignent et montrent leur complète signification dans le Nouveau Testament (cf. Mt 5, 17 ; Lc 24, 27 ; RM 16, 25-26 ; 2 Cor 3, 14-16), auquel ils apportent en retour lumière et explication. » [3]
Rappelons encore que l’Église a condamné ceux qui ont cherché à exclure du canon les textes de l’Ancien Testament tel que nous le connaissons. Gêné par un Dieu qui commande la guerre, Marcion[4], par exemple, au IIe siècle, avait opposé la Loi et l’Évangile, le Dieu de justice et de vindicte de l’Ancien Testament, le Dieu des Juifs et le Dieu de Jésus, Dieu supérieur, Dieu de bonté et de miséricorde. Il rejeta donc tout l’Ancien Testament et ne garda comme Écriture que l’Évangile de Luc débarrassé de ses premiers chapitres et 10 épîtres de Paul. Cette position outrancière hâta l’établissement du Canon des Écritures.[5] En 144, Marcion fut rejeté de la communauté chrétienne de Rome[6] où il s’était établi en 140.
Jean-Paul II déclare, avec un aplomb qui paraîtra outrecuidant à la plupart, qu’« il n’y a pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile »[7]. Comment entendre cette affirmation ?
Il va de soi que si l’Église développe une la doctrine sociale comme faisant partie intégrante du message chrétien, c’est que cette doctrine est liée d’une manière ou d’une autre à la Révélation dont l’Église est l’interprète et la gardienne. Partout, il est clairement dit que le « riche patrimoine » de l’enseignement social chrétien a été acquis progressivement en puisant d’abord à la parole de Dieu[8].
Or, Jésus-Christ en fondant l’Église, « ne lui a donné aucun mandat ni fixé aucune fin d’ordre culturel. Le but que le Christ lui assigne est strictement religieux (…). L’Église doit conduire les hommes à Dieu, afin qu’ils se livrent à lui sans réserve (…). L’Église ne peut jamais perdre de vue ce but strictement religieux, surnaturel. Le sens de toutes ses activités, jusqu’au dernier canon de son Code, ne peut être que d’y concourir directement ou indirectement[9] ». La constitution Gaudium et spes qui cite ce texte, précise plus nettement encore que « la mission que le Christ a confiée à son Église n’est ni d’ordre politique, ni d’ordre économique ou social: le but qu’il lui a assigné est d’ordre religieux »[10]. Mais il n’empêche, comme nous le savons, que Gaudium et spes (GS), le plus long des textes conciliaires, est entièrement consacré aux problèmes temporels.
Se pose donc le problème de l’interprétation de la parole de Dieu.
Quatre lectures me paraissent tout à fait contestables.
a. La lecture littérale. On peut s’attacher à la lettre et appliquer ce qui est dit, tel quel, quand la parole semble avoir une portée sociale, ce qui est le cas en de très nombreux endroits de l’Écriture. C’est la tendance de ceux qu’on a appelés les protestants « sociaux »[11] ou des puritains pour qui la bible est « le code religieux, moral, social, liturgique politique. La Bible dit tout, renferme tout, renseigne sur tout »[12].
Cette tendance ne peut conduire qu’à des aberrations. André Manaranche[13] fait remarquer à juste titre que Jésus est « en amont de l’éthique économique et sociale comme de l’éthique tout court »[14]. Il note que jésus, travailleur à Nazareth, n’a pas enseigné une théologie du travail, qu’il s’en prend au souci de la vie quotidienne (Mt 6, 32-33), qu’il invite à ne pas perdre son temps à des problèmes de propriété, de pouvoir et d’institutions (Lc 12, 14 ; 22, 25-26 ; Mt 17, 27) car les biens matériels ne peuvent remplacer le Royaume (Lc 16, 13). Qui plus est, certaines paraboles peuvent être considérées comme « immorales », que ce soit celle de l’intendant infidèle (Lc 16, 1-8), celle des ouvriers envoyés à la vigne ( Mt 20, 1-16) ou encore celle des talents (Mt 25, 29). Dans l’Ancien Testament, peut-on appliquer telle quelle la condamnation du prêt à intérêt (Ex 22, 24 ; Lv 25, 36 ; Dt 23, 20) sans faire la distinction entre l’usure, le prêt à la consommation et le prêt à la production ? Va-t-on aussi fondre le droit de la guerre sur certaines pratiques, à nos yeux, barbares édictées lois du Seigneur[15] ?
b. La lecture sélective ou orientée. Elle se caractérise par l’identification du message chrétien à une option politique particulière[16]. Longtemps, dans les milieux socialistes, a traîné l’idée que Jésus-Christ était le premier des socialistes. Au XIXe siècle de telles affirmations ne sont pas rares: « Les communistes sont les disciples, les initiateurs et les continuateurs de Jésus-Christ. Respectez donc une doctrine prêchée par Jésus-Christ »[17]. d’autres constatent: « L’Évangile est le véritable et le seul code de la Liberté, de l’Egalité, de la Fraternité et de l’Unité. Il contient tout l’enseignement des grandes choses que la nation révolutionnaire a commencé et finira par réaliser »[18]. Fidel Castro déclarait en 1999: « Jésus est un grand révolutionnaire social »[19].
On sait aussi comment certaines théologies de la libération ont subverti le langage de l’Écriture pour en faire une lecture essentiellement politique à la lumière du marxisme[20].
Par contre, beaucoup considèrent Paul comme un penseur conservateur de l’ordre établi[21]. Face aux revendications, aux contestations de toutes sortes, quelques-uns utilisent les Écritures pour défendre l’ordre établi.
On connaît aussi la démarche suivie par Bossuet dans sa « Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte »[22]. L’auteur se livre aussi à une lecture littérale mais, en plus, orientée. En effet, alors que les grands théologiens de saint Thomas à saint Bellarmin ont, comme nous le verrons, une position très nuancée à propos de la monarchie, le célèbre évêque déclare « la monarchie héréditaire, de mâle en mâle[23], d’aîné en aîné » le meilleur régime. En même temps, il affirme qu’on doit s’attacher à la forme de gouvernement qu’on trouve dans son pays, que si l’autorité royale est sacrée, la personne des rois l’est aussi et qu’ils ont le droit de conquête. Il est clair que Bossuet qui, par ailleurs, bien inspiré par une lecture juste de l’Écriture établit un art politique sain, cherche ici à justifier le régime et le politique de Louis XIV.
La lecture la plus aberrante et la plus partisane a été celle de certains Anglo-saxons, notamment, qui, au XVIIIe et XIXe siècles justifiaient la traite des noirs par la Bible. ils « commettaient un contresens total et faisaient dire au texte sacré ce qu’il ne dit pas. Il n’y a dans l’Écriture aucune malédiction proférée envers une race quelconque, considérée comme telle »[24]. Il faut en effet beaucoup de malhonnêteté intellectuelle ou un aveuglement invincible pour lire dans la postérité de Noé (Gn 10, 1) ou dans le récit de la tour de Babel (Gn XI, 9) une quelconque hiérarchie des races. Il n’empêche qu’en 1772, un certain révérend Thomas Thompson publie une brochure intitulée Comment le commerce des esclaves noirs sur la côte d’Afrique respecte les principes d’humanité et les lois de la religion révélée. En 1852, le révérend Josiah Priest fait paraître A Bible defence of slavery ; enfin, dans son ouvrage intitulé The Negro as a beast or in the image of God, C. Carroll (1900) prétend établir le « preuves bibliques et scientifiques démontrant que les noirs n’appartiennent pas à la famille humaine »[25].
c. La lecture restrictive. Elle mène à croire que la parole de Dieu ne s’adresse qu’à la vie individuelle, privée, spirituelle.
On la trouve chez ceux que Lugan appelait les protestants orthodoxes[26], chez les catholiques individualistes ou libéraux[27] pour lesquels il s’agit de sauver l’âme, voire son âme, chez ceux qu’on pourrait appeler surnaturalistes et qui ne s’attachent qu’aux choses d’« en haut ».
Or comme le fait remarquer Manaranche, si l’Écriture n’est pas un traité de morale personnelle et encore moins un traité de morale sociale, la parole est créatrice de communauté. Avant lui, Lugan avait fait remarquer que, malgré son détachement apparent vis-à-vis des problèmes sociaux, Jésus est « le plus universel docteur social que la terre entendit jamais »[28] car Jésus s’adresse à un être social non à un anachorète ! La conversion doit être totale puisque l’homme est un être de relations.
d. La lecture laïcisée. Elle consiste à vider le message de toute surnaturalité.
J. Maritain[29] accuse ainsi Rousseau d’avoir « dénaturé l’Évangile en l’arrachant à l’ordre surnaturel, en transposant certains aspects fondamentaux du christianisme dans le plan de la simple nature »[30]. Ainsi, la volonté générale toujours infaillible révélée par le vote est nécessairement l’expression de ma vraie volonté. C’est « une transposition absurde du cas du croyant qui, en demandant dans la prière ce qu’il estime convenable, demande et veut cependant avant tout que la volonté de Dieu soit faite »[31]. Quand Rousseau parle de la bonté naturelle de l’homme, il pense « que l’homme a vécu à l’origine dans un paradis purement naturel de bonheur et de bonté, et que la nature elle-même assure désormais l’office que remplissait la grâce dans la conception catholique. (…) Un tel état de bonheur et de bonté, de parfaite justice et d’innocence, d’exemption du travail servile et de la souffrance, est naturel à l’homme c’est-à-dire essentiellement exigé par notre nature »[32]. L’égalitarisme évangélique n’est plus « l’attestation de l’égale dépendance de tous à l’égard d’un même Maître, d’un Dieu transcendant souverainement libre » mais inspire « une égale revendication d’indépendance formulée par tous au nom du dieu immanent de la Nature »[33].
Le Père Sertillanges, dans sa lecture de Marx[34], souligne aussi ce que celui-ci doit aux Écritures mais, pour l’auteur du Capital, l’homme te la nature sont devenus Dieu. La communion est ici réduite aux intérêts matériels, le Royaume n’est que la cité future communiste au terme d’une « rédemption », d’une « résurrection » comme il l’écrit lui-même. Ce que Marx conçoit, commente le Père Sertillanges, « après la réalisation de son communisme idéal, est une parousie laïque ; c’est le Corps mystique du Christ arrivé à son achèvement, c’est-à-dire l’humanité entièrement spiritualisée, quasi divinisée ».
Bien consciente des difficultés et des dérapages possibles, l’Église nous propose son éclairage. La prolifération, dans la deuxième moitié du XXe siècle, de théologies de la libération qui utilisaient en tous sens les Écritures, fut l’occasion, pour la Congrégation de la Doctrine de la Foi, d’une mise au point fort intéressante[35].
Le document invite à réfléchir à l’aspiration à la libération face aux injustices, aux pauvretés et aux oppressions « à la lumière de la spécificité du message de la Révélation, authentiquement interprété par le magistère de l’Église » (III, 4).
Il apparaît ainsi que « la servitude la plus radicale est la servitude du péché. Les autres formes de servitude trouvent donc dans la servitude du péché leur ultime racine » (IV, 2). Il n’est donc pas possible de réduire le message à un appel pur et simple à l’action politique.
Ainsi, si, dans l’Exode, la libération « est ordonnée à la fondation du Peuple de Dieu et au culte de l’Alliance célébrés au Mont Sinaï (Ex 24) », (…) (elle) ne peut être ramenée à une libération de nature principalement et exclusivement politique » (IV, 3).
Dans les Psaumes, « c’est de Dieu qu’on attend le salut et le remède. Dieu, et non l’homme, a pouvoir de changer les situations de détresse » (IV, 5)[36]. Les Prophètes dénoncent sévèrement les iniquités mais, dans chaque cas, « la justice à l’égard de Dieu et la justice à l’égard des hommes sont inséparables » (IV, 6)
Dans le Nouveau Testament, les exigences précédentes sont « radicalisées, comme le montre le discours sur les Béatitudes[37]. La conversion et le renouvellement doivent s’opérer dans le tréfonds du cœur » (IV, 7). Tout homme devient le prochain et « ceux qui souffrent ou qui sont persécutés sont identifiés au Christ. la perfection que Jésus demande à ses disciples (Mt 5, 18) consiste dans le devoir d’être miséricordieux « comme votre Père esst miséricordieux » (Lc 6, 36) » (IV, 10).
De tout ce qui précède, il ressort que « le péché est le mal le plus profond qui atteint l’homme au cœur de sa personnalité. la première libération, référence de toutes les autres, est celle du péché.
C’est sans doute pour marquer le caractère radical de l’affranchissement apporté par le Christ, offert à tous les hommes, qu’ils soient politiquement libres ou esclaves, que le nouveau testament n’exige pas d’abord, comme présupposé à l’entrée dans cette liberté, un changement de condition politique et sociale » (IV, 12-13).
La mise au point de Libertatis nuntius est lourde de conséquences. Il n’est pas question d’y lire un quelconque désengagement par rapport à l’action sociale et politique car si l’Écriture insiste sur le péché ou la vertu personnels, péché et vertu impliquent un être social et ont eux-mêmes des conséquences sociales. Le péché, pour ne parler que de lui, n’est-il pas une rupture avec Dieu et avec les hommes ? La Congrégation pour la doctrine de la foi met en garde contre une réduction laïque des textes sacrés qui nous priverait en fait de la seule force de transformation efficace et respectueuse de la liberté humaine.
La vraie révolution - et j’insisterai continuellement sur ce point - doit se réaliser par l’évangélisation et l’action politique. L’évangélisation doit aller jusqu’à la transformation des réalités temporelles et celle-ci trouvera, par l’évangélisation, ses justifications ultimes et son juste dynamisme.
Certes, Libertatis nuntius va, par la suite, se concentrer sur les lectures marxistes de l’Écriture, il n’empêche que son analyse vaut pour toute politique qui voudrait faire l’économie d’une conversion en profondeur de ses acteurs.
Pour s’en convaincre, on peut lire les conclusions que l’Instruction donne à cet endroit : « On ne saurait (…) restreindre la champ du péché, dont le premier effet est d’introduire le désordre dans la relation entre l’homme et dieu, à ce qu’on appelle le « péché social ». A vrai dire, seule une juste doctrine du péché permet d’insister sur la gravité de ses effets sociaux.
On ne saurait non plus localiser le mal principalement et uniquement dans les « structures » économiques, sociales ou politiques mauvaises, comme si tous les autres maux découlaient comme de leur cause de ces structures, de sorte que la création d’un « homme nouveau » dépendrait de l’instauration de structures économiques et sociopolitiques différentes. Certes, il y a des structures iniques et génératrices d’iniquités, qu’il faut avoir le courage de changer. fruit de l’action de l’homme, les structures, bonnes ou mauvaises, sont des conséquences avant d’être les causes. La racine du mal réside donc dans les personnes libres et responsables, qui doivent être converties par la grâce de Jésus-Christ, pour vivre et agir en créatures nouvelles, dans l’amour du prochain, la recherche efficace de la justice, de la maîtrise de soi et de l’exercice des vertus (Cf. Jc 2, 14, 26).
En posant comme premier impératif la révolution radicale des rapports sociaux et en critiquant, à partir de là, la recherche de la perfection personnelle, on s’engage sur le chemin de la négation du sens de la personne et de sa transcendance, et on ruine l’éthique et son fondement qui est le caractère absolu de la distinction du bien et du mal. d’ailleurs, la charité étant le principe de l’authentique perfection, cette dernière ne faut pas se concevoir sans ouverture à autrui et esprit de service. »
La « politique » chrétienne est donc profondément différente de la pratique politique actuelle qui prétend construire et entretenir, entre le domaine public et le cœur de l’homme, une cloison dont elle régule elle-même l’étanchéité.
La spécificité chrétienne n’a pas échappé au célèbre penseur humaniste Alain[38]. A propos de l’« esprit socialiste », il écrit que celui-ci « cherche toujours à modifier l’ordre humain en le prenant par le bas ou par le dessous. Par exemple, n’attendons point que l’ouvrier ait le goût de l’étude pour lui donner des loisirs ; n’attendons point que l’instruction et la culture de tous réalisent un ordre politique meilleur ; mais faisons agir les intérêts ; changeons d’après cela l’ordre politique ; l’instruction et la culture de tous en résulteront. Il faut d’abord modifier les conditions de travail qui portent tout le reste (…). L’idée chrétienne lui est tout à fait contraire. L’organisation politique est, selon le chrétien, toujours médiocre, souvent mauvaise, parce que l’esprit en chacun marche tête en bas. Il faut premièrement redresser l’individu, afin qu’il juge bas ce qui est bas, et vénérable ce qui est vénérable (…). Tel est le mouvement évangélique, au regard de quoi tout socialisme est un pharisaïsme sauvé »[39].
Même si la description paraît, à certains égards, un peu caricaturale, Alain a parfaitement compris que l’action sociale chrétienne doit, d’une manière ou d’une autre, par un chemin naturel ou surnaturel, tôt ou tard, interpeller la personne au plus profond d’elle-même.
Nous conservons en mémoire tout ce qui a été dit précédemment, persuadés que dans les manifestations de « péché social », « les vraies responsabilités restent évidemment celles des personnes, étant donné que la structure sociale en tant que telle n’est pas le sujet d’actes moraux »[40]. Cependant, comme « le péché personnel a toujours une dimension sociale »[41], il est impensable que les Écritures ne puissent servir à l’élaboration d’une doctrine sociale.
Je ne fais qu’indiquer ici un certains nombres de textes que nous aurons l’occasion d’examiner plus en profondeur par la suite.
Nous verrons que les trois premiers chapitres de la Genèse offrent à la théologie morale des fondements particulièrement féconds. Et, dans l’Exode, les 10 paroles (ou commandements) sont particulièrement riches de conséquences sociales. Il suffit de consulter le Catéchisme de l’Église catholique (CEC) pour s’en rendre compte[42].
Outre ces deux extraits incontournables, nombreux sont les passages de l’Ancien testament qui nourriront la réflexion de l’Église sur le droit de propriété, ses limites et l’aide due aux pauvres[43]. De leur côté, les prophètes « dénoncent l’hypocrisie d’un culte apparent qui cache l’injustice réelle »[44].
Jésus, envoyé de Dieu, n’annonce pas une action politique ou sociale [45] mais un combat intérieur contre les forces du mal. Sa mission est de libérer les hommes du péché. Comme beaucoup de Juifs, à l’époque, attendent un messie temporel qui les délivrera de l’occupant et assurera la suprématie d’Israël, il n’est pas facile de faire comprendre qu’il s’agit d’un appel à un renouvellement spirituel. Jésus, pour faire saisir le vrai sens de sa prédication va utiliser ce qu’on a pu appeler une pédagogie « ascensionnelle » qui part du concret. Ainsi, les auditeurs sont-ils invités à passer du souci du corps au souci de l’âme. Ainsi, le concept de pauvreté évangélique ne renvoie pas seulement à toutes les formes possibles de privations et de frustrations mais il tend, à travers elles, à susciter la disposition spirituelle de détachement, de dépouillement, d’abandon total dans les mains du Père. De même, lorsque Jésus s’en prend aux riches, son intention n’est pas de provoquer une lutte de classes mais d’ébranler ceux qui refusent de redevenir comme de petits enfants qui attendent tout du Père avec confiance. Les pauvres évangélisés sont aussi bien le sourd, l’aveugle, la femme adultère ou la Samaritaine que les « nantis » Nicodème, Zachée ou Joseph d’Arimathie.
Il n’y a pas de message plus universel ni plus puissant que celui de l’Évangile puisque l’appel à la conversion qui le constitue permettra à l’homme qui coopère à la Grâce de pratiquer le premier et le second commandements : « …Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. (…) Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt, 22 ; 37-39). En effet, la vie intérieure renouvelée par l’Amour s’exprime dans la charité fraternelle qui irradie désormais la vie de toutes les communautés humaines. Certes, comme nous allons le voir, cette charité fraternelle peut être plus ou moins favorisée ou freinée par les conditions juridiques, sociales, économiques, culturelles, dans lesquelles l’homme vit mais il n’empêche que si l’homme ne change pas dans son cœur, aucune réforme de structure, de système ne résoudra la « question sociale ».
L’amour fraternel pratiqué et vivifié par la relation à Dieu source de tout amour, rendrait inutiles bien des réglementations, plus supportables les inévitables malheurs du monde et dissiperait nombre de misères !
La conversion insufflée par l’Esprit nouveau inspire - et tout le Nouveau Testament en témoigne - des vertus[46] dont on devine aisément les conséquences sociales : non seulement les vertus « sociales » de douceur, d’amour de la justice, de miséricorde, de pureté, d’amour de la paix, de patience, de pardon, de courage, d’hospitalité, d’humilité, etc., mais aussi et plus précisément, le respect de soi, du prochain et de la femme, l’indissolubilité du mariage et le respect mutuel des époux, le rôle fondamental de la mère et l’importance de la paternité, l’obéissance du serviteur et le devoir des maîtres, l’origine et le sens de l’autorité, les limites du pouvoir civil et l’obéissance civique, la distinction des pouvoirs spirituel et temporel, la condamnation de l’individualisme et l’exaltation de la solidarité, la dignité du travail et le juste salaire.
On appelle Pères de l’Église ces auteurs[1] de l’antiquité chrétienne qui par leurs écrits et par leurs œuvres sont considérés par les chrétiens de toute confession comme des guides autorisés en fonction surtout de leur ancienneté et de leur orthodoxie face aux hérésies. certains furent évêques, papes. L’un ou l’autre fut proclamé docteur de l’Église.
Ils contribuent à l’élaboration de la doctrine sociale de l’Église dans la mesure où, comme on l’a écrit, ils ont jeté les bases solides de ce qu’on pourrait appeler le « droit du pauvre »[2]. Pour eux, la foi ne peut être séparée de la charité envers les pauvres pour qui l’Église a une attention prioritaire. Mais il n’y a pas de charité si la justice n’est pas d’abord pratiquée. Les Pères dénoncent les injustices (l’oppression, le luxe, le salaire insuffisant, l’inégalité, l’esclavage, etc.) et avertissent les riches, pour qu’ils ne se perdent pas, du danger de la richesse. Les Écritures leur enseignent que nous ne sommes pas propriétaires des biens de la création mais administrateurs car ils sont destinés à tous les hommes, fondamentalement égaux et sociaux par nature. La propriété privée est source de graves désordres si elle ne tient pas compte de ces limites importantes qui invitent au partage des biens.
Nous retrouverons ces réflexions au cœur de l’enseignement contemporain lorsque les souverains pontifes aborderont le thème du travail ou du développement des peuples.
Il va de soi que la raison est déjà à l’œuvre dans l’effort théologique qui cherche à réfléchir sur la foi.
Mais, on constate que la philosophie gréco-latine en particulier a été, dès Léon XIII et son encyclique Aeterni patris (1879), un instrument privilégié. A l’instar de saint Thomas d’Aquin qui servira de phare à la plupart des moralistes chrétiens, Léon XIII n’hésite pas à utiliser des concepts essentiels offerts par la pensée païenne comme ceux de « loi naturelle », d’« amitié »[1] ou encore de « justice commutative » et de « justice distributive »[2].
Ainsi, Pie XII n’hésite pas à écrire que la loi naturelle est « le fondement sur lequel s’appuie la doctrine sociale de l’Église »[3]. Jean XXIII, tout comme ses prédécesseurs, en précisera les conséquences et répétera, en philosophe: « Le fondement de toute société bien ordonnée et féconde, c’est le principe que tout être humain est une personne, c’est-à-dire une nature douée d’intelligence et de volonté libre. Par là même, il est sujet de droits et de devoirs, découlant les uns et les autres, ensemble et immédiatement, de sa nature ; aussi sont-ils universels, inviolables, inaliénables »[4].
Dans les documents conciliaires, Dignitatis huamnae[5] élabore, dans la première partie, sa « doctrine générale sur la liberté religieuse » (libertatis religiosae ratio generalis) qui est une approche rationnelle[6] avant de développer, dans la seconde partie « la liberté religieuse à la lumière de la Révélation » (libertatis religiosae sub luce revelationis).
Le Catéchisme de l’Église catholique[7] ne renie pas ce langage et présente la « loi morale naturelle »
Même si, à la suite du Concile et pour les raisons évoquées plus loin, l’approche théologique a été privilégiée, la philosophie n’est pas abandonnée pour autant, comme le prouve le CEC lui-même.
C’eût été étonnant avec un souverain pontife comme Jean-Paul II qui fut lui-même philosophe[8]. Très bon connaisseur de saint Thomas, il va s’intéresser à la philosophie moderne, à Max Scheler (1874-1928) en particulier, et étudier la possibilité d’utiliser certains aspects de la phénoménologie et des philosophies de la subjectivité pour, dans sa mission d’évangélisation, mieux rencontrer la mentalité de l’homme contemporain. Le titre de sa thèse, en 1953, indique déjà clairement son projet : « Considérations sur la possibilité de construire une éthique chrétienne sur les bases du système de Max Scheler »[9]
Les fruits de cette recherche sont connus. Deux livres dont l’un renouvelle l’approche de la morale sexuelle (Amour et responsabilité, Société d’éditions internationales, 1965) et l’autre développe deux concepts fondamentaux dans la réflexion sociale et politique moderne : la participation et la solidarité (Personne et acte, Le Centurion, 1983). Très officiellement, l’encyclique Veritatis splendor (1993) et surtout Fides et ratio (1998) montreront clairement les rapports entre la foi et la raison. Le fruit le plus visible de sa phénoménologie se révèle, dans les discours du Pape : sa sensibilité au vécu des personnes auxquelles il s’adresse, perçu comme de l’intérieur.
Pour apprendre aux hommes à vivre le plus fidèlement possible selon l’Évangile dans toutes les situations concrètes, particulières et changeantes de leur vie, à des époques diverses et dans des contextes extrêmement variés, l’Église doit, sous peine d’impertinence et d’inefficacité, étudier la nature des problèmes réels rencontrés par les hommes et les structures précises dans lesquelles ils essayent de vivre. C’est pourquoi l’Église ne peut se passer de l’expérience des hommes, des sciences humaines, de la philosophie et de la tradition qui est la mémoire de l’Église. Comme l’explique très bien la Congrégation pour la doctrine de la Foi[10] : « L’enseignement social de l’Église est né de la rencontre du message évangélique et de ses exigences résumées dans le commandement suprême de l’amour de Dieu et du prochain et dans la justice avec des problèmes émanant de la vie en société. Il s’est constitué comme une doctrine, en usant des ressources de la sagesse et des sciences humaines, porte sur l’aspect éthique de cette vie, et prend en compte les aspects techniques des problèmes, mais toujours pour les juger sous l’angle moral. (…) il requiert la contribution de tous les charismes, expériences et compétences » [11].
Sans cette confrontation, les « politiques » tirées immédiatement et uniquement des Écritures risquent l’utopie ou la récupération partisane. P. de Laubier[12] se montre ainsi, et avec raison, nous semble-t-il, très sévère, pour rester dans le domaine catholique, vis-à-vis du livre célèbre de Bossuet, « Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte » [13]. Dans la perspective de l’illustre évêque, l’histoire du peuple juif devient le modèle dont les nations chrétiennes doivent s’inspirer. En fait, Bossuet cherche à justifier la monarchie de droit divin de telle manière que le monarque est quasi déifié. Il en résulta un renforcement des tendances gallicanes qui contribuèrent à tarir la réflexion sociale chrétienne au XVIIIe siècle[14], précisément au moment où bouillonnaient de nouvelles théories politiques et sociales. L’espèce de césaro-papisme plus ou moins larvé de l’Église de France au XVIIIe siècle, confondant les pouvoirs temporel et spirituel, a suscité la réaction anti-chrétienne que l’on sait[15].
Le recours aux sciences humaines est assez récent. Certains auteurs ontreproché à Léon XIII cette lacune. Sans mettre en question la qualité et l’intérêt de la philosophie sociale contenue dans RN, L. Duquesne de la Vinelle[16] note que les recommandations concrètes de l’encyclique « auraient sans doute été différentes si elles avaient pu s’appuyer sur une perception moins inexacte et une analyse moins rudimentaire des faits et des problèmes d’organisation économique ». De son côté, Roger Aubert[17] confirme qu’en ce qui concerne les analyses sociologiques, « elles ne sont pas totalement absentes (…) mais elles restent superficielles ».
Progressivement, l’enseignement de l’Église va s’appuyer sur des analyses plus fines des situations en faisant appel à des spécialistes chrétiens ou non.
On constate que Pie XI (QA) ne condamne plus globalement le socialisme comme précédemment mais offre des critères précis qui permettront au lecteur de repérer le type de socialisme qui demeure incompatible avec la vision chrétienne.
Pie XII révèle, dans ses innombrables discours, une connaissance très précise des milieux professionnels auxquels il s’adresse et de leurs problèmes spécifiques.
Paul VI, en 1971, établit clairement le rôle que les sciences humaines peuvent jouer tout en soulignant leurs limites dans la réflexion chrétienne : « Le soupçon des sciences humaines atteint le chrétien plus que d’autres, mais ne le trouve pas désarmé. Car, Nous l’écrivons Nous-même dans « Populorum progressio », c’est là que se situe l’apport spécifique de l’Église aux civilisations : « Communiant aux meilleures aspirations des hommes et souffrant de les voir insatisfaites, l’Église désire les aider à atteindre leur plein épanouissement, et c’est pourquoi elle leur propose ce qu’elle possède en propre : une vision globale de l’homme et de l’humanité » (…). Faudrait-il alors que l’Église conteste les sciences humaines dans leur démarche et dénonce leur prétention ? Comme pour les sciences de la nature, l’Église fait confiance à cette recherche et invite les chrétiens à y être activement présents (GS, 36). Animés par la même exigence scientifique et le désir de mieux connaître l’homme, mais en même temps éclairés par leur foi, les chrétiens adonnés aux sciences humaines ouvriront un dialogue, qui s’annonce fructueux, entre l’Église et ce champ nouveau de découvertes. certes chaque discipline scientifique ne pourra saisir, dans sa particularité, qu’un aspect partiel mais vrai de l’homme ; la totalité et le sens lui échappent. Mais à l’intérieur de ces limites, les sciences humaines assurent une fonction positive que l’Église reconnaît volontiers. Elles peuvent même élargir les perspectives de la liberté humaine plus largement que les conditionnements perçus ne le laissent prévoir. Elles pourraient aussi aider la morale chrétienne, qui verra sans doute son champ se limiter lorsqu’il s’agit de proposer certains modèles sociaux, tandis que sa fonction de critique et de dépassement se renforcera en montrant le caractère relatif des comportements et des valeurs que telle société présentait comme définitives et inhérentes à la nature même de l’homme. Condition à la fois indispensable et insuffisante d’une meilleure découverte de l’humain, ces sciences sont un langage de plus en plus complexe, mais qui élargit, plus qu’il ne comble, le mystère du cœur de l’homme et n’apporte pas la réponse complète et définitive au désir qui monte du plus profond de son être »[18].
Plus nettement encore, Jean-Paul II confirmera : « La doctrine sociale, aujourd’hui surtout, s’occupe de l’homme en tant qu’intégré dans le réseau complexe de relations des sociétés modernes. Les sciences humaines et la philosophie aident à bien saisir que l’homme est situé au centre de la société et à le mettre en mesure de mieux se comprendre lui-même en tant qu’« être social ». Mais seule la foi lui révèle pleinement sa véritable identité, et elle est précisément le point de départ de la doctrine sociale de l’Église qui, en s’appuyant sur tout ce que lui apportent les sciences et la philosophie, se propose d’assister l’homme sur le chemin du salut[19]. … la doctrine sociale a une importante dimension interdisciplinaire[20]. Pour mieux incarner l’unique vérité concernant l’homme dans des contextes sociaux, économiques et politiques différents et en continuel changement, cette doctrine entre en dialogue avec les diverses disciplines qui s’occupent de l’homme, elle en assimile les apports et elle les aide à s’orienter, dans une perspective plus vaste, vers le service de la personne, connue et aimée dans la plénitude de sa vocation »[21].
Ainsi, pour bien préparer le centenaire de Rerum novarum, Jean-Paul II a souhaité que s’organise un séminaire où d’éminents économistes du monde entier discuteraient de manière « franche et informelle sur quelques aspects de la relation entre les valeurs éthiques et la réalité économique »[22]. Le colloque eut lieu le 5 novembre 1990 et réunit 15 personnalités de premier plan issues de prestigieuses universités (Stanford, Londres, Louvain, Harvard, Collège de France, Venise, Kiel, Tokyo et Bologne). Parmi elles, un Prix Nobel d’économie (Kenneth J. Arrow) et un ministre polonais (Witold Trzeciakowski)[23].
Il est important de le savoir car l’accusation d’incompétence est aussi récurrente que gratuite[24].
Après avoir évoqué l’apport des sciences humaines, Jean-Paul II ajoute: « A côté de la dimension interdisciplinaire, il faut rappeler aussi la dimension pratique et, en un sens, expérimentale de cette doctrine. Elle se situe à la rencontre de la vie et de la conscience chrétienne avec les situations du monde, et elle se manifeste dans les efforts accomplis par les individus, les familles, les agents culturels et sociaux, les politiciens et les hommes d’État pour lui donner sa forme et son application dans l’histoire »[25].
Cette rencontre entre l’esprit chrétien, d’une part, les conjonctures variées du monde (les « choses nouvelles ») et les tentatives concrètes de remédiation ou d’organisation, d’autre part, a eu lieu dès la fondation de la doctrine sociale chrétienne. Cette constatation doit nous permettre de nuancer aussi la sévérité des auteurs qui se plaignent de la pauvreté de l’analyse sociologique des anciennes encycliques.
Penchons-nous avec Roger Aubert précisément sur la genèse de Rerum novarum[26]. Léon XIII n’est pas un penseur en chambre, coupé de la réalité sociale, enfermé dans un schéma simpliste ou caricatural.
Rerum novarum se situe dans la continuité des documents pontificaux précédents mais il consacre aussi des initiatives doctrinales et pratiques qui n’ont pas attendu que Rome parle pour se développer.
Léon XIII avait été nonce apostolique en Belgique et il s’y était intéressé aux problèmes soulevés par l’industrialisation et l’extension du capitalisme. Il avait lu et médité les oeuvres de Monseigneur von Ketteler (1811-1877), évêque de Mayence, « mon grand prédécesseur » dira le pape. Il suivit aussi les travaux de l’« Union pour les études sociales » qui réunissait à Rome, des personnalités de diverses nationalités, préoccupées par les problèmes sociaux. Parmi elles : Mgr Mermillod (1824-1892), évêque de Genève en exil et futur cardinal. Quand il rentra en Suisse, il constitua l’Union de Fribourg où se rencontrèrent Français, Autrichiens, Italiens, Allemands. Léon XIII fut tenu au courant de leurs réflexions par des rapports qui lui étaient transmis ou lors d’audiences à Rome[27].
Quatre événements vont pousser Léon XIII à intervenir officiellement. Aux États-Unis, en 1887, le cardinal Gibbons (1834-1921) entreprend de défendre auprès du Saint-Office[28], la première organisation ouvrière américaine (« Knights of Labour » : « Les chevaliers du travail ») qui avait été condamnée.[29] En 1889, le cardinal Manning (1807-1892), archevêque de Westminster, apporte son appui à la grève des dockers de Londres. En 1890, Guillaume II décide de réunir à Berlin une conférence internationale du travail. Enfin, et surtout peut-être, naît en 1890 une controverse entre catholiques sociaux. Monseigneur Doutreloux (1837-1901) aidé de l’abbé Pottier (1849-1923), professeur au Séminaire, réunit un Congrès social international[30] où est défendue notamment l’idée de la nécessité d’une intervention de l’État dans la vie économique. Léon Harmel s’opposa à cette thèse tant et si bien que les opposants groupés autour de Monseigneur Freppel, évêque d’Angers, organisèrent, la même année, un autre congrès. Cette dispute entre catholiques bien intentionnés menaçait de se développer. Ce danger incita Léon XIII à trancher et il le fit en publiant Rerum novarum (1891) où il donnait raison, sur plusieurs points importants, à l’Ecole de Liège.
La rédaction d’une encyclique n’est donc pas une pure production intellectuelle, théorique, détachée de la réalité. Même si, en tout cas, à l’époque, l’analyse sociologique paraît insuffisante à nos yeux, le message communiqué n’est pas une simple construction de l’esprit, strictement doctrinale. Elle repose sur d’autres travaux et sur une observation du terrain.
A consulter une liste des documents pontificaux consacrés aux problèmes de la société, on ne peut qu’être frappé par une certaine continuité.
Dans Rerum novarum, la recherche des racines du mal et des remèdes appropriés a été si profonde, si fondamentale que régulièrement, dans des contextes différents, les pontifes ont profité d’une date anniversaire de la publication de la célèbre encyclique pour faire le point sur les problèmes de la société contemporaine. Ainsi en est-il de Quadragesimo anno (QA) de Pie XI (1931), du Radiomessage pour le cinquantième anniversaise de Rerum novarum de Pie XII (1941), de Mater et magistra (MM) de Jean XXIII (1961), d’Octogesima adveniens (OA) de Paul VI (1971), de Laborem exercens (LE) et de Centesimus annus (CA) de Jean-Paul II (1991). Il ne s’agit pas d’entretenir un pieux souvenir comme devant un monument aux morts mais de rappeler régulièrement que les « principes, critères et directives » restent valables puisqu’ils sont enracinés dans la parole de Dieu, construits ou éclairés par les forces limitées mais bien réelles de la raison humaine. Ils n’ont jamais changé et ne changeront pas.
Toutefois, dans la mesure même où les souverains pontifes reviennent à l’enseignement fondateur de Léon XIII, c’est visiblement parce qu’ils estiment que des éléments nouveaux doivent être pris en considération pour que l’enseignement social de l’Église reste pertinent et efficace face aux sociétés et à leur évolution.
Trois facteurs interviennent dans la modernisation constante de la doctrine sociale que l’Église, jusqu’à la fin des temps, devra réécrire.
Tout d’abord, les temps changent, les hommes modifient les lois et les structures qu’ils créent, leur mentalité, elle aussi, subit des mutations. Le socialisme dont parle Léon XIII dans Quod apostolici muneris (1878) et dans Rerum novarum n’a plus exactement le même visage en 1931 et Pie XI (QA) en tient compte tout en précisant la condamnation du communisme athée (Divini redemptoris, 1937). E ; 1971, Paul VI (OA) doit encore nuancer la pensée de son prédécesseur sur le socialisme.
d’autre part, de nouveaux problèmes apparaissent. Pie XI doit réagir face à l’apparition du fascisme (Non abbiamo bisogno, 1931), du nazisme (Mit brennender Sorge, 1937) ; Paul VI éveille la conscience chrétienne aux « exigences de la justice entre pays inégalement développés » (MM, 1961) ; devant les troubles que jettent dans les esprits certaines théologies de la libération, la Congrégation pour la doctrine de la foi intervient (Libertatis nuntius (1984) et Libertatis conscientia (1986)) ; Jean-Paul II dénonce les excès de la société de consommation et insiste sur la nécessité de l’écologie (CA, 1991). Les crises économiques et financières pousseront Benoît XVI à prendre position dans Caritas in veritate (CV 2009). En 2015, François reviendra sur la crise écologique (Laudato si’)
Enfin, toutes les tribulations du monde réclament et les mutations culturelles, à certains moments, des adaptations pédagogiques. A ce point de vue, le pontificat de Pie XII amorce un tournant dans l’enseignement de l’Église[1]. Jusque là, les papes, tout en proposant la conception chrétienne de la société, ont réagi devant les erreurs diffusées et incarnées durant le XIXe siècle et le début du XXe à propos de l’origine du pouvoir civil (Léon XIII, Diuturnum illud, 1881), des relations entre l’Église et l’État (Léon XIII, Immortale Dei, 1885 ; Pie X, Vehementer nos, 1906 ; Pie XI, Quas primas, 1925), de la liberté (Léon XIII, Libertas praestantissimum, 1888), de l’organisation économique et sociale (RN ; Pie X, Singulari quadam, 1912 ; QA), de la démocratie (Léon XIII, Au milieu des sollicitudes, 1892 ; Graves de communi, 1902), de l’engagement politique des chrétiens (Léon XIII, Sapientiae christianae, 1890 ; Pie X, Lettre sur le « Sillon »), des races (Léon XIII, In plurimis, 1888), de l’argent (Léon XIII, Custodi, 1892), de la guerre (Benoît XV, Ubi primum, 1914 ; Dès le début, 1917 ; Pie XI, Radiomessage, 1938 ; Pie XII, Radiomessage, 1939), des relations internationales (Léon XIII, Praeclara gratulationis, 1894 ; Pie XI, Ubi arcano, 1922), etc..
Pie XII, tout au début de son pontificat, dans l’encyclique Summi pontificatus (1939), dénoncera encore, comme ses prédécesseurs, une fausse conception de l’État mais, par la suite , il s’attachera surtout à jeter les bases d’une construction ou d’une reconstructuion sociale chrétienne. Il n’y aura pas de grande encyclique sociale sous son pontificat mais des centaines de discours très concrets adressés aux catégories professionnelles les plus diverses pour orienter humainement et chrétiennement leurs activités. En même temps, le pape accentue deux thèmes qui deviendront des thèmes majeurs par la suite : la solidarité et les droits de l’homme.
Le Concile Vatican II va poursuivre dans la direction prise par Pie XII et confirmée par Jean XXIII. On constate dans la constitution pastorale Gaudium et spes (GS, 1965)[2] consacrée au rôle de « l’Église dans le monde de ce temps » que la réfutation des erreurs a cédé la place à une approche très positive des problèmes du monde. Attentive aux aspirations des hommes contemporains, l’Église affirme qu’elle peut aider à y répondre et propose ses solutions. En même temps, alors que dans l’enseignement social, depuis Léon XIII, la philosophie était au moins aussi souvent sollicitée que la théologie, cette fois, l’approche théologique l’emporte car l’athéisme ambiant de la deuxième moitié du XXe siècle réclame le rappel des fondements ultimes. Plus que jamais, le lien entre évangélisation et action temporelle a besoin d’être souligné. C’était moins urgent dans des sociétés comme celles du XIXe siècle qui étaient encore très chrétiennes ne fût-ce que culturellement.
Valeur de cet enseignement ?
Quelle autorité attribuer à un enseignement qui compte les deux aspects décrits ci-dessus ? Une réponse récente est donnée dans Centesimus annus : « La présente encyclique, écrit Jean-Paul II, cherche à mettre en lumière la fécondité des principes exprimés par Léon XIII, principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église et, à ce titre, engagent l’autorité de son Magistère. Mais la sollicitude pastorale m’a conduit, d’autre part, à proposer l’analyse de certains événements récents de l’histoire. Il n’est pas besoin de souligner que la considération attentive de l’évangélisation, relève des devoirs qui incombent aux Pasteurs. Toutefois, on n’entend pas exprimer des jugements définitifs en développant ces considérations, car, en elles-mêmes, elles n’entrent pas dans le cadre du Magistère »[3].
Nous aurons l’occasion d’étudier les principes fondamentaux auxquels Jean-Paul II fait allusion. Principes immuables puisqu’ils découlent de la nature même de l’homme. Ces principes éclairent des situations changeantes, par définition, et connaîtront des incarnations différentes selon les époques et les lieux. Cette réalité montre déjà clairement que la doctrine sociale de l’Église n’appartient pas au domaine de l’idéologie. Nous y reviendrons.
Le mot « idéologie » est un mot difficile à définir[1]. Dans le vocabulaire courant, il désigne tout simplement, la « doctrine qui inspire ou paraît inspirer un gouvernement ou un parti »[2]. Ce sens général ne soulève évidemment pas de difficultés. Par contre, dans la mouvance marxiste, le mot a pris un sens plus précis. L’idéologie, écrit Engels, est « un ensemble d’idées vivant d’une vie indépendante et uniquement soumis à ses propres lois. Le fait que les conditions d’existence matérielle des hommes, dans le cerveau desquels se poursuit ce processus idéologique, déterminent en dernière analyse le cours de ce processus, ce fait reste entièrement ignoré d’eux, sinon c’en serait fini de toute idéologie »[3]. Très concrètement, Marx et ses disciples visaient « l’ensemble des idées et représentations que la classe dominante produit à partir de sa situation de force, pour défendre ses intérêts de classe et pour consolider sa domination »[4]. A partir de là, idéologie est devenu un terme péjoratif qui désigne un système de pensée qui refuse de voir la réalité dans toute sa complexité, sa diversité, ses changements, voire ses contradictions. Elle simplifie le réel pour qu’il soit conforme aux idées qu’elle s’est forgées a priori ou en ne considérant qu’un aspect des choses. Elle est, par le fait même, imperméable à l’expérience tout en prétendant prévoir et expliquer tous les événements. Enfin, elle a de l’histoire et des êtres, une vision manichéenne : elle incarne le Bien et tout ce qu’elle n’est pas est le Mal[5].
On comprend qu’il est grave alors de présenter la doctrine sociale de l’Église comme une idéologie[6]. Or, tout ce que nous avons vu précédemment prouve le contraire. Le corps de doctrine interpelle l’histoire et se laisse interpeller par elle. Attentive aux signes des temps[7], l’Église invite à examiner de près les idéologies[8]et les événements du monde. Ouverte à l’expérience et aux sciences profanes, la doctrine sociale « n’est pas un discours homogène ; il faut, au contraire, y distinguer divers niveaux, et en reconnaître les composantes qui sont d’inégale importance et d’inégale valeur[9]. Cela tient à la nature même d’un discours pastoral qui suppose un diagnostic portant sur « l’actualité historique » et le souci d’éclairer la pratique. Se vérifie ainsi un va-et-vient entre l’énoncé doctrinal des principes et le jugement pastoral prudentiel ; or qui dit prudence dit nécessairement part de contingence. Mais d’autre part, il n’y a pas de jugement prudentiel qui ne s’appuie sur des principes vrais »[10].
Dans Centesimus annus, Jean-Paul II confirmera : « N’étant pas une idéologie, la foi chrétienne ne cherche nullement _ enfermer dans le cadre d’un modèle rigide la changeante réalité sociale et politique et elle admet que la vie de l’homme se réalise dans l’histoire de manières diverses et imparfaites. Cependant l’Église, en réaffirmant constamment la dignité transcendante de la personne, adopte comme règle d’action le respect de la liberté »[11].
Fruit d’un dialogue entre la foi et la raison, entre la Révélation et le monde, la doctrine sociale de l’Église « a, par elle-même, la valeur d’un instrument d’évangélisation »[12]. Et Mgr Nguyen Van Thuan[13] de préciser encore : « un instrument privilégié du dialogue avec la société nouvelle », et « d’évangélisation », car la doctrine sociale de l’Église « rencontre les personnes dans leur situation concrète de recherche de plus de justice et de vérité ».
Le lien essentiel et existentiel entre les « œuvres » et la foi peut suggérer que le débat classique entre la méthode « descendante » qui consiste à déduire de la foi les exigences sociales et la méthode « ascendante » qui tente, à partir de la raison d’établir les conditions d’accueil de la foi, est un faux débat. Comme l’écrit Mgr Walter Kasper: « Les deux traditions se retrouvent non seulement dans les documents du Concile, mais également dans l’enseignement de Jean-Paul II » [14]. d’une part, une foi cohérente doit se vivre dans toutes ses conséquences et transformer tous les aspects de l’existence humaine sans exception et d’autre part, l’effort persévérant d’humaniser, le plus pleinement possible, le monde et la société, ne peut être éclairé et soutenu que par la foi. Il n’est pas superflu de rappeler ici que le même problème se pose en morale conjugale. On peut y adhérer, par exemple, pour des raisons économiques ou écologiques ou encore par pure obéissance au Magistère de l’Église. Mais on constatera souvent que sans éclairage théologique, sans prière ni sacrements, cette morale se dessèche en moralisme ou se dissout sous l’action du modèle social ambiant dans la mesure où toute une culture contemporaine érotisée contredit l’attitude recommandée par l’Église.
Depuis Vatican II, l’Église, tout en continuant à garder les deux voies, comme l’écrit Mgr Kasper, a eu tout de même tendance à privilégier la méthode « descendante ». Pour des raisons œcuméniques, nous allons le voir. Pour cause de déchristianisation, nous l’avons déjà dit. Pour s’ouvrir aussi aux cultures qui ont grandi loin des concepts gréco-latins du droit naturel ; que ce soient les cultures non-européennes ou la culture très pluraliste du monde occidental. Enfin, l’Église veut éviter, en commençant par les fondements ultimes, un « consensus minimaliste ».
Si, idéalement, il est souhaitable de faire tout le trajet proposé par la vision chrétienne, dans le sens ascendant ou descendant, il est clair, que dans la réalité, bien des obstacles surgiront et empêcheront de cheminer plus avant. Mais, dans tous les cas, il peut être opportun d’évoquer les conditions de la cohérence chrétienne,
Il est nécessaire de commencer par rencontrer les préoccupations de son interlocuteur et d’avoir le sens des étapes.
Avec certains, c’est par le biais de la philosophie, des sciences humaines ou, tout simplement, comme cela arrive très souvent aujourd’hui, au cours d’expériences heureuses ou malheureuses que l’échange pourra commencer.
Avec d’autres, c’est l’affirmation de la foi en un Dieu unique ou de la divinité du Christ que le dialogue s’installera.
Nous aurons l’occasion, dans le dernier chapitre, de méditer plus particulièrement la rencontre du message chrétien et du monde dans lequel nous vivons, matérialiste ou livré aux superstitions. C’est pourquoi nous nous bornerons ici à développer un peu les perspectives offertes par le souci social de l’Église d’accentuer le rapprochement entre les Églises chrétiennes.
Roger Mehl[15] a écrit, à l’époque de Jean XXIII, une synthèse éclairante des positions protestantes[16]. Dès l’abord, il souligne très fortement l’« embarras de la conscience chrétienne devant l’éthique sociale »[17] dans la mesure où cette conscience individuelle se sent interpellée au plus profond d’elle-même par un texte sacré qui est le texte de la Bible.
A travers l’histoire, les protestants ont réagi de manières très différentes.
Le piétisme sépare les deux « règnes », celui de Dieu et celui de César. L’éthique sociale est affaire de césar, c’est-à-dire de l’État. L’Église, quant à elle, est neutre sur le plan économique ou social. elle est confinée dans le souci de l’âme et de la vie privée.
C’est la tendance d’un certain luthéranisme[18] que Mehl critique non seulement sur un plan sociologique en dénonçant l’« idée insoutenable et ruineuse d’une séparation radicale en l’homme entre la personne individuelle et l’être social »[19] mais il s’attaque aussi à cette conception d’un point de vue théologique en rappelant l’« affirmation néotestamentaire de la Seigneurerie du Christ glorifié sur l’Église et sur le monde » ; négliger cela, c’est « aller dans le sens où la sécularisation pousse l’Église »[20].
Mehl dénonce également le biblicisme naïf de ceux qui utilisent « tel ou tel verset biblique ou tel ou tel ensemble de versets pour en déduire immédiatement une règle d’action. (…) des préceptes bibliques concrets relatifs à une situation donnée et ayant pour visée la mise en évidence de l’action rédemptrice de Dieu sont transformés en règles universelles d’éthique sociale »[21]. Telle est la tentation d’un certain calvinisme qui, avec de tels principes de lecture, a pris des positions contestables et a privilégié l’Ancien testament au détriment du Nouveau.
Il est indéniable que les grandes conférences œcuméniques organisées à Stockholm (1925) ou à Oxford (1937) ont sensibilisé les Églises protestantes à des problèmes d’éthique sociale[22]. Depuis lors, le Conseil œcuménique des Églises n’a cessé de prendre position sur toute une série de questions sociales. Toutefois, beaucoup de protestants critiquent les déclarations du Conseil qu’ils jugent trop engagées et souvent mal engagées car appuyées par des justifications contestables[23].
Ayant pris ses distances par rapport aux « désengagés » et aux « littéralistes », Mehl se penche sur les encycliques de Jean XXIII[24]. Il note la volonté du Saint père de rattacher la doctrine sociale au droit naturel. Il juge cette référence « inconsistante » dans une civilisation qui n’est plus chrétienne, ce qui semble rejoindre la préoccupation des Pères conciliaires. Mais il va plus loin, soulignant le « caractère relatif et sociologique » du droit naturel. Cette affirmation n’est guère convaincante dans la mesure où l’auteur simplifie quelque peu la position de l’Église. Nous verrons en effet plus loin qu’il n’est pas possible de déduire le caractère évolutif du droit naturel du fait que Jean XXIII approuverait un certain socialisme alors que l’Église auparavant se serait attachée à la diffusion de la propriété privée.
En fait, la position protestante en la matière s’explique par une louable et très sourcilleuse exaltation de la foi qui rejette un peu trop vite au second plan les forces naturelles de l’intelligence. Mehl, et beaucoup de protestants auront ce réflexe, refuse de donner la priorité au discernement naturel sur le discernement spirituel qui est, dit-il, « l’une des promesses majeures faites au croyant ». Il est bien entendu, pour le catholique, que la priorité pédagogique n’implique pas une priorité absolue, essentielle. Mais le protestant persiste en écrivant qu’il n’y a pas d’universalité de la raison qui est toujours située historiquement : l’unique « universalité concrète » est celle de « la Seigneurerie du Christ ».
En somme, le seul fondement possible d’une éthique sociale chrétienne est la parole de Dieu. Et R. Mehl de se réjouir, malgré certaines réserves, que le concile Vatican II, dans Gaudium et spes, rejoigne les préoccupations de l’Église réformée : « il faut souligner, écrit-il, que son mérite inaliénable est précisément de s’ouvrir par une description biblique de l’homme et de sa destinée »[25].
Le Nouveau Testament fonde une éthique sociale en offrant une double vision nouvelle : celle de l’homme devenu, en Jésus-Christ, un frère dont je suis responsable et celle de la marche de l’humanité vers un Royaume déjà inséré dans notre histoire.
L’Évangile crée ainsi un « esprit » qui nous permet de réaliser analogiquement dans la société ce que le Ressuscité réalise déjà dans l’Église qui est son corps. Analogiquement car il n’y pas d’identité entre l’Église et le monde mais il n’y a pas de coupure non plus entre les deux[26]. Fruit d’un « esprit », l’action sociale se greffera sur le témoignage dont elle est indissociable plus que sur les fameux principes auxquels l’Église catholique fait constamment référence.
Il y a donc entre l’accentuation théologique qui marque la doctrine sociale de l’Église depuis Vatican II et les exigences protestantes une convergence intéressante et prometteuse.
Certains théologiens protestants vont plus loin que Mehl et découvrent à partir de l’Évangile des exigences plus précises. Le célèbre pasteur Dietrich Bonhoeffer (1906-1945), grand résistant au nazisme, parlera des « mandats divins » qui ne concernent pas seulement l’Église mais aussi le mariage, le travail et l’autorité. Il mettra en évidence des droits et devoirs naturels indispensables à la vie de l’Église et de la société. N. H. Soe qui ne cache pas sa sympathie pour Jacques Maritain et pour le pape Jean XXIII essaiera de repenser le droit naturel tandis que l’Allemand H. Gollwitzer (1908-1993) n’hésitera pas à proposer des « principes directeurs » qui doivent guider l’engagement chrétien en politique.
Sur le terrain, il n’est pas rare, dans des pays comme l’Allemagne, déjà avant la seconde guerre mondiale, ou la Suisse, au sein, par exemple, du Centre patronal de Lausanne, de rencontrer des groupes mixtes engagés dans la réflexion et dans l’animation de certains secteurs de la société.
En 1991, avant la publication de l’encyclique Centesimus annus, mais pour célébrer conjointement le centenaire de l’encyclique Rerum novarum et le premier congrès social-chrétien de l’Église réformée des Pays-Bas (1891), l’UNIAPAC (Union internationale chrétienne des dirigeants d’entreprise) a publié un ensemble de réflexions et de documents sur l’enteprise[27]. On y affirme, à propos de l’entreprise, bien sûr, que « le discours social des Églises protestantes rejoint dans ses lignes essentielles l’enseignement de l’Église catholique ». Les auteurs notent toutefois qu’« il se caractérise par une approche plus générale, d’autre part sources sont diffuses. Aucun texte n’exprime, globalement et de façon autorisée, l’enseignement des Églises protestantes dans ce domaine »[28].
Néanmoins, on peut lire, sous la plume du Dr Adrian Kouwenhowen[29] et à propos de la chute du communisme, ces considérations qui ne sont pas très éloignées, nous le verrons, des réflexions qui seront développées dans Centesimus annus. Après avoir analysé les tares de l’économie centralisée, l’auteur reconnaît la libre concurrence comme « l’expression d’un droit fondamental d’initiative personnelle reconnu à l’être humain » et qui « s’inscrit donc parfaitement dans les traditions de la pensée sociale-chrétienne. Le fait que l’aspiration à la liberté ne doive pas être illimitée s’y inscrit également. Les activités économiques et les initiatives de chaque individu doivent être mesurées à partir de normes et de valeurs fondées sur la conception de la vie et du monde, telles que la solidarité, la responsabilité au sein de la société et l’équité sociale ». Enfin, le Dr Kouwenhowen conclut : « C’est sur ce terrain commun que la doctrine sociale catholique et la pensée sociale chrétienne protestante se sont rencontrées au cours des dernières années »[30].
En 1998, le P. Jean-Yves Calvez[31] et une personnalité russe, Anatole Krassikov[32], ont publié conjointement à Moscou et à Paris, des réflexions catholiques et orthodoxes sur la question de l’éthique sociale.
Krassikov[33] déclare d’emblée qu’« à la différence des catholiques romains, l’Église de la majorité des croyants de Russie a pendant mille ans de son histoire été pratiquement toujours dans la dépendance du pouvoir séculier qui s’est servi d’elle comme d’un ministère de l’idéologie pour la justification de sa politique ». Et donc il ne faut pas s’étonner que « l’Église orthodoxe russe n’ait pas jusqu’à ce jour élaboré sa propre doctrine sociale, une doctrine sociale se distinguant des programmes des gouvernants de l’époque tsariste d’abord, de l’époque soviétique ensuite »[34].
La situation a changé à partir de 1988, après la célébration du millénaire du baptême de la Russie. Ainsi, en 1990, le nouveau patriarche de Moscou, Alexis II, a déclaré, le jour même de son intronisation : « Notre Église - nous le voyons clairement - se met sur le chemin d’un ample service de la société. Au temps de difficiles transformations - d’importance capitale - pour notre pays, l’Église ne reste pas simple spectatrice sans participer aux événements en cours: elle appuie tous les efforts inspirés par le bien et l’humanité qu’entreprend aujourd’hui notre société pour la résolution des problèmes de la construction d’une vie établie sur des principes de légalité et de justice »[35].
En 1994, l’assemblée des archevêques reconnaît la nécessité d’élaborer une doctrine sociale et à partir de 1997, un groupe de travail s’est mis à l’oeuvre[36].
La tâche n’est pas simple. Selon Krassikov toujours, l’Église russe se trouve devant trois difficultés. Tout d’abord, elle n’a aucune expérience en la matière[37]. De plus, elle manque de théologiens non seulement capables de porter un regard critique sur l’histoire de l’Église orthodoxe et de la Russie mais aussi qui soient au courant de ce qui existe ailleurs comme réflexion sociale. Enfin, l’Église russe connaît de fortes pressions nationalistes et anti-œcuméniques.
J.-Y. Calvez, sur le témoignage d’autres collaborateurs russes souligne encore deux autres difficultés. Nombre d’orthodoxes craignent d’une part que la spécificité chrétienne ne se dissolve dans la recherche de valeurs humaines communes et, d’autre part, dénient toute valeur à la morale naturelle.
Il est donc clair devant de telles réticentes qui nous rappellent celles des protestants, que le dialogue avec les orthodoxes peut être aussi facilité par l’approche théologique de la doctrine sociale, à partir des Écritures.
Malgré tous les obstacles énumérés, quelques signes encourageants de dialogue peuvent être signalés. Ainsi, durant l’automne 1999, divers colloques sur l’enseignement social chrétien, les droits de l’homme, la famille, etc., ont été l’occasion de rencontres entre la minorité catholique et les milieux orthodoxes[38]. Le métropolite de Smolensk et Kalingrad, Kirill[39], déclarait lors du 7e Congrès œcuménique de Bose (Italie), en 1999: « L’Église, en Russie, a le devoir de sauver le peuple russe. Elle doit insuffler une dynamique évangélique dans la vie privée de chaque citoyen aussi bien que dans la vie civile de la nation elle-même. Aujourd’hui, nous avons en Russie un grand nombre de croyants, de pratiquants scrupuleux, mais qui ne comprennent même pas quand on leur parle de la relation qu’il peut y avoir entre leur foi et leur vie quotidienne dans la cité.
Nous souhaitons un renouveau de la foi chez les Russes, car nous sommes convaincus que c’est ainsi que l’on pourra reconstruire très concrètement des relations qui permettront à la société de se forger une identité propre respectée, de se développer économiquement, et d’avoir un rôle pacificateur dans le monde ». C’est la doctrine sociale catholique qui servira, en 2000, de référence à une version orthodoxe « élaborée sur la base d’une expérience de plusieurs années (…). Nous ne voulons pas nous replier sur nous-mêmes ; nous voulons être témoins dans le monde (…) »[40].
Et le 16 août 2000, l’Assemblée plénière des 144 évêques de l’Église orthodoxe russe réunie à Moscou a adopté « un document d’une centaine de pages développant les conceptions d’une véritable doctrine sociale de l’Église orthodoxe russe […]. Sont abordées les relations Église-État (stricte séparation, droit à la désobéissance civile en cas de conflit), l’engagement chrétien dans la vie politique et sociale, la justice (partage équitable du produit du travail mais reconnaissance du bien-fondé de la propriété privée), la suppression souhaitable de la peine de mort, la politique de la famille (importance du mariage, opposition à l’avortement), la morale sexuelle, la bioéthique, la protection de l’environnement et des relations entre l’Église et les médias. »[41]
Le kérygme possède un contenu inévitablement social.
Certains passages de l’Évangile ont tellement frappé les esprits à travers le temps qu’ils font partie du bagage culturel de la plupart des hommes, chrétiens ou non.
Ainsi en est-il sans doute du miracle de la multiplication des pains[1] et de la parabole du bon Samaritain[2].
Jésus y manifeste sa sollicitude pour les hommes dans la réalité concrète de leur vie et spécialement pour l’homme qui souffre. A cette occasion, Jésus fait rappeler l’essentiel de la Loi[3] : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée[4] ; et ton prochain comme toi-même[5] ». Deux « commandements » indissociables.
Si la vie chrétienne consiste à imiter le Christ, on ne voit pas comment nous pourrions échapper au souci de l’autre et des conditions de son existence[6].
Comme nous l’avons déjà vu, le Christ ne prêche pas une révolution politique et sociale et, à sa suite, l’Église « convoque » les hommes au salut. Mais ces hommes qui doivent être sauvés sont des êtres de chair et de sang, des êtres bien concrets, qui ont une culture, qui travaillent, qui sont reliés à d’autres hommes selon des formes très diverses d’association, etc.. Le salut s’adresse donc à l’homme dans son intégralité, à des personnes, façonnées par une histoire particulière, des paysages, des rencontres, une éducation, des structures et des œuvres : « Corps et âme, mais vraiment un, l’homme est dans sa condition corporelle même, un résumé de l’univers des choses qui trouvent ainsi, en lui, leur sommet, et peuvent librement louer leur Créateur »[7].
Le Christ emploie d’ailleurs des images très fortes pour nous éveiller à une vie sociale active. Sur la montagne, il interpelle la foule, chacun d’entre nous : « Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? Il n’est plus bon qu’à être jeté dehors et foulé par les hommes.
Vous êtes la lumière du monde. Une ville sise en haut d’une montagne ne peut rester cachée ; on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau ; on la met sur le lampadaire afin d’éclairer tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise si bien devant les hommes, qu’à la vue de vos bonnes œuvres, ils glorifient notre Père qui est dans les cieux »[8]. Il ne s’agit pas seulement d’annoncer la bonne nouvelle mais bien aussi d’agir, de réaliser de « bonnes œuvres »[9]. L’enseignement de Jésus sur le jugement dernier le confirme de manière saisissante : « Lorsque le Fils de l’Homme reviendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, il siégera sur son trône glorieux. Toutes les nations seront assemblées devant lui. Il séparera les uns d’avec les autres, comme le berger sépare les brebis des boucs. Il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors, à ceux qui sont à droite, le Roi dira : Venez, les brebis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous est destiné depuis la création du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais sans asile, et vous m’avez accueilli ; mal vêtu, et vous m’avez couvert ; malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus à moi. Les justes répondront : Seigneur, quand avons-nous bien pu te voir affamé et te donner à manger, assoiffé et te donner à boire ? Quand avons-nous pu te voir sans asile, et t’accueillir ; mal vêtu, et te couvrir ? Quand avons-nous bien pu te voir malade ou en prison, et venir à toi ? Le Roi répondra : Oui, je vous le déclare, toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de mes petits frères que voici, c’est à moi-même que vous l’avez fait.
Ensuite il se tournera vers ceux qui sont à sa gauche : Retirez-vous de moi, dira-t-il, maudits, allez au feu éternel destiné au diable et à ses anges. Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais sans asile, et vous ne m’avez pas accueilli ; mal vêtu, et vous ne m’avez pas couvert ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. A leur tour, ils diront: Seigneur, quand avons-nous pu te voir affamé ou assoiffé, sans asile ou mal vêtu, malade ou en prison, sans t’assister ? Il leur répondra : Oui, je vous le déclare, toutes les fois que vous avez omis de le faire à l’un de ces petits, c’est à moi-même que vous avez omis de le faire.
Et ces derniers iront au châtiment éternel, tandis que les justes iront à la vie éternelle »[10].
Non seulement, le Christ, en s’incarnant s’est uni à tout homme confirmé ainsi dans son statut d’être créé à l’image de Dieu et doté dorénavant d’une dignité extraordinaire qui rejaillit sur tous les aspects de sa vie mais, plus particulièrement encore, le Christ s’identifie aux plus démunis. Dès lors, servir l’homme et spécialement le plus pauvre, devient un service religieux, inspiré par Dieu et qui touche Dieu lui-même[11].
On peut aussi rappeler l’invitation à la prière continuelle[12]. Déjà dans l’Ancien Testament, il était dit que : « L’homme qui tiendra sa volonté dans la loi du Seigneur et la méditera nuit et jour donnera du fruit »[13]. Dans le Nouveau Testament, la demande est plus précise encore et son exigence peut paraître dérangeante : « Il faut toujours prier et ne jamais cesser de prier »[14] ; « Veillez en priant à tout moment »[15] ; « Ayez soin de demeurer dans la prière, veillez dans la prière »[16] ; « Soit que nous soyons éveillés, soit que nous dormions, vivons toujours avec Jésus »[17] ; « Priez sans jamais cesser »[18]. Cette invitation peut paraître irréaliste à première vue et pourtant l’enseignement le plus constant de l’Église la confirme : « Il n’y a qu’un chemin pour arriver à Dieu, écrivait Thérèse d’Avila, c’est la prière ; si l’on vous en indique un autre, on vous trompe ». La réponse du bon sens a été de nombreuses fois donnée. ainsi, Thomas d’Aquin explique : « L’homme prie tant qu’il agit dans son cœur, dans ses paroles, ses actions, de façon à tendre vers Dieu et ainsi celui qui ordonne toute sa vie à Dieu prie toujours »[19].
Notre conversion doit être totale. Elle ne peut se limiter à certains aspects de notre vie : toutes nos activités comme notre vie intérieure doivent être religieuses, c’est-à-dire reliées à Dieu et à sa Parole.
Le concile Vatican II a innové en consacrant son plus long document à l’insertion de l’Église dans le monde. Toute la première partie de Gaudium et spes est consacrée à nous persuader que l’Église ne peut renoncer à l’animation du monde qu’en se reniant elle-même.
Les arguments seront théologiques et philosophiques.
Il s’agit d’abord de convaincre nos contemporains, volontiers individualistes, du caractère communautaire de la vocation de l’homme. L’homme ne se sauve pas seul. Gaudium et spes, en cet endroit, reprend l’enseignement de Lumen gentium sur le peuple de Dieu[1].
Par leur origine commune et parce qu’ils sont destinés à une même fin qui est Dieu lui-même, tous les hommes sont frères, et appelés à l’amour mutuel, à l’image d’ailleurs d’un Dieu trine[2]. Dieu fait alliance avec un peuple et lorsqu’il s’incarne, il « entre dans le jeu de la solidarité ». Il s’insère dans une culture et une société bien déterminée. Dans sa prédication, il appelle à l’unité, au don de soi et à la mission universelle. Par sa mort, sa résurrection et le don de son Esprit, une nouvelle communion fraternelle est instituée et réalisée en son propre Corps qui est l’Église. La solidarité des membres de ce Corps ne doit pas cesser de croître[3].
La raison, de son côté, « fait apparaître qu’il y a interdépendance entre l’essor de la personne et le développement de la société elle-même. En effet, la personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d’une vie sociale (…) ». C’est « par l’échange avec autrui, par la réciprocité des services, par le dialogue avec ses frères que l’homme grandit selon toutes ses capacités et peut répondre à sa vocation (…) ».
Mais si les personnes humaines reçoivent beaucoup de la vie sociale pour l’accomplissement de leur vocation, même religieuse, on ne peut cependant pas nier que les hommes, du fait des contextes sociaux dans lesquels ils vivent et baignent dès leur enfance, se trouvent souvent détournés du bien et portés au mal. Certes, les désordres, si souvent rencontrés dans l’ordre social, proviennent en partie des tensions existant au sein des structures économiques, politiques et sociales. Mais, plus radicalement, ils proviennent de l’orgueil et de l’égoïsme des hommes, qui pervertissent aussi le climat social. Là où l’ordre des choses a été vicié par les suites du péché, l’homme déjà enclin au mal par naissance, éprouve de nouvelles incitations qui le poussent à pécher : sans efforts acharnés, sans l’aide de la grâce, il ne saurait les vaincre ».[4].
Il est clair que l’état de la société importe à la croissance humaine que ce soit dans les plans physique, psychologique, intellectuel, moral ou religieux. Or, « la civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu »[5].
Comment, dans ces conditions, l’Église pourrait-elle se désintéresser des affaires du « monde » ?
S’il est important de rappeler aux individualistes chrétiens ou non, le caractère social de leur personnalité et de leur vocation, il faut aussi contester une vision fort répandue et qui consiste, pour des raisons religieuses ou sociales, à considérer l’homme comme impie ou présomptueux lorsqu’il veut changer les circonstances de sa vie. Le monde est imparfait sous le regard d’un Dieu tout-puissant ! N’est-ce pas orgueil, injure, folie, péché, de prétendre apporter quelque correction à cette création que Dieu lui-même respecte ?
Gaudium et spes répond sans ambigüité : « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers: en sorte que, tout en étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre.
Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire.
Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l’homme, plu s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant »[6].
Cet enseignement de Vatican II est bien conforme à toute la tradition de l’Église même s’il n’a jamais été aussi longuement développé dans le passé.
Dans Centesimus annus, Jean-Paul II rappelait que pour l’Église, « le message social de l’Évangile ne doit pas être considéré comme une théorie mais avant tout comme un fondement et une motivation de l’action. Stimulés par ce message, quelques-uns des premiers chrétiens distribuaient leurs biens aux pauvres, montrant qu’en dépit des différences de provenance sociale, une convivialité harmonieuse et solidaire était possible. Par la force de l’Évangile, au cours des siècles, les moines ont cultivé la terre, les religieux et religieuses ont fondé des hôpitaux et des asiles pour les pauvres, les confréries ainsi que des hommes et des femmes de toutes conditions se sont engagés en faveur des nécessiteux et des marginaux, dans la conviction que les paroles du Christ « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40) ne devaient pas rester un vœu pieux mais devenir un engagement concret de leur vie »[1]. Et il ne s’agit pas simplement de charité au sens commun du terme car le pape précise que « l’amour pour l’homme, et en premier lieu pour le pauvre dans lequel l’Église voit le Christ, se traduit concrètement par la promotion de la justice »[2].
Ces considérations montrent que naturellement, pourrait-on dire, le chrétien poussé par l’Évangile, s’engage dans l’action sociale. Progressivement toutefois et particulièrement au moment où la société ambiante se déchristianise ou propose un mode de vie qui contredit le message du Christ, apparaît la nécessité d’une évolution politique qui permette à la foi de vivre, de croître et de produire ses effets dans l’ensemble de la société.
Ainsi, prêchant sur le devoir des Rois, Bossuet[3] évoquant le combat de la vertu et du vice à l’intérieur des sociétés, précise d’abord que le vice ne peut être extirpé par la force mais par l’exemple de la vertu du prince. Est-ce suffisant « pour faire régner Jésus-Christ » ? Non. Les vices « dissipés » par l’exemple, il faut que la vertu soit favorisée. Telle est la mission du prince ainsi que saint Grégoire[4] l’écrivait à l’empereur Maurice[5] : « C’est pour cela que la puissance souveraine vous a été accordée d’en haut sur tous les hommes ; afin que la vertu soit aidée, afin que la voie du ciel soit élargie, et que l’empire terrestre serve à l’empire du ciel »[6].
Pie XII développe la même idée dans une formule forte : « De la forme donnée à la société conforme ou non aux lois divines, dépend et découle le bien ou le mal des âmes… »[7] .
Jean XXIII précise et explique[8] que « le bien commun embrasse l’ensemble des conditions de vie en société qui permettent à l’homme d’atteindre sa perfection propre de façon plus complète et plus aisée[9]. Composé d’un corps et d’une âme immortelle, l’homme ne peut, au cours de cette existence mortelle, satisfaire à toutes les requêtes de sa nature ni atteindre le bonheur parfait. Aussi les moyens mis en œuvre au profit du bien commun ne peuvent-ils faire obstacle au salut éternel des hommes, mais encore doivent-ils les y aider positivement. »
Il faut donc conjointement changer le monde pour que la croissance spirituelle soit possible et favorisée et changer les cœurs dans la mesure où bien des maux sociaux trouvent leur origine dans le péché des hommes.
L’évangélisation du « monde » est inévitable et nécessaire. L’homme étant un être de relations, l’évangéliser c’est évangéliser ses relations. On sait que « la foi sans les œuvres est une foi morte ». Et les « œuvres » représentent précisément tout ce qui transforme le monde, le rend plus humain, plus conforme au plan de Dieu. De même que le fidéisme[10] finit par détruire la foi, le refus ou l’impossibilité de vivre l’Évangile dans toutes ses conséquences terrestres, l’étouffe et la dessèche.
La société est indispensable à la croissance de l’homme. Et le chemin vers Dieu, on l’a dit et répété, peut être rendu plus facile ou plus difficile suivant la culture, le système politique ou économique. Comment l’Église, dès lors, pourrait-elle, de manière crédible et efficace, parler de la conversion de l’homme, de sa libération du péché sans tenir compte du contexte dans lequel il vit et qui, en bien ou en mal, l’influence.
Léon XIII estime qu’il a le droit et le devoir d’intervenir dans la question sociale parce que l’état des mœurs met en péril la foi. Et Paul VI parlera au nom de l’« humanisme intégral », au nom de l’homme considéré dans l’intégralité de son être matériel et spirituel.
Le concile Vatican II sera aussi l’occasion, pour l’Église, de développer sa pensée sur la liberté religieuse.
Ce droit formulé de manière solennelle par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (1948)[1] stipule que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seul ou en commun, tant en public qu’e, privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ». Il est clair que la religion ne peut être confinée au seul domaine privé ; d’autant plus que ce droit est associé à d’autres: liberté d’opinion et d’expression, liberté de réunion et d’association, liberté politique, syndicale, etc. qui, en principe, ne peuvent subir de discrimination en fonction précisément des convictions philosophiques ou religieuses.
C’est face aux totalitarismes modernes que l’Église, au XXe siècle, a développé sa réflexion sur la liberté religieuse, réflexion qui inspira plusieurs artisans de la Déclaration universelle. Pie XI, face au fascisme défend « les droits sacrés et inviolables des âmes et de l’Église » et « la liberté des consciences »[2]. Contre le communisme, il rappellera les « prérogatives » dont Dieu a doté l’homme, c’est-à-dire ses différents droits, et déclarera que la société « ne peut lui en rendre, par principe, l’usage impossible »[3]. Puis, face au nazisme, il proclamera que « l’homme en tant que personne possède les droits qu’il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité hors de toute atteinte qui tendrait à les nier, à les abolir ou à les négliger(…) Le croyant a un droit inaliénable à professer sa foi et à la revivre comme elle veut être vécue. Des lois qui étouffent ou rendent difficiles la profession et la pratique de cette foi sont en contradiction avec le droit naturel »[4]. On trouvera ensuite dans l’oeuvre de Pie XII[5] la première déclaration « ecclésiastique » des droits fondamentaux de la personne humaine. Jean XXIII dans Pacem in terris[6] poursuivra cette réflexion qui culminera au Concile, en 1965, dans la déclaration Dignitatis humanae[7].
Ce texte important consacré au « droit de la personne et des communautés à la liberté sociale et civile en matière religieuse » définit plus précisément que la Déclaration de 1948 la liberté religieuse. « Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres ». Cette proclamation est essentielle pour au moins deux raisons. Tout d’abord vu qu’elle touche au plus intime de la personne humaine, cette liberté peut être reconnue comme la plus fondamentale, comme le point de départ logique[8] de toutes les autres libertés qui semblent en découler puisque l’homme religieux ou non est un être social qui se prolonge et prolonge ses convictions dans tous les domaines de son existence. Mais cette déclaration est aussi historiquement importante, à une époque où, à côté de l’intolérance traditionnelle de certains militantismes athées, apparaissent des intégrismes et des groupements sectaires nouveaux. C’est pourquoi, vu son objet, elle s’adresse à tous les hommes et à toutes les collectivités, quelles que soient leurs traditions culturelles. C’est pourquoi aussi, avant de développer des arguments théologiques, la déclaration présente une réflexion philosophique qui fonde le droit à la liberté religieuse sur la nature même de l’homme et établit, par le fait même, sa transcendance[9] sur le pouvoir civil. Nous y reviendrons au chapitre suivant.
Ce n’est donc pas un privilège[10] mais un droit universel et primordial que l’Église invoque et en vertu duquel « il est juste qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations »[11].
Beaucoup de nos contemporains contestent à l’Église le droit de se pencher sur les affaires du « monde » et souhaiteraient confiner son action au domaine privé. Ils redoutent, comme dit Gaudium et spes, « un lien trop étroit entre l’activité concrète et la religion : ils y voient un danger pour l’autonomie des hommes, des sociétés et des sciences »[1].
La réponse du Concile est nuancée mais capitale pour comprendre comment l’Église envisage son action dans le monde : « Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu. Bien plus, celui qui s’efforce avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient les êtres et les fait ce qu’ils sont. A ce propos, qu’on nous permette de déplorer certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits, elles ont conduit beaucoup d’esprits jusqu’à penser que science et foi s’opposaient.
Mais si, par « autonomie du temporel », on veut dire que les choses créées ne dépendent pas de Dieu, et que l’homme peut en disposer sans référence au Créateur, la fausseté de tels propos ne peut échapper à quiconque reconnaît Dieu. En effet, la créature sans Créateur s’évanouit. Du reste, tous les croyants, à quelque religion qu’ils appartiennent, ont toujours entendu la voix de Dieu et sa manifestation, dans le langage des créatures. Et même, l’oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même ».
Il n’y a donc pas de séparation, entre le domaine temporel et le domaine spirituel, comme on l’entend trop souvent, mais une distinction qui sauvegarde les spécificités en présence au sein d’un même monde.
Distinguer pour unir est le titre très significatif d’un ouvrage de Jacques Maritain. Selon le philosophe, « il semble que le cours des temps modernes soit placé sous le signe de la disjonction de la chair et de l’esprit, ou de la dislocation progressive de la figure humaine. (…) L’homme cependant est chair et esprit non pas liés par un fil, mais unis en substance. Que les choses humaines cessent d’être à la mesure du composé humain, les unes demandant leur nombre aux énergies de la matière, les autres aux exigences d’une spiritualité désincarnée, c’est pour l’homme un écartèlement métaphysique épouvantable. On peut croire que la figure de ce monde passera le jour où cette élongation sera devenue telle que notre cœur éclatera »[2].
On trouve la même inquiétude chez Albert Camus : « Alors que Platon contenait tout, le non-sens, la raison et le mythe, nos philosophes ne contiennent rien que le non-sens ou la raison, parce qu’ils ont fermé les yeux sur le reste ». Dans la mesure où ils n’envisagent plus la complexité du monde mais en compartimentent les différents aspects, Camus n’hésite pas à les comparer à une taupe qui méditerait[3] !
Il est normal que l’Église catholique cherche à justifier son engagement mondain puisque depuis son origine elle s’est investie dans les problèmes temporels. Elle estime que c’est son devoir, sa mission et donc son droit le plus strict. Nous avons vu que de plus en plus les Églises protestantes, longtemps critiques vis-à-vis de la ligne de conduite catholique, partagent le même souci social avec des arguments semblables.
Mais des penseurs non chrétiens voire oppsés au christianisme nous onfortent dans l’idée que l’Église doit rester agissante dans le monde, au sens où nous avons pris cette expression.
On se souvient peut-être des analyses proposées par Henri Bergson[1] dans son célèbre ouvrage Les deux sources de la morale et de la religion[2]. Il souligne une opposition relative entre, d’une part, la morale close et la religion statique et, d’autre part, la morale ouverte et la religion dynamique. d’un côté, les règles imposées par une société déterminée rendent possible la vie en commun. Ce sont des obligations et des habitudes qui répondent à une sorte d’instinct social naturel. Dans cette société close, la cohésion sociale est renforcée par la croyance naturelle à des forces impersonnelles qui s’expriment dans la magie et la sorcellerie ou en un Dieu suprême, souverain incontesté. d’un autre côté, apparaissent des personnalités exceptionnelles, prophètes, saints, sages, qui interpellent le conformisme social dont ils se sont libérés au nom au nom d’une charité universelle, d’une mystique qui a retrouvé l’élan vital. Pour Bergson, une influence mutuelle s’exerce au profit des deux parties : l’obligation sociale soutient la charité universelle et celle-ci adoucit les rigueurs de la loi.
On peut penser que l’opposition signalée se renforce à certaines époques où la société se ferme aux appels des héros. Il semble que ce soit le cas aujourd’hui où la culture ambiante dresse en face des héros inspirés par l’Amour créateur, ses propres modèles élevés au rang de petits dieux mais bien conformes au schéma de la société close, c’est-à-dire fermée à toute verticalité, à toute dimension qui la dépasse et la met en question[3]
Tout homme est, bon gré mal gré, dans une certaine mesure, à l’image de la société qui le nourrit, société « qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne ». Il ne faut pas sous-estimer le poids de ce conformisme social et même si un héros nous appelle à « l’élan de la vie », le modèle social agit comme un frein d’autant plus puissant que la contradiction est grande entre le saint, le sage, le prophète et le « monde ».
Dans cette optique, l’appel de notre héros, Jésus-Christ, heurte, à maints égards les canons de la morale sociale telle que nous la vivons dans nos sociétés dites développées. Il est difficile à des hommes dont l’individualisme a été exacerbé dans un univers qui exalte le pluralisme, le profit, la réussite matérielle et le plaisir immédiat de trouver séduisante la figure du Christ souffrant ! Le modèle social l’emporte tout naturellement sur le modèle christique. Pour vivre, celui-ci doit convertir la société de telle manière que la vboie du ciel soit plus aisée comme disait saint Grégoire.
Les oppositions les plus radicales au message chrétien témoignent également mais indirectement de l’importance de l’incarnation du message chrétien.
Ainsi, au XVIIIe siècle, la philosophie des « lumières »[4] va s’efforcer de séculariser[5] la société, c’est-à-dire de rompre le lien entre le spirituel et le temporel, confinant ainsi au seul sanctuaire, dans le meilleur des cas, l’influence de l’Église.
Si, dans les Lettres anglaises[6], après avoir loué toutes les facettes de la civilisation anglaise, Voltaire consacre une dernière lettre à Pascal, c’est pour écarter une vision nuisible à l’établissement d’une société moderne, c’est-à- dire, une société « peuplée, opulente, policée »[7]. En effet, l’inquiétude métaphysique que Pascal tentait de glisser dans l’esprit du libertin de son temps risque de rendre très relative l’invitation voltairienne à se consacrer, sans se poser trop de questions, à la production des richesses indispensables au bonheur de l’homme. Le paradis n’est-il pas où nous sommes ? En même temps, Voltaire s’efforcera d’écarter la raison du domaine de la foi. Car Pascal nous interpelle d’abord au fond de notre incroyance et par là risque de toucher tous les hommes. Voltaire va donc, se déguiser en défenseur de la pureté de la foi et condamner comme impie, orgueilleuse et insensée la tentative pascalienne d’ébranler le matérialisme de son interlocuteur par des raisonnements.
Comme l’écrit Jean-Paul II, « la foi, privée de la raison, a mis l’accent sur le sentiment et l’expérience, en courant le risque de ne plus être une proposition universelle. Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible, puisse avoir une force plus grande ; au contraire, elle tombe dans le grand danger d’être réduite à un mythe ou à une superstition »[8]. C’est le drame du fidéisme que joue Voltaire et dont il a compris la force destructrice sous des apparences respectueuses.
De même, sans enracinement social, le message chrétien dépérit. Cette loi n’a pas échappé aux ennemis de la religion, persuadés que cette rupture est plus efficace qu’un sermon athée. Tout le XVIIIe siècle témoigne des efforts pour éliminer la présence agissante de l’Église au sein des réalités temporelles. Le film de Roland Joffé, Mission[9], a révélé au grand public en 1986, l’action destructrice du Marquis de Pombal[10], qui inspira, en tant que Secrétaire d’État pendant 27 ans, un sécularisme musclé au Portugal et dans les colonies. Les Jésuites[11] sont particulièrement visés parce qu’ils étaient efficaces, au Paraguay notamment, auprès des Indiens Guarani qui trouvent dans les « réductions » organisées par les Pères non seulement une protection contre le servage colonial et les razzias des chasseurs d’esclaves mais aussi une structure de développement économique et personnel qui respecte l’enracinement culturel des indigènes tout en leur apportant la « bonne nouvelle ». Les « réductions » espagnoles cédées au Portugal subirent les assauts de Pombal qui finalement, en 1759 expulsa les membres de la Compagnie de tous les territoires portugais. L’autoritaire marquis ne fut pas seul attelé à ce travail : le ministre et secrétaire d’État Choiseul[12] en France, d’Aranda[13] en Espagne, Du Tillot[14] dans le duché de Parme et de Plaisance, Tanucci[15] dans le royaume de Naples, suivirent la même voie. Ces attaques d’inspiration maçonnique aboutiront à la dissolution de la Compagnie de Jésus en 1773 par le pape Clément XIV[16].
Cette politique laïciste nourrie dans les « sociétés de pensée » va porter un coup terrible à l’évangélisation. Une argumentation athée ou antichrétienne, à l’expérience, ne porte guère de fruits. Elle pousse le croyant à répondre argument pour argument et à renforcer sa conviction en exerçant sa raison. Autrement efficace et donc dangereux, le slogan unique de la laïcité contemporaine : la religion est une affaire strictement privée[17].
L’auteur de L’homme révolté a confirmé cette analyse en donnant à la mort de Louis XVI une valeur symbolique très significative : la mort du prince chrétien marque la fin d’une forme de présence chrétienne au « monde ». « Le 21 janvier[18], avec le meurtre du roi-prêtre, s’achève ce que l’on appelé significativement la passion de Louis XVI. Certes, c’est un répugnant scandale d’avoir présenté comme un grand moment de notre histoire l’assassinat public d’un homme faible et bon. cet échafaud ne marque pas un sommet, il s’en faut. Il reste que, par ses attendus et ses conséquences, le jugement du roi est à la charnière de notre histoire contemporaine. Il symbolise la désacralisation de cette histoire et la désincarnation du dieu chrétien. Dieu jusqu’ici se mêlait à l’histoire par les rois. Mais on tue son représentant historique, il n’y a plus de roi. Il n’y a donc plus qu’une apparence de Dieu relégué dans le ciel des principes. Les révolutionnaires peuvent se réclamer de l’Évangile. En fait, ils portent au christianisme un coup terrible dont il n’est pas encore relevé(…) ce n’est pas Capet qui meurt, mais Louis de droit divin, et, avec lui, d’une certaine manière, la chrétienté temporelle »[19]. Restera à l’Église la tâche de s’adapter à la situation nouvelle et d’inventer à travers la démocratie, comme nous le verrons plus loin, une nouvelle manière d’« incarner le Dieu chrétien ».
Après le XVIIIe siècle, les philosophies « du soupçon »[20] poursuivront et amplifieront ce travail de rupture. Ainsi en est-il de toute la mouvance marxiste-léniniste. Lénine[21] écrit que « la lutte anti-religieuse ne peut se borner à des prêches abstraits. Elle doit être liée à la pratique concrète du mouvement, qui tend à supprimer les racines de la religion »[22].
C’est dans cet esprit et au sein même du socialisme « démocratique » qu’il est demandé aux chrétiens de ne pas tenter d’insérer dans la société civile leurs options religieuses qui doivent rester strictement privées. Ainsi à la question de savoir si des chrétiens peuvent militer au sein du parti socialiste, il est répondu qu’ils « doivent considérer leurs convictions religieuses éminemment respectables, comme affaires personnelles qui ne peuvent en aucune manière interférer dans la vie publique. on peut être profondément chrétien et ardent socialiste, mais on ne peut être militant socialiste ou mandataire et promotionner l’enseignement catholique, faire campagne contre l’avortement ou s’opposer à la reconnaissance effective de la laïcité »[23].
Ces témoignages nous montrent qu’une attitude réservée, sans implication sociale, de la part des chrétiens est proprement suicidaire. La doctrine sociale n’est pas facultative.
Toutefois, si les textes de Vatican II (Gaudium et spes et Dignitatis humanae) cités plus haut nous révèlent l’importance du « politique » dans l’évangélisation (qui est un droit et un devoir), ils soulignent en même temps la relativité du « politique ». Il est clair que dans la perspective chrétienne évoquée, l’organisation du monde n’est pas une fin en soi, même si elle est indispensable, puisque l’homme est, par nature, un être social. Il n’est pas inutile, à cet endroit, de relire le « principe et fondement » de saint Ignace[1]: « L’homme a été créé pour louer, respecter et servir Dieu, notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il a été créé. Il s’ensuit que l’homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin, et s’en dégager dans la mesure où elles lui sont un obstacle ». Certes, ce texte a comme but de placer le retraitant dans les meilleures dispositions possibles c’est-à-dire dans une attitude d’« indifférence » spirituelle qui le rende totalement disponible à Dieu, il n’empêche qu’il peut servir aussi à illustrer notre propos et à le justifier.
En effet, l’origine et la fin de l’homme se situant au delà du « monde », en Dieu, tout le reste, communautés, biens, etc., non seulement ne sont que des moyens au service de cette fin mais encore ne sont que des moyens soumis à un choix moral, utilisables « dans la mesure où ». Il n’est pas possible, dans cette optique, d’accorder à l’organisation sociale, aussi bonne fût-elle, aux performances économiques ou à quelque projet strictement humain, la priorité absolue ou, pire, encore, de les « diviniser » ou d’en diviniser les représentants ou les incarnations, comme on l’a trop souvent vu durant ce XXe siècle à travers des leaders « charismatiques » de toutes sortes.
Est exclue donc toute conception politique qui serait fermée sur le temporel, qui confondrait tel « royaume », aussi parfait puisse-t-il être, avec le Royaume. La « politique » est au service des hommes pour les aider à grandir dans leur humanité intégrale. Rappelons-nous le rôle attribué par saint Grégoire à la « puissance souveraine ». Elle doit aider la vertu mais ce n’est pas elle qui définit la vertu ou la crée ; elle doit élargir la voie du ciel mais ce n’est pas elle qui la trace.
Rappelons-nous l’avertissement de saint Paul : « …nous n’avons pas ici-bas de cité permanente , mais nous sommes en quête de la cité future »[2].
A toutes les époques surgissent des utopies parfois tenaces qui promettent le paradis sur terre. Paradis qui, soit dit en passant, a, par certains aspects, des allures de société communiste. Platon[3] nous en offre un premier exemple célèbre avec la République. Il tentera de mettre en pratique ses idées auprès de Denys, tyran de Syracuse[4]. Ce sera un échec mais il persistera à croire que « les races humaines ne verront pas leurs maux cesser avant que n’aient accédé aux charges de l’État ceux qui pratiquent la philosophie, ou encore que ceux qui ont le pouvoir ne deviennent réellement philosophes »[5]. A sa suite, bien d’autres tenteront de préciser le rêve en imaginant des constructions plus séduisantes les unes que les autres. Le dominicain italien Tommaso Campanella[6] proposera la Cité du Soleil. Thomas More[7] appellera sa cité parfaite Utopie. Ce nom restera désormais pour désigner les projets de ce genre. On peut encore citer, en Angleterre, la République d’Oceana de James Harrington[8]. Dans tous les cas, la raison philosophique prétend apporter la solution politique qui nous permettra enfin de vivre heureux.
Souvent aussi le paradis terrestre est présenté comme l’aboutissement de l’histoire. Cette tentation remonte sans doute à Joachim de Flore[9] qui « aurait transformé l’espérance chrétienne de l’accomplissement eschatologique en une utopie temporelle »[10]. Le cardinal de Lubac[11] reconnaissait le joachimisme « dans le processus de sécularisation qui, trahissant l’Évangile, transforme en utopies sociales la recherche du royaume de Dieu »[12]. Pour Joachim de Flore, l’histoire se déroule selon un schéma trinitaire : après le règne du Père (c’est l’Ancien testament et le temps des laïcs) et celui du Fils (le Nouveau Testament et le temps des clercs et de Pierre), va venir le temps de l’Esprit (celui de la vie monastique et de Jean), le troisième règne où l’Église concrète que nous connaissons et qui est l’œuvre du Fils, sera dépassée par une Église spirituelle. Ce rêve d’un nouvel âge où les vicissitudes présentes auront disparu, H. de Lubac en suit la trace jusqu’à nos jours. Certes, cette vision va nourrir des oppositions à l’Église institutionnelle mais aussi des messianismes temporels qui sécularisent la pensée de Joachim[13].
Cette vision d’un temps en progrès s’est développée aussi en dehors de toute influence trinitaire. Ainsi, Charles Fourier[14], l’inventeur des célèbres phalanstères, affirmera qu’après les périodes successives d’édenisme, de sauvagerie, de patriarcat, de barbarie et de civilisation, nous allons arriver à l’état de garantisme qui nous mènera à l’harmonie parfaite.
Enfin, bien des sectes, aujourd’hui comme hier, invitent à se retirer du monde « normal » pour construire de petites sociétés où vont régner la vertu, la vérité, la vraie foi selon des règles de vie réputées parfaites. Pour n’évoquer que des sectes inoffensives et anciennes comme celle des Quakers ou des Amish, et sans discuter du bien-fondé de leurs principes, constatons simplement qu’elles ne peuvent vivre que par la protection de la grande société qui les entoure, les protège et leur garantit la liberté de conscience et de religion…
Les hommes rêvent d’une société idéale mais ils doivent lucidement reconnaître que le monde, des origines jusqu’au dernier jour, est livré à un dur combat entre le bien et le mal et, comme dit Gaudium et spes[15], « engagé dans cette bataille, l’homme doit sans cesse combattre pour s’attacher au bien ; et ce n’est qu’au prix de grands efforts, avec la grâce de Dieu, qu’il parvient à réaliser son unité intérieure ». La difficulté ne peut justifier aucune démission, aucun découragement car le chrétien sait « que toutes les activités humaines, quotidiennement déviées par l’orgueil de l’homme et l’amour désordonné de soi, ont besoin d’être purifiées et amenées à leur perfection par la croix et la résurrection du Christ ».
Tout homme croyant ou non fait l’expérience douloureuse de la précarité, de la méchanceté et tout esprit lucide sait qu’il en sera toujours ainsi et que toute œuvre même si elle est bien intentionnée et donne de bons fruits, est soumise à l’usure, à la fatigue, aux accidents de l’histoire et aux assauts de l’orgueil, de l’égoïsme et de la jalousie.
Mais, mystérieusement, le rêve de la cité idéale sous-tendu par l’irrépressible besoin de bonheur, lui taraude l’esprit et le pousse à ne pas se satisfaire de l’état présent. Toutes les transformations du monde sont nées d’une volonté de progrès même s’il a souvent pris le visage de la barbarie. Certains, comme Thomas More et comme bien des poètes, se sont contentés de décrire la vie parfaite ; d’autres, comme Platon, se sont heurtés à la dure réalité de l’incarnation ; d’autres encore, comme les successeurs de Marx, ont voulu, coûte que coûte, et même dans le sang, soumettre le monde à leurs constructions intellectuelles.
Il semble bien que l’homme soit ainsi un être emporté sans cesse par le désir d’un mieux terrestre.
Le message évangélique éclaire singulièrement cette tension interne et les heurts qu’elle provoque dans notre existence[16].
« Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre, agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ; il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir[17], mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière ».
La force du perfectionnement humain et de la transformation du monde, c’est l’amour. Amour de Dieu et des hommes. Par le Christ, nous savons que cette voie « est ouverte à tous les hommes et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas vain ». Certes, comme son frère incroyant, le chrétien est confronté aux difficultés et doit porter, comme son Seigneur et à sa suite, « cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix » mais « s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu ». En effet, « ce qui a été semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité. La charité et ses œuvres demeureront » puisque, comme il a été promis, « ce que vaut le travail de chacun, le feu l’éprouvera. Si l’ouvrage construit résiste, l’ouvrier recevra sa récompense »[18].
Le Seigneur promet en effet des « cieux nouveaux » et « une terre nouvelle »[19] « où règnera la justice et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme ».
En attendant, notre action dans le monde n’est certainement pas superflue : « … l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir ».
« … ces valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits excellents de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père « un Royaume éternel et universel : royaume de vérité et de vie, royaume de sainteté et de grâce, royaume de justice, d’amour et de paix »[20] ».
Gaudium et spes ajoute encore que « mystérieusement, le royaume est déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra ».
La cité idéale sera donc réalisée à la fin des temps, par la grâce de Dieu, initié par la résurrection du Christ. Le Christ en est l’initiateur et le réalisateur ultime. Ce n’est pas l’homme qui peut, par ses seules forces, l’établir même si sa collaboration, dérisoire par rapport au don promis, est précieux pour le bien-être et le salut du monde comme pour hâter l’instauration du Royaume. Notre rôle est de faire grandir l’image du Royaume dans nos royaumes pour offrir à Dieu ce qui deviendra « une offrande agréable ». Le dessein de Dieu est de « ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre »[21]
Sans vouloir nous attarder à ce qui risque d’être considéré comme un plaidoyer « pro domo », signalons tout de même quelques bienfaits sociaux qui découlent de la présence agissante de l’Église et des chrétiens.
L’Église offre aux hommes, à travers l’Évangile, une réponse aux questions essentielles qu’ils se posent sur leur existence et son sens. Elle est utile à chaque homme puisqu’elle défend, comme nous le verrons, la dignité de tout être humain et l’ensemble de ses droits, quels que soient son âge, son état de santé, sa culture, sa race, sa position sociale, sa philosophie ou sa religion.
L’Évangile est une force inégalable de transformation personnelle et sociale puisqu’il « annonce et proclame la liberté des enfants de Dieu, rejette tout esclavage qui en fin de compte provient du péché, respecte scrupuleusement la dignité de la conscience et son libre choix, enseigne sans relâche à faire fructifier tous les talents humains au service de Dieu et pour le bien des hommes, enfin confie chacun à l’amour de tous »[1].
L’Évangile libère l’homme de ce qui l’entrave, le diminue, l’altère. Pour répondre, en 1946, à certaines critiques contre les chrétiens, le philosophe Gustave Thibon répliqua : « Nous ne sommes ni de droite ni de gauche, nous ne sommes même pas d’en haut, nous sommes de partout. Nous sommes las de mutiler l’homme ; que ce soit pour l’accabler comme à droite ou pour l’adorer comme à gauche, nous sommes las de le séparer de Dieu. Nous n’abandonnerons pas un atome de la vérité totale qui est la nôtre. Au nom de quoi nous attaque-t-on ? Nos adversaires sont-ils pour le peuple ? Nous le sommes. Pour la liberté ? Nous le sommes. Pour l’autorité ? Nous le sommes. Pour la race, pour l’État, pour le justice ? Nous sommes tout cela, mais pour chaque chose à sa place. On ne peut nous frapper qu’en nous arrachant nos propres membres. Nous sommes pour chaque partie, étant pour le tout. Nous ne voulons rien diviniser de la réalité humaine et sociale parce que nous avons déjà un Dieu ; nous ne voulons rien repousser non plus parce que tout est sorti de ce Dieu. Nous ne sommes contre rien. Ou plutôt, car le néant est agissant aujourd’hui, nous sommes contre le rien. Devant chaque idole, nous défendons la réalité que l’idole écrase. Sous quelque fard qu’il se présentent, nous disons non à tous les visages de la mort. »[2]
Vivre selon l’Évangile développe toute une série d’attitudes qui ne sont pas sans conséquences sociales majeures. Ainsi en est-il de l’amour de la paix et de la justice, de la patience et due pardon, du courage et de l’humilité, de l’hospitalité. En même temps, lma parole de Dieu nous révèle l’importance du mariage et de la solidarité, le vrai sens de l’autorité et de l’obéissance, la dignité et le respect du travail, le devoir d’agir pour le bien commun, etc..
Il est évident que toute société ne peut que gagner à rassembler des citoyens honnêtes et loyaux, qui ne trahissent pas la parole donnée. Bien des contraintes, bien des contrats et bien des contrôles seraient inutiles. L’administration et la justice en verrait leur tâche simplifiée !
L’Église s’engage partout à aider et promouvoir tout ce qui est bon et juste dans les institutions humaines pour autant que cette tâche soit compatible avec sa mission. C’est ainsi que des états athées profitent des bienfaits sociaux apportés par le christianisme notamment à travers les œuvres d’enseignement et les œuvres caritatives comme à travers l’engagement loyal, nécessaire et multiforme des laïcs chrétiens dans tous les domaines de la vie publique. Il suffit de lire les discours prononcés par certains chefs d’États non chrétiens, lors d’une visite du Souverain Pontife, pour s’en rendre compte. Ils ne peuvent que se réjouir de la présence sur leurs territoires d’écoles, d’œuvres et d’hôpitaux gérés par des chrétiens.
Révélant le sens de la vie et le fondement de la dignité humaine, l’Église offre peut-être le service le plus précieux qui soit pour rendre les sociétés vraiment humaines, c’est-à-dire respectueuses de toute personne dans ses dimensions corporelles et spirituelles. On ne voit que trop actuellement, dans les parties du monde qui sont les plus déchristianisées, les ravages du nihilisme ambiant[3]. Paraphrasant Dostoïevski, on peut se demander pourquoi, si Dieu n’existe pas, tout ne serait-il pas permis ? Au nom de quoi refuser la barbarie des individus ou des états ? Au nom de l’Homme ? Mais qu’est-ce que l’homme ? Au nom d’une nature humaine ? Mais d’où vient cette nature ? Nous voilà revenus au point de départ !
Une morale laïque peut-elle satisfaire notre esprit ? Sartre pensait que non : si l’on refuse, comme lui, toute intervention divine, l’homme ne peut être que ce qu’il a projeté d’être[4].
L’unité politique, si on veut qu’elle échappe à la contrainte pure, est tributaire de l’unité des cœurs et des esprits et cette unité peut être singulièrement vive chez des hommes convaincus que nous sommes tous, malgré nos différences légitimes, les fils d’un même Père, appelés à s’aimer les uns les autres en préfiguration du grand rassemblement dans le Royaume où s’accomplira parfaitement la promesse déjà réalisée par le baptême : « il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, car, dans le Christ Jésus, vous ne faites tous qu’un » (Gal. 3, 28). L’histoire européenne et particulièrement l’histoire de Belgique révèlent clairement les rapports entre la christianisation et la construction de l’unité et inversément les désagrégations sociales et politiques liées à la déchristianisation. Le Père Georges Chantraine[5] a attiré, naguère, l’attention sur ce phénomène. La diversité belge a été, au fil des siècles, soudée par le catholicisme, « ciment de cette construction sociale et culturelle » et particulièrement aux moments où la foi catholique était menacée. Si bien que « la désagrégation de l’unité belge aurait été impossible et impensable dans un pays où le catholicisme serait demeuré vivant ». Dès lors, la situation politique de la Belgique épuisée par des querelles linguistiques et partisanes entretenues, ruinée par des constructions communautaires complexes et paralysantes, « montre la nécessité et l’urgence d’une nouvelle évangélisation. Celle-ci est indispensable non seulement pour que le Christ soit connu de tous les hommes et de toutes les femmes qui vivent dans la Belgique actuelle, mais encore pour que le pays retrouve son âme et une cohésion (…) ». Cette analyse peut être instructive pour l’Europe elle-même. « La Belgique offre, en effet, à l’Europe l’exemple d’un pays qui se désagrège à mesure qu’il cesse d’être, par le fond du cœur et par la cohésion sociale, chrétien et catholique(…). La Belgique, en effet, est aux confins de nombreux courants qui ont traversé l’histoire de l’Europe. d’autre part, l’Europe elle-même a trouvé dans le christianisme, et d’abord dans le catholicisme, sa cohésion. Pas plus que la Belgique, elle ne pourra trouver une unité nouvelle en dehors de la religion du Christ, et plus particulièrement en dehors de l’élan et de la cohésion qu’elle peut recevoir de l’Église catholique ». Une telle affirmation ne répondait-elle pas, à l’avance, à l’inquiétude exprimée par l’ancien président de la Commission européenne J. Delors[6] : « On ne réussira pas l’Europe uniquement avec de l’habileté juridique ou un savoir-faire économique…. Si dans les dix ans qui viennent nous n’avons pas réussi à donner une âme, une spiritualité, une signification à l’Europe, nous aurons perdu la partie. »
De plus, puisque l’Église, en tant qu’autorité morale au service de tous cette fois, n’est liée à aucune forme particulière de culture ou de régime politique et qu’elle n’a pas d’intérêts matériels propres à défendre, elle peut intervenir avec désintéressement personnel et avec le seul souci de servir l’entente et la paix, dans les relations et les conflits humains.
L’existence d’États pontificaux depuis le VIIIe siècle jusqu’au 2 octobre 1870, date de l’annexion de Rome par l’Italie, a parfois jeté un voile sur la dimension profondément et authentiquement pacifique de l’Évangile. Mais à partir de cette date, l’action du Souverain Pontife et du Saint-Siège paraîtra vraiment désintéressée et ne cessera de porter des fruits dont l’importance sera inversement proportionnelle à l’exigüité du territoire reconnu souverain par le traité du Latran, le 11 février 1929[7].
Il n’est pas inutile d’évoquer un peu la diplomatie romaine[8].
En 1870, 14 États entretiennent des relations diplomatiques avec le Saint-Siège ; au 1er janvier 1999, ils étaient 169.
d’innombrables concordats, conventions et accords seront signés avec divers États : 6 sous Léon XIII ; une quarantaine sous Pie XI, une trentaine sous Pie XII, une quarantaine sous Paul VI et une soixantaine sous Jean-Paul II.
Soulignons surtout les nombreux arbitrages[9] assurés par le Saint-Siège auprès de nations en conflit, souvent pour des questions de frontière. Bien des guerres furent ainsi évitées. Ce fut le cas , par exemple, en 1979. La médiation du Saint-Siège a été demandée par les gouvernements chilien et argentin pour tenter de résoudre leur différend frontalier dans la zone du canal de Beagle. Fort des volontés fermes manifestées par les deux parties de ne pas recourir à la force, le Saint-Siège a accepté. Les négociations ont abouti à un traité ratifié le 2 mai 1985, au Vatican, en présence du Pape[10].
Le Saint-Siège est aussi très actif sur le plan de la diplomatie multilatérale. Non seulement, il est présent dans toutes les grandes instances internationales et a adhéré aux grandes conventions internationales mais il intervient aussi directement avant, pendant et après les conflits. Ce fut le cas de Benoît XV appelant, en vain, à la paix durant la Grande Guerre puis exprimant le vœu d’une organisation internationale[11], de Pie XI intervenant en faveur du peuple russe affamé (1922) ou en condamnant la course aux armements[12]. Dès 1939, Pie XII relance l’idée d’une organisation internationale[13], il en appellera aussi constamment à la paix et agira en ce sens notamment pour sauver le plus possible de vies humaines[14].Pour sa part, Jean-Paul II interviendra et plaidera pour la paix lors de la guerre des Malouines (1982), du Golfe (1990-1991), des innombrables conflits dans l’ex-Yougoslavie et de toutes les guerres plus ou moins oubliées en Afrique ou dans l’ancien empire soviétique, par exemple.
Par ailleurs, l’Église a besoin des hommes, de leur expérience, de leurs sciences, de leur culture pour s’incarner. Le concile Vatican II a beaucoup insisté sur cette relation dans un passage relativement long mais très explicite:
« L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées des diverses cultures, qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l’Église. En effet, dès le début de son histoire, elle a appris à exprimer le message du Christ en se servant des concepts et des langues des divers peuples et, de plus, elle s’est efforcée de le mettre en valeur par la sagesse des philosophes : ceci afin d’adapter l’Évangile, dans les limites convenables, et à la compréhension de tous et aux exigences des sages. A vrai dire, cette manière appropriée de proclamer la parole révélée doit demeurer la loi de toute évangélisation. C’est de cette façon, en effet, que l’on peut susciter en toute nation la possibilité d’exprimer le message chrétien selon le mode qui lui convient, et que l’on promeut en même temps un échange vivant entre l’Église et les diverses cultures. Pour accroître de tels échanges, l’Église, surtout de nos jours où les choses vont si vite et où les façons de penser sont extrêmement variées, a particulièrement besoin de l’apport de ceux qui vivent dans le monde, qui en connaissent les diverses institutions, les différentes disciplines, et en épousent les formes mentales, qu’il s’agisse des croyants ou des incroyants. Il revient à tout le peuple de Dieu, notamment aux pasteurs et aux théologiens, avec l’aide de l’Esprit-Saint, de scruter, de discerner et d’interpréter les multiples langages de notre temps et de les juger à la lumière de la parole divine, pour que la vérité révélée puisse être sans cesse mieux perçue, mieux comprise et présentée sous une forme plus adaptée.
Comme elle possède une structure sociale visible, signe de son unité dans le Christ, l’Église peut aussi être enrichie, et elle l’est effectivement, par le déroulement de la vie sociale : non pas comme s’il manquait quelque chose dans la constitution que le Christ lui a donnée, mais pour l’approfondir, la mieux exprimer et l’accommoder d’une manière plus heureuse à notre époque. L’Église constate avec reconnaissance qu’elle reçoit une aide variée de la part d’hommes de tout rang et de toute condition, aide qui profite aussi bien à la communauté qu’elle forme qu’à chacun de ses fils. En effet, tous ceux qui contribuent au développement de la communauté humaine au plan familial, culturel, économique et social, politique (tant au niveau national qu’au niveau international), apportent par le fait même, et en conformité avec le plan de Dieu, une aide non négligeable à la communauté ecclésiale, pour autant que celle-ci dépend du monde extérieur. Bien plus, l’Église reconnaît que de l’opposition même de ses adversaires et de ses persécuteurs, elle a tiré de grands avantages et qu’elle peut continuer à le faire. »[15]
A condition qu’elle soit étudiée dans son ensemble et dans les textes fondamentaux[1], la doctrine sociale de l’Église a tout pour séduire un esprit exigeant et honnête. il n’empêche que bien des malentendus naissent à propos des modalités de son application. Il convient donc de les lever.
Comme nous l’avons vu, l’Église a pour mission d’annoncer l’Évangile à tout homme. Cet homme, n’est pas un être désincarné. Il est né dans un pays déterminé, a été nourri d’une culture particulière. Il travaille, subit ou exerce un pouvoir politique, etc.. C’est cet homme, tout entier, dans l’intégralité de sa nature spirituelle et corporelle, c’est cet être de relations, personnel et social que l’Église veut servir.
Eclairé par cette bonne nouvelle, l’homme, membre du « peuple de Dieu », laïc, prêtre ou religieux, s’efforce d’y conformer son cœur et son esprit mais aussi toutes ses actions, dans quelque situation qu’il soit. Il devient, dans toutes les circonstances de sa vie, témoin de l’Évangile, en pensée, en paroles et en acte.
Par ailleurs, comme toutes les choses créées dépendent de Dieu, l’homme ne peut en disposer sans référence au Créateur[1]. Dès lors, il faut « construire le monde tel que Dieu le veut »[2]. Il y a et il doit y avoir, dira le Concile « compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste ».[3]
Il serait donc absurde de rejeter l’engagement temporel[1] sous prétexte que le « Royaume n’est pas de ce monde » ou que la foi suffit et il serait incohérent de s’engager sans tenir compte des exigences de sa foi. Le concile Vatican II n’a pas hésité à considérer ce « divorce » comme une des « plus graves erreurs de notre temps ». Il n’est pas inutile de relire ce texte[2] qui s’adresse surtout aux laïcs (les précisions sur les « tâches terrestres » l’insinuent) : « Le Concile exhorte les chrétiens, citoyens de l’une et l’autre cité[3], à remplir avec zèle et fidélité leurs tâches terrestres, en se laissant conduire par l’esprit de l’Évangile. Ils s’éloignent de la vérité ceux qui, sachant que nous n’avons point ici bas de cité permanente, mais que nous marchons vers la cité future (cf. He 13,14), croient pouvoir, pour cela, négliger leurs tâches humaines, sans s’apercevoir que la foi même, compte tenu de la vocation de chacun, leur en fait un devoir plus pressant (cf. 2 Th 3, 6-13 ; Ep 4, 28). Mais ils ne se trompent pas moins ceux qui, à l’inverse, croient pouvoir se livrer entièrement à des activités terrestres en agissant comme si elles étaient tout à fait étrangères à leur vie religieuse - celle-ci se limitant alors pour eux à l’exercice du culte et à quelques obligations morales déterminées. Ce divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps. Ce scandale, déjà dans l’Ancien Testament, les prophètes le dénonçaient avec véhémence et, dans le Nouveau testament avec plus de force encore, Jésus-Christ lui-même le menaçait de graves châtiments (cf. Mt 23, 3-33 ; Mc 7, 10-13). Que l’on ne crée donc pas d’opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d’une part, la vie religieuse d’autre part. En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus envers Dieu lui-même, et il met en danger son salut éternel. A l’exemple du Christ qui mena la vie d’un artisan, que les chrétiens se réjouissent plutôt de pouvoir mener toutes leurs activités terrestres en unissant dans une synthèse vitale tous les efforts humains, familiaux, professionnels, scientifiques, techniques, avec les valeurs religieuses, sous la souveraine ordonnance desquelles tout se trouve coordonné à la gloire de Dieu ».
L’indifférence aux tâches terrestres qu’on peut appeler « surnaturalisme », risque d’être sanctionnée tôt ou tard dans les faits et, indépendamment de son égoïsme plus ou moins latent, ne peut se vivre, en définitive, sans quelque désagrément.
L’autre attitude qui consiste à vivre les activités profanes sans les pénétrer des exigences de la foi, en athée, pourrait-on dire, est très répandue. C’est la raison pour laquelle, sans doute, le texte s’y attarde davantage et dans des termes très sévères dans la mesure où les chrétiens qui vivent cette séparation portent un contre-témoignage scandaleux sans même s’en rendre compte la plupart du temps. C’est une déviation fréquente qu’il convient de dénoncer sans relâche car, outre sa propre inconsistance, elle favorise, dans bien des cas l’injustice.
André Piettre[4] raconte à ce propos une histoire très édifiante, celle d’un grand industriel du Nord de la France, « qui, célibataire, vécut une vie personnelle de sainteté dans une extrême austérité, distribuant tout son revenu aux pauvres et à l’Église, au point de voyager en troisième classe (véritable scandale à l’époque pour son milieu !), mais dont la cause de béatification a été rejetée à Rome, pour la raison que, suivant la pratique de ses concurrents, il n’allouait pas à ses ouvriers et à ses ouvrières ce que Léon XIII venait d’appeler le « juste salaire » ».
Ce « divorce » au niveau personnel existe aussi au niveau des communautés. Le même auteur rappelle l’attitude à nos yeux invraisemblable de l’Assemblée Nationale française qui, composée alors en majorité de chrétiens vota en 1873, par 398 voix contre 146, l’érection de la basilique de Montmartre, mais repoussa par 292 voix contre 281, la loi sur le repos obligatoire du dimanche[5] !
Il en fut parfois aussi de même en Belgique. Dans un pays catholique à plus de 90% à l’époque et malgré les efforts de quelques députés progressistes, le travail des femmes et des enfants fut considéré durant le XIXe siècle comme indispensable et maintenu par les majorités catholique et libérales. Quels sont les arguments avancés ? Si la femme et l’enfant travaillent, le père est moins exigeant en ce qui concerne son salaire. De plus, c’est au père que revient la responsabilité « de juger des besoins et des intérêts familiaux ». Enfin, le travail des enfants est un moyen de lutter contre le vagabondage.[6]
Mais si la séparation du spirituel et du temporel conduit à de telles aberrations, la confusion des deux domaines en produit tout autant.
Il ne suffit pas d’être un saint bien intentionné pour faire un bon chef d’entreprise ou un député efficace. Le Concile Vatican II l’a une fois de plus bien expliqué : « Si par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu (Cf. Conc. Vat. I, Const. dogm. De fide cath., cap. III). Bien plus, celui qui s’efforce, avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient tous les êtres et les fait ce qu’ils sont »[1].
Chaque domaine de l’activité terrestre a ses lois et ses méthodes. Il réclame , sous peine d’inefficacité, la compétence appropriée. Si certaines vertus morales sont absolument indispensables dans l’engagement social, politique, économique ou culturel, elles ne peuvent suffire : « L’action concrète dans le domaine des réalités temporelles, selon les indications du Magistère, est principalement la tâche des laïcs, qui doivent se laisser guider constamment par leur conscience chrétienne. il est donc juste qu’ils acquièrent, en même temps que la formation morale et spirituelle, les compétences nécessaires dans le domaine scientifique et politique qui les rendent aptes à mener une action efficace, mise en œuvre selon de justes critères moraux »[2].
S’il faut distinguer mais non séparer les matières et les domaines d’action, il ne faut pas non plus confondre les rôles. En effet, la mission de tout chrétien ne s’exerce pas de manière unique mais selon l’état de vie de chacun[1]. Ainsi, « aux laïcs reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités séculières. Lorsqu’ils agissent, soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde, ils auront donc à coeur, non seulement de respecter les lois propres à chaque discipline, mais d’y acquérir une véritable compétence. Ils aimeront collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs qu’eux. Conscients des exigences de leur foi et nourris de sa force, qu’ils n’hésitent pas, au moment opportun, à prendre de nouvelles initiatives et à en assurer la réalisation. C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre »[2].
A cet endroit, Gaudium et spes reprend l’enseignement de Lumen gentium qui déclarait déjà (n° 31) que « la vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans tous les divers devoirs de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. A cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, et en exreçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique, et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité. C’est à eux qu’il revient, d’une manière particulière, d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles auxquelles ils sont étroitement unis, de telle sorte qu’elles se fassent et prospèrent constamment selon le Christ et soient à la louange du Créateur et Rédempteur »[3].
Telle est la tâche propre des laïcs[4] qui se trouvent ainsi, selon le mot de Pie XII « aux premières lignes de la vie de l’Église »[5].
Tâche propre mais non exclusive[6] précise GS. Les tâches d’enseignement et les œuvres caritatives sont effet dans le prolongement direct de la mission de l’Église tout entière, « mère et éducatrice des peuples ». mais pour ce qui est des autres tâches temporelles, on ne peut guère admettre qu’un rôle supplétif et temporaire pour les clercs (prêtres et religieux). Lors de son voyage en Amérique latine, en janvier 1979, Jean-Paul II a bien précisé qu’« il est nécessaire d’éviter les interférences indues et d’étudier sérieusement quand des formes déterminées de suppléance ont leur raison d’être »[7].
Vis-à-vis des « activités séculières », la tâche ordinaire des clercs est peut-être d’éclairer, de former, de conseiller, quand ils sont seuls au courant de la doctrine sociale chrétienne[8], mais surtout de nourrir et soutenir spirituellement les laïcs engagés. « qu’ils attendent des prêtres, souhaite le Concile, lumières et forces spirituelles. qu’ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient une compétence telle qu’ils puissent leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais, éclairés par la sagesse chrétienne, prêtant fidèlement attention à l’enseignement du magistère, qu’ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités »[9]. Plus précisément encore, « le devoir du prêtre est d’aider les laïcs à prendre conscience de leur rôle, de les former tant spirituellement que doctrinalement, de les accompagner dans l’action sociale, de participer à leurs fatigues et à leurs souffrances, de reconnaître l’importante fonction de leurs organisations au plan apostolique comme au plan de l’engagement social, de leur donner le témoignage d’une profonde sensibilité sociale. L’efficacité du message chrétien dépend donc, outre l’action de l’Esprit Saint, du style de vie et du témoignage pastoral du prêtre qui, en servant les hommes de manière évangélique, révèle le visage authentique de l’Église »[10].
Le texte précise encore : « Quant aux évêques, qui ont reçu la charge de diriger l’Église de Dieu, qu’ils prêchent avec leurs prêtres le message du Christ de telle façon que toutes les activités terrestres des fidèles puissent être baignées de la lumière de l’Évangile. En outre, que tous les pasteurs se souviennent que, par leur comportement quotidien et leur sollicitude, ils manifestent au monde un visage de l’Église d’après lequel les hommes jugent de la force et de la vérité du message chrétien. Par leur vie et par leur parole, unis aux religieux et à leurs fidèles, qu’ils fassent ainsi la preuve que l’Église, par sa seule présence, avec tous les dons qu’elle apporte, est une source inépuisable de ces énergies dont le monde d’aujourd’hui a le plus grand besoin. qu’ils se mettent assidûment à l’étude, pour être capables d’assumer leurs responsabilités dans le dialogue avec le monde et avec les hommes de toute opinion. Mais surtout, qu’ils gardent dans leur cœur ces paroles du Concile : « Parce que le genre humain, aujourd’hui de plus en plus, tend à l’unité civile, économique et sociale, il est d’autant plus nécessaire que les prêtres, unissant leurs préoccupations et leurs moyens sous la conduite des évêques et du Souverain Pontife, écartent tout motif de dispersion pour amener l’humanité entière à l’unité de la famille de Dieu »[11]. »[12]
A travers l’histoire, cette vison n’a pas toujours été respectée, loin s’en faut. Il n’empêche que saint Thomas, par exemple, avait bien compris qu’au sein de l’Église la distinction des rôles était précieuse. Certes, il ne s’agit pas strictement de la distinction clerc -laïc mais le principe qu’il défend y conduit. Ce texte a pu aussi servir à justifier une hiérarchisation stricte des fonctions qu’une réflexion sur les expressions « service mutuel », « sollicitude mutuelle », sur l’idée de « participation » aurait pu corriger. Nous y reviendrons plus loin.[13]
Il écrit : « La diversité des états et des offices dans l’Église est requise pour trois choses.
d’abord, pour la perfection de l’Église elle-même. dans l’ordre naturel nous voyons la perfection, qui en Dieu est simple et unique, se réaliser chez les créatures sous des formes diverses et multiples. Il en va de même pour la plénitude de la grâce, qui se trouve concentrée chez le Christ comme dans la tête. Elle se répand dans ses membres sous des formes diverses, pour que le corps de l’Église soit parfait. C’est la doctrine de saint Paul (Ep 4, 11-12) : « Il a établi lui-même certains comme apôtres, d’autres comme prophètes, d’autres en qualité d’évangélistes, d’autres en qualité de pasteurs et de docteurs pour conduire les saints à la perfection. »
Elle est requise ensuite pour l’accomplissement des actions nécessaires à l’Église. Il faut, en effet, qu’à des actions diverses soient préposées des personnes différentes, si l’on veut que tout se fasse commodément et sans confusion. C’est la pensée de saint Paul (Rm 12, 4-5) : « Ainsi que dans notre corps, qui est un, nous avons plusieurs membres et que tous les membres ne font pas la même chose, nous ne faisons à nous tous qu’un seul corps dans le Christ. »
Enfin cette diversité intéresse la dignité et beauté de l’Église, qui consiste en un certain ordre. C’est ce que signifie cette parole: « Devant la sagesse de Salomon, devant les logements destinés à ses serviteurs et l’organisation en ordres distincts des gens qui le servaient, la reine de Saba était éperdue d’admiration. » (1 R 10, 4-5) Et saint Paul de son côté (2 Tm 2, 20) : Dans une grande maison, on ne trouve pas seulement des objets d’or et d’argent, mais de bois et d’argile. »
En réponse à quelques objections, saint Thomas précise :
« 1. La diversité des états et des offices n’empêche pas l’unité de l’Église. Cette unité, en effet, résulte de l’unité de la foi, de la charité, du service mutuel. Saint Paul a dit (Ep 4, 16) : C’est sous son influence (celle du Christ) que tout le corps est assemblé, à savoir par la foi, et unifié, à savoir par la charité, grâce aux divers organes de service, c’est-à-dire par le service mutuel. »
2. La nature n’emploie pas plusieurs choses là où il suffit d’une. mais elle ne se restreint pas davantage à une seule chose là où il en faut plusieurs. « Si tout le corps était l’œil, écrit saint Paul (1 Co 12, 17), où serait l’oreille ? » C’est pourquoi il fallait que, dans l’Église, corps du Christ, les membres fussent différenciés suivant la diversité des offices, états et grades.
3. Dans le corps physique, les membres, qui sont divers, sont contenus dans l’unité par l’action de l’esprit, qui est principe de la vie. Dans le corps de l’Église, pareillement, la paix entre les divers membres se conserve par la vertu du saint Esprit, dont saint Jean nous dit qu’il vivifie le corps de l’Église (Jn 6, 64). d’où le mot de saint Paul: « Attentifs à conserver l’unité de l’Esprit par le lien de la paix » (Ep 4, 3). Celui qui cherche son bien propre s’exclut de cette unité de l’Esprit, de même que, dans la cité terrestre, la paix disparaît lorsque les citoyens cherchent leur intérêt particulier. Autrement, la distinction des offices et des états est plutôt favorable au maintien de la paix tant de l’esprit que de la cité. Elle rend possible, en effet, la participation d’un plus grand nombre de personnes aux actes publics. C’est ce qui fait dire à saint Paul : « Dieu a disposé toutes choses pour qu’il n’y ait pas de schismes dans l’Église et que les membres, au contraire, soient remplis de sollicitude mutuelle. » (1 Co 12, 24-25). »[14]
Le rôle des prêtres est d’abord d’apporter aux laïcs « lumières et forces spirituelles ». Autrement dit, le rôle des clercs (pape, évêques, prêtres et religieux) est de soutenir l’action des laïcs, par le service sacramentel et par l’enseignement. Celui-ci, se limitant, si l’on peut dire, à la doctrine, sociale en l’occurrence, c’est-à-dire à un ensemble de « principes de réflexion », de « normes de jugement » et de « directives d’action »[1]. Aux laïcs de trouver comment appliquer concrètement cette doctrine suivant les situations particulières et changeantes dans lesquelles ils se trouvent. Leur revient donc la tâche d’élaborer des programmes, c’est-à-dire d’inventer les solutions techniques susceptibles de résoudre les problèmes qui se posent dans les différents domaines de l’activité temporelle. Si l’Église hiérarchique, « gardienne des mœurs et de la foi », est bien placée pour réfléchir aux conditions d’une économie conforme aux exigences évangéliques, nul n’est mieux placé que le chef d’entreprise pour appliquer concrètement, de la manière la plus adéquate, ces directives. C’est d’abord une question de compétence.
Il arrivera, tout naturellement, que la même doctrine puisse inspirer des programmes différents. Il n’y a là rien d’étonnant ni de scandaleux si tout se vit dans le dialogue, la charité et la recherche du bien commun. La vision chrétienne des choses inclinera les laïcs « à telle ou telle solution, selon les circonstances. mais d’autres fidèles, avec une égale sincérité, pourront en juger autrement, comme il advient souvent et à bon droit. S’il arrive que beaucoup lient facilement, même contre la volonté des intéressés, les options des uns ou des autres avec le message évangélique, on se souviendra en pareil cas que personne n’a le droit de revendiquer d’une manière exclusive pour son opinion l’autorité de l’Église. Que toujours, dans un dialogue sincère, ils cherchent à s’éclairer mutuellement, qu’ils gardent entre eux la charité et qu’ils aient avant tout le souci du bien commun »[2]. Ainsi, en s’appuyant sur le même droit à la liberté d’enseignement[3], des chrétiens, suivant les circonstances, les opportunités, les traditions, peuvent penser faire vivre l’école catholique à travers un régime de subventions, par la technique du chèque scolaire, une utilisation appropriée de l’impôt ou une privatisation intégrale.
Cet enseignement est traditionnel. Pie X expliquait déjà en son temps qu’« il est aujourd’hui impossible de rétablir sous la même forme toutes les institutions qui ont pu être utiles et même les seules efficaces dans les siècles passé, si nombreuses sont les modifications radicales que le cours des temps introduit dans la société et dans la vie publique, et si multiples les besoins nouveaux que les circonstances changeantes ne cessent de susciter. Mais l’Église, en sa longue histoire, a toujours et en toute occasion lumineusement démontré qu’elle possède une vertu merveilleuse d’adaptation aux conditions variables de la société civile : sans jamais porter atteinte à l’intégrité ou à l’immuabilité de la foi, de la morale, et en sauvegardant toujours ses droits sacrés, elle se plie et s’accommode facilement en tout ce qui est contingent et accidentel, aux vicissitudes des temps et aux nouvelles exigences de la société »[4].
A la suite du Concile, Paul VI aussi attirera l’attention sur la grande diversité des situations dans lesquelles les chrétiens se trouvent placés. « Face à des situations aussi variées, il Nous est difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission. il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays, de l’éclairer par la lumière des paroles inaltérables de l’Évangile, de puiser des principes de réflexion, des normes de jugement et des directives d’action dans l’enseignement social de l’Église (…). A ces communautés chrétiennes de discerner, avec l’aide de l’Esprit Saint, en communion avec les évêques responsables, en dialogue avec les autres frères chrétiens et tous les hommes de bonne volonté, les options et les engagements qu’il convient de prendre pour opérer les transformations sociales, politiques et économiques qui s’avèrent nécessaires avec urgence en bien des cas »[5]. Et, dans le même document, le Saint Père rappellera cet inévitable et nécessaire pluralisme tout en soulignant ses dangers et ses limites : « Dans les situations concrètes et compte tenu des solidarités vécues par chacun, il faut reconnaître une légitime variété d’options possibles. Une même foi chrétienne peut conduire à des engagements différents. L’Église invite tous les chrétiens à une double tâche d’animation et d’innovation afin de faire évoluer les structures pour les adapter aux vrais besoins actuels. Aux chrétiens qui paraissent, à première vue, s’opposer à partir d’options différentes, elle demande un effort de compréhension réciproque des positions et des motivations de l’autre ; un examen loyal, de ses comportements et de leur rectitude suggérera à chacun une attitude de charité plus profonde qui, tout en reconnaissant les différences, n’en croit pas moins aux possibilités de convergence et d’unité. « Ce qui unit les fidèles en effet est plus fort que ce qui les sépare » (GS, 93).
Il est vrai que beaucoup, insérés dans les structures et les conditionnements modernes, sont déterminés par leurs habitudes de pensée, leurs fonctions, quand ce n’est pas par la sauvegarde d’intérêts matériels. d’autres ressentent si profondément les solidarités de classes et de cultures, qu’ils en viennent à partager sans réserve tous les jugements et les options de leur milieu. Chacun aura à cœur de s’éprouver soi-même et de faire surgir cette vraie liberté selon le Christ qui ouvre à l’universel au sein même des conditions plus particulières »[6].
Fidèles aux mêmes principes fondamentaux, les chrétiens peuvent construire des programmes différents non seulement parce que les situations diffèrent dans le temps et l’espace mais aussi parce qu’à la lumière des mêmes vérités, plusieurs solutions concrètes sont possibles. Des associations diverses, toutes chrétiennes d’inspiration, peuvent naître au au gré des sensibilités ou des accentuations. Des chrétiens peuvent très bien ainsi militer au sein de différents partis, à condition, bien sûr, que ceux-ci, dans leurs buts et moyens, n’imposent rien qui soit en contradiction avec le message chrétien[7].
Alexis II, élu en 1990, patriarche de Moscou et de toute la Russie, a lui aussi attiré l’attention sur la nécessaire « distinctions des pouvoirs » : « L’Église ne saurait rechercher ni une situation de domination dans le monde, ni un « status » politique quelconque (…) Séparée de l’État - certes pas de la société et du peuple comme le voulaient les adeptes communistes de la formule de séparation -, l’Église a la pleine liberté du soin des âmes pastoral et la pleine liberté de témoigner dans le pays de la Vérité, y compris celle de dire au gouvernement ce qui est juste, elle n’a pas à appuyer celui-ci inconditionnellement »[1].
Le Synode des archevêques de 1994 a déclaré indésirable que « des dignitaires ecclésiastiques appartiennent à des partis, mouvements, associations, blocs et autres organisations semblables, de caractère politique, et plus encore fassent campagne dans les élections »[2].
Kiril, métropolite de Smolensk et Kaliningrad déjà cité[3], confirme cette réorientation. Alors que « l’Église orthodoxe a toujours été sous le contrôle du gouvernement », elle a actuellement renoncé à tout pouvoir politique : « En 1992, nous aurions pu avoir la majorité à la Douma, grâce à tous les popes à qui on avait demandé d’être candidats ; mis nous avons choisi de nous retirer de tout engagement politique car, pour pouvoir critiquer le pouvoir, nous ne devons pas y avoir d’intérêts personnels ».
Il faut savoir, comme l’écrit un spécialiste, que « L’Islam est de soi une Communauté informée par une foi religieuse, centrée sur un Livre (le Coran) ; et elle tend à une réalisation directement temporelle dans la mesure même où les prescriptions qu’elle est chargée de faire respecter - c’est-à-dire les prescriptions coraniques - sont à la fois, indivisément d’ordre spirituel et temporel. »[4]
Pas de distinction donc. En 1939, le shaykh al-Maraghi qui était alors recteur de l’Université d’al-Azhar au Caire précisait : « Quant au fameux principe 'Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César’, il n’a pas de sens en Islam. »[5]
On sait notamment par l’histoire récente de l’Iran, comment le shi’isme a interprété cette absence de distinction. Dans cette façon de sentir de l’Islam, l’imam est un chef religieux et politique, « un homme élevé à une fonction qui le place au-dessus de la condition humaine habituelle. »[6]
Ailleurs, on assiste à un « aménagement du temporel à l’intérieur de normes positives divines »[7]. Même dans ce cas, on mesure la différence avec la vision chrétienne qui respecte la spécificité du temporel qu’elle guide, balise et informe à la lumière de la Révélation.
La situation est différente d’une Église à l’autre. Dans certains pays, si un pasteur acquiert un pouvoir politique, il est souhaitable qu’il abandonne son rôle religieux. Mais la règle n’est pas absolue. Dans d’autres pays, comme, en soi, la distinction entre clerc et laïc n’est pas nette, on trouve des pasteurs aux plus hautes fonctions. En 2012, Joachim Gauck, pasteur luthérien fut élu président de la République allemande. En février 2014, Alexandre Tourtchinov est élu président par intérim d’Ukraine. Aux États-Unis, le pasteur Mike Huckabee est élu, en 1996, gouverneur de l’Arkansas et fut candidat à l’investiture républicaine pour les élections présidentielles de 2008 et 2016. En 2016, le pasteur Marcelo Crivella est nommé maire de Rio de Janeiro. On ne compte plus les pasteurs anglicans, baptistes, évangéliques, pentecôtistes, réformés, luthériens ou méthodistes qui ont exercé ou exercent des responsabilités politiques aux États-Unis, bien sûr, mais aussi aux Pays-Bas, en Afrique du Sud, en Roumanie, en Irlande du Nord, en Finlande, Norvège, au Zimbabwe.[8]
Nous avons relevé[1], entre 1981 et 1990, près de 70 discours, lettres ou homélies où Jean-Paul II évoquait précisément cette nécessaire distinction entre temporel et spirituel, rôle du clerc et rôle du laïc. Ce ne sont que des échos de textes plus officiels qui, à la fin du XXe siècle, ont donné plus de solennité encore à ces principes. Citons le Document de la Sacrée Congrégation pour les religieux et les Instituts séculiers[2], la Déclaration de la Sacrée Congrégation pour le clergé[3], le Code de droit canonique[4], le Catéchisme de l’Église catholique[5] et le Directoire pour le ministère et la vie des prêtres[6].
Dans le langage politique officiel d’aujourd’hui, on se réfère au principe de la séparation de l’Église et de l’État. Mais que recouvre exactement cette expression ?
Si la séparation s’entend de manière absolue, elle est une manifestation d’un athéisme officiel qui ne laisse aucun espace de liberté à quelque religion que ce soit, les chrétiens ne peuvent l’accepter pas plus que tous les hommes de bonne volonté qui souscrivent à l’ensemble des droits de l’homme et donc au droit à la liberté religieuse qu’au moins tous les États signataires de la Charte des Nations-Unies doivent respecter[7]. Et sans se proclamer ouvertement athée, l’État qui se dirait indifférent au phénomène religieux, ne pourrait respecter sa propre volonté car comment pourrait-il penser et agir en faisant sans cesse abstraction de l’existence de citoyens qui non seulement ont une foi religieuse mais la manifestent de multiples façons ? L’État doit prendre position d’une manière ou d’une autre.
Si en parlant de séparation, on veut dire que l’État s’abstient de donner une reconnaissance légale et officielle à tel culte plutôt qu’à tel autre, il n’y a là rien de choquant, étant sauf, de toute façon, le droit à la liberté religieuse[8].
C’est notamment pour éviter toute confusion que l’Église parle de distinction et non de séparation. Mais, ce n’est bien sûr pas la raison la plus importante.
Le rappel de la distinction des pouvoirs et des compétences propres au clerc et au laïc s’explique notamment par des phénomènes fréquents de « laïcisation du clergé » et, parallèlement, de « cléricalisation du laïcat »[9].
On a connu dans l’histoire différentes manifestations de théocratie. C’'est, selon le dictionnaire[10], « un mode de gouvernement dans lequel l’autorité, qui est censée émaner directement de la Divinité, est exercée par une caste sacerdotale ou par un souverain considéré comme le représentant de Dieu sur la terre, parfois même comme un dieu incarné ». Par extension, le mot a pu désigner un « régime où l’Église, les prêtres jouent un rôle important ». Dans ce cas, on parlera plutôt de cléricalisme.
C’est, semble-t-il, l’historien juif Flavius Josèphe[11] qui a forgé le mot théocratie pour désigner un type de gouvernement institué par Moïse, selon lui, « plaçant en Dieu le pouvoir et la force »[12]. Le Christ, nous l’avons vu, établit la distinction entre les deux pouvoirs[13], son Royaume n’est pas de ce monde[14] et il refuse de régler les problèmes d’héritage[15]. Fidèle interprète de ces paroles, l’Église défendra la distinction. C’est le cas, par exemple de saint Gélase qui fut pape de 492 à 496. Dans une lettre à l’empereur de Constantinople Anastase (491-518), Gélase redéfinit les zones d’attribution face à l’intrusion impériale dans les affaires d’Église[16]. Il n’empêche qu’à partir du XIe siècle, apparaissent des tendances théocratiques chez certains Pontifes romains. On pense à Grégoire VII, Innocent III, Innocent IV et Boniface VIII. A cette époque, on pense que l’Église possède les « deux glaives » mais qu’elle remet au pouvoir temporel le « glaive temporel ». La distinction paraît sauve mais en fait, le pouvoir temporel est subordonné au pouvoir spirituel.
A l’époque moderne, on parle donc de cléricalisme mais ce mot est aussi très amigu. S’il s’agit, comme dit le dictionnaire (R) de l’« opinion de ceux qui sont partisans d’une immixtion du clergé dans la politique », un chrétien , pour toutes les raisons évoquées, est nécessairement anticlérical. Le problème est que ce mot est utilisé aussi pour désigner toute influence de l’Église sur la société. Ainsi certains considèrent-ils comme manifestations de cléricalisme réputé intolérable, l’existence non seulement d’écoles catholiques mais aussi de « groupements de scouts, patronages, maisons des ouvriers, cercles catholiques, confréries, organisations de voyages, pèlerinages, visites guidées (…), mensuels (…), hebdomadaires (…), quotidiens (…), petits journaux (…), la diffusion de plus en plus fréquente, par radio ou télévision, (…) de discours, homélies, sermons, messes de tous genres (…), c’est le pape qui tient le grand premier rôle. On n’a garde d’oublier, à jet continu, la musique d’inspiration religieuse (…) Retenons encore l’influence (…) des aumôniers de toute sorte - et leur multiplication -, non seulement à l’armée, mais aussi dans les groupements les plus divers : monde du théâtre ; sportifs ; automobilistes ; syndicats, etc. En s’introduisant partout, ils veulent par une politique de présence, neutraliser d’abord, orienter ensuite. On constatera sans peine que dans de nombreux domaines la réussite est complète, grâce au manque de caractère de ceux qui devraient les bouter dehors et les renvoyer à leurs églises et leurs couvents.
Notons encore qu’il existe, dans chaque commune, dans chaque hameau, un ou des hommes, curés de profession - payés par les contribuables - chargés de canaliser vers les organisations catholiques (…) »[17].
Cette description un peu vieillie (1959) qui voit des prêtres partout est tout de même inquiétante car elle inspire un esprit toujours présent et, à la limite, elle condamne toute visibilité et toute incarnation de l’Église. Il va sans dire que les chrétiens ne peuvent accepter un pareil étouffement.
Il est essentiel que le clerc se voue prioritairement à la formation des consciences afin de fortifier les bases spirituelles et morales de la société et qu’il puisse offrir de manière désintéressée et pacifique, à tous les hommes, dans quelque système ou régime qu’ils soient, son service. Il n’a pas, en principe, les compétences requises pour gérer les affaires temporelles. Et même s’il les avait, il vaut mieux qu’il se consacre à les transmettre à d’autres, c’est-à-dire au laïcat.
Le nouveau Code de droit canonique est aussi très clair à ce point de vue. Il établit que « les clercs éviteront ce qui, tout en restant correct, est cependant étranger à l’état clérical ». Il en déduit immédiatement qu’« il est interdit aux clercs de remplir les charges publiques qui comportent une participation à l’exercice du pouvoir civil »[18]. Mieux encore, le Code réunit dans le même canon (287) le principe (par. 1) selon lequel « les clercs s’appliqueront toujours et le plus possible à maintenir entre les hommes la paix et la concorde fondée sur la justice » et une des conséquences logiques de cette affirmation en prescrivant (par. 2) qu’« ils ne prendront pas une part active dans les partis politiques ni dans la direction des organisations syndicales, à moins que, au jugement de l’autorité ecclésiastique compétente, la défense des droits de l’Église ou la promotion du bien commun ne le requièrent. »
Le Catéchisme de l’Église catholique[19]confirme qu’« il n’appartient pas aux pasteurs de l’église d’intervenir directement dans la construction politique et dans l’organisation de la vie sociale. Cette tâche fait partie de la vocation des fidèles laïcs, agissant de leur propre initiative avec leurs concitoyens. L’action sociale peut impliquer une pluralité de voies concrètes. Elle sera toujours en vue du bien commun et conforme au message évangélique et à l’enseignement de l’Église. Il revient aux fidèles laïcs « d’animer les réalités temporelles avec un zèle chrétien et de s’y conduire en artisans de paix et de justice »[20] ».
La raison de cette interdiction est donc essentiellement le souci de l’unité à réaliser entre les catholiques, les chrétiens et finalement tous les hommes. Le décret conciliaire sur le ministère et la vie des prêtres , dit bien (n° 9) que « les prêtres sont placés au milieu des laïcs pour les conduire tous à l’unité dans l’amour « s’aimant les uns les autres d’un amour fraternel, rivalisant d’égards entre eux » (Rom. 12, 10). Ils ont donc à rapprocher les mentalités différentes, de telle manière que personne ne se sente étranger dans la communauté des chrétiens »[21]. En maints endroits, le décret insiste sur cette idée que les prêtres se doivent à tous (n° 3, 6, 22). De même dans le décret sur la formation des prêtres[22].
Ce problème fut abordé avec un courage exemplaire par Jean-Paul II lors de son voyage au Nicaragua en mars 1983. A l’époque, en effet, plusieurs prêtres faisaient partie du gouvernement sandiniste et le danger était réel de voir s’installer une nouvelle église, engagée politiquement et détachée de l’Église officielle. A Managua, le thème essentiel de l’homélie du saint Père fut donc l’unité de l’Église.
Condamnant les « magistères parallèles », le Saint Père précise que « l’unité de l’Église, cela veut dire que nous devons surmonter totalement toutes les tendances à la dissociation ; que nous devons réviser notre échelle de valeurs. Que nous devons soumettre nos conceptions des doctrines et nos projets pastoraux au magistère de l’Église représentée par le Pape et les Evêques. Cela s’applique également dans le domaine de la doctrine sociale de l’Église (…). Aucun chrétien, et encore moins toute personne ayant un titre spécial de consécration dans l’Église, ne peut prendre la responsabilité de rompre cette unité agissant en marge ou contre la volonté des évêques « que l’Esprit Saint a mis parmi nous pour guider l’Église de Dieu » (He 20, 20). (… ) Le Christ a confié aux évêques un ministère extrêmement important d’unité dans ses églises locales (cf. Lumen gentium, 26). C’est à eux qu’il incombe, en union avec le Pape et jamais sans lui (ib. 22), de promouvoir l’unité de l’Église et ainsi, construire dans cette unité les communautés, les groupes, les diverses tendances et catégories de personnes qui existent au sein d’une Église locale et au sein de la grande communauté de l’Église universelle. (…) Le devoir de construire et de maintenir l’unité est également la responsabilité de tous les membres de l’Église, liés en un même baptême, en une même profession de foi, liés par l’obéissance à l’évêque et fidèles au successeur de Pierre. Chers frères : ayez toujours présent à l’esprit que dans certains cas on ne peut uniquement sauver l’unité que lorsque chacun est capable de renoncer à des idées, à des projets et des engagements personnels, même s’ils sont bons -et cela d’autant plus quand ils n’ont pas la référence ecclésiale nécessaire ! - pour le bien suprême de la communion avec l’évêque, avec le Pape, avec toute l’Église. Une Église divisée, en effet, (…), ne pourra jamais accomplir sa mission de « sacrement », c’est-à-dire de signe et instrument d’unité dans le pays. » Et le pape de souligner « l’absurdité et le danger de se croire aux côtés - pour ne pas dire contraires - de l’Église construite autour de l’évêque, autre Église simplement « charismatique » mais pas institutionnelle, « neuve » mais pas traditionnelle, alternative et comme il est préconisé dernièrement, une Église populaire ».
Le 7 mars de la même année, au Guatemala, le Saint Père répétait, aux religieux et religieuses, au nom de l’unité, l’interdiction de « tout genre d’apostolat ou d’enseignement parallèle à celui des évêques ».
Certes, il y a des situations où seul le prêtre ou le religieux, en fonction de sa formation, est capable de répondre à certaines exigences temporelles. Ce fut le cas de bien des missionnaires, comme on l’a évoqué plus haut à propos des « réductions » du Paraguay mais l’expérience fut trop courte pour qu’on puisse la juger convenablement. Le missionnaire appelé d’abord à annoncer l’Évangile se trouve confronté à des urgences : nourrir, protéger, organiser une population, lui apprendre l’hygiène, la soigner, introduire certaines techniques libératrices, éliminer des pratiques dégradantes, etc.. Dans un premier temps, il est normal qu’il tente d’assumer tant bien que mal toutes ces tâches mais il ne s’agit que de suppléances et il devra veiller dès que possible à rendre telle ou telle fonction aux indigènes qu’il aura préalablement formés. A travers le monde et chez nous aussi, aux temps anciens, l’Evangélisation s’est ainsi accompagnée d’un progrès humain politique, économique, social et culturel qui fut progressivement pris en charge par les intéressés. On peut même ajouter que ces suppléances sont conditionnelles, soumises « au jugement de l’autorité ecclésiastique compétente » et requises par « la défense des droits de l’Église[23] ou la promotion du bien commun »[24]. Ces suppléances doivent aussi être impérativement temporaires. Jean-Paul II rappelait, à Puebla, le 28-1-1979, à la troisième Conférence épiscopale d’Amérique latine (CELAM) qu’« il faut étudier sérieusement quand des formes déterminées de suppléance ont leur raison d’être ». En Afrique[25], dans les dernières années du XXe siècle, de nombreux évêques en raison de leur sagesse et de leur indépendance ont été invités à participer à des « conférences nationales » organisées en vue d’une démocratisation des régimes. Ce fut le cas, par exemple de Mgr de Souza, archevêque de Cotonou au Bénin. En février 1990, il dirigea la Conférence nationale béninoise qui aboutit, un an plus tard, à la mise en place d’institutions démocratiques. Mgr de Souza s’est expliqué sur sa présence en politique[26] : « C’est (…) la conférence elle-même qui a proposé ma candidature devant 15 candidats. Dès lors tous les autres se sont désistés en faveur de ma personne. J’ai donc été élu sans avoir voulu ni brigué ce poste. Cherchant moi-même à comprendre ces faveurs des hommes sur moi, j’y ai trouvé trois raisons. d’abord, je ne fais part d’aucune tendance politique. Ensuite, ils cherchaient quelqu’un qui soit doté d’une certaine autorité morale et qui puisse faire l’unité de cette diversité de tendances et de couches sociales. Enfin quelqu’un qui ait une certaine habitude de la foule car il y avait tout de même 488 personnes à cette conférence nationale »[27]. Il n’empêche que Mgr de Souza est farouchement opposé à la présence des prêtres sur la scène politique : « Je maintiens mon opposition à cette présence, en tant que service ordinaire à rendre, ça ne me regarde pas. (…) Je dis que chacun a sa vocation et celle à laquelle sont appelés les prêtres, ce n’est pas la politique. (…) Notre métier à nous c’est d’être des messagers de la bonne nouvelle ». La décision de Mgr de Souza fut : « 12 mois pour rendre service et disparaître ». Nommé président du Haut Conseil de la République (assemblée législative provisoire), suite, sans doute, à des « mesures dilatoires », il garda ce poste après les élections de mars 1991[28]. Le 3 février 1993, Jean-Paul II, en visite au Bénin, déclare à la Conférence épiscopale : « Je suis heureux du grand service que la hiérarchie de ce pays, en la personne de Mgr Isidore de Souza, a rendu à la nation à une heure importante et je vous en félicite. d’une manière générale, je forme le vœu que celui qui a cru devoir accepter exceptionnellement, par esprit évangélique, une mission temporaire d’ordre politique, revienne sans tarder à sa mission propre, la charge d’âmes, pour laquelle il a reçu l’ordination »[29]. Le 1er mai 1993, Mgr de Souza annonçait sa décision de se retirer de la vie politique.
Malheureusement, en beaucoup d’endroits, à toutes les époques, la rétrocession n’eut pas lieu et, encore actuellement, les exemples de cléricalisme[30] ne manquent pas. Le cléricalisme est inacceptable car si le prêtre ou le religieux s’engage sur le terrain temporel, il risque d’affaiblir son rôle unique et irremplaçable et de compromettre l’unité et l’enseignement de l’Église dans les options particulières. En effet, « l’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine »[31]. Ce sont les raisons pour lesquelles, l’Église et le pape Jean-Paul II se sont montrés particulièrement sévères vis-à-vis de prêtres engagés sur le terrain politique ou syndical alors que des laïcs auraient pu d’emblée remplir ces fonctions ou que les circonstances ne justifiaient pas ou plus la présence des clercs sur ces terrains. Certaines sanctions ont été prises aussi en fonction d’idées ou de comportements contraires à la doctrine catholique. On se souvient de l’Abbé Fulbert Youlou, Premier ministre et président de la République du Congo-Brazzaville de 1959 à 1963, du député européen Gianni Baget-Bozzo, élu en 1984 sur la liste du Parti socialiste italien, après avoir milité dans les rangs de la Démocratie chrétienne et avant de rejoindre Forza Italia de Silvio Berlusconi. On se souveint aussi des prêtres du gouvernement sandiniste au Nicaragua dans les années 80[32].
Le cléricalisme est inacceptable et dangereux car l’histoire montre qu’il entraîne presque automatiquement et même de la part des fidèles, un anticléricalisme qui ne s’arrête pas à la revendication légitime de l’autonomie du laïcat mais qui dans sa protestation emporte souvent toute la mission de l’Église. Dans ses Mémoires, Ch. d’Ydewalle a noté ce phénomène, à la fin du XIXe siècle, dans la campagne flamande où prêtres et évêques donnent des ordres temporels et en prennent à leur aise avec les laïcs dont « plusieurs se feront libéraux »[33]. Dans l’histoire du syndicalisme, la présence persistante de prêtres dirigeants a certainement contribué à un rejet de l’autorité de l’Église et dans le même mouvement de la doctrine de l’Église. La confusion était souvent d’autant plus forte qu’action syndicale et action religieuse étaient mêlées. On lit, par exemple, dans un ouvrage qui a servi de manuel dans la formation des élèves de l’Ecole centrale supérieure pour ouvriers chrétiens[34] : « Etant donné que l’Église a le droit de déterminer et d’enseigner les principes sur lesquels doit se baser une organisation ouvrière catholique ; étant donné le fait que l’organisation ouvrière doit s’occuper du relèvement moral et religieux de ses membres, l’autorité ecclésiastique a le droit de juger qu’il est non seulement utile mais encore nécessaire d’adjoindre à la direction des sociétés ouvrières chrétiennes un représentant de l’autorité religieuse.
L’autorité religieuse a le droit d’exiger que l’action d’une organisation ouvrière catholique ne soit jamais en contradiction avec l’action de l’autorité religieuse et de plus elle a le droit de demander à l’organisation ouvrière d’être un soutien efficace pour son action religieuse »[35]. Ce texte, assez représentatif[36], donne à l’« autorité religieuse » une place telle qu’il est difficile de penser que les « fidèles laïcs » agissent « de leur propre initiative »[37]. Cette « surveillance rapprochée », voire, cette mise sous tutelle du laïcat, a été souvent mal vécue et a suscité parmi les chrétiens une méfiance vis-à-vis de la hiérarchie et malheureusement vis-à-vis de son enseignement aussi. d’autre part, s’il y a confusion des rôles, il y a aussi, semble-t-il, confusion des missions : est-ce le rôle d’une organisation ouvrière de soutenir l’action religieuse de l’autorité ?
L’histoire récente de la Pologne illustre bien la question. Chacun sait la part importante prise par l’Église hiérarchique de Pologne dans la lutte contre la dictature communiste et dans les efforts qui ont suivi pour établir un régime plus démocratique. Là aussi, la présence envahissante et paternaliste de nombreux clercs et religieux a suscité dans les années nonante une réaction anticléricale chez les intellectuels catholiques qui ne s’est pas arrêtée à la contestation légitime d’un abus de pouvoir mais qui emporte dans bien des cas l’enseignement de l’Église[38].
Si le clergé a eu et a encore parfois tendance à vouloir gérer le temporel, il faut aussi dénoncer la tentation du pouvoir civil d’empiéter sur les prérogatives ecclésiales.
Cette tentation n’est pas réservée à l’histoire du christianisme. En effet, le « prince », avant le Christ et dehors de son influence, s’est très souvent paré d’un caractère divin ou du moins religieux. Son autorité, tout naturellement, s’étendit aux deux domaines. Dans l’antiquité, l’exemple le plus célèbre est celui de l’Égypte. Du temps de la prépondérance de la ville de Memphis, la royauté est présentée comme une réalité du monde des dieux et du monde des hommes. Le titre royal est d’ailleurs « Seigneur des deux pays ». Au cours de la IIIe dynastie, Héliopolis, le roi Djéser centralise le culte sous son autorité. Quant au sacrifice qui est la forme essentielle du culte, le seul officiant légitime est le pharaon puisqu’il est un être divin[39].
Même dans une société démocratique comme celle d’Athènes, au Ve siècle avant J.-C., le pouvoir politique s’étend jusqu’aux croyances puisque Socrate est notamment condamné pour n’avoir pas reconnu les dieux de la cité et avoir voulu introduire d’autres divinités nouvelles.
Rome n’a pas échappé à cette tendance très générale de sacraliser l’autorité politique. Auguste[40] devenant empereur-pontife renouait avec la vieille tradition de la royauté sacrée et de la Cité primitive où la religion était subordonnée à la vie politique. Ainsi le refus du culte impérial par les chrétiens fut considéré comme une trahison et justifia bon nombre de persécutions.
Il n’est donc pas étonnant étant donné les habitudes ancestrales et comme une propension naturelle à vouloir tout gouverner, que des princes chrétiens ne s’en soient pas tenus rigoureusement aux limites de leur charge.
C’est le fameux césaro-papisme défini comme une « tendance du pouvoir civil à régler lui-même avec autorité les questions d’ordre religieux, à être « Pape » en même temps que « César »[41].
On sait que par l’édit de Milan (313), l’empereur Constantin[42] en occident et l’empereur Licinius[43] en Orient accordèrent la liberté de culte au chrétiens. Toutefois, sous l’influence, semble-t-il, de l’évêque Eusèbe de Césarée[44], l’empereur Constantin, converti lui-même au christianisme, eut tendance à favoriser de plus en plus l’Église et à intervenir dans ses affaires[45]. Dès 324, il prit des mesures contre les païens et c’est lui qui, en 325, convoqua et présida le concile de Nicée.
F. Cayré note que « sans doute, Constantin ne se considérait que comme l’« évêque du dehors » (…), mais plusieurs actes de la fin de sa vie, favorables aux ariens, prouvent qu’il exagéra ce rôle. Son fils Constance[46] pénétra jusque dans les « lieux saints », suivant le mot de saint Athanase[47] : durant dix ans (351-361), il incarna le césaro-papisme sous les traits les plus odieux, et il n’eut que trop d’imitateurs en Orient »[48]. Il est vrai que la confusion des pouvoirs a marqué très profondément l’Orient[49]. En Occident, elle fut aussi très courante mais contrebalancée par des empiètements du pouvoir religieux sur le pouvoir laïc. L’Église s’est longtemps accommodée d’une certaine tutelle civile dans la mesure où celle-ci lui assurait protection et favorisait son action.
L’empereur chrétien, en somme, continue à être pontifex. La foi catholique va remplacer l’ancienne croyance officielle. L’hérésie deviendra ainsi un crime public. L’empereur établira que ceux qui refuseront de se soumettre à la foi catholique « devront s’attendre à être l’objet de la vengeance divine mais aussi à être châtiés par nous selon la décision que le Ciel nous a inspirée »[50] ; « Nous leur enlevons la faculté même de vivre selon le droit romain »[51].
L’empereur érige en lois civiles des principes religieux, il se mêle même de théologie. Ce sera encore le cas avec Charlemagne[52] qui interviendra, par exemple, lors du Concile de Francfort (794). Ses successeurs s’arrogeront de plus en plus l’élection des évêques et même du pape. Cette immixtion provoquera la querelle des investitures. L’Église entendant, à juste titre, se réserver l’investiture du pape[53] et des évêques. Le clerc n’est pas un fonctionnaire, son autorité est d’origine apostolique et sa mission n’est pas de sacraliser l’État. Dans sa réaction au césaro-papisme, l’Église, comme nous l’avons vu plus haut, sombra dans l’extrême opposé, tout aussi dommageable, que l’on a parfois nommé d’un terme bien explicite : le papo-césarisme.
En tout cas, face aux prétentions de l’empereur-pontifex, se dressèrent des saint Athanase, saint Basile[54], saint Hilaire de Poitiers[55], saint Ambroise de Milan[56] qui protestèrent, avec des succès divers, de l’indépendance de l’Église dans son domaine, tout en réclamant la protection de l’État : « l’empereur est dans l’Église, il n’est pas au-dessus de l’Église »[57].
On peut aussi rappeler que du XIVe au XVIIIe siècles, la France connut diverses formes de gallicanismes[58]. Sous Philippe le Bel notamment, les juristes justifièrent l’intervention du roi dans les affaires ecclésiastiques en recourant précisément à l’histoire des empereurs chrétiens et au droit romain. Les évêques profitèrent de ce gallicanisme royal pour protester contre l’ingérence romaine et défendre même l’idée de la supériorité des évêques réunis en concile sur le pape. Au fil des siècles les deux gallicanismes s’appuieront ainsi l’un sur l’autre. Au XVIIe siècle apparaîtra un gallicanisme « presbytéral ». Ce seront cette fois les curés qui contesteront l’autorité des évêques. Toutes ces tendances trouveront leur point d’aboutissement, lorsque la révolution décidera de soumettre le clergé à l’autorité civile par la Constitution civile du clergé en 1790. Curés et évêques devenaient des salariés de la nation, élus par les assemblées électorales des districts et départements.
Le concordat de 1801 signé par le Premier consul Bonaparte et Pie VII rétablit l’autorité du Saint-Siège mais, en ce qui concerne la nomination des évêques, le concordat reprend les anciennes dispositions datant du XVIe siècle : les nouveaux évêques sont présentés par le gouvernement à l’institution canonique relevant du pape. Bonaparte ajouta des Articles organiques qui reprirent de vieilles revendications gallicanes : « aucun acte du Saint-Siège, aucun décret des synodes étrangers et même des conciles œcuméniques, ne pouvait être reçu en France sans l’approbation du gouvernement ; aucun nonce ou légat ne pouvait intervenir dans les affaires de l’Église de France sans l’accord du gouvernement ; les évêques étaient tenus de résider dans leur diocèse, dont ils ne pouvaient sortir qu’avec l’autorisation gouvernementale ; une autorisation était également nécessaire pour établir séminaires et chapitres ; les séminaires étaient tenus d’enseigner la doctrine gallicane de la Déclaration du clergé de France de 1682 »[59]. Ce concordat resta grosso modo en vigueur jusqu’en 1905, date à laquelle, fut proclamée la séparation de l’Église et de l’État[60]. Toutefois, le Concordat de 1801 reste encore appliqué aujourd’hui dans les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin qui en 1905 étaient annexés à l’Allemagne[61].
En Europe et à travers le monde, de nombreux concordats établirent « une union plus ou moins étroite de l’Église et de l’État : les gouvernements reconnaissaient en général le catholicisme comme religion d’État et, en échange, le Saint-Siège abandonnait aux gouvernements des pouvoirs de contrôle plus ou moins étendus sur l’organisation et la vie interne de l’Église, en particulier sur la nomination des évêques »[62]. Au XXe siècle, et particulièrement à partir du pontificat de Pie XI, de nouveaux concordats furent signés, plus soucieux d’une distinction plus nette entre le spirituel et le temporel. En 1976, l’Espagne renonçait à son droit de co-nomination des évêques ; en 1984, l’État italien renonçait à tout contrôle politique ou administratif sur l’Église[63]
On se rappelle aussi que le Roi ou la Reine d’Angleterre est aujourd’hui encore « Gouverneur suprême de l’Église d’Angleterre » comme le stipule la Constitution. Les lois ecclésiastiques sont applicables devant les tribunaux civils et le primat de l’Église est désigné par le chef de gouvernement. Dans ces conditions, les catholiques sont exclus de la succession au trône et les évêques catholiques ne siègent pas d’office à la Chambre des lords comme leurs confrères anglicans.
La situation est d’autant plus étrange actuellement que les anglicans sont aujourd’hui moins nombreux que les catholiques.
De plus, la méconduite du Prince Charles et son divorce dans les années 90 ont suscité des mises en question[64].
On peut encore ajouter à ces exemples le cas des États qui s’octroient le monopole de l’éducation et des moyens de communication sociale. On assiste dans ces pays à une confiscation d’un pouvoir spirituel, même s’il n’est pas nécessairement confessionnel, par le pouvoir temporel. Comme nous allons le voir, la confusion temporel-spirituel, de quelque côté qu’elle s’exerce, est pas essence totalitaire. La situation peut être encore plus problématique dans ces pays qui ne tolèrent qu’une Église nationale. En 1957, fut fondée en Chine populaire l’Association patriotique des catholiques de Chine, contrôlée par le parti communiste.
Mais auparavant, rappelons aussi cette forme simple et fort répandue de « cléricalisation » du laïcat qui consiste à laisser croire que l’activité apostolique des laïcs se limite aux seuls ministères ecclésiaux. Très régulièrement, l’Église a mis les fidèles en garde contre cette dérive qui risque d’affaiblir la mission salvifique de l’Église en la confinant dans le seul spirituel[65].
rempart contre le totalitarisme.
La doctrine n’est pas nouvelle[66] et le pape Pie XII avait bien raison de trouver que l’expression « émancipation des laïcs » « rend un son un peu déplaisant » et est « historiquement inexacte »[67], comme si l’Église avait attendu la deuxième moitié du XXe siècle pour reconnaître la spécificité et la dignité des laïcs. Tout d’abord, le bon sens et la théologie établissent vite que la dignité du laïc est « antérieure à la distinction entre prêtre, religieux et laïc » et « que l’« état de vie » détermine la tâche dans le monde »[68]. On peut ajouter à cela que la parole du Christ « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu »[69] qui affirme la primauté du spirituel sur le temporel, implique aussi, dans le contexte historique, un certain respect pour César. Ce loyalisme conditionné, comme nous le verrons, envers le pouvoir temporel sera souvent évoqué par saint Paul et saint Pierre, même sous la persécution : « Que chacun soit soumis aux puissances régnantes, car il n’y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu »[70]. Et saint Paul exhorte à prier en faveur des « Rois et des hommes au pouvoir afin qu’on puisse vivre en paix, en piété et en dignité »[71]. Pierre, de son côté, au lendemain de la persécution de Néron incite à la soumission[72]. Mais, en même temps, la formule, dans le contexte antique, en distinguant (et non en séparant) les deux pouvoirs[73], enlève, ipso facto, à l’État (César) une partie indue de ses attributions anciennes. En effet, comme l’écrit Fustel de Coulanges[74], « chez toutes les nations anciennes, le droit avait été assujetti à la religion et avait reçu d’elle toutes les règles. Chez les perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs, les Italiens et les Gaulois, la loi avait été contenue dans les livres sacrés ou dans la tradition religieuse ». Aussi les chrétiens refusent-ils, par exemple, de se soumettre à un pouvoir qui aurait des prétentions religieuses, qui imposerait, comme à Rome, le culte impérial. L’exigence de la distinction des pouvoirs est une véritable révolution dans le monde antique. G. de Lagarde, plus récemment, le confirmait : « Un des plus grands bouleversements apportés par le christianisme dans l’ordre social a été d’imposer la distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, entre l’autorité religieuse et l’autorité politique, l’une incarnée par le clergé, l’autre par les princes ou les magistrats laïcs »[75]. Ce principe s’avéra, à travers l’histoire et en dépit des innombrables trahisons que nous avons signalées, extrêmement fécond. « d’une part, la politique fut définitivement affranchie des règles strictes que l’ancienne religion lui avait tracées. On put gouverner les hommes sans avoir à se plier à des usages sacrés, sans prendre l’avis des auspices et des oracles, sans conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La politique fut plus libre dans ses allures ; aucune autre autorité que celle de la loi morale ne la gêna plus. d’autre part, si l’État fut plus maître en certaines choses, son action fut aussi plus limitée. Toute une moitié de l’homme lui échappa. Le christianisme enseignait que l’homme n’appartenait plus à la société que par une partie de lui-même »[76]. Le principe de la distinction des pouvoirs offre donc plus de libertés au « prince » tout en limitant ses appétits totalitaires. Ce dernier aspect a particulièrement séduit certains auteurs contemporains non-chrétiens. En effet, si les dictateurs sont de toutes les époques, il est certain que ce n’est qu’à l’époque contemporaine qu’ils ont pu, grâce aux techniques de contrôle et de communication massive, réaliser le vieux rêve totalitaire[77] qui est d’avoir un droit de regard sur toutes les activités humaines afin de créer un tout social harmonieux. Le système est d’autant plus parfait qu’il parvient à contrôler et à guider les pensées par la peur, la censure, la propagande, l’enseignement unique, etc.. Fascisme, nazisme et communisme s’efforcèrent de réaliser ce rêve en s’attribuant ou en tentant de confisquer tout pouvoir spirituel. L’Islam intégriste s’y attelle aujourd’hui par l’entremise de ses « ayatollahs » qui cumulent les fonctions du prêtre et du prince. Et, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le libéralisme lui-même, nous le verrons plus loin, secrète un certain totalitarisme[78]. Il est intéressant de constater que des auteurs athées ont compris à ce point de vue la force de résistance du christianisme. Déjà A. Malraux constatait que « la chrétienté n’avait pas été totalitaire: les États totalitaires sont nés de la volonté de trouver une totalité sans religion, et elle avait connu au moins le pape et l’empereur (…) »[79]. Au sein de la « nouvelle philosophie »[80], certains auteurs athées n’hésitent pas à donner comme cause essentielle au totalitarisme contemporain la « mort » de Dieu et à réhabiliter la monarchie parce qu’elle se référait à un Dieu dont la loi limitait le pouvoir temporel. Pour B.H. Lévy, « la première définition du totalitarisme, la seule qui l’embrasse et le comprenne au-delà de sa dimension politique, c’est tout simplement la régression païenne »[81]. Avant l’état moderne athée, « il n’y a pas de société qui ne se soit crue faite par un Autre, son authentique souverain, dont le Roi n’était jamais que le pâle et provisoire lieu-tenant ». Certes cet Autre peut être le peuple, mais un peuple « substitut de Dieu », ou Dieu lui-même. Ainsi, « de « droit divin », la monarchie l’était, mais c’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin qui lui octroyait le droit de régner »[82]. Dès lors, le « pari sur l’autre monde est la seule condition de possibilité d’une authentique liberté »[83].
Ajoutons encore pour terminer, que Léo Moulin, tout agnostique qu’il fût, considère comme un « apport, décisif, du christianisme à la formation de l’Europe : la distinction entre Dieu et César ». Même, ajoute-t-il, si « elle n’a pas toujours été observée, tant s’en faut ; mais elle a mis l’Occident, tant bien que mal, à l’abri des systèmes théocratiques et des césaro-papismes, ancêtres des totalitarismes modernes »[84].
L’histoire nous révèle donc à la fois la nécessité de cette distinction des pouvoirs mais aussi sa difficulté. Sa pratique n’est pas toujours sans risque comme en témoigne la mort de Thomas Becket assassiné en 1170 pour avoir résisté à l’arbitraire royal. Mais elle est possible. Joinville[85] raconte, à ce propos, une histoire exemplaire dont Louis IX, saint Louis, fut le héros : « Je le revis une autre fois à Paris, là où les prélats de France lui mandèrent qu’ils voulaient lui parler, et le roi alla au palais pour les ouïr. Et là était l’évêque Guy d’Auxerre, fils de Monseigneur Guillaume de Mello ; et il parla au roi pour tous les prélats en telle manière :
- Sire, ces seigneurs qui sont ici, archevêques et évêques, m’ont dit que je vous dise que la chrétienté périt entre vos mains.
Le roi se signa et dit :
- Or me dites comment cela est.
- Sire, fit-il, c’est parce qu’on prise si peu les excommunications aujourd’hui que les gens se laissent mourir excommuniés avant qu’ils se fassent absoudre, et ne veulent pas faire satisfaction à l’Église. Ces seigneurs vous requièrent donc, Sire, pour l’amour de Dieu et parce que vous devez le faire, que vous commandiez à vos prévôts et à vos baillis que tous ceux qui resteront excommuniés un an et un jour, qu’on les contraigne par la saisie de leurs biens à ce qu’ils se fassent absoudre.
A cela répondit le roi qu’il le leur commanderait volontiers pour tous ceux dont on lui donnerait la certitude qu’ils eussent tort. Et l’évêque dit que les prélats ne le feraient à aucun prix, qu’ils lui contestaient la juridiction de leurs causes. et le roi dit qu’il ne le ferait pas autrement : car ce serait contre Dieu et contre raison s’il contraignait les gens à se faire absoudre, quand les clercs leur feraient tort ».
Cette histoire est intéressante au moins à trois points de vue. Le laïc reste subordonné, en tant que chrétien, au pouvoir spirituel : saint Louis se rend auprès des évêques à leur demande, convoqué, dirait-on aujourd’hui, par la conférence épiscopale, et se signe quand on l’accuse de laisser dépérir la chrétienté. Mais, très habilement, saint Louis fait entendre à l’évêque que si les clercs tiennent à leur pouvoir propre (ils refusent de lui communiquer les preuves de culpabilité), lui aussi a conscience des limites de son propre pouvoir en vertu duquel il refuse d’obéir. Car la faute spirituelle (contre Dieu) de contraindre les consciences et d’attenter ainsi à la liberté religieuse, est ressentie comme une faute naturelle aussi, politique (contre la raison).
Aujourd’hui, on pourrait penser que la situation est plus claire et plus facile à vivre dans les régimes de séparation des pouvoirs. Mais il n’en est rien comme nous l’avons déjà dit.[86] Les pouvoirs actuels qui se construisent sur la laïcité -ou mieux sur le laïcisme-, c’est-à-dire sur ce « mouvement non confessionnel qui a lutté pour séparer le temporel du spirituel, le pouvoir du prince de celui du clerc » veulent « maintenir la religion dans le domaine spirituel »[87]. Ce mouvement peut se défendre d’être antireligieux, il n’empêche que, dans les faits, une telle politique est mutilante et destructrice. Il suffit, pour s’en convaincre, d’évoquer les recommandations laïques sur le plan très sensible et représentatif de l’enseignement. Alors que le droit à la liberté d’enseignement est reconnue comme un droit fondamental de l’homme et qu’il découle de la liberté religieuse, tout l’effort de la laïcité est « d’assurer la prééminence de l’enseignement officiel »[88] ou mieux encore de viser « au remplacement du pluralisme des écoles par des « écoles pluralistes » »[89] où les solutions ne seront pas conformées à un « a priori quelconque » mais « aux nécessités mêmes de l’existence »[90]. L’éducation sera l’œuvre de la collectivité nationale : « la communauté se doit de défendre l’enfant et de l’aider contre l’étroitesse de vue, les raisons souvent très subjectives invoquées par les parents pour assigner à leurs enfants, dès le départ, une orientation particulière qui est toujours appauvrissement et limitation »[91]. Derrière ce discours, on devine sans peine la volonté de repousser le plus possible toute référence à une transcendance pour ne plus laisser comme seule référence que les besoins et la volonté de la société. La position de la plupart des États vis-à-vis des « problèmes éthiques » conforte cette analyse.
Il y a incompatibilité entre la thèse de la séparation et celle de la distinction. Ainsi, devant le Parlement européen, c’est-à-dire devant des nations construites sur la séparation de pouvoirs, Jean-Paul II, après avoir évoqué le cléricalisme qui veut, dans la confusion des pouvoirs, bâtir un ordre sur la loi religieuse, a décrit l’attitude inverse « qui, ayant supprimé toute subordination de la créature à Dieu, ou à un ordre transcendant de la vérité et du bien, considère l’homme en lui-même comme le principe et la fin de toutes choses, et la société, avec ses lois, ses normes, ses réalisations, comme son œuvre absolument souveraine. l’éthique n’a alors d’autre fondement que le consensus social, et la liberté individuelle d’autre frein que celui que la société estime devoir imposer pour la sauvegarde de celle d’autrui ». Cela dit, le Saint-Père rappela que « c’est dans l’humus du christianisme que l’Europe moderne a puisé le principe (…) proclamé pour la première fois par le Christ, de la distinction de « ce qui est à César » et de « ce qui est à Dieu » (cf. Mt 22, 21). (…) Les structures que les sociétés se donnent ne valent jamais d’une façon définitive ; elles ne peuvent pas non plus procurer par elles-mêmes tous les biens auxquels l’homme aspire. En particulier, elles ne peuvent se substituer à la conscience de l’homme ni à sa quête de la vérité et de l’absolu.
La vie publique, le bon ordre de l’État reposent sur la vertu des citoyens, qui invite à subordonner les intérêts individuels au bien commun, à ne se donner et à ne reconnaître pour loi que ce qui est objectivement juste et bon. Déjà les anciens Grecs avaient découvert qu’il n’y a pas de démocratie sans assujettissement de tous à la loi, et pas de loi qui ne soit fondée sur une norme transcendante du vrai et du juste. (…) Toutes les familles de pensée de notre vieux continent devraient réfléchir à quelles sombres perspectives pourrait conduire l’exclusion de Dieu de la vie publique, de Dieu comme ultime instance de l’éthique et garantie suprême contre tous les abus du pouvoir de l’homme sur l’homme.(…) Là où l’homme ne prend plus appui sur une grandeur qui le transcende, il risque de se livrer au pouvoir sans frein de l’arbitraire et des pseudo-absolus qui le détruisent »[92].
François confirmera : « Dans la vision chrétienne, raison et foi, religion et société sont appelés à s’éclairer réciproquement, en se soutenant mutuellement et, si nécessaire, en se purifiant les unes les autres des extrémismes idéologiques dans lesquelles elles peuvent tomber. La société européenne tout entière ne peut que tirer profit d’un lien renouvelé entre les deux domaines, soit pour faire face à un fondamentalisme religieux qui est surtout ennemi de Dieu, soit pour remédier à une raison « réduite », qui ne fait pas honneur à l’homme. »[93]
Et malgré tout, tos les clercs ont tout de même un rôle « politique » à jouer dans le cadre de leurs responsabilités propres, c’est-à-dire par la parole.
A l’exemple de Monseigneur Oscar Romera assassiné le 24 mars 1980 alors qu’il célébrait l’eucharistie. C’est bien sa parole qui était visée lui qui disait : « Nous ne pouvons isoler la parole de Dieu de la réalité historique dans laquelle elle est dite. Elle ne serait plus alors parole de Dieu, elle serait une histoire quelconque, un livre de piété, une Bible bien rangée dans notre bibliothèque. Or elle est parole de Dieu, c’est-à-dire qu’elle inspire, éclaire, contrecarre, rejette, magnifie ce qui se fait aujourd’hui dans notre société. »[94]
C’est la même conviction qui anima Monseigneur Monsengwo, en République démocratique du Congo » qui répondit à ceux qui lui reprochaient de se mêler de politique : « Il est de notre devoir en tant que chrétiens, de contribuer à tout ce qui fait grandir l’humain. or ce dont ont le plus besoin mes compariotes, c’est d’en finir avec le règne d el’arbitraire et de la violence, et de pouvoir prendre leur avenir en main. Nous ne pouvons rester sourds à cet appel. Voilà pourquoi nous avons décidé d’élever l’éducation électorale et civique au range de priorité pastorale pour toute l’Église. "
Le pasteur, s’il n’a pas, en principe, à agir sur le terrain politique en lieu et place des laîcs, sauf dans les cas évoqués ci-dessus, il ne peut se taire sauf si la parole aggraverait la situation, comme nous le verrons au temps de Pie XII.
On a parfois présenté la doctrine sociale de l’Église comme une « troisième voie » à côté du libéralisme et du marxisme ou entre les deux. Comme si elle était un compromis ou une synthèse. Il est bon de relire ce qu’en dit Jean-Paul II qui, tout au long de son enseignement, a été très attaché à souligner que la doctrine sociale n’est pas une troisième voie mais une « autre voie » : « La doctrine sociale de l’Église n’est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi »[1]. En effet, nous avons montré, dans le chapitre précédent, que cette doctrine était le contraire d’une idéologie, étant donné qu’elle s’efforce de confronter et de conjuguer, si possible, deux « vérités » : celle que l’Écriture nous révèle sur l’homme et celle que nous pouvons observer. La doctrine sociale de l’Église est « la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien »[2]. Cette doctrine est une « catégorie en soi » et partant une « autre voie » car son point de départ est l’homme considéré dans l’intégralité de son être « unique, complet et indivisible »[3], à la fois matériel et spirituel. Même si l’éclairage des sciences humaines est précieux et indispensable pour cerner le mieux possible la réalité humaine dans toute sa complexité, l’Église estime que c’est la Révélation divine qui nous dit le fin mot de la nature humaine[4]. La connaissance de Dieu est nécessaire à la connaissance de l’homme non seulement parce qu’on ne peut étudier l’homme en niant sa dimension spirituelle mais surtout parce que le Créateur mieux que quiconque peut nous parler de sa créature. L’incroyant peut en convenir au nom de la logique et accepter la référence théologique à titre d’hypothèse. Il pourra juger ensuite si cet « éclairage » renforce ou non la dignité de l’homme à laquelle il est attaché et s’il donne finalement plus d’humanité à la vie sociale et à l’ensemble des activités profanes.
Sans vouloir ici refaire le procès des idéologies, il faut bien constater qu’en ce qui concerne l’homme, elles n’en ont qu’une vue partielle et donc mutilante. Trop souvent, et nous aurons l’occasion d’y revenir, l’aventure humaine semble se réduire à une tension dialectique entre liberté et libertés[5], entre production et consommation, entre classes sociales antagonistes, propriété privée et propriété collective[6]. d’autres demandent à la biologie de tracer le destin de l’homme[7] ou ont décrété une fois pour toutes et plus radicalement la « mort de l’homme »[8]. Le succès de ces théories est assez paradoxal comme le faisait remarquer Jean-Paul II à Puebla[9] car « notre époque est sans doute celle où l’on a le plus écrit et parlé de l’homme, celle des humanismes et de l’anthropocentrisme ». Or, en même temps, « elle est l’époque des angoisses les plus profondes de l’homme sur sa propre identité et sur son destin personnel, l’époque du recul de l’homme à des niveaux jusqu’à présent insoupçonnés, l’époque des valeurs humaines piétinées comme on ne l’a jamais fait dans le passé. Comment expliquer ce paradoxe ? On peut dire qu’il s’agit du paradoxe inexorable de l’humanisme athée. C’est le drame de l’homme amputé d’une dimension constitutive de son être propre - sa recherche de l’infini - et ainsi placé en face de la pire réduction de ce même être (…). Face à tant d’humanismes, souvent enfermés dans une vision de l’homme strictement économique, biologique ou psychique, l’Église a le droit et le devoir de proclamer la vérité sur l’homme, vérité qu’elle a reçue de son Maître, Jésus-Christ (…). Cette vérité complète sur l’être humain constitue le fondement de la doctrine sociale de l’Église(…) ».
Plus exactement, de quel homme parlons-nous donc ? En effet, comme le disait le Saint Père lui-même, « il n’y a aujourd’hui dans le monde aucun programme qui, même avec des idéologies opposées quant à la conception du monde, ne mette l’homme au premier plan »[1]. Il est donc essentiel de définir l’homme dont il sera question. Cet homme sera évidemment le critère de jugement pour évaluer le degré d’humanité d’une société, d’une loi, d’un système politique ou économique, d’une culture.
La réponse nous dévoilera l’originalité radicale de la DSE et sa cohérence profonde car c’est à cette pierre angulaire que tous les aspects de la doctrine se réfèrent.
Si, dans son élaboration dynamique, la réflexion de l’Église s’est nourrie en même temps de la foi et de la raison, il peut être intéressant, bien que cette présentation soit un peu artificielle, de les dissocier momentanément pour permettre de mieux apprécier leurs apports respectifs.
S’il est vrai, comme nous le verrons, que seule la foi révèle à l’homme sa véritable identité[1], il n’empêche que « les sciences humaines et la philosophie aident à bien saisir que l’homme est situé au centre de la société et à le mettre en mesure de mieux se comprendre lui-même en tant qu’« être social » ». L’approche rationnelle ne dit pas tout et passe, d’un point de vue chrétien, à côté de l’essentiel, mais, il ne faut pas pour autant la négliger pour plusieurs raisons. Et tout d’abord parce que nous sommes « raison ».
N’oublions pas non plus que la doctrine sociale de l’Église s’est historiquement constituée en recourant « à la théologie et à la philosophie, lesquelles lui donnent un fondement, et par le recours aux sciences humaines et sociales qui lui apportent un complément »[2]. Est-ce étonnant ? La morale, sociale ou personnelle, « ne naît pas avec le Christ, ni même avec la Bible »[3]. La Bible suppose tout un patrimoine moral sur lequel elle s’appuie. Elle « joue le rôle de norme première, ou fondamentale, à laquelle doivent être mesurées toutes les autres normes morales »[4]. La morale « chrétienne » se construit nécessairement sur la connaissance naturelle et sur la révélation.
Par ailleurs, il est bon de ne pas oublier que l’appel à la raison est fondamental dans le dialogue avec les non chrétiens et les non croyants. En agissant ainsi nous ne faisons que suivre l’exemple donné par l’Église elle-même dans la déclaration Dignitatis humanae[5]. « On y trouve exprimées, écrit Jean-Paul II[6], non seulement la conception théologique du problème, mais encore la conception qui part du droit naturel[7], c’est-à-dire d’un point de vue « purement humain », sur la base des prémisses dictées par l’expérience même de l’homme, par sa raison et par le sens de sa dignité ». De son côté, le Catéchisme de l’Église catholique, abordant le problème de la loi morale, étudie d’abord la loi morale naturelle, avant de passer à la révélation de la Loi[8].
Sur un plan plus général, lors du Symposium des évêques d’Europe, le cardinal Danneels déclarait que « le monde actuel a besoin d’une revalorisation et d’une discipline dans la recherche philosophique de la vérité. Sans une réflexion philosophique forte et saine, ajoutait-il, l’homme moderne est incapable de penser au-delà du visible et du monde empirique »[9]. N’oublions pas non plus que le pape Jean-Paul II a derrière lui une « carrière » philosophique particulièrement riche et instructive qui éclaire bien des aspects de son enseignement[10].
Faut-il rappeler l’encyclique Fides et ratio[11] qui précisément étudie les rapports entre la foi et la raison. Il y est dit clairement que même si notre raison est limitée et la Révélation décisive, « la théologie morale doit recourir à une conception philosophique correcte tant de la nature humaine et de la société que des principes généraux d’une décision éthique »[12].
Un regard « naturel » sur l’homme n’est donc pas superflu. Ce regard peut être simplement celui du bon sens, « la chose du monde la mieux partagée »[13], affiné par une philosophie réaliste mais aussi par d’autres sciences, y compris la biologie qui peut tellement nous apprendre sur l’homme. Cette approche peut servir d’introduction, d’initiation, de préparation. Elle peut servir de vérification ou de confirmation[14]. Elle peut aussi tout simplement interpeller ou, mieux encore, débarrasser le terrain de la pensée des scories idéologiques qui l’encombreraient[15].
Faut-il réfléchir longtemps pour affirmer que l’homme est un être bien concret, et original ? Tous les parents du monde en font chaque jour l’expérience et ceux qui en douteraient peuvent toujours en demander la confirmation à la biologie moléculaire qui « nous apprend que chaque individu est unique »[1]. Les êtres humains ne sont donc pas interchangeables[2]. L’embryon, homme en puissance, n’est pas quantité négligeable.
Faut-il aussi de longues démonstrations pour persuader son interlocuteur que lorsqu’on se penche sur cet homme, ce n’est pas pour n’en étudier qu’un aspect choisi au hasard ou en fonction de quelque a priori mais au contraire pour tenter de comprendre sa complexité dans une étude qui envisage tous les aspects de son être ? Si l’on admet que l’homme est un microcosme, on ne pourra se satisfaire des théories qui le réduisent à son travail, à son sexe ou à sa classe sociale. L’homme n’est pas « unidimensionnel » mais « pluridimensionnel »[3]. Jean-Paul II insistera sur la nécessité de considérer l’homme dans son intégralité.
Il ne devrait pas être trop difficile, en principe, non plus de faire accepter qu’il existe une nature humaine[4]. Voilà, comme nous le verrons, une notion importante dans le discours sur les droits de l’homme et sur le bien ou le mal social. Mais, l’esprit contemporain est allergique à la notion de bien en soi qui est l’objet de la morale désormais reléguée au rang des curiosités. On lui préfère l’éthique qui, elle, se veut indépendante de toute morale, le fruit d’une négociation démocratique, fondée sur les volontés d’hommes divers, fluctuante et donc sans référence à une « nature » partagée qui fixerait des limites à l’action de l’homme.[5]
En dépit de cette réticence, n’est-il pas possible de considérer dans les hommes, au-delà de leur volonté, de leur histoire particulière, de leur culture, de leur sensibilité, de leurs rêves, la substance de leur humanité ? Ne pourrait-on établir une éthique fondamentale autrement dit, n’ayons pas peur des mots, une morale qui ne soit pas simplement imposée du dehors mais qui soit conforme à ce que nous sommes tous profondément, adaptée à notre vraie liberté, condition peut-être de notre liberté. Une morale ou une éthique qui nous rassemblerait par un essentiel, un invariant c’est-à-dire quelque chose qui demeure constant, identique à soi-même et que nous partageons tous.
Or l’existence d’une nature humaine est l’affirmation la plus constante de l’humanisme le plus classique appuyé sur le témoignage des penseurs grecs et reprise par les esprits les plus divers, chrétiens ou non[6].
Connaître la vraie nature de l’homme est une tâche importante et indispensable, semble-t-il. La question : qu’est-ce que l’homme ? est une question qui intéresse bien sûr les scientifiques qui décriront le corps et son fonctionnement sous divers angles selon les spécialités considérées mais aussi les philosophes et en particulier les métaphysiciens c’est-à-dire ceux qui, au-delà des apparences, au-delà de la nature au sens premier du terme cherchent à définir précisément ce qui dans l’homme échappe aux circonstances de temps, de lieu et d’état physique.[7] Le métaphysicien cherche ce qui constitue l’homme en tant que tel en dehors de toute considération historique. Nature, en effet peut s’entendre, pour simplifier, de deux grandes manières. Au sens le plus courant, le mot désigne ce que nous voyons, le cosmos, les arbres, les animaux. Cette nature φύσις en grec, est l’objet de la « physique », chez Aristote. Mais celui-ci s’intéresse aussi à ce qui vient « après la physique » μετα τα φυσικά ou, plus précisément « au-delà de la physique », à la nature -de l’homme en l’occurrence-, à l’essence de l’homme, à ce qui est essentiel en lui et qu’il partage avec tous les autres hommes. Les philosophes distinguent l’essence ainsi définie de l’existence qui, elle, désigne tout ce qu’il y a de singulier, d’individuel dans l’être, ce qui n’appartient qu’à moi et à personne d’autre.
Certes, des philosophes comme Marx[8] ou Sartre[9] ont nié l’idée d’une nature humaine et les sciences de l’homme ont mis surtout en avant les particularismes et les changements laissant croire que rien n’était permanent ni stable dans l’homme.
Pourtant, A. Camus, malgré son athéisme ou son agnosticisme, méditant, entre autres, sur l’attitude de l’esclave qui se révolte contre sa condition, constate que cet homme peut même être prêt à mourir dans son combat pour la liberté et la dignité. Il analyse cette situation et induit, contre Sartre, l’existence d’une nature humaine : « Si l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. S’il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit qu’il défend, c’est qu’il place ce dernier au-dessus de lui-même. Il agit au nom d’une valeur, encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu’elle lui est commune avec tous les hommes. On voit que l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d’une raison d’agir. Mais il importe de remarquer déjà qui cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise (si elle se conquiert) au bout de l’action. L’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’opprime, ont une communauté prête » [10]
Cette opposition illustrée ici par Sartre et Camus continue aujourd’hui. Le débat reste vif entre ceux qui contestent et ceux qui affirment l’existence d’une nature humaine. Un bref regard jeté sur internet nous montre que l’on ne cesse de s’interroger sur cette nature humaine que beaucoup récusent dans la mesure où ils pensent que cette nature est une entrave à la liberté, qu’elle conditionnerait l’homme, serait déterminante et limitatrice ce qui est contraire à notre expérience comme à notre besoin d’autonomie.
En 2018, par exemple, le philosophe Luc Ferry[11], contesta l’existence d’un « ordre naturel », d’une « loi naturelle » qui découlerait de la « nature » de l’homme. Il affirmait que « tout ce que l’humanité a fait de grand depuis le siècle des Lumières est pour l’essentiel artificiel, antinaturel »[12]. Cette prise de position a poussé la philosophe franco-canadienne Aline Lizotte[13] à répondre[14]avec beaucoup de bon sens. Si vous, vos voisins et vos amis vous vous reconnaissez comme des êtres humains, c’est que vous reconnaissez « être de nature humaine ». « Nature » ne désignant pas ici « l’environnement qui est extrinsèque à l’homme ». Et dans cet environnement naturel, l’homme « ne se sent pas aussi déterminé que son chien, son chat ou ses lapins […], il n’est pas cet être instinctif « programmé et déterminé ». » Certes il y a en lui une part de détermination qui conditionne notre « développement humain et individuel » : nous n’avons pas choisi notre ADN, notre corps, notre famille, notre lieu de naissance, etc. et nous serons toujours plus ou moins conditionnés par nos conditions d’existence. Mais, et la différence est majeure, quand on se compare à l’animal, nous constatons que pouvons « accepter ou refuser ces conditions d’existence ». Telle est notre liberté ! Grâce à notre raison et à notre volonté. Notre volonté qui « a besoin de liberté » et notre intelligence qui « a besoin de vérité ». Les deux ayant besoin l’une de l’autre.
Quand on parle de « loi naturelle » à propos de l’homme, on désigne par là « la loi fondamentale de toute la moralité humaine ; elle est dite « naturelle » parce qu’elle peut être connue par la seule lumière de la raison humaine. Autrement dit, c’est le guide qu’une raison droite donne des actes de l’être humain dans sa relation avec lui-même et avec les autres. »[15] Considère-t-on comme humains l’homicide, le vol, la fraude, la diffamation, la traite des personnes vulnérables, la discrimination, etc.. ? Si un gouvernement ne sanctionne pas ces maux, ce qui est possible, puisque nous sommes dans l’ordre de la liberté, sa loi sera-t-elle considérée comme humaine ? Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve plus ou moins les mêmes condamnations dans des traditions très différentes que ce soient les vieilles lois du code d’Hammourabi (vers1750 av. J.-C.), celles que l’on trouve dans l’éthique ou la politique d’Aristote, dans le bouddhisme, la Bible, le Coran[16] ou la Déclaration universelle des Droits de l’homme… ?
Si, comme l’écrit un autre philosophe athée, Alain Finkielkraut, « il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs différents et égaux »[17], parler de valeurs universelles[18] n’a plus de sens. Dès lors, au nom de quoi s’élever contre la torture, le racisme, le sexisme, l’exploitation ? Peut-on encore parler de droits de l’homme ? Est-il même possible de communiquer s’il n’y a rien de commun au plus profond de nous ? « On ne peut célébrer simultanément la communication universelle et la différence dans ce qu’elle a d’intransmissible » souligne Finkielkraut[19].Dans cet éparpillement dû à l’exaltation des singularismes, on brise « la continuité culturelle de l’humanité » puisqu’on refuse « aux hommes d’époques diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi »[20]. Si le concept d’homme n’a pas de sens, si l’homme n’a pas d’identité, comment a-t-il été possible d’annoncer le même message de salut, de prétendre « enseigner toutes les nations »[21] ?
Le relativisme qui sous-tend le refus de valeurs universelles, d’« invariants », qui ne peuvent s’enraciner que dans une nature humaine commune et permanente a été renforcé par les sciences humaines qui ont attiré l’attention sur l’infinie variété de phénomènes et donné l’impression que toute la réalité se réduisait au particulier. Mais comme le faisait très justement remarquer E. Barbotin, après avoir interpellé biologie[22], psychologie, art, sociologie et linguistique, « le témoignage des sciences de l’homme n’atteste (…) pas seulement les variations culturelles et leur richesse indéfinie. Toutes ces sciences, au contraire, établissent le fait d’un invariant humain. d’ailleurs, elles ne peuvent prétendre au statut de sciences qu’à ce prix : il n’y a science que là où il y a constantes, permanences, identités profondes sous les diversités immédiates - permanences et identités exprimables en de lois »[23]. En fait, il y a « une et des multiples manières d’être homme » et « sans l’invariant de la nature, les variations de la culture seraient impossible »[24].
L’affirmation de la permanence d’une nature établit entre les hommes, à travers le temps et l’espace, une communauté et une égale dignité. En morale personnelle ou sociale, elle implique Cette loi « exprime le sens moral originel qui permet à l’homme de discerner par la raison ce que sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge(…). Présente dans le cœur de chaque homme et établie par la raison, la loi naturelle est « universelle » en ses préceptes et son autorité s’étend à tous les hommes ». On notera que le Catéchisme[25], à cet endroit, n’hésite pas à citer Cicéron[26] : « Il existe une vraie loi, c’est la droite raison ; elle est conforme à la nature répandue chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute. (…) C’est un sacrilège que de la remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer une seule disposition ; quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la possibilité ». Là se trouve la source des droits et devoirs de la personne humaine sur lesquels nous reviendrons plus loin.
C’est ce que dit, en d’autres termes, l’écrivain et académicien P.-H. Simon[27] : « la définition de l’homme ne dépend pas des accidents de l’existence individuelle ou collective. sans doute, selon les époques, selon l’état de la civilisation et les phases du progrès, l’homme concret se rapproche plus ou moins d’un type humain idéal ; mais ce type humain est en quelque sorte préfiguré, et sa réalisation est appelée par une finalité de la nature. Un acte n’est pas « humain » pour la seule raison qu’il a été posé par un homme, qu’il a répondu à l’exigence d’une situation donnée où un homme a pu se trouver: un crime d’homme est « inhumain » : en le jugeant tel, nous signifions qu’il y a, dominant la réalité des individus, un idéal de l’espèce, et que l’homme est, en ce sens, transcendant à l’histoire ».
La définition la plus élémentaire de cette nature ou essence fait vite apparaître que le plus distinctif dans l’homme est bien l’esprit et que les premières valeurs humaines sont bien les valeurs spirituelles: « cette transcendance de l’humain est celle d’un être qui participe à l’esprit. Non qu’il soit pur esprit. L’homme est aussi essentiellement corps, et « qui fait l’ange fait la bête ». Mais il reconnaît, pour évaluer ses actes, une hiérarchie de valeurs, et les plus hauts placées sont celles que l’esprit poursuit comme ses fins propres. L’esprit et non le corps. la vie corporelle est égoïsme, appétit, élan de puissance et de domination, exploitation de ce qui est faible par ce qui est fort: ce sont là valeurs vitales, que l’homme apprécie et tend à réaliser au niveau de son être encore immergé dans l’animalité. Au contraire, l’esprit regarde vers l’amour, vers la justice, vers la vérité et la beauté ; il est liberté et raison, non point déterminisme et instinct. Et l’homme est d’autant plus humain que plus spirituel, il est le Sage, le Héros, le saint ou l’Artiste. L’homme ne s’accepte pas simplement de la nature : il se construit, ou du moins se corrige, selon un archétype idéal que lui fournit sa culture, c’est-à-dire son intelligence exercée et enrichie »[28].
Ce texte très dense et très riche met en évidence comment l’homme se constitue par la connaissance de soi-même, prenant conscience de sa nature à travers sa culture[29]. Limité et faible mais illimité dans ses désirs, c’est dans l’« être » et non dans l’« avoir » qu’il cherche à se réaliser. Aucun culte du corps, aucune richesse matérielle, aucune consommation ne peut le combler[30]. Aucun pouvoir non plus si celui-ci n’est pas considéré comme un service. En effet, si les valeurs corporelles, importantes à leur niveau, sont tournées vers moi, fondent un égoïsme nécessaire, cet égoïsme est dépassé dans l’activité humaine spécifique. L’esprit étant semble-t-il altruiste. La quête typiquement humaine de l’amour, de la justice, de la vérité, de la beauté, me sort de moi-même me pousse vers quelque chose d’autre, l’autre, l’Autre.
P.-H. Simon peut conclure : »…l’humanisme consiste essentiellement à reconnaître à l’homme une place définie dans l’univers, et à l’esprit une fonction privilégiée dans l’homme. Dans ces limites, il peut se nuancer différemment, selon que, par exemple, il prend appui sur une idée religieuse, justifiant la dignité de la nature humaine par quelque ressemblance à la nature divine ou par quelque finalité en Dieu, ou n’accepte au contraire qu’une base positive, établissant la personne humaine comme la valeur première, et la Raison comme une institutrice sûre et bienfaisante dont les titres n’ont pas à être discutés. Mais qu’il soit chrétien ou laïque […] toujours l’humanisme comporte un certain accent d’idéalisme, puisqu’il consacre le destin de l’homme à la réalisation d’une idée préconçue de l’homme, et aussi un certain accent d’optimisme, puisqu’il implique la croyance à un absolu qui domine les contingences de l’histoire et qui donne un sens à la vie. »[31]
Autrement dit : la Révélation judéo-chrétienne[32] comme la raison bien exercée peuvent nous décrire cette « nature », cet idéal que chacun est invité à réaliser le mieux possible en lui. Il ne s’agit donc pas qu’une « programmation » mais d’une « préfiguration ». La « nature » entendue comme « essence », nous incline mais ne nous oblige pas.
L’homme est un être personnel non seulement capable de relations (avec le monde, ses semblables, Dieu) mais, qui plus est, il ne peut vivre sans une forme ou l’autre de communauté. Il est social, par nature. Les considérations d’Aristote[33] sur l’homme comme « animal politique » - c’est-à-dire social et capable d’organiser la cité - , peuvent être soutenues par l’anthropologie scientifique qui nous montre que là où il y a trace d’homme, il y a trace de société et de culture[34]. Ces approches diverses et complémentaires nous préservent de toute forme de cet individualisme qui est un des maux essentiels de notre monde et de la tentation de croire que la société ne serait que l’effet d’un Contrat c’est-à-dire de la volonté des hommes seule source de la loi toujours relative donc et jamais mesurée à une « loi non écrite » qui la dépasserait et la limiterait[35].
Enfin, le texte de P.-H. Simon nous mène à réfléchir à la liberté et à son rapport avec la vérité. Le concept de nature humaine en rebute plus d’un dans la mesure où l’on s’imagine qu’il est en contradiction avec le fait et l’exigence de la liberté[36].
Tout le monde s’accorde pour reconnaître que la liberté est un bien précieux[37], une référence constante dans l’agir de nos contemporains[38]. Elle s’exerce, de manière visible, dans la créativité de l’homme. Lorsqu’Aristote dit que l’homme est un « animal politique », et non simplement un animal social, il souligne la capacité humaine d’organiser la société d’une manière ou d’un autre. Il n’est pas « programmé » comme l’animal dans la construction sociale. Par ailleurs, l’homme peut être défini aussi comme un « animal culturel », « sujet et artisan de la culture »[39]. Ici aussi se repère, plus manifestement et plus fondamentalement, la liberté humaine. Liberté relative car il est vrai que nous subissons un certain nombre de déterminismes. Nous ne nous choisissons pas complètement. Il n’empêche que, par nature, nous sommes des êtres intelligents et libres ou plus exactement des êtres disposés à l’intelligence et à la liberté car notre nature n’est pas une sorte de programmation ou d’instinct. Une préfiguration, dit P.-H. Simon.
Le philosophe allemand Robert Spaemann donne comme preuve et manifestation éminente de la liberté humaine, la capacité de promettre et de pardonner. Par la promesse, l’homme révèle son indépendance par rapport à son humeur et aux influences extérieures. Par la promesse, l’homme « réalise […] un degré plus élevé de liberté. » Mieux encore, le pardon est « un acte plus grand que la possibilité de promettre, parce que d’une certaine façon, c’est un acte créateur qui permet à l’autre d’être une nouvelle personne ».[40]
Toutefois, la liberté est une valeur ambigüe[41] et il convient de ne pas la confondre avec la licence de faire n’importe quoi qui n’est qu’un retour déguisé au hasard, aux conformismes sociaux ou au déterminisme des pulsions instinctives, des sensations et des sentiments. « Trop souvent, écrit Jean-Paul II[42], on confond la liberté avec l’instinct de l’intérêt individuel ou collectif, ou encore avec l’instinct de lutte et de domination… ». La liberté est un moyen offert à l’homme qui est capable par son intelligence de faire des choix dont il est responsable et, par sa volonté éclairée, de se conduire lui-même, de chercher ce qui est bien, ce qui est valeur pour lui, ce qui peut l’aider à devenir toujours plus homme. La liberté, c’est la capacité de choisir et de se réaliser en conformité avec sa nature telle qu’elle est révélée par l’intelligence. Plus simplement encore, la liberté est un moyen au service de la vérité. Pour être libre, l’homme doit choisir et renoncer. Seule la vérité libère de ce qui limite, diminue, détruit la liberté. Certes, le chrétien pense immédiatement à l’affirmation évangélique: « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres »[43]. Il sait que la vérité, ou mieux la Vérité, c’est le Christ lui-même, « Celui qui libère l’homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu’aux racines mêmes, dans l’esprit de l’homme, dans son cœur, dans sa conscience »[44]. Il n’empêche que la vérité naturelle est libératrice, comme l’ont bien compris des auteurs athées. Dans l’univers totalitaire imaginé par G. Orwell[45] dans son roman 1984, Winston Smith, le héros, travaille au Ministère de la Vérité à truquer les archives c’est-à-dire à remplacer les faits réels par les « vérités » officielles. Dégoûté par ce travail, privé de toute vie personnelle car chaque citoyen est sous surveillance constante, Winston Smith, entré en « dissidence » commence, en cachette, un journal intime où il écrit un jour cette idée révolutionnaire : « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. lorsque cela est accordé, le reste suit »[46]. Plus tard, lorsque W. Smith sera arrêté, puis rééduqué, il se réconciliera avec la seule « vérité » possible : celle du pouvoir. O’Brien qui a pris en charge cette rééducation « leva les doigts de sa main gauche en gardant son pouce caché. « il y a là cinq doigts. Voyez-vous cinq doigts ? Oui. » Et il les vit… »[47]. tel est bien l’essence de l’État totalitaire : « ce n’est pas la force déchaînée, c’est la vérité enchaînée »[48]. Et lorsqu’à la chute du communisme en Tchécoslovaquie, Vaclav Havel, porté par la foule, improvisa son futur programme politique, il ne prononça que deux mots : « Vérité[49] et amour ». Tant il savait le poids du mensonge (vérité dialectique) et de la haine qu’il génère (lutte des classes) dans le système marxiste[50].
La vérité donc libère l’homme de ce qui limite, diminue, détruit sa liberté. Un système qui exalte la liberté au mépris de la vérité sombre dans l’inhumanité. mais inversement, la vérité ne peut se passer de liberté sinon elle engendre l’intolérance et mutile l’homme à sa manière. Cela se vérifie sur le terrain spirituel par des atteintes à la liberté religieuse et sur le terrain politique par la volonté d’imposer le « bien ». La solution n’est pas de relativiser toute « vérité » pour préserver la liberté qui serait considérée comme la valeur la plus haute. La solution s’esquisse à partir du moment où l’on s’aperçoit que « la transition de l’intolérance envers l’erreur dans le domaine logique à l’intolérance politique, qui se situe dans le domaine moral, n’est pas automatique »[51] et que l’on articule cette distinction sur celle des pouvoirs[52].
[53]
Nous parlons d’« une vérité universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine »[54]. L’esprit contemporain sceptique et relativiste aurait besoin de redécouvrir, une fois encore, la philosophie grecque qui, la première, a considéré « l’acte de connaître comme l’acte spirituel par excellence »[55]. A sa suite, toutes les grandes philosophies se sont attachées à reconnaître la possibilité de la vérité et à établir les conditions de sa recherche. Comme le disent avec force I. Mourral et L. Millet, « notre civilisation scientifico-technique priverait la culture d’une dimension essentielle si elle s’accompagnait d’une perte de l’amour du vrai, doublé de la souffrance de ne pas l’étreindre, du désir de le posséder qui affirme en même temps que, si aucun humain ne peut prétendre accéder à la vérité totale, du moins elle est et les esprits sont faits pour elle »[56]. Disons simplement ici que les enfants n’ignorent pas cette notion. Disons aussi qu’affirmer qu’il n’y a pas de vérité, c’est prétendre en dire une et que reconnaître l’existence d’une nature humaine, c’est reconnaître une vérité universelle[57]. Camus, très attaché, comme nous l’avons vu, à certains apports décisifs de la pensée grecque, a bien souligné l’importance de la question car « rien n’étant vari ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se monter le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves »[58]. B.-H. Lévy s’attache à montrer qu’une des conditions d’existence de l’intellectuel, c’est « la Vérité. La Vérité en soi. La Vérité en majesté. L’idée qu’elle existe, cette Vérité, qu’elle n’est ni un leurre ni une illusion et que si les intellectuels servent à quelque chose c’est à tenter d’en témoigner. (…) _ quoi bon les intellectuels s’il n’y a plus d’Erreur à pourfendre, plus de Vrai à illustrer ? »[59]
Quant à définir globalement la vérité, la manière la plus simple n’est-elle pas de dire qu’elle est « une rencontre objective avec toute la réalité »[60] ?
Enfin, pour éviter tout malentendu, si nous parlons de vérité ce n’est pas que nous ayons la prétention de l’« avoir », de la « posséder ». Le pape Benoît XVI l’a bien expliqué : Si nous lisons aujourd’hui, par exemple, dans la Lettre de Jacques : « Vous êtes engendrés au moyen d’une parole de vérité », qui de nous oserait jouir de la vérité qui nous a été donnée ? Une question vient immédiatement à l’esprit : mais comment peut-on détenir la vérité ? C’est de l’intolérance ! L’idée de vérité et d’intolérance aujourd’hui ont pratiquement fusionné entre elles, et ainsi nous n’osons plus du tout croire à la vérité ou parler de la vérité. Elle semble être lointaine, elle semble quelque chose auquel il vaut mieux ne pas avoir recours. Personne ne peut dire : je détiens la vérité — telle est l’objection qui nous anime — et, en effet, personne ne peut détenir la vérité. C’est la vérité qui nous possède, elle est quelque chose de vivant ! Elle ne nous appartient pas, mais nous somme saisis par elle. Ce n’est que si nous nous laissons guider et animer par elle, que nous restons en elle, ce n’est que si nous sommes avec elle et en elle, pèlerins de la vérité, qu’elle est alors en nous et pour nous. Je pense que nous devons apprendre à nouveau cette manière de « ne pas détenir la vérité ». De même que personne ne peut dire : j’ai des enfants — ils ne nous appartiennent pas, ils sont un don, et comme don de Dieu ils nous sont donnés pour une tâche — ainsi nous ne pouvons pas dire : je détiens la vérité, mais la vérité est venue vers nous et nous pousse. Nous devons apprendre à nous laisser animer par elle, à nous laisser conduire par elle. Et alors elle brillera à nouveau : si elle-même nous conduit et nous compénètre. »[61]
Plus simplement encore, on peut définir la vérité comme une « lumière »[62]. Personne ne peut dire qu’il la possède. Non seulement nous en avons besoin mais nous sommes tous « tenus » de la chercher et l’ayant connue, « de l’embrasser et de lui être fidèles »[63]. La vérité, écrit encore Benoît XVI, « l’Église la recherche, l’annonce sans relâche et[…] la reconnaît partout où elle se manifeste. Cette mission de vérité est pour l’Église une mission impérative. […] Ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se trouve souvent disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des hommes et des peuples. »[64]
Benoît XVI parle d’une vérité « disséminée ». Partout des « semences de vérité ». Cette affirmation n’est pas neuve. Déjà au IIe siècle, saint Justin de Naplouse[65] écrivait dans son Apologie: « Car ce n’est pas seulement chez les Grecs et par la bouche de Socrate que le Verbe a fait entendre ainsi la vérité ; mais les barbares aussi ont été éclairés par le même Verbe revêtu d’une forme sensible, devenu homme et appelé Jésus-Christ. »[66] « Les stoïciens ont établi en morale des principes justes : les poètes en ont exposé aussi, car la semence du verbe [logos spermaticos] est innée dans tout le genre humain. »[67]« Tous les principes justes que les philosophes et les législateurs ont découverts et exprimés, ils les doivent à ce qu’ils ont trouvé et contemplé partiellement du Verbe. C’est pour n’avoir pas connu tout le Verbe, qui est le Christ, qu’ils se sont souvent contredits eux-mêmes. »[68] Saint Justin se référait à l’Écriture. Déjà dans le livre de la Sagesse, on peut lire : « Oui, l’Esprit du Seigneur remplit la terre et comme il contient l’univers, il a connaissance de chaque son. »[69] Saint Jean développera cette révélation : « Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. »[70] Jésus se définit ainsi : « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi. »[71] « l’Esprit de vérité » qui vient du Père éclaire tous les hommes.[72] Saint Thomas d’Aquin dira qu’aucun esprit n’est « tellement enténébré qu’il ne participe en rien à la lumière divine. En effet, toute vérité connue de qui que ce soit est due totalement à cette « lumière qui brille dans les ténèbres » ; car toute vérité, quel que soit celui qui l’énonce, vient de l’Esprit saint. »[73] Le Concile Vatican II confirmera : « A ceux-là mêmes qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique. »[74] « L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées dans les diverses cultures, qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l‘Église. »[75] Jean-Paul II reprendra textuellement l’expression de saint Justin : ,: Pour remédier à la rupture entre l’Évangile et la culture, « il faut que se réveille chez les disciples de Jésus-Christ ce regard de foi capable de découvrir les « semences de vérité » que l’Esprit Saint a semées chez nos contemporains. »[76]
Si une approche naturelle de l’homme n’est pas à négliger et révèle pas mal de caractères déterminants qui influeront sur la politique, l’économie, etc., il n’est pas inutile non plus de poser à la raison humaine la question de savoir si elle peut nous dire quelque chose de Dieu. Les deux questions sont d’ailleurs liées, semble-t-il. Est-il possible de s’interroger sur l’homme sans s’interroger sur Dieu ? Un fait peut interpeller aussi : c’est la destruction de l’homme dans les systèmes qui se sont construits sur des théories athées. Le nazisme et le communisme l’ont cruellement illustré. L’athéisme pratique des sociétés libérales n’est-il en rien responsable du désenchantement général et des menaces qui pèsent sur l’homme ? Nous interpelle aussi l’affirmation de Sartre selon laquelle il est impossible de fonder une morale laïque. Est-il possible d’évoquer la nature humaine (et donc la dignité de l’homme et ses droits) sans référence à un Dieu qui l’aurait conçue ? La question n’est pas négligeable car l’affirmation de l’existence ou de la non-existence de Dieu aura des conséquences sur la conception que l’on se fait de l’homme et sur le plan politique. [1].
Or la raison peut acquérir une certaine connaissance de Dieu. Ainsi en témoigne déjà l’Écriture sainte. Dans l’épître aux Romains, Paul justifie ainsi la colère de Dieu contre les « impies » et les « injustes » (ceux qui ne sont pas « ajustés » à Dieu) : « … ce qui peut être connu de Dieu est manifeste pour eux : Dieu, en effet, le leur a manifesté. Depuis la création du monde, ses perfections invisibles, sa puissance éternelle et sa divinité apparaissent visibles à l’esprit, par ses œuvres. Ils sont donc inexcusables, puisque, connaissant Dieu, ils ne lui ont point donné la gloire qui lui convient, et ne lui ont point rendu grâce. Ils se sont alors égarés dans leurs vains raisonnements, et leur cœur insensé s’est rempli de ténèbres. tout en se vantant d’être sages, ils sont devenus fous : ils ont remplacé la gloire de Dieu incorruptible par des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles »[2]. Saint Paul reprend ici un argument déjà présent dans le livre de la Sagesse et qui fut développé par la pensée grecque : « Ils sont insensés par nature, tous ceux qui ont ignoré Dieu, et qui, par les biens visibles, n’ont pu connaître Celui qui est, ni reconnaître l’Artisan en considérant ses œuvres »[3].
Non seulement toute la tradition chrétienne, ne pensons qu’à saint Anselme et saint Thomas d’Aquin, mais aussi toute l’histoire de la philosophie révèlent l’effort constant et comme obligé de la raison vers Dieu. « Dès lors qu’il cherche la réalité qui correspond à ses objets suprêmes : la vérité, le bien, le beau, la valeur, l’accord des esprits, l’existence du monde, l’être propre de l’homme, le philosophe pense à Dieu »[4]. Et I. Mourral et L. Millet précisent : « Depuis Platon, avec Aristote, Descartes, cent autres, et jusqu’à Bergson et aux philosophes spiritualistes du XXe siècle, la raison humaine affirme à juste titre l’existence d’un Etre Parfait ; on peut aussi montrer que le monde et l’homme dépendent absolument de lui, comme de leur créateur. Il donne à l’homme son essence spirituelle, par laquelle il est « image de Dieu » »[5].
Les chemins sont divers et les trouvailles parfois contestables. Il n’empêche que certaines démarches sont très interpellantes : les « voies »[6] de saint Thomas ou l’invitation que nous fait Maurice Blondel[7] de nous ouvrir à l’existence d’un être qu’on appelle Dieu parce qu’il paraît être la réponse la plus rationnelle à notre insatisfaction congénitale peuvent difficilement passer pour des élucubrations. Pensons aussi à la nouvelle apologétique ce Claude Bruaire, par exemple, qui tente de montrer que le christianisme est loin d’être une insulte pour la raison[8]. Le christianisme, écrit Marc Leclerc, « la philosophie ne peut pas en prouver la vérité, mais elle peut montrer sa cohérence par rapport à notre exigence la plus profonde »[9].
Jean-Paul II lui-même, qui, en philosophie, étudia les courants modernes et en particulier Max Scheler[10], a construit une anthropologie subjective qui affirme que le propre de la personne humaine est atteint dans la subjectivité, c’est-à-dire dans la réalité de l’homme conscient de soi comme sujet[11]. Cette vision a marqué la rédaction de Gaudium et spes et, à sa suite, tout l’enseignement du souverain pontife. En une sorte de synthèse, il a offert en 1983, d’octobre à décembre[12], une méditation sur l’homme particulièrement intéressante à partir d’une prise de conscience de ses expériences intérieures : le désir insatiable, la recherche du pourquoi, l’exigence de liberté, l’ouverture à la réalité objective, l’épreuve de la solitude, la découverte de la solidarité, l’aspiration à l’infini[13]. Cette analyse de la subjectivité révèle que l’homme a besoin d’un Autre, qu’il est en attente de Dieu et même du Christ[14].
Jean-Paul II fera encore appel à la philosophie, en 1985, dans une catéchèse consacrée au premier article du Credo[15] . Cette fois, le Saint Père aborde le problème d’une manière plus classique, en s’appuyant sur des éléments objectifs. Actualisant en partie les « voies » vers Dieu de saint Thomas d’Aquin, c’est à la science et à l’esthétique que le philosophe demande des « raisons valables pour admettre l’existence de Dieu »[16].
Nous venons de voir, en survol, ce qui fonde la dignité naturelle de l’homme qui se définit comme un être capable de s’autodéterminer, transcendant par rapport à la matière et ouvert à une transcendance que certains disent créatrice. Ces vérités précieuses ont été et sont le fruit de la lente et souvent difficile réflexion des hommes, l’œuvre sans cesse remise en question d’esprits rigoureux que le non-initié a parfois peine à suivre.
Le questionnement philosophique est inéluctable. Tout homme se pose la question de savoir si la vie a un sens et cherche la réponse définitive, la valeur suprême qui enfin le satisfera. En chacun, « ce qui demeure toujours vif est le désir de rejoindre la certitude de la vérité et de sa valeur absolue »[1] même si, à première vue, un certain nombre d’hommes semblent se contenter de la vie « ordinaire », de suivre les chemins offerts par une société et une culture où les interrogations essentielles ont, apparemment, céder la place à l’efficacité, aux plaisirs immédiats et aux conformismes les plus plats : « la nature limitée de la raison et l’inconstance du cœur obscurcissent et dévient souvent la recherche personnelle. d’autres intérêts d’ordres divers peuvent étouffer la vérité. Il arrive aussi que l’homme l’évite absolument, dès qu’il commence à l’entrevoir, parce qu’il en craint les exigences. Malgré cela, même quand il l’évite, c’est toujours la vérité qui influence son existence. Jamais, en effet, il ne pourrait fonder sa vie sur le doute, sur l’incertitude ou le mensonge ; une telle existence serait constamment menacée par la peur et par l’angoisse. On peut donc définir l’homme comme celui qui cherche la vérité »[2].
Certes, ce n’est pas toujours dans une forme strictement philosophique que s’effectue cette démarche mais la philosophie peut certainement aider la recherche et lui donner de la cohérence. Toutefois, le chemin n’est pas simple. Non seulement le langage de la philosophie n’est pas toujours immédiatement accessible mais la diversité des réponses risque de rendre le chemin hasardeux s’il n’est pas balisé[3]. La démarche philosophique assimilée à une méthode ascendante est inévitable, indispensable comme introduction, initiation, préparation ou comme vérification ou confirmation, utile, en tout cas, pour débarrasser le terrain de la pensée des scories idéologiques qui encombreraient la raison. Mais elle est insuffisante.
Nous allons voir que la Révélation (présumée si l’on veut) de Dieu sur lui-même et sur l’homme ne nie certes pas la révélation de l’intelligence mais la confirme, la précise, l’éclaire, l’exalte, d’une certaine manière, et surtout, la complète de manière décisive et inouïe, avec une force et une clarté qui épargnent du temps, de la sueur et ouvrent une perspective insoupçonnée. Il nous faudra moins d’efforts pour sentir[4] la profondeur de la révélation sur l’homme qu’il nous en faut pour découvrir au fil de lectures ardues les quelques vérités énumérées succinctement ci-dessus. « Il a été nécessaire, écrit saint Thomas, (…) pour le salut de l’homme, qu’il y eût, en dehors des sciences philosophiques que scrute la raison humaine, une doctrine différente, procédant de la révélation divine. Le motif en est d’abord que l’homme est destiné à atteindre Dieu selon que Dieu dépasse notre compréhension rationnelle ; car, dit le prophète, « l’œil n’a point vu, ô Dieu, en dehors de toi, ce que tu as préparé à ceux qui t’aiment ». Or, ne faut-il pas qu’avant de diriger leurs intentions et leurs actions vers une fin, les hommes connaissent cette fin ? Une révélation était donc nécessaire, touchant des choses qui confèrent au salut de l’homme et qui dépassent notre humaine raison.
A l’égard même de ce que la raison est capable d’atteindre au sujet de Dieu, il fallait instruire l’homme par la révélation ; car une connaissance rationnelle de Dieu n’eût été le fait que d’un petit nombre, elle eût coûté beaucoup de temps et se fût mêlée de beaucoup d’erreurs. De sa vérité cependant dépend tout le salut de l’homme, puisque ce salut est en Dieu. Combien donc n’était-il pas nécessaire, si l’on voulait procurer ce salut avec ampleur et certitude, de nous instruire des choses divines par une révélation divine ! »[5].
N’oublions pas toutefois que si l’approche théologique, à partir de la Parole de Dieu, est incomparablement plus généreuse que l’approche philosophique, elles ont besoin l’une de l’autre. Jean-Paul II l’a rappelé avec force : « La raison, privée de l’apport de la révélation, a pris des sentiers latéraux qui risquent de lui faire perdre de vue son but final. La foi, privée de la raison, a mis l’accent sur le sentiment et l’expérience, en courant le risque de ne plus être une proposition universelle. Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible, puisse avoir une force plus grande ; au contraire, elle tombe dans le grand danger d’être réduite à un mythe ou à une superstition. De la même manière, une raison qui n’a plus une foi adulte en face d’elle n’est pas incitée à s’intéresser à la nouveauté et à la radicalité de l’être »[6].
Il n’empêche que le Créateur, mieux que quiconque, peut nous parler de sa créature et que la Révélation nous dit le fin mot de la nature humaine, vu sa dimension spirituelle. Elle éclaire singulièrement l’origine, la fin et la vocation de l’homme. Cet homme doit être considéré dans l’intégralité de son être « unique, complet et indivisible ».[7] Or on ne peut connaître l’homme en niant sa dimension spirituelle et en oubliant que son Créateur connaît mieux que quiconque sa créature. Ainsi, le drame de l’humanisme athée, « c’est le drame de l’homme amputé d’une dimension constitutive de son être propre- sa recherche de l’infini- et ainsi placé en face de la pire réduction de ce même être. (…) Face à tant d’humanismes, souvent enfermés dans une vision de l’homme strictement économique, biologique ou psychique, l’Église a le droit et le devoir de proclamer la vérité sur l’homme, vérité qu’elle a reçue de son Maître Jésus-Christ. (…) Cette vérité complète sur l’être humain constitue le fondement de la doctrine sociale de l ’Église. »[8]
Les trois premiers chapitres de la Genèse qui racontent notamment la création, sont particulièrement intéressants pour la connaissance de l’homme. On se rappellera que Jean-Paul II, a, du 5 septembre 1979 au 2 avril 1980, médité le mystère de l’homme et de la femme à la lumière de ces textes. Son intention était, entre autres, de préparer ainsi le Synode des évêques de 1980 qui devait traiter de la famille. Jean-Paul justifia sa démarche en déclarant qu’« une réflexion approfondie sur ce texte -à travers toute la forme archaïque du récit qui rend évident son caractère mythique[1] primitif- permet d’y trouver « en germe » à peu près tous les éléments de l’analyse de l’homme auxquels est sensible l’anthropologie philosophique moderne et, principalement, contemporaine »[2].
Le Catéchisme précise : « La catéchèse sur la création revêt une importance capitale. Elle concerne les fondements mêmes de la vie humaine et chrétienne : car elle explicite la réponse de la foi chrétienne à la question élémentaire que les hommes de tous les temps se sont posée : »d’où venons-nous ? » « Où allons-nous ? » « Quelle est notre origine ? » « Quelle est notre fin ? » « d’où vient et où va tout ce qui existe ? » Les deux questions, celle de l’origine et celle de la fin, sont inséparables. Elles sont décisives pour le sens et l’orientation de notre vie et de notre agir »[3].
Un historien de la philosophie se pose toujours la question de savoir quel sera l’objet de son premier chapitre et, en général, il entame son parcours avec les philosophes grecs. Toutefois, Jean Brun[4] attire notre attention sur la différence qu’il faut faire entre les débuts et le Commencement: « Les débuts prennent toujours une suite ; […] les débuts dont nous sommes les auteurs impliquent l’existence d’un il y a leur ayant servi de moteur ou de repoussoir. En dépit de ce que voudrait nous laisser croire l’utilisation de plus en plus fréquente des termes mutation ou rupture, il n’y a pas de générations spontanées en histoire et tous les débuts sont les débuts de quelque chose à partir de quelque chose d’autre, ils impliquent un déjà là utilisé comme matériau. C’est pourquoi l’Histoire reste le domaine des débuts, il n’y a pas de véritable Commencement dans l’histoire. En outre, les débuts sont toujours des reprises de ce Même fondamental qui est au cœur de la condition humaine. Quelle que soit l’époque où ils vivent, quelle que soit la contrée où les hasards de leur naissance les ont fait naître, les hommes existent, aiment, souffrent et meurent ; sous des scénarios différents leurs pensées et leurs actes se trouvent toujours confrontés à ces éternelles expériences. Il ne faut donc pas se contenter de dire que l’homme est plongé dans l’Histoire comme dans un milieu chronologique qui le façonnerait ; car c’est l’Histoire qui habite l’homme, l’historique n’est que l’explicitation d’une histoire intérieure exprimant elle-même un Transhistorique qui constitue le Commencement auquel se rattachent tous nos débuts ».
Et nous en arrivons à l’affirmation-clé : « De ce Transhistorique[5] nous parle la Genèse, bien antérieure aux cosmogonies ioniennes et aux philosophies grecques les plus anciennes. La Genèse nous confronte à une communication indirecte dans la mesure où elle ne nous transmet pas de l’information mais où elle nous donne à penser ; elle nous situe au sein d’un Langage à l’écoute duquel nous pouvons entendre parler de ce à quoi est rivée notre Histoire rendue aveugle par ses prétentions à ne devoir à personne d’autre qu’elle-même le pouvoir de s’écrire ».
Si Jean Brun envisage la Genèse en tant qu’elle interpelle, au cœur de nos problèmes existentiels, la raison philosophique, Léo Moulin, agnostique, en souligne le caractère résolument révolutionnaire « Les valeurs judéo-chrétiennes, écrit-il, sont à n’en pas douter, la source la plus abondante et la plus féconde du passé européen.
L’homme, créé à part des autres animaux, « fait à l’image comme à la ressemblance de Dieu » (Gn. I, 26), est supposé jouir des dotes ingeneratae que lui vaut cette ressemblance, à savoir : l’intelligence, la volonté, la puissance, l’autonomie, la responsabilité, la liberté. En d’autres termes, il est considéré comme un être adulte ou, à tout le moins, comme en pouvoir et espérance de le devenir. Il est une personne. A ce titre, il a droit au respect de sa dignité et jouit de la possibilité de connaître la vérité et de la dire. C’est là, en germe, la doctrine des Droits de l’Homme, et l’on comprend pourquoi elle ne pouvait naître et se développer qu’en Europe.
L’égalité est une autre valeur fondamentale du message judéo-chrétien. Combinée avec les notions de dignité et de liberté, elle mène (encore qu’à long terme) à l’apparition de l’idéal démocratique »[6].
Les premiers chapitres de la Genèse contiennent un message révolutionnaire par rapport à l’époque mais aussi à toute époque, comme nous allons le voir, tellement révolutionnaire par rapport à nos tendances spontanées qu’il ne peut pas ne pas être inspiré.
Une toute petite phrase prononcée par Dieu, au début de la Genèse, contenait déjà tout ce que les sages depuis la Grèce nous ont péniblement appris au long des siècles et sans être parvenus encore à épuiser tout ce que cette formule laconique suggère : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance »[7]. On retrouve l’expression, au verset suivant, avec une précision fort intéressante : « Dieu créa l’homme à son image ; à l’image de Dieu, il le créa, homme et femme, il les créa »[8].
Cette affirmation est, « inouïe, lapidaire dans sa forme, au point que l’on prend conscience avec peine qu’elle balaie tout un monde de mythes et de spéculation gnostique, de cynisme, d’idolâtrie et de phobie du sexe »[9]. De plus, nous allons le voir, elle nous engage politiquement.
La création suit un certain ordre, des créatures inférieures aux créatures les plus parfaites. L’homme apparaît en dernier lieu, signe de sa supériorité.
Notons aussi que la création de l’homme, comme l’indique Jean-Paul II, « est précédée d’une solennelle introduction, comme s’il s’agissait d’une délibération de Dieu avant cet acte important… »[10] : « Faisons… », dit Dieu, comme s’il réfléchissait, s’encourageait, selon certains commentateurs. d’autres ont vu, dans ce pluriel, une insinuation de la Trinité ce qui, de toute façon, souligne l’importance toute particulière du moment. « Dieu s’engage ici beaucoup plus profondément, écrit le P. Hamman, et plus personnellement que dans les autres œuvres de la création. d’où la triple répétition du verbe créer, au verset 27 »[11]. Après chaque « moment » de création, il est écrit que « Dieu vit que cela était bon » mais après la création de l’homme, le texte précise que Dieu « vit que cela était très bon » !
L’homme, irréductible au monde, même s’il est aussi corps et qu’il soit un être limité, est donc investi d’une dignité exceptionnelle : à l’image de Dieu ! Le Psaume 8 dira : « presque l’égal d’un dieu »[12]. Un extrait du Siracide souligne l’exceptionnelle intimité qui lie Dieu et sa créature:
« De la terre, Dieu a créé l’homme,
il l’a formé selon sa propre image ;
il l’a fait ensuite retourner à la terre.
Comme lui-même il l’a revêtu de force ;
il lui a marqué un temps et un nombre de jours,
il lui a donné pouvoir sur tout ce qui est sur la terre.
Il l’a fait craindre par toute créature,
il l’a fait maître des bêtes et des oiseaux.
De sa propre substance il lui a donné une aide qui lui ressemble
avec le discernement, une langue, des yeux, des oreilles,
un esprit pour penser ;
il les a remplis de savoir et d’intelligence.
Il a créé en eux la science de l’esprit,
il a rempli leur cœur de sagesse,
il leur a fait voir le bien et le mal.
Il a posé son regard sur leur cœur
pour lui montrer la grandeur de ses œuvres,
afin qu’ils célèbrent la sainteté de son Nom,
en le glorifiant pour ses merveilles,
et en publiant la magnificence de ses ouvrages.
Il leur a donné en outre l’instruction,
il les a nantis de la loi de vie ;
il a conclu avec eux un pacte éternel,
et leur a révélé ses jugements »[13].
Certes, l’homme « est créé de la terre », son nom même l’indique puisque adâma désigne le sol mais Dieu l’anime de son souffle. Sa supériorité par rapport aux autres créatures visibles apparaît aussi dans la faculté qu’il a d’imposer un nom aux animaux (Gn 2, 129-20) et dans le fait qu’il ne trouve pas parmi toutes ces créatures « une aide qui lui soit semblable ».
L’homme est à l’image de Dieu par ses facultés spirituelles donc, sa mémoire, son intelligence et sa volonté qui le rendent créateur à l’image de son Créateur mais il l’est aussi par son corps. Non pas au sens strict, bien sûr, mais c’est bien l’homme concret, dans sa bisexualité qui est créé à l’image de Dieu, « avec sa stature corporelle, dans son unité et sa globalité. La Bible ne connaît pas de dichotomie dans l’homme : il est l’image et ressemblance en tant et parce qu’il est homme »[14]. Saint Augustin, par exemple, verra dans la perception et le souvenir des « vestiges de la Trinité »[15] dans le corps de l’homme. Jean-Paul II insistera très souvent sur le fait que l’homme, dans son intégralité âme et corps, est à l’image de Dieu[16]. On peut le percevoir encore dans cette parole de Dieu : « Quiconque versera le sang de l’homme, par l’homme aura son sang versé, car Dieu a fait l’homme à son image »[17]. La dignité même du corps interpellera, à travers l’histoire de la violence judiciaire et guerrière, la conscience chrétienne[18]. L’Église parlera du droit et du devoir de légitime défense mais stipulera que « si des moyens non sanglants suffisent à défendre et à protéger la sécurité des personnes contre l’agresseur, l’autorité s’en tiendra à ces moyens, parce que ceux-ci correspondent mieux aux conditions concrètes du bien commun et sont plus conformes à la dignité de la personne humaine ».
La dignité est commune à tous les hommes. En effet, « homme » doit être pris au sens collectif car le texte hébreu poursuit au pluriel : « qu’ils règnent sur les poissons de la mer… »[19]. De même, dans le second récit de la création (2, 5-24), Adam représente bien toute la race humaine[20]. Quel que soit le sexe, l’âge, la race, la culture, la religion, le statut social, l’état de santé, tous les hommes ont droit au même respect. Le racisme et toutes les formes possibles de discrimination sont condamnées[21]. En effet, ce Dieu est unique et Père de tous les hommes. Cette paternité rend possible une fraternité plus vivante que l’égalité fort abstraite de la nature humaine[22].
De plus, le texte de la Genèse rompt avec les pratiques anciennes [23]et modernes de déification de certains personnages et notamment des chefs d’État, depuis Pharaon jusqu’à Hiro-Hito, dernier « Dieu vivant » du Japon, en passant par tous les hommes « providentiels » des régimes totalitaires, réputés infaillibles. Il conteste aussi ce qu’on pourrait appeler la « déification ordinaire », celle du Moi qui fonde l’individualisme et érige la conscience en juge absolu et unique[24] ou encore celle connexe d’individus fascinants par leur beauté ou leurs prouesses artistiques ou sportives[25]. Comme disait un journaliste : « Les idoles sucrées ont remplacé les idoles sacrées ».
A l’image de Dieu, l’homme n’est pas Dieu. Son péché consistera précisément à accorder crédit à la promesse destructrice du démon: « …vous serez comme des dieux… »[26]. Promesse d’autant plus mensongère que l’homme est créé par Dieu et qu’il Lui est redevable de son être : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de la vie, et l’homme devint un être vivant. »[27] Sans Dieu, l’homme est poussière.
Tout créateur a des droits sur sa création fruit de sa volonté, de son intelligence, de son amour. Dieu en créant le monde et l’homme manifeste un plan dont l’homme peut, par ses forces naturelles, découvrir certains aspects. Ce plan révélé dans l’Ancien Testament est condensé dans la Loi de Moïse (les dix commandements ou Décalogue) qui pose les fondements de la vocation de l’homme[28]. On suppose que l’homme, pour réaliser le plus pleinement possible sa vocation d’homme, respectera ce « mode d’emploi ». A l’image d’un Dieu juste[29], l’homme doit s’efforcer d’être juste lui-même, c’est-à-dire de faire la volonté de Dieu révélée par la Loi. La justice sociale consistera à accorder la société à la volonté de Dieu.
Cette vision s’oppose bien sûr à l’ »autodéification » dénoncée par Jean Brun, à ce qu’on peut appeler l’idéologie de l’orgueil, « celle de l’homme persuadé d’avoir trouvé la clef universelle du monde, d’avoir tout compris, d’avoir le pouvoir de tout faire… L’idéologie de l’homme qui ne se reconnaît pas de maître, qui n’établit aucun rapport avec l’éternité, donc incapable de responsabilités supérieures, puisque considérant sa vie propre comme sommet de l’existence »[30]. Le président tchèque qui écrit ces lignes a fait la triste expérience de cet orgueil politique qui caractérise le prince totalitaire, maître de la Loi. J.-J. Rousseau en a brossé le portrait dans son Contrat social, sous les traits du « législateur »[31]. « Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple, écrit-il, doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine (…). Le législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi. Ce n’est point magistrature, ce n’est point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution ; c’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain (…) ».Ce texte décrit, à l’avance, le portrait d’un « prince » que le monde contemporain a, pour son plus grand malheur, appris à connaître. Le « législateur » de Rousseau, homme exceptionnel pour une mission exceptionnelle, n’est-il pas investi de pouvoirs quasi-divins ? Ne s’est-il pas incarné dans ces « guides » qui ont marqué cruellement l’histoire et qui étaient animés d’une « ambition métaphysique »: « l’édification, après la mort de Dieu, d’une cité de l’homme enfin divinisé »[32] ? C’est la tâche de l’état totalitaire, « état du politique où, pour la première fois, le Prince se prend pour le Souverain. (…) Il n’y a pas d’instance suprême, où le Prince puise sa raison d’être ; il n’y a pas de souverain absent, à quoi il doive en référer ; c’est lui, c’est lui seul le Souverain, régnant sans borne et sans partage sur le royaume terrestre »[33]
Créé à l’image d’un Dieu créateur, l’homme est appelé à coopérer à la création, avec son intelligence, sa volonté et son amour, par le travail notamment, qui n’est pas une malédiction, une conséquence du péché. En effet, Dieu donne comme mission à l’homme de soumettre la terre[34] et place l’homme « dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder […] l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs »[35] et cela avant qu’il ne pèche. Donc « l’homme doit imiter Dieu lorsqu’il travaille comme lorsqu’il se repose, étant donné que Dieu lui-même a voulu lui présenter son œuvre créatrice sous la forme du travail et sous celle du repos »[36] . La peine est une conséquence du péché mais non le travail.
Plus fondamentalement, l’homme est le seul être créé à l’image de Dieu[37]. Cette qualité n’est évoquée pour aucune autre créature. Cette révélation s’inscrit donc en faux contre les panthéismes[38], paganismes[39], animismes[40], totémismes[41], de toutes sortes qui ont dispersé la divinité dans la nature entière ou dans certains de ses éléments, qui ont sacralisé ou offert à des rites divers des êtres ou des choses. Il est indéniable que la désacralisation de la nature est indispensable au progrès technique qui, il faut bien le reconnaître, fut paralysé durant l’Antiquité, malgré des connaissances théoriques remarquables, soit par la conviction que tout était « plein de dieux » (Thalès), soit par l’idée que la matière est impure (Platon) et donc que les tâches matérielles et ceux qui les exercent sont méprisables[42].
Aujourd’hui, se répand une tendance à resacraliser la nature. C’est le fait de certains penseurs et de certains mouvements qui se réclament de ce qu’on appelle la « deep ecology » (écologie profonde)[43]. L’expression a été créée par le philosophe norvégien Arne Naess et traduit une opposition au principe selon lequel l’humanité serait au-dessus de la nature. Les écologistes « profonds » récusent l’anthropocentrisme et adhèrent à un égalitarisme biocentrique. Il y a pour eux une égalité de droits entre les différentes espèces étant entendu que l’espèce humaine est une espèce parmi les autres. La nature qui dans la conception chrétienne est objet de devoirs, devient sujet de droits. Toute différence entre les personnes et les choses est donc abolie. Cette pensée qui se teinte parfois de misanthropie réagit contre les graves destructions du milieu de vie auxquelles l’homme moderne, nouveau Prométhée, s’est trop souvent livré mais emportée par son amour de la nature et sa méfiance vis-à-vis de l’homme, elle en arrive à nier ou à refuser toute primauté humaine. Or, la vision de la Genèse qui établit clairement la supériorité de l’homme puisque lui seul est à l’image de Dieu[44], n’implique nullement que les hommes peuvent s’associer sans réserve au projet cartésien de se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »[45]. La nature, en effet, est l’œuvre de Dieu, elle est bonne, dit le texte[46]. L’homme est placé dans le jardin pour le cultiver et le garder, non pour le détruire[47]. Le chrétien est naturellement écologiste, à la manière de saint François[48] ou encore à la manière de saint Ignace qui recommande d’utiliser la création autant qu’il est nécessaire mais pas plus qu’il n’est nécessaire.
« A l’image de Dieu, il le créa, homme et femme, il les créa ». [49] La différence de sexe n’altère en rien l’égale dignité[50] mais offre à l’homme une autre manière de participer à la création.
L’image de Dieu se précise dans la communion des personnes tout en soulignant l’unité de provenance[51]. Avec l’homme et la femme, est fondée la première communauté familiale. Elle apparaît comme la cellule de base de la société (« Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre… »[52]), antérieure à l’État qui doit être au service des familles, auservice de la vie sociale.
L’homme est donc social par nature : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée »[53]). Cette affirmation sera contestée par certains philosophes politiques comme Hobbes, Locke ou Rousseau qui construiront leurs systèmes sur l’idée que l’homme est un loup pour l’homme ou simplement sur le fait qu’originellement, l’homme est un être solitaire.
La sociabilité établie par le texte de la Genèse est une fraternité puisque tous les hommes sont fils du même Père. Cette fraternité qui mesurera les relations entre les hommes et entre les groupes humains, ne dissout en rien la valeur individuelle et rend possible la solidarité entre les hommes. En effet, si, parmi les animaux, l’homme ne trouve pas une « aide qui lui fût assortie », devant la femme, il s’écrie : « Voilà maintenant l’os de mes os et la chair de ma chair »[54]. La femme est égale, en dignité, à l’homme. Faite d’une des « côtes »[55] de l’homme, « à côté » de l’homme, elle lui est semblable tout en étant autre. Elle est l’aide assortie. De la même sorte mais différente puisqu’elle peut être une aide. On se souviendra de cette réflexion du Christ à Catherine de Sienne à propos des différences qui existent dans la répartition des dons et des biens: « J’ai voulu, dit le Seigneur, qu’ils eussent besoin les uns des autres ».[56]
Dans une telle perspective, peut-on concevoir que la doctrine chrétienne puisse s’accommoder de l’individualisme ou, à l’opposé, des massifications où chacun se dissout dans l’ensemble et n’existe plus que par et dans l’ensemble ?
La perspective ouverte par la Genèse marie l’originalité de chaque être avec le bien commun de toute l’humanité puisque tous ces individus qui portent un nom différent ont le même besoin de Dieu, des autres, de la terre et du travail.
La sociabilité implique la nécessité de l’autorité politique sans laquelle, nous le verrons, aucune société ne peut subsister. L’autorité politique, la suzeraineté, n’est donc pas une conséquence du péché comme toute une tradition en véhicula l’idée durant le moyen-âge. Pas plus que le travail ou la sexualité, le pouvoir civil n’est une malédiction.
Il est essentiel de retenir que le pouvoir est donné à tous les hommes puisqu’ils sont tous à l’image de Dieu et que le texte de la Genèse ne fait acception de personne. Ce n’est que dans un second temps que les hommes déterminent les modalités de l’exercice du pouvoir. Nous verrons qu’une lecture attentive et humble de la Genèse aurait évité les querelles qui furent intenses parfois entre partisans de la monarchie et partisans de la démocratie.[57] Puisque tous les hommes sont investis de la capacité de pouvoir qu’inclut leur caractère social, l’important n’est-il pas de trouver des formules pour assurer la participation du plus grand nombre ?
Le pouvoir de l’homme ne se traduit pas seulement dans les relations entre les hommes mais aussi dans la relation de l’homme avec les choses, dans la gestion économique de la terre.[58] Ici aussi, force est de constater que la terre est donnée à tous les hommes indistinctement. Nous découvrons que les biens sont destinés à tous les hommes. La terre est un bien commun et la destination universelle des biens devra mesurer l’accès à la propriété. Nous en reparlerons, bien sûr.
On peut déduire aussi de ce qui vient d’être dit le principe de la libre circulation des personnes puisque la terre est donnée à tous: « …répandez-vous sur la terre », dit Dieu[59]..
Enfin, notons que Dieu ne manifeste pas la volonté de gérer directement la terre qu’il a créée mais qu’il en charge l’homme qu’il a doté des pouvoirs nécessaires. Nous trouvons déjà ici appliqué le principe de subsidiarité (Dieu -pouvoir supérieur- laisse aux hommes -pouvoirs inférieurs- le libre exercice de leurs capacités) tel qu’il sera défini plus loin dans l’enseignement des papes contemporains, ainsi que l’affirmation de ce que le concile Vatican II appellera la juste autonomie des réalités terrestres. C’est l’homme qui soumet les animaux et les nomme, c’est lui qui est chargé de cultiver et de garder le sol. On lit dans le Siracide à propos de Dieu : « Lui-même a créé l’homme au commencement et l’a laissé à son propre conseil. »[60]
L’homme créé reçoit donc une mission et des directives : être fécond, régner, dominer, cultiver et garder le jardin, ne pas manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, donner un nom aux animaux. Dieu a donc un plan, il trace un chemin pour l’homme. Après le déluge qui punira les hommes de leur méchanceté, Dieu répétera son intention à Noé et à ses fils dans les termes mêmes employés devant Adam : « Soyez féconds, multipliez-vous et remplissez la terre »[61].
Dieu établit une première loi de vie, un ensemble de devoirs à respecter. La révélation de ces devoirs atteste que l’homme a le pouvoir de les réaliser c’est-à-dire qu’il en a la capacité et l’autorisation. La liberté donc. Comme le commente Jean-Paul II, l’homme « porte en soi le reflet de la puissance de Dieu, qui se manifeste en particulier dans la faculté de l’intelligence et de la libre volonté. L’homme est un sujet autonome, source de ses propres actions, tout en maintenant les caractéristiques de sa dépendance de Dieu son Créateur… »[62].
Nous trouvons ici une première manifestation d’une conjugaison permanente dans l’enseignement chrétien : la conjugaison de la loi et de la liberté, du devoir et du droit. La liberté de l’homme est presque illimitée : « Tu peux manger du fruit de tous les arbres du jardin ; mais le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas… »[63]. Il existe une limite morale à l’action de l’homme : ce n’est pas lui qui décide de ce qui est bien et de ce qui est mal. Son agir est mesuré par la vérité de la Parole de Dieu : « …du jour où tu en mangerais, tu mourrais certainement »[64]. Apparaît d’emblée le drame de la liberté humaine : le rêve d’une liberté illimitée, le rêve d’être comme Dieu : « …le jour où vous en mangerez, dit le serpent, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal »[65]. Cette tentation sera permanente tout au long de l’histoire humaine et, comme dans la Genèse, elle débouchera sur l’asservissement, que ce soit à soi-même, à la force du bras ou à celle du nombre.
L’homme est créé pour la paix. A preuve cet extrait : « Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture. A toute bête de la terre, à tout oiseau du ciel, à tout ce qui remue sur la terre et qui a souffle de vie, je donne pour nourriture toute herbe mûrissante »[66] André Wénin commente ainsi ce passage : Dieu qui vient d’inviter l’homme à maîtriser les animaux, « dispense leur nourriture aux humains d’abord, aux animaux ensuite en réalité, c’est un chemin de douceur qu’il suggère de la sorte. En effet, juste après avoir intimé à l’humanité le devoir de maîtriser les animaux, Dieu lui donne à manger les céréales et les fruits, pour un menu uniquement végétal : il suggère ainsi à l’humanité qu’il lui est possible de maîtriser l’animal sans le tuer. Les humains sont ainsi invités à mettre une limite à l’exercice de leur pouvoir sur le monde animal, à ne pas déployer leur maîtrise jusque dans ses potentialités violentes, qui consisteraient à tuer l’animal puis à le manger. Bref, sur le devoir de maîtrise vient se greffer une discrète invitation à exercer cette maîtrise de façon douce, non violente, dans la libre acceptation d’une limite qui correspond au respect de la vie et de la place de l’autre. L’humain qui le fera se réalisera à l’image du Dieu du sabbat […]. »[67] A fortiori s’il ne s’agit plus d’animaux mais d’être humains !
Le texte de la Genèse nous révèle aussi la grande intimité qui règne entre Dieu et les hommes. Dieu apparaît comme le principe, le compagnon et la fin de l’existence humaine. Même après que l’homme l’a trahi, Dieu, avant de chasser Adam et Eve du jardin d’Eden, manifeste sa sollicitude : « Le Seigneur fit à Adam et à sa femme des habits de peau, dont il les revêtit »[68].
L’Écriture précise encore que « Dieu a créé l’homme incorruptible ». « L’homme, commente Jean-Paul II, est donc créé pour l’immortalité et après le péché il ne cesse pas d’être image de Dieu, même s’il est soumis à la mort »[69]. Dieu est et reste l’horizon ultime de l’homme.
Dans sa vie personnelle comme dans sa vie communautaire, chacun est invité à préserver sa relation privilégiée avec son Créateur, au moins en respectant la loi qu’Il a établie. Toute organisation politique qui se ferme sur elle-même, qui se replie sur le temporel, qui refuse tout en deçà, tout par delà, tout au delà de la destinée humaine sera une mutilation grave, un étouffement des aspirations les plus profondes et les plus libératrices.
L’intimité avec Dieu se vit tout particulièrement le jour du sabbat: « Dieu acheva au septième jour l’œuvre qu’il avait faite, il arrêta au septième jour toute l’œuvre qu’il faisait. Dieu bénit le septième jour et le consacra car il avait alors arrêté toute l’œuvre que lui-même avait créée par son action. »[70] Le futur pape Benoît XVI a mis en évidence la profondeur de ce texte : « Le sabbat dévoile la signification intérieure de l’alliance entre Dieu et l’homme, et fait apparaître le sens et l’intention du récit de la Genèse : la Création est le lieu de l’Alliance, elle a pour raison d’être l’histoire d’amour entre Dieu et l’homme. La liberté et l’égalité entre les hommes que le sabbat instaure ne doivent pas être envisagées d’un point de vue anthropologique ou sociologique seulement. Cette liberté et cette égalité n’ont de sens que d’un point de vue théologique : c’est par son alliance avec Dieu que l’homme devient libre, c’est dans cette alliance que tous les hommes deviennent égaux. L’alliance s’établit sur une relation : Dieu se donne à l’homme et l’homme répond à Dieu. La réponse de l’homme au Dieu qui lui veut du bien est l’amour ; et aimer Dieu, c’est l’adorer. Si la Création est l’espace de l’alliance, le lieu de la rencontre et de l’amour entre Dieu et l’homme, elle est donc destinée à être l’espace de l’adoration. »[71]
Le début de la Genèse nous raconte donc aussi la « chute originelle »[72]. Le péché d’Adam est le prototype de tous les péchés que les hommes peuvent commettre. De quoi s’agit-il sinon d’un refus de dépendance ? La liberté donnée à l’homme ne s’accommode d’aucune limite. L’intelligence et la volonté humaines ne peuvent supporter qu’une autre intelligence, même réputée supérieure, qu’une autre volonté, dite toute-puissante, les mesurent et les guident.
Pour reprendre le vocabulaire médité, l’homme pécheur ne se contente pas d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu, il veut être Dieu ou du moins consent à la tentation de le devenir. En effet, s’il y a orgueil, il y a aussi faiblesse. La femme et l’homme se laissent tenter. Le péché n’est donc pas nécessairement une rupture totale, délibérée, définitive Le péché est certes une rupture d’alliance mais il serait peut-être plus juste de dire, comme saint Augustin,[73] qu’il est le lieu de la « dissemblance »[74].
Jean-Paul II[75]le définira comme une « aliénation ». L’homme qui croit être lui-même, pleinement, en suivant ses propres voies, en oubliant « la vérité de Dieu et de l’homme », en se livrant à ses désirs de possession et de jouissance, en se gardant pour soi, « étranger » (alienus) à Dieu, devient aussi « étranger » à lui-même et aux autres.
Toutefois, pour revenir à la définition de l’homme, à l’image et à la ressemblance de Dieu, il est essentiel de se rappeler que malgré le péché, malgré la punition, Dieu reste aux côtés de l’homme. Non seulement « Le Seigneur Dieu fit pour l’homme et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit. »[76] mais il entendit, à travers la malédiction du tentateur, une étrange promesse : « Entre toi (tentateur) et la femme, je mettrai la haine, entre ton lignage et le sien. Celui-ci te blessera à la tête, et toi tu le blesseras au talon »[77]. Sans doute, l’auteur biblique pensait-il à la descendance de la femme[78] et « au combat de l’humanité, constamment blessée et finalement victorieuse contre le mal »[79]. Mais peu à peu s’esquisse la figure d’un Rédempteur qui vaincra le mal[80].
Comme le dit le livre de la Sagesse, « Dieu n’a pas fait la mort, il ne se réjouit pas de la perte des vivants. Il a tout créé pour que tout subsiste ; les créatures du monde sont salutaires, en elles il n’est aucun poison de mort, et l’Hadès[81] ne règne pas sur la terre, car la justice et immortelle »[82].
Si Dieu ne veut pas la destruction du pécheur, si malgré toutes les infidélités de son peuple, il renouvelle son alliance avec lui, après le Déluge puis, après la libération d’Égypte, sur le mont Sinaï, c’est que l’homme reste « capable de Dieu ». Saint Augustin précise que « l’image peut être usée au point de n’apparaître presque plus, elle peut être enténébrée et défigurée, elle peut être claire et belle, elle ne cesse pas d’être. (…) Lors même que l’âme (…) se trouve souillée et défigurée par la perte de la participation divine, elle reste néanmoins image de Dieu ; car ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capacité de Dieu, qu’elle peut participer à Dieu »[83]. C’est pourquoi, explique saint Augustin, « Les sacrements peuvent être possédés et administrés par ceux qui sont l’ivraie du dedans, non pour leur salut, mais pour leur perte qui les destine au feu ; ils peuvent l’être aussi par ceux qui sont l’ivraie du dehors et qui les ont reçus de l’ivraie du dedans entrée en dissidence, car la dissidence ne les leur a pas fait perdre. En voici la preuve indubitable : à leur retour, on ne les redonne pas à ceux d’entre eux qui s’étaient retirés et qui viennent à rentrer. »[84]
Politiquement, cette réalité est importante car la question s’est posée souvent, à travers l’histoire chrétienne et malgré la salut apporté par Jésus-Christ, de savoir si le péché n’enlevait pas à l’homme son pouvoir, c’est-à-dire, sa capacité et son droit de gouverner les hommes et de dominer la terre.
Or, parlant du rôle de la Sagesse dans l’histoire, l’auteur inspiré écrit : « Le premier homme, le père du monde qui fut créé seul, c’est elle qui veilla sur lui, le délivra de son propre péché, et lui donna le pouvoir de régner sur toutes choses »[85]. A.-G. Hamman qui commente ce texte dit bien qu’ »Adam garde, après sa faute, la domination sur le monde et reçoit même une force renouvelée pour l’exercer »[86].
Il n’empêche qu’actuellement encore cette affirmation est parfois mise en doute. Ainsi, l’affaire « Monica Lewinsky » qui occupa l’opinion publique américaine et mondiale à la fin de 1998 et au début de 1999 reposa le problème qui avait suscité, au moyen-âge, plus que de vives discussions : le péché est-il un empêchement à l’exercice du pouvoir ? Bill Clinton accusé d’avoir eu une relation extraconjugale avec une stagiaire de la maison Blanche chercha d’abord à nier le fait et à intriguer pour sauver son honorabilité. Confondu, il vit son pouvoir mis en question, principalement, par un certain nombre d’opposants politiques.
On ne peut rien comprendre à ce qui s’est passé aux États-Unis sans tenir compte de l’influence toujours forte du puritanisme sur la vie publique américaine. Le puritanisme est un état d’esprit qui apparaît en Angleterre au XVIe siècle. Le puritain a un seul culte poussé à l’extrême : celui de la Bible qui lui sert de code religieux, liturgique, moral, social et politique. Héritier du calvinisme, il croit à la prédestination et se sait prédestiné par son goût de la Bible. Comme Calvin, il pense que l’homme est radicalement corrompu par le péché originel. Impuissant à observer la loi divine dans son esprit, il ne peut observer rigoureusement la loi qu’extérieurement. Cette apparence respectable, cette honorabilité visible est le signe de la prédestination. Dans cet esprit, l’apparition publique du péché est inquiétante : elle insinue que l’homme est damné…
Peut-on laisser le pouvoir à un pécheur patent et donc damné ?
Bien avant le puritanisme historique, cette question fut au centre de l’œuvre et de l’action de John Wyclif ou Wycliff (1320?-1384), professeur de théologie à Oxford. Scandalisé, à juste titre, par l’attitude de l’Église de son temps, qui mêle allégrement spirituel et temporel, outré par le spectacle donné, au moment du Grand schisme, par le pape Urbain VI (pape de 1378-1389), déséquilibré violent qui met les cardinaux récalcitrants à la torture et rivalise avec son concurrent l’antipape Clément VII (1342-1394) pour gagner des partisans à coups d’indulgences, Wyclif va entamer une réflexion sur le pouvoir civil et religieux qui le conduira à des outrances. Certes, sa pensée a évolué. Elle est se nuance ou se contredit parfois. Elle se propose, à certains moments, comme un idéal. Il n’empêche qu’elle lance dans le monde et surtout auprès des esprits simples un ferment révolutionnaire destructeur aussi bien pour le pouvoir temporel que pour le pouvoir ecclésiastique que sa doctrine vise tout particulièrement[87].
L’idée centrale de Wyclif est que l’homme en état de péché mortel ne peut avoir ni suzeraineté ni propriété. Son péché n’est pardonné que s’il y a expiation. Dans ce cas, Dieu pardonnera. Bien des gens en tireront la conclusion que si le péché mortel fait perdre la propriété et la suzeraineté, il n’est pas possible de supporter le supérieur civil (ou ecclésiastique) qui paraît un pécheur avéré.[88]
Dès 1377, le pape Grégoire XI condamna la doctrine de Wyclif et, en 1382, 24 propositions furent condamnées au Concile de Londres.
Wyclif eut, en Bohême, un disciple zélé : Jan Hus (1369-1415). Les 45 thèses du célèbre réformateur qui furent censurées au Concile de Constance en 1415 étaient tirées mot pour mot de l’œuvre de Wyclif. En grande partie, son œuvre De ecclesia est un plagiat pur et simple de l’ouvrage du même nom de Wyclif. En 1418, deux bulles de Martin V répéteront la condamnation (Inter cunctas et In eminentia). Hus fut condamné à être brûlé vif. il est, depuis lors, considéré en Tchéquie comme un héros et un martyr de l’identité nationale.[89]
Les thèses de Wyclif ont eu la vie dure. Si Martin Luther prit nettement ses distances par rapport à ces théories, il est certain qu’elles doivent persister dans la mémoire de quelques groupes réformés et de chrétiens marginaux sur le vieux continent et en Amérique[90].
En tout cas, au XVIe siècle, la nécessité du lien que Wyclif établissait entre l’état de grâce et la légitimité du pouvoir et de la propriété guidait bien des esprits au sein même du monde catholique.
Des autorités religieuses et civiles estimaient que les Espagnols pouvaient s’emparer des terres des Indiens et déposer leurs chefs dans la mesure où ces « sauvages » vivaient visiblement en état de péché mortel vu leurs actes barbares, cruels et contre nature.
Un théologien dominicain va se dresser contre cette politique coloniale et contre la théorie qui la justifiait. Il s’agit de Francisco de Vitoria (1483-1546). Comme Wyclif, il est scandalisé par bien des pratiques civiles et ecclésiastiques. Il ne se privera pas non plus de critiques acerbes contre certains prélats plus préoccupés de leur confort que de leur mission, contre l’accumulation des bénéfices. Lui aussi sera choqué par les querelles et même les guerres que se font les chrétiens. Mais Vitoria ne se laisse pas emporter. Au contraire, ses indignations seront le départ d’une réflexion tranquille et courageuse[91], si rigoureuse et si claire qu’elle aurait émerveillé son maître saint Thomas[92].
En 1539, il prononce, dans son université de Salamanque, deux leçons sur les Indiens : De Indis et De iure belli qui auront un retentissement extraordinaire et changeront la politique coloniale espagnole[93].
Vitoria y conteste la thèse centrale de Wyclif. Pour le maître espagnol, « ni le péché d’infidélité, ni d’autres péchés mortels n’empêchent les Indiens d’être véritablement propriétaires, tant au plan public que privé, et, à ce titre, les chrétiens ne peuvent s’emparer de leurs biens… il est clair que les Indiens ont, sans aucun doute, un véritable pouvoir, tant public que privé.. »[94]. L’affirmation est claire : « Le péché mortel n’empêche pas d’avoir un pouvoir civil »[95]. Entre autres arguments appuyés sur la raison ou les Écritures, Vitoria justifie sa position en recourant à la théologie de l’« image de Dieu » : « Le pouvoir, écrit-il, se fonde sur l’image de Dieu. Mais c’est par sa nature que l’homme est l’image de Dieu, c’est-à-dire par ses puissances rationnelles. Cette image ne se perd donc pas par le péché mortel »[96].
Aux yeux de la théologie catholique, l’infidélité conjugale du président américain et le zèle déployé pour la cacher, ne sont pas une raison suffisante pour contester son pouvoir civil et chercher à le lui enlever. Depuis saint Thomas, les théologiens ont beaucoup réfléchi au droit de résistance face au pouvoir mais, dans tous les cas, si l’on peut même envisager la déposition du prince, voire sa mort, ce n’est qu’en vertu d’une tyrannie grave, persistante et irrémédiable et selon de prudentes modalités. En termes modernes, le pouvoir devient contestable lorsqu’il s’exerce au détriment du bien commun. Le « prince » doit être jugé selon le bien commun et non d’après des règles religieuses ou morales. Si Bill Clinton était un mauvais président qui, dans l’intérêt de la nation, devait céder sa place, ce ne pouvait être qu’en vertu de sa gestion politique elle-même et non en vertu de sa concupiscence.[97] La punition politique ne doit sanctionner qu’une faute politique claire et nette car on peut toujours avancer des arguties tendant à insinuer que celui qui ne sait se conduire en privé n’est pas capable de conduire l’État. C’est un peu léger. Si la politique, contrairement au machiavélisme ambiant, ne peut faire fi de la morale, la politique ne se confond pas avec la morale. L’homme le plus saint n’est pas nécessairement, du simple fait de sa sainteté, un grand homme politique. Encore faut-il qu’il ait les compétences très temporelles nécessaires. Si Ferdinand III de Castille (1200?-1252) fut un grand roi et un saint (en grande partie parce qu’il fut un grand roi), tous les grands hommes d’État n’ont certainement pas été des saints, malheureusement.
Rappelons aussi les invitations nettes de Paul à respecter l’autorité. Certes, il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes si l’autorité qui vient toujours de Dieu, contredit la volonté de Dieu. A part cela, l’autorité est respectable indépendamment de la personne qui l’exerce. Paul enseigne cela aux Romains tout en étant bien conscient que le détenteur de l’autorité, à ce moment-là était loin d’être un saint ![98] Léon XIII rappellera cette doctrine dans l’encyclique Sapientiae christianae[99] invitant les chrétiens à respecter l’autorité « même quand elle réside dans un mandataire indigne ». La résistance et l’opposition ne se justifient que face à des lois ou à des prescriptions « en contradiction ouverte avec la loi divine » ou « contraires aux devoirs imposés par la religion ».
Il est louable que les populations aspirent à être représentées par des hommes et des femmes politiques irréprochables à tout point de vue. Elles témoignent dans ce désir non seulement d’une bonne santé morale mais aussi peut-être d’un rêve plus ou moins inconscient, celui d’un Père à qui on ne pardonnera rien s’il vient à décevoir. Toutefois, outre que les populations souhaitent en face d’elles une vertu qu’elles n’ont pas nécessairement, il est certain aussi que, dans la concurrence politique, on est parfois tenté de faire flèche de tout bois pour discréditer l’adversaire et de ressusciter, sans le savoir, l’exigence d’impeccabilité qui égara l’esprit de Wycliff.
En Tchéquie également, dans la patrie de Jan Hus, on chercha à perdre le très inspiré président Vaclav Havel[100], coupable de n’être pas resté veuf assez longtemps après le décès de son épouse Olga[101] et d’avoir épousé une « saltimbanque ».[102]
En Belgique , dans son message de Noël 1999, rappelez-vous, le roi Albert II évoqua la crise que son couple avait traversée 30 ans auparavant[103] et qu’il avait surmontée depuis longtemps. Quelques jours plus tard, un juriste[104] écrivait sa joie de voir le Roi « avouer qu’il a été un homme normal, traçant sa vie loin des préceptes religieux » et révéler ainsi « un divorce profond entre sa morale proclamée et son comportement personnel ». Il concluait qu’il était « interdit désormais au Roi de sortir de son rôle constitutionnel ». Et de préciser : « Il ne peut plus être question à l’avenir de délivrer des messages moraux dont tous savent que celui qui les énonce est le premier à ne pas en tenir compte ». Si la cohésion même du pays n’était en cause, « la logique voudrait qu’il s’en aille ».
Mais, en réalité, quoi de plus chrétien que de reconnaître publiquement ses faiblesses ? Quoi de plus chrétien que de ne pas céder aux crises mais de les surmonter pour « retrouver une entente et un amour profonds »[105] ? Et pour couronner ce beau et courageux message moral, n’est-ce pas très chrétien de dire : « si certains qui rencontrent aujourd’hui des problèmes analogues pouvaient retirer de notre expérience vécue quelque motif d’espérer, nous en serions si heureux »[106] ?
Tous les hommes, chrétiens compris, sont pécheurs mais les chrétiens croient à la grâce du pardon et en vivent ! L’aveu d’une faute n’est pas un signe de rupture. Au contraire, c’est la réaffirmation de l’alliance, de la réconciliation ! Dans son discours, Albert II témoignait, en fait, d’une profonde intimité avec les « préceptes religieux », d’un accord parfait « entre sa morale proclamée et son comportement personnel ». Le Roi, en l’occurrence, délivrait son plus clair message moral et le contestataire, sans le savoir, réagissait en intégriste ou en puritain.[107]
Se référer à l’homme intégral dans la construction d’une société humaine, c’est donc tenir compte aussi de son péché. Jean-Paul II le dit avec la plus grande netteté : « toute la richesse doctrinale de l’Église a pour horizon l’homme dans sa réalité de pécheur et de juste »[108]. N’oublions pas la sage mise en garde de Pascal : « Qui veut faire l’ange fait la bête ».[109]
Il n’y a pas de société idéale.[110] La société est plus ou moins à l’image du Royaume mais elle n’est pas et ne sera jamais le Royaume. L’homme, à l’image de Dieu, n’est pas Dieu. Avec la grâce du Seigneur miséricordieux, il peut restaurer l’image de Dieu altérée par le péché, accentuer sa ressemblance divine mais la première condition est de ne pas se prendre pour Dieu, et se reconnaître pécheur[111]. Tout homme est pécheur car qui peut se dire semblable à Dieu ?
Le Christ ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion La patience de Dieu doit inspirer notre comportement dans tous les aspects de notre vie et nous invite à la prudence dans la gestion des affaires temporelles.
Jean-Paul II a montré le danger d’une conception politique qui ferait fi de la faiblesse humaine ou qui voudrait la paralyser, la rendre inoffensive, par des structures appropriées : : « …l’homme, créé pour la liberté, porte en lui la blessure du péché originel qui l’attire continuellement vers le mal et fait qu’il a besoin de rédemption. Non seulement cette doctrine fait partie intégrante de la Révélation chrétienne, mais elle a une grande valeur herméneutique[112] car elle aide à comprendre la réalité humaine. L’homme tend vers le bien, mais il est aussi capable de mal ; il peut transcender son intérêt immédiat et pourtant lui rester lié. l’ordre social sera d’autant plus ferme qu’il tiendra davantage compte de ce fait et qu’il n’opposera pas l’intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble, mais qu’il cherchera plutôt comment assurer leur fructueuse coordination. en effet, là où l’intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé par un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l’initiative et de la créativité. Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière » qui croit bâtir le paradis en ce monde »[113]. Sont visés dans ce texte les régimes inspirés par le marxisme. Leur erreur est de ne pas respecter la nature pécheresse de l’homme et de le débarrasser de force des manifestations de son égoïsme qui le pousse à rechercher son intérêt privé. Cet angélisme obligatoire construit un système artificiel nécessairement inhumain. Nous verrons plus loin comment l’Église propose de « coordonner » l’intérêt personnel et celui de la société, de marier la liberté et la solidarité. L’Église acceptera la propriété privée bien que dans la Genèse la terre soit clairement donnée à tous les hommes. Mais le message chrétien place l’homme dans une tension où le droit à la propriété privée est sans cesse mesuré et limité par la volonté du Créateur, en l’occurrence, la destination universelle des biens. Ce n’est pas par la force que l’égoïsme doit être vaincu mais par la conversion qui marie le don éminent de la liberté et l’exigence de la vérité révélée même si certaines mesures coercitives doivent parfois être prises pour lutter contre des excès.
Dans le même ordre d’esprit, si la division des hommes en nations est un mal au regard de l’unité du genre humain, de la nécessaire solidarité entre les hommes et de la volonté du Christ de rassembler tous les hommes, l’internationalisme qui veut briser les repliements, les autarcies et les tendances impérialistes est un mal aussi dans la mesure où il prétend réaliser immédiatement, au sein d’une humanité pécheresse, un idéal eschatologique. Le morcellement en nations est donc, malgré l’imperfection de la situation et le grave danger du nationalisme, une « économie provisoire », comme dit le Catéchisme, mais une économie à préserver : « Une fois l’unité du genre humain morcelée par le péché, Dieu cherche tout d’abord à sauver l’humanité en passant par chacune de ses parties. L’alliance avec Noé d’après le déluge exprime le principe de l’Economie divine envers les « nations », c’est-à-dire envers les hommes regroupés « d’après leurs pays, chacun selon sa langue, et selon leurs clans » (Gn 10, 5). Cet ordre à la fois cosmique, social et religieux de la pluralité des nations, confié par la providence divine à la garde des anges, est destiné à limiter l’orgueil d’une humanité déchue qui, unanime dans sa perversité, voudrait faire par elle-même son unité à la manière de Babel. Mais, à cause du péché, le polythéisme ainsi que l’idolâtrie de la nation et de son chef menacent sans cesse d’une perversion païenne cette économie provisoire. L’alliance avec Noé est en vigueur tant que dure le temps des nations, jusqu’à la proclamation universelle de l’Évangile »[114].
Sensible à la menace totalitaire, d’où qu’elle vienne, et à l’intolérance qu’entraîne la recherche forcenée de la pureté, B.-H. Lévy, quelque incroyant qu’il soit, confirme l’analyse de l’Église en saluant cet aspect classique de son enseignement : « …qu’il y ait un lieu en ce monde ou, en tout cas dans nos sociétés ou continue d’être dit que la condition humaine ne peut pas faire l’impasse sur la question du mal, du péché, de l’interdit, qu’il s’y trouve une poignée d’hommes et, parmi eux, un pape pour rappeler que l’espèce ne fera jamais complètement l’économie de sa part noire ou maudite, est peut-être difficile à entendre - ce n’en est pas moins une bonne nouvelle parce que c’est un gage de civilisation et un rempart contre la barbarie »[115]. « Nul mieux qu’un catholique ne sait les dangers de la pureté. Nul, plus que lui, ,ne s’assigne le devoir de lutter contre une volonté dont il sait qu’elle est la forme générique de toutes les hérésies. »[116]
De même, l’agnostique Léo Moulin dit son admiration pour la conception de l’homme et de la société que le christianisme a diffusée et s’en explique : « Si maintenant on me demande d’où est venue une aussi juste conception de l’homme - et, avec elle, cette juste conception de la Cité et de l’Histoire que tant de politiques et tant de moralistes découvrent aujourd’hui seulement et peut-être trop tard, je dirai en toute ingénuité que j’en vois l’origine dans le récit - mythe ou allégorie, comme on voudra - du péché originel. Tel que le raconte la Genèse, il contient, écrit un des leaders de la gauche travailliste, le député R. Crossman[117], une conception infiniment plus juste que celle du bon sauvage de Rousseau ou celle de la société sans classes de Karl Marx. Qui pourrait en douter ? Car si elle met l’accent sur tout ce que le cœur de l’homme recèle de bestialité à peine atténuée par des siècles de civilisation, et toujours prête à se déchaîner - ce qui doit inciter à n’avoir qu’une confiance modérée dans l’utilisation qu’il peut faire de son pouvoir -elle n’en affirme pas moins aussi son invincible noblesse - combien instable, combien indécise et sans cesse remise en question - et partant, ses droits au cheminement vers la lumière, cette forme assagie et plus sûre de la philosophie du progrès. Sur cette conception d’un optimisme nuancé ou d’un pessimisme calculé, il est possible de bâtir - la preuve en est donnée depuis près de deux mille ans par l’Église, depuis plus de seize cents ans par les instituts religieux - sur des fondements mieux assurés que ceux des très incertaines sociétés d’aujourd’hui, vacillant entre les gouffres de l’anarchie et l’épaisse menace d’un monde grégarisé, soumis aux impératifs d’une science sans conscience, d’une technocratie sans âme et d’un bien-être mortel »[118].
C’est avec beaucoup de lucidité aussi et une grande et douloureuse expérience que Vaclav Havel dénonce l’illusion d’une société parfaite: « Le paradis n’a pas triomphé et ne triomphera probablement jamais. Une telle image ne pouvait naître que dans les cerveaux prétentieux de ceux qui sont persuadés d’avoir tout compris, de n’avoir au-dessus d’eux aucune institution mystérieuse et qui croient pouvoir donner des ordres à l’Histoire »[119].
Ces considérations doivent nous inciter à l’humilité et à la patience, nous persuader qu’il n’y a pas de cité idéale, même catholique[120], et qu’en rêver pour cette terre est dangereux, sauf si le rêve stimule la volonté de travailler à l’amélioration de la cité terrestre. A toute époque se sont fait jour des utopies et des projets de sociétés parfaites. L’histoire montre que les tentatives de réalisation sont meurtrières car elles prennent l’homme pour ce qu’il n’est pas et tentent, jamais de gré mais toujours de force, de le mouler dans le rêve. Il n’y aura jamais ici bas que l’imperfection. Il faut tendre à améliorer sans cesse les conditions de vie des hommes sans se prendre pour Dieu ni confondre cité terrestre et cité céleste. Qui veut faire l’ange fait la bête. En morale comme en politique. Les sociétés parfaites dont les hommes ont rêvé ou qu’ils ont tenté de construire, sont liées souvent à des lectures hérétiques de la Bible[121] et ont pris, d’une manière ou d’une autre, une forme communiste et anti-chrétienne qui, lorsqu’elle a abouti dans les faits, a produit les malheurs que l’on sait[122].
Nous aurions pu commencer par le Nouveau Testament et nous contenter de sa révélation car « le Christ, dans la révélation du mystère du Père et de son Amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation[1]. C’est dans le Christ, « image du Dieu invisible » (Col 1, 15), que l’homme a été créé à « l’image et à la ressemblance du Créateur. C’est dans le Christ rédempteur et sauveur, que l’image divine, altérée dans l’homme par le premier péché, a été restaurée dans sa beauté originelle et ennoblie de la grâce de Dieu »[2].
C’est évidemment un grand mystère surnaturel que cette « initiative du Christ qui entre dans l’histoire pour la racheter et pour indiquer à l’homme la voie du retour à l’intimité originelle avec Dieu. Cette initiative est un mystère également parce qu’impensable comme telle de la part de l’homme, en ce sens qu’elle est absolument gratuite, fruit de la libre initiative de Dieu. Ce mystère possède toutefois la surprenante capacité de cueillir l’homme à la racine, de répondre à ses aspirations à l’infini, de combler la soif d’être, de bien, de vrai et de beau qui l’agite. En un mot, c’est la réponse séduisante et concrète, imprévisible et encore moins exigible, et cependant présagée par toute expérience humaine sérieuse.
La rédemption du Christ est donc raisonnable et convaincante, car elle possède simultanément les deux caractéristiques de la gratuité absolue et de la surprenante correspondance à la nature intime de l’homme »[3].
Plus précisément encore, quand on dit que le Christ est le Rédempteur de l’homme, cela signifie qu’il est le Rédempteur « de tout homme et de tout l’homme, de l’homme qui cherche le bonheur, la joie, la vérité, le bien, l’amour, la justice, la paix, la beauté et qui, bien souvent, reste inassouvi, frustré, déçu dans ses attentes et dans ses espérances les plus profondes ; en arrivant même à des situations de dissociation intérieure, sinon de désespoir, à cause du contraste continuel entre ce qu’il veut et désire, et ce qu’il parvient en réalité à obtenir.
Quand donc l’Église, forte de la force de la foi, proclame que pour l’homme assoiffé d’absolu qui porte en soi l’image de Dieu, l’unique réponse est le Christ, elle fait non pas de la rhétorique, mais une annonce que le Christ libère de l’esclavage le plus dégradant, comme l’est celui du péché qui est refus de l’amour de dieu et donc refus des autres et dégradation de soi-même. Grâce à son œuvre salvifique, le Christ a ramené l’homme à sa dignité originaire de créature issue, par un geste d’amour, des mains du Créateur »[4].
Toutefois, cette révélation ultime « ne stérilise nullement l’effort que l’homme exerce depuis toujours et ne cesse d’exercer pour fonder dans sa propre nature sa dignité de personne et pour établir les droits fondamentaux qui doivent être garantis à chacun par ses semblables et par toutes les institutions. on peut même dire que cet effort s’en trouve exalté conformément à la logique en vertu de laquelle « le chrétien » fait découvrir « l’humain » et la grâce sa nature »[5].
Le Nouveau Testament n’abolit pas l’Ancien mais le confirme, l’approfondit, le prolonge, l’exhausse, le complète et en définitive l’accomplit. Le Christ, en effet, est la Parole unique de toute l’Écriture Sainte, « unique parfaite et indépassable »[6] : « Rappelez-vous, écrit saint Augustin, que c’est une même Parole de Dieu qui s’étend dans toutes les Écritures, que c’est un même Verbe qui résonne dans la bouche de tous les écrivains sacrés, lui qui, étant au commencement Dieu auprès de Dieu, n’y a pas besoin de syllabes parce qu’il n’y est pas soumis au temps »[7]. La Catéchisme le confirme : « L’unité des deux testaments découle de l’unité du dessein de Dieu et de sa Révélation. L’Ancien Testament prépare le Nouveau, alors que celui-ci accomplit l’Ancien ; les deux s’éclairent mutuellement ; les deux sont vraie Parole de Dieu »[8].
« Incarnation », explique Benoît XVI, « dérive du latin « incarnatio ». Saint Ignace d’Antioche — fin du premier siècle — et, surtout, saint Irénée, ont utilisé ce terme en réfléchissant sur le Prologue de l’Évangile de saint Jean, en particulier sur l’expression : « Et le Verbe s’est fait chair » (Jn 1, 14). Ici, la parole « chair », selon l’usage juif, indique l’homme dans son intégralité, tout l’homme, mais précisément sous l’aspect de sa caducité et temporalité, de sa pauvreté et contingence. Cela pour nous dire que le salut apporté par Dieu qui s’est fait chair en Jésus de Nazareth touche l’homme dans sa réalité concrète et dans toutes les situations où il se trouve. Dieu a assumé la condition humaine pour la guérir de tout ce qui la sépare de Lui, pour nous permettre de l’appeler, dans son Fils unique, par le nom d’« Abba, Père », et être véritablement fils de Dieu. »[9] Les Pères de l’Église le disaient clairement : « C’est la raison pour laquelle le Verbe s’est fait homme et le Fils de Dieu, Fils de l’homme : afin que l’homme, en entrant en communion avec le Verbe et en recevant ainsi la filiation divine, devienne fils de Dieu »[10] ; « Car le Fils de Dieu s’est fait homme pour nous faire Dieu »[11]. Saint Thomas confirme : « Le Fils unique de Dieu, voulant que nous participions à sa divinité, assuma notre nature, afin que Lui, fait homme, fit les hommes Dieu »[12]
Dieu incarné, Jésus, vrai Dieu et vrai homme, élève en chaque homme la nature humaine à une dignité sans égale dans la création et qui réclame un respect proportionné.
Après avoir rappelé la dignité naturelle d’un être doué d’intelligence et de volonté libre, Jean XXIII déclare que « si Nous considérons la dignité humaine à la lumière des vérités révélées par Dieu, Nous ne pouvons que la situer bien plus haut encore. Les hommes ont été rachetés par le sang du Christ Jésus, faits par la grâce enfants et amis de Dieu et institués héritiers de la gloire éternelle »[13].
Nous en verrons toutes les conséquences dans les chapitres suivants.
Notons d’emblée que l’incarnation ouvre dans l’histoire un chemin de progrès : « les œuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent. » « Pour saint Bonaventure, le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence. […] Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure reconnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. Le caractère unique garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. »[14] Sans pour autant, comme nous l’avons dit, que ce chemin de progrès n’aboutisse ici-bas à une cité idéale : « Le renouveau actuel de l’eschatologie nous a remis en présence du mystère du Royaume de Dieu. Le Royaume de Dieu est en état de tension. Il est entré dans le monde, il est déjà « réalisé » et cependant il est toujours « à venir », objet de notre espérance. Jamais il ne trouvera sur cette terre son accomplissement, et cependant il n’est pas absent. Son mode d’être est celui de la tension et de l’impulsion. […] Le Royaume de Dieu est un royaume de paix parfaite, universelle et perpétuelle. Mais cette paix appartient au Royaume de Dieu, elle ne trouve pas sa réalisation dans notre histoire. […] Nous savons avec toute la certitude de la foi qu’elle ne se réalisera pas dans le temps de ce monde. […] La paix perpétuelle n’est pas pour autant une idée creuse. Elle est une impulsion permanente et une exigence sans repos. »[15] Par le fait même, cette révélation ultime « ne stérilise nullement l’effort que l’homme exerce depuis toujours et ne cesse d’exercer pour fonder dans sa propre nature sa dignité de personne et pour établir les droits fondamentaux qui doivent être garantis à chacun par ses semblables et par toutes les institutions. On peut même dire que cet effort s’en trouve exalté conformément à la logique en vertu de laquelle « le chrétien » fait découvrir « l’humain » et la grâce sa nature. »[16]
Dieu nous rejoint dans notre histoire, nos problèmes, nos faiblesses prenant sur lui le péché du monde. A sa suite, nous ne pouvons nous retirer dans quelque tour d’ivoire mais nous sommes invités à nous engager au service des autres, à les rejoindre dans leur histoire, leurs problèmes, leurs faiblesses. L’indifférence est proscrite et aucun alibi même spirituel ne peut justifier notre absence. Les « choses » du monde sont certes imparfaites mais elles ne sont pas « mauvaises » en elles-mêmes puisque Dieu lui-même les a pratiquées : il s’est vêtu, il s’est nourri, il a grandi dans une famille, il a travaillé. Toutes ces réalités pratiquées par Dieu s’en trouvent investies d’une valeur que bien des civilisations ont négligées ou contestées.
Ainsi, pour ne parler que du travail, nous savons depuis le livre de la Genèse, qu’il n’est pas une malédiction. Au contraire, par le travail, l’homme participe à l’œuvre de Dieu. Cette vérité est soulignée davantage encore par le Christ qui s’est uni, par la pratique, à chaque travailleur. Les gens de son pays l’identifient comme « le charpentier »[17], fils de charpentier[18]. Ici aussi, une révolution s’amorce car le monde antique a souvent considéré le travail, surtout manuel, comme une servitude à laisser aux êtres considérés comme inférieurs : esclaves, femmes, ilotes, parias, etc.. De grands penseurs comme Platon[19] ou Cicéron[20] avalisent cette tendance qui perdurera malgré les évocations plus positives chez les poètes[21], par exemple. Même si Aristote réhabilite la matière considérée comme impure par Platon, et rejoint ainsi l’Ancien Testament qui nous dit que la terre est « bonne », il reprend et justifie, même s’il y apporte de timides nuances, la doctrine, largement admise à l’époque, de l’esclavage : « l’esclave est, écrit-il, un instrument précédant les autres instruments »[22]. Le christianisme, qui ne méprise ni ne sacralise le monde, qui a restauré tout homme dans la dignité de fils de Dieu et rendu leur honneur à tous les travailleurs va mettre en question l’ordre social et économique ancien. Lentement mais sûrement[23]. Aristote avait écrit que « si les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient de la cithare, alors, les chefs d’artisans n’auraient pas besoin d’ouvriers, ni les maîtres, d’esclaves »[24].
Que s’est-il passé ? Jean Gimpel n’a pas hésité, à propos du Moyen Age et en particulier de la période qui va du XIe au XIIIème, de parler de véritable révolution industrielle[25]. d’une part, l’Antiquité ne mit pas en pratique toute une série de connaissances théoriques qu’elle possédait et, d’autre part, elle ne fit qu’un emploi limité des machines qu’elle avait mis au point. Ainsi l’engrenage et la force de la vapeur furent principalement utilisés pour animer des jouets et des automates. « Les Romains n’eurent jamais, comme les cisterciens, une vraie politique de mécanisation. Si quelques moulins (…) fonctionnaient grâce à l’énergie hydraulique, les autres utilisaient l’énergie humaine des esclaves »[26]. Les Romains ont sans doute craint que la généralisation de la mécanisation, techniquement possible, n’ait des effets sociaux et économiques pervers. En témoigne, entre autres, l’historien Suétone qui raconte que l’empereur Vespasien[27] « récompensa libéralement un ingénieur qui avait inventé un appareil pour transporter, à peu de frais, d’énormes colonnes sur le Capitole. mais il n’utilisa pas l’appareil, disant que cela l’aurait empêché de nourrir le petit peuple »[28]. Ce ne sont pas les machines qui ont libéré les esclaves, c’est l’esprit nouveau distillé par le christianisme qui a provoqué le déclin de l’esclavage, offert la terre à l’initiative d’hommes nouveaux et donné à la technologie et à l’économie un dynamisme jamais atteint. J. Gimpel note encore que « c’est l’ouverture d’esprit de l’Église de Rome au Moyen Age qui a permis l’essor technologique » au contraire de l’Église orthodoxe grecque qui y fit obstacle[29].
Léo Moulin confirme : « Aussi longtemps que l’esclave ne fut qu’une machine, les arts mécaniques furent méprisés. Le jour où apparut la volonté, humaine et humaniste entre toutes, d’abolir l’esclavage, l’homme dut chercher à alléger la peine des hommes par le travail des machines. L’ère de la technique était née, en réponse à l’affirmation de la dignité humaine »[30].
Nous progressons à petits pas, nous trébuchons parfois, nous revenons en arrière à d’autres moments mais lentement avec l’aide de Dieu nous pouvons avancer, rendre nos royaumes terrestres plus à l’image du Royaume. Il y a entre le Christ et nous une connivence que la plupart ne soupçonnent pas. Mais « …nous devons purifier notre mémoire chrétienne, en reconnaissant que, si le monde est encore si peu transformé, apparemment, par la nouveauté du Christ, c’est parce que, dans le passé et aujourd’hui encore, nous avons fait barrage aux sources de la grâce et les empêchons de couler par l’accumulation de nos médiocrités. Au lieu d’être, dans le Christ, une « création nouvelle » (cf. 2 Co 5, 17), nous nous sommes « modelés sur le monde présent » (cf. Rm 12, 2). Face à la jeunesse du Christ, nous devons donc demander pardon pour ce monde vieilli dont nous sommes les complices. »[31]
Jésus, le Christ, meurt et ressuscite pour notre salut et le salut du monde. Cet événement unique et central manifeste Dieu et son dessein . Il est le fondement d’une espérance inouïe pour chacun de nous et pour la communauté humaine.
Si en Adam qui représente l’humanité, tous les hommes sont pécheurs, dans le Christ qui offre sa vie en sacrifice de pardon, tous les hommes sont réconciliés[32]. Le Christ, comme le montre saint Paul, est le nouvel Adam[33].
Comme l’écrivent les évêques de Belgique, « Dieu ne se résigne pas à la mort de l’homme. Et il ne veut pas non plus que l’homme lui-même s’y résigne. Au contraire, il l’appelle à participer à cette grande délivrance de l’égoïsme meurtrier. L’homme se résignerait à la mort s’il n’aspirait qu’aux réalités de la terre. Car la terre, livrée à elle-même, ne contient pas le ferment de l’immortalité »[34]. Par sa mort, le Christ nous libère du péché et par sa résurrection, il nous ouvre la voie d’une vie nouvelle[35]. Certes, le péché continue à nous guetter et nous mourrons, comme n’importe quel païen mais nous pouvons, si nous acceptons le don de Dieu[36], nous libérer du péché, faire croître en nous la ressemblance de Dieu et faire croître dans le monde l’image du Royaume. La mort, elle, change radicalement de sens, elle n’est plus fin mais commencement, entrée dans la vie éternelle[37].
Nous parlions de connivence entre le Christ et nous. Il est intéressant de constater que la rédemption est au cœur de nos espoirs les plus intimes, de notre aspiration viscérale à un bonheur qui ne s’identifie pas au monde visible. Pascal en témoigne dans son projet d’Apologie de la religion chrétienne. Plus près de nous, et à la suite de Pascal, le philosophe Maurice Blondel[38] s’appuyant sur notre aspiration à l’infini et à notre tentation d’autosuffisance montre qu’il est illusoire de penser s’arrêter dans l’action, « de croire qu’on en a fait assez, qu’il n’y a plus rien à découvrir, […] nous pouvons provisoirement faire taire en nous le désir d’infini qui nous constitue, en n’y prêtant plus attention, en cédant au découragement ou en décrétant arbitrairement que telle idole que nous avons choisie nous satisfait entièrement ; toutefois, même endormie et anesthésiée, l’inquiétude fondamentale demeure, elle ronge de l’intérieur toute fausse satisfaction et engendre l’ennui. » Or, la lecture de Blondel nous révèle que « s’arrêter prématurément dans la recherche vitale de l’adéquation intérieure est illégitime et contredit notre aspiration la plus profonde. Elle nous laisse dès lors devant la grande et inévitable alternative : ou bien nous enfermer dans notre fausse suffisance, illusoire et mortelle, et nous condamner ainsi à être éternellement déçus ; ou bien recevoir d’en haut, humblement, cette adéquation convoitée. »[39] Ainsi sommes-nous invités à ne jamais nous arrêter de chercher ce qui peut véritablement nous satisfaire c’est-à-dire ce qui correspond à notre désir d’infini.
Désir d’infini qui nous constitue comme nous constitue aussi, semble-t-il, notre besoin de rédemption. En témoignent la structure profonde des contes de fée de tous pays qui se construisent sur un schéma de chute et de résurrection grâce à un autre qui est peut-être une figure inconsciente ou pressentie de l’Autre.[40] De son côté, le grand critique de cinéma Henri Agel[41] a mis en évidence, dans un certain nombre de film des meilleurs réalisateurs de tous pays, une structure de chute et de renaissance où un tiers joue un rôle salvateur.[42]
La mort et la résurrection du Christ sont le témoignage le plus grand de l’amour de Dieu Elle révèlent aussi définitivement[43] un Dieu trine : un seul Dieu en trois personnes distinctes. Dieu est unique mais non pas solitaire[44]. Ce mystère de la Trinité esquissé dans l’Ancien Testament[45], manifesté dans le Nouveau, nous dit que Dieu est amour. Amour qui se manifeste aussi, « à l’extérieur », par la création et plus encore par l’incarnation du Fils qui témoigne que Dieu veut nous associer, à notre manière, à son amour dont le comble est d’avoir donné sa vie pour nous permettre d’y accéder. »L’amour du Père et du Fils, explique A.-M. Léonard, n’est pas statique. Il est en perpétuel mouvement, non point par défaut mais par excès de réalité. Il est toujours en surcroît de lui-même, en acte de surabondance, car le Père et le Fils n’ont jamais fini de s’aimer. Cette surabondance interne, ce surcroît intime de l’amour divin s’exprime dans l’Esprit Saint, en la personne duquel s’atteste la fécondité éternelle de l’amour qui unit le Père et le Fils »[46].
A l’image d’un Dieu trine et rédempteur, nous sommes donc appelés aussi à la communion avec les autres hommes mais sans dissoudre notre propre dimension personnelle, comme les Personnes qui restent distinctes en un seul Dieu,. L’homme est un être personnel et communautaire, il ne faudra jamais oublier de conjuguer ces deux caractères dans les différents domaines de la construction sociale et particulièrement dans la promotion des valeurs de solidarité et de charité politique.
Dieu est Amour et cet amour est manifesté aux hommes par Jésus. L’homme rempli de cet Esprit d’amour devient fils adoptif de Dieu, peut vaincre le péché et s’ouvre à la vraie connaissance de lui-même, du prochain et de Dieu. Comme le dit Jean-Paul II : « Le Christ nous indique l’amour comme voie d’accès à la Vérité ultime, qui, en dernier ressort, est Lui-même. La pleine réalisation de la dignité de l’homme ne s’obtient que dans le dynamisme d’amour qui conduit un être à la rencontre de l’autre et l’ouvre ainsi à la transcendante présence de Celui qui en s’incarnant « s’est uni de certaine manière à chaque homme » (Gaudium et spes, 22) »[47]. Le sens de la vie est désormais clair : aimer l’autre comme Dieu nous aime[48]. Encore faut-il se débarrasser du voile que le romantisme a déposé sur cette notion d’amour. L’amour dont nous parle la Bible n’est pas égocentrique ni possessif, purement sentimental ni capricieux. L’amour révélé aux hommes est comme Dieu : fidèle, patient et miséricordieux : « L’amour prend patience, l’amour rend service, il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il trouve qa joie dans la vérité... »[49]. Tel est l’amour de Dieu, tel doit être notre amour : il est l’effet de la grâce de Dieu et implique la mobilisation de notre volonté.
La résurrection dont parlent les chrétiens est plus que la vie de l’âme immortelle après la mort. Cette idée est présente en dehors du christianisme et a été défendue par nombre de philosophes. Il s’agit, selon la Révélation, d’une résurrection de la chair c’est-à-dire que les corps mortels reprendront vie, transfigurés : « Si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous »[50].
C’est dire, mieux encore que dans la Genèse, si l’homme tout entier est investi d’une dignité particulière : « Le corps est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. Et Dieu, qui a ressuscité le Seigneur, nous ressuscitera, nous aussi, par sa puissance. Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ ? […] Glorifiez donc Dieu dans votre corps. »[51]
C’est dire aussi que quel que soit le résultat humain de nos actions, elles ne sont pas perdues. Ce qui peut être très réconfortant : « Le disciple qui prie se tient au service du Seigneur ; il ne s’accroche pas au succès, encore moins à l’échec. Il se réjouit seulement de ce que son nom se trouve inscrit dans les cieux (cf. Lc 10, 20). A la base de l’action du disciple, il y a deux convictions essentielles. d’abord que Dieu nous a aimés le premier, qu’il ne cesse de nous aimer, que nous vivons par lui (cf. 1 Jn 4, 9), par sa grâce, comme le sarment sur le cep de vigne et que, sans lui, nous ne pouvons rien faire (cf. Jn 15, 5). Et alors – c’est la deuxième conviction – celui qui s’ouvre ainsi à la miséricorde divine reçoit force et énergie pour suivre Jésus et se consacrer à construire un monde conforme à l’Évangile, un monde marqué par la charité de Jésus. Il le fait au prix de la croix, dans la certitude de la victoire finale de l’amour, de la Résurrection. »[52]
Mais cette réalité nous investit aussi d’une grande responsabilité.
A l’image d’un Dieu éternel, mort et ressuscité dans son Fils Jésus, l’homme est appelé à vivre éternellement. Cette réalité qui nourrit l’optimisme chrétien importe au respect de tous les hommes présents et à venir et n’est donc pas sans conséquence aux points de vue écologique et politique. « Voici comment s’est exprimé, avec regret, A. C. Jemolo[53] : « je ne vois pas comment l’homme, s’il n’était plus habité par l’idée de l’outre-tombe, saurait renoncer à tous les biens qu’il est à même de posséder dans le souci de conserver sa vie sur la terre. Plus qu’à la déception qui surgit après tout bouleversement politique, je pense ici à la déception face aux mythes de tous les philanthropes: celle de la solidarité humaine. Les solidarités se forment uniquement afin de combattre quelqu’un : « travailleurs du monde entier, unissez-vous », cela est opératoire dans le cadre de la lutte contre le capitalisme, mais dans aucun régime on ne voit un renoncement spontané pour secourir les plus pauvres, les pays du tiers monde. Tout le monde pleure sur les peuples qui meurent de faim, mais personne ne dit : « je renonce à un peu du mien en leur faveur ». Combien plus facile est de jeter la faute sur les systèmes politiques, le colonialisme, les gouvernements. Renoncer à quelque chose pour assurer la continuité de la vie sur la terre suppose qu’on se sente vraiment comme une seule famille, et une famille qui pense devoir continuer - tel l’agriculteur qui plantait un arbre à longue croissance, des fruits duquel seuls les neveux pourraient jouir - ; je crains que ce ne soit précisément cette conscience qui manque, et qu’aucune philosophie ne sache la créer ». Une religion d’immortalité - et tel est le christianisme - peut donner la force nécessaire à l’accomplissement de ces devoirs supra-individuels, force que Jemolo voit tant manquer en l’homme-masse désacralisé d’aujourd’hui »[54]. De son côté, et dans le même ordre d’esprit, Vaclav Havel a montré l’importance d’un « ailleurs » dans la formation de la conscience politique : « La vraie politique, la seule vraiment digne de ce nom et au demeurant la seule que je consens à pratiquer, est tout simplement la politique au service du prochain. Au service de la cité. Au service de ceux qui viendront après nous. Son fondement est éthique, car ce n’est que la mise en pratique de la responsabilité de chacun, envers et au nom de l’ensemble de la communauté.
Une telle responsabilité reste authentique - au sens d’une « responsabilité supérieure » - uniquement parce qu’elle repose sur un fondement métaphysique : en fait, elle se nourrit de la certitude consciente ou inconsciente que rien ne s’arrête avec notre mort dans la mesure où tout est enregistré quelque part ailleurs, quelque part « au-dessus » de nous, dans ce que j’ai jadis appelé « la mémoire de l’être », composante indissociable de l’ordre mystérieux de l’univers, de la nature et de la vie que les croyants appellent Dieu et au jugement duquel tout est soumis.
Rien à faire : la vraie conscience et la vraie responsabilité ne s’expliquent que comme une expression du postulat implicite qu’on nous observe « d’en-haut », que « là-haut » tout est vu, que rien ne sera oublié, et que, par conséquent, le temps terrestre n’a pas le pouvoir d’effacer de notre âme le remords lié à une défaillance « ici-bas » : car notre âme pressent qu’elle n’est pas seule au courant de cette défaillance »[55].
Dieu est mort et ressuscité pour notre salut et le salut du monde. Le péché et la mort sont désormais vaincus. Nous savons que par la grâce de Dieu, en nous convertissant au Christ, nous pouvons hâter la venue du Royaume, « l’avènement du jour de Dieu »[56]. Selon la promesse du seigneur, ce que les chrétiens attendent, ce sont « des cieux nouveaux et une terre nouvelle, où habitera la justice »[57].
On pourrait penser que cet avènement promis et donc inéluctable dispense le chrétien de tout engagement dans le monde. Il n’en est rien. Le concile Vatican II le rappelle : « ...l’attente de la terre nouvelle, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine »[58].
Jean-Paul II[59] le répète : »La vertu fondamentale de l’espérance, d’une part, pousse le chrétien à ne pas perdre de vue le but dernier qui donne son sens et sa valeur à toute son existence, et, d’autre part, elle lui donne de fermes et profondes raisons de s’engager quotidiennement dans la transformation de la réalité pour la rendre conforme au projet de Dieu ». Les chrétiens doivent sans cesse ranimer « leur espérance en l’avènement définitif du royaume de Dieu, en le préparant jour après jour dans leur vie intérieure, dans la communauté chrétienne à laquelle ils appartiennent », mais aussi, ajoute le Saint-Père, « dans le milieu social où ils sont insérés et ainsi dans l’histoire du monde »[60]. « C’est, commente Mgr Léonard, la logique même de la foi chrétienne où Dieu lui-même assume notre humanité afin de la porter intérieurement à son salut et à son épanouissement. Dès lors, impossible d’espérer le salut ultime de l’homme sans, sur les traces de Jésus, chercher à le libérer de ses aliénations actuelles et l’honorer dans sa dignité présente »[61]. Il ne faut jamais oublier qu’en Jésus, vrai Dieu et vrai homme, les deux natures ne sont ni séparées ni confondues mais unies et « sauvegardées dans leur consistance propre ». Dès lors, « le Fils de Dieu apparaît d’autant plus comme Dieu qu’il a été capable d’assumer la nature humaine, et Jésus est d’autant plus homme que son humanité est unie à sa personnalité divine de Verbe éternel du Père. Semblablement, l’espérance chrétienne spécifique appelle les libérations humaines et elle est d’autant plus vraie qu’elle s’y exprime sans pouvoir cependant s’y épuiser ; et les libérations humaines appellent, selon leur logique propre, le salut ultime visé par l’espérance chrétienne, et elles sont d’autant plus vraiment humaines qu’elles s’ouvrent à l’espérance chrétienne sans pourtant s’y dissoudre »[62].
Travailler à la transformation du monde ne sera jamais vain ni désespéré car « à la base de l’action du disciple, il y a deux convictions essentielles. d’abord que Dieu nous a aimés le premier, qu’il ne cesse de nous aimer, que nous vivons par lui (cf. 1 Jn 4,9), par sa grâce, comme le sarment sur le cep de vigne, et que, sans lui, nous ne pourrions rien faire (cf. Jn 15,5). Et alors - c’est la deuxième conviction - celui qui s’ouvre ainsi à la miséricorde divine reçoit force et énergie pour suivre Jésus et se consacrer à construire un monde conforme à l’Évangile, un monde marqué par la charité de Jésus. Il le fait au prix de la croix, dans la certitude de la victoire finale de l’Amour, de la Résurrection »[63]
Telles sont les raisons de ce qu’on pourrait appeler l’« optimisme » politique du chrétien. Optimisme réaliste car il reste conscient de l’existence toujours pernicieuse du péché. mais, en même temps, le chrétien sait que le mal n’aura pas le dernier mot. Il est donc inopportun de reprocher aux chrétiens cet optimisme. Certes, comme l’a vu Bernanos, celui-ci peut être un « ersatz de l’espérance »[64] mais, dans la perspective chrétienne, on comprendra volontiers qu’il soit lié à l’espérance.
Des chrétiens s’inquiètent parfois, au milieu des horreurs et des injustices du monde, que l’Église ne s’attarde pas davantage à leur dénonciation et à leur condamnation[65]. Ainsi certains ont-ils regretté que le Concile Vatican II, dans sa Constitution Gaudium et spes (Joie et espoir !) n’ait pas évoqué, entre autres, les drames des populations soumises au communisme. Le document conciliaire pècherait, d’ailleurs, sur un plan plus général, par son parti-pris optimiste[66]. Depuis fort longtemps, les papes ont mis leurs contemporains en garde contre les erreurs socialistes ou communistes. La dénonciation du mal culmine dans l’encyclique Divini redemptoris de 1937[67]. La condamnation, nécessaire, du mal ne l’a pas empêché de se propager. Au moment où le Concile se réunit, une vaste partie du monde est soumise au communisme. L’Église va proposer une nouvelle pédagogie qui s’amorce déjà avec Pie XII : il s’agit de montrer aux hommes que les nobles aspirations (liberté, dignité, justice, etc.) qu’ils nourrissent face aux problèmes très concrets de leur époque, rejoignent les préoccupations de l’Église peuvent trouver grâce à son enseignement des possibilités de réalisation satisfaisante. Cette pédagogie fait appel à ce qu’il y a de plus élevé dans l’homme et fait confiance, comme le Seigneur[68], à sa conscience éclairée pour en tirer le meilleur parti. La sagesse populaire ne dit-elle pas qu’on ne détruit bien que ce que l’on remplace ? Il s’agit d’un optimisme réaliste, sans utopie, car il est conscient de l’existence toujours pernicieuse du péché qui se manifeste dans les structures qui, au lieu de servir l’homme, se retournent contre lui. Mais si les temps sont difficiles sous maints aspects, plutôt que de s’épuiser dans la simple dénonciation des maux, il vaut mieux proposer, sans peur, des solutions audacieuses, compatibles avec la foi, qui amélioreront la situation ou la modifieront de fond en comble. Il existe des millions de personnes à l’esprit constructif qui veulent la paix, la liberté, la justice et la dignité dans leurs communautés de vie. L’Église cherche à les aider en leur montrant que le christianisme répond vraiment à leur attente, à ces besoins positifs que nous décelons à côté des ombres du monde.
Paul VI, en son temps, a répondu à ce reproche d’optimisme : « Un critère imprègne tout cet enseignement du Concile : l’optimisme. Oui, l’Église a regardé le monde un peu comme Dieu lui-même, après la création, a regardé son œuvre admirable et immense. Dieu, dit l’Écriture, vit que toutes les choses qu’il avait créées étaient bonnes. L’Église a voulu aujourd’hui considérer le monde dans toutes ses expressions, cosmiques, humaines, historiques, culturelles et sociales, etc., et elle a voulu considérer toutes choses avec une immense admiration, avec un grand respect, avec une sympathie maternelle, avec un amour généreux. Non pas que l’Église ait fermé les yeux sur les maux de l’homme, sur le péché qui est la ruine fondamentale, la mort, et aussi la lisère, la faim, la souffrance, la discorde, la guerre, l’ignorance, la caducité de la vie et des choses et de l’homme, multiple et toujours menaçante. Non, elle n’a pas fermé les yeux sur ces maux, mais elle les a regardés avec un amour plus grand, comme le malheureux abandonné à moitié mort sur la route de Jéricho. »[69]
Il est certain que cette pédagogie a eu un rôle plus ou moins déterminant, selon les pays, dans l’effondrement des systèmes communistes[70].
d’une manière générale et sans nier les malheurs du temps, on peut déceler ce que Jean-Paul II appelle des « signes d’espérance », signes de l’action de l’Esprit dans le monde. « Il convient, écrit-il, que l’on mette en valeur et que l’on approfondisse les signes d’espérance présents en cette fin de siècle, malgré les ombres qui les dissimulent souvent à nos yeux : dans le domaine civil, les progrès réalisés par la science, par la technique et surtout par la médecine au service de la vie humaine, un sens plus grand de responsabilité à l’égard de l’environnement, les efforts pour rétablir la paix et la justice partout où elles ont été violées, la volonté de réconciliation et de solidarité entre les différents peuples, en particulier dans les rapports complexes entre le Nord et le Sud du monde… ; dans le domaine ecclésial, une écoute plus attentive de la voix de l’Esprit par l’accueil des charismes et la promotion du laïcat, le dévouement ardent à la cause de l’unité de tous les chrétiens, l’importance accordée au dialogue avec les religions et avec la culture contemporaine… »[71]
J’ajouterai à cette liste, une perception plus aigüe de la dignité de tout homme, une meilleure compréhension des droits de l’homme, de la distinction entre le spirituel et le temporel, de la relativité des régimes politiques, de la liberté religieuse et bien d’autres progrès que nous développerons au gré des chapitres suivants.
Enfin, plus tard, nous nous reposerons la question de savoir si la promesse d’une civilisation de l’amour est un mythe mobilisateur ou si elle correspond à la certitude de la présence agissante de l’Esprit dans le cœur des hommes.
En tout cas, le pape Benoît XVI, s’appuyant sur la théologie de l’histoire de saint Bonaventure[72], affirme que l’histoire est un chemin de progrès : « les oeuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent. » Benoît XVI explique que « pour saint Bonaventure le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence. […] Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure recoinnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. le caractère unique du Christ garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. »[73] Ce progrès, intellectuel et spirituel d’abord, n’est pas automatique. il est tributaire d’une meilleure intelligence de la Parole de Dieu et d’un bon usage de la raison. Aussi a-t-il fallu du temps, des siècles pour comprendre et accepter la nécessaire distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ; pour comprendre et accepter une « saine laïcité de l’État » ; pour passer de la tolérance à la liberté religieuse ; pour reconnaître que les « laïcs sont en première ligne » ; pour élaborer une théologie du travail, une théologie de la nature, une théologie du corps, etc..[74]
La présence permanente et agissante de l’amour divin requiert de toujours marier l’amour et l’exigence de justice.[75]
Avec beaucoup de lucidité, le Concile Vatican II a affirmé qu’ »il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on offre comme un don de la charité ce qui est déjà dû en justice. Que disparaisse la cause des maux et pas seulement leurs effets et que l’aide apportée s’organise de telle sorte que les bénéficiaires se libèrent peu à peu de leur dépendance à l’égard d’autrui et deviennent capables de se suffire. »[76]. Mais l’amour humain, à l’image de l’amour divin, nous pousse à procurer à l’autre ce qui lui est nécessaire, ce qui lui est dû pour qu’il puisse poursuivre ses fins naturelles et surnaturelles, réaliser pleinement sa nature d’homme appelé à restaurer en lui l’image de Dieu. La justice a besoin de l’amour pour être appliquée. La loi la meilleure peut rester lettre morte sans un souffle venu du plus profond de nous-mêmes. Nous verrons qu’il ne suffit pas de condamner l’esclavage pour qu’il disparaisse, qu’il ne suffit pas de proclamer universellement les droits de l’homme pour qu’ils soient respectés et que la proximité, le compagnonnage et la communauté de destin ne créent pas nécessairement une solidarité dynamique.
Sans la pulsion de l’amour, la meilleure loi risque de rester lettre morte.
De plus, la justice a toujours besoin du regard de l’amour miséricordieux. Car, comme le dit Jean-Paul II, « la rigoureuse application de la loi peut souvent entraîner la plus grande injustice »[77]. Le bon sens l’atteste[78] et parfois l’exprime en termes rudes qui sont autant de mises en garde : « L’instinct de justice est peut-être le plus destructeur de tous » ; « Le désir de justice est une des formes les plus efficaces de la haine de l’homme pour l’homme » ![79].
La sagesse païenne l’avait pressenti. C’est tout le sens profond de l’Electre d’Euripide, par exemple. S’il est juste de punir les assassins, est-il vraiment juste de tuer sa propre mère, fût-elle indigne ? N’est-ce pas un autre excès ?[80] Le Grec pose la question et ne peut que suggérer une insaisissable et incertaine modération. L’aventure chrétienne a éclairé singulièrement cette intuition en proclamant : « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde »[81]. Or le monde dans lequel nous sommes, bien en deçà des scrupules de la pensée grecque, considère trop souvent la justice comme une exigence pure et dure dont les manifestations épouvantaient déjà Camus au lendemain de la guerre : « Les Grecs qui se sont interrogés pendant des siècles sur ce qui est juste ne pourraient rien comprendre à notre idée de la justice. L’équité, pour eux, supposait une limite tandis que notre continent se convulse à la recherche d’une justice qu’il veut totale »[82]. Sans la mesure de la vérité entière sur l’homme, qui nous le fait aimer comme Dieu l’aime, sans la mesure de l’amour qui conduit à cette vérité, la justice ne peut être que « totale », insatisfaisante et finalement destructrice car « rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves »[83]. Cette réflexion est sans doute juste mais elle est insuffisante. En effet, une justice balisée par le bien et le mal risque d’être impitoyable et de produire de néfastes effets.
A l’image de Dieu - le seul Juste - qui reste fidèle malgré les
infidélités de son peuple, à l’image du Christ qui empêche la lapidation
de la femme adultère, nous ne pouvons pas oublier que la destinée de
chaque homme, sa conscience et son histoire, nous échappent, que seul
Dieu - le Miséricordieux - peut sonder les cœurs. Nous savons aussi que
la revendication pure et simple de la justice se vit dans l’impatience
et se traduit aisément dans la violence. La vraie justice humaine, à
l’image de celle de Dieu, doit se soucier de la « conversion du pécheur »,
de son salut éternel et du cheminement nécessaire à la
conversion.[84] L’action juste doit surtout veiller à placer le
pécheur dans les conditions ou circonstances qui lui permettront de
mieux orienter sa vie.[85], avec la circonstance
aggravante d’avoir, par privation de soins, entraîné la mort [de deux
d’entre elles], elle a été condamnée à trente ans de réclusion. En 2012,
soit après 16 ans d’emprisonnement, le tribunal d’application des peines
lui a octroyé la libération conditionnelle moyennant, entre autres, la
disposition d’un logement. Cette décision qui a rencontré une forte
opposition dans la population, a pu s’appliquer parce que Mme martin a
reçu l’hébergement » chez les religieuses citées. A la fin de son
analyse juridique et rationnelle, X. Dijon, déclare : « Le combat que
mène la société politique contre le mal prend souvent la forme de
l’emprisonnement du coupable. Mais, en-deçà de cette pratique à la fois
rétributive et préventive, la société ne doit-elle pas s’interroger sur
la profondeur à laquelle se noue le lien social que le crime est venu
briser ? Car si l’auteur du forfait doit réfléchir à la gravité de son
acte en vue d’arriver à cette seule vraie « peine » qu’est le regret de la
faute commise, la société, de son côté, peut s’interroger également sur
les carences dont elle s’est rendue coupable, d’abord dans la prévention
du crime, puis dans sa répression. Dans la mesure, en effet, où la peine
vise à rétablir le lien rompu par la violation de la norme commune, il
revient à la société de creuser sa propre intériorité pour mesurer à
quel point ses membres sont liés les uns aux autres par une fraternité
qui dépasse d’emblée tous les positivismes que le droit a inventés pour
justifier les peines qu’il inflige.
Si après mûre réflexion, des personnes consacrées décident de poser le
geste d’accueil que la personne condamnée ne rencontrait pas ailleurs,
on en admirera la convenance. N’est-ce pas en effet le commun
engagement de ces personnes à vivre radicalement la conversio morum
qui révèle à la société sur quelle Bonté secrète elle peut s’appuyer
quand elle entreprend de lutter contre le mal ? » (Michelle Martin au
monastère de Malonne, « L’abîme appelle l’abîme », in Vies consacrées,
janvier-février 2013, pp. 33-47).
] Ceci n’empêche que
l’autorité compétente (parents, éducateurs, autorités publiques) a le
droit et le devoir de punir. La punition est, dans de nombreux cas, une
des « conditions » d’une réorientation. Comme le dit très bien le
Catéchisme, « la peine a pour premier effet de compenser le désordre
introduit par la faute. Quand cette peine est volontairement acceptée
par le coupable, elle a valeur d’expiation. De plus, la peine a pour
effet de préserver l’ordre public et la sécurité des personnes. Enfin,
la peine a valeur médicinale, elle doit, dans la mesure du possible,
contribuer à l’amendement du coupable »[86].
L’amour ici est patience et désir de pardonner (mais le pardon suppose
le repentir). L’amour proscrit également la colère, la haine et la
vengeance. Or, nous savons, pour en être les témoins chaque jour, que,
dans l’ordre social et politique, la violence arme facilement le bras de
la justice des hommes[87]. Et ceux-ci comprennent
mal l’attitude de l’Église face à un certain nombre de situations
intolérables. On a reproché et on reproche encore bien souvent à
l’Église son attitude devant les régimes iniques inspirés par le
fascisme, le communisme ou le nazisme. Certes, il y eut les
condamnations théoriques de ces idéologies[88] mais beaucoup auraient
souhaité des prises de position plus engagées et plus constantes. C’est
le cas, par exemple, d’A. Besançon[89], excellent
connaisseur du marxisme-léninisme. Quelques mois avant l’effondrement
des régimes communistes en Europe, il publiait un
article[90] où il
critiquait la politique du dialogue menée par Lech Walesa[91], le leader du syndicat « Solidarnosc », dénonçait l’apathie du
peuple polonais, le silence du pape qui aurait pu et dû, selon l’auteur,
appeler au combat révolutionnaire[92].
L’auteur enfin tournait en dérision les neuvaines, pèlerinages, messes
et autres activités semblables, dérisoires à ses yeux. Mgr Joseph
Zycinski[93], évêque de Tarnow, a
répondu[94]
que la vie humaine est trop précieuse pour l’Église pour risquer un bain
de sang comme en 1956 à Budapest et que les Polonais, bien dans la ligne
des Évangiles, avaient préféré la raison à la violence et la « force de
l’argument » à l’« argument de la force ». Il faisait aussi remarquer
que le peuple polonais ne se contenta pas de messes, neuvaines et
pèlerinages mais participa, sous des formes diverses et multiples à une
vaste entreprise de formation intellectuelle, morale et politique qui
finalement, avec la grâce de Dieu sollicitée, renversa le régime sans
effusion de sang. L’histoire, à la fin de l’année 1989, donna raison à
l’évêque contre l’« expert »[95].
Il est admirable et significatif que le changement de régime n’ait pas entraîné de règlements de comptes comme on l’a vu ailleurs en d’autres circonstances. Le lynchage, la vindicte populaire aveugle ou l’exécution sommaire ne sont pas dans l’esprit chrétien. Maurice Clavel[96], naguère, a très bien expliqué les raisons de la retenue qu’il avait manifestée lors d’une émission télévisée : « Je rappelai que le premier christianisme avait été lancé dans le monde par un ancien bourreau et de chrétiens, saint Paul. Cela pour dire qu’au plus fort de ma lutte politique contre un Franco et un Pinochet, je ne puis…les considérer comme d’une autre espèce que la mienne, ni comme des damnés : rien n’est sûr, rien n’est joué avant l’heure suprême. et tant pis, je l’avoue, si cela m’affaiblit. Tant pis si je ne suis pas tout entier à ma colère, si je suis divisé entre le temporel et le spirituel. Je maintiendrai cette division. Autrement c’est l’Inquisition : on sait qu’il y en a de tout bord »[97].
Le Pasteur R. Wurmbrand[98] qui connut la prison, en Roumanie communiste, puis l’exil durant 25 ans, raconte[99] qu’en juin 1990, de retour dans son pays, il a stupéfié son auditoire en déclarant : « « Je regrette de n’avoir pas été ici quand Ceaucescu[100] a été jugé[101]. J’aurais pris sa défense. » Je m’avançais, ajoute-t-il, sur un terrain dangereux. C’était comme de dire aux Juifs : « J’aurais défendu Hitler qui a fait tuer 6 millions des vôtres. » M’adressant à la foule inquiète, j’ai continué : « Je vais vous dire ce que j’aurais dit pour sa défense. » « J’ai été en prison avec un fonctionnaire de la police qui, pendant la guerre, avait arrêté un jeune communiste surpris en train de répandre des tracts, ce qui était interdit à l’époque. Ce fonctionnaire de la police se considérait comme chrétien. Même en prison, il faisait souvent le signe de la croix et disait des prières devant moi. Cet homme avait eu devant lui un délinquant de 15 ans, membre d’un groupe de jeunes athées[102]. Au lieu de lui enseigner l’Évangile avec amour, il battit sévèrement ce jeune garçon. Chaque coup qui lui était asséné par un chrétien endurcissait ce garçon dans sa foi athée. Le nom de ce garçon était Ceaucescu. Les communistes sont-ils les seuls fautifs ? Ne sommes-nous pas coupables nous aussi de n’avoir pas su créer une atmosphère dans laquelle de jeunes rebelles n’auraient pas rejoint les communistes ou d’autres malfaiteurs mais se seraient mis du côté du « rebelle » Jésus pour combattre le mal avec les armes de l’amour[103] ? Un prêtre a été jeté dans ma cellule quand j’étais en prison. Il avait été maltraité et saignait. Nous lui avons lavé le visage et donné à boire. Quand il revint à lui, je lui demandai: « Pouvez-vous dire la prière « Père, pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font » ? Il répondit : « Non, ma prière serait : « Père, pardonne-moi et pardonne-leur » parce que si j’avais été un meilleur prêtre, ils ne seraient peut-être pas devenus des tortionnaires. » La foule comprit. Je les ai gagnés à la devise de notre mission : « Haïssez le communisme mais aimez les communistes. Vous leur devez ça. Ils sont en danger de destruction éternelle. » Le même principe s’applique à chaque plaie sociale ou familiale. Je n’accepte aucune plainte de quelqu’un contre une autre personne sans qu’elle ne soit accompagnée de la confession de sa propre culpabilité et d’un désir passionné de gagner son offenseur pour Jésus-Christ. »
La Pasteur Wurmbrand rappelle, par ailleurs, les dernières paroles d’un homme politique roumain mort dans les prisons communistes, Juliu Maniu: « Quand cette dictature sera renversée, ce sera le devoir d’honneur de chaque croyant de risquer sa peau pour sauver les communistes de la colère de la foule »[104].
Nous verrons aussi dans le chapitre consacré à la guerre, la position très nuancée de justice et de miséricorde qui inspira les interventions de Jean-Paul II durant la guerre du Golfe (1991). C’est à cette occasion que Guy Gilbert lança sa fameuse lettre « Saddam, je t’aime bien » qui illustre parfaitement l’attitude chrétienne face à toute injustice.
Disons dès à présent que la miséricorde a une valeur « politique ». Dieu à l’image de qui nous sommes faits, est miséricordieux « parce qu’il sait de quelle pâte nous sommes faits ».[105] Etymologiquement, être miséricordieux signifie : « je compatis (misereor) dans le cœur (corde) ». La miséricorde permet de tracer un trait d’union entre les religions. De plus, elle nous invite à ne pas condamner d’abord, à ne pas ridiculiser, à ne pas diaboliser l’adversaire mais plutôt à se mettre à sa place et ainsi nous amener à comprendre ses raisons. Cette attitude est utile dans les relations sociales, internationales et dans les confrontations politiques.[106] Comme disait Sœur Faustine : « L’humanité ne trouvera pas la paix tant qu’elle ne se tournera pas avec confiance vers le mystère de la Miséricorde de Dieu. »[107] Et quand le mal est fait, nous sommes appelés à pardonner. Le philosophe R. Spaemann, ne nous a-t-il pas défini l’homme comme « un animal qui peut promettre et pardonner ». ?[108] Non seulement, l’homme est plus grand que son péché, on ne peut l’y réduire en lui disant, par exemple : « tu es comme ça ». Mais, de plus, le pardon est un acte créateur qui permet à l’autre d’être une nouvelle personne. On n’est pas défini par ce que l’on fait mais par ce que l’on est. En pardonnant, on rend à l’autre sa liberté, on ne l’enferme pas dans son passé. Nous sommes tous invités à changer, à nous convertir : c’est ce que le Christ demande. Nous lui resistons en affirmant : « Je suis comme ça ».
aux déficiences de l’amour.
Si j’aime mon prochain, quel qu’il soit et en quelque circonstance qu’il soit, je n’hésiterai pas à secourir l’inconnu qui se noie. Et si ma sensibilité au malheur d’autrui et à la valeur de la vie humaine s’émousse, la loi me rappellera à l’ordre en me menaçant d’une punition si je ne porte pas « assistance à personne en danger ». Si j’aime l’instruction, il est inutile de me répéter qu’elle est obligatoire et si j’aime profondément le Christ, je souhaiterai communier chaque jour et les « commandements de l’Église » me paraîtront bien timides ou dérisoires. L’amour de Dieu et des autres, à la limite rend la loi inutile. Mais comme je suis pécheur, elle reste nécessaire. Plus l’amour de Dieu se perd, plus l’amour de l’homme se perd, plus le péché se répand, plus la loi est nécessaire, plus l’exercice de la justice devient important. L’appareil juridique de nos pays grossit de jour en jour. Certes, les sociétés modernes sont confrontées à des problèmes de plus en plus complexes mais il est certain que quantité de lois sont réclamées par les raffinements de la malice humaine. Là où la parole donnée, la confiance suffisaient, il a fallu construire des codes qui s’allongent à chaque manquement nouveau. On pourrait dire, en raccourci, qu’il faut choisir entre la conscience morale ou les gendarmes. Jusqu’au jour oµ l’on se rend compte qu’il arrive aux gendarmes eux-mêmes d’oublier la loi. On crée alors une police des polices pour nous rassurer jusqu’au jour où l’on découvre quelque corruption dans son propre fonctionnement… Bon nombre de « dysfonctionnements » ne sont ainsi que les conséquences d’un manque de conscience professionnelle dû à la paresse, au manque de motivation, à la routine, à l’indifférence. Inversement, l’amour libère[109], plus il est vif et plus il rend superflus les injonctions, les menaces et les contrôles mais il va de soi que nos cœurs sont souvent tièdes, distraits ou livrés à l’égoïsme….
Celle-ci peut se construire sur la raison tandis que l’amour né d’une conversion mystérieuse, irrationnelle, pourrait-on dire, dans la mesure où l’amour naît de l’amour. Souvenons-nous de l’Antigone de Sophocle. Ce personnage a hanté et hante encore notre imaginaire parce qu’il l’a perçu, qu’il le veuille ou non, à travers une culture qui a été profondément marquée par le christianisme. Antigone est l’héroïne qui recueille tous nos suffrages mais il n’en a sans doute pas été de même pour les spectateurs contemporains de Sophocle. En tout cas, l’intention du célèbre tragique était de mettre en garde contre toute forme d’excès. Non seulement ceux de Créon mais aussi ceux de sa nièce. On se rappelle que les deux frères d’Antigone, Etéocle et Polynice, sont en rivalité pour le pouvoir à Thèbes. Polynice vient assiéger la ville avec les Argiens. Les deux frères sont tués. Créon refuse la sépulture au traître Polynice. Antigone désobéit et va jeter de la terre sur le corps du proscrit. Dans ce passage célèbre, Antigone invoque l’amour:
A. je ne vois pas de honte à honorer un frère
C. N’était-ce pas ton sang aussi que l’autre mort ?
A. C’était mon sang lui-même, et de père et de mère
C. Comment honorer l’un sans faire injure à l’autre ?
A. Il te désavouerait, cet autre, dans sa tombe
C. Non, car il n’eut de toi que ce qu’obtint l’impie
A. Il est tombé en frère et non point en esclave
C. Mais pillant son pays que l’autre défendait
A. L’Hadès veut, malgré tout, pour tous des lois égales
C. Le juste et le méchant n’ont pas les mêmes droits
A. Qui sait si, chez les morts, cette règle est sacrée ?
C. L’ennemi même mort n’est jamais un ami
A. Mon partage n’est pas la haine, mais l’amour
C. Une fois chez les morts, aime-les si tu veux, mais jamais, moi vivant, femme ne régnera (v. 511-525)[110].
Les arguments de Créon sont sages[111] mais Antigone dépasse cette rationalité bien humaine. Elle place le débat à une hauteur inaccessible pour Créon comme pour le spectateur. Si l’on peut s’effaroucher de la démesure de Créon (qui reconnaît finalement son excès)[112], il faut aussi redouter celle d’Antigone.[113] Il est symptomatique de constater que le chœur tout au long des quatre premiers épisodes appuie Créon et tance Antigone. La dernière parole du chœur à Antigone le montre bien : « Mais qui de son pouvoir se montre soucieux ne peut souffrir d’être nargué ; et n’écoutant que toi, tu meurs de ta folie » (v. 873-875). Ce n’est que dans le 5e épisode et dans l’exode que le chœur, suite à la prise de position de Tirésias et aux suicides d’Hémon et d’Eurydice, changera son jugement. Le Coryphée conclura: « Garder prudence est, de loin, du bonheur le meilleur gage » (v. 1347-1348). Telle est la leçon que le dramaturge veut tirer de l’histoire tragique.
Par la suite, sous l’influence précisément d’une religion où Dieu lui-même donne sa vie pour ceux qu’il aime et même s’ils l’ont trahi, Antigone sera admirée sans réserve. Il suffit de voir combien de fois le personnage a inspiré les artistes de différentes époques et sensibilités[114]. On en a fait une héroïne préchrétienne[115] ou le porte-parole de la résistance à l’arbitraire[116].
L’amour d’Antigone est un amour désintéressé et bienveillant, ce que les Grecs appelaient la philia et que les Latins appelleront caritas. Ch. Moeller[117] n’hésite pas à écrire qu’elle « est presque une mystique: les lois « non écrites », pour lesquelles elle meurt, sont des coutumes religieuses, celles de la vieille société attique, qu’elle défend en face des innovations des sophistes pour lesquels la loi est l’arbitraire du prince. (…) Elle proclame les droits de la piété religieuse, de l’amour fraternel.(…) Elle (…) est juste, parce qu’elle n’a pas commis de crime, parce qu’elle a pratiqué les vertus ordinaires de l’homme, mais surtout parce qu’elle a accompli un acte exceptionnel de vertu, le sacrifice d’elle-même à une réalité invisible, religieuse »[118].
Peut-on pour autant considérer que l’amour manifesté par Antigone au prix de sa vie s’identifie parfaitement à l’amour chrétien ? S’il en est ainsi, l’amour chrétien n’a rien de spécifiquement chrétien au sens strict puisqu’il ne devrait rien au Christ. A y regarder de plus près, on constate d’une part, qu’Antigone , du moins au début, prétend agir pour la gloire, la beauté du geste : « Il m’est beau de trouver en ce geste la mort » (v.72) : « Pouvais-je cependant plus de gloire acquérir que de mettre au tombeau mon frère bien-aimé ? » (v. 502-503). A l’approche du supplice, cette justification lui paraîtra bien dérisoire. De même, se dissipera sa froide et très stoïcienne indifférence vis-à-vis de l’heure de sa mort[119]. Face à l’exécution de la sentence, se creuse en elle douloureusement un sentiment de vide. Elle est confrontée ce que Moeller appelle « le paradoxe du juste souffrant » qui révèle cruellement les limites de la seule justice. Antigone doute et se lamente : « Quelle divine loi ai-je donc profanée ? Hélas ! Pourquoi lever vers le Ciel mes regards ? Quel secours invoquer ? Je me suis clairement, par ma piété même, acquis le nom d’impie. Mais si ce que j’endure est approuvé des dieux, les peines me feront avouer que j’ai tort ; et si l’erreur est là, puissé-je n’y subir que ce que j’en reçois sans aucune justice » (v. 921-928). Et son sursaut de fierté au dernier moment n’est sans doute pas sans amertume: « Regardez bien dignitaires thébains, à quel supplice - et sur l’ordre de qui ! - l’on traîne en moi, seul reste de vos rois, la seule et juste piété » (v. 940-943). L’amour fraternel s’est mêlé d’amour-propre et se heurte à présent à une obscurité et à une solitude totales. Elle perd la lumière et l’hymen promis, et va vers l’abîme, sans consolation ni consolateur, sans espérance ni sauveur : le ciel est vide. Et elle se suicide pour échapper à la souffrance radicalement absurde.
Il est beau de mourir pour le respect d’une loi mais ce sacrifice est, d’une certaine manière, profondément inhumain et frustrant. A l’opposé, le martyr chrétien témoigne d’une Présence, d’un Dieu qui est Amour [120], qui s’est fait le Juste souffrant pour nous rejoindre au fond de notre détresse, source et fin de tout amour. L’amour d’Antigone n’est qu’un amour humain, noble peut-être mais fragile et d’une certaine manière toujours égocentrique puisqu’il apparaît comme sa propre cause et sa propre fin[121].
Si l’amour d’Antigone, au nom d’une loi supérieure et bien identifiée (enterrer les morts) la pousse à transgresser la justice humaine, c’est-à-dire la loi établie par Créon, l’amour chrétien pénètre les relations humaines et le lien au monde, d’une lumière qui les dépasse certes mais les transforme de l’intérieur et les anime d’une joie particulière[122]. L’amour est désormais la seule loi[123] : « Aimez vos ennemis […]. Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux. […] aimez vos ennemis… »[124]
Le Christ ne fait acception de personne[125] et dissout la tripartition fonctionnelle et les sociétés à ordres qu’elle a engendrées.[126] Dans le monde indo-européen, on retrouve une division de la société en trois classes hiérarchisées et définies par les fonctions exercées par leurs membres. Hiérarchie qui peut être le reflet d’une triade de divinités. Ainsi, aura-t-on une classe religieuse, une classe militaire et une classe productrice. Avec des nunaces on retrouve cette tripartion aussi bien en Inde qu’en Grèce, à Rome, en Gaule ou encore dans les pays nordiques
A propos de l’ancien Régime, de le fameuse « monarchie absolue de droit divin »,où nous retrouvons les trois ordres (Clergé, noblesse et tiers état) un ancien archevêque français ne craint pas d’écrire qu’« En réalité, la société de l’ancien régime, malgré les apparences, n’était pas plus chrétienne que la nouvelle »
Il avance trois arguments : « par principe : aucune réalisation temporelle ne peut s’identifier au Règne du Christ ; Louis XIV avait essayé de revenir à l’unité « sacrale » des deux ordres, en « domestiquant » le clergé à la cour, et en imposant par la violence l’unité de foi à tous ses sujets ; enfin, autre retour au paganisme, cette société se voulait une société à « ordres ». Elle avait tenté de rétablir entre les hommes une différence de nature (basée sur la naissance) et non pas seulement une différence de fonctions. »[127]
Dès l’Ancien testament, dans isaïe, nous trouvons l’annonce d’une alliance particulière entre le Seigneur et le pauvre:
« L’Esprit du Seigneur Dieu est sur moi. Le Seigneur, en effet, a fait de moi un messie, il m’a envoyé porter joyeux message aux humiliés, panser ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs l’évasion, aux prisonniers l’éblouissement, proclamer l’année de la faveur du Seigneur, le jour de la vengeance de notre Dieu, réconforter tous les endeuillés, mettre aux endeuillés de Sion un diadème, oui, leur donner ce diadème et non pas de la cendre, un onguent marquant l’enthousiasme, et non pas la langueur. […] Car moi, le Seigneur, j’aime le droit, je hais le vol enrobé de perfidie, je donnerai fidèlement votre récompense : je conclurai pour vous une alliance perpétuelle. »[128]
Ce texte ne peut être clairement compris qu’à travers le Nouveau Testament où le Christ se fera pauvre parmi les pauvres au point de s’identifier à chacun d’entre eux comme le révèle l’évangile selon saint Matthieu : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare ses brbis des chèvres. Il placera les brebis à sa droite et les chèvres à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : « Venez les brebis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi. » Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ? Qaund nous ets-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir ? Quabnd nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison, et de venir à toi ? » Et le roi leur répondra : « En vérité, je voyus le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ! » Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : « Allez-vous-en loin de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’éatis un étranger et vous ne m’avez pas recueilli ; nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. » Alors eux aussi répondront: « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou en prison, sans venir t’assister ? » Alors il leur répondra : « En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. » Et ils s’en ironrt, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle. »[129]
Paul explique que Jésus-Christ « s’est dépouillé prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes […] il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix. »[130] « Pour vous, dit-il, de riche qu’il était, s’est fait pauvre, pour vous enrichir de sa pauvreté. »[131]
En conséquence, les Pères de l’Église diront : « Prêtons « Prêtons assistance au Christ, secourons le Christ, nourrissons le Christ, habillons le Christ, accueillons le Christ, honorons le Christ. »[132] Ou encore: « Dieu souffre en ce monde le froid et la faim dans tous les pauvres […] Quand un pauvre a faim,
le Christ est dans le besoin. […] Chaque fois qu’un pauvre approche de ta maison, c’est sans aucun doute le Christ qui vient. »[133]
*
Ce survol sommaire de quelques dimensions essentielles du message chrétien nous fait pressentir que toutes les questions qu’aborde la réflexion sociale et politique, en général, vont être éclairées d’un jour foncièrement original et unique.
A première vue, le message n’a rien d’original puisqu’à l’instar de tous les pouvoirs du monde, pourrait-on dire, « l’Église indique la façon de construire la cité en fonction de l’homme, dans le respect de l’homme »[134].
Mais cet homme est reconnu comme « quelqu’un qui a été pensé de toute éternité et choisi de toute éternité : quelqu’un qui a été appelé et nommé par son propre nom »[135]. Et cela change tout…
[1]
La raison et la Révélation nous ont appris à mieux connaître mieux ce que c’est que l’homme, sa nature.[2]
Nous savons que « la vérité complète sur l’être humain constitue le fondement de la doctrine sociale de l’Église de même qu’elle est la base de la vraie libération »[3]. Encore faut-il ne pas oublier ce que nous avons appris sur l’homme[4]. Il s’agit de l’homme considéré dans l’intégralité de son être, de « l’homme tout entier, dans sa constitution spirituelle et corporelle, dans ce qui le manifeste comme sujet extérieurement et intérieurement. L’homme adapté, dans sa structure visible à toutes les créatures du monde visible et, en même temps, intérieurement allié à la sagesse éternelle »[5].
Bien des humanismes ne prennent vraiment en considération qu’un aspect de l’homme et insistent soit sur sa structure biologique, soit sur son psychisme, soit sur ses capacités transformatrices. On ne peut certainement pas « l’envisager uniquement comme la résultante de toutes les conditions concrètes de son existence, comme la résultante - pour ne citer qu’un exemple - des relations de production qui prévalent à une époque déterminée »[6]. En effet, « l’homme a une nature foncièrement différente de celle des animaux. Sa nature comprend la faculté d’autodétermination fondée sur la réflexion, et qui se manifeste dans le fait que l’homme, en agissant, choisit ce qu’il veut faire. On appelle cette faculté le libre-arbitre. Du fait que l’homme en tant que personne est doté du libre-arbitre, il est aussi maître de lui-même »[7].
Cette liberté est le signe le plus manifeste de la nature spirituelle de l’homme, de sa transcendance donc définie comme une supériorité par rapport à la matière et aux autres créatures visibles comme par rapport aux conditions de son existence, aux structures économiques ou politiques. Cette supériorité, nous l’expérimentons intérieurement dans notre capacité de résister aux sollicitations du corps, de dominer la nature et en ressentant une aspiration à Dieu ou, du moins, à l’infini, à l’éternité. Mais pour vivre pleinement notre transcendance, nous devons reconnaître au-dessus de nous la Transcendance infinie de Dieu qui explique, anime et guide la nôtre ; accepter les exigences de notre nature spirituelle qui ne peut laisser au corps et à ses appétits la conduite de notre vie ; enfin, accepter la réalité objective du monde que nous prétendons utiliser. En somme, comme nous l’avons déjà vu, nous ne sommes libres que dans la mesure où nous nous ouvrons à la vérité intégrale sur nous-mêmes, le monde et Dieu, à ce que l’on appelle « la sagesse éternelle ».
Notre liberté est donc conditionnelle. Elle n’est pas un but en soi mais un moyen de chercher notre bien, de devenir toujours plus homme. Elle est capacité de choisir et de nous réaliser en conformité avec notre nature telle qu’elle est révélée par l’intelligence ou mieux encore par la Parole. Pou être libres, nous sommes contraints de choisir et donc de renoncer à ce qui peut nous limiter, nous appauvrir et, à la limite, détruire notre liberté.
Un acte libre est certes un acte intelligent mais nous ne sommes donc jamais parfaitement puisque notre intelligence est limitée. Elle doit être éduquée, informée, formée. Elle est toujours partielle, discursive, sujette à l’erreur, tributaire d’une culture, d’habitudes, de l’état de notre santé. Nos connaissances sont acquises lentement et progressivement, entourées de mystères. De plus, notre volonté ne suit pas nécessairement les chemins indiqués par l’intelligence, sans cesse perturbée, déviée, tentée[8].
La liberté est donc sans cesse à conquérir, à élargir, dans l’humilité et la patience. Heureusement nous ne sommes pas livrés à nous-mêmes mais soutenus par l’Esprit qui nous affranchit.
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Pour croître, une plante a besoin de certaines conditions favorables: une terre, une humidité, un ensoleillement et un environnement appropriés. De même, pour restaurer et faire grandir en lui l’image de Dieu ou, tout simplement - si Dieu reste une hypothèse - pour être toujours plus humain, l’homme a besoin aussi que certaines « règles » soient respectées sinon son développement sera hasardeux ou compromis. Ces « règles » ou « conditions » de croissance touchent en même temps la personne et la société puisque l’homme est un être personnel et social. L’image du Royaume se précise au fur et à mesure que l’image de Dieu se recompose.
Le croyant protestera peut-être, à cet endroit, en faisant remarquer que la grâce de Dieu suffit au progrès de l’homme et de la société dans leur vocation surnaturelle. En effet, la grâce, nous dit le catéchisme[2], est le « secours gratuit » que Dieu nous accorde pour le connaître, l’aimer, le suivre. C’est par ce « don gratuit » qui nous fait participer à la vie de Dieu, qui ne dépend que de l’initiative de Dieu et donc qui « échappe à notre expérience », que la justice et la sainteté peuvent régner et rayonner. La grâce serait donc la seule « condition » indispensable à la maturation personnelle et sociale. Et cette grâce n’est-elle pas acquise, a priori, à tous les hommes ?
Cette réflexion ne peut faire fi de ce que nous savons déjà : l’homme a été créé à l’image de Dieu, libre et capable de connaître et d’aimer Dieu. Il peut ignorer, négliger, refuser le don de Dieu. Il peut l’accueillir et coopérer avec la grâce divine par son intelligence et sa volonté[3]. La grâce n’est pas une force qui agirait en nous, malgré nous. Comment le mal moral serait-il possible alors ? L’homme n’est évidemment pas une créature programmée par son génial inventeur mais l’enfant d’un Père parfait sans cesse soucieux de sa progéniture, toujours prêt à l’aider mais qui respecte sa liberté. Dans la recherche de Dieu comme dans l’exercice de l’amour de Dieu et des hommes, nous collaborons avec la grâce offerte et reçue.
C’est dans cette alliance avec la » sagesse éternelle » que « l’homme doit croître et se développer comme homme »[4].
Par notre raison, nous l’avons déjà dit, nous pouvons découvrir quelques indications sur la manière de réaliser notre vie personnelle et communautaire. Nous sommes capables de discerner le bien et le mal, le vrai et le faux. C’est cette raison qui établit ce qu’on appelle la loi naturelle qui énonce les principes premiers et essentiels de la vie morale[5]. Tous les hommes, parce que doués de raison, peuvent la découvrir et y adhérer mais le péché a brouillé les pistes et il n’est pas toujours aisé de les retrouver et de les suivre. Il est néanmoins intéressant et très encourageant de constater l’effort accompli au XXe siècle, après les horreurs guerrières de ce temps, pour établir une liste de « conditions » indispensables au bien-être des hommes et des sociétés : leur formulation la plus universellement connue se trouve dans la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée et proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies, le 10 décembre 1948.
Faut-il réfléchir longtemps pour affirmer que l’homme est un être bien concret, et original ? Tous les parents du monde en font chaque jour l’expérience et ceux qui en douteraient peuvent toujours en demander la confirmation à la biologie moléculaire qui « nous apprend que chaque individu est unique »[1]. Les êtres humains ne sont donc pas interchangeables[2]. L’embryon, homme en puissance, n’est pas quantité négligeable.
Faut-il aussi de longues démonstrations pour persuader son interlocuteur que lorsqu’on se penche sur cet homme, ce n’est pas pour n’en étudier qu’un aspect choisi au hasard ou en fonction de quelque a priori mais au contraire pour tenter de comprendre sa complexité dans une étude qui envisage tous les aspects de son être ? Si l’on admet que l’homme est un microcosme, on ne pourra se satisfaire des théories qui le réduisent à son travail, à son sexe ou à sa classe sociale. L’homme n’est pas « unidimensionnel » mais « pluridimensionnel »[3]. Jean-Paul II insistera sur la nécessité de considérer l’homme dans son intégralité.
Il ne devrait pas être trop difficile, en principe, non plus de faire accepter qu’il existe une nature humaine[4]. Voilà, comme nous le verrons, une notion importante dans le discours sur les droits de l’homme et sur le bien ou le mal social. Mais, l’esprit contemporain est allergique à la notion de bien en soi qui est l’objet de la morale désormais reléguée au rang des curiosités. On lui préfère l’éthique qui, elle, se veut indépendante de toute morale, le fruit d’une négociation démocratique, fondée sur les volontés d’hommes divers, fluctuante et donc sans référence à une « nature » partagée qui fixerait des limites à l’action de l’homme.[5]
En dépit de cette réticence, n’est-il pas possible de considérer dans les hommes, au-delà de leur volonté, de leur histoire particulière, de leur culture, de leur sensibilité, de leurs rêves, la substance de leur humanité ? Ne pourrait-on établir une éthique fondamentale autrement dit, n’ayons pas peur des mots, une morale qui ne soit pas simplement imposée du dehors mais qui soit conforme à ce que nous sommes tous profondément, adaptée à notre vraie liberté, condition peut-être de notre liberté. Une morale ou une éthique qui nous rassemblerait par un essentiel, un invariant c’est-à-dire quelque chose qui demeure constant, identique à soi-même et que nous partageons tous.
Or l’existence d’une nature humaine est l’affirmation la plus constante de l’humanisme le plus classique appuyé sur le témoignage des penseurs grecs et reprise par les esprits les plus divers, chrétiens ou non[6].
Connaître la vraie nature de l’homme est une tâche importante et indispensable, semble-t-il. La question : qu’est-ce que l’homme ? est une question qui intéresse bien sûr les scientifiques qui décriront le corps et son fonctionnement sous divers angles selon les spécialités considérées mais aussi les philosophes et en particulier les métaphysiciens c’est-à-dire ceux qui, au-delà des apparences, au-delà de la nature au sens premier du terme cherchent à définir précisément ce qui dans l’homme échappe aux circonstances de temps, de lieu et d’état physique.[7] Le métaphysicien cherche ce qui constitue l’homme en tant que tel en dehors de toute considération historique. Nature, en effet peut s’entendre, pour simplifier, de deux grandes manières. Au sens le plus courant, le mot désigne ce que nous voyons, le cosmos, les arbres, les animaux. Cette nature φύσις en grec, est l’objet de la « physique », chez Aristote. Mais celui-ci s’intéresse aussi à ce qui vient « après la physique » μετα τα φυσικά ou, plus précisément « au-delà de la physique », à la nature -de l’homme en l’occurrence-, à l’essence de l’homme, à ce qui est essentiel en lui et qu’il partage avec tous les autres hommes. Les philosophes distinguent l’essence ainsi définie de l’existence qui, elle, désigne tout ce qu’il y a de singulier, d’individuel dans l’être, ce qui n’appartient qu’à moi et à personne d’autre.
Certes, des philosophes comme Marx[8] ou Sartre[9] ont nié l’idée d’une nature humaine et les sciences de l’homme ont mis surtout en avant les particularismes et les changements laissant croire que rien n’était permanent ni stable dans l’homme.
Pourtant, A. Camus, malgré son athéisme ou son agnosticisme, méditant, entre autres, sur l’attitude de l’esclave qui se révolte contre sa condition, constate que cet homme peut même être prêt à mourir dans son combat pour la liberté et la dignité. Il analyse cette situation et induit, contre Sartre, l’existence d’une nature humaine : « Si l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion, dans le mouvement de